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11 de Setembro - Noam Chomsky

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  • 11/9Autopsie des terrorismes

  • Noam Chomsky

    11/9Autopsie des terrorismes

    Entretiens,Traduit de l'anglais par

    Hlne Morita et Isabelle Genet

  • Je tiens remercier David Peterson et Skifra Stern pour l'aide inestimable qu'ils mont apporte, en particulier dans le dpouillement de linformation.

    NOAM CHOMSKY

  • Note de l'diteur

    Nul mieux que Noam Chomsky na pens tout ensemble la dcolonisation et ses innombrables squelles (frontires mal dfinies, peuples spars, misre endmique), la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, les guerres conomiques menes par les tats-Unis, le pouvoir des grandes multinationales, celui des mdias, celui des intellectuels. Nul mieux que cet minent linguiste et intellectuel de renomme internationale, couvert de prix prestigieux, capable, coup de paradoxes, dbranler les prjugs les mieux ancrs, ne pouvait expliquer les engrenages de violence qui conduisirent aux terribles attaques du 11 septembre 2001 New York et Washington.

    Il y a plus de vingt ans, Noam Chomsky a t grossirement manipul par des faussaires de la vrit historique. plusieurs reprises, il sest exprim trs clairement sur ces questions*. Il va sans dire que Le Serpent Plumes, qui est clairement engag dans le

    * Denis Robert y revient avec srieux dans sa prface Noam Chomsky, Deux heures de lucidit, entretiens avec Denis Robert et Weronika Zarachowia. (ditions Les Arnes, 2001).

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  • dialogue des cultures, naurait pas mme song publier un auteur cultivant la moindre ambigut ce sujet.

    La parole lucide, prcise, courageuse de Noam Chomsky doit circuler librement. Lexclusion de lun des intellectuels vivants parmi les plus importants au monde nest plus de mise, en particulier au moment o le thtre des violences et des destructions stend de New York Kaboul. La voix de Noam Chomsky est ne autre voix de lAmrique, indispensable aujourdhui.

  • Les fusils sont braqus dans l'autre sens

    D aprs un entretien ralis le 19 septembre 2001 avec II Manifesto (Italie).

    I

    Q. La chute du mur de Berlin n'a pas fait de victimes, mais cet vnement a chang en profondeur la scne gopolitique. Pensez-vous que les attaques du 11 septembre pourraient avoir des effets du mme genre ?

    CHOMSKY : La chute du mur de Berlin a constitu un vnement de premire importance qui a vraiment modifi la scne gopolitique, mais, selon moi, pas dans le sens gnralement admis. Je me suis dj expliqu ailleurs ce sujet et il nest pas ncessaire de recommencer ici.

    Les horribles attaques commises le 11 septembre sont quelque chose de compltement nouveau dans lhistoire du monde, non pas en raison de leur chelle ou de leur caractre, mais en raison des cibles choisies. Pour les tats-Unis, cest la premire fois depuis la guerre de 1812 que leur territoire national a subi une attaque, ou mme

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  • quil a t menac. De nombreux commentateurs ont voqu une analogie avec Pearl Harbor, qui me parat trompeuse. Le 7 dcembre 1941, des bases militaires furent attaques, mais elle taient installes sur deux colonies amricaines - lesquelles notaient pas situes sur le territoire national. Le territoire national na jamais t menac. Les Amricains prfrent nommer Hawa un territoire , mais il s agissait en ralit d une colonie. Dans le pass, durant plusieurs centaines dannes, lAmrique a rduit nant des populations indignes (des millions de gens), elle a conquis la moiti du Mexique (en fait, des terres qui appartenaient l origine des peuples autochtones, mais ceci est une autre histoire), puis elle est intervenue par la violence dans toutes les rgions environnantes, elle a fait la conqute dHawa et des Philippines (tuant des centaines de milliers de Philippins) et, en particulier durant tout le sicle dernier, a gnralis le recours la force dans la plupart des rgions du monde. Le nombre de ses victimes est colossal. Pour la premire fois, les fusils ont t braqus dans lautre sens. Il s'agit l d un changement spectaculaire.

    La mme chose est vraie aussi, et mme d une faon encore plus spectaculaire, pour lEurope. LEurope a connu des destructions pouvantables, mais qui taient le fait de guerres intrieures. Dans le mme temps, les puissances europennes menaient la conqute d une grande partie du

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  • monde, avec une brutalit extrme. de trs rares exceptions prs, ces puissances nont pas t en retour attaques par leurs victimes. LAngleterre na pas t attaque par lInde, ni la Belgique par le Congo, ni lItalie par lthiopie, ni non plus la France par lAlgrie (laquelle ntait pas considre par la France comme une colonie ). Il nest par consquent pas surprenant que lEurope ait t profondment choque par les crimes terroristes du 11 septembre. De nouveau, je le dis, ces crimes taient indits, mais pas en raison de leur chelle.

    Ce quils laissent prsager, nul encore nest en mesure de le dire. Mais ce qui est tout fait clair, cest quils constituent quelque chose de radicalement nouveau.

    Mon impression ey que ces attaques ne vont pas nous offrir une nouvelle scne politique, mais qu'elles vont plutt confirmer l'existence d'un problme l'intrieur de l'Empire . Un problme qui touche l'autorit politique et au pouvoir. Qu'en pensez-vous ?

    Les auteurs prsums de ces attaques constituent en eux-mmes une catgorie distincte, mais ils reoivent sans conteste un soutien qui puise dans un rservoir d amertume et de colre lgard de la politique amricaine dans ces rgions, et cette rancoeur sapplique aussi aux Europens, les anciens matres. L rside srement une question qui touche lautorit politique et au pouvoir . Tout

    n

  • de suite aprs les attaques, le Wall Street Journal runissait diffrentes opinions de riches musulmans de la rgion : des banquiers, des hommes d affaires et autres, entretenant des liens avec les tats-Unis. Tous exprimaient consternation et colre lgard du soutien que les tats-Unis apportent des rgimes fortement autoritaires, et des barrires qua installes Washington et qui vont lencontre dun dveloppement indpendant et dune dmocratisation ; autrement dit, ils sinsurgeaient contre la politique amricaine d appui des rgimes rpressifs . Leur proccupation principale, cependant, tait tout autre : elle concernait la politique de Washington vis--vis de lIrak et loccupation militaire isralienne. Parmi les masses immenses de gens pauvres et souffrants, les sentiments du mme genre sont encore plus exacerbs et le peuple prouve davantage que du ressentiment voir la richesse de la rgion tre canalise vers lOuest, vers les petites lites occidentalises et vers les dirigeants corrompus et brutaux soutenus par la puissance occidentale. L aussi, nous tou chons sans aucun doute des problmes dautorit et de pouvoir. La raction immdiate des tats- Unis a t dannoncer quils allaient soccuper de ces problmes... en les intensifiant. Ce qui, bien entendu, ntait pas invitable. Pour traiter correctement ces problmes, il faudrait prendre en compte les conclusions de toutes ces rflexions.

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  • Est-ce que les tats-Unis se trouvent en difficult pour assurer la
  • sons videntes. La terminologie a chang et on a employ le mot guerre . La guerre du Golfe de 1991 tait appele guerre . Les bombardements sur la Serbie ont t dsigns par les termes d intervention humanitaire , un usage indit, sans aucun doute. Car il sagissait l, aprs tout, daventures ordinaires telles que limprialisme europen en a connu au cours du XIXe sicle. En ce qui concerne les interventions humanitaires , les travaux universitaires les plus importants nous fournissent trois exemples rcents, dans limmdiat avant-guerre : linvasion de la Mandchourie par le Japon, linvasion de lthiopie par Mussolini et la mainmise dHider sur les Sudtes. Les auteurs de ces travaux, naturellement, ne prtendent pas que ces termes aient t appropris. Bien au contraire, on a voulu masquer tous ces crimes sous prtexte d humanitarisme .

    Quant savoir si lintervention au Kosovo tait vraiment humanitaire - ce qui serait le premier cas de cette espce dans lhistoire -, il sagirait de considrer la ralit : les dclarations passionnes ne sont pas suffisantes, au moins parce que, de fait, chaque usage de la force cherche se justifier par ces termes. Il est tout fait extraordinaire de constater quel point sont faibles les arguments justifiant lintention humanitaire dans le cas du Kosovo ; pour tre plus prcis, ces arguments nont pratiquement pas de poids alors que les raisons gouvernementales sont totalement diffrentes. Mais

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  • il sagit l dune question spcifique, sur laquelle je me suis exprim de manire dtaille ailleurs.

    Mais, pour le cas prsent, mme le prtexte de lintervention humanitaire ne peut tre utilis dans son sens ordinaire. Nous sommes donc conduits parler de guerre.

    Les termes les plus appropris devraient tre ceux de crimes et peut-tre de crimes contre lhumanit , comme la soulign Robert Fisk. Mais il existe des lois qui punissent les crimes : pour les appliquer, il faut identifier les auteurs, les dclarer responsables ; telle est la voie qui est largement prconise par le Vatican, entre autres, pour le Moyen-Orient. Mais une telle dmarche rclame des preuves tangibles et ouvre la porte des questions dangereuses. La plus vidente dentre elles : qui taient les auteurs des crimes de terrorisme international condamns par la Cour internationale de justice il y a quinze ans ?*

    Cest pour de telles raisons quil vaut mieux utiliser un terme vague, comme celui de guerre. Mais la nommer une guerre contre le terrorisme nest rien de plus que de la propagande, moins que cette guerre ne prenne rellement pour cible le terrorisme. Ce qui nest tout simplement pas envisageable parce que les puissances occidentales ne pourraient jamais respecter leurs propres dfinitions officielles de ce terme - telles quelles

    * Chomsky fait ici rfrence au cas du Nicaragua. (N. d. T.)

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  • apparaissent dans le Code* amricain ou dans les manuels militaires. Ce serait du mme coup rvler que les tats-Unis sont la tte des tats terroristes, tout comme le sont leurs clients.

    Il serait peut-tre intressant ici de citer Michael Stohl, chercheur en sciences politiques :

    Nous devons reconnatre que par convention - il faut insister : par convention seulement - lutilisation ou la menace dutilisation de la force par les grandes puissances sont habituellement dcrites comme de la diplomatie coercitive et non comme une forme de terrorisme. Alors quelles impliquent, en gnral, la menace et souvent lutilisation de la violence pour des buts qui devraient tre dcrits comme terroristes s il ne sagissait pas de grandes puissances qui utilisent exactement les mmes tactiques conformment au sens littral des mots. En des circonstances (inimaginables,

    * Est considr comme un acte de terrorisme toute activit dans laquelle (A) est commis un acte violent ou un acte dangereux pour la vie humaine, en violation du droit pnal des tats-Unis ou de nimporte quel tat, ou qui pourrait constituer une violation criminelle si cet acte tait commis lintrieur de la juridiction des tats-Unis ou de nimporte quel tat ; (B) il apparat quil y a intention (1) d intimider ou de contraindre des populations civiles, (2) dinfluencer la politique dun gouvernement par intimidation ou coercition, ou (3) daffecter la conduite dun gouvernement au moyen dassassinat ou denlvement. [United States Code Congressional and Administrative News, 98'*' Congress, Second Session, 1984, Oct. 19, volume 2 ; par. 3077, 98 STAT.2707 (West Publishing Co., 1984).]

