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Le Profit Avant l Homme Chomsky Noam

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NOAM CHOMSKY

LE PROFIT AVANT

L’HOMME

Traduit de l’américain par Jacques Maas

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« Fait et cause »FAYARD

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Ouvrage apporté par

Hugues Jallon

Titre original :Profit over People.

Neoliberalism and Global Order

© Noam Chomsky, 1999, et 2002 pourl’avant-propos.

© Robert W. McChesney, 1998, pourl’introduction.

© Librairie Arthème Fayard, 2003, pour la traduction française.ISBN 978-2-264-03812-8

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Sur l’auteurNoam Chomsky est un linguiste

éminent, auteur et philosophe politiqueradical de réputation internationale. Ilest aujourd’hui professeur delinguistique au MIT (MassachusettsInstitute of Technology). Il est l’auteurde nombreux ouvrages parmi lesquelsDe la propagande, Le Profit avantl’homme, Dominer le monde ou sauverla planète ?, La Doctrine des bonnesintentions, Les États manqués.

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Introduction

par RobertW. McChesney

Le néo-libéralisme est le paradigmeéconomique et social de notre temps – ildéfinit les politiques et les processusgrâce auxquels une poignée d’intérêtsprivés acquièrent le droit de contrôlertout ce qui est possible dans la viesociale afin de maximiser leurs profitspersonnels. Au départ associé à RonaldReagan et Margaret Thatcher, il est,depuis une vingtaine d’années, le

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courant économico-politique dominantdans le monde, repris par tous les partispolitiques, de droite, du centre etsouvent de la gauche traditionnelle.Ceux-ci représentent ainsi les intérêtsimmédiats d’investisseurs extrêmementriches et de moins d’un millier de trèsgrandes sociétés.

Pourtant, en dehors de certainscercles universitaires et bien sûr desmilieux d’affaires, ce terme demeurelargement inconnu du grand public,surtout aux États-Unis. Les initiativesnéo-libérales y sont présentées commeune politique de liberté des marchés quiencourage l’entreprise privée, permetaux consommateurs de choisir librement,récompense la responsabilité

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individuelle et l’esprit d’entreprise, touten sapant l’action de gouvernementsincompétents, parasitaires etbureaucratiques, qui ne pourront jamaisbien faire même s’ils ont de bonnesintentions, ce qui est rarement le cas.Des efforts de relations publiques menéspendant des générations, financés par lesgrandes sociétés, sont parvenus à donnerà ces termes et à ces idées une aurapresque sacrée. Il en résulte que detelles affirmations ont rarement besoind’être défendues et sont invoquées pourjustifier tout et n’importe quoi, de labaisse des impôts pour les riches àl’abandon des mesures de protection del’environnement et au démantèlementdes programmes d’éducation et

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d’assistance sociale. À dire vrai, touteactivité qui pourrait gêner la dominationdes grandes entreprises sur la société estautomatiquement suspecte, car elleperturbe le fonctionnement des marchéslibres, dont on fait les seules instances àmême de répartir rationnellement,équitablement et démocratiquement lesbiens et services. À entendre lespartisans les plus éloquents du néo-libéralisme, on pourrait croire qu’ilsrendent d’énormes services aux pauvres,et à tout le monde, quand ils appliquentleurs politiques en faveur d’une minoritéde privilégiés.

Celles-ci ont eu à peu près partout lesmêmes conséquences économiques, quin’avaient rien d’inattendu : aggravation

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massive des inégalités sociales etéconomiques, privations accrues pourles plus pauvres des nations et despeuples du monde, désastre pourl’environnement de la planète, instabilitéde l’économie mondiale, mais aussivéritable aubaine sans précédent pourles plus riches. Confrontés à cesréalités, les défenseurs de l’ordre néo-libéral affirment que la majorité de lapopulation finira par bénéficier de sesbienfaits – du moins tant que rienn’entravera les politiques mêmes qui ontexacerbé ces problèmes !

En dernière analyse, les néo-libérauxne peuvent défendre le monde qu’ils sonten train d’édifier en se fondant sur desfaits. Bien au contraire, ils demandent,

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ou plutôt exigent, que l’on ait une foireligieuse dans le caractère infaillibled’un marché dérégulé, faisant appel àdes théories qui remontent auXIXe siècle et ont peu de rapports avecle monde réel. Mais leur ultimeargument est qu’il n’y a pasd’alternative. Tout le reste a échoué –communisme, social-démocratie, etmême un modeste État-providencecomme celui des États-Unis. Lescitoyens de ces nations ont accepté lenéo-libéralisme comme seule voieréalisable. Imparfaite, peut-être, mais iln’existe pas d’autre système économiqueconcevable.

Au cours du XXe siècle, certains ontdit que le fascisme était « le capitalisme

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sans prendre de gants », signifiant par làsans droits ni organisationsdémocratiques. En fait, nous savonsaujourd’hui que le fascisme étaitinfiniment plus complexe. En revanche,cette définition s’applique parfaitementau néo-libéralisme. Il incarne uneépoque où les forces de l’argent sontplus puissantes et plus agressives quejamais et affrontent une oppositionmoins structurée. Dans ces conditionspolitiques, elles tentent de codifier leurpouvoir sur tous les fronts possibles, sibien qu’il est de plus en plus difficile deleur résister, et qu’il devient presqueimpossible pour les forcesdémocratiques extérieures au marchéd’exister.

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C’est précisément leur éliminationqui nous permet de voir comment le néo-libéralisme fonctionne en tant quesystème, non seulement économique,mais aussi politique et culturel. En cedomaine, les différences sont frappantesavec le fascisme, son mépris de ladémocratie formelle, ses organisationsde masse toujours sur le pied de guerre,son racisme et son nationalisme. Là oùle néo-libéralisme fonctionne le mieux,c’est où existe une démocratie électoraleformelle, mais où la population se voitprivée de l’accès à l’information et auxforums publics nécessaires à saparticipation sérieuse à la prise dedécision. Comme l’explique MiltonFriedman, le célèbre gourou néo-libéral,

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dans son livre Capitalisme et Liberté,faire des profits est l’essence même dela démocratie ; tout gouvernement quipoursuit une politique contraire auxintérêts du marché est doncantidémocratique, quand bien même iljouirait d’un large soutien populaire.Mieux vaut donc le cantonner dans lestâches de protection de la propriétéprivée et d’exécution des contrats, touten limitant le débat politique à desproblèmes mineurs, les vraiesquestions – production et distributiondes richesses, organisation sociale –devant être déterminées par les forcesdu marché.

Armés d’une compréhension aussiperverse de la démocratie, les néo-

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libéraux comme Friedman n’eurent rienà objecter, en 1973, au renversement parles militaires chiliens du gouvernementdémocratiquement élu de SalvadorAllende, qui perturbait le contrôle de lasociété par les milieux d’affaires. Aprèsquinze ans d’une dictature brutale etféroce – au nom, bien entendu, de laliberté des marchés –, la démocratie futformellement restaurée en 1989, avecune constitution qui rendait beaucoupplus difficile, voire impossible, pour lescitoyens chiliens la remise en questionde la domination militaro-industriellesur le pays. Voilà un parfait exemple dece qu’est la démocratie néo-libérale :des débats triviaux sur des questionsminimes entre partis qui,

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fondamentalement, poursuivent la mêmepolitique favorable aux milieuxd’affaires, quels que soient lesdifférences formelles et les mots d’ordrede campagne. La démocratie est permiseaussi longtemps que le contrôle exercépar le grand capital échappe auxdélibérations et aux changements vouluspar le peuple, c’est-à-dire aussilongtemps qu’elle n’est pas ladémocratie.

Le système néo-libéral a donc unsous-produit important et nécessaire :des citoyens dépolitisés, marqués parl’apathie et le cynisme. Or, si ladémocratie électorale affecte si peu lavie sociale, il serait irrationnel de luiprêter beaucoup d’attention. Aux États-

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Unis, en 1998, lors des élections auCongrès, on atteignit des recordsd’abstention ; un tiers seulement desinscrits se rendit aux urnes. Bien quesuscitant parfois quelques inquiétudes ausein des partis qui, comme lesdémocrates, attirent les votes desdépossédés, ce phénomène tend à êtreaccepté, voire encouragé, par lespouvoirs en place, lesquels y voient unetrès bonne chose, ceux qui ne votent pasétant surtout, on s’en doute, les pauvreset les ouvriers. Les mesures susceptiblesde ranimer l’intérêt des électeurs etd’accroître leur participation auxscrutins sont étouffées avant mêmed’avoir été discutées publiquement.Toujours aux États-Unis, les deux grands

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partis, dominés et soutenus par lesgrandes sociétés, refusent de réformerdes lois qui rendent pratiquementimpossible de créer de nouveaux partispolitiques (lesquels pourraientreprésenter des intérêts contraires aumarché) et de les laisser faire la preuvede leur efficacité. Ainsi, bien qu’ilexiste un mécontentement, largementpartagé et souvent observé, à l’égard desdémocrates et des républicains, lapolitique électorale est un domaine oùles notions de compétition et de libredétermination n’ont pas grand sens. Àcertains égards, la médiocrité du débatet du choix lors des élections évoqueplutôt les États communistes à partiunique qu’une authentique démocratie.

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Mais ces considérations rendent àpeine compte des conséquencespernicieuses du néo-libéralisme pourune politique culturelle d’inspirationcivique. D’un côté, les disparitéssociales engendrées par les politiquesnéo-libérales sapent tout effort visant àparvenir à l’égalité devant la loinécessaire pour que soit crédible ladémocratie. Les grandes sociétés ont lesmoyens d’influencer les médias et desupplanter le débat politique ; elles nese privent pas de les utiliser. Lors desélections américaines, pour ne citerqu’un exemple, le quart le plus riche de1 % la population est responsable de80 % des contributions politiquesindividuelles, et les grandes sociétés

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dépensent dix fois plus que lessyndicats. Sous un régime néo-libéral,tout cela est parfaitement logique ; lesscrutins ne font que refléter les principesdu marché, les contributions financièressont autant d’investissements. On voitdonc se renforcer dans la majorité de lapopulation le sentiment que les électionsne servent à rien, ce qui assure lemaintien de la domination, jamaisremise en question, des grandessociétés.

D’un autre côté, pour que ladémocratie soit efficace, il faut que lesgens se sentent liés à leurs concitoyens,et que ce lien se manifeste par diversesorganisations et institutions qui ne soientpas soumises au marché. Une politique

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culturelle vivante a besoin de groupescommunautaires, de bibliothèques, delieux de rencontre publics,d’associations, de syndicats, quifourniront aux citoyens des occasions dese retrouver, de communiquer, decôtoyer les autres. La démocratie néo-libérale, fondée sur l’idée du marchéüber alles, s’en prend directement à cetobjectif. Elle produit non pas descitoyens, mais des consommateurs ; nonpas des communautés, mais des centrescommerciaux ; ce qui débouche sur unesociété atomisée, peuplée d’individusdésengagés, à la fois démoralisés etsocialement impuissants. En bref, lenéo-libéralisme est, et restera, leprincipal ennemi d’une authentique

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démocratie participative, non seulementaux États-Unis mais sur toute la planète.

Il est normal que Noam Chomsky soitau premier rang dans la bataille menéeaujourd’hui pour la démocratie et contrele néo-libéralisme. Dans lesannées 1960, il fut l’un des plus vifsdénonciateurs de la guerre du Viêt-Namet, plus largement, l’analyste le plusféroce de la manière dont la politiqueétrangère américaine ébranle ladémocratie, foule aux pieds les droits del’homme et défend les intérêts d’uneminorité de privilégiés. Dans lesannées 1970, il entama, avec Edward S.Herman, des recherches sur la façondont les médias américains servent lesintérêts de l’élite et sapent la capacité

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des citoyens à mener leur vie de manièreréellement démocratique. Leur livreparu en 1988, Manufacturing Consent,demeure un point de départ obligé pourquiconque veut étudier sérieusementcette question.

Tout au long de ces années, Chomsky,en qui on peut voir un anarchiste ou, plusexactement, un socialiste libertaire, estapparu comme l’opposant résolu etconséquent des régimes et des partiscommunistes et léninistes. Il a appris àd’innombrables personnes, dont moi-même, que la démocratie est la pierre detouche non négociable de toute sociétépost-capitaliste valant la peine qu’onlutte pour elle. Dans le même temps, il adémontré à quel point il est absurde de

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confondre capitalisme et démocratie, oude croire que les sociétés capitalistes,même dans le meilleur des cas,permettront d’accéder à l’information oude participer aux prises de décisionautrement que dans les conditions lesplus étroites et les plus contrôlées. Jedoute que quiconque, hormis peut-êtreGeorge Orwell, l’ait jamais égalé danscette capacité à percer à jourl’hypocrisie des dirigeants et desidéologues des sociétés aussi biencommunistes que capitalistes, chacunaffirmant que la sienne est la seulevéritable forme de démocratie à laquellepuisse prétendre l’humanité.

Dans les années 1990, les recherchespolitiques de Chomsky, jusque-là

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menées sur plusieurs fronts – de l’anti-impérialisme et de l’analyse critique desmédias aux écrits sur la démocratie et lemouvement syndical –, se sont unifiées,culminant dans des œuvres telles quecelle-ci, qui évoque les menaces que faitpeser le néo-libéralisme sur les sociétésdémocratiques. Chomsky a beaucoup faitpour renouveler la compréhension desexigences sociales de la démocratie,s’inspirant des Grecs de l’Antiquitémais aussi des grands penseurs desrévolutions démocratiques du XVIIe etdu XVIIIe siècle. Comme il le montrebien, il est impossible d’être en mêmetemps l’avocat d’une démocratieparticipative et le champion ducapitalisme, ou de toute autre société

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divisée en classes. En déterminant laportée des luttes historiques réelles pourla démocratie, il révèle également à quelpoint le néo-libéralisme n’a rien denouveau ; il ne représente que la versionactuelle de la bataille des riches et desprivilégiés pour circonscrire les droitspolitiques et les pouvoirs civiques de lamajorité.

On peut aussi voir en Chomsky leprincipal critique de la mythologie quifait des marchés « libres » quelquechose de naturel – ce joyeux refrain quinous est martelé sans fin : l’économieest concurrentielle, rationnelle, efficace,équitable. Comme il le fait remarquer,les marchés ne sont pratiquement jamaiscompétitifs. L’économie est, pour sa

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plus grande part, dominée par de trèsvastes sociétés qui disposent d’unpouvoir de contrôle énorme sur leursmarchés et, par conséquent, n’ont guèreà affronter cette concurrencequ’évoquent les manuels et les discoursdes politiciens. De surcroît, elles sont enréalité des organisations totalitaires,opérant selon des règles nondémocratiques. Que l’économie soit à cepoint structurée autour d’ellescompromet sévèrement notre capacité àconstruire une société démocratique.

La mythologie de la liberté desmarchés prétend également que lesappareils d’État sont des institutionsinefficaces dont on devrait limiter lespouvoirs de manière à ne pas porter tort

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à la magie d’un laisser-faire naturel. Enfait, comme le souligne Chomsky, ilsjouent un rôle essentiel dans le systèmecapitaliste moderne. Ils subventionnentmassivement les grandes sociétés ets’emploient à défendre leurs intérêts surde nombreux fronts. Si celles-ci exaltentl’idéologie néo-libérale, c’est souventpure hypocrisie : elles comptent bienque les États leur transmettront l’argentdes impôts et protégeront leurs marchésde la concurrence. Mais elles tiennentaussi à s’assurer qu’ils ne les taxerontpas ni ne soutiendront des intérêtsétrangers aux leurs, en particulier ceuxdes pauvres et de la classe ouvrière.Ainsi, les États sont plus puissants quejamais, mais dans l’optique du néo-

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libéralisme ils n’ont plus à fairesemblant de se préoccuper du sort desautres.

Et le rôle déterminant des États et deleur politique n’est nulle part plusapparent que dans l’émergence d’uneéconomie de marché mondialisée. Ceque les idéologues des milieuxd’affaires nous présentent commel’expansion naturelle, au-delà desfrontières, des marchés libres est enréalité tout le contraire. Lamondialisation est le résultat de lapuissance des États, notamment desÉtats-Unis, qui imposent des accordscommerciaux aux peuples du mondepour permettre plus facilement à leursgrandes sociétés, et aux riches, de

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dominer les économies des nations detoute la planète sans avoir aucuneobligation envers leurs peuples. Ceprocessus est parfaitement clair dans lacréation de l’OMC (Organisationmondiale du commerce) au début desannées 1990, comme dans lesdélibérations secrètes sur l’AMI(Accord multilatéral surl’investissement).

À dire vrai, l’incapacité à discuterhonnêtement et franchement de lui-mêmeest l’une des caractéristiques les plusfrappantes du néo-libéralisme. Lacritique faite par Chomsky de l’ordrequ’il impose ne peut, dans les faits,atteindre le grand public en dépit de sapuissance empirique, et en raison même

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de son engagement démocratique. Ici,l’examen par Chomsky du systèmedoctrinal des démocraties capitalistesest des plus utiles. Les médias,l’industrie des relations publiques, lesidéologues universitaires, la cultureintellectuelle en général, jouent un rôleessentiel dans la fabrication des« illusions nécessaires », celles qui fontapparaître comme rationnelle,bienveillante et nécessaire (à défautd’être nécessairement désirable) unesituation déplaisante. Comme Chomskys’empresse de le faire remarquer, il nes’agit pas d’une conspiration despuissants : elle est inutile. Une grandediversité de mécanismes institutionnelspermet d’envoyer des signaux aux

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intellectuels, aux experts et auxjournalistes, les poussant à considérer lestatu quo comme le meilleur des mondespossibles, et à ne pas défier ceux qui enbénéficient. Tout le travail de Chomskyconsiste à faire appel aux activistesdémocrates afin qu’ils refondententièrement notre système médiatique,de telle sorte qu’il puisse s’ouvrir à desperspectives et à des enquêtes opposéesaux grandes sociétés et au néo-libéralisme. C’est également un défilancé aux intellectuels, ou du moins àceux qui se disent attachés à ladémocratie, pour qu’ils se regardentsans complaisance dans le miroir et sedemandent en faveur de quelles valeurs,de quels intérêts, ils agissent.

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La description que donne Chomsky dela mainmise des grandes sociétés surl’économie, la politique, le journalismeet la culture est si accablante que chezcertains lecteurs elle peut susciter unsentiment de résignation. Dans cetteépoque marquée par la démoralisation,certains pourraient être tentés d’allerplus loin et de conclure que, si noussommes pris dans ce système régressif,c’est parce que, hélas, l’humanité esttout simplement incapable de créer unordre social plus humain, plus égalitaireet plus démocratique.

En fait, la principale contribution deChomsky pourrait bien être de toujourssouligner les tendancesfondamentalement démocratiques des

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peuples du monde et le potentielrévolutionnaire qu’elles exprimentimplicitement. Que les grandes sociétésse donnent tant de mal pour empêcher lamise en place de toute démocratiepolitique authentique est la meilleurepreuve de l’existence de ces tendances.Les maîtres du monde se rendent biencompte que leur système a été créé poursatisfaire les besoins d’une infimeminorité, non ceux de la majorité –laquelle, par conséquent, ne doit jamaisse voir permettre de contester ou demodifier les règles du jeu. Même dansles démocraties actuelles, si boiteusesqu’elles soient, les milieux d’affairesveillent sans cesse à ce que lesquestions importantes – ainsi les

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négociations sur l’AMI – ne soientjamais débattues publiquement. Et ilsdépensent des fortunes à financer uneindustrie des relations publiques chargéede convaincre les Américains, et lesautres, qu’ils vivent dans le meilleur desmondes possibles. Selon cette logique,le temps de se préoccuper d’éventuellesaméliorations sociales viendra quandces milieux, renonçant à la propagandeet à l’achat des élus, permettrontl’existence de médias représentatifs etcontribueront à la mise en place d’unedémocratie participative réellementégalitaire parce qu’ils ne redouterontplus le pouvoir du grand nombre. Maisil n’y a aucune raison de croire que cetemps viendra jamais.

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Le grand message du néo-libéralisme,c’est qu’il n’y a pas d’alternative austatu quo et que l’humanité a d’ores etdéjà atteint son niveau le plus élevé.Chomsky fait remarquer que plusieurspériodes ont déjà été considéréescomme la « fin de l’Histoire ». Dans lesannées 1920, puis dans les années 1950,les élites américaines affirmaient que lesystème fonctionnait parfaitement et quela passivité des masses témoignait deleur satisfaction. Dans les deux cas, lesévénements survenus peu après ontmontré l’absurdité de cette conviction.J’ai tendance à penser que, à compter dujour où les forces démocratiquesremporteront quelques victoirestangibles, elles retrouveront des

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couleurs ; alors, les discours niant toutepossibilité de changement connaîtront lemême sort que les fantasmes d’autrefoissur le règne glorieux des élites, destiné àdurer mille ans.

L’idée d’une absence d’alternative austatu quo est plus incongrue que jamais àune époque comme la nôtre, où existentdes technologies extraordinaires pouraméliorer la condition humaine. Il estvrai que la marche à suivre pour créerun ordre post-capitaliste fiable, libre ethumain est encore floue, et que cettenotion même a quelque chosed’utopique. Mais à chaque progrèshistorique, de l’abolition de l’esclavageà la décolonisation, il a bien fallusurmonter l’idée que c’était

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« impossible » puisque cela n’avaitencore jamais été fait. Et, comme lesouligne Chomsky, c’est à l’activismepolitique organisé que nous devons lesdroits démocratiques et les libertés dontnous jouissons aujourd’hui – suffrageuniversel, droits civiques, droits desfemmes, des syndicats… Même si unesociété post-capitaliste paraît encoreinaccessible, nous savons que l’activitépolitique peut rendre plus humain lemonde dans lequel nous vivons. En nousrapprochant petit à petit de cet objectif,peut-être redeviendrons-nous capablesde penser l’édification d’une économiepolitique reposant sur la coopération,l’égalité, l’autonomie et la libertéindividuelle.

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En attendant, la lutte pour leschangements sociaux n’a rien d’unproblème hypothétique. L’ordre néo-libéral actuel a engendré des criseséconomiques et politiques de très grandeampleur, de l’Extrême-Orient à l’Europede l’Est et à l’Amérique latine. Dans lesnations développées d’Europe,d’Amérique du Nord et du Japon, laqualité de la vie demeure fragile et lasociété est le théâtre d’une agitationconsidérable. Il faut s’attendre àd’énormes bouleversements dans lesannées et les décennies à venir.Toutefois, on ne sait guère sur quoi ilsdéboucheront, et il y a peu de raisons decroire qu’ils trouveront automatiquementune solution démocratique et humaine.

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L’issue en sera déterminée par lamanière dont nous, le peuple, sauronsnous organiser, réagir, agir. Comme ledit Chomsky, si l’on fait comme s’iln’existait aucune possibilité dechangement favorable, il n’y en auraaucune. À vous – à nous – de choisir.

Robert W. McChesney, Madison, Wisconsin,

octobre 1998.

