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1 AT E. Hawa, le roma n posthume de Mohamed Leftah , est dans les librairies . Fidèle à l'univers de l'écrivain, l'oeuvre est à découv ri r absolument. 90 TELQUEL 25 DÉCEMBRE 2010 AU 7 JANVI ER 2011 oc o , 'c o.ntre l'intoléra . nee et la barbarie, le ro- man pourrait-il être à lalois un lieu de lucidité et d'en- chantement, l'espa- ce par excellence de la liberté ?". Toute l'oeuvre de l'écrivain marocain Moha- med Leftah a eu pour dessein de - pondre par l'affirmative à cette question, posée en quatrième de couverture de l'un de ses romans. Disparu en 2008 à l'âge de 62 ans, l'écrivain nous laisse en héritage une littérature riche, reslée longtemps et injustement méconnue. à Settat, Mohamed Leftah a eu pl u- sieurs vies. D'abord informaticien puis critique littéraire, ce n'est qu'en 1992 qu' il publie son premier roman, Demoi- selles de Numidie. Uhomme n'est motivé ni par la gloire, ni par l'argent. Ce poète écrivait comme cer t ains respirent, et n'hésitait pas à envoyer gracieusement l'un de ses romans à ses admirateurs. Depuis Le Caire, où il a vécu jusqu'à sa mort, il n'a cessé de noircir des pages que l'éditeur français La Différence a pu- bliées. La verve libre et insolente de Lef- tah poinçonne ses neufs romans de son style particulier, qui pétrifie toujours ses l ecteurs par sa ful gurante humanité , rompant avec l es discours lisses et consensuels que l'on a l'habitude de nous servir. Dans l'oeuvre de Leftah, le beau est à chercher dans la crasse, la puanteur, les bas-fonds, les hommes imparfaits, les femmes à la cuisse légè- re ... Un monde que l'on ne saurait ap- précier que sous la plume de l'écrivain. Même après sa mort, les mots cr us, réfé- rencés et toujours poétiques de Moha- med Leftah n'ont pas fin i de nous surprendre. En témoigne Hawa, l'un de ses romans , publié à titre posthume ce t- te année et désormais disponible sur les étals de vos libraires. Les amants diaboliques Le théâ t re des passions des person-. - nages de"Mohamed Leftah est souvent le mêm,e, et Hawa ne déroge pas à la règle. C'est à Casablanca que le récit se déploie, loin du côté chic, plutôt version choc . Le scribe, comme Leftah se dé- signe dans son roman, nous plonge dans la noirceur de la ville blanche, la partie où prospèrent débauche, crimes et deals en tout genre: le fameux quartier Bous- bir. Ce haut-lieu de la prostitution, érigé par un Français, Monsieur Prosper (dont le quartier porte le nom déformé), est le coeur névralgique du roman. C'est que naquit la paire de jumeaux, Za- pata et Hawa . Uun porte son nom en hommage au film d 'Elia Kazan (Viva Zapata l), et l'autre signifie l'amour en EXTRAITS. Humour, sexe et religion ""'.'4'"'''''''''' 11 \\ - '" <.> c 1: S o "l:autre mac célèbre du Quartier Bousbir était Sparta- cus. Depuis leur plus tendre enfance, Zapata et lui étaient comme des frères ennemis. Les bagarres qu'ils se livrai ent parfois ne les empêchaient pas de prendre après des cuites mémorables, ils se raconta i ent des histoires hila- rantes, tournant en général autour des fqihs . Ainsi de ce fqih à qui un incroyable adolescent demanda quel- le pénitence il devait faire, ayant sodomisé, ivre en plein midi d'une journée de ramadan, up garçon qui était beau tomme un ange, et à qui ce fqih répond it, un sourire d'aliéné sur son visage qui avait pâli : - Eh bien! mon cochon, tu n'as qualler ra- conter ça au bon Dieu en per- sonne, et si, dans sa b onté infinie, il te pardonnai t, tu pourrais revenir et me so do- miser à mon tou r, en plein mi- di d'une journée de ce me mois de rama dan". • "Zap ata, chef de b ande de quartier, ange baga rr eur, dea- le r, mac et amant incest ueux de sa soeur, se comportant de manre insultante en vers sa g énitri ce - alo rs que, sel on un h adit h, "le paradis est sous les talons des mère s" -: un monstre? P ourta nt il aimait les enfants, leur achetait des oranges et des fruits de saison, croyait ferme· ment que la voûte du fir- mament s'ouvrait une certaine nuit, la vingt-sep- tième du mois de ramadan, et adressa it al ors au ci el la plus fe r vente des prièr es af in que le ciel [ .. . ] témo i- gnass e pour l'éterni de l'amou r qui l es embrasa , lui et sa soeu r jume lle". _ Leftah arrive à nousfaire croire A quememesur du fumier peuvent éclore des fleurs. arabe. Warda , femme aux moeurs contestées, est la mère des jumeaux bâ- tards qu'elle a conçus dans le péché a vec un soldat américain barqu é à Casablanca, lors de la Seconde guerre mondiale. Zapata devenu grand est au- jourd'hui un mac violent, qui se mue en "ange bagarreur" sous la plume de Lef- tah. Et Hawa, une jeune femme aux atouts pleins de grâce , aux chants étour- dissants eL poétiques. Mais la déchéance marque dès l'enfance le destin de ces ju- meaux. Ils deviennent au fil du récit des amants incestueux, et leur re finit par être l'instigatrice d'tme mise en scène au cordeau de leur nuit de noces. Tragédie grecque Comme pour les personnages de De- moiselles de Numidie ou Au bonheur des limbes, Leftah offre aux prota gonistes de son dernier roman de la superbe, il réin- TELQUEL 25 DÉC EMBRE 2010 AU 7 JANVIER 2011 ven te une âme, une beauté, une humani- té à ces écorchés vifs, ces figures de la dépravation. C'esL ainsi, par exemp le, qu'il forge une noblesse à Zapata, grâce à qui lm petit garçon n'ira plus mendier dans la nie, mais deviendra un homme, un vrai, de ceux qui travaillent et nour- rissenL les bouches de leur foyer. Uunlvers de Mohamed LefLah n'est pas sans rappeler ce lui de William S. Burroughs, Charles Bukowski ou enco- re, plus proche de nous, Mohame d Choukri. Comme ces figures de la litté- rature, Leftah prodigue une force de vie incroyable à un monde où la mort gue t- te toujours, elle furète pour s'abattre sur ses victimes. Et, surtout, il raconte avec apparat la dégueulasserie d'un monde qui se mue en univers mer- veilleux sous le poids de ses mots. La plume de Leftah est dénuée de touL api- toiemenL ou victimisation, il arrive à nous faire croire que même sur du fu- mier peuvent éclore des fleurs, des hommes et des femmes dignes d'intérêt car ils sont d'abord humains. Dans Hawa, Mohamed Leftah rap- pelle que comme on ne choisit pas son destin, on n'y échappe pas. Lentement, doucement, les personnages se dirigent vers la fin du récit, leur fin, forcémenL tragique. A la lecture des derniers mots du roman, on ne peut s'empêch er de p enser à ces héros grecs, ceux de So- phocle, qui sont en fait marocains sous la plume de Leftah eL nous font en tre- voir un fragment d'universel. _ A ÎCHA AKALAY 91