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  • reconnaissons-le) o la culture occidentale serait dsireuse dadopter cette dfinition littrale, la guerre contre le terrorisme prendrait alors une forme totalement diffrente, et se droulerait selon des schmas dtaills dans une littrature qui ne fait pas partie des ouvrages respectables.

    La citation dont je parle est extraite de lenqute intitule Western State Terrorism, dite par Alexandre George et publie par une grande maison ddition il y a dix ans - source quil vaut mieux ne pas mentionner aux tats-Unis. Largumentation de Stohl est taye avec prcision tout au long de ce livre. Et beaucoup dautres ouvrages, extrmement documents, font appel des sources tout fait dignes de foi - par exemple, des documents officiels gouvernementaux-, mais que lon prfre ne pas mentionner non plus aux tats-Unis, alors que le tabou nest pas aussi svre dans dautres pays anglophones, ou ailleurs.

    LOTAN ne bougera pas tant qu'il ne sera pas tabli que l'attaque tait d'origine interne ou extei e. Comment interprtez-vous cette attitude ?

    Je ne pense pas que ce soit l la raison de lhsitation de lOTAN. Il ny a pas de doute vraiment srieux sur le fait que lattaque tait d origine externe. Je suppose que les raisons pour lesquelles lOTAN hsite sont celles que les leaders europens ont exprimes tout fait publiquement

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  • Ils reconnaissent, comme le font tous ceux qui possdent une connaissance intime de la rgion, quun assaut massif sur des populations musulmanes serait justement la rponse quappellent de leurs prires Ben Laden et ses associs ; cette raction ferait tomber les tats-Unis et leurs allis droit dans un pige diabolique , selon les mots du ministre franais des Affaires trangres

    Pourriez-vous dire quelque chose sur la connivence et le rle des services secrets amricains ?

    Je ne comprends pas trs bien cette question. Il ny a aucun doute que lattaque a t un choc et une surprise normes pour les services de renseignements de lOuest, y compris pour ceux des tats- Unis. Si la CIA a jou un rle, et mme un rle majeur, cela se passait dans les annes 1980, lorsque ses services staient joints ceux du Pakistan et ceux d autres pays (lArabie Saoudite, la Grande- Bretagne, etc.) pour recruter, entraner et armer les islamistes les plus extrmes et les plus fondamentalistes quils avaient pu trouver afin de mener une guerre sainte contre les envahisseurs russes en Afghanistan.

    La meilleure source sur ce sujet est le livre Unholy Wars, crit par John Cooley, auteur et correspondant de presse qui a longtemps rsid au Moyen-Orient. Comme on pouvait sy attendre, des efforts sont prsent entrepris pour nettoyer la mmoire et pr

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  • tendre que les tats-Unis taient alors des observateurs innocents ; de faon un peu plus surprenante, mme des revues respectables (pour ne pas parler des autres) citent avec gravit des responsables de la CIA comme dmonstration des conclusions requises davance - en parfaite violation des rgles journalistiques les plus lmentaires.

    Quand cette guerre-l fut termine, les Afghans (dont beaucoup, comme Ben Laden, ne sont pas Afghans) ont fix leur attention ailleurs : par exemple sur la Tchtchnie et la Bosnie, o ils ont pour le moins reu de la part des tats-Unis un soutien tacite. Ils ont t bien accueillis, ce qui nest pas surprenant, par les gouvernements de ces rgions. En Bosnie, de nombreux volontaires islamiques ont accd la citoyennet, en reconnaissance de leurs actions militaires (Carlotta Gall, New York Times, 2 octobre 2001).

    Et dans les provinces occidentales de la Chine, o ils combattent pour la libration de la domination chinoise, on trouve des Chinois musulmans, certains, semble-t-il, ayant t envoys par la Chine en Afghanistan ds 1978 pour se joindre une gurilla contre le gouvernement en place ; plus tard, ils ont rejoint les forces organises par la CIA aprs linvasion russe de 1979 qui appuyait le gouvernement mis en place et soutenu par la Russie - d une faon trs analogue, les tats-Unis avaient mis en place un gouvernement au Sud-Vit-nam et avaient ensuite attaqu et envahi le pays pour le

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  • dfendre . Et on retrouve les islamistes dans le sud des Philippines, en Afrique du Nord, et encore ailleurs, combattant pour les mmes causes, selon leur point de vue. Ils sen sont pris galement leurs principaux ennemis, lArabie Saoudite et lgypte, et dautres tats arabes, puis dans les aimes 1990, galement aux tats-Unis (Ben Laden considre que les tats-Unis ont envahi l Arabie Saoudite de la mme faon que la Russie avait envahi lAfghanistan).

    Quelles consquences prvoyez-vous par rapport au mouvement de Seattle ? Pensez-vous qu'il va en souffrir ou qu'il peut y gagner en lan ?

    On doit certainement envisager un certain recul des protestations plantaires contre la mondialisation, qui, je le redis, nont pas commenc Seattle. De pareilles atrocits terroristes sont une bndiction pour les lments les plus durs et les plus rpressifs de tous bords, et lon peut tre sr quelles seront exploites - elles le sont dj en fait - pour acclrer le calendrier de la militarisation, de lembrigadement, pour inverser le cours des avances sociales et dmocratiques, pour un transfert d argent des secteurs plus troits, et pour saper la dmocratie de manire significative. Mais tout cela ne se produira pas sans rsistance, et je doute que cela aboutisse des succs, sinon court terme.

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  • Quelles sont les consquences pour le Moyen-Orient ? En particulier pour le conflit isralo-palestinien ?

    Les abominables attentats du 11 septembre ont port un coup terrible aux Palestiniens, comme eux-mmes lont reconnu tout de suite. Isral sest ouvertement rjoui des perspectives qui sou- vraient pour craser les Palestiniens en toute impunit. Dans les quelques jours qui ont suivi lattaque du 11 septembre, les tanks israliens sont entrs dans des villes palestiniennes (Jnine, Ramallah, Jricho, pour la premire fois), plu-

    ' sieurs dizaines de Palestiniens ont t tus, la main de fer d Isral s est referme plus durement encore sur les populations, exactement comme on pouvait s y attendre. De nouveau, on assiste la dynamique habituelle dans lescalade de la violence, familire aux quatre coins du monde : en Irlande du Nord, en Isral et en Palestine, dans les Balkans ou ailleurs encore.

    Comment jugez-vous les ractions des Amricains ? Ils ont vraiment donn l'impression de garder la tte froide, mais comme le disait rcemment Saskia Sassen dans un entretien : Nous nous sentons dj comme si nous tions en guerre.

    Les ractions immdiates ont t le choc, lhorreur, la colre, la peur, un dsir de vengeance. Mais lopinion publique est partage, et des contre-courants nont pas t longs se dvelopper. Aujourdhui, ils

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  • sont mme prsents dans la plupart des commentaires. Comme dans ceux des journaux daujourdhui, par exemple.

    Dans un entretien que vous avez accord au quotidien mexicain La Jornada, vous disiez que nous sommes confronts un nouveau type de guerre. Que vouliez-vous dire exactement ?

    Il s agit dun nouveau type de guerre pour les raisons que jai exposes en rponse votre premire question : les fusils sont maintenant points dans lautre sens, et cest l quelque chose de compltement neuf dans lhistoire de lEurope et de ses rejetons.

    Est-ce que les Arabes, par dfinition ncessairement fondamentalistes, sont les nouveaux ennemis de l'Occident ?

    Certainement pas. Avant tout, nul individu, pour peu quil soit dot d un minimum de rationalit, ne dfinira les Arabes comme fondamentalistes. Ensuite, les tats-Unis et lOccident en gnral nont pas dobjection vis--vis du fondamentalisme religieux en tant que tel. Les tats-Unis, en fait, constituent lune des cultures les plus religieuses, les plus extrmes et fondamentalistes au monde ; non pas en tant qutat, mais comme culture populaire. Dans le monde islamique, ltat le plus fondamentaliste, en dehors de celui des talibans, est lArabie Saoudite, tat client des tats-Unis depuis

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  • ses origines ; les talibans sont en fait les enfants de la version saoudienne de lislam.

    Les islamistes radicaux, ou extrmistes, souvent appels fondamentalistes , ont t choys par les Etats-Unis dans les annes 1980, parce quils taient les meilleurs tueurs au monde. Dans ces annes-l, lennemi principal des tats-Unis tait l glise catholique, qui avait commis, en Amrique latine, le grave pch de prendre le parti des pauvres et qui a cruellement souffert de ce crime. LOccident est parfaitement cumnique dans le choix de ses ennemis. Ses critres sont la soumission et les services rendus au pouvoir, et non la religion. Il y aurait bien dautres illustrations de ce point.

  • Il

    Peut-on gagner la guerre contre le terrorisme ?

    D aprs deux entretiens, lun avec ie Hartford Courant, le 20 septembre 2001, lautre avec

    David Barsamian, le 21 septembre 2001.

    Q : Peut-on gagner la guerre contre le terrorisme ? Si oui, comment ? Si non, que devrait faire l'administration Bush pour empcher que des attentats semblables ceux de New York et de Washington se reproduisent ?

    CHOMSKY : Si lon cherche une vraie rponse cette question, il faut commencer par reconnatre que dans la majeure partie du monde, les tats-Unis sont considrs comme un grand pays terroriste, ce qui nest pas sans fondement. Rappelons par exemple quen 1986 les tats-Unis ont t condamns par la Cour internationale de justice pour usage illgal de la force (terrorisme international) et ont ensuite oppos leur veto la rsolution du Conseil de scurit appelant tous les tats (donc les tats-Unis) respecter le droit international. Cela nest quun exemple parmi beaucoup d autres.

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  • Mais si lon sen tient la question dans un sens plus restreint - le terrorisme des autres contre nous - nous savons trs bien comment traiter le problme, quand lobjectif est de rduire la menace plutt que de laugmenter. Lorsque les bombes de lIRA ont saut Londres, on na pas appel bombarder Belfast Ouest, ou Boston, d o proviennent une grande partie des fonds du mouvement. Au contraire, on a pris des mesures pour apprhender les criminels et on a essay de traiter les causes de ce recours la terreur. Lors de lattentat contre le btiment fdral d Oklahoma City, certains voulaient quon aille bombarder le Moyen-Orient, ce qui se serait probablement produit si on avait dcouvert que cet acte y avait t initi. Quand il sest avr que les instigateurs de cet attentat se trouvaient dans notre propre pays, dans les milieux lis aux milices dextrme droite, personne na rclam quon raye le Montana et PIdaho de la carte. En revanche, on a cherch le coupable, quon a trouv, jug, et condamn, on a tent de comprendre quelles rancunes pouvaient motiver de tels crimes et essay de traiter le problme. Un crime - quil sagisse dun vol la tire ou dun massacre grande chelle - a presque toujours des motifs, et bien souvent nous estimons que certains dentre eux sont graves et mritent quon sen proccupe.