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Avant-propos Un monde sans guerre

(Discours au Forumsocial mondial

de Porto Alegre,1er février 2002)

J’espère que vous ne m’en voudrezpas si je plante le décor en recourant àquelques truismes. Que nous vivionsdans un monde marqué par les conflits etles confrontations n’a rien de très

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nouveau. Il faut tenir compte deparamètres et de facteurs complexes,mais ces dernières années les lignes defront ont été tracées de manière asseznette. Pour simplifier, mais pas trop, il ya d’un côté les concentrations depouvoir, étatiques ou privées,étroitement liées entre elles. De l’autre,la population des pays du monde.Autrefois, on aurait appelé cela une« guerre de classes » – termeaujourd’hui désuet.

Les concentrations de pouvoirpoursuivent cette guerre de manièreimplacable et très volontariste. Lesdocuments gouvernementaux et lespublications du monde des affairesrévèlent qu’elles sont composées, pour

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l’essentiel, de marxistes vulgaires – lesvaleurs étant bien entendu inversées. Etelles ont peur – une peur qui remonte enfait à l’Angleterre du XVIIe siècle. Ellesse tendent compte, en effet, que leursystème de domination est fragile, qu’ils’appuie sur la mise au pas des massespar divers moyens – des moyens qui fontl’objet d’une quête désespérée : cesdernières armées, on a essayé lecommunisme, le crime, la drogue, leterrorisme, et bien d’autres. Lesprétextes changent, mais les politiquesdemeurent assez stables. Parfois, lechangement de prétexte, avec unepolitique restant identique, est assezspectaculaire, et il est difficile de ne pass’en apercevoir, comme ce fut le cas

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après l’effondrement de l’URSS. Bienentendu, on saisit toutes les occasions depoursuivre la mise en œuvre de mesuresparticulières : le 11 septembre en est unexemple typique. Les crises permettentd’exploiter les peurs et les inquiétudes,de faire en sorte que l’adversaire semontre soumis, obéissant, silencieux,éperdu, tandis que les puissants enprofitent pour appliquer avec unevigueur encore accrue leurs programmespréférés. Ceux-ci peuvent varier enfonction de la société considérée : dansles États les plus brutaux, escalade de larépression et de la terreur ; là où lepeuple s’est assuré davantage delibertés, mesures visant à imposer samise au pas, tout en faisant passer

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toujours plus de richesses et de pouvoiraux mains d’un petit nombre. Il n’est pasdifficile de trouver des exemples dans lemonde entier au cours de ces derniersmois.

Il est certain que les victimes doiventrésister à cette prévisible exploitationdes crises et se concentrer sur leurspropres efforts, de manière tout aussiimplacable, dirigés vers les questionsessentielles, qui, elles, ne changent pasbeaucoup : militarisme croissant,destruction de l’environnement, assautde grande ampleur contre la démocratieet la liberté – autant d’éléments qui sontau cœur des programmes « néo-libéraux ».

À l’heure où je parle, le conflit en

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cours est symbolisé par deux réunions,le présent Forum social, et le Foruméconomique mondial de New York. Cedernier, pour citer la presse américaine,rassemble ceux « qui font bouger leschoses », les « riches et célèbres »« sorciers du inonde entier », « chefs degouvernement et responsables degrandes sociétés, ministres d’État ethommes de Dieu, experts etpoliticiens », qui vont « se livrer à deprofondes réflexions » et traiter des« grands problèmes auxquels l’humanitéest confrontée ». On nous donnequelques exemples, ainsi : « Commentintroduire des valeurs morales dans nosactivités ? » On trouve aussi un groupede discussion intitulé « Dis-moi ce que

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tu manges », dirigé par « le princerégnant de la scène gastronomique new-yorkaise », dont les élégants restaurantsseront « envahis par les participants ».On signale également un « anti-forum »au Brésil, où l’on attend50 000 personnes. Ce sont « des cinglésqui se rassemblent pour protester contreles réunions de l’Organisation mondialedu commerce ». On peut même enapprendre davantage sur eux grâce à laphoto d’un type d’allure miteuse, levisage dissimulé, qui écrit sur un mur« Tueurs du monde ».

À l’occasion de leur « carnaval »,comme on l’appelle, les cinglés jettentdes pierres, couvrent les murs degraffitis, chantent et dansent, évoquent

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des sujets si fastidieux qu’il ne vaut pasla peine d’en parler, du moins dans lapresse américaine : investissements,commerce, structures financières, droitsde l’homme, démocratie, développementdurable, relations entre le Brésil etl’Afrique, AGCS[1], et autres questionsmarginales. Ils ne se livrent pas à « deprofondes réflexions » sur les « grandsproblèmes » : ceci est la tâche dessorciers de Davos, réunis cette année àNew York.

J’ai tendance à penser que cetterhétorique infantile est le signe d’uneinsécurité bien méritée.

Les cinglés de « l’anti-forum » réuniici sont présentés comme « opposés à lamondialisation » – propagande que nous

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devrions repousser avec mépris. La« mondialisation » désigne toutsimplement une intégrationinternationale. Aucune personne sained’esprit ne peut être« antimondialisation ». Cela devrait êtreparticulièrement évident pour lessyndicats et la gauche, qui n’ignorent pasla signification du terme« international ». En fait, le Forumsocial mondial est la réalisation la plusexcitante et la plus prometteuse desespoirs de la gauche et des mouvementspopulaires, depuis leurs origines, devoir se créer une véritable Internationalequi mettrait en œuvre un programme demondialisation soucieux des intérêts etdes besoins des peuples, au lieu de ceux

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de concentrations de pouvoirdépourvues de légitimité. Bien entendu,ces dernières veulent s’approprier leterme « mondialisation » et lui fairedésigner uniquement leur propre versionde l’intégration internationale, soucieusede leurs seuls intérêts, ceux des peuplesrestant accessoires. Cette terminologieridicule étant bien en place, ceux quisont en quête d’une forme saine et justede mondialisation sont qualifiés demilitants « antimondialisation » etcaricaturés comme autant deprimitivistes désireux d’en revenir àl’âge de pierre, portant tort aux pauvres,et autres formules insultantes dont nousavons l’habitude.

Les sorciers de Davos constituent ce

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qu’ils appellent modestement la« communauté internationale », mais jepréfère l’expression employée par leplus important journal du monde desaffaires, le Financial Times : les« maîtres de l’univers ». Comme ilsvouent tous une vive admiration à AdamSmith, nous pourrions nous attendre à cequ’ils souscrivent à sa description deleur comportement, bien qu’il se soitborné à les appeler les « maîtres del’humanité » – c’était avant la conquêtede l’espace[2]. […]

Je reviendrai sur ces questions, maisd’abord quelques mots sur le sujet decette séance, qui leur est étroitement lié :« Un monde sans guerre ». Rares sontles choses certaines dans le domaine des

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affaires humaines, mais elles existent.Par exemple, nous pouvonsraisonnablement affirmer que nous nousacheminons soit vers un monde sansguerre, soit vers plus de monde du tout –en tout cas qui soit habité par descréatures autres que les bactéries, lesscarabées et quelques autres espèces. Laraison en est bien connue : les humainsont mis au point des moyens dedestruction mutuelle, et bien d’autreschoses encore, et depuis un demi-siècleils ont plusieurs fois été dangereusementprès d’en faire usage. En outre, lesdirigeants du monde civilisé s’emploientdésormais à accroître ces dangers quimenacent notre survie en sachantparfaitement ce qu’ils font, du moins

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s’ils lisent les rapports de leurs servicesde renseignement et d’analystesstratégiques respectés, dont beaucoupsont favorables à cette course à ladestruction. Plus inquiétant encore, lesplans en ce sens sont développés et misen œuvre sur des bases rationnelles, entout cas par rapport au cadre deréférence dominant des idéologies et desvaleurs, dans lequel la survie passe bienaprès l’« hégémonie », objectifpoursuivi par les défenseurs de cesprogrammes, comme ils le reconnaissentfranchement.

Des guerres à propos de l’eau, del’énergie ou d’autres ressources ne sontpas inconcevables dans l’avenir, avecdes conséquences qui pourraient être

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dévastatrices. Pour l’essentiel, toutefois,les guerres ont été liées à l’impositiondu système des États-nations, formationsociale artificielle qui en règle généralea dû être instituée par la violence. C’estla première raison qui explique quel’Europe ait été pendant des sièclesl’endroit le plus sauvage et le plus brutaldu monde, tout en conquérant le reste dela planète. Ses efforts en vue d’imposerdes systèmes étatiques aux territoiresconquis sont à l’origine de la plupart desconflits actuellement en cours, aprèsl’effondrement du système colonialproprement dit. En 1945, l’Europe dutabandonner son sport favori, lemassacre réciproque, quand on compritque la prochaine fois serait la dernière.

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Une autre prédiction qu’il nous estpossible de faire avec une confianceraisonnable est qu’il n’y aura pas deguerres entre les grandes puissances,pour la bonne raison que si elle serévèle fausse il n’y aura plus personnepour nous le signaler.

De surcroît, l’activisme populaire ausein des sociétés les plus riches et lesplus puissantes a eu un effet civilisateur.Ceux « qui font bouger les choses » nepeuvent plus se livrer à ces agressionsde longue durée qui autrefoisconstituaient des options envisageables,comme lorsque les États-Unis, voilàquarante ans, attaquèrent le Sud-Viêt-Nam, en détruisant une bonne partieavant que commencent à s’exprimer des

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protestations populaires significatives.Car, parmi les nombreux effetscivilisateurs de l’agitation desannées 1960, on citera cette largeopposition aux agressions et auxmassacres à grande échelle, reformuléedans le système idéologique actuelcomme un refus d’accepter les pertesdans les forces armées (le « syndromevietnamien »). C’est pourquoi lesreaganiens durent recourir au terrorismeinternational, faute de pouvoir envahirdirectement l’Amérique centrale sur lemodèle Kennedy-Johnson, lors de leurguerre visant à venir à bout de lathéologie de la libération, pourreprendre la formule que l’École desAmériques[3] emploie avec orgueil. Les

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mêmes types de changements expliquentqu’en 1989 les rapports des services derenseignement destinés à la nouvelleadministration Bush (le père) l’aient misen garde : en cas de conflits avec des« ennemis beaucoup plus faibles » – lesseuls qu’il vaille la peine d’affronter –,les États-Unis devraient « les vaincrerapidement et de manière décisive »,faute de quoi la campagne militaireperdrait « tout soutien politique », ce quisous-entend que celui-ci était faible dèsle départ. Depuis, les guerres s’en sonttenues à ce modèle, tandis que l’ampleurdes protestations croissait fortement. Il ya donc bel et bien des changements, maisde nature variée.

Quand les prétextes disparaissent, il

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faut en concocter de nouveaux pourpouvoir contrôler le « grand animal » –la population indocile, dans les termesdes pères fondateurs de la démocratieaméricaine –, tandis que les politiquestraditionnelles se poursuivent, adaptéesà des circonstances inédites. Cettenécessité était déjà claire il y a vingtans. Il était difficile de ne pas se rendrecompte que l’ennemi soviétique seheurtait à des problèmes internes et neconstituerait plus très longtemps unemenace crédible. C’est en partie laraison pour laquelle l’administrationReagan, à cette époque, déclara que la« guerre contre la teneur » seraitdésormais l’axe de la politiqueétrangère américaine, plus

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particulièrement en Amérique centrale etau Moyen-Orient, principales sources dela peste diffusée par « des adversairespervers de la civilisation elle-même »,partisans d’un « retour du mondemoderne à la barbarie », commel’expliqua George Shultz, un modéré, ennous prévenant que la violence serait lasolution car elle permettait d’éviter« tous moyens légalistes utopiques telsque la médiation des tiers, la Courinternationale de La Haye ou les Nationsunies ». Inutile de nous attarder sur lamanière dont la guerre fut menée, dansces deux régions comme ailleurs, par unextraordinaire réseau d’États clients etde mercenaires – le véritable « axe dumal », pour reprendre une formule plus

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récente.Il n’est pas sans intérêt de noter

qu’après le 11 septembre, dans les moisqui suivirent cette « redéclaration » deguerre au terrorisme avec une rhétoriquesensiblement identique, tous ces faits ontété effacés, y compris la condamnationdes États-Unis pour terrorismeinternational par la Cour internationalede La Haye et le Conseil de sécurité (oùla résolution fît l’objet d’un vetoaméricain), condamnation à laquelle ilsrépondirent par une escalade brutale deleurs propres attaques terroristesauxquelles il leur avait été ordonné demettre un terme. Pareillement tu, le faitque ceux-là mêmes qui dirigentaujourd’hui les secteurs diplomatique et

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militaire de la nouvelle administrationfurent les principaux responsables desatrocités terroristes commises enAmérique centrale et au Moyen-Orientpendant la première phase de la « guerrecontre la terreur ». Le silence quientoure ces questions est un véritablehommage à la discipline et àl’obéissance des classes éduquées dansles sociétés libres et démocratiques.

On peut raisonnablement penser que,dans les années à venir, la « guerrecontre la terreur » servira une fois deplus de prétexte aux interventions et auxatrocités, et pas simplement à celles desÉtats-Unis – la Tchétchénie n’est en cedomaine qu’un exemple parmi d’autres.S’attarder sur ce qui s’annonce en

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Amérique latine est inutile, surtout ici auBrésil, première cible de la vague derépression qui a balayé le continentaprès que l’administration Kennedy,prenant une décision d’importancehistorique, eut chargé les militaireslatino-américains non plus de « défendrel’hémisphère », mais d’assurer la« sécurité intérieure » – euphémismedésignant la terreur d’État dirigée contrela population. Et cela continue, à trèsgrande échelle […].

La « guerre contre la terreur » aévidemment fait l’objet d’uneconsidérable littérature, pendant lesannées 1980 lors de sa première phase,puis au cours des mois qui ont suivi la« redéclaration » de guerre. Une

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caractéristique intéressante de ce flot decommentaires, alors comme aujourd’hui,est que l’on ne nous explique jamais cequ’est la « terreur ». On nous dit plutôtque c’est une question épineuse etcomplexe. C’est d’autant plus curieuxque les documents officiels américainsen donnent des définitions simples.L’une d’elles la désigne ainsi comme« l’usage calculé de la violence, ou dela menace de violence, en vued’atteindre des objectifs de naturepolitique, idéologique ou religieuse ».Elle semble convaincante à premièrevue, mais elle ne saurait être adoptée,pour deux bonnes raisons : la premièreest qu’elle s’applique aussi à lapolitique officielle américaine, appelée

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« contre-terrorisme » ou « conflit debasse intensité » ; la seconde est qu’elleconduit à donner les mauvaisesréponses. Ce sont là des faits tropévidents pour que l’on s’y attarde – bienqu’ils soient mis sous le boisseau avecune efficacité remarquable.

Le problème qui consiste à trouverune définition de la « teneur » pouvantexclure les cas les plus voyants esteffectivement épineux et complexe. Ilexiste heureusement une solutionsimple : la définir comme étant cellequ’ils exercent contre nous. Un examende la littérature universitaire, desmédias et des revues intellectuellesmontre que le recours à cette définitionest à peu près général, et que s’en

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écarter provoque aussitôtd’impressionnantes fureurs. C’estd’ailleurs une pratique d’emploiuniversel : les militaires d’Amérique duSud protégeaient les populations de « lateneur venue de l’extérieur », comme lesJaponais en Mandchourie et les nazis enEurope occupée. S’il existe uneexception, j’avoue ne pas l’avoirtrouvée.

Revenons-en à la « mondialisation »et aux liens qui l’unissent aux menacesde guerre – et peut-être à une guerreterminale.

La version de la « mondialisation »mise en circulation par les maîtres del’univers jouit du large soutien desélites, ce qui n’a rien de surprenant, de

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même que ce que l’on appelle les« accords sur la liberté du commerce » –que le Wall Street Journal, plushonnêtement, qualifie d’« accords sur laliberté des investissements ». On neparle guère de ces questions et certainesinformations essentielles sont toutsimplement passées sous silence : aubout d’une décennie, la position dumouvement syndical américain surl’ALENA et les conclusions du bureaude recherches du Congrès (l’OTA,Office of Technology Assessment), quivont dans le même sens, n’ont toujourspas été rapportées par les médias etrestent uniquement diffusées par dessources contestataires. Bien entendu, cessujets sont aussi exclus des débats

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électoraux. Il y a de bonnes raisons àcela. Les maîtres savent parfaitementque l’opinion publique exprimerait sonopposition si elle disposait desinformations nécessaires. Toutefois, ilsse montrent beaucoup plus francs quandils discutent entre eux. C’est ainsi qu’il ya quelques années, sous la vive pressiondu grand public, le Congrès a rejeté laloi dite « Fast Track », qui aurait permisau Président de négocier seul desaccords économiques internationaux enne laissant plus aux parlementaires quele pouvoir de les approuver ou(théoriquement du moins) de les rejeter,sans possibilité de les discuter –l’opinion publique, elle, n’étantinformée de rien. Comme les autres

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organes d’opinion de l’élite, le WallStreet Journal fut accablé par l’échecd’un projet visant à saper la démocratie.Mais il avait une explication : lesadversaires de ces mesures d’allurestalinienne disposaient de l’« armeabsolue », l’appui du grand public –lequel devait donc être maintenu dansl’ignorance[4]. Cela est d’autant plusimportant que, dans une sociétédémocratique, les dissidents ne peuventpas être simplement emprisonnés ouassassinés, comme au Salvador, enTurquie ou en Colombie, champions dumonde actuels de ces méthodes – etprincipaux bénéficiaires de l’aidemilitaire américaine si l’on met de côtéIsraël et l’Égypte.

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On peut se demander pourquoi,depuis de nombreuses années,l’opposition du grand public à la« mondialisation » est si vive. Celasemble en effet étonnant puisque cettedernière a permis une prospérité sansprécédent –c’est du moins ce que l’onnous répète sans arrêt, notamment auxÉtats-Unis, qui auraient une « économiede conte de fées ». Tout au long de ladernière décennie, ceux-ci ont connu« le plus grand boom économique de[leur histoire], et [de celle] du monde »,écrivait Anthony Lewis dans le NewYork Times il y a un an, le refrainhabituel nous venant cette fois de lagauche de l’éventail politique.Naturellement, on reconnaît qu’il y a des

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lacunes : le miracle économique a laissébien des gens derrière lui, et nous autresqui avons si bon cœur devrions y fairequelque chose. En fait, ces carencesreflètent un dilemme aussi profondqu’inquiétant : la croissance et laprospérité qu’entraîne la« mondialisation » s’accompagnentd’inégalités elles aussi en pleineexpansion, car certains manquent destalents nécessaires pour bénéficiercomme il se doit des cadeauxmerveilleux et des opportunités qui seprésentent.

Ce tableau est si conventionnel quel’on aura peut-être du mal à se rendrecompte qu’il n’a qu’un rapport lointainavec la réalité – une réalité bien connue

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depuis le début. Jusqu’au bref « mini-boom » de la fin des années 1990 (qui,pour la majeure partie des gens,compensa à peine la stagnation et lerecul qui l’avaient précédé), lacroissance per capita au cours de ladécennie a été pratiquement la même quedans le reste du monde industrialisé,bien plus faible en tout cas qu’au coursdes 25 premières années de l’après-guerre – avant la prétendue« mondialisation » –, et insignifiante parrapport à la période du second conflitmondial, où les États-Unis connurent belet bien le plus grand boom économiquede leur histoire – et l’économie étaitalors semi-dirigée. Comment l’imageofficielle peut-elle à ce point différer de

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tous ces faits parfaitement avérés ? Laréponse est d’une simplicité enfantine.Les années 1990 ont réellement été lecadre d’un grand boom économique,mais pour une toute petite couchesociale. Il se trouve qu’elle comprendtous ceux qui se chargent d’annoncer lesbonnes nouvelles aux autres. Et on nepeut les accuser de malhonnêteté. Ilsn’ont aucune raison de douter de cequ’ils disent : ils le lisent sans arrêtdans les journaux pour lesquels ilsécrivent, et cela correspond parfaitementà leur expérience personnelle. C’estégalement vrai des gens qu’ils croisentdans les salles de rédaction, lesuniversités et les conférences de l’élite,comme celle à laquelle les sorciers de

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Davos assistent actuellement, et dans lesrestaurants élégants où ils vont dîner.C’est le monde qui est différent.

Jetons un rapide coup d’œil sur lepassé un peu plus lointain. L’intégrationéconomique – l’une des facettes de la« mondialisation » entendue au sensneutre du terme – augmenta rapidementavant la Première Guerre mondiale,resta stable ou diminua dans les vingtannées qui suivirent, puis reprit après laguerre de 1939-1945. Elle atteintaujourd’hui des niveaux à peu prèsanalogues à ceux d’il y a un siècle. Àcertains égards, la mondialisation étaitplus importante avant la guerre de 1914-1918 qu’aujourd’hui – si l’on considèrela « libre circulation de la main-

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d’œuvre », par exemple, principe quiétait pour Adam Smith au fondement dela liberté du commerce, maisapparemment pas pour ses admirateurscontemporains. Selon d’autres méthodesd’évaluation, en revanche, lamondialisation est aujourd’hui bien plusavancée : les flux de capitaux spéculatifsà court terme – exemple particulièrementspectaculaire, mais ce n’est pas le seul –dépassent de loin les niveaux antérieurs.La distinction reflète certainescaractéristiques fondamentales de lamondialisation dans sa version chèreaux maîtres de l’univers : le capital a lapriorité, les gens sont accessoires – etce bien au-delà des normes courammentadmises.

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La frontière mexicaine est un exempleintéressant Elle est artificielle, c’est-à-dire que, comme beaucoup d’autres, elleest le résultat d’une conquête, et poreusedans les deux sens pour diverses raisonssocio-économiques. Après la signaturede l’ALENA, Clinton l’a militariséepour empêcher la « libre circulation dela main-d’œuvre » – cette mesure étaitdevenue nécessaire en raison de l’effetprévisible du traité au Mexique : un« miracle économique » qui serait undésastre pour la majorité de lapopulation, laquelle chercherait àéchapper à son destin. Au cours de lamême période, la liberté des flux decapitaux, déjà très grande, a été encoreaccrue, de même que la liberté de ce que

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l’on appelle le « commerce », dont lesdeux tiers sont désormais gérés demanière centralisée au sein même destyrannies privées, contre la moitié avantla signature de l’ALENA. Parler de« commerce » n’est donc qu’uneconvention doctrinale. À maconnaissance, les effets du traité sur lecommerce réel n’ont jamais étéanalysés.

Un moyen plus technique de mesurerl’ampleur de la mondialisation estd’observer la convergence vers unmarché mondial, avec des prix et dessalaires uniques. De toute évidence, ellene s’est pas produite. On a même assistéau processus inverse, du moins en ce quiconcerne les revenus. Bien des choses

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dépendent de la précision des mesures,mais on a de bonnes raisons de croireque, au-dedans comme au-dehors desfrontières, les inégalités se sontaggravées, et devraient continuer à lefaire. Les services de renseignementaméricains, avec la participation despécialistes universitaires ou venus dusecteur privé, ont récemment publié unrapport sur les projections d’avenir pour2015. La « mondialisation » devraitsuivre son cours : « Son évolution serainstable, marquée par une volatilitéfinancière chronique et un fossééconomique grandissant. » Cela veutdire moins de convergence, moins demondialisation au sens technique duterme, mais davantage, il est vrai, au

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sens préféré par la doctrine. Quant à lavolatilité financière, elle implique unecroissance encore plus lente, et toujoursplus de crises et de pauvreté.