1 TÉ AT E. 'c à Humour, sexe et religion - ccme.org.ma · Même après sa mort, les mots crus, réfé rencés et toujours poétiques de Moha med Leftah n'ont pas fini de nous surprendre

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Page 1: 1 TÉ AT E. 'c à Humour, sexe et religion - ccme.org.ma · Même après sa mort, les mots crus, réfé rencés et toujours poétiques de Moha med Leftah n'ont pas fini de nous surprendre

1 TÉ AT E. Hawa, le roman posthume de Mohamed Leftah, est dans les librairies. Fidèle à l'univers de l'écrivain, l'œuvre est à découvrir absolument.

90 TELQUEL 25 DÉCEMBRE 2010 AU 7 JANVIER 2011

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'c o.ntre l'intoléra. nee et la barbarie, le ro-man pourrait-il être à lalois un lieu de lucidité et d'en­chantement, l'espa­

ce par excellence de la liberté ?". Toute l'œuvre de l'écrivain marocain Moha­med Leftah a eu pour dessein de ré­pondre par l'affirmative à cette question, posée en quatrième de couverture de l'un de ses romans. Disparu en 2008 à l'âge de 62 ans, l'écrivain nous laisse en héritage une littérature riche, reslée longtemps et injustement méconnue. Né à Settat, Mohamed Leftah a eu plu­sieurs vies. D'abord informaticien puis critique littéraire, ce n'est qu'en 1992 qu'il publie son premier roman, Demoi­selles de Numidie. Uhomme n'est motivé ni par la gloire, ni par l'argent. Ce poète écrivait comme certains respirent, et n'hésitait pas à envoyer gracieusement l'un de ses romans à ses admirateurs. Depuis Le Caire, où il a vécu jusqu'à sa mort, il n'a cessé de noircir des pages que l'éditeur français La Différence a pu­bliées. La verve libre et insolente de Lef­tah poinçonne ses neufs romans de son style particulier, qui pétrifie toujours ses lecteurs par sa fulgurante humanité , rompant avec les discours lisses et consensuels que l'on a l'habitude de nous servir. Dans l'œuvre de Leftah, le beau est à chercher dans la crasse, la puanteur, les bas-fonds, les hommes imparfaits, les femmes à la cuisse légè­re ... Un monde que l'on ne saurait ap­précier que sous la plume de l'écrivain. Même après sa mort, les mots cr us, réfé­rencés et toujours poétiques de Moha­med Leftah n'ont pas fin i de nous surprendre. En témoigne Hawa, l'un de ses romans, publié à titre posthume cet­te année et désormais disponible sur les étals de vos libraires.