    Il existe des moyens adapts et lgaux pour traiter les crimes, quelle que soit leur chelle. Et il y a des prcdents dans ce domaine. Comme celui

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  • que je viens de citer, qui ne devrait absolument pas tre sujet polmique, compte tenu de la raction des autorits internationales les plus leves.

    Dans les annes 1980, les Etats-Unis ont attaqu le Nicaragua. Il y a eu des dizaines de milliers de morts. Le pays a t presque entirement dtruit, il ne sen relvera peut-tre jamais. Cet attentat terroriste international sest accompagn dune guerre conomique dvastatrice, quun petit pays, isol par une superpuissance vindicative et cruelle, pouvait difficilement supporter, comme lont montr en dtail les grands historiens du Nicaragua, dont Thomas Walker. Les consquences sur le pays sont mme plus graves que celles des rcentes tragdies de New York. Mais les Nicaraguayens nont pas rpliqu en lanant des bombes sur Washington. Ils sont alls devant la Cour internationale de justice, qui a statu en leur faveur, ordonnant aux Etats- Unis de cesser leur action et de payer des rparations importantes. Les Etats-Unis ont rejet k dcision du tribunal avec mpris et ont aussitt intensifi leurs attaques. Le Nicaragua est donc all devant le Conseil de scurit de lONU, qui a alors propos une rsolution appelant les Etats respecter le droit international. Les tats-Unis ont t les seuls y opposer leur veto. Le Nicaragua a ensuite prsent son cas lAssemble gnrale de lONU, qui a vot une rsolution similaire, laquelle a t adopte la majorit, tandis que les tats- Unis et Isral ont vot contre deux annes de suite

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  • (rejoints une fois par le Salvador). Voil comment un tat doit procder. Si le Nicaragua avait t suffisamment puissant, il aurait pu demander la constitution dun tribunal pnal spcial. Voil le type dactions que les tats-Unis pourraient entreprendre et personne nirait les en empcher. C est ce que les pays impliqus dans le conflit actuel leur demandent de faire, y compris leurs allis.

    Rappelez-vous que les gouvernements du Moyen-Orient et dAfrique du Nord, comme le rgime terroriste algrien, qui est lun des plus barbares, ne demandent qu rejoindre les tats- Unis pour lutter contre les rseaux terroristes qui les attaquent. Ils sont en premire ligne. Mais ils rclament avant tout des preuves et veulent agir dans un cadre proposant au moins un respect minimal du droit international. ce titre, lE gypte est dans une situation ambigu. Ce pays a jou un rle capital dans lorganisation des forces radicales islamistes dont le rseau de Ben Laden faisait partie. Les gyptiens en ont t les premires victimes avec lassassinat de Sadate. Depuis, ils en restent lune des principales cibles. Ils sont prts lcraser, mais condition, disent- ils, quon leur fournisse des preuves dterminant lidentit de ceux qui sont impliqus et que toute action soit entreprise dans le cadre de la Charte de lONU, sous lgide du Conseil de scurit.

    Voil la marche suivre lorsquon cherche empcher la rptition dactes aussi atroces. Il y en

    il)

  • a une autre : ragir avec une violence extrme et se prparer en suivre lescalade, cela aboutissant des crimes aussi barbares que ceux qui avaient suscit le dsir de vengeance. Cest une dynamique trs familire.

    Quels sont les aspects qui n'ont pas t suffisamment abords par la presse dominante, et pourquoi est-il important de leur accorder plus d'attention ?

    Il y a plusieurs questions fondamentales.Premirement, de quels moyens daction dispo

    sons-nous et quelles seraient leurs consquences probables ? On na pratiquement pas discut de loption qui consisterait se conformer la loi, comme dautres lont fait, par exemple le Nicaragua (sans succs, certes, mais personne dans le cas prsent ne ferait obstacle aux Etats-Unis) ou la Grande-Bretagne avec lIRA, ou les tats-Unis eux- mmes lorsquils ont dcouvert que lattentat dOklahoma City venait de chez eux. Les exemples sont trs nombreux.

    Il y a eu au contraire un concert tonitruant dappels la violence, et on a peu mentionn le fait que non seulement cette violence toucherait un grand nombre de personnes totalement innocentes, pour la plupart des Afghans, eux-mmes victimes des talibans, mais que cela rpondrait aussi aux prires les plus ferventes de Ben Laden et de son rseau.

    i l

  • La seconde question est : Pourquoi ? C est un problme quon soulve rarement de manire srieuse.

    En refusant dy faire face, on accrot de manire significative la probabilit que de tels crimes se reproduisent. Mais certains se sont quand mme pos cette question. Comme je lai dj dit, le Wall Street Journal - et cest tout son crdit - a expos les opinions de musulmans aiss , qui sont proamricains mais critiquent svrement la politique des tats-Unis au Moyen-Orient, pour des raisons connues de tous ceux qui y ont prt un minimum dattention. Dans la rue, les sentiments sont les mmes, quoique beaucoup plus violents et plus enflamms.

    Le rseau Ben Laden appartient une autre catgorie, et ses actions depuis vingt ans ont dailleurs fait beaucoup de mal, dans cette rgion du monde, aux populations pauvres et opprimes qui ne sont pas au cur des proccupations des rseaux terroristes. Ces derniers puisent cependant dans un rservoir de colre, de peur et de dsespoir, cest pourquoi ils prient pour une raction violente des tats-Unis qui rallierait dautres volon taires leur horrible cause.

    De tels sujets devraient occuper la une des journaux - du moins si nous esprons enrayer la violence plutt que la stimuler.

  • La campagne idologique

    D'aprs trois entretiens, avec la Radio B92 (Belgrade), le 18 septembre 2001 ; avec Elise Fried et Peter Kreysler,

    pour la DeutschlandFunk Radio (Allemagne), le 20 septembre 2001 ; et avec le

    Giamale delPopah (Suisse), le 21 septembre 2001.

    III

    Q : Que pensez-vous de la couverture de cet vnement par les mdias ? Peut-on tablir un parallle avec la manire dont on avait * fabriqu le consensus lors de la guerre du Golfe ?

    CHOMSKY : Linformation donne dans les mdias amricains nest pas tout fait aussi uniforme que les Europens semblent le croire, peut-tre parce quils se limitent au New York Times, aux chanes de radio et de tlvision publiques nationales, etc. Dans un de ses articles daujourdhui, le New York Times a mme concd que les prises de position New York sont assez diffrentes de celles transmises par le journal. C est un bon article, qui suggre aussi que la presse dominante a nglig ce point, ce qui nest pas tout fait vrai, sauf pour le New York Times lui-mme, jusqu ce jour.

    i)

  • Le Times rvle maintenant que les tambours de la guerre... sont peine audibles dans les rues de New York , et que les appels la paix dpassent largement les demandes de chtiment , mme devant le plus grand mmorial extrieur de la souffrance et du chagrin ddi aux victimes de cette atrocit. Cette attitude nest pas exceptionnelle. Il y a bien sr un dsir quasi unanime, ressenti par nous tous, de voir les responsables de cet acte arrts et punis, si on parvient les retrouver. Mais il me semble quil y a aussi une forte aversion pour le choix dune attaque aveugle entranant le massacre d un grand nombre d innocents.

    Cela dit, une des attitudes caractristiques des grands mdias et des classes intellectuelles en gnral consiste en temps de crise se rallier au pouvoir et inciter la population se mobiliser pour la mme cause. Cela sest vrifi, avec une intensit frlant lhystrie, au moment des bombardements contre la Serbie. ce titre, la guerre du Golfe na pas drog.

    Et le mme schma se retrouve trs loin dans lhistoire.

    En supposant que les terroristes aient choisi d'attaquer le World Trade Center pour sa valeur symbolique, comment la mondialisation et l hgmonie culturelle ont-elles contribu faire natre la haine l'gard de l'Amrique ?

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  • C est une ide extrmement pratique pour les intellectuels occidentaux. Elle les dgage de toute responsabilit vis--vis des actions qui ont en ralit dtermin le choix du World Trade Center. Lexplication de lattentat de 1993 contre ce mme btiment est-elle rechercher dans les inquitudes provoques par la mondialisation et lhgmonie culturelle ? Sadate a-t-il t assassin il y a vingt ans cause de la mondialisation ? Est-ce la raison pour laquelle le groupe des Afghans appartenant aux forces soutenues par la CIA a combattu la Russie en Afghanistan, ou maintenant en Tchtchnie ?

    Il y a quelques jours, le Wall Street Journal a relat la position dEgyptiens aiss et privilgis qui se trouvaient dans un McDonalds, habills chic, lamricaine, etc., et qui exprimaient des critiques svres lgard des Etats-Unis pour des raisons objectives de politique bien connues de ceux qui veulent savoir ; quelques jours plus tt, le journal avait rapport lopinion de Moyen-Orientaux riches et privilgis, tous proamricains mais critiquant durement la politique des Etats-Unis. Croyez-vous quils sinquitent de la mondialisation, des McDonalds et de la fabrication des jeans ? Dans la rue, lopinion est la mme, mais en beaucoup plus intense, et na rien voir avec ces excuses la mode.

    Excuses bien pratiques, au demeurant, pour les tats-Unis et pour une grande partie du monde occidental. Je citerai lditorial du New York Times du 16 septembre : Les coupables ont t mus par

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  • une haine des valeurs rvres en Occident, savoir la libert, la tolrance, la prosprit, le pluralisme religieux et le suffrage universel. Quels que soient les agissements des tats-Unis, ils nont rien voir avec le problme, inutile donc de les mentionner (Serge Schmemann). Limage est rconfortante, et ce credo nest pas exceptionnel dans l histoire intellectuelle ; il est mme plutt proche de la norme. Il se trouve quil nest pas en accord avec tout ce que nous savons, mais il a tous les mrites de lautosatisfaction et du soutien inconditionnel au pouvoir. Et le dfaut quen ladoptant on augmente de manire significative le risque de voir se produire de nouvelles atrocits, dont certaines contre nous, peut-tre encore plus pouvantables que celles du 11 septembre.

    Quant aux membres du rseau Ben Laden, ils sinquitent aussi peu de la mondialisation et de l hgmonie culturelle que des dshrits et des opprims quils font terriblement souffrir au Moyen-Orient depuis des annes. Ils nous disent clairement quelles sont leurs proccupations : ils mnent la guerre sainte contre les rgimes corrompus, rpressifs et non islamistes de cette rgion du monde et contre ceux qui les soutiennent, tout comme ils ont men la guerre sainte contre les Russes dans les annes 1980 (et le font maintenant en Tchtchnie, en Chine de louest, en gypte - depuis quils ont assassin Sadate en 1981 - et ailleurs).