C’est sur ce point qu’un lien peut êtreclairement établi entre la version de la« mondialisation » privilégiée par lesmaîtres de l’univers et la probabilitécroissante d’une guerre. Lesplanificateurs militaires reprennent lesmêmes projections et expliquent sansdétour que ces attentes sont à la based’une vaste extension du pouvoirmilitaire. Même avant le 11 septembre,les dépenses américaines en ce domainedépassaient déjà celles de leurs alliés etde leurs adversaires réunis. On aexploité les attentats en vue de les

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accroître encore plus fortement, ce qui aravi les hauts responsables del’économie privée. L’aspect le plusinquiétant des programmes en cours estla militarisation de l’espace, toujourssous le prétexte de « combattre laterreur ».

Ce déploiement militaire s’appuie surun raisonnement qu’exposentpubliquement des documents officielsdatant de l’ère Clinton. La premièreraison avancée est le fossé croissantentre « possédants » et « dépossédés »,dont on s’attend à ce qu’il s’élargisseencore – contrairement à ce que prédit lathéorie économique, mais conformémentà la réalité. Les « dépossédés » – le« grand animal » de la planète –

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pourraient bien commencer à s’agiter, etil convient de les maintenir souscontrôle au nom de ce que l’on appelleen jargon technique la « stabilité »,c’est-à-dire la soumission aux diktatsdes maîtres. Cela exige un certainrecours à la violence ; ayant assumé,« pour défendre leurs propres intérêts, laresponsabilité du bien-être du systèmecapitaliste mondial », les États-Unisdoivent en ce domaine être au premierrang. Je cite Gerald Haines, historien dela diplomatie et de la CIA. Il décrit,dans une étude savante, les programmesaméricains des années 1940. Unedomination écrasante dans le domainedes forces conventionnelles et des armesde destruction massive ne suffît plus. Il

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est nécessaire de franchir la « nouvellefrontière » et de militariser l’espace, endépit du traité sur l’espace de 1967,jusque-là respecté[5]. Sa validité a étéréaffirmée à plusieurs reprises parl’Assemblée générale des Nations unies,qui voyait bien le but de la manœuvre ; àchaque fois, les États-Unis, seuls oupresque, ont refusé de se joindre à lamajorité. Et c’est sur cette question queWashington, l’année dernière, a bloquéla conférence sur le désarmement del’ONU – ce dont personne ou presquen’a parlé, pour les raisons habituelles. Iln’est pas judicieux de permettre auxcitoyens de connaître des projets quipourraient mettre un terme à la seuleexpérience que l’évolution biologique

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ait jamais tenté avec l’« intelligencesupérieure ».

Comme beaucoup de gens l’ont faitobserver, de tels programmes profitent àl’industrie militaire, mais il nous fautgarder à l’esprit que ce dernier terme esttrompeur. Tout au long de l’histoiremoderne, mais de manière encore plusspectaculaire après la Seconde Guerremondiale, l’appareil militaire a étéutilisé comme un moyen de socialiserles coûts et les risques, tout enprivatisant les profits. La « nouvelleéconomie » est dans une large mesureune retombée d’un secteur d’Étatdynamique et novateur. Si les dépensespubliques consacrées aux recherchesbiologiques croissent si rapidement,

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c’est parce que les hommes de droite lesplus intelligents comprennent que lasanté du secteur de pointe de l’économiedépend de telles initiatives. Unenouvelle augmentation, colossale, estprévue, le prétexte avancé étant celui du« bioterrorisme ». Autrefois, le grandpublic dupé fut convaincu qu’il devaitfinancer la nouvelle économie parce queles Russes arrivaient. Aprèsl’effondrement de l’URSS, la Ligne duParti changea d’un seul coup, sans lamoindre fausse note et sans que celasuscite le moindre commentaire, et l’onbrandit la menace de la « sophisticationtechnologique » des pays du TiersMonde. C’est aussi pourquoi desexemptions liées à la sécurité nationale

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doivent être inscrites dans les traitéséconomiques internationaux. Ces clausesne sont guère utiles à Haïti, maispermettent à l’économie américaine decroître à l’abri du vieux principe : lesrigueurs du marché pour les pauvres, unÉtat aux petits soins pour les riches.C’est ce que l’on appelle le « néo-libéralisme », bien que le terme ne soitpas très satisfaisant pour désigner unedoctrine plusieurs fois séculaire quiaurait scandalisé les libéraux classiques.

On peut faire valoir que ces dépensespubliques en valaient la peine. Peut-êtreque oui, peut-être que non. Mais il estclair que les maîtres ont toujours eu peurde permettre un choix démocratique.Toutes ces décisions sont cachées à

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l’opinion publique, bien que les initiéscomprennent parfaitement de quoi ils’agit.

Les projets visant à franchir l’ultimefrontière de la violence en militarisantl’espace sont déguisés en programmesde « défense antimissile », maisquiconque s’intéresse un peu à l’histoiresait que lorsqu’on entend « défense » ilfaut en fait comprendre « attaque ». Lesprogrammes actuels ne font pasexception à la règle. L’ambition esténoncée avec la plus grande franchise :il s’agit d’assurer la « dominationmondiale », l’« hégémonie ». Lesdocuments officiels soulignent avecinsistance qu’il s’agit de « protéger lesintérêts et les investissements

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américains » et de contrôler les« dépossédés ». Aujourd’hui, lapoursuite de cet objectif exige ladomination de l’espace, tout commeautrefois les États les plus puissants sedotaient d’une marine et d’une aimée« pour protéger et renforcer leursintérêts commerciaux ». On reconnaîtque de telles initiatives, pour lesquellesles États-Unis sont très en avance,représentent une grave menace pour lasurvie de l’humanité. On comprendégalement que cette menace pourrait êtreécartée par la conclusion de traitésinternationaux. Mais, comme je l’ai déjàsignalé, c’est l’hégémonie qui prime –principe qui a toujours prévalu chez lespuissants tout au long de l’Histoire. Ce

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qui a changé, c’est que les enjeux sontdésormais beaucoup plus importants, aupoint d’en être terrifiants.

À ce sujet, le point le plus significatifest que le succès de la« mondialisation » – au sens doctrinaldu terme – est la raison principaleavancée pour justifier les programmesqui visent à remplir l’espace d’armesoffensives permettant des destructionsmassives instantanées.

Revenons à la « mondialisation » etau boom des années 1990, le « plusgrand boom économique de l’histoiredes États-Unis et du monde ».

Après la Seconde Guerre mondiale,l’économie internationale a connu deux

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phases. La première, qui a duré jusqu’audébut des années 1970, était placée sousl’égide des accords de Bretton Woods,qui impliquaient une réglementation destaux de change et un contrôle desmouvements de capitaux. Ce système aété démantelé au cours de la secondephase – c’est ce que l’on appelle la« mondialisation », associée auxpolitiques néo-libérales du « consensusde Washington ». Les deux périodes sonttrès différentes. On voit souvent dans lapremière l’« âge d’or » du capitalisme(d’État). La seconde s’est accompagnéed’une importante dégradation desindicateurs macro-économiquesstandard – taux de croissance del’économie, productivité,

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investissements de capitaux –, d’uneaccumulation de réserves improductivespour défendre les monnaies, d’unevolatilité financière accrue, d’une fortehausse des taux d’intérêt (avec des effetsdestructeurs sur l’activité économique),et autres conséquences négatives. Il y eutdes exceptions, en particulier les paysd’Extrême-Orient, qui ne respectèrentpas les règles : ils n’adoraient nullement« la religion chère aux marchés »,comme l’écrivit Joseph Stiglitz dans uneétude publiée par la Banque mondialepeu avant qu’il en devienne le principaléconomiste (il en fut évincé plus tardpuis reçut le prix Nobel d’économie).Inversement, la stricte application desrègles a entraîné les pires résultats, ainsi

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en Amérique latine. Ce sont là des faitsreconnus, en particulier par JoséAntonio Ocampo, directeur de l’ECLAC(Economic Commission for LatinAmerica and the Caribbean). Il y a unan, lors d’un discours prononcé devantl’American Economic Association, il aainsi déclaré que « la terre promise estun mirage » ; la croissance dans lesannées 1990 a été très inférieure à celledes trois décennies de la premièrephase, marquées par un« développement impulsé par l’État ». Ila également noté que la corrélation entrele respect des règles et la nature desrésultats s’observait dans le mondeentier.

Revenons donc au dilemme aussi

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profond qu’inquiétant que nousévoquions : la mondialisation a entraînéune croissance rapide et une grandeprospérité, mais aussi des inégalités enraison de l’incompétence de certains. Enfait, le dilemme n’existe pas parce quecette croissance est purement mythique.

Nombre d’économistes considèrentque la libéralisation des flux de capitauxa contribué pour beaucoup à lamédiocrité des résultats de la phase II.Mais l’économie est chose si complexeet si mal comprise qu’il faut se montrerprudent quand on recherche les causes.L’une des conséquences de cettelibéralisation est en tout cas assezclaire : elle porte tort à la démocratie.C’est ce qu’avaient compris les

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inspirateurs des accords de BrettonWoods, et c’est bien pourquoi ilsprévoyaient une régulation des capitauxafin de permettre aux gouvernements demettre en œuvre des politiques sociale-démocrates, massivement soutenues parleurs populations. La libéralisation desmouvements de capitaux crée ce quel’on a appelé un « Sénat virtuel »,disposant d’un « droit de veto » sur lesdécisions des gouvernements et limitantsévèrement leurs options. Ces derniersaffrontent en effet un « doubleélectorat », celui des citoyens et celuides spéculateurs, lesquels « organisentdes référendums en temps réel » sur lespolitiques mises en œuvre (je cite desétudes techniques du système financier).

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Et, même dans les pays riches, ce sonteux qui l’emportent.

D’autres aspects de la« mondialisation » des droits desinvestisseurs ont des conséquencesanalogues. Les décisions socio-économiques sont de plus en plussouvent confiées à des concentrations depouvoir qui n’ont pas de comptes àrendre – c’est même une caractéristiqueessentielle des « réformes » (au senspropagandiste du terme) néo-libérales.On nous prépare sans doute des assautsencore plus soutenus contre ladémocratie, sans débats publics, àl’occasion des négociations sur l’AGCS.Comme vous le savez, dans ce sigle, leterme « services » désigne à peu près

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tout ce qui devrait faire l’objet de choixdémocratiques : la santé, l’éducation, lasécurité sociale, les postes et lestélécommunications, l’eau et autresressources, etc. Le fait de confier detelles activités au secteur privé ne peuten aucune façon être considéré commeun « commerce », mais le terme a ététellement privé de sens que l’on peutaccepter qu’il s’applique à une parodiede ce type.

En avril dernier, lors du Sommet desAmériques au Québec, l’immenseprotestation populaire lancée il y a un anpar les cinglés de Porto Alegre était enpartie dirigée contre la volontéd’imposer secrètement les principes del’AGCS à la ZLEA (Zone de libre-

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échange des Amériques). Cesprotestations émanaient de mouvementstrès divers, du Nord comme du Sud, quis’opposaient vivement à ce quepréparaient, toutes portes closes, lesministres du commerce et les dirigeantsdes grandes sociétés.

Les manifestants furent dépeints de lamanière habituelle : des cinglés quijettent des pierres et s’en viennentdéranger les sorciers qui réfléchissentaux grands problèmes. Il est tout à faitremarquable que, dans le même temps,leurs préoccupations réelles aient ététotalement passées sous silence. AnthonyDePalma écrit ainsi dans le New YorkTimes que l’AGCS « n’a suscité aucunedes controverses qui ont accompagné les

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tentatives [de l’OMC] pour promouvoirle commerce des marchandises », mêmeaprès Seattle. En fait, l’accord constituedepuis des années un souci majeur. Làencore, le journaliste ne cherche pas ànous tromper. Ce qu’il sait des cinglésse limite sans doute à ce qui a pufranchir le filtre des médias ; et c’est uneloi d’airain du journalisme que lesvéritables inquiétudes des militantsdoivent être tues afin de présenter ceux-ci comme des gens qui jettent despierres – et, parfois, sont desprovocateurs de la police.

Qu’il soit important de priverl’opinion publique d’informations, voilàce que le sommet d’avril a révélé demanière spectaculaire. Aux États-Unis,

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toutes les salles de rédaction avaient àleur disposition deux études importantes,publiées à l’occasion de la rencontre :l’une de Human Rights Watch, l’autre del’Economic Policy Institute deWashington – organisations qui ne sontpas exactement inconnues. Les deuxrapports analysaient en profondeur leseffets de l’ALENA, salué lors dusommet comme un véritable triomphe etun modèle pour la ZLEA –les gros titresdes journaux rapportaient les élogesqu’en faisaient George Bush et biend’autres, comme autant de véritésd’Évangile. Les deux études, quant àelles, furent escamotées de manière àpeu près générale. Il est facile decomprendre pourquoi. Celle de Human

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Rights Watch détaillait les effets dutraité sur les droits syndicaux etconcluait qu’ils avaient été délétèresdans les trois pays concernés. Celle del’EPI était plus étendue : deséconomistes y observaient lesconséquences de l’ALENA sur lestravailleurs, et déclaraient que c’étaitl’un des rares accords à avoir porté tortà la majorité de la population, là encoredans les trois pays signataires.

Au Mexique, les conséquences étaientparticulièrement graves, surtout pour leSud. Depuis l’imposition, dans lesannées 1980, des programmes néo-libéraux, les salaires avaient fortementbaissé. La chute s’est poursuivie aprèsla signature de l’ALENA : les

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travailleurs salariés ont subi une pertede revenus de 24 % – 40 % pour lestravailleurs indépendants –, effet encoreamplifié par l’augmentation rapide dunombre des travailleurs non salariés.Les investissements étrangers se sontaccrus, mais le total des investissementsa diminué, tandis que l’économie passaitaux mains des multinationalesétrangères. Le salaire minimal a perdu lamoitié de son pouvoir d’achat. Laproduction manufacturière a baissé, ledéveloppement a stagné – peut-êtremême s’est-il inversé. Mais une mincecouche sociale est devenue extrêmementriche, et les investisseurs étrangers ontprospéré.

Ces deux travaux confirmaient ce que

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la presse d’affaires et les étudesuniversitaires avaient rapporté. Le WallStreet Journal annonça que si, à la findes années 1990, l’économie mexicaineavait connu une croissance rapide –après une chute brutale suite à lasignature de l’ALENA –, le pouvoird’achat des consommateurs avait chutéde 40 %, phénomène touchant aussi ceuxqui travaillaient sur les chaînes demontage des sociétés étrangères, et lenombre de gens vivant dans la plusextrême pauvreté avait crû deux foisplus vite que la population. Une étude dela section latino-américaine duWoodrow Wilson Center parvenait àdes conclusions du même ordre : lepouvoir économique s’était fortement

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concentré, les petites entreprisesmexicaines ne pouvaient obtenir definancements, la paysannerietraditionnelle déclinait, et les secteursrecourant à une main-d’œuvreimportante (agriculture, industrie légère)ne pouvaient concurrencer, sur lesmarchés internationaux, ce que ladoctrine appelle la « libre entreprise ».L’agriculture a ainsi beaucoup souffert,pour les raisons habituelles : les paysansne peuvent rivaliser avec l’agro-alimentaire américain, soutenu par defortes subventions.

Tout cela avait été prédit par lescritiques de l’ALENA, notamment parl’OTA et les syndicats. Ils s’étaientseulement trompés sur un point précis.

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La plupart d’entre eux s’attendaient à unfort exode rural, des centaines demilliers de paysans étant chassés descampagnes, mais il ne s’est pas produit.Il semble que les choses se soientégalement à ce point aggravées dans lesvilles que nombre de leurs habitants lesont quittées, en partie pour se dirigervers les États-Unis. Ceux qui survivent –pas tous – au franchissement clandestinde la frontière y travailleront pour dessalaires très faibles et dans desconditions épouvantables. Laconséquence de tout cela, ce sont desvies et des communautés détruites auMexique, tandis que l’économieaméricaine en profite : comme lesouligne l’étude du Woodrow Wilson

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Center, « la consommation des classesmoyennes urbaines continue à êtrefinancée par l’appauvrissement destravailleurs agricoles, au Mexiquecomme aux États-Unis ».

Tels sont les coûts de l’ALENA, etplus généralement de la mondialisationnéo-libérale, que les économistespréfèrent souvent ne pas évaluer. Maismême en utilisant des normes de calculfortement idéologisées, on constatequ’ils sont très élevés.

Aucune de ces observations ne futautorisée, lors du sommet, à gâcher lacélébration de l’ALENA et de la ZLEA.Dans leur grande majorité, les gens neconnaissent de ces questions que ce quise rapporte à leur propre existence, à

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moins qu’ils ne soient en contact avecdes organisations militantes. La presselibre les protégeant avec soin de laréalité, beaucoup d’entre eux ontl’impression d’être des ratés, incapablesde prendre part au plus grand booméconomique de l’Histoire.

Les données en provenance du pays leplus riche du monde sont trèséclairantes, mais je passerai sur lesdétails : elles généralisent le constat,avec bien sûr diverses variations, et desexceptions déjà signalées. Le tableau esten tout cas bien plus inquiétant quandnous nous écartons des méthodes demesure économique standard Lesmenaces contre la survie de l’humanitéauxquelles j’ai déjà fait allusion,

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implicites dans le raisonnement desplanificateurs militaires, sont l’un descoûts de la mondialisation, mais il y en abien d’autres. Pour n’en citer qu’un, leBureau international du travail a signaléune « épidémie mondiale » de gravestroubles mentaux, souvent liés au stresséprouvé sur les lieux de travail,phénomène à l’origine d’importantesdépenses fiscales dans les paysindustrialisés. Le BIT conclut que la« mondialisation » en est pour une largepart responsable parce qu’elle entraîne« une perte de la sécurité de l’emploi »,de fortes pressions sur les travailleurs etune charge de travail accrue, notammentaux États-Unis. Mais peut-on vraimentparler de coût ? Après tout, d’un certain

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point de vue, c’est l’une descaractéristiques les plus aguichantes dela mondialisation. Qualifiantd’« extraordinaires » les performanceséconomiques américaines, AlanGreenspan soulignait toutparticulièrement l’importance de cesentiment d’insécurité, qui permet auxemployeurs de réduire les frais de main-d’œuvre. La Banque mondiale est biend’accord là-dessus et reconnaît que « laflexibilité du marché du travail » a« mauvaise réputation […], on y voit uneuphémisme désignant la baisse dessalaires et le licenciement desouvriers » ; néanmoins, « elle estessentielle dans toutes les régions dumonde […]. Les réformes les plus

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importantes impliquent une levée desrestrictions sur la mobilité de la main-d’œuvre et une plus grande flexibilitédes salaires, ainsi que la rupture desliens entre les services sociaux et lescontrats de travail ». En bref, selonl’idéologie dominante, le licenciementdes ouvriers et la réduction des salairessont autant de contributions cruciales àla santé de l’économie.

La dérégulation du commerce ad’autres avantages pour les grandessociétés. En fait, le « commerce » est engrande, et peut-être en majeure partie,géré de manière centralisée grâce àdivers dispositifs : transferts entrefirmes, alliances stratégiques,délocalisations, etc. L’extension des

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zones commerciales profite aux grandessociétés en les rendant de moins enmoins responsables de leurs actions vis-à-vis des communautés locales etnationales. Cela renforce les effets desprogrammes néo-libéraux, qui ontrégulièrement réduit la part de la main-d’œuvre dans les revenus. Aux États-Unis, dans les années 1990, pour lapremière fois depuis la guerre, larépartition des revenus a fortementavantagé les possesseurs de capital auxdépens des travailleurs. Le commerceimplique par ailleurs de nombreux coûtsdissimulés : subventions à l’énergie,épuisement des ressources et autresfacteurs extérieurs jamais pris encompte. Il comporte aussi des avantages,

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encore qu’en ce domaine il faille semontrer prudent : le plus souvent célébréest qu’il encourage la spécialisation, quien fait réduit du même coup les choixdisponibles, dont la possibilité demodifier les avantages comparatifs –c’est ce qu’on appelait autrefois le« développement ». La liberté de choixet le développement sont des valeurs ensoi ; les saper a un prix. Si, voilà deuxsiècles, les colonies américaines avaientété contraintes d’accepter les conditionsimposées aujourd’hui par l’OMC, laNouvelle-Angleterre aurait développél’avantage dont elle disposait –l’exportation de poisson –, maiscertainement pas, par exemple, saproduction textile, qui ne survécut que

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grâce à des droits de douane exorbitantsdestinés à tenir à l’écart de son marchéles produits anglais – la Grande-Bretagne fit d’ailleurs de même en Inde.Même chose pour la sidérurgie etd’autres secteurs industriels, et cejusqu’à aujourd’hui, y compris pendantles années Reagan, particulièrementprotectionnistes. Et ce sans même parlerdu secteur étatique de l’économie. Il yaurait beaucoup de choses à dire sur cesujet, et les historiens de l’économie etde la technologie le savent, bien que desméthodes de mesure très sélectivespermettent de laisser dans l’ombre unebonne part de la réalité historique.

Nous en sommes tous conscients ici :les effets délétères des règles du jeu ont

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toutes les chances de s’aggraver pour lespauvres. Celles de l’OMC interdisenttout recours aux mécanismes grâceauxquels les pays riches sont parvenus àleur stade actuel de développement etinstituent au bénéfice des riches unprotectionnisme sans précédent, dont unsystème de brevets qui freinel’innovation et la croissance par denouveaux moyens et permet aux grandessociétés d’amasser des profitsconsidérables en fixant des prix demonopole pour des produits souventdéveloppés grâce à de substantiellessubventions publiques.

Aux termes de cette versionmodernisée des mécanismestraditionnels, la moitié des peuples du

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monde sont de fait en redressementjudiciaire, leur politique économiqueétant gérée par des experts àWashington. Mais, même dans les paysriches, la démocratie est en danger ; lesprises de décision, autrefois du ressortdes gouvernements – lesquels peuvent aumoins se montrer partiellement sensiblesà leurs opinions publiques –, sont deplus en plus souvent confiées à descompagnies privées, qui n’ont pas detelles faiblesses. Des slogans cyniquestels que « Faites confiance au peuple »ou « Moins d’État » n’impliquentnullement, dans les circonstancesactuelles, un contrôle populaire accru.Ce n’est pas le « peuple » qui vadécider, mais ce que l’on a appelé des

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« entités juridiques collectivistes », quin’ont guère de comptes à lui rendre etsont totalitaires par essence ; c’est ceque dénonçaient les conservateurs, voilàun siècle, quand ils fustigeaient leurmainmise progressive sur la sociétéaméricaine.

Les spécialistes de l’Amérique latine,comme les instituts de sondage,constatent depuis quelques années quel’extension de la démocratie formelles’est accompagnée d’une désillusioncroissante envers elle, une « tendancealarmante » et persistante, notent lesanalystes, qui signalent le lien entre« déclin économique » et « manque defoi » dans les institutions démocratiques(Financial Times). Atilio Boron avait

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remarqué, voilà déjà quelques années,que la vague de démocratisation avait,sur le continent, coïncidé avec les« réformes » économiques néo-libérales,qui ne peuvent que saper la démocratieréelle ; ce phénomène, sous diversesformes, touche le monde entier.