Les amants diaboliques Le théâ tre des passions des person-. -

nages de"Mohamed Leftah est souvent le mêm,e, et Hawa ne déroge pas à la règle. C'est à Casablanca que le récit se déploie, loin du côté chic, plutôt version choc. Le scribe, comme Leftah se dé­signe dans son roman, nous plonge dans la noirceur de la ville blanche, la partie où prospèrent débauche, crimes et deals en tout genre: le fameux quartier Bous­bir. Ce haut-lieu de la prostitution, érigé par un Français, Monsieur Prosper (dont le quartier porte le nom déformé), est le cœur névralgique du roman. C'est là que naquit la paire de jumeaux, Za­pata e t Hawa. Uun porte son nom en hommage au film d'Elia Kazan (Viva Zapata l), et l'autre signifie l'amour en

EXTRAITS. Humour, sexe et religion ""'.'4'"'''''''''' 11 \\

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• "l:autre mac célèbre du Quartier Bousbir était Sparta­cus. Depuis leur plus tendre enfance, Zapata et lui étaient comme des frères ennemis. Les bagarres qu'ils se livraient parfois ne les empêchaient pas de prendre après des cuites mémorables, où ils se racontaient des histoires hila­rantes, tournant en général autour des fqihs. Ainsi de ce fqih à qui un incroyable adolescent demanda quel­le pénitence il devait faire, ayant sodomisé, ivre en plein midi d'une journée de ramadan, up garçon qui était beau tomme un ange, et à qui ce fqih répondit, un sourire d'aliéné sur son visage qui avait pâli : - Eh bien! mon

cochon, tu n'as qu'à aller ra­conter ça au bon Dieu en per­sonne, et si, dans sa bonté infinie, il te pardonnait, tu pourrais revenir et me sodo­miser à mon tour, en plein mi­di d'une journée de ce même mois de ramadan".

• "Zapata, chef de bande de quartier, ange bagarreur, dea­ler, mac et amant incestueux de sa sœur, se comportant de manière insultante envers sa génitrice - alors que, selon un hadith, "le paradis est sous les talons des mères" - : un monstre? Pourtant il aimait les enfants, leur achetait des oranges et des fruits de saison, croyait ferme· ment que la voûte du fir­mament s'ouvrait une certaine nuit, la vingt-sep­tième du mois de ramadan, et adressait alors au ciel la plus fervente des prières afin que le ciel [ ... ] témoi­gnasse pour l'éternité de l'amour qui les embrasa, lui et sa sœur jumelle". _

Leftah arrive à nousfaire croire

A quememesur du fumier

peuvent éclore des fleurs.

arabe. Warda , femme aux mœurs contestées, est la mère des jumeaux bâ­tards qu'elle a conçus dans le péché avec un soldat américain débarqué à Casablanca, lors de la Seconde guerre mondiale. Zapata devenu grand est au­jourd'hui un mac violent, qui se mue en "ange bagarreur" sous la plume de Lef­tah. Et Hawa, une jeune femme aux atouts pleins de grâce, aux chants étour­dissants eL poétiques. Mais la déchéance marque dès l'enfance le destin de ces ju­meaux. Ils deviennent au fil du récit des amants incestueux, et leur m ère finit par être l'instigatrice d'tme mise en scène au cordeau de leur nuit de noces.

Tragédie grecque Comme pour les personnages de De­

moiselles de Numidie ou Au bonheur des limbes, Leftah offre aux protagonistes de son dernier roman de la superbe, il réin-

TELQUEL 25 DÉCEMBRE 2010 AU 7 JANVIER 2011

ven te une âme, une beauté, une humani­té à ces écorchés vifs, ces figures de la dépravation. C'esL ainsi, par exemple, qu'il forge une noblesse à Zapata, grâce à qui lm petit garçon n'ira plus mendier dans la nie, mais deviendra un homme, un vrai, de ceux qui travaillent et nour­rissenL les bouches de leur foyer.

Uunlvers de Mohamed LefLah n'est pas sans rappeler celui de William S. Burroughs, Charles Bukowski ou enco­re, plus proche de nous, Mohame d Choukri. Comme ces figures de la litté­rature, Leftah prodigue une force de vie incroyable à un monde où la mort guet­te toujours, où elle furète pour s'abattre sur ses victimes. Et, surtout, il raconte avec apparat la dégueulasserie d'un monde qui se mue en univers mer­veilleux sous le poids de ses mots. La plume de Leftah est dénuée de touL api­toiemenL ou victimisation, il arrive à nous faire croire que même sur du fu­mier peuvent éclore des fleurs, des hommes et des femmes dignes d'intérêt car ils sont d'abord humains.

Dans Hawa, Mohamed Leftah rap­pelle que comme on ne choisit pas son destin, on n'y échappe pas. Lentement, doucement, les personnages se dirigent vers la fin du récit, leur fin, forcémenL tragique. A la lecture des derniers mots du roman, on ne peut s'empêcher de penser à ces héros grecs, ceux de So­phocle, qui sont en fait marocains sous la plume de Leftah eL nous font entre­voir un fragment d'universel. _

AÎCHA AKALAY

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