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  • Ben Laden lui-mme na probablement jamais entendu parler de mondialisation. Ceux qui l ont interview en dtail, comme Robert Fisk, racontent quil ne connat pratiquement rien du reste du monde et que a ne lintresse pas. Nous pouvons donc toujours choisir d ignorer les faits et nous satisfaire de ces fantasmes autocomplaisants, mais cest nos risques et prils, nous et dautres. Nous pouvons aussi choisir d ignorer, par exemple, les origines des Afghans comme Ben Laden et ses associs, mme si ce nest pas non plus un secret.

    Les Amricains ont-ils les connaissances ncessaires pour comprendre tout cela ? Sont-ils conscients du lien de cause effet ?

    Malheureusement non, et les Europens non plus. Ce qui est d une importance cruciale aux yeux des lites du Moyen-Orient (et d autant plus pour la rue) reste chez nous mal compris. Prenez la diffrence de politique adopte par les tats-Unis lgard dune occupation militaire quand elle est le fait de lIrak ou dIsral. Voil lexemple le plus frappant de ce dcalage.

    En Irak, bien que les Occidentaux prfrent entendre une autre histoire, les Moyen-Orientaux constatent que la politique amricaine pratique ces dix dernires annes a dvast la socit tout en renforant le pouvoir de Saddam Hussein - qui, comme ils le savent, a reu un large soutien de la

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  • part des tats-Unis au moment o il perptrait les pires atrocits, dont le gazage des Kurdes en 1988. Lorsque Ben Laden dlivre ce message la radio qui diffuse des missions dans toute la rgion, les gens comprennent, mme ceux qui se mfient de lui - et ils sont nombreux. En ce qui concerne les tats-Unis et Isral, les faits les plus importants sont mme rarement mentionns et sont donc pratiquement inconnus du monde entier, et en particulier des lites intellectuelles.

    Au Moyen-Orient, les gens ne partagent videmment pas cette vision rassurante en vigueur aux tats-Unis, qui qualifie de gnreuses et de magnanimes les propositions faites Camp David au cours de lt 2000. Et il reste bien dautres mythes auxquels nous sommes trs attachs.

    Il existe de nombreux ouvrages sur ce point, qui donnent une information dtaille partir de sources incontestables, mais on ne le sait pas.

    D'aprs vous, quelle sera la raction du gouvernement amricain ? quelle volont rpond-il ?

    Le gouvernement amricain, comme d autres, se plie la volont d importants cercles de pouvoir nationaux. C est une vidence. Il y a bien sr dautres influences, notamment celle des courants populaires - cest vrai dans toutes les socits, mme dans les rgimes totalitaires durs, et plus encore dans les socits dmocratiques. D aprs

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  • ce que nous savons, le gouvernement amricain va maintenant tenter de profiter de la situation pour charger au maximum son ordre du jour : militarisation, et notamment dfense antimissiles, c est--dire en clair militarisation de lespace ; affaiblissement des programmes sociaux-dmocrates ; dtournement des inquitudes face aux effets dsastreux de la mondialisation, ou face aux problmes d environnement, ou d assurance maladie, etc. ; mise en place de mesures destines transfrer encore plus de richesses vers un minimum de personnes (en supprimant par exemple les charges pour les entreprises) ; subordination de la socit afin dliminer le dbat public et la contestation. Normal, et tout fait naturel. En ce qui concerne sa riposte, le gouvernement coute pour le moment, je suppose, les chefs d tat trangers, les spcialistes du Moyen- Orient, et sans doute aussi ses services secrets, qui tous lui affirment quune offensive militaire massive comblerait les vux de Ben Laden. Mais certains lments belliqueux comptent profiter de loccasion pour frapper leurs ennemis, avec une violence extrme, sans se soucier du nombre d innocents quils feront souffrir l-bas, mais aussi ici et en Europe, victimes du cycle infernal de la violence. Dynamique bien familire l encore. Il existe une foule de Ben Laden, dans les deux camps, comme d habitude.

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  • L'conomie mondialise a diffus le modle occidental dans le monde entier, e t les tats-Unis en sont les premiers dfenseurs. Mais ils ont parfois recours des moyens discutables, souvent humiliants pour les cultures locales. Ne sommes-nous pas confronts aujourd'hui aux consquences des dernires dcennies de politique stratgique amricaine ? L'Amrique est-elle une victime innocente ?

    C est une ide qui revient souvent. Je ne la partage pas. D une part, le modle occidental - notamment le modle amricain - est fond sur une intervention importante de ltat dans lconomie. Les rgles nolibrales obissent aux mmes principes quautrefois. Il y a deux poids deux mesures, autrement dit : la loi du march, cest bon pour vous, pas pour moi, sauf si je peux temporairement en tirer parti, quand je serai capable de gagner la course.

    D autre part, les vnements du 11 septembre nont, mon avis, pratiquement rien voir avec i conomie mondialise. Les vraies causes sont ailleurs. Rien ne peut justifier des crimes comme ceux du 11 septembre, mais on ne peut considrer les tats-Unis comme une victime innocente que si lon sarrange pour ignorer leurs agissements et ceux de leurs allis. Et ils ne sont, en fait, un secret pour personne.

    Tout le monde s'accorde dire qu'il y aura un avant et un aprs- 11 septembre, qui se manifeste dans la vie quotidienne par la res

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  • triction des droits et dans la stratgie mondiale par l'apparition de nouvelles alliances et de nouveaux ennemis. Qu'en pensez-vous ?

    [Note de lditeur : dans sa rponse, reproduite ici, Chomsky reprenait dabord un point dvelopp dans un prcdent entretien, savoir que le 11 septembre, pour la premire fois depuis la guerre de 1812, les tats-Unis ont t attaqus sur leur propre territoire par des forces trangres. Voir page 11.] Je ne crois pas que ceci mnera une restriction grave et durable des droits lintrieur du pays. Les barrires culturelles et institutionnelles sont mon sens bien trop fermement ancres. Si les tats-Unis choisissent de rpliquer en frappant encore plus fort, ce que Ben Laden et ses associs esprent certainement, les consquences risquent d tre terribles. Il existe bien sr dautres mthodes, des voies lgales et constructives, qui ont dj servi maintes reprises. Dans les socits libres et dmocratiques, une opinion publique mobilise peut pousser un pays humaniser sa politique et la rendre beaucoup plus respectable.

    Les services de renseignements mondiaux et les systmes internationaux de contrle (Echelon, par exemple) n'ont pas russi prvoir ce qui allait arriver, mme si l'on connaissait l'existence d'un rseau de terrorisme islamiste. Comment Big Brother a-t-il pu tre aveugle ce point ? Devons-nous craindre aujourd'hui la mise en place d'un Big Brother encore plus grand ?

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  • Franchement, je nai jamais pris trs au srieux ces craintes, largement exprimes en Europe, propos de lutilisation d Echelon comme systme de contrle. En ce qui concerne les systmes de renseignements mondiaux, on ne compte plus leurs checs au fil des ans. C est un sujet sur lequel jai crit, dautres aussi, et je ne vais pas mattarder dessus ici.

    Ces services font preuve de la mme inefficacit lorsquils soccupent de cibles beaucoup plus faciles que le rseau Ben Laden, qui, lui, est sans doute si dcentralis, si dpourvu de structure hirarchique et si dispers dans le monde entier ou presque quil en devient impntrable. On va certainement donner aux services secrets les moyens daccentuer leurs efforts. Mais si lon veut tenter srieusement de rduire la menace que reprsente ce type de terrorisme, il faut, comme dans bon nombre dautres cas, tenter den comprendre et den traiter les causes.

    Ben Laden le dmon : est-ce un vritable ennemi ou bien une marque, une sorte de logo qui identifie et personnifie le mal ?

    Que Ben Laden soit directement impliqu dans ces actes ou pas, le rseau dont il tait l un des chefs - autrement dit, les forces que les Etats-Unis et leurs allis ont mises en place pour leurs propres intrts et soutenues tant quelles servaient ces intrts - l est, lui, trs probablement. Il est beaucoup plus facile de personnifier un ennemi, qui devient ainsi

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  • le symbole du mal suprme, que de chercher comprendre ce qui est la source de crimes terribles. Et il est naturellement trs tentant dignorer son propre rle - qui dans ce cas nest pas difficile dcouvrir, qui est mme bien connu de tous ceux qui sont un peu attentifs cette rgion et son histoire rcente.

    Cette guerre ne risque-t-elle pas de devenir un nouveau Vit- nam ? La plaie n'est pas encore referme.

    On fait souvent ce rapprochement. Il rvle, mon avis, limpact profond de plusieurs centaines dannes de violence imprialiste sur la culture intellectuelle et morale occidentale. La guerre du Vit-nam a commenc par une attaque amricaine contre le Sud-Vit-nam, qui est rest la cible principale des tats-Unis. Elle sest termine par la destruction de presque toute lIndochine. Si lon ne veut pas admettre ce fait lmentaire, on ne peut pas parler srieusement de la guerre du Vit-nam. Cette guerre, il est vrai, a cot cher aux tats-Unis, mme si limpact sur lIndochine a t incomparablement plus terrible. Linvasion de lAfghanistan a aussi cot cher lURSS, pourtant ce nest pas le premier problme qui vienne lesprit lorsquon pense ce crime.

  • IV

    Crimes d'tat

    Daprs des extraits dun entretien ralis avec David Barsamian le 21 septembre 2001.

    Q. Comme vous le savez, depuis les vnements du 11 septembre, il existe aux tats-Unis des sentiments de rage, de colre et de perplexit. Il y a eu aussi des meurtres, des attaques contre des mosques et mme contre un temple sikh. l'universit du Colorado, qui se trouve Boulder, une ville de rputation librale, des murs portent des graffiti o on lit : Arabes, go home ! , Bombardez l'Afghanistan ! et Rentrez chez vous, les Bdouins I Selon vous, quelles sont les perspectives de cette volution depuis les attaques terroristes ?

    CHOMSKY : Les choses sont complexes. Ce que vous dcrivez existe certainement. D un autre ct, il y a aussi des courants opposs. Je sais quils existent car jai des contacts directs, et dautres personnes mont dit la mme chose.[Note de lditeur : la rponse de Chomsky, telle quelle apparat ici, fait cho un commentaire quil a dvelopp dans un entretien prcdent et dans

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  • lequel il voquait latmosphre New York et lmergence d un mouvement pacifiste. Voir p. 34.]

    Il existe un autre type de ractions, celles qui apportent un soutien aux gens devenus des cibles ici parce quils paraissent un peu basans ou quils portent un nom curieux. Ainsi coexistent divers courants. La question est : que pouvons-nous faire pour que les justes aient le dessus ?