Y compris les États-Unis. Lesrésultats de l’élection présidentielle denovembre 2000 ont suscité bien desclameurs, mais on s’est égalementétonné de l’indifférence du grand public.Les sondages d’opinion permettent d’endeviner les raisons. À la veille duscrutin, trois personnes interrogées surquatre y voyaient essentiellement unefarce, un jeu auquel prenaient partcontributeurs financiers, dirigeants des

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partis et industrie des relationspubliques, les candidats n’hésitant pas àdire « n’importe quoi pour se faireélire », si bien que l’on ne pouvait guèreles croire, même quand leurs proposétaient à peu près intelligibles. Lescitoyens étaient incapables de définirl’opinion des deux adversaires sur laplupart des sujets – non qu’ils soientstupides ou n’aient pas essayé, maisparce que les spécialistes des relationspubliques l’avaient voulu ainsi. Unprojet de l’université Harvard qui étudieles attitudes politiques a découvert que« le sentiment d’impuissance a atteintdes sommets inquiétants » : plus de lamoitié des sondés déclarent que les genscomme eux ont peu d’influence, voire

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aucune, sur ce que le gouvernement peutfaire – et cette proportion n’a fait quecroître tout au long de la période néo-libérale.

Les problèmes sur lesquels l’opinionpublique diffère le plus de celle desélites (politiques, économiques,intellectuelles) ne font guère partie despréoccupations de ces dernières, enparticulier pour ce qui touche à lapolitique économique. Le monde desaffaires, nous n’en serons pas surpris,est passionnément en faveur d’une« mondialisation » dirigée par lesgrandes sociétés, d’« accords sur laliberté des investissements », rebaptisés« accords sur la liberté du commerce »,de l’ALENA et de la ZLEA, de l’AGCS

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et d’autres méthodes permettant deconcentrer pouvoir et richesse entre lesmains de gens qui n’auront pas decomptes à rendre. Le grand animal, cequi n’a rien d’étonnant non plus, s’yoppose presque instinctivement, sansmême connaître certains faits cruciauxqui lui sont soigneusement dissimulés. Ils’ensuit que ces questions ne doivent pasêtre soulevées lors des campagnespolitiques ; d’ailleurs, les médias n’yont fait aucune allusion lors desélections présidentielles. On auraitcherché en vain dans la presse unexamen du prochain Sommet desAmériques ou de la ZLEA, ou la mentionde tout autre sujet de premièreimportance pour le grand public. Les

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électeurs se voyaient plutôt enjoindre devoter pour les « qualités personnelles »des candidats.

Sur la moitié des votants, danslaquelle les riches sont surreprésentés,ceux qui ont compris que leurs intérêtsde classes étaient en jeu ont voté pourles défendre – c’est-à-dire,massivement, pour le plus réactionnairedes deux partis, les deux étant soumisaux milieux d’affaires. Mais le grandpublic s’est divisé, ce qui a conduit à unmatch nul statistique. Au sein de lapopulation active, des questionextérieures à l’économie (contrôle desarmes à feu, religion) ont joué un rôledécisif, si bien que beaucoup ont votécontre leurs propres intérêts – partant

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sans doute de l’idée que de toute façonils n’avaient pas le choix.

Ce qui reste de la démocratie doitdésormais être considéré comme le droitde choisir entre des marchandises. Lesdirigeants des milieux d’affairessoulignent depuis longtemps la nécessitéd’imposer au grand public une« philosophie de la futilité » et une « viesans objectif », afin de « concentrer sonattention sur des choses superficielles, etnotamment sur ce qui est à la mode ».Submergés dès la prime enfance par unetelle propagande, les gens pourraientpeut-être accepter une existence soumiseet dépourvue de sens, et oublier l’idéeridicule de prendre en main leurspropres affaires. Ils abandonneraient

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leur destin aux sorciers et, dans ledomaine politique, aux « minoritésintelligentes » auto-proclamées quiservent et administrent le pouvoir.

De ce point de vue, très répandu dansl’élite, notamment tout au long du siècledernier, les élections de novembre 2000ne révèlent en rien une carence de ladémocratie américaine mais, bien aucontraire, marquent son triomphe. Il estdonc juste de le saluer dans toutl’hémisphère et ailleurs, même si lespeuples voient les choses un peudifféremment.

La lutte visant à imposer un tel régimeprend bien des formes, mais elle nes’interrompt jamais, et il en sera ainsiaussi longtemps que de puissantes

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concentrations de pouvoir demeureronten place. On peut raisonnablements’attendre à ce que les maîtres exploitenttoutes les occasions qui seprésenteront – en ce moment, la peur etl’anxiété suscitées par les attentatsterroristes, un problème sérieux pourl’Occident maintenant que, avec lesnouvelles technologies disponibles, il aperdu son quasi-monopole de laviolence, conservant seulement uneénorme prépondérance.

Mais rien n’oblige à accepter cesrègles, et ceux qui se soucient del’avenir du monde et de ses peuplesemprunteront sans doute des voies biendifférentes. Les luttes populaires contreune « mondialisation » des droits des

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investisseurs, surtout dans le Sud, ontinfluencé la rhétorique, et jusqu’à uncertain point les pratiques, des maîtresde l’univers, qui s’en inquiètent et sontsur la défensive. Ces mouvementspopulaires sont sans précédent par leurampleur, la diversité de ceux qu’ilsregroupent et l’étendue de la solidaritéinternationale : la présente réunion enest une illustration particulièrementimportante. L’avenir est très largemententre leurs mains ; on ne saurait sous-estimer les enjeux.

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I

Le néo-libéralisme et l’ordre mondial

Les deux sujets mentionnés dans letitre de ce chapitre ont une grandeimportance pour la vie humaine maisrestent mal compris. Afin de les traiterjudicieusement, il nous faut d’abordséparer doctrine et réalité, ce qui révèlesouvent un fossé considérable.

Le terme « néo-libéralisme » suggèreun système de principes à la foisnouveaux et inspirés des idées libérales

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classiques : Adam Smith en est révérécomme le saint patron. Ce corpusdoctrinal est aussi appelé « consensusde Washington », ce qui évoque l’idéed’un ordre mondial. Un examen plusattentif montre que cette référence àl’ordre mondial est assez exacte, maispas le reste. Les doctrines n’ont rien denouveau, et leurs hypothèses de basesont très éloignées de celles qui ontanimé la tradition libérale à partir desLumières.

Le consensus de Washington

Ce consensus néo-libéral est unensemble de principes guidés par le

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marché, conçu par le gouvernementaméricain et les institutions financièresinternationales et mis en œuvre par euxde différentes manières – souvent sousforme de programmes d’ajustementstructurel très stricts à l’intention dessociétés les plus vulnérables. En bref,les règles de base consistent àlibéraliser le commerce et la finance, àlaisser les marchés fixer les prix, àmettre un terme à l’inflation (la« stabilité macro-économique ») et àprivatiser. L’État doit « rester àl’écart » – et donc (conclusionimplicite) la population aussi, dans lamesure où il est démocratique. Lesdécisions prises par ceux qui imposentce « consensus » ont naturellement un

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impact de grande ampleur sur l’ordremondial. Certains analystes adoptent uneposition beaucoup plus tranchée. Lapresse économique internationale aparlé de ces institutions comme du noyaud’un « gouvernement mondial de facto »d’un « âge impérial nouveau ».

Exacte ou non, cette description nousrappelle que les appareils d’État ne sontpas des agents indépendants, maisreflètent la distribution du pouvoir dansla société. C’est là un truisme, au moinsdepuis Adam Smith, qui faisaitremarquer qu’en Angleterre « lesprincipaux architectes » de la politiqueétaient « des marchands et desindustriels » utilisant le pouvoir d’Étatpour servir leurs propres intérêts, si

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« affreux » qu’en soit l’effet sur lesautres, y compris le peuple anglais. Lesouci de Smith était « la richesse desnations », mais il comprenait bien quel’« intérêt national » était en grandepartie une illusion : au sein de la nationexistent de vifs conflits d’intérêts, etpour comprendre la politique et sesretombées il nous faut nous demander oùse trouve le pouvoir et comment onl’exerce – ce que, plus tard, on en vint àappeler l’« analyse des classes ».

Les « principaux architectes » duconsensus de Washington néo-libéralsont les maîtres du secteur privé, pourl’essentiel de très grosses sociétés quidominent une bonne part de l’économieinternationale et ont les moyens de

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contrôler la définition de la politique,ainsi que la structuration de la pensée etde l’opinion. Les États-Unis jouent, pourdes raisons évidentes, un rôle particulierdans le système. Pour reprendre lestermes de Gerald Haines, historienspécialiste de la diplomatie et de laCIA : « Après la Seconde Guerremondiale, les États-Unis, pour défendreleurs propres intérêts, ont assumé laresponsabilité du bien-être du mondecapitaliste. » Haines se préoccupe ici dece qu’il appelle « l’américanisation duBrésil », mais seulement à titre de casspécifique. Et sa formule estsuffisamment exacte.

Les États-Unis étaient la premièrepuissance économique mondiale bien

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avant la guerre de 1939-1945, pendantlaquelle ils ont continué de prospérertandis que leurs rivaux étaient gravementaffaiblis. L’économie de guerreaméricaine, coordonnée par l’État, finitpar surmonter la Grande Dépression desannées 1930. À la fin du conflit, lesÉtats-Unis détenaient déjà la moitié desrichesses mondiales, et un pouvoir sansprécédent dans l’Histoire.Naturellement, les « principauxarchitectes » comptaient s’en servir pourédifier un système mondial conforme àleurs intérêts.

Certains des documents circulant dansles cercles les plus élevés du pouvoirdécrivaient la principale menace pesantcontre ces intérêts, notamment en

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Amérique latine : les régimes« nationalistes » et « radicaux »sensibles aux pressions populairesréclamant « une amélioration immédiatedes médiocres conditions de vie desmasses » et un développement orientévers la satisfaction des besoinsintérieurs. Ces revendications entraienten conflit avec l’exigence de créationd’un « climat économique et politiqueréceptif aux investissements privés »,permettant une expatriation adéquate desprofits et la « protection de nos matièrespremières » – les nôtres, même si ellesétaient situées ailleurs. C’est pour detelles raisons que George Kennan,« architecte » influent, conseilla de« cesser de parler d’objectifs aussi

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vagues et irréalistes que les droits del’homme, l’élévation du niveau de vie etla démocratie », pour « traiter selon desconcepts de pouvoir à l’état pur » qui neseraient pas « entravés par des slogansidéalistes » sur « l’altruisme et le bien-être du monde » – bien que l’usage detels slogans soit recommandé, et mêmeobligatoire, dans les discours tenus enpublic. (Je cite ici des archives secrètes,en principe désormais disponibles maisqui restent peu connues du grand publicet des intellectuels.)

Le « nationalisme radical » estintolérable en soi, mais il représenteégalement une plus large « menace pourla stabilité » – autre formule au sensbien particulier. En 1954, alors que

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Washington se préparait à renverser legouvernement démocratique duGuatemala[6], un responsable duDépartement d’État déclara que ce paysétait « devenu une menace croissancepour la stabilité du Honduras et duSalvador. Sa réforme agraire constitueune puissante arme de propagande ; sonprogramme social très large, qui entendaider les travailleurs et les paysans dansune lutte victorieuse contre les classessupérieures et les grandes entreprisesétrangères, exerce un vif attrait sur lespopulations des pays voisins, oùprévalent des conditions similaires ». La« stabilité » était en fait synonyme desécurité pour « les classes supérieures etles grandes entreprises étrangères »,

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dont il fallait préserver le bien-être.De telles menaces contre le « bien-

être du système capitaliste mondial »justifièrent ainsi la terreur et lasubversion dès lors qu’il s’agissait derétablir la « stabilité ». L’une despremières tâches de la CIA fut, en 1948,de prendre part à un effort de grandeampleur visant à saper la démocratieitalienne alors que l’on craignait que lesélections n’y donnent de mauvaisrésultats ; une intervention militairedirecte était prévue au cas où lasubversion échouerait. Il s’agissait biensûr de « stabiliser l’Italie ». Mais lemaintien de la « stabilité » exigeaitparfois des opérations de« déstabilisation ». Ainsi, le rédacteur

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de la revue quasi officielle ForeignAffairs expliqua un jour que Washingtondevait « déstabiliser un gouvernementmarxiste librement élu au Chili », étant« bien décidé à rechercher la stabilité ».Lorsqu’on est bien éduqué, on peut venirà bout d’une contradiction apparente.

Les régimes nationalistes menaçantcette « stabilité » sont parfois décritscomme autant de « pommes pourries »susceptibles de « gâter celles qui sontsaines », ou comme des « virus » quipourraient « infecter » les autres.L’Italie de 1948 en est un bon exemple.Vingt-cinq ans plus tard, HenryKissinger décrivait ainsi le Chili commeun « virus » qui pourrait donner demauvaises idées en matière de

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changement social, infecter d’autrespays – et ce jusqu’à l’Italie, toujours pas« stabilisée », en dépit d’annéesd’efforts subversifs de la CIA. Il fautdonc détruire ces virus et protéger lesautres pays de l’infection : dans un cascomme dans l’autre, la violence estsouvent le moyen le plus efficace,laissant derrière elle une horribletraînée de sang : massacres, terreur,torture, dévastation.

Chaque partie du monde se vitassigner un rôle spécifique dans laplanification d’ensemble élaboréesecrètement après la guerre : la« fonction principale » de l’Asie duSud-Est était de fournir des matièrespremières aux puissances industrielles,

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l’Afrique devait être « exploitée » parl’Europe en voie de convalescence, etainsi de suite.

En Amérique latine, Washingtoncomptait être en mesure d’appliquer ladoctrine de Monroe[7], mais, là encore,dans un sens bien particulier. Leprésident Wilson, si célèbre pour sonidéalisme et la grandeur de ses principesmoraux, reconnut en privé qu’en ladéfendant « les États-Unis prenaient encompte leurs propres intérêts ». Ceuxdes Latino-Américains étaient purement« accessoires » et ne devaient pas nouspréoccuper. Il admit que « cela[pouvait] sembler reposer sur le seulégoïsme », mais soutenait que ladoctrine « n’avait pas de motivation plus

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élevée ou plus généreuse ». Les États-Unis devaient chercher à déloger leursrivaux traditionnels, l’Angleterre et laFrance, et créer une alliance régionalequ’ils contrôleraient et qui resteraitdistincte du système mondial, où de telsarrangements n’étaient pas permis.

En février 1945, une conférenceintercontinentale permit de clarifier les« fonctions » de l’Amérique latine :Washington y proposa une « Charteéconomique des Amériques » quipermettrait d’éliminer le nationalismeéconomique « sous toutes ses formes ».Les responsables américains serendaient bien compte qu’il leur seraitdifficile d’imposer de tels principes.Les documents du Département d’État

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les mettaient en garde : les Latino-Américains préféraient « des politiquesconçues pour favoriser une plus largedistribution des richesses et l’élévationdu niveau de vie des masses », et étaient« convaincus que les premiersbénéficiaires du développement desressources d’un pays devaient être sonpeuple ». De telles idées étaientinacceptables : les « premiersbénéficiaires » devaient être lesinvestisseurs américains, l’Amériquelatine remplissant ses fonctions deprestataire de services sans sepréoccuper de l’intérêt général ou d’un« développement industriel excessif »,soucis déraisonnables qui pouvaientporter tort aux intérêts américains.

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Les États-Unis l’emportèrent, bienqu’au cours des années suivantes il y aiteu quelques problèmes, qui furent traitésd’une manière qu’il m’est inutile dedécrire.

L’Europe et le Japon s’étant relevésaprès les dévastations de la guerre,l’ordre mondial prit une formetripolaire. Les États-Unis conservèrentleur position dominante, tout en seheurtant à de nouveaux défis, dont laconcurrence européenne et asiatique enAmérique du Sud. Les changements lesplus importants remontent à vingt-cinqans, quand l’administration Nixondémantela le système économiquemondial mis en place après la guerre,dans lequel les États-Unis tenaient un

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rôle de banquier qu’ils n’étaient plus enmesure d’assumer. Ce geste unilatéral(certes exécuté avec la coopération desautres puissances) mena à une énormeexplosion des flux de capitaux,désormais dérégulés. Plus frappantencore, leur composition même changea.En 1971, 90 % des transactionsfinancières concernaient l’économieréelle – commerce ou investissements àlong terme-, le reste étant spéculatif. En1990, le pourcentage s’était inversé, eten 1995 95 % (c’est-à-dire des sommesénormes) n’avaient pour but que laspéculation, avec des flux quotidiensexcédant les réserves cumulées dedevises des sept plus grandes puissancesindustrielles : plus d’un milliard de

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dollars chaque jour, le tout à très courtterme, près de 80 % faisant des allers etretours en une semaine ou moins.

Il y a vingt ans, des économisteséminents avaient tiré la sonnetted’alarme : un tel processus conduirait àune conjoncture de faible croissance etde bas salaires. Ils proposaient desmesures assez simples pour l’éviter.Mais les « principaux architectes » duconsensus de Washington préférèrent nevoir que les effets prévisibles,notamment des profits très élevés, effetsdont l’impact fut encore accru par lamontée brutale (mais à court terme) desprix du pétrole, ainsi que par larévolution des télécommunications –deux phénomènes liés à l’énorme secteur

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d’État de l’économie américaine, surlequel je reviendrai.

Les États dits « communistes »restaient en dehors de ce systèmemondial, mais la Chine y fut réintégréedès les années 1970. L’économiesoviétique avait commencé à stagner dèsla décennie précédente, et le système,pourri jusqu’à la moelle, s’effondravingt ans plus tard. Aujourd’hui, larégion retourne largement à son ancienstatut : des secteurs faisant partie del’Occident le rejoignent, tandis que laplus grande part rentre dans son rôletraditionnel de prestataire de servicessous la domination d’ex-bureaucratescommunistes et d’associés locaux desentreprises étrangères, voire de

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syndicats du crime. C’est là un modèlehabituel dans le Tiers Monde, commed’ailleurs ses résultats. Une enquêtemenée par l’UNICEF en 1993 estimaitque, dans la seule Russie, les« réformes » néo-libérales, que cetteagence de l’ONU soutient généralement,entraînaient 500 000 décèssupplémentaires par an. Le responsablede la politique sociale russe, quant à lui,estimait récemment que 25 % de lapopulation étaient tombés en dessous duniveau de survie, alors que les nouveauxdirigeants ont acquis des fortunesénormes – effet courant de ladépendance envers l’Occident.

Tout aussi familières sont lesconséquences de la violence à grande

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échelle visant à assurer « le bien-être dusystème capitaliste mondial ». Il y a peu,une conférence de jésuites tenue auSalvador a fait remarquer qu’au fil dutemps « la culture de la terreur provoquela domestication des espérances de lamajorité ». Les gens ne peuvent mêmeplus songer à « des solutions autres quecelles des puissants », aux yeux desquelsde tels résultats constituent une grandevictoire pour la liberté et la démocratie.

Ce sont là certains des contours del’ordre mondial au sein duquel leconsensus de Washington a été forgé.

Nouveauté du néo-libéralisme

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Examinons de plus près le caractèrede nouveauté du néo-libéralisme. Unerécente publication du Royal Institute ofInternational Affairs de Londres, quiregroupe des articles traitant desprincipaux problèmes actuels, nousfournira un bon point de départ. L’un deces textes est consacré à la politique dudéveloppement. Son auteur, PaulKrugman, est un économiste réputé. Ilsouligne cinq points essentiels, quiconcernent directement notre sujet :

1) la connaissance réelle dudéveloppement économique reste trèslimitée. Aux États-Unis, par exemple,deux tiers de l’augmentation des revenusper capita demeurent inexpliqués. Lesréussites économiques des pays d’Asie

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ont, pareillement, suivi des chemins quine se conforment aucunement à ce que« l’orthodoxie actuelle déclare être laclé du succès ». Krugman recommandede définir les politiques avec« humilité » et met en garde contre les« généralisations hâtives » ;

2) on met sans cesse en œuvre desconclusions médiocrement étayées, quifournissent un support doctrinal à cespolitiques : le consensus de Washingtonen est un bon exemple ;

3) l’« opinion reçue » est choseinstable, elle change régulièrement et vaparfois jusqu’à se contredire – bien queses avocats témoignent chaque fois de lamême assurance lorsqu’ils imposent ladernière orthodoxie en date ;

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4) on convient généralement, enregardant le passé, que les politiques dedéveloppement économique « n’ont passervi leur objectif explicite » et qu’ellesreposaient sur « de mauvaises idées » ;

5) on fait généralement valoir que« ces mauvaises idées ont prospéréparce qu’elles servaient les intérêts degroupes puissants. Il ne fait aucun douteque c’est bien le cas ».

Déclarer qu’il en va ainsi est un lieucommun au moins depuis Adam Smith.Et cela se produit avec une constanceimpressionnante, même dans les paysriches, bien que le Tiers Monde nousfournisse les exemples les plus cruels.

Voilà le cœur du problème : les

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« mauvaises idées » peuvent ne pas« servir leur objectif explicite », maiselles se révèlent excellentes pour leurs« principaux architectes ». L’èremoderne a été le théâtre de nombreusesexpériences de développementéconomique, avec des régularités qu’ilest difficile d’ignorer. L’un de leursenseignements est que les « architectes »s’en tirent très bien, tandis que les sujetsde l’expérience sont souvent les grandsperdants.

La première grande expérience de cetype fut menée il y a deux cents ans,quand les Britanniques, devenus maîtresde l’Inde, instituèrent en 1793 un« Accord permanent » qui allait fairedes merveilles. Quarante ans plus tard,

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une commission officielle en étudia lesrésultats : elle conclut que « l’accord,élaboré avec beaucoup de soin et deréflexion, avait malheureusement soumisles classes inférieures à l’oppression laplus cruelle ». D’où une misère qui avait« peu d’équivalents dans l’histoire ducommerce », puisque « les ossementsdes tisserands de coton blanchiss[ai]entles plaines indiennes ».

Pour autant, on ne pouvait guère secontenter de considérer que l’expérienceétait un échec. Le gouverneur général del’Inde fit observer que « l’“Accordpermanent”, bien qu’ayant, à certainségards, connu une faillite complète deses espérances les plus fondamentales,présentait au moins ce grand avantage

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d’avoir permis la création de richespropriétaires terriens intéressés à lapoursuite de la domination britannique etayant un contrôle total sur la masse dupeuple ». Autre bénéfice : lesinvestisseurs anglais avaient amassé unerichesse considérable. L’Inde finançaitpar ailleurs 40 % du déficit commercialde la Grande-Bretagne, tout enfournissant un marché protégé pour sesexportations et des travailleurs souscontrat pour les possessions des colons(en remplacement des anciennespopulations serviles) ; sans oublierl’opium, produit de base desexportations anglaises en Chine. Celle-ci se vit d’ailleurs imposer ce derniercommerce de force, et non par l’effet de

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la « liberté des marchés » – tout commeon oublia les principes sacrés du marchéquand l’opium fut interdit en Angleterremême.

En bref, cette première grandeexpérience fut une « mauvaise idée »pour ceux qui la subirent, mais pas pourses « principaux architectes » ni pour lesélites locales qui leur étaient associées.Le modèle est le même aujourd’hui : lesprofits d’abord, les peuples ensuite. Laconstance du phénomène n’est pas moinsimpressionnante que la rhétoriquesaluant la dernière vitrine en date de ladémocratie et du capitalisme comme« un miracle économique », ou cequ’elle dissimule, comme le cas duBrésil, par exemple. Dans l’histoire de

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l’américanisation du Brésil que j’ai déjàmentionnée, Gerald Haines écrit qu’àpartir de 1945 les États-Unis ont fait dece pays « un terrain d’expérimentationpour des méthodes scientifiquesmodernes de développement industriel,reposant fermement sur le capitalisme ».L’expérience fut menée avec « lesmeilleures intentions du monde » ; lesinvestisseurs en étaient les bénéficiaires,mais ses responsables « croyaientsincèrement » que les Brésiliens entireraient également profit. Je ne décriraipas ce qui leur arriva quand leur pays,soumis à la dictature militaire, devint« le chouchou latino-américain de lacommunauté d’affaires internationale »,pour reprendre la formule de la presse

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économique, alors même que la Banquemondiale faisait savoir que deux tiers dela population n’avaient pas suffisammentde quoi se nourrir pour mener uneactivité normale.

Écrivant en 1989, Haines décrit « lapolitique brésilienne des États-Unis »comme « un énorme succès », « unvéritable triomphe à l’américaine ». Auxyeux du monde des affaires, 1989 fut« l’année de rêve » : les profitstriplèrent par rapport à 1988, tandis queles salaires industriels, qui comptaientdéjà parmi les plus bas du monde,chutaient encore de 20 %. Un rapport del’ONU sur le développement humainplaçait le Brésil au même rang quel’Albanie. Quand le désastre finit par

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toucher aussi les riches, les « méthodesscientifiques modernes dedéveloppement reposant fermement surle capitalisme » devinrent brusquementautant d’exemples des maux quereprésentaient l’étatisme et lesocialisme – encore un de ceschangements de position éclair auxquelson assiste chaque fois que c’estnécessaire.

Pour apprécier l’ampleur de laréussite, il faut se souvenir que le Brésilest depuis longtemps considéré commel’un des pays les plus riches du monde,pourvu d’énormes avantages, au nombredesquels un demi-siècle de dominationet de bienveillante tutelle américainesn’ayant pour but, une fois de plus, que de

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servir les intérêts des privilégiés enlaissant dans la misère la majorité de lapopulation.

Le Mexique est le plus récentexemple de cette attitude. Il fut vivementloué tant qu’il resta un brillant élèvemaîtrisant les règles du consensus deWashington, et érigé en modèle pour lesautres – cela pendant que les salairess’effondraient, que la pauvreté croissaitpresque aussi rapidement que le nombrede milliardaires et que s’y déversaientdes capitaux étrangers en grande partiespéculatifs ou destinés à l’exploitationd’une main-d’œuvre bon marché, tenueen lisière par une « démocratie » desplus brutales. L’effondrement du châteaude cartes en décembre 1994 fut un

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événement tout à fait familier.Aujourd’hui, la moitié de la populationmexicaine ne peut pas même satisfaireses besoins alimentaires de base, tandisque l’homme qui contrôle le marché dumaïs est toujours sur la liste desmilliardaires locaux – catégorie socialepour laquelle le Mexique est très bienclassé.

Des changements intervenus dansl’ordre mondial ont aussi permisl’application aux États-Unis d’unevariante du consensus de Washington.Les salaires de la majorité de lapopulation stagnent ou déclinent depuisquinze ans, de même que les conditionsde travail et la sécurité de l’emploi, etce malgré la reprise économique –

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phénomène sans précédent. Lesinégalités sociales ont atteint desniveaux jamais connus depuis soixante-dix ans, bien au-delà de ce que l’onobserve dans les autres paysdéveloppés. Les États-Unis ont lapauvreté infantile la plus élevée de tousles pays industriels, juste avant le restedu monde anglophone. Et il en est ainsipour d’autres maladies que l’on trouvehabituellement dans le Tiers Monde.Pendant ce temps, la presse d’affairesest à court d’adjectifs enthousiastes pourdécrire la croissance « éblouissante » et« stupéfiante » des profits, tout enadmettant que les riches, à leur tour, setrouvent confrontés à un problème,résumé par un gros titre de Business

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Week : « Et maintenant, que faire de toutcet argent ? ». Il faut trouver un emploi à« des profits déferlants » qui « inondentles coffres de l’Amérique des grandesentreprises », tandis que les dividendesmontent en flèche.

Les profits restent « spectaculaires »en 1996, avec une « remarquable »croissance pour les plus grandessociétés de la planète, bien que, commel’ajoute benoîtement Business Week, « ily ait un secteur qui n’a pas beaucoupcrû : celui des salaires ». Cetteexception concerne aussi les compagniesqui ont « connu une année magnifique »et des « profits montant en flèche », cequi ne les a pas empêchées de réduire lamain-d’œuvre, de recourir à des

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travailleurs à temps partiel sans aucunesécurité de l’emploi, et de se comporterpar ailleurs très exactement comme onpouvait s’y attendre compte tenu de « lanette sujétion du travail au capitaldepuis quinze ans », pour reprendre uneautre formule de la presse économique.

Disparités de développement

L’histoire nous propose d’autresleçons. Au XVIIIe siècle, les différencesentre monde développé et Tiers Mondeétaient bien moindres qu’aujourd’hui.Cela signifie que certains pays se sontdéveloppés et d’autres pas. Deuxquestions évidentes se posent aussitôt :

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1) Quels sont ces pays ? 2) Peut-ontenter d’identifier quelques-unes desraisons qui expliquent de tellesdisparités dans le développement ?

La réponse à la première question estassez claire. Outre l’Europe occidentale,deux grandes régions se sontdéveloppées, les États-Unis et leJapon – les seules à avoir échappé aucolonialisme européen. Les coloniesnippones constituent un autre problème :le Japon, s’il fut une puissance colonialebrutale, prit soin, plutôt que de les volerpurement et simplement, de lesdévelopper à peu près au même rythmeque lui-même.

Qu’en est-il de l’Europe de l’Est ? Lecontinent européen commença à se

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diviser au XVe siècle : sa partieoccidentale se développa tandis que sapartie orientale devenait son prestatairede services, constituant le premier TiersMonde. Cette partition s’accentuajusqu’au début du XXe siècle, quand laRussie se retira du système. En dépit desterrifiantes atrocités de Staline et desterribles destructions dues aux guerres,l’Union soviétique connut bel et bien uneindustrialisation significative. Elleforma, du moins jusqu’en 1989, ce quel’on pourrait appeler le « deuxièmemonde », qui ne se confondait nullementavec le Tiers Monde.

Nous savons grâce aux archives que,pendant les années 1960, les dirigeantsoccidentaux redoutaient que la

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croissance économique russe n’inspirepartout un « nationalisme radical », etque d’autres pays ne soient infectés parla maladie dont la Russie avait étéfrappée en 1917, lorsqu’elle avaitdécidé de se refuser à « compléter leséconomies industrielles d’Occident »,comme l’avait déclaré en 1955 unprestigieux groupe d’étude consacré auproblème du communisme.L’intervention occidentale en 1918 avaitdonc constitué une action défensive envue de protéger « le bien-être dusystème capitaliste mondial », menacépar les bouleversements sociauxsurvenus dans cette région. C’est bienainsi qu’elle est décrite par les auteursrespectés.

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La logique de la guerre froide nousrappelle les cas de Grenade ou duGuatemala – bien que, survenu à uneéchelle très différente, le conflit de laguerre froide ait fini par acquérir unedynamique autonome. Il n’est passurprenant que les modèles traditionnelsaient été restaurés après la victoire duplus puissant des deux antagonistes. Il nefaut pas non plus s’étonner que le budgetdu Pentagone demeure au niveau de ceuxde la guerre froide, et ne cesse decroître, puisque la politiqueinternationale de Washington a à peinechangé : autant de faits qui nous aident àcomprendre un peu mieux les réalités del’ordre mondial.

Pour en revenir à notre première

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question, une conclusion au moins paraîtclaire : le développement a eu lieu sansréférence aux « expériences » reposantsur les « mauvaises idées » que nousavons évoquées. Ce n’est pas unegarantie de succès, mais cela semble aumoins en être une condition préalable.

Passons à la seconde question.Comment l’Europe et ceux qui ontéchappé à son contrôle ont-ils réussi àse développer ? Là encore, la réponsesemble évidente : en violantradicalement la doctrine de la libertédes marchés. Cela vaut pour toutes lesrégions, de l’Angleterre à l’Extrême-Orient d’aujourd’hui en passant par lesÉtats-Unis eux-mêmes, champions duprotectionnisme depuis leurs origines.

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L’histoire économique traditionnellereconnaît que l’intervention de l’État ajoué un rôle essentiel dans la croissanceéconomique. Mais son impact est sous-estimé en raison de l’étroitesse du pointde vue adopté. Pour ne mentionnerqu’une omission, mais de taille, larévolution industrielle a largementreposé sur la disponibilité d’un cotonbon marché, pour l’essentiel enprovenance des États-Unis, et maintenu àbas prix non par l’effet des forces dumarché, mais par l’élimination despopulations indigènes et par l’esclavage.Il existait, bien entendu, d’autresproducteurs, au premier rang desquelsl’Inde. Ses ressources partirent versl’Angleterre, tandis que son industrie

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textile, pourtant très avancée, étaitdétruite par le protectionnismebritannique, qui fit usage de la force.L’Égypte est un autre exemple : elle pritdes mesures en faveur du développementpresque au même moment que les États-Unis, mais ses efforts se virent bloquéspar l’Angleterre, qui déclaraexplicitement ne pas vouloir tolérer undéveloppement économique indépendantdans la région. De son côté, laNouvelle-Angleterre imposa aux textilesbritanniques bon marché des droits dedouane aussi élevés que ceux imposés àl’Inde par l’Angleterre. Les historiensde l’économie estiment que, sans detelles mesures, près de la moitié de sonindustrie textile, alors en voie

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d’émergence, aurait été détruite, nonsans effets de grande ampleur sur lacroissance économique américaine.

On peut faire un parallèle avec lasituation de l’énergie, sur laquellereposent les économies industriellesavancées. Depuis la Seconde Guerremondiale, et notamment pendant l’« âged’or » du développement, celui-cidépend de la possibilité de se procurerun pétrole à la fois abondant et bonmarché, maintenu tel en grande partiepar la menace ou l’usage de la force.Une large part du budget du Pentagoneest consacrée au maintien du prix dupétrole moyen-oriental à des niveauxque les États-Unis et leurs compagniesd’énergie jugent appropriés. Je ne

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connais qu’une seule étude technique surle sujet : elle conclut que les dépensesdu Pentagone équivalent à unesubvention de 30 % du prix du marché,en démontrant que « l’idée courammentadmise selon laquelle les carburantsfossiles sont bon marché est une purefiction ». Ainsi, toute estimation de laprétendue efficacité du commerce, touteconclusion sur la croissance économiquerestent d’une validité limitée si nombredes coûts sont dissimulés.

Récemment, un groupe d’économistesjaponais renommés a publié, enplusieurs volumes, un examen desprogrammes de développementéconomique du Japon depuis la SecondeGuerre mondiale. Ils notent que leur

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pays commença par rejeter les doctrinesnéo-libérales de ses conseillersaméricains pour leur préférer unepolitique industrielle assignant un rôleprédominant à l’État. Les mécanismes dumarché furent ensuite progressivementintroduits par la bureaucratie étatique etles conglomérats financiers etindustriels, à mesure que croissaient lesperspectives de succès commercial. Lerejet des préceptes économiquesorthodoxes, concluent nos auteurs, fut lacondition du « miracle japonais ». Lesuccès est impressionnant : pratiquementdépourvu de ressources naturelles, leJapon était devenu, en 1990, la plusgrande économie manufacturière dumonde et la première source

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d’investissements à l’étranger, tout enreprésentant la moitié de l’épargne nettemondiale et en finançant le déficitaméricain.

En ce qui concerne les anciennescolonies japonaises, la principale étudespécialisée, réalisée par la missiond’aide américaine à Taiwan, découvritque les planificateurs chinois, de mêmeque leurs conseillers américains, avaientrepoussé les principes de « l’économieanglo-américaine » pour mettre sur piedune « stratégie centrée sur l’État »,s’appuyant sur « la participation activedu gouvernement aux activitéséconomiques de l’île par le biais deplans dont il supervisait l’exécution ».Dans le même temps, les responsables

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américains « vantaient les mérites deTaiwan comme représentant un grandsuccès de l’entreprise privée ».

L’« État chef d’entreprise »fonctionne différemment en Corée duSud, mais il y assume le même rôle deguide. Aujourd’hui, on retarde l’entréedu pays à l’OCDE[8], le club des riches,en raison de sa répugnance à adopter unepolitique soumise aux marchés, quipermettrait par exemple aux compagniesétrangères de prendre le contrôle desociétés locales, et à autoriser la librecirculation des capitaux, suivant en celal’exemple du Japon, qui a interdit leurexportation tant que son économie n’étaitpas suffisamment solide.

Dans le numéro d’août 1996 de

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Research Observer, la revue de laBanque mondiale, Joseph Stiglitz, lechef des conseillers économiques deClinton, tire les « leçons du miracle del’Extrême-Orient » : l’une d’elles estque « les gouvernements furent lespremiers responsables de la promotionde la croissance économique »,renonçant à la « religion » prêchée parles marchés et intervenant activementpour accélérer les transferts detechnologie, créer un systèmed’éducation et de santé relativementégalitaire, un appareil de planification etde coordination industrielles. Le rapportde l’ONU sur le développement humainde 1996 souligne l’importance vitaled’une politique gouvernementale « de

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diffusion des compétences et desatisfaction des besoins sociauxélémentaires » comme « tremplin d’unecroissance économique durable ». Il nefait pas grand doute que les doctrinesnéo-libérales, quoi qu’on puisse enpenser par ailleurs, mettent en danger lessecteurs de la santé et de l’éducation,accroissent les inégalités, rognent lesrevenus du travail.

Un an plus tard, après que l’économiedes pays d’Asie eut été victime de crisesfinancières et d’effondrements desmarchés, Stiglitz, devenu principaléconomiste de la Banque mondiale,reprit ses précédentes conclusions(discours programme mis à jour, inAnnual World Bank Conference on

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Development Economics 1997, Banquemondiale, 1998, Wider AnnualLectures 2, 1998) : « La crise actuelleen Extrême-Orient n’est pas la réfutationdu miracle qu’il a connu, écrivait-il. Lefait fondamental demeure : aucunerégion au monde n’a vu unaccroissement de revenus aussispectaculaire, ni tant de gens sortir de lapauvreté en aussi peu de temps. » Cette« étonnante réussite » était soulignée parle décuplement, en trente ans, du revenuper capita en Corée du Sud, succès sansprécédent, marqué par « une forteimplication de l’État », en violation duconsensus de Washington mais enaccord avec le développementéconomique européen et américain, note

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à juste titre Stiglitz. « Loin de remettreen cause le miracle économiqued’Extrême-Orient », concluait-il, la« grave agitation financière » en Asie« pourrait bien être, en partie, le résultatde l’abandon des stratégies qui avaientsi bien servi ces pays, notamment desmarchés financiers minutieusementrégulés » – autrement dit l’abandon destratégies victorieuses, en grande partiesous la pression occidentale. D’autresspécialistes ont émis des opinionssemblables, parfois avec plus d’énergieencore[9].

Le contraste entre l’Extrême-Orient etl’Amérique latine est frappant. Laseconde connaît les pires inégalités dumonde, le premier les moins

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dramatiques. Il en va de même, pluslargement, pour l’éducation, la santé etl’assistance sociale. En Amérique latine,les importations sont lourdementorientées vers la consommation desriches, en Extrême-Orient versl’investissement productif. Sur lecontinent sud-américain, les fuites decapitaux ont presque atteint le niveaud’une dette par ailleurs écrasante ; enAsie, elles sont restées, jusqu’à une datetrès récente, étroitement contrôlées. EnAmérique latine, les riches sontgénéralement exempts de touteobligation sociale, impôts compris.Comme le souligne l’économistebrésilien Bresser Pereira, le problèmen’y est pas le « populisme », mais « la

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sujétion de l’État aux riches ».L’Extrême-Orient est très différent de cepoint de vue.

Les économies latino-américainessont également plus ouvertes auxinvestissements étrangers. Selon lerapport de la CNUCED (Conférence desNations unies sur le commerce et ledéveloppement), les multinationalesétrangères y « contrôlent une part bienplus grande de la productionindustrielle » qu’en Asie. La Banquemondiale elle-même concède que lesinvestissements étrangers et lesprivatisations qui lui sont si chères « onttendu à se substituer aux autres flux decapitaux » en Amérique latine,transférant à l’étranger contrôle des

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entreprises et profits. Elle reconnaîtaussi que les prix au Japon, en Corée età Taiwan ont davantage différé de ceuxdu marché qu’en Inde, au Brésil, auMexique, au Venezuela et dans d’autrespays supposés interventionnistes, alorsque c’est la Chine, emprunteuse préféréeet toujours plus gourmande de laBanque, qui s’est montrée, de tous, laplus interventionniste et la plus active enmatière de manipulation des prix. Etl’ensemble des études de cette institutionconsacrées au Chili ont omis de signalerque les mines de cuivre nationalisées dupays constituent l’une de ses principalessources de revenus à l’exportation –cela pour ne citer qu’un exemple parmibien d’autres.

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Il semble donc que l’ouverture àl’économie internationale ait eu un coûtimportant pour l’Amérique latine, demême que son incapacité à contrôler lecapital et les riches, et pas seulement lamain-d’œuvre et les pauvres. Bienentendu, certaines franges de lapopulation en tirent bénéfice, comme àl’époque coloniale. Qu’elles soientaussi dévouées aux doctrines de la« religion » que les investisseursétrangers ne devrait pas noussurprendre.

Le rôle de la gestion et de l’initiativede l’État dans les économies prospèresdevrait nous être familier. Une questionapparentée aux deux autres posées plushaut est de savoir comment le Tiers

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Monde est devenu ce qu’il estaujourd’hui. Dans une étude récente,Paul Bairoch, éminent historien del’économie, a traité du problème,remarquant qu’« il ne fait aucun douteque le libéralisme économiqueobligatoire imposé au Tiers Monde auXIXe siècle est un élément essentieldans l’explication du retard de sonindustrialisation », tout comme, dansl’exemple très révélateur de l’Inde, le« processus de désindustrialisation » quia converti l’une des placescommerciales et l’un des centresindustriels les plus importants du mondeen une société agricole appauvrie, nonsans s’accompagner d’une chute brutaledes salaires réels, de la consommation

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alimentaire et de la disponibilité desproduits de base. Comme le faitobserver Bairoch, « l’Inde ne fut que lapremière victime majeure d’une trèslongue liste », laquelle comprend « despays du Tiers Monde politiquementindépendants [mais qui] furent contraintsd’ouvrir leurs marchés aux produitsoccidentaux ». Dans le même temps, lespays d’Occident se protégeaient de latyrannie des marchés et sedéveloppaient.

Les variantes de la doctrine néo-libérale

Ces considérations nous conduisent à

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évoquer une autre caractéristiqueimportante de l’histoire moderne. Ladoctrine de la liberté des marchésconnaît deux variantes. La première,l’officielle, est imposée à ceux qui nepeuvent se défendre. On pourrait appelerla seconde la « doctrine réellementexistante », autrement dit : la rigueur desmarchés est bonne pour vous, mais paspour moi, sauf si cela me procure unavantage temporaire. C’est elle quirègne depuis le XVIIe siècle, époque àlaquelle l’Angleterre apparut comme leplus avancé des pays en voie dedéveloppement grâce à une augmentationradicale des impôts et à une gestionpublique efficace afin d’organiser lesactivités fiscales et militaires de l’État,

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lequel, selon l’historien britannique JohnBrewer, devint « le plus grand acteur del’économie » et de son extension dans lemonde.

La Grande-Bretagne finit par passer àl’internationalisme libéral… en 1846,après qu’un siècle et demi deprotectionnisme, de violence et depouvoir d’État l’eut placée loin devantses rivaux. Mais cette conversion aumarché s’accompagnait d’importantesréserves. Quarante pour cent de laproduction textile anglaise étaienttoujours dirigés vers l’Inde, désormaiscolonisée, et il en allait de même pourles autres exportations britanniques.L’acier produit en Grande-Bretagne sevit imposer en Amérique des droits de

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douane élevés, qui permirent aux États-Unis de développer leur propre industriesidérurgique – l’acier britannique, tropcher, finit par disparaître des marchésinternationaux, mais l’Inde et lescolonies de l’Empire lui demeurèrentaccessibles. Le cas de l’Inde est trèsinstructif : au XVIIIe siècle, elleproduisait autant de fer que toutel’Europe réunie, et en 1820 encore desingénieurs anglais étudiaient sestechniques de production de l’acier, trèsavancées, afin de combler le « fossétechnologique ». Quand eut lieu le boomdes chemins de fer, Bombay fut enmesure de produire des locomotives àdes tarifs compétitifs. Mais la « doctrineréellement existante » de la liberté des

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marchés détruisit ces secteurs industrielsindiens, ainsi que ceux du textile ou dela construction navale, qui, selon lesnormes de l’époque, étaient trèsavancés. Les États-Unis et le Japon, eux,ayant échappé au contrôle de l’Europe,purent reprendre le modèle britanniqued’intervention étatique sur les marchés.

Quand la concurrence japonaisedevint trop difficile à gérer, l’Angleterrese contenta d’abandonner la partie :l’Empire fut efficacement fermé auxexportations nippones, ce qui fut l’undes facteurs de déclenchement de laSeconde Guerre mondiale. Au mêmemoment, les industriels indiensdemandaient à être protégés… non duJapon, mais de la Grande-Bretagne.

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Bien entendu, sous le règne de la« doctrine réellement existante », leursvœux ne furent pas exaucés.

Abandonnant dans les années 1930cette version étriquée du « laisser-faire », le gouvernement britanniqueentreprit d’intervenir plus directementdans l’économie du pays. En quelquesannées, la production de machines-outilsfut multipliée par cinq, tandis qu’onassistait à un boom de la chimie, del’acier, de l’aviation et de tout unéventail d’industries nouvelles ; ce fut,comme l’écrit l’analyste économiqueWill Hutton, « une phase nouvelle etméconnue de la révolution industrielle ».Cette industrie sous contrôle étatiquepermit à la Grande-Bretagne de

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distancer la production allemandependant la guerre, et même de réduirel’écart avec les États-Unis, quientamaient une spectaculaire expansionéconomique au moment même où lesresponsables des grandes sociétésprenaient le contrôle d’une économie deguerre coordonnée par l’État.