    /Ne pensez-vous pas qu 'il est plus que problmatique d'engager des alliances avec des individus jugs personnages peu frquentables \ des trafiquants de drogue et des assassins, dans !e but d'atteh dre ce que l'on appelle une noble fin ?

    Souvenez-vous que quelques-uns parmi les moins frquentables de ces personnages font partie des gouvernements de ces rgions, tout comme ils se retrouvent dans notre propre gouvernement, ou dans celui de nos allis. Si nous voulons tre srieux sur ce sujet, nous devons nous interroger : quest-ce quune noble fin ? tait-ce une noble fin que d attirer les Russes dans le pige afghan en 1979, comme Zbigniew Brzezinski affirme quil la fait ? Apporter un soutien la rsistance contre linvasion russe en dcembre 1979 est une chose. Mais pousser linvasion, ainsi que Brzezinski proclame firement quil la fait, et organiser une arme terroriste de fanatiques islamistes pour accomplir ses propres desseins est une chose compltement diffrente.

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  • Une autre question que nous devons nous poser prsent est celle-ci ; que penser de lalliance qui est train de se former, et que les tats-Unis essaient de mettre en place ? Nous ne devrions pas oublier que les tats-Unis eux-mmes sont un tat terroriste de premier plan. Et que penser de leur alliance avec la Russie, la Chine, l Indonsie, Pgypte, lAlgrie, tous pays qui seront ravis de voir se dvelopper un systme international sponsoris par un tel partenaire et qui les autorisera mettre excution leurs propres atrocits terroristes ? La'Russie, par exemple, devrait tre trs heureuse de pouvoir compter sur les Etats-Unis dans sa guerre meurtrire en Tchtchnie. On y retrouve les mmes Afghans qui combattent contre la Russie, et. qui probablement accomplissent leurs actes terroristes lintrieur de la Russie. Comme peut-tre aussi lInde, au Cachemire. LIndonsie devrait tre heureuse de se sentir soutenue dans ses massacres dans la province dAceh. LAlgrie, comme vient de lannoncer la radio que nous coutions, devrait, elle aussi, tre contente davoir lautorisation dtendre son propre terrorisme dtat. [Note de lditeur : Chomsky se rfre au journal diffus juste avant son entretien en direct avec Barsamian sur KGNU* (Boulder, Colorado).] Mme chose pour la Chine, qui combat des lments sparatistes dans

    * Radio libre du comt de Boulder. (N. d. T.)

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  • louest du pays, parmi lesquels on compte des Afghans que la Chine et lIran avaient organiss en vue de la guerre contre les Russes, peut-tre ds 1978, selon certaines sources. Et lon pourrait continuer ainsi partout dans le monde

    Cependant, nimporte qui ne sera pas admis si facilement dans la coalition : il nous faut, malgr tout, conserver certains critres. Ladministration Bush a mis en garde [le 6 octobre] le parti de gauche sandiniste du Nicaragua, qui espre revenir au pouvoir par les lections le mois prochain, et qui a conserv des liens avec des tats et des organisations terroristes, et qui par consquent ne pourra pas tre compt dans les rangs de la coalition internationale antiterroriste que ladministration tente dorganiser. (George Gedda, Associated Press, 6 octobre.) Comme nous lavons dclar prcdemment, il ny aura pas de compromis entre ceux qui sopposent au terrorisme et ceux qui le soutiennent , a annonc Eliza Koch, porte-parole du dpartement dtat. Mme si les sandinistes proclament quils ont abandonn leur politique socialiste et leurs anciens discours antiamricains, la dclaration dE. Koch [du 6 octobre] indique que ladministration conserve des doutes sur ces intentions de modration . Les doutes de Washington sont comprhensibles. Aprs tout, le Nicaragua avait attaqu les tats-Unis de faon si scandaleuse que Ronald Reagan avait t contraint dclarer un tat durgence nationale le 1" mai

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  • 1985, et le proroger ensuite chaque anne au motif que la politique et les actions du gouvernement du Nicaragua constituent une menace extraordinaire et inhabituelle contre la scurit nationale et la politique trangre des tats-Unis . Reagan avait galement dcrt un embargo lencontre du Nicaragua en rponse la situation durgence cre par les activits agressives du gouvernement du Nicaragua en Amrique centrale , savoir sa rsistance lattaque amricaine ; la Cour internationale de justice avait rejet comme sans fondement les allgations de Washington concernant ces activits. Un an auparavant, Reagan avait fait du 1er mai le Jour de la loi , afin de clbrer notre alliance vieille de deux cents ans entre la loi et la libert , et il avait ajout que, sans lois, on ne trouverait que chaos et dsordre . La veille, il avait clbr le Jour de la loi en annonant que les Etats- Unis ne tiendraient aucun compte des conclusions de la Cour Internationale qui allait condamner son administration pour usage illgal de la force et violation des traits en raison de lattaque contre le Nicaragua, ce qui, en guise de rponse lordre de la Cour den finir avec ces crimes de terrorisme international, avait immdiatement aggrav les choses. A lextrieur des tats-Unis, bien sr, le 1er Mai est le jour de la solidarit avec les luttes des travailleurs amricains.

    Il est donc comprhensible, dans ces conditions, que les tats-Unis cherchent obtenir de solides

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  • garanties de bonne conduite avant de permettre au Nicaragua, dirig par des sandinistes, de rejoindre lalliance des justes, dirige par Washington, qui prsent engage dautres pays rejoindre la guerre mene contre le terrorisme depuis vingt ans : la Russie, la Chine, lIndonsie, la Turquie, et autres dignes pays, mais bien sr pas nimporte lesquels.

    Voyez par exemple cette Alliance du Nord laquelle les tats-Unis et la Russie apportent tous deux un soutien. La plupart de ses chefs sont des seigneurs de guerre qui ont sem une telle terreur et occasionn tant de destructions que la majqrit de la population a ensuite bien accueilli les talibans. En outre, ils sont presque srement impliqus dans les trafics de drogue avec le Tadjikistan. Ils contrlent la plus grande partie de la frontire avec ce pays et l on dit que le Tadjikistan est lun des points majeurs de passage (peut-tre mme le plus important) de toute la drogue qui scoule finalement vers l Europe et les tats-Unis. Si les tats-Unis dveloppent leur alliance avec la Russie en armant lourdement ces forces et en lanant une quelconque offensive partir de l, il est prvoir que les quantits de drogue augmenteront sous leffet du chaos qui s ensuivra et de la fuite des rfugis. Les personnages peu frquentables sont, aprs tout, prsents en nombre dans les annales de lhistoire, et on pourrait en dire autant des nobles fins .

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  • Votre remarque sur les tats-Unis, comme tat terroriste de premier plan risque d'tonner beaucoup d'Amricains. Pourriez-vous vous expliquer ?

    Lexemple le plus vident, mme s il ne constitue pas le cas le plus extrme, est le Nicaragua. C est le plus vident parce quil ne fait lobjet d aucune controverse, du moins par ceux qui ont un minimum dintrt pour les lois internationales. [Note de lditeur : voir p. 29 pour une explication plus dtaille de Chomsky sur ce point.] Cela vaut la peine de se rappeler - en particulier depuis que cette condamnation a t systmatiquement ignore - que les Etats-Unis sont les seuls, comme pays, avoir t condamns pour terrorisme international par la Cour internationale de justice et les seuls avoir rejet une rsolution du Conseil de scurit qui appelait les Etats observer les lois internationales.

    Les Etats-Unis continuent leur terrorisme international. Il y a des exemples qui, en comparaison, peuvent paratre moins importants. Chacun ici avait t totalement scandalis par lattentat dOklahoma City et, pendant quelques jours, les grands titres des journaux disaient : Oklahoma City ressemble Beyrouth. Je nai entendu personne remarquer que Beyrouth aussi ressemblait Beyrouth, et l explication tient en partie ce que ladministration Reagan avait fait exploser l-bas, en 1985, une bombe trs sem-

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  • blable celle dOklahoma City, un camion plein dexplosifs, plac lextrieur d une mosque, minut pour tuer le maximum de gens au moment o ils sortiraient. Cette explosion avait tu quatre- vingts personnes et en avait bless deux cent cinquante, pour la plupart des femmes et des enfants, selon un rapport publi dans le Washington Post trois ans plus tard. Cet acte de terrorisme visait un dignitaire musulman que ladministration Reagan naimait pas et quelle a rat. Ce ntait pas vraiment un secret. Je ne sais pas quel nom vous donnez une politique qui entrane, d une manire dlibre, la mort de peut-tre un million de civils en Irak, sans compter celle d un demi- million d enfants, ce qui serait le prix que nous voudrions payer, selon la secrtaire d Etat. Y a-t-il un nom cela ? Le soutien Isral dans ses atrocits est un autre exemple.

    Appuyer la Turquie, qui crase sa population kurde, et pays auquel l administration Clinton avait apport une aide dcisive, 80 % de son armement, contribuant ainsi intensifier la terreur, en est un autre encore. Il sagissait l-bas datrocits vritablement massives, l une des pires campagnes de nettoyage ethnique et de destructions des annes 1990, peine connue en raison de la responsabilit majeure des tats-Unis - et si par hasard cette question malsante tait mentionne, elle tait rejete sous prtexte que ce n'tait l quune fausse note dans notre enga

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  • gement gnral pour mettre fin linhumanit partout dans le monde.

    Ou encore, prenons lexemple de la destruction de lusine de produits pharmaceutiques d Al- Shifa, au Soudan - une simple note de bas de page dans la liste du terrorisme d tat, vite oublie. Quelle aurait t la raction si les rseaux Ben Laden avaient fait sauter la moiti des rserves pharmaceutiques amricaines ainsi que les installations pour les reconstituer ? Nous pouvons limaginer, bien que cette comparaison soit fausse : les consquences sont infiniment plus graves pour le Soudan. Cela mis part, si les tats-Unis, ou Isral, ou le Royaume-Uni avaient t la cible d une telle monstruosit, quelles auraient t les ractions ? Dans le cas du Soudan, nous disons : Ah oui, cest vraiment regrettable, c est une erreur sans importance, passons un autre sujet, et tant pis pour les victimes. D autres, dans le monde, ne ragissent pas ainsi. Lorsque Ben Laden fait exploser ses bombes, il touche la corde sensible, mme chez ceux qui le mprisent ou qui le craignent ; et il en va de mme, malheureusement, pour une grande part de sa rhtorique.