Un siècle après les Anglais, lesAméricains empruntèrent eux aussi lechemin de l’internationalisme libéral.Après 150 ans de protectionnisme et deviolence, les États-Unis étaient devenus,et de loin, le pays le plus riche et le pluspuissant du monde, et ils en vinrent àcomprendre l’intérêt d’un « terrain dejeu à égalité » où ils pouvaient espérerécraser tout concurrent potentiel. Mais,

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comme l’Angleterre, ils posaient desréserves fondamentales.

L’une d’elles était que Washingtonferait usage de son pouvoir pourempêcher tout développementindépendant où que ce soit. EnAmérique latine, en Égypte, en Asie duSud-Est et ailleurs, le développementdevait être « complémentaire », et nonpas « concurrentiel ». Il y eut aussi desinterventions de grande ampleur dans lecommerce. Ainsi, l’aide du planMarshall fut conditionnée par l’achat deproduits agricoles américains, ce quiexplique en partie que la part des États-Unis dans le commerce mondial descéréales soit passée de moins de 10 %avant la guerre à plus de 50 % en 1950,

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tandis que les exportations argentinesétaient réduites des deux tiers. L’aidealimentaire fut également utilisée à lafois pour subventionner l’agriculture etla pêche américaines et pour vendremoins cher que les producteursétrangers – autre mesure destinée àempêcher tout développementindépendant. La destruction à peu prèscomplète de la production de blécolombienne par de tels moyens est l’undes facteurs expliquant la croissance del’industrie de la drogue, que la politiquenéo-libérale de ces dernières années aencore accélérée dans les Andes.L’industrie textile du Kenya s’esteffondrée pareillement en 1994 quandl’administration Clinton lui a imposé des

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quotas interdisant au pays d’emprunterle chemin de développement suivi partous les pays industriels. Les« réformateurs africains » furentprévenus : ils devaient encore faire desprogrès pour améliorer les conditionsoffertes aux responsables des milieuxd’affaires, « intégrer les réformesassurant la liberté des marchés » etadopter des politiques commerciales etd’investissement conformes auxexigences des investisseurs occidentaux.Ce ne sont là que quelques exemplesdispersés.

Toutefois, c’est ailleurs que s’illustrede la façon la plus frappante l’écartentre la « doctrine réellement existante »et la doctrine officielle de la liberté des

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marchés. L’interdiction des subventionspubliques est l’un des éléments de basede la théorie du libre-échange. Après laSeconde Guerre mondiale, pourtant, lesdirigeants des milieux d’affairesaméricains redoutaient que l’économiene retourne à la dépression, sansintervention de l’État De surcroît, ilsaffirmaient que les secteurs industrielsles plus avancés – en particulierl’aviation, bien que le raisonnement fûtplus général – ne pourraient « exister demanière satisfaisante dans une économiede “libre entreprise” pure,concurrentielle et sans subventions »,l’État étant « le seul sauveur possible ».Ces citations sont extraites de la pressed’affaires, qui admettait également que

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le système édifié autour du Pentagoneétait le meilleur moyen de transférer lescoûts de fabrication au secteur public.Ces dirigeants comprenaient que lesdépenses sociales pouvaient jouer lemême rôle de stimulateur, mais il nes’agissait pas là de subventions directesaux grandes sociétés puisqu’ellesavaient des effets de démocratisation etde redistribution – autant de défauts dontles dépenses militaires étaientdépourvues.

En outre, cette idée était facile àvendre. Le secrétaire aux Forcesaériennes de Truman présenta les chosesde la manière la plus simple : il ne fautpas utiliser le mot « subventions »,mieux vaut parler de « sécurité ». Il

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veilla à ce que le budget militaire« satisfasse les exigences de l’industriede l’aviation », comme il le déclara lui-même. Cela eut pour conséquence, entreautres choses, de faire de l’aviationcivile le premier poste d’exportation dupays, et de l’énorme industrie du voyageet du tourisme une source de grosprofits.

Il était donc parfaitement normal queClinton fasse de Boeing « un modèlepour toutes les compagniesd’Amérique » quand, lors du sommetAsie-Pacifique de 1993, il prêcha sa« nouvelle vision » de l’avenir desmarchés libres sous desapplaudissements nourris. Parfaitexemple de ce que sont réellement les

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marchés, l’aviation civile est désormaisdominée par deux firmes, Boeing-McDonald et Airbus, dont chacune doitson existence et son succès àd’importantes subventions publiques. Lamême situation prévaut dans lesdomaines de l’informatique, del’électronique et de l’automation, de labiotechnologie et des communications –en fait, dans pratiquement tous lessecteurs dynamiques de l’économie.

Il était inutile d’exposer àl’administration Reagan la « doctrineréellement existante » de la liberté desmarchés : elle maîtrisait parfaitement lesujet, en exaltant les mérites auprès despauvres tout en se vantant devant leshommes d’affaires du fait que Reagan

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avait « davantage protégé l’industrieaméricaine des importations quen’importe lequel de ses prédécesseursdepuis cinquante ans » – ce qui étaitbeaucoup trop modeste ; il surpassaitl’ensemble des anciens présidentsréunis, tout en « impulsant le plus grandretour au protectionnisme depuis lesannées 1930 », comme l’écrivit ForeignAffairs dans un article passant en revuela décennie. Sans ces mesures parfoisextrêmes d’ingérence sur le marché, onpeut douter que les industries del’automobile, des machines-outils ou dessemi-conducteurs eussent survécu à laconcurrence japonaise, ou eussent pus’engager dans les technologies en voied’émergence, avec d’importants effets

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sur toute l’économie. Cela montre, unefois de plus, que l’« opinion reçue » est« pleine de trous », comme le fitremarquer un autre article de ForeignAffairs examinant l’action del’administration Reagan. Elle gardepourtant ses vertus en tant qu’armeidéologique permettant de mettre au pasceux qui ne peuvent se défendre.(Soulignons que les États-Unis et leJapon viennent tous deux d’annoncer denouveaux grands programmes definancement public des technologiesavancées – respectivement pourl’aviation et les semi-conducteurs –, lessubventions d’État venant ainsi soutenirle secteur industriel privé.)

Une étude approfondie des

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multinationales due à Winfried Ruigrocket Rob van Tulder permet aussid’illustrer ce qu’est la « doctrineréellement existante de la liberté desmarchés ». Ils ont ainsi découvert qu’« àpeu près toutes les grandes compagniesdu monde ont bénéficié d’une aidedécisive des pouvoirs publics, ou debarrières commerciales, dans ladéfinition de leur stratégie ou de leurposition compétitive », et qu’« au moinsvingt compagnies classées dans les centpremières par la revue Fortune en 1993n’auraient pu survivre de manièreindépendante si elles n’avaient étésauvées par leurs gouvernementsrespectifs » – soit par socialisation deleurs pertes, soit par simple rachat de

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l’État quand elles connaissaient trop dedifficultés. Lockheed, principalemployeur de la circonscriptionprofondément conservatrice de NewtonGingrich, fut ainsi sauvé de la faillitegrâce à des garanties de prêt accordéespar le gouvernement fédéral. La mêmeétude fait remarquer que l’interventionde l’État, qui « a été la règle plutôt quel’exception au cours des deux dernierssiècles […], a joué un rôle clé dans ledéveloppement et la diffusion denombreuses innovations – en particulierdans l’aérospatiale, l’électronique,l’agriculture moderne, la technologiedes matériaux et celle des transports,l’énergie », ainsi que dans lestélécommunications et l’information

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(Internet et le Web en étant des exemplesrécents tout à fait frappants). Il en allaitde même autrefois pour le textile etl’acier, et bien sûr pour l’énergie. Lespolitiques étatiques « ont constitué uneforce écrasante dans la définition desstratégies et la compétitivité des plusgrandes sociétés mondiales ». D’autresétudes confirment ces remarques.

Il y aurait encore beaucoup à dire surtoutes ces questions, mais uneconclusion, en tout cas, paraîts’imposer : les doctrines en vigueur sontconçues et mises en œuvre pour desraisons de pouvoir et de profit. Les« expériences » contemporaines suiventun modèle familier quand elles prennentla forme d’un « socialisme pour les

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riches » au sein d’un systèmemercantiliste mondial dominé par lesgrandes entreprises, dans lequel le« commerce » se réduit pour l’essentielà des transactions centralisées entrefirmes – énormes institutions liées àleurs concurrents par des alliancesstratégiques, agissant en tyrans au seind’une structure interne conçue poursaper les prises de décisiondémocratiques et pour protéger lesmaîtres des rigueurs du marché. C’estaux pauvres et aux vulnérables qu’il fautinculquer ces sévères doctrines.

Nous pourrions également nousdemander jusqu’à quel point l’économieest vraiment « mondialisée » et pourraitêtre soumise à un contrôle démocratique

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et populaire. En termes d’échanges, deflux financiers et autres mesures dumême ordre, l’économie n’est pas plus« mondiale » qu’au XXe siècle. Desurcroît, les multinationales dépendentfortement des subventions publiques etdes marchés domestiques ; leurstransactions internationales, y comprisce qu’on appelle à tort « le libre-échange », sont en grande partieconfinées à l’Europe, au Japon et auxÉtats-Unis, où elles peuvent bénéficierde mesures politiques sans craindre lescoups d’État militaires et autresmauvaises surprises du même genre. Il ya beaucoup de choses nouvelles etimportantes, mais la conviction que toutest « hors de contrôle » n’est pas très

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crédible, même si l’on s’en tient auxmécanismes existants.

Une quelconque loi de la natureexige-t-elle que nous nous en tenions àeux ? Non – si du moins nous prenons ausérieux le libéralisme classique. Onconnaît bien l’éloge qu’Adam Smith faitde la division du travail, mais beaucoupmoins sa dénonciation de ses effetsdéshumanisants, qui transforment lestravailleurs en objets « aussi stupides etignorants qu’il est possible à unecréature humaine de l’être ». C’est làquelque chose qu’il faut empêcher« dans toute société civilisée etdéveloppée » par une action de l’État,afin de surmonter la force destructricede la fameuse « main invisible ». On

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ignore également que Smith pensaitqu’une sorte de régulation d’État « enfaveur des travailleurs est toujours justeet équitable », mais pas « quand elle esten faveur des maîtres » ; de même queson appel à l’égalité de conditions, quiétait au cœur de son plaidoyer pour laliberté des marchés.

Un autre penseur majeur du panthéonlibéral allait encore plus loin. Wilhelmvon Humboldt condamnait le travailsalarié en soi : quand le travailleur estsoumis à un contrôle extérieur, écrivait-il, « nous pouvons admirer ce qu’il fait,mais nous méprisons ce qu’il est ».« L’art progresse, l’artisan recule »,observait Alexis de Tocqueville, autregrande figure du libéralisme. Comme

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Smith et Jefferson, il pensait quel’égalité de conditions était uneimportante caractéristique d’une sociétéjuste et libre. Voilà cent soixante ans, ilmettait en garde contre les dangers d’une« permanente inégalité des conditions ».Il redoutait que ne sonne le glas de ladémocratie si « l’aristocratiemanufacturière que nous voyons s’éleversous nos yeux » aux États-Unis, « l’unedes plus dures qui ait jamais existé aumonde », sortait de ses frontières –comme elle le fit plus tard, dépassant deloin ses pires cauchemars.

Je ne fais qu’effleurer des questionsaussi complexes que fascinantes – quisuggèrent, je crois, que les principesfondateurs du libéralisme classique

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trouvent aujourd’hui leur expressionnaturelle non dans la « religion » néo-libérale, mais dans les mouvementsindépendants des travailleurs, dans lesidées et les pratiques des mouvementssocialistes libertaires, parfois dans lesdéclarations de figures aussi éminentesde la pensée du XXe siècle que BertrandRussell ou John Dewey. Il faut évalueravec prudence les doctrines quidominent les discours intellectuels, enprenant bien garde aux arguments, auxfaits et aux leçons de l’histoire passée etprésente. Il ne sert à rien de se demanderce qui est « bon » pour certainescatégories de pays, comme s’ils’agissait d’entités ayant des valeurs etdes intérêts communs. Ce qui peut être

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bon pour le peuple américain, quidispose d’avantages incomparables,pourrait bien être mauvais pour d’autres,dont l’éventail de choix est bien plusrestreint. Toutefois, il est une chose àlaquelle nous pouvons raisonnablementnous attendre : ce qui est bon pour lespeuples du monde risque de n’être quetrès lointainement conforme aux plansdes « principaux architectes ». Et il y amoins de raisons que jamais de leurpermettre de façonner l’avenir enfonction de leurs intérêts.

[Une version de cet article a étéoriginellement publiée en Amériquelatine en 1996 dans des traductionsespagnole et portugaise.]

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II

Le consentement sansconsentement :

embrigader l’opinionpublique

Une société démocratique décentedevrait reposer sur le principe du« consentement des gouvernés ». Cetteidée est universellement admise, mais onpeut lui reprocher d’être à la fois tropforte et trop faible. Trop forte, parcequ’elle laisse entendre que les gens

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doivent être gouvernés et contrôlés.Trop faible, car les dirigeants les plusbrutaux eux-mêmes exigent une certainedose de « consentement des gouvernés »,et l’obtiennent généralement, passeulement par la force.

Je m’intéresserai ici à la manièredont des sociétés démocratiques etlibres ont fait face à ces questions. Aufil du temps, les forces populaires ontcherché à obtenir la possibilité departiciper plus largement à la gestion deleurs affaires, avec certains succès et denombreuses défaites. Dans le mêmetemps, un corpus d’idées très instructif aété développé pour justifier la résistancede l’élite à la démocratie. Quiconqueveut comprendre le passé et façonner

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l’avenir aurait intérêt à examiner avecattention non seulement la pratique, maisaussi le cadre doctrinal qui la soutient.

Voilà 250 ans, David Hume abordaces questions dans des œuvres devenuesclassiques. Il était intrigué par « lafacilité avec laquelle les plus nombreuxsont gouvernés par quelques-uns, lasoumission implicite avec laquelle leshommes abandonnent » leur destin àleurs maîtres. Cela lui paraissaitsurprenant, car « la force est toujours ducôté des gouvernés ». Si le peuple s’enrendait compte, il se soulèverait etrenverserait ceux qui le dirigent. Il enconcluait que l’art du gouvernement estfondé sur le contrôle de l’opinion,principe qui « s’étend aux

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gouvernements les plus despotiques etles plus militarisés, comme aux pluslibres et aux plus populaires ».

Hume sous-estimait certainementl’efficacité de la force brutale. Il seraitplus exact de dire que plus ungouvernement est « libre et populaire »,plus il lui devient nécessaire des’appuyer sur le contrôle de l’opinionpour veiller à ce qu’on se soumette à lui.

Que le peuple doive se soumettre,voilà qui va de soi dans une bonne partde l’éventail des opinions politiques. Endémocratie, les gouvernés ont le droit deconsentir, mais rien de plus. Dans laterminologie de la doctrine progressistemoderne, la population peut jouer le rôlede « spectatrice », mais pas de

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« participante », hormis pour choisiroccasionnellement entre des dirigeantsqui représentent le pouvoir authentique.C’est ce que l’on appelle l’« arènepolitique ». Le grand public doit êtretotalement exclu de l’arène économique,où se détermine largement ce qu’iladviendra de la société. Selon la théoriedémocratique dominante, il doit n’yjouer aucun rôle.

Ces hypothèses ont été discutées toutau long de l’Histoire, mais les questionsont pris une force particulière avec lepremier sursaut démocratique modernedans l’Angleterre du XVIIe siècle.L’agitation de cette époque est souventprésentée comme un conflit entre le roiet le Parlement ; pourtant, comme dans

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de nombreux autres cas, elle trouve sonorigine dans le fait qu’une bonne part dela population ne voulait être gouvernéeni par l’un ni par l’autre – « deschevaliers et des gentilshommes » qui« ne connaissent pas nos plaies » et « neferont que nous opprimer », ainsi que ledéclaraient les pamphlets –, mais par« des citoyens comme nous, qui saventce que nous voulons ».

De telles idées chagrinaientprofondément les « hommes de qualité »,ainsi qu’ils se désignaient eux-mêmes –les « hommes responsables », dit-onaujourd’hui. Ils étaient prêts à accorderdes droits au peuple, mais avec deslimites, et à condition que le mot« peuple » ne désigne pas la populace

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confuse et ignorante. Mais comment ceprincipe fondamental pour la vie socialepeut-il être réconcilié avec la doctrinedu « consentement des gouvernés »,lesquels alors n’étaient pas si faciles àréprimer ? Francis Hutcheson,philosophe distingué contemporain deDavid Hume, proposa une solution. Il fitvaloir que le « consentement desgouvernés » était respecté si lesgouvernants imposaient des projetsrejetés par le grand public et que plustard les masses « stupides » et « pleinesde préjugés » consentissent « de bongré » à ce qui avait été fait en leur nom.On peut ainsi adopter le principe de« consentement sans consentement » –terme utilisé plus tard par le sociologue

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Franklin Henry Giddings.Hutcheson se préoccupait du contrôle

de la populace en Angleterre même,Giddings, du maintien de l’ordre àl’étranger. Il parlait notamment desPhilippines, que l’armée américaineétait en train de libérer[10] – libérant dumême coup plusieurs centaines demilliers de personnes des tourments del’existence, ou, comme l’écrivait lapresse, « massacrant les indigènes à lamode anglaise », de telle sorte que « lescréatures malavisées » qui nousrésistaient puissent au moins « respecternos armes » et plus tard en venir àreconnaître que nous voulions leurapporter la « liberté » et le « bonheur ».Pour exposer tout cela sur le ton civilisé

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qui s’imposait, Giddings développa leconcept de « consentement sansconsentement » : « Si, dans les annéesqui suivent, [le peuple conquis] voit etreconnaît que la relation à laquelle ils’opposait avait pour objectif son plusgrand bien, on peut raisonnablementsoutenir que l’autorité a été imposéeavec le consentement des gouvernés »,un peu comme des parents empêchentleur enfant de traverser une rue trèspassagère.

Ces explications résumaient levéritable sens de la doctrine du« consentement des gouvernés ». Lepeuple doit se soumettre à sesgouvernants, et il suffit pour cela qu’ildonne son consentement sans

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consentement. Au sein d’un Étattyrannique, ou à l’étranger, on peut faireusage de la force. Quand c’est plusdifficilement envisageable, il fautobtenir l’accord des gouvernés par ceque l’opinion progressiste et libéraleappelle la « fabrication duconsentement ».

L’énorme industrie des relationspubliques, depuis son apparition audébut du XXe siècle, s’est consacrée au« contrôle de l’opinion publique », pourreprendre la description qu’en donnaientles dirigeants des milieux d’affaires. Etils agirent en conformité avec leursparoles, ce qui est sans doute l’un desthèmes essentiels de l’histoire moderne.Que cette industrie ait ses racines, et ses

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principaux centres, dans le pays « leplus libre » ne doit pas surprendre dèslors que l’on comprend correctement lamaxime de Hume.

Quelques années après Hume etHutcheson, les problèmes que posait lapopulace anglaise s’étendirent auxcolonies révoltées d’Amérique du Nord.Les pères fondateurs adoptèrentl’opinion des « hommes de qualité »britanniques, l’exprimant parfois dansles mêmes termes, ou presque. L’und’eux déclarait ainsi : « Quand je parledu public, j’entends sa partierationnelle. L’ignorant et le vulgaire sontaussi peu qualifiés pour juger des modes[de gouvernement] qu’incapables d’entenir les rênes. » Le peuple est un

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« grand animal » qu’il faut dompter,disait de son côté Alexander Hamilton.Il fallut apprendre, parfois par la force,à des fermiers rebelles et indépendantsque les idéaux exposés dans lespamphlets révolutionnaires ne devaientpas être pris trop au sérieux. Le communne serait pas représenté par des hommescomme eux, « qui connaissent les mauxdu peuple », mais par une gentry demarchands, d’avocats et autres« hommes responsables » à qui l’onpourrait faire confiance pour défendreles privilèges.

John Jay, premier président de laCour suprême, exprima clairement ladoctrine régnante : « Ceux qui possèdentle pays doivent le gouverner. » Restait à

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régler une question : qui possède le pays? La réponse fut fournie par l’apparitiondes grandes sociétés privées et destructures conçues pour les protéger etles soutenir, bien qu’il reste difficile decontraindre le grand public à garder unrôle de spectateur.

Si nous voulons comprendre le monded’aujourd’hui et de demain, les États-Unis constituent sans doute le principalcas à étudier. Pour leur incomparablepuissance, mais aussi pour la stabilité deleurs institutions démocratiques. Desurcroît, ils ont représenté ce quiressemblait le plus à une tabula rasa.En 1776, Thomas Paine remarquait :« L’Amérique peut être aussi contentequ’elle le veut ; elle dispose d’une

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feuille blanche sur laquelle écrire. » Parla suite, les sociétés indigènes furentlargement éliminées. Les États-Unis ontd’ailleurs conservé bien peu de chosedes vieilles structures européennes, cequi explique la relative faiblesse ducontrat social et des systèmesd’assistance, lesquels avaient souventleurs origines dans des institutionsprécapitalistes. Et l’ordre sociopolitiquey a été à un rare degré consciemmentédifié. En étudiant l’Histoire on ne peutse livrer à des expériences, mais lesÉtats-Unis sont aussi proches qu’on peutl’imaginer de « l’exemple idéal » de ladémocratie capitaliste d’État.

De surcroît, leur principal concepteurfut un penseur politique avisé : les idées

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de James Madison[11] l’emportèrent.Lors des débats sur la Constitution, il fitremarquer que si les élections enAngleterre « étaient ouvertes à toutes lesclasses du peuple, les droits despropriétaires terriens ne seraient pas ensécurité et une loi agraire ne tarderaitpas à être votée » pour donner des terresà ceux qui n’en ont pas. Le systèmeconstitutionnel devait donc être conçupour prévenir de telles injustices et« assurer les intérêts permanents dupays », c’est-à-dire les droits depropriété.

Tous les spécialistes de Madisons’accordent à dire que « la Constitutionétait, intrinsèquement, un documentaristocratique destiné à contrer les

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tendances démocratiques de lapériode », livrant le pouvoir « auxmeilleurs » et empêchant ceux quin’étaient ni riches, ni bien nés, niconnus, de l’exercer (Lance Banning).Madison déclara ainsi que la premièreresponsabilité de l’État était « deprotéger la minorité opulente contre lamajorité », proposition qui est restée leprincipe fondamental du systèmedémocratique américain jusqu’à nosjours.

Lors des discussions publiques,Madison parlait des minorités engénéral, mais il est tout à fait clair qu’ilsongeait à l’une d’elles en particulier :celle des « opulents ». La théoriepolitique moderne souligne sa

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conviction selon laquelle, « dans ungouvernement juste et libre, les droits depropriété, comme ceux des personnes,devraient être efficacement accordés ».Mais, là encore, il est utile d’examinerde plus près cette doctrine. Il n’existepas de droits de propriété, mais desdroits à la propriété – c’est-à-dire ceuxdes personnes qui possèdent des biens.J’ai peut-être le droit de posséder mavoiture, mais celle-ci n’a aucun droit. Ledroit à la propriété diffère égalementdes autres en ce que la possession d’unbien par un individu en prive quelqu’und’autre. Si ma voiture est à moi, vous nepouvez la posséder ; mais dans unesociété juste et libre ma liberté deparole ne peut limiter la vôtre. Le

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principe madisonnien est donc que l’Étatdoit assurer le droit des personnes engénéral, mais aussi fournir des garantiesparticulières supplémentaires en ce quiconcerne les droits d’une classe depersonnes, celle des propriétaires.