    Mme s il ne fait lobjet que d une petite note, le cas du Soudan nen est pas moins hautement instructif. Un des aspects intressants est la raction que lon suscite ds que lon ose mentionner cette affaire. C est ce que j ai fait dans le pass, et

  • jai recommenc, en rponse aux questions que me posaient les journalistes peu aprs les attentats du 11 septembre. J ai indiqu que le nombre des victimes de ces crimes horribles du 11 septembre commis avec une malignit et une cruaut terrifiantes (citant ainsi Robert Fisk) pouvait tre comparable celui du bombardement de Clinton sur lusine d Al-Shifa en aot 1998. Cette conclusion plausible a dclench des ractions extraordinaires, des sites Internet et des journaux ont t submergs de condamnations fbriles et extravagantes, que j ignorerai. Le seul aspect important est que cette simple phrase - qui, y regarder de plus prs, apparat plutt comme une affirmation au-dessous de la vrit - a t considre par un certain nombre de commentateurs comme tout fait scandaleuse. Il est ds lors difficile d viter de conclure qu un certain niveau, et mme sils le nient eux-mmes, pour eux, nos crimes contre les faibles sont considrs comme aussi naturels que lair que nous respirons. Je dis nos crimes, car nous sommes responsables, en tant que contribuables, pour ne pas avoir offert des ddommagements consquents, pour avoir accord refuge et immunit leurs auteurs et parce que nous permettons que ces actes terribles soient enfouis dans les profondeurs dune mmoire slective. Tout cela revt une signification extrme, comme ctait dj le cas dans le pass.

    H

  • Sur les consquences des destructions de lusine dAl-Shifa, nous navons que des estimations. Le Soudan a demand une enqute auprs des Nations unies afin de connatre les justifications de ce bombardement. Lenqute a galement t bloque par Washington, et il semble que peu de gens aient tent de la poursuivre. Mais nous devrions srement le faire. Peut-tre devrions-nous commencer par rappeler quelques vrits de base, au moins pour ceux qui se sentent un peu concerns par les droits de lhomme. Lorsque nous procdons une estimation du nombre de victimes d un crime, nous ne dnombrons pas uniquement ceux qui ont t tus sur le coup, mais aussi ceux qui sont morts la suite de lacte criminel. Telle est la dmarche que la rflexion nous fait adopter, et juste titre, quand nous examinons les crimes des ennemis officiels - Staline, Hitler, Mao, pour voquer les cas extrmes. Nous ne considrons pas alors que le crime devrait tre attnu par le fait quil ny avait pas intention de le commettre, mais quil tait le rsultat des structures institutionnelles et idologiques : la famine en Chine entre 1958 et 1961, pour voquer une situation tragique, nest pas carte et juge sans objet sous prtexte que ce serait une erreur et que M navait pas lintention de tuer des dizaines de millions de gens. On ne cherche pas attnuer son bilan par des spculations sur les raisons personnelles que Mao aurait eues pour donner les ordres qui ont conduit cette famine. De mme,

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  • que la condamnation des crimes d Hitler en Europe de lEst fasse ngliger ceux de Staline est une allgation que nous rcusons. Si nous avons la prtention dtre srieux, il nous faut appliquer les mmes rgles nous-mmes, toujours. Dans le cas qui nous occupe, nous calculons le nombre des victimes en tenant compte de celles qui ont subi les consquences de cet acte, et pas seulement de celles qui ont t tues Khartoum par des missiles de croisire ; et nous ne considrons pas que ce crime est attnu par le fait quil reflte le fonctionnement normal des politiques et des institutions idologiques - ce quil reflte bien, en fait, et mme sil y a quelque chose de fond dans les spculations ( mon sens, douteuses) propos des problmes personnels de Clinton, elles nont aucun rapport avec la question, pour des raisons que chacun considre comme allant de soi lorsquon juge les crimes des ennemis officiels.

    Une fois ces vrits bien en tte, jetons un coup dil sur tous les articles qua publis la grande presse et que lon se procure facilement. Je ne tiendrai aucun compte des longues analyses sur la validit du prtexte invoqu par Washington, porteur de fort peu de signification morale en comparaison de ses consquences.

    Un an aprs lattaque, dpourvu des mdicaments dimportance vitale que les [installations dtruites] produisaient, le Soudan voit augmenter, inexorablement, le nombre de ses morts. (...)

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  • Ainsi, des dizaines de milliers de personnes - la plupart, des enfants - souffrent et meurent de paludisme, de tuberculose, et autres maladies curables. (...) [Al-Shifa] fournissait la population en mdicaments abordables et fabriquait des produits vtrinaires vendus partout au Soudan. Lusine produisait 90 % des mdicaments les plus utiliss dans le pays. (...) Les sanctions contre le Soudan lui interdisent d importer les quantits de produits pharmaceutiques ncessaires pour couvrir les manques occasionns par la destruction de lusine. (...) Lacte commis par Washington le 20 aot 1998 continue de priver le peuple du Soudan des mdicaments indispensables. Des populations entires doivent se demander comment la Cour internationale de justice de La Haye clbrera cet anniversaire. (Jonathan Belke, Boston Globe, 22 aot 1999.)

    La perte de cette usine est une tragdie pour les communauts rurales qui ont besoin des mdicaments. (Tom Carnaffin, cadre technique, possdant une connaissance intime de lusine dtruite, cit par Ed Vulliamy, Henry McDonald, Shyam Bhatia et Martin Bright, London Observer, 23 aot 1998, page 1.)

    Lusine dAl-Shifa fabriquait 50% des mdicaments du Soudan, et sa destruction laisse le pays sans rserve de chloroquine, le traitement habituel contre le paludisme . Mais des mois aprs, le gouvernement travailliste britannique a refus daccder

  • sa demande de rapprovisionner durgence le pays en chloroquine jusqu ce quil puisse recrer sa propre production pharmaceutique . (Patrick Wintour, Observer, 20 dcembre 1998.)

    Les installations dAl-Shifa taient les seules qui produisaient des mdicaments contre la tuberculose - destins plus de cent mille patients, au prix d environ une livre britannique par mois. Des versions importes, plus onreuses, ne sont pas accessibles pour la plupart d entre eux - ou pour leurs maris, femmes et enfants qui auront t infects depuis. Al-Shifa tait galement la seule usine fabriquant des produits vtrinaires dans ce vaste pays, principalement pastoral. Ses spcialits taient des remdes contre les parasites qui se transmettent de bte berger, et qui sont lune des principales causes de mortalit infantile au Soudan . (fames Astill, The Guardian, 2 octobre 2001.)

    Le bilan silencieux des morts ne cesse daugmenter.

    Ces articles sont tous crits par des journalistes respects, publis dans des journaux importants. La seule exception est Jonathan Belke, le plus autoris de tous ceux que je viens de citer. Directeur d un programme rgional la Fondation du Proche-Orient, il crit en sappuyant sur son exprience du terrain, au Soudan. Cette fondation, qui remonte la Premire Guerre mondiale, est une institution respecte, elle uvre pour le dveloppe

  • ment. Elle fournit une assistance technique aux pays pauvres du Moyen-Orient et dAfrique, privilgie les projets de dveloppement de base, dirigs par les populations concernes, et travaille en troite relation avec de grandes universits, des organisations caritatives, le dpartement dEtat. Collaborent cette fondation des diplomates de renom du Moyen-Orient, et des figures prestigieuses du monde ducatif et de celui du dveloppement, pour cette zone gographique.

    Ainsi, selon des analyses fiables qui nous sont facilement accessibles, la destruction dAl-Shifa, lchelle des populations concernes, pourrait tre dcrite ainsi : ce serait comme si le rseau Ben Laden avait russi, par une unique attaque contre les tats-Unis ce que des centaines de milliers de personnes - la plupart, des enfants - souffrent et meurent de maladies aisment curables , bien que lanalogie, comme je lai dj dit, soit fausse. Le Soudan est lune des zones les moins dveloppes au monde. Son climat rude, ses populations disperses, les risques sanitaires et les infrastructures dfaillantes se combinent pour que la vie de nombreux Soudanais soit une lutte pour survivre . Le pays connat un paludisme endmique, la tuberculose, et bien dautres maladies. Les pidmies priodiques de mningite ou de cholra ny sont pas rares , autrement dit, dans ce pays, les mdicaments abordables sont une ncessit vitale. (Tonathan Belke et Kamal El-Faki, rapports tech-

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  • iques effectus sur le terrain, pour la Fondation du Proche-Orient.) En outre, ce pays ne possde que des zones restreintes de terrains arables, il souffre dune pnurie chronique d eau potable, son taux de mortalit est extrmement lev, il a peu dindustries, il croule sous les dettes, il est ravag par le sida, dvast par une atroce et meurtrire guerre civile et il fait lobjet de svres sanctions. Ce quil advient rellement l-bas, nous ne pouvons que limaginer, et cela vaut aussi pour les estimations de Belke (tout fait plausibles), qui considre quen un an des dizaines de milliers de personnes ont dj t atteintes de maladies et en sont mortes , une consquence directe de la destruction de la plus importante usine qui produisait des mdicaments abordables pour la population, et des produits vtrinaires.

    Nous navons pourtant queffleur la question.Selon le rapport transmis sur-le-champ par lor

    ganisation humanitaire Human Rights Watch, le bombardement a eu comme consquence immdiate que toutes les agences de lONU dont le sige tait Khartoum ont vacu leur personnel amricain. Beaucoup dautres organisations de secours en ont fait autant, ce qui a eu pour rsultat que de nombreuses tentatives d aide ont t retardes pour un temps non dtermin, y compris un projet crucial, amricain, dirig par le Comit international de sauvetage [dans une ville tenue par les forces gouvernementales] o plus de

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  • cinquante personnes originaires du sud du pays meurent chaque jour . Les. Nations unies estiment en effet que dans certaines rgions du su d du Soudan, 2,4 millions de personnes risquent de mourir de faim , et que linterruption des secours dans des populations ravages pourrait provoquer une crise terrible .

    Pire encore, le bombardement amricain semble avoir stopp net la lente volution qui se dessinait vers un compromis entre les diffrentes parties belligrantes du Soudan et a frein le processus qui aurait abouti un trait de paix et mis fin la guerre civile, laquelle a provoqu la mort dun million et demi de personnes depuis 1981 ; ce processus aurait pu galement conduire la paix en Ouganda et dans tout le bassin du Nil . Lattaque, apparemment, a bris [...] les bnfices que lon escomptait la suite dun glissement de politique au sein du gouvernement islamiste du Soudan , qui se dirigeait vers un engagement pragmatique en direction du monde extrieur , en mme temps quil tentait de rsoudre ses crises internes, de cesser de soutenir le terrorisme et de rduire linfluence des islamistes radicaux. (Mark Huband, Financial Times, 8 septembre 1998.)

    Avec de telles consquences, nous pourrions comparer le crime du Soudan avec lassassinat de Lumumba, qui a contribu plonger le Congo dans des dcennies de tueries, non encore acheves ; ou bien avec le renversement du gouverne-

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  • ment dmocratique du Guatemala en 1854, qui a conduit quarante annes dabominables atrocits ; ou dautres situations du mme genre, bien trop nombreuses.

    Les conclusions de Huband ont t reprises trois ans plus tard par James Astill, dans l article cit plus haut. Ce dernier cherche valuer le cot politique pour un pays qui essayait de sortir dune dictature totalitaire militaire, dun islamisme dsastreux et dune guerre civile interminable de lattaque des missiles qui, du jour au lendemain [a replong] Khartoum dans le cauchemar dun extrmisme impuissant. Le cot politique pourrait bien avoir t encore plus dsastreux pour le Soudan que la destruction de ses fragiles services mdicaux , conclut-il.