Madison prévoyait que la menace dela démocratie risquait de s’aggraveravec le temps en raison del’accroissement de « la proportion deceux qui se heurtent à toutes lesdifficultés de l’existence, et rêvent ensecret d’une distribution plus équitablede ses bienfaits ». Il redoutait que ceux-ci ne gagnent de l’influence, s’inquiétaitdes « symptômes d’un esprit niveleur »déjà visible et mettait en garde contre« un danger futur » si le droit de vote

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plaçait « le pouvoir sur la propriété endes mains qui n’en possèdent pas unepartie ». Comme il l’expliquait, « il nefaut pas compter sur ceux qui n’ont pasde biens, ni l'espoir d’en acquérir, pourtémoigner une sympathie suffisante auxdroits de propriété ». Sa solutionconsistait à maintenir le pouvoirpolitique entre les mains de ceux « quisont issus de, et représentent, la richessede la nation », « le groupe des hommesles plus capables » face à un peuplefragmenté et désorganisé.

Bien entendu, le problème del’« esprit niveleur » se pose aussi àl’étranger. On en apprend beaucoup surla « théorie de la démocratie réellementexistante » en voyant comment ce

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problème est perçu, en particulier dansles documents secrets internes où lesdirigeants peuvent se montrer plusfrancs.

Prenons l’important exemple duBrésil, le « colosse du Sud ». Lors d’unevisite en 1960, le président Eisenhowerassura les Brésiliens que « notresystème d’entreprise privée, mais douéed’une conscience sociale, est bénéfiquepour tout le monde, aussi bien lespropriétaires que les travailleurs […].Libre, le travailleur brésilien faitl’heureuse démonstration des joies del’existence dans un régimedémocratique ». L’ambassadeuraméricain ajouta que l’influence desÉtats-Unis avait brisé « l’ordre ancien

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en Amérique du Sud » en lui apportant« des idées révolutionnaires telles quel’éducation gratuite et obligatoire,l’égalité devant la loi, une sociétérelativement dépourvue de classes, unsystème de gouvernement démocratiqueet responsable, la liberté et laconcurrence des entreprises [et] unniveau de vie fabuleux pour lesmasses ».

Toutefois, les Brésiliens réagirentmal aux bonnes nouvelles annoncées parleurs tuteurs du Nord. John FosterDulles, le secrétaire d’État, fit savoir auConseil national de sécurité que lesélites latino-américaines étaient « desenfants » « pratiquement dépourvus de lacapacité de se gouverner eux-mêmes ».

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Pis encore, les États-Unis étaient « trèsloin derrière les Soviétiques pour ce quiest de gagner le contrôle des esprits etdes émotions de peuples peusophistiqués ». Dulles et Eisenhowerexprimèrent leurs inquiétudes face à lacapacité des communistes à « prendre lecontrôle des mouvements de masse »,capacité « que nous ne savons pasimiter ». « Les pauvres sont ceux qu’ilsattirent, et ils ont toujours voulu pillerles riches. » En d’autres termes, il nousétait difficile de persuader les gensd’accepter notre doctrine, selon laquellece sont les riches qui doivent piller lespauvres. Ce grave problème de relationspubliques demeurait sans solution.

L’administration Kennedy le résolut

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en changeant les termes de la missionconfiée aux militaires sud-américains :ils devaient autrefois « défendrel’hémisphère », dorénavant ilsassureraient la « sécurité intérieure » –décision qui eut des conséquencesdramatiques, dont la première fut uncoup d’État particulièrement brutal etmeurtrier au Brésil. Washington voyaitdans l’armée brésilienne un « îlot desanté mentale » au sein du pays, etLincoln Gordon, l’ambassadeur deKennedy, qualifia l’opération de« rébellion démocratique », et même de« plus importante victoire de la libertéen ce milieu du XXe siècle ». Ancienéconomiste de Harvard, Gordon ajoutaque cette « victoire de la liberté » – à

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savoir le renversement par la forced’une démocratie parlementaire –devrait « créer un climat bien meilleurpour les investissements privés », ce quinous en dit un peu plus sur le sens réeldes mots liberté et démocratie.

Deux ans plus tard, RobertMcNamara, le secrétaire d’État à laDéfense, fit savoir à ses associés que« la politique américaine envers lesmilitaires latino-américains [s’était],dans l’ensemble, montrée efficace dansla réalisation des objectifs qui lui[avaient été] fixés ». Elle avait amélioréles « capacités de sécurité intérieure » etassuré « une influence militaireaméricaine prédominante ». Lesofficiers sud-américains avaient compris

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quelles étaient leurs tâches etdisposaient des moyens de les mener àbien grâce aux programmes d’aide et deformation de Kennedy. Parmi ces tâches,le renversement des gouvernementscivils « chaque fois que, selon lesmilitaires, le comportement de leursdirigeants [était] préjudiciable au bien-être de la nation ». De telles actionsétaient nécessaires « dansl’environnement culturel latino-américain », expliquaient lesintellectuels entourant Kennedy. Et l’onpouvait être certain qu’elles seraientmenées comme il convenait maintenantque les militaires avaient « unecompréhension des objectifs américains,et un penchant pour ceux-ci ». Cela

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assurerait une issue favorable à « la lutterévolutionnaire pour le pouvoir entre lesgrands groupes qui constituent l’actuellestructure de classe » du continent – uneissue qui protégerait « lesinvestissements privés américains » et lecommerce, « racine économique » des« intérêts politiques américains enAmérique latine ».

Ces documents secrets précis sontrelatifs au libéralisme kennedyen. Lesdiscours tenus en public ontnaturellement un contenu tout à faitdifférent. Si l’on s’en tient à eux, oncomprendra peu de chose du sensvéritable dut mot « démocratie » ou del’ordre mondial de ces dernièresannées – comme d’ailleurs de l’avenir,

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car ce sont aujourd’hui les mêmes mainsqui tiennent les rênes.

Les spécialistes les plus sérieuxs’accordent sur les faits de base. Unlivre important de Lars Schoultz, l’undes meilleurs connaisseurs del’Amérique latine, traite de cesgouvernements « de sécurité nationale »installés et soutenus par les États-Unis.Pour reprendre sa formule, leur but était« de détruire de manière définitive ceque l’on percevait comme une menacecontre la structure existante desprivilèges socio-économiques enéliminant la participation politique duplus grand nombre » – le « grandanimal » de Hamilton. L’objectif estfondamentalement le même aux États-

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Unis, bien que les moyens soientdifférents.

Le même schéma est à l’œuvreaujourd’hui. La Colombie, championnedes violations des droits de l’homme surle continent américain, est aussi depuisplusieurs années le principalbénéficiaire de l’assistance et de laformation militaire américaines. Leprétexte est la « guerre contre ladrogue », mais c’est là un « mythe »,comme l’ont répété plus d’une fois lesassociations humanitaires, l’Église ettous ceux qui ont enquêté sur lachoquante histoire des atrocitéscommises et des liens étroits entre lesnarcotrafiquants, les propriétairesterriens, les militaires et leurs associés

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paramilitaires. La terreur d’État a détruitles organisations populaires et presqueanéanti le seul parti politiqueindépendant en assassinant des milliersde militants, des maires aux candidats àla présidence. La Colombie estnéanmoins saluée comme unedémocratie stable, ce qui révèle une foisde plus le sens précis du mot« démocratie ».

Une illustration particulièrementinstructive en est fournie par lesréactions que provoqua la premièreexpérience démocratique au Guatemala.Sur ce dossier, les archivesconfidentielles sont partiellementdisponibles, si bien que nous en savonsbeaucoup sur la réflexion qui a guidé

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l’attitude politique. En 1952, la CIAprévint que la « politique radicale etnationaliste » du gouvernementguatémaltèque avait obtenu « le soutienou l’accord de presque toute lapopulation ». Il « mobilisait lapaysannerie, jusque-là politiquementinerte », et suscitait « un soutien desmasses au régime actuel » en organisantle monde du travail, en lançant uneréforme agraire, et par d’autresméthodes « rappelant la révolution de1944 » qui avait engendré « un fortmouvement nationaliste visant à libérerle Guatemala de sa dictature militaire,de son arriération sociale et du“colonialisme économique” qui étaientautrefois la règle ». La politique du

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gouvernement démocratique « inspiraitla fidélité, et se conformait aux intérêts,de la plupart des Guatémaltèques ». Lesservices de renseignement duDépartement d’État firent savoir que legouvernement démocratique « tenait àmaintenir un système politique ouvert »,permettant ainsi aux communistes« d’étendre leur influence et de séduireefficacement divers secteurs de lapopulation ». Autant de traversredressés par le coup d’État de 1954 etle règne de la terreur qui sévit depuis,toujours avec le large soutien desAméricains.

Le problème consistant à assurer le« consentement » se pose aussi dans lesinstitutions internationales. À ses débuts,

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l’ONU représentait un instrument fiablede la politique américaine, et étaitvivement admirée pour cela. Mais ladécolonisation apporta avec elle ce quel’on en vint à appeler la « tyrannie de lamajorité ». À partir des années 1960,l’Amérique devint la championne desvetos aux résolutions du Conseil desécurité (la Grande-Bretagne arrivantjuste après et la France en troisièmeposition, assez loin derrière), tout envotant seule, ou avec quelques États quiétaient ses obligés, contre celles del’Assemblée générale. Les Nations uniesconnurent la disgrâce, et l’on vit paraîtredes articles demandant pourquoi diablele monde « s’opposait aux États-Unis » – que l’inverse fût possible était

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une idée trop saugrenue pour mériter quel’on s’y arrête. Les relationsaméricaines avec la Cour internationalede La Haye et d’autres institutionsinternationales ont suivi une évolutionsemblable, sur laquelle nousreviendrons.

D’un certain point de vue, trèsimportant, mes commentaires sur lesracines madisonniennes des conceptsprédominants de la démocratie étaientinjustes. Comme Adam Smith et lesautres fondateurs du libéralismeclassique, Madison était un penseurprécapitaliste, et anticapitaliste d’espritIl s’attendait à ce que les dirigeantssoient des « hommes d’État éclairés »,des « philosophes bienveillants », « dont

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la sagesse saurait discerner au mieux lesvéritables intérêts de leur pays », qu’ilsprotégeraient contre les « sottises » desmajorités démocratiques en « raffinant »et en « élargissant » l’« opinionpublique », mais avec une bienveillanceéclairée.

Madison apprit vite qu’il en allaittout autrement quand la « minoritéopulente » entreprit d’user de sonnouveau pouvoir de la façon qu’AdamSmith avait prédite quelques années plustôt. Elle entendait bien suivre ce que cedernier appelait la « vile maxime » desmaîtres : « Tout pour nous, rien pour lesautres. » En 1792, Madison lança unemise en garde : le développementcroissant d’un État capitaliste était en

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train de « substituer la motivation desintérêts privés au devoir public », ce quimenait à « une véritable domination dequelques-uns derrière une apparenteliberté des plus nombreux ». Il déploraitl’« impudente dépravation de notretemps », les pouvoirs privés devenant« la garde prétorienne dugouvernement – à la fois ses outils et sestyrans, corrompus par ses largesses etl’intimidant par leurs clameurs et leursintrigues ». Ils jetaient sur la sociétécette ombre que nous appelons« politique », comme le dit John Deweyplus tard. Ce dernier, l’un des plusgrands philosophes du XXe siècle etl’une des principales figures dulibéralisme américain, soulignait que la

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démocratie a peu de contenu quand legrand capital contrôle la vie de la nationpar sa maîtrise « des moyens deproduction et d’échange, de la publicité,des transports et des communications,renforcée par celle de la presse, desjournalistes et des autres moyens depublicité ou de propagande ». Ilsoutenait par ailleurs que dans unesociété libre et démocratique lestravailleurs devraient être « les maîtresde leur propre destin industriel », et nondes outils loués par leurs employeurs ;autant d’idées que l’on peut faireremonter au libéralisme classique et auxLumières, et qui n’ont cessé deréapparaître dans les luttes populaires,aux États-Unis comme ailleurs.

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Il s’est produit bien des changementsdepuis deux cents ans, mais les mises engarde de Madison n’ont cesséd’apparaître toujours plus pertinentes,prenant un sens nouveau avec la créationde grandes tyrannies privées qui, dès ledébut du XXe siècle, se sont vu accorderdes pouvoirs exorbitants, principalementpar les tribunaux. Les théories conçuespour justifier de telles « entitéscollectives légales », comme lesappellent parfois les historiens du droit,reposent sur des idées qui sous-tendentégalement le fascisme et lebolchevisme : ces organisations ont desdroits qui passent avant ceux despersonnes et au-dessus d’eux. Ellesreçoivent d’amples largesses des États

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qu’elles dominent en grande partie,demeurant à la fois « des outils et destyrans », comme le disait Madison. Etelles ont gagné un contrôle substantielsur l’économie intérieure etinternationale, tout comme sur lessystèmes d’information etd’endoctrinement, ce qui rappelle uneautre inquiétude de Madison : « Ungouvernement populaire sansinformation ou sans les moyens del’acquérir n’est qu’un prologue à unefarce ou à une tragédie, ou aux deux. »

Examinons maintenant les doctrinesélaborées pour imposer les formesmodernes de la démocratie. Elles sontexprimées, de manière tout à faitprécise, dans un important manuel de

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l’industrie des relations publiques dû àune grande figure de ce secteur, EdwardBernays. Il commence par observer que« la manipulation consciente etintelligente des habitudes et desopinions des masses est un élémentimportant dans une sociétédémocratique ». Pour mener à bien cettetâche essentielle, « les minoritésintelligentes doivent faire un usagecontinuel et systématique de lapropagande », car elles seules« comprennent les processus mentaux etles habitudes sociales des masses » etpeuvent « tirer les ficelles qui contrôlentl’opinion publique ». Par conséquent,notre « société a consenti à ce que lalibre concurrence soit organisée par les

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dirigeants et la propagande » – autre casde « consentement sans consentement ».La seconde fournit aux premiers unmécanisme « pour modeler l’esprit desmasses », si bien que celles-ci« exercent leur force nouvellementacquise dans le sens désiré ». Lesdirigeants peuvent « embrigaderl’opinion publique tout à fait comme unearmée le corps de ses soldats ». Ceprocédé de « gestion du consentement »est « l’essence même du processusdémocratique », écrivait Bernays peuavant d’être honoré pour sescontributions par l’AmericanPsychological Association, en 1949.

L’importance d’un « contrôle del’opinion publique » fut reconnue avec

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une franchise croissante à mesure queles luttes populaires parvenaient àétendre le champ de la démocratie,donnant ainsi naissance à ce que lesélites libérales appellent « la crise de ladémocratie » – à savoir ce qui se passequand des populations, ordinairementpassives et apathiques, s’organisent etcherchent à entrer dans l’arène politiquepour défendre leurs intérêts et leursexigences, menaçant la stabilité etl’ordre. Ainsi que l’expliquait Bernays,avec « le suffrage universel etl’éducation généralisée […], labourgeoisie elle-même finissait paravoir peur du menu peuple. Car lesmasses promettaient de devenir roi »,tendance heureusement inversée – du

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moins l’espérait-on – quand denouvelles méthodes « destinées àmodeler l’opinion publique » furentconçues et mises en œuvre.

En bon libéral du New Deal, Bernaysavait développé ses talents dans leComité sur l’information publique deWoodrow Wilson, première agence depropagande d’État américaine. « C’estl’étonnant succès de la propagandependant la guerre qui a ouvert les yeuxde la petite minorité intelligente de tousles secteurs sur les possibilitésd’embrigadement de l’opinionpublique », expliquait-il dans sonmanuel de relations publiques, intituléPropagande. Peut-être cette minoritén’était-elle pas consciente qu’un tel

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succès reposait largement sur les récitsfabriqués relatant des atrocités boches,fournis par le ministère britannique del’information, qui en secret définissait satâche comme un moyen de « diriger lapensée de la plus grande partie dumonde ».

Tout cela est typique de la doctrinewilsonnienne – ce que la théoriepolitique appelle son « idéalisme ». Lepoint de vue de Wilson lui-même étaitqu’une élite de gentilshommes aux« idéaux élevés » était nécessaire aumaintien « de la stabilité et de la vertu ».La minorité intelligente d’hommes« responsables » doit contrôler lesprises de décision ajoutait un autrevétéran du comité de propagande de

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Wilson, Walter Lippmann, dans sesessais si influents sur la démocratie.Lippmann fut aussi, cinquante ans durant,la figure la plus respectée dujournalisme américain et un éminentcommentateur des affaires publiques. Laminorité intelligente, ajoutait-il,constitue une « classe spécialisée »chargée de définir la politique et« l’information d’une opinion publiquecorrecte ». Il faut donc la préserver detoute ingérence d’un grand publiccomposé « de gens extérieurs auxaffaires, ignorants et importuns », quidoit être « remis à sa place », safonction étant d’être « spectateur del’action » et non participant, hormis,comme on l’a vu, pour des exercices

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électoraux périodiques à l’occasiondesquels il fait des choix parmi la classespécialisée. Les dirigeants doivent êtrelibres d’agir dans un « isolementtechnocratique », pour reprendre laterminologie actuelle de la Banquemondiale.

Dans l’Encyclopaedia of the SocialSciences, Harold Lasswell, l’un desfondateurs de la science politiquemoderne, mettait ses lecteurs en garde :la minorité des intelligents doitreconnaître « l’ignorance et la stupiditédes masses » et ne pas succomber aux« dogmatismes démocratiques selonlesquels les hommes sont les meilleursjuges de leurs propres intérêts ». Ce nesont pas eux les meilleurs juges, c’est

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nous. Les masses doivent êtrecontrôlées, pour leur bien, et dans lessociétés démocratiques, où l’emploi dela force n’est pas concevable, desgestionnaires sociaux doivent se tournervers « une technique de contrôleentièrement nouvelle, en grande partiepar la propagande ». (Notons que lasimilitude entre la théorie démocratiqueprogressiste et le marxisme-léninismeest ici assez frappante – Bakouninel’avait prédite voilà longtemps.)

Une bonne compréhension du conceptde « consentement » nous permet de voirque la mise en œuvre du programme desmilieux d’affaires, en dépit desobjections du grand public, se fait« avec le consentement des gouvernés »,

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forme de « consentement sansconsentement ». C’est là une bonnedescription de ce qui se passe aux États-Unis. Il y a souvent un gouffre entre lespréférences du grand public et lapolitique menée en son nom ; cesdernières années, il s’est fait de plus enplus profond.

Une autre comparaison jette un peuplus de lumière sur le fonctionnement dusystème démocratique. Le grand publicpense à plus de 80 % que legouvernement est « dirigé au bénéfice dequelques-uns et de leurs intérêtsparticuliers, non du peuple » – contre50 % environ il y a quelques années. Ilcroit également, toujours à plus de 80 %,que le système économique est « injuste

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par nature » et que les travailleurs n’ontpas leur mot à dire sur ce qui se passedans le pays. Il estime, à plus de 70 %,que « les milieux d’affaires ont pris tropde pouvoir sur trop d’aspects de la vieen Amérique ». Enfin il est persuadé, àplus de 20 contre 1, que les grandessociétés « devraient parfois sacrifier unpeu de leurs profits dans le butd’améliorer les choses pour leursouvriers et pour les communautés ».

À bien des égards, donc, l’attitude dugrand public demeure obstinémentdémocratique et sociale, comme ce fut lecas pendant les années Reagan,contrairement à ce que voudrait nousfaire croire la mythologie. Mais il nousfaut également noter que ces aspirations

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demeurent très en deçà des idées quianimaient les révolutions démocratiques.Au XIXe siècle, les travailleursd’Amérique du Nord n’imploraient pasleurs dirigeants de se montrer un peuplus bienveillants : ils niaient leur droità les diriger. La presse ouvrièredéclarait : « Les usines devraientappartenir à ceux qui y travaillent »,reprenant les idéaux de la révolutionaméricaine, du moins tels que lescomprenait la dangereuse populace.

Les élections du Congrès de 1994constituent un exemple révélateur dufossé entre la rhétorique et les faits. Ony vit « un tremblement de terrepolitique », « une victoire éclatante »,« un triomphe du conservatisme »

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reflétant une « dérive vers la droite »continue ; à cette occasion, les électeursauraient donné « un mandat populaireécrasant » à l’armée d’extrême droite deNewt Gingrich, qui promettait de nous« débarrasser du gouvernement » et denous ramener aux jours heureux où lesmarchés régnaient en maîtres.

Si l’on s’intéresse aux faits, onconstate que cette « victoire éclatante »fut remportée avec à peine plus de lamoitié des votes, soit environ 20 % desinscrits, des chiffres qui diffèrent àpeine de ceux de 1992, quand lesdémocrates l’avaient emporté. Unélecteur sur six seulement vit dans cesrésultats « une affirmation du programmerépublicain ». Un sur quatre avait

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entendu parler du « contrat avecl’Amérique », qui présentait ceprogramme. Et le grand public, une foisinformé, s’opposait, à une largemajorité, à presque toutes les mesuresqu’il comportait. Près de 60 % voulaientun accroissement des dépenses sociales.Un an plus tard, 80 % affirmaient que« le gouvernement fédéral devraitprotéger les plus vulnérables, enparticulier les pauvres et les gens âgés,en garantissant un niveau de vieminimum et en assurant une protectionsociale ». Entre 80 et 90 % desAméricains soutiennent les garantiesfédérales d’assistance à ceux qui nepeuvent travailler, l’assurance contre lechômage, la subvention des

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médicaments, l’assistance au foyer despersonnes âgées, un niveau minimal desoins médicaux, la sécurité sociale.Trois quarts d’entre eux approuventl’idée de gardes d’enfants garanties parl’État fédéral pour les mères à faiblesrevenus. La persistance de tellespositions est particulièrement frappantequand on songe aux assauts acharnés dela propagande visant à convaincre lesgens qu’en fait ils ont des idéesradicalement différentes.

L’étude de l’opinion publique menéelors de cette élection montre donc qu’àmesure que les électeurs découvraient leprogramme républicain au Congrès ilss’y opposaient plus farouchement. Leporte-drapeau de la révolution, Newt

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Gingrich, était déjà mal vu du temps deson « triomphe » ; il coula ensuite à pic,devenant l’homme politique le plusimpopulaire du pays. Lors des électionsde 1996, il fut particulièrement comiquede voir ses plus proches associéss’efforcer de nier tout lien avec leur chefet ses idées. Lors des primaires, lepremier candidat à disparaître, aussitôtou presque, ne fut autre que Phil Gramm,seul représentant des républicains duCongrès, pourtant généreusement financéet répétant tous les mots d’ordre que,selon les journaux, les électeurs étaientcensés adorer. En fait, pratiquementtoutes les questions politiques passèrentà la trappe dès que les candidats durent,en janvier 1996, affronter les électeurs.