    Astill cite le docteur Idris Eltayeb, lun des trs rares pharmacologues soudanais, prsident du conseil d administration d Al-Shifa : ce crime, dit- il, est exactement un acte de terrorisme, tout autant que ce qui sest pass contre les Twin Towers - les tours jumelles -, mais la seule diffrence est que nous savons qui la commis. Je ressens beaucoup de tristesse pour tous ceux qui ont perdu la vie [ New-York et Washington], mais en terme quantitatifs et sagissant du cot relatif pour un pays pauvre, [le bombardement du Soudan] a t pire.

    Malheureusement, il pourrait bien avoir raison sur les vies perdues, en termes quantitatifs ,

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  • mme si nous ne prenons pas en compte le cot politique longue chance.

    valuer le cot relatif est une entreprise dans laquelle je ne me lancerai pas, et il va sans dire que le classement des crimes selon ce genre dchelle est gnralement ridicule, mme si la comparaison du nombre des victimes est parfaitement convenable et couramment pratique dans les travaux universitaires.

    Le bombardement a eu galement un cot svre pour le peuple amricain, un cot devenu criant le 11 septembre, ou qui aurait d le devenir. Il me parat remarquable que ce point nait pas t mis suffisamment en vidence - sil la jamais t - , au cours des longues discussions qui ont eu lieu propos des checs des services de renseignements, que lon retrouve larrire-plan des attentats du 11 septembre.

    Juste avant lattaque par les missiles en 1998, le Soudan dtenait deux hommes souponns davoir lanc des bombes contre les ambassades amricaines en Afrique orientale, et en avait averti Washington, comme lont confirm des officiels amricains. Mais les tats-Unis ont rejet loffre de coopration du Soudan et, aprs lattaque des missiles, le Soudan a relch avec colre les suspects (James Risen, New York Times, 30 juin 1999) ; ils ont depuis t identifis comme des agents de Ben Laden. Des rapports rcemment communiqus par le FBI font tat d une raison supplmentaire pour

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  • laquelle le Soudan avait relch avec colre les suspects. Selon ces rapports, le FBI aurait voulu que ces hommes soient extrads, mais le dpartement dEtat avait refus. Une source manant de la direction de la CIA dcrit prsent ce refus ainsi que le rejet dautres offres de coopration faites par le Soudan comme le plus grave de tous les checs imputables aux services de renseignements dans toute cette terrible affaire du 11 septembre. C est la cl de tout ce qui est arriv ensuite en raison des preuves surabondantes que le Soudan proposait de fournir sur Ben Laden, propositions qui ont t repousses plusieurs fois cause de la haine irrationnelle de ladministration Clinton pour le Soudan, indique cette mme source provenant de la CIA. Parmi les offres que le Soudan avait faites et qui ont t rejetes figurait une importante base de donnes concernant Oussama Ben Laden et plus de deux cents dirigeants de son rseau terroriste Al-Qaida, pendant les annes qui ont prcd les attaques du 11 septembre . Le Soudan avait propos Washington de gros dossiers, avec des photos et les biographies dtailles dun grand nombre de ses principaux cadres, et des informations de premier plan sur les intrts financiers dAl-Qaida en de nombreuses rgions du m onde, mais loffre avait t repousse, par haine irrationnelle lgard de ce pays, cible des missiles amricains. Il est convenable de dire que si nous avions possd ces donnes, nous aurions eu

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  • de meilleures chances de prvenir les attaques du 11 septembre, conclut cette mme source, provenant de la direction de la CIA. (David Rose, The Observer, 30 septembre, rapport denqute commande par lObserver )

    On peut donc peine tenter un bilan du bombardement sur le Soudan, mme sil lon met de ct les victimes immdiates soudanaises, probablement des dizaines de milliers. On devrait attribuer le bilan total des victimes un acte unique de terrorisme - du moins si nous avions lhonntet dadopter les rgles que nous appliquons juste titre aux ennemis officiels. Les ractions en Occident nous en apprennent beaucoup sur nous- mmes, condition que nous acceptions de nous regarder dans le miroir.

    Pour en revenir notre petite rgion de par ici qui na jamais ennuy personne , comme le disait Henry Stimson propos de la moiti occidentale du monde, prenons Cuba. Aprs les nombreuses annes de terreur qui ont commenc la fin de 1959, et durant lesquelles des actes pouvantables ont t commis, Cuba aurait d avoir le droit de recourir la violence contre les Etats-Unis, selon la doctrine amricaine que lon ose peine mettre en question. Il est malheureusement trop facile de continuer Pnumration, pas seulement en ce qui concerne les Etats-Unis, mais aussi pour dautres Etats terroristes.

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  • Dans votre livre Culture of Terrorism, vous crivez que la scne culturelle est illumine d'une clart particulire par la pense des colombes librales, qui posent des limites la dissidence acceptable . Comment ces colombes ont-elles ragi depuis les vnements du 11 septembre ?

    Je naime pas gnraliser, prenons donc un exemple concret. Le 16 septembre, le New York Times rapportait que les tats-Unis avaient rclam du Pakistan quil cesse toute aide alimentaire lAfghanistan. Cette demande navait dabord t que suggre, mais l elle tait formule expressment. Parmi les demandes quadressait Washington au Pakistan, il y avait lexigence... que soit mis fin aux convois de camions qui approvisionnent en nourriture et en autres produits la population civile afghane - cette nourriture qui maintient proba-

    . blement des millions de gens au bord extrme de la famine. (John Burns, Islamabad, New York Times.) Quest-ce que cela signifie ? Cela signifie quun nombre inconnu dAfghans affams vont mourir. Sont-ils des talibans ? Non, ils sont victimes des talibans. Beaucoup dentre eux sont des rfugis intrieurs empchs de partir. Mais voil, nous avons l une dclaration qui dit : Okay, mettons- nous tuer un nombre indertmin, peut-tre des millions d Afghans affams, victimes des talibans. cela, quelle a t la raction ?

    J ai pass presque toute la journe suivante suivre les programmes des radios et tlvisions du

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  • monde. J ai continu soulever le problme. Personne en Europe ou aux tats-Unis naurait pens avoir un seul mot de raction. Partout ailleurs dans le monde il y a eu normment de ractions, et mme la priphrie de lEurope, en Grce, notamment. Comment aurions-nous d ragir ? Supposons quil ait exist une puissance assez forte pour dire : Allez, employons un moyen qui fera mourir de faim un nombre immense d Amricains. Pensez-vous que ce soit srieux ? Et, encore une fois, lanalogie est fausse. Car, abandonn aprs avoir t dvast par linvasion sovitique et exploit pour la guerre de Washington, lAfghanistan est en ruines et son peuple dsespr. Nous sommes face lune des crises humanitaires les plus tragiques.

    La National Public Radio, que l'administration Reagan nommait dans les annes 1980 Radio Managua sur Potomac , est galement considre comme l'cart des dbats respectables. Noah Adams, invit l'mission Tout bien considr , a pos ces questions le / 7 septembre : Les assassinats doivent-ils tre autoriss ? Doit-on donner la CIA une marge de manuvre encore plus importante ?

    On ne devrait pas permettre la CIA de commettre des assassinats, ce serait la moindre des choses. Est- ce que la CIA aurait d tre autorise organiser cet attentat par camion pig Beyrouth que jai racont plus tt ?

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  • Au passage, cela na d ailleurs pas t un secret. On en a beaucoup parl dans la grande presse, mme si on la trs rapidement oubli. Aucune loi na t viole. Et il ne sagit pas seulement de la CIA. Est-ce quil aurait d tre permis d'organiser au Nicaragua une arme terroriste qui avait comme tche officielle, selon les propres paroles du dpartement dEtat, d attaquer des cibles faibles du pays, entendez par l des coopratives de paysans qui ne pouvaient pas se dfendre ou des cliniques ? Souvenez-vous que le dpartement d'Etat a approuv officiellement ce genre dattaques tout de suite aprs que la Cour internationale de justice eut ordonn aux tats- Unis de mettre fin leur campagne terroriste internationale et de payer des rparations substantielles.

    Comment nommer une telle attitude ? Et que dire du fait d'avoir mis en place quelque chose comme le rseau Ben Laden, pas lui en personne, mais des organisations en arrire-plan ?

    Les Etats-Unis doivent-ils tre autoriss fournir Isral en hlicoptres de combat utiliss pour commettre des assassinats politiques et des attaques sur des cibles civiles ? Ce nest pas la CIA. C'est ladministration Clinton, et ce, sans quaucune opposition sensible se manifeste. En fait, cela n'a mme pas t mentionn, et les sources taient pourtant irrprochables.

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  • Pourriez-vous dfinir brivement les usages politiques du terrorisme ? Comment s'inscrit-il dans le systme doctrinal ?

    Les tats-Unis mnent officiellement ce que lon appelle une guerre de faible intensit . C est la doctrine officielle. Si vous lisez les dfinitions habituelles d un conflit de faible intensit et que vous les comparez avec les dfinitions officielles du terrorisme donnes par le Code amricain [voir note p. 18, 1" chapitre] vous vous apercevrez quelles sont presque semblables. Le terrorisme est l utilisation de moyens coercitifs dirigs contre des populations civiles dans lintention datteindre des vises politiques, religieuses ou autres. C est ce qui sest pass avec lattaque du World Trade Center, un crime terroriste particulirement horrible.

    Le terrorisme, selon les dfinitions officielles, est simplement une composante de laction des tats, cest la doctrine officielle, et ce nest pas seulement celle des tats-Unis, bien sr.

    Il nest pas, comme on le prtend souvent, l arme des faibles .

    En outre, toutes ces choses devraient tre connues. Il est honteux quelles ne le soient pas. Ceux qui veulent s informer sur ce sujet peuvent commencer par lire les essais publis par Alexandre George, dj cits, qui prsentent de trs nombreux cas. Il y a des faits que les gens ont besoin de savoir s ils veulent comprendre

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  • quelque chose sur eux-mmes. Ces faits sont connus des victimes, bien entendu, mais leurs auteurs prfrent regarder ailleurs.

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  • VLe choix des armes

    Daprs un entretien ralis le 22 septembre 2001 par Michael Albert.

    Q : Supposons, pour notre dbat, que Ben Laden est bien l'origine de ces attentats. Dans ce cas, quelles pouvaient tre ses motivations ? Ces actes ne vont certainement pas aider les populations pauvres et opprimes, et encore moins les Palestiniens, alors quel but visait-il, s'il a planifi l'attaque ?

    CHOMSKY : II faut tre trs prudent l-dessus. Selon Robert Fisk, qui la interview longuement plusieurs reprises, Oussama Ben Laden partage le sentiment de colre qui rgne au Moyen-Orient lgard de la prsence militaire des Etats-Unis en Arabie Saoudite, de leur soutien aux atrocits commises envers les Palestiniens et de leur rle majeur dans la ruine de la socit civile irakienne. Ce sentiment de colre se retrouve chez les riches comme chez les pauvres et'dans tout lventail politique.

    Beaucoup de ceux qui connaissent bien la situation doutent aussi de la capacit de Ben Laden

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  • planifier, quelque part dans une grotte en Afghanistan, cette opration dune sophistication incroyable. Mais il est tout fait plausible que son rseau soit impliqu, et le fait est quil joue auprs de ses membres un rle dinstigateur. Les reseaux terroristes sont dcentraliss, non hirarchiss et communiquent entre eux de manire probablement trs limite. Il se peut que Ben Laden dise la vrit quand il affirme navoir rien su de cette opration.

    Tout cela mis part, Ben Laden est plutt clair lorsquil explique ce quil veut non seulement aux Occidentaux, comme Fisk, qui demandent linterviewer, mais surtout au public arabophone quil atteint par le biais de cassettes largement diffuses. Si lon suit son raisonnement, pour notre dbat, la premire cible est lArabie Saoudite et dautres rgimes rpressifs et corrompus du Moyen-Orient, aucun ntant vritablement islamique . Son rseau et lui sont rsolus soutenir les musulmans qui se dfendent contre les infidles , o que ce soit : en Tchtchnie, en Bosnie, au Cachemire, dans louest de la Chine, en Asie du Sud-Est, en Afrique du Nord, partout peut-tre. Ils ont lanc et gagn la guerre sainte pour expulser les Russes (des Europens qui leurs yeux ne se diffrencient sans doute pas fondamentalement des Anglais ou des Amricains) de lAfghanistan musulman, et ils sont encore plus dtermins expulser les Amricains dArabie Saoudite. C est en effet un pays auquel ils tiennent particulirement puisquil abrite les sites les plus sacrs de lislam.

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  • Lappel de Ben Laden renverser les rgimes violents et corrompus instaurs par des gangsters et des tortionnaires reoit un large cho, comme son indignation devant les atrocits attribues par ui et par dautres aux Etats-Unis, peut-tre pas

    sans raison. Il est absolument exact que ses crimes font un tort considrable aux gens les plus pauvres et les plus opprims de cette rgion du monde. Les derniers attentats, par exemple, ont terriblement nui aux Palestiniens. Mais ce qui parat dune incohrence totale vu de lextrieur peut tre peru assez diffremment de lintrieur. En luttant avec courage contre les oppresseurs, qui sont bien rels, Ben Laden peut passer pour un hros, mme si ses agissements font souffrir la masse des dshrits. Et si les tats-Unis parviennent le tuer, il risque de devenir encore plus puissant, transform en martyr dont on entendra toujours la voix, notamment grce aux cassettes qui circulent. Il est, aprs tout, autant un symbole quune force objective, pour les tats-Unis comme pour une bonne partie de la population.

    Nous avons, je pense, toutes les raisons de le croire sur parole. Et la CIA ne peut pas dire quelle ait t surprise par ses crimes. La riposte des forces radicales islamistes - forces organises, armes et entranes entre autres par les tats-Unis, lgypte, la France, le Pakistan - a commenc ds 1981 avec lassassinat du prsident gyptien Sadate, qui tait pourtant lun des crateurs les plus

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  • enthousiastes des forces rassembles pour faire la guerre sainte contre les Russes. Depuis, les violences se sont poursuivies sans trve.

    La riposte a t plutt directe, et a suivi un schma dj vu et revu pendant cinquante ans dhistoire, qui comprend la diffusion de drogue et la violence. Pour citer un exemple, le principal spcialiste du sujet, John Cooley, raconte que des agents de la CIA ont volontairement aid un religieux islamiste, le cheikh Omar Abdel Rahman, entrer aux tats-Unis en 1990 (Unholy Wars). Il tait dj recherch cette poque par lgypte pour actes de terrorisme. En 1993, il a t impliqu dans lattentat contre le World Trade Center. Cet attentat a t ralis selon les procdures enseignes par les manuels de la CIA fournis, semble-t- il, aux Afghans pendant la guerre contre le' Russes. Le plan comprenait aussi la destruction du btiment de lONU, des tunnels Lincoln et Hol- land, ainsi que dautres cibles. Le cheikh Omar a t jug pour conspiration et condamn une longue peine de prison.

    L encore, si Ben Laden a planifi ces attentats, et surtout si la crainte de voir se reproduire des actions de ce type est fonde, quelle serait la bonne approche pour rduire ou liminer le risque ? Quelles mesures faudrait-il prendre, aux tats-Unis et ailleurs, aux niveaux national et international ? Quels seraient les effets de ces mesures ?

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  • Il ny a pas de cas gnral, mais on peut relever quelques analogies. Quelle tait pour la Grande- Bretagne la solution adopter face aux bombes de lIRA Londres ? Elle aurait pu choisir denvoyer la RAF bombarder ceux qui financent le mouvement, donc viser Boston, par exemple, ou dinfiltrer le rseau afin de capturer ceux qui taient souponns dapporter des fonds, les tuer ou les transfrer Londres pour quils soient jugs.

    Ralisable ou pas, cela aurait t de toute faon une imbcillit criminelle. Lautre option tait d tudier, sans se voiler la face, les peurs et les frustrations sous-jacentes et de tenter dy remdier, tout en suivant la procdure lgale pour punir les criminels. On peut trouver cela beaucoup plus sens. Ou prenons encore lattentat contre le btiment fdral d Oklahoma City. Il a t aussitt suivi dappels bombarder le Moyen-Orient, ce qui se serait probablement pass si on avait trouv le moindre soupon de lien avec cette rgion. Quand on a dcouvert quil sagissait en fait dune attaque planifie chez nous, par quelquun en relation avec les milices, personne na rclam quon raye le Montana et lIdaho de la carte, ou encore la Rpublique du Texas , qui ne cesse d appeler la scession vis--vis du gouvernement illgitime et oppresseur de Washington . En revanche, on a cherch le coupable, quon a trouv, jug et condamn, puis on a pouss lintelligence de la raction jusqu faire leffort de comprendre les

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  • rancunes qui pouvaient motiver de tels crimes et essayer de traiter le problme. Voil au moins la marche suivre quand on se soucie de respecter un minimum de vraie justice et quon espre empcher la rptition de tels actes plutt que la stimuler. On peut pratiquement toujours appliquer les mmes principes, tout en restant attentif la spcificit des circonstances. Dans le cas qui nous occupe, on peut effectivement les appliquer.

    Mais quelles actions les tats-Unis comptent-ils entreprends ' Quelles seront les consquences, s'ils mettent leur projet excution ?

    Ce qui a t annonc est presque une dclaration de guerre adresse tous ceux qui nadhrent pas au recours k violence prconis par Washington, quel que soit leur choix par ailleurs.

    Les nations du monde sont mises au pied du mur : vous rejoignez notre croisade, ou alors vous courez le grand risque de devoir affronter la mort et la destruction . (R.W. Aople, New York Times> 14 septembre.) La rhtorique adopte par Bush le 20 septembre reprend avec force le mme credo. Pris la lettre, cela ressemble une dclaration de guerre presque tousies pays du monde. Mais je suis sr que nous ne devrions pas le prendre la lettre. Les ttes pensantes du gouvernement ne veulent pas saper leurs propres intrts de manire aussi calamiteuse. Nous ne connaissons pas la vraie

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  • nature de leurs plans. Mais je pense quelles vont prter une oreille attentive aux chefs d tat trangers, aux spcialistes du- Moyen-Orient et sans doute aussi leurs propres services secrets, qui tous les mettent en garde contre une offensive militaire massive qui, en faisant un grand nombre de victimes civiles, comblerait totalement les vux des coupables du carnage de Manhattan. Des reprsailles militaires lveraient leur cause, transformeraient leur chef en idole, valideraient le fanatisme au dtriment de la modration. Si lhistoire a jamais eu besoin d un catalyseur pour redclencher un conflit terrible entre les Arabes et lOccident, il risque dtre tout trouv. (Dclaration publie dans le Times, Londres, le 14 septembre, signe Simon Jenkins, qui, avec quelques autres, a insist sur ces points ds le dbut.)

    Mme si Ben Laden est tu - et peut-tre d autant plus, dailleurs - un massacre d innocents ne fera quexacerber les sentiments de colre, de dsespoir et de frustration qui minent la rgion, et pousser de nouveaux volontaires dfendre cette cause horrible.

    Ce que les membres du gouvernement vont dcider de faire dpendra, au moins en partie, de lhumeur qui rgne chez nous, sur laquelle nous pouvons esprer exercer une influence. Nous ne pouvons pas dire avec certitude quelles seront les consquences de leurs actes, pas plus queux- mmes. Mais il y a des estimations plausibles et,

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  • moins de suivre ie cours de la raison, de la loi et des obligations fixes par les traits, les perspectives risquent dtre trs sombres.

    On d it souvent que tes citoyens des nations arabes auraient d prendre la responsabilit de supprimer de la plante les terroristes ou les gouvernements qui soutiennent les terroristes. Quelle est votre raction ?

    H est logique de demander des citoyens dliminer des terroristes et non de les lire des postes levs, de les couvrir d loges et de rcompenses. Mais je nirai pas iusqu dire que nous aurions d faire disparatre de la plante nos reprsentants lus, leurs conseillers, leur claque intellectuelle et leurs clients , ou que nous aurions d dtruire notre gouvernement et d autres gouvernements occidentaux parce quils avaient commis des crimes terroristes ou aid des terroristes dans le monde entier - cela comprend les tats qui sont passs du statut damis et dallis choisis au statut de terroristes parce quils ont dsobi aux ordres amricains : Saddam Hussein, par exemple, et bien dautres. Toutefois, il est plutt injuste daccuser les citoyens soumis des rgimes durs et tyranniques que nous soutenons d ne pas prendre cette responsabilit, quand nous sommes incapables de le faire nous-mmes alors que nous vivons dans des conditions largement plus propices.

  • D'aprs certains, l'histoire a montr quune nation attaque rend coup pour coup. Qu'en pensez-vous ?

    Quand un pays est agress, il essaie si possible de se dfendre. En vertu du prcepte propos, le Nicaragua, le Sud-Vit-nam, Cuba et bon nombre dautres pays auraient d bombarder Washington et dautres villes amricaines, on devrait applaudir les bombes palestiniennes Tel-Aviv et ainsi de suite. C est parce que ces prceptes avaient conduit lEurope au bord de lauto-anantissement aprs des centaines d annes de sauvagerie que les nations du monde ont conu un pacte diffrent, la fin de la Seconde Guerre mondiale. Celui-ci tablit - en thorie du moins - le principe selon lequel tout recours la force est exclu, sauf en cas de lgitime dfense contre une offensive arme, jusqu ce que le Conseil de scurit entre en action pour dfendre la paix et la scurit internationales. Les reprsailles, en part