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L’équilibre du budget en est l’exemplele plus spectaculaire. Tout au long del’année précédente, la grande questionavait été de savoir dans quel délai ilfallait tenter d’y parvenir – sept ans ouplus ? La controverse faisait rage et lefonctionnement de l’appareil d’Étatavait été interrompu à plusieurs reprises.Mais il n’en fut plus question dès ques’ouvrirent les primaires. Le Wall StreetJournal nota avec surprise que lesélecteurs avaient « abandonné leurobsession d’équilibre du budget ». Enfait, leur véritable « obsession » étaitprécisément à l’opposé, comme lessondages d’opinion l’avaientrégulièrement montré : ils se refusaient àadmettre l’équilibre du budget en

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fonction d’hypothèses réalistesminimales.

Pour être plus précis, une frange dugrand public partageait bel et bienl’« obsession » des deux grands partispolitiques à ce sujet. En août 1995, 5 %d’entre eux voyaient dans le déficit leproblème le plus important du pays – aumême niveau que les SDF. Mais ces 5 %se trouvaient inclure les gens quicomptent, comme l’annonçait BusinessWeek, citant un sondage réalisé parmiles responsables d’entreprise : « Lemilieu des affaires a parlé : équilibrez lebudget fédéral ! » Et quand le milieu desaffaires parle, la classe politique et lesmédias s’empressent de rapporter sespropos. Ils informèrent donc l’opinion

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publique qu’en fait elle avait toujoursexigé un budget en équilibre, détaillantles coupes qu’il serait nécessaire defaire dans les programmes sociaux avecson accord – en fait en dépit de sa viveopposition, comme le montrèrent lessondages. Il n’est pas surprenant que laquestion ait brusquement disparu de lascène médiatique dès que les hommespolitiques durent affronter « le grandanimal ».

Rien d’étonnant non plus à ce que leprogramme continue à être mis en œuvreavec la duplicité coutumière : tandis quel’on opère des coupes sombres, souventimpopulaires, dans les dépensessociales, le budget du Pentagoneaugmente malgré l’opposition du grand

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public, mais avec l’approbation, dansles deux cas, des milieux d’affaires. Lesraisons de l’accroissement des dépensesmilitaires apparaissent clairement quandon se rappelle le rôle, au niveaunational, du système articulé autour duPentagone : transférer les fonds publicsaux secteurs avancés de l’industrie, detelle sorte que les riches électeurs deNewt Gingrich, par exemple, soientprotégés des rigueurs du marché par dessubventions plus élevées que cellesaccordées à n’importe quelle autrebanlieue résidentielle du pays (hormis legouvernement fédéral lui-même), le toutpendant que le leader de la révolutionconservatrice prêche le « moins d’État »et l’individualisme farouche.

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À en juger par les sondagesd’opinion, il est clair que, dès le début,toutes les légendes de victoire éclatantedu conservatisme étaient fausses.L’arnaque est aujourd’hui discrètementreconnue. Le spécialiste électoral duclan Gingrich a ainsi expliqué que,lorsqu’il annonçait que la majorité de lapopulation soutenait le « contrat avecl’Amérique », il voulait simplement direque les gens aimaient les sloganspublicitaires dans lesquels on l’avaitemballé. Ses études montraient ainsi quele grand public s’opposait audémantèlement du système de santé etvoulait le voir « préservé, protégé etrenforcé » pour « la génération àvenir ». Il suffisait donc de vendre

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l’idée que son démantèlement visaitprécisément à le « préserver » et à le« protéger ». La même méthode estemployée partout.

Tout cela est parfaitement natureldans une société qui est très largementdirigée par les milieux d’affaires et oùl’on consacre des sommes considérablesau marketing : un milliard de dollars paran, soit un sixième du PIB, dont unebonne part déductible des impôts, sibien que les gens paient le privilège devoir leurs attitudes et leur comportementmanipulés.

Mais dompter le grand animal estchose difficile. On a pensé plus d’unefois y être parvenu, avoir enfin atteint la« fin de l’Histoire », cette utopie chère

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aux maîtres. Exemple classique, celuides origines de la doctrine néo-libéraleau début du XIXe siècle : DavidRicardo, Thomas Malthus et d’autresgrandes figures de l’économie classiqueannoncèrent que la science nouvelleavait démontré, avec la même certitudeque les lois de Newton, que l’on portaittort aux pauvres en tentant de leur veniren aide et que le meilleur service àrendre aux masses souffrantes était deles débarrasser de l’illusion danslaquelle elles vivaient d’avoir un droit àl’existence. Elles n’avaient en fait pasde droits du tout, hormis ceux qu’ellespouvaient obtenir sur un marché dutravail soustrait à toute règle. Dans lesannées 1830, il semblait bien qu’en

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Angleterre cette doctrine l’avaitemporté. Comme Karl Polanyi l’écrivaitil y a cinquante ans dans son classiqueThe Great Transformation, le triomphede la pensée correcte au service desintérêts manufacturiers et financiersavait poussé de force le peuplebritannique « sur les chemins d’uneexpérience utopique ». Il ajoutait que cefut « la réforme la plus impitoyable » detoute l’Histoire, qui « écrasa unemultitude de vies ». Mais survint alorsun problème inattendu. Les masses,toujours aussi stupides, en conclurent :si nous n’avons pas le droit de vivre,alors vous n’avez pas le droit degouverner. L’armée anglaise dutréprimer émeutes et désordres, et bientôt

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une menace encore plus grande pritforme : les travailleurs commencèrent às’organiser, réclamant des lois sur letravail en usine, une législation socialepour les protéger de la brutaleexpérience néo-libérale – et souventbien plus encore. La science,heureusement très souple, prit donc desformes nouvelles à mesure que l’opinionde l’élite évoluait en réponse à desforces populaires incontrôlables. Elledécouvrit ainsi qu’il fallait préserver ledroit à l’existence, par le biais d’unesorte de contrat social.

Par la suite, beaucoup eurentl’impression que l’ordre était restauré,bien que quelques-uns en fussent moinssûrs. Le célèbre artiste William Morris

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scandalisa les gens respectables en sedéclarant socialiste lors d’uneconférence à Oxford. Il admettait certes« l’opinion reçue selon laquelle unsystème concurrentiel de type “chacunpour soi et sauve qui peut” était ledernier système économique que lemonde [aurait] à connaître ; il estparfait, et il a donc atteint son stadedéfinitif ». Mais, poursuivait-il, sil’Histoire est réellement parvenue à sonterme, alors « la civilisation mourra ».Ce qu’il se refusait à croire, en dépit desproclamations pleines de confiance« des hommes les plus instruits ». Ilavait raison, comme les luttes populairesle montrèrent.

Aux États-Unis aussi, les années 1890

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furent regardées comme l’expression dela « perfection » et du « stade définitif »de la société. Quand survinrent les« Années folles », on était persuadé quele mouvement syndical avait été écrasépour de bon, que l’utopie des maîtres seréalisait enfin – ceci, écrit DavidMontgomery, historien de Yale, dans« une Amérique parfaitementantidémocratique », « créée en dépit desprotestations de ses travailleurs ». Unefois de plus, la célébration étaitprématurée. Quelques années plus tard,le grand animal sortit une fois de plus desa cage, et les États-Unis eux-mêmes,meilleur exemple de société gérée parles milieux d’affaires, furent contraintspar les luttes populaires d’accorder des

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droits acquis depuis longtemps déjàdans des sociétés plus autocratiques.

Au lendemain de la Seconde Guerremondiale, le grand capital lança uneénorme campagne de propagande pourreprendre ce qu’il avait perdu. À la findes années 1950, on pensaitgénéralement que cet objectif avait étéatteint. Daniel Bell, sociologue deHarvard, écrivait ainsi que le mondeindustriel était parvenu au stade de la« fin des idéologies ». Quelques annéesplus tôt, du temps où il était rédacteur enchef de Fortune, il avait signalél’étendue « sidérante » des campagnesmenées en vue de venir à bout desattitudes sociale-démocrates qui avaientpersisté après la guerre.

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Là encore, c’était chanter victoiretrop tôt. Les événements desannées 1960 montrèrent que le grandanimal rôdait une fois de plus, ce quiranima chez les « hommesresponsables » la peur de la démocratie.La Commission trilatérale, fondée parDavid Rockefeller en 1973, consacra sapremière grande étude à la « crise de ladémocratie » dans le monde industriel :de larges secteurs de la populationcherchaient à entrer dans l’arènepublique. Les naïfs auraient pu y voir unpas vers la démocratie, mais pas laCommission : c’était là « un excès dedémocratie », disait-elle, espérantpouvoir en revenir au temps où« Truman avait pu gouverner le pays

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avec l’aide d’un nombre relativementrestreint de banquiers et d’avocats deWall Street », comme le déclarait lerapporteur américain. C’était là la« modération démocratique » quiconvenait. La Commission s’inquiétaittout particulièrement de l’échec desinstitutions chargées de ce qu’elleappelait « l’endoctrinement desjeunes » : écoles, universités, églises.Elle proposa des moyens de restaurer ladiscipline et de ramener le grand publicà la passivité et à l’obéissance, afin desurmonter la « crise de la démocratie ».

La Commission représentait lessecteurs les plus progressistes et lesplus internationalistes du pouvoir et dela vie intellectuelle des États-Unis, de

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l’Europe et du Japon. C’est de ses rangsque sortit la quasi-totalité del’administration Carter. La droite adoptaune position beaucoup plus dure.

Les changements qu’a connusl’économie internationale depuis lesannées 1970 ont fourni de nouvellesarmes aux maîtres, leur permettantd’éroder le contrat social qu’ilsdétestent tant et que les luttes populairesavaient permis d’imposer. Aux États-Unis, le spectre politique, qui a toujoursété très étroit, s’est réduit au point dedevenir quasiment invisible. Quelquesmois après que Bill Clinton fut entré enfonctions, un éditorial du Wall StreetJournal exprimait son bonheur : « Faceà chaque problème, M. Clinton et son

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administration sont du même côté quel’Amérique des grandes entreprises »,sous les acclamations de leursdirigeants, ravis que, comme le déclaral’un d’eux, « nous nous entendionsbeaucoup mieux avec cetteadministration qu’avec lesprécédentes ».

Un an plus tard, ils découvrirentqu’ils pouvaient faire encore mieux ; enseptembre 1995, Business Weekannonça que le nouveau Congrèsreprésentait « un grand moment pour lesmilieux d’affaires. Jamais tant defaveurs n’avaient été accordées avecautant d’enthousiasme aux chefsd’entreprise américains ». Lors desélections de novembre 1996, les deux

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candidats étaient en fait des républicainsmodérés et de vieux habitués des cerclesgouvernementaux, représentant le mondedes affaires. La presse économiquedéclara que la campagne était « d’unennui sans précédent ». Les sondagesmontrèrent que l’intérêt du grand publicétait encore plus bas que lors des autresscrutins, où il était déjà très faible, et ceen dépit de dépenses électorales record ;ils révélèrent aussi que les électeursméprisaient également les deuxcandidats, sans en attendre grand-chose.

Le fonctionnement du systèmedémocratique provoque donc unmécontentement de grande ampleur. On asignalé un phénomène semblable enAmérique latine et, si les conditions sont

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tout à fait différentes, certaines desraisons sont communes aux deux régions.Le politologue argentin Atilio Boronsouligne qu’en Amérique latine leprocessus démocratique a été mis enœuvre en même temps que les réformesnéo-libérales, véritable catastrophe pourla majorité de la population. Elles ont eudes effets similaires dans le pays le plusriche du monde. Quand plus de 80 % dela population pensent que le systèmedémocratique est une comédie, quel’économie est « injuste par nature », le« consentement des gouvernés » prometd’être tout à fait superficiel.

La presse économique parle d’une« sujétion du travail au capital au coursdes quinze dernières années », qui a

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permis au second de remporter denombreuses victoires. Mais elle metaussi ses lecteurs en garde : les beauxjours pourraient ne pas durer, en raisondes « campagnes agressives » de plus enplus nombreuses de la part destravailleurs « pour s’assurer ce qu’ilsappellent “un salaire permettant devivre” » et « la garantie d’une plusgrosse part du gâteau ».

Il vaut la peine de rappeler que nousavons déjà connu tout cela. On a souventdécrété la « fin de l’Histoire », la« perfection », le « stade définitif » –mais toujours à tort. Et, en dépit detoutes les sordides continuités, unoptimiste pourra discerner, d’unemanière que je crois réaliste, de lents

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progrès. Dans les pays industrielsavancés, et souvent ailleurs, les luttespopulaires peuvent partir d’un niveauplus élevé, et avec des espoirs plusgrands, que pendant les années 1890 ou1920, ou même qu’il y a trente ans. Et lasolidarité internationale peut prendredes formes nouvelles et plusconstructives à mesure que la grandemajorité des peuples du monde en vientà comprendre que leurs intérêts sont trèslargement identiques, et qu’il estpossible, en œuvrant ensemble, de lesfaire progresser. Il n’y a pas plus deraisons aujourd’hui qu’hier de croireque nous sommes enchaînés par des loissociales mystérieuses, inconnues, et nonsimplement par des décisions prises au

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sein d’institutions soumises à la volontéhumaine – des institutions humaines, quidoivent passer le test de la légitimité etqui, si elles échouent, peuvent êtreremplacées par d’autres, plus libres etplus justes – comme ce fut souvent le casdans le passé.

[Une version de cet article a étépubliée en Amérique latine dans destraductions espagnole et portugaise en1996.]

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III

La passion desmarchés libres

« Pendant plus d’un demi-siècle, lesNations unies ont constitué le principalforum où les États-Unis ont tenté decréer un monde à leur image,manœuvrant avec leurs alliés en vue deforger des accords globaux sur les droitsde l’homme, les tests nucléaires oul’environnement qui, souligneWashington, reflètent leurs propresvaleurs. » Telle est l’histoire de l’après-

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guerre, nous apprend le premierparagraphe d’un article de David Sangerparu en une du New York Times. Maisles temps changent. Ce texte paraît sousle titre : « Les États-Unis exportent lesvaleurs des marchés libres par le biaisd’accords commerciaux mondiaux. » Nes’appuyant plus sur l’ONU,l’administration Clinton se tourne versla nouvelle Organisation mondiale ducommerce (OMC) pour « exporter lesvaleurs américaines ». À terme, poursuitSanger (citant le représentant des États-Unis), c’est l’OMC qui pourrait biendevenir l’instrument le plus efficacepour faire valoir « la passion del’Amérique pour la dérégulation » et,plus généralement, pour la liberté des

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marchés, ainsi que les « valeursaméricaines de liberté de laconcurrence, d’équité des règles et deleur mise en œuvre efficace », àl’intention d’un monde qui tâtonne dansles ténèbres. Ces valeurs sont illustréesau mieux par ce qui incarne l’avenir :les télécommunications, Internet, latechnologie informatique avancée, etautres merveilles suscitées par l’espritd’entreprise américain, si exubérant,déchaîné grâce au marché, et enfin libéréde toute ingérence gouvernementale, parla révolution reaganienne.

Youssef Ibrahim, dans un autre articleégalement paru en une du New YorkTimes, nous apprend que « partout lesgouvernements se convertissent à

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l’évangile de la liberté des marchésprêché dans les années 1980 par leprésident Reagan et le Premier ministrebritannique Margaret Thatcher ». Ilreprend là un thème connu. Qu’on leveuille ou non, zélotes et critiques, par-delà un grand éventail d’opinions, sonttous d’accord – si l’on s’en tient à lapartie du spectre politique allant deslibéraux à la gauche – pour estimer que« l’implacable avancée de ce que sespartisans appellent “la révolution desmarchés” » et « le faroucheindividualisme reaganien » ont changéles règles du jeu dans le monde entier,tandis qu’aux États-Unis « républicainset démocrates sont également prêts àdonner libre cours au marché » dans leur

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dévouement à la « nouvelleorthodoxie »[12].

Un tel tableau pose plusieursproblèmes. Le premier est le récit qu’ildonne de l’après-guerre. Même ceux quicroient le plus à la « missionaméricaine » doivent savoir que lesrelations entre les États-Unis et l’ONUsont à peu de chose près l’inverse de ceque décrit le paragraphe cité en début dechapitre, et ce depuis que lesAméricains ont perdu le contrôle desNations unies à la suite des progrès dela décolonisation, ce qui leur a valu dese retrouver régulièrement isolés dansleur opposition à de nombreux accordsd’ensemble portant sur une quantité dequestions et les a conduits à vouloir

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saper des composantes essentielles del’ONU, en particulier cellesd’orientation tiers-mondiste. Bien desquestions relatives à l’histoire du mondepeuvent être discutées, mais sûrementpas celle-là.

Pour ce qui est du « faroucheindividualisme reaganien » et de sonadoration du marché, il suffira peut-êtrede citer l’examen d’ensemble des annéesReagan paru dans Foreign Affairs sousla plume d’un haut responsable duConseil des relations extérieures. Il notel’« ironie » du fait que Ronald Reagan,« le président qui, après-guerre, atémoigné l’amour le plus ardent dulaisser-faire, ait présidé au plus grandretour au protectionnisme depuis les

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années 1930[13] ». Il n’y a pourtant làaucune ironie ; il s’agit de l’applicationnormale de l’« amour ardent du laisser-faire » : la discipline du marché vautpour vous, mais pas pour moi, à moinsque le jeu ne soit truqué en ma faveur,généralement à la suite d’uneintervention étatique de grande ampleur.Il est difficile de trouver dans l’histoireéconomique des trois derniers siècles unthème à ce point récurrent.

Les reaganiens empruntaient dessentiers battus – que les« conservateurs » à la Gingrich ontrécemment transformés en scène decomédie – en exaltant les splendeurs dumarché et en mettant sévèrement engarde les pauvres du monde entier

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contre les effets débilitants de ladépendance, tout en se flattant auprèsdes milieux d’affaires que Reagan ait« davantage protégé l’industrieaméricaine des importations quen’importe lequel de ses prédécesseursdepuis cinquante ans » – plus que tousses prédécesseurs réunis, en fait. Dansle même temps, ils menaient « un assautsoutenu » contre le principe de libre-échange poursuivi par les riches et lespuissants depuis le début desannées 1970, comme le déplore dans uneétude érudite un économiste dusecrétariat du GATT, Patrick Low, quiestime que l’effet restrictif des mesuresreaganiennes est environ trois fois celuides autres grands pays industriels[14].

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Le plus grand « retour auprotectionnisme » n’était qu’une partiede l’« assaut soutenu » contre lesprincipes de liberté du commerce,accéléré par le « faroucheindividualisme reaganien ». Autreélément du tableau : le transfertd’énormes fonds publics aux pouvoirsprivés, souvent sous le déguisementhabituel de la « sécurité ». Cette histoirevieille de plusieurs siècles se répèteaujourd’hui sans changements notables,et pas seulement aux États-Unis, bienque la tromperie et l’hypocrisie y aientatteint de nouveaux sommets.

L’Angleterre de Margaret Thatcherest un bon exemple pour illustrer« l’évangile des marchés libres ». Pour

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nous en tenir à quelques révélations deces derniers mois (début 1997), « aucours de la période qui vit s’exercer lespressions maximales en faveur de ventesd’armes à la Turquie », rapportel’Observer de Londres, Thatcher « estintervenue personnellement pour qu’unesomme de 22 millions de livres,prélevée sur le budget britanniqued’assistance outre-mer, contribue à lacréation du métro d’Ankara. Le projetétait trop dispendieux et en 1995 il futreconnu » par Douglas Hurd, le ministredes Affaires étrangères, « contraire à laloi ». L’événement valait la peine d’êtrenoté juste après le scandale du barragede Pergau, qui révéla le versement parThatcher de subventions illégales « afin

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d’“adoucir” des contrats de vented’armes conclus avec le régimemalaisien » – et à l’occasion duquel laHaute Cour rendit un jugement contreHurd. Sans parler des garanties de créditet des arrangements financiers dugouvernement, ni de la panoplie demesures permettant le transfert de fondspublics à l’« industrie de la défense »,qui ont pour effet plus général d’assurerde nombreux profits aux secteursindustriels avancés.

Peu de temps auparavant, le mêmejournal signalait « que près de2 millions d’enfants britanniques sont enmauvaise santé et souffrent de retards decroissance en raison de lamalnutrition », due à « une pauvreté

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d’une ampleur inconnue depuis lesannées 1930 ». La tendance àl’amélioration de la santé s’est inverséeet les maladies infantiles jusque-làcontrôlées sont désormais enaugmentation grâce à cet « évangile desmarchés » hautement sélectif, sivivement admiré par ceux qui en sont lesbénéficiaires.

Quelques mois plus tôt, un gros titreannonçait : « Un bébé britannique surtrois naît dans la pauvreté », celle desenfants « ayant été multipliée par près detrois depuis l’élection de MargaretThatcher ». Une autre manchetteproclamait : « Les maladies du temps deDickens reviennent hanter l’Angleterred’aujourd’hui », et l’article citait des

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études concluant qu’« en Grande-Bretagne les conditions socialesredeviennent ce qu’elles étaient il y a unsiècle ». Les effets des coupures de gaz,d’électricité, d’eau et de téléphone sontparticulièrement sinistres pour « ungrand nombre de foyers » à mesure quela privatisation suit son cours habituel,avec une grande variété de mesuresfavorisant « des clients plus aisés » etrevenant à imposer « une surtaxe auxpauvres », ce qui conduit à « un gouffrede plus en plus profond entre riches etpauvres en matière d’énergie », ainsique dans les fournitures d’eau etd’autres services. Les « coupessauvages » dans les programmes sociauxmènent la nation « au bord de la panique

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à l’idée d’un effondrement socialimminent ». Mais l’industrie et lafinance tirent d’agréables profits desmêmes choix politiques. Et, pourcouronner le tout, les dépensespubliques, après dix-sept ans d’évangilethatchérien, représentent toujours42,25 % du PIB, comme lorsqu’elleparvint au pouvoir[15].

Il n’y a rien d’inattendu dans toutcela.

L'Organisation mondiale ducommerce :« Exporter les valeurs américaines »

Mettons de côté la surprenante

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opposition entre doctrine et réalité etvoyons ce que peut nous apprendre unexamen de l’ère nouvelle qui s’offre ànos yeux – beaucoup de choses, je crois.

L’article du New York Times sur« l’exportation des valeurs américainesde liberté des marchés » célèbrel’accord de l’OMC sur lestélécommunications. L’un de ses effetsbienvenus est de fournir à Washington un« nouvel outil de politique étrangère ».L’accord « donne à l’OMC le pouvoirde pénétrer les frontières des 70 paysqui l’ont signé », et cela n’est pas unsecret que les institutions internationalesne peuvent fonctionner que dans lamesure où elles s’en tiennent auxexigences des puissants, en particulier

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les États-Unis. Dans le monde réel, ce« nouvel outil » leur permet doncd’intervenir en profondeur dans lesaffaires intérieures des autres, de lescontraindre à modifier leurs lois et leurspratiques. Plus important encore, l’OMCveillera à ce que les autres pays« respectent l’engagement prisd’autoriser les investissementsétrangers » sans restrictions, et ce dansdes secteurs essentiels de leuréconomie. Dans le cas qui nousintéresse, le résultat probable est clairpour tout le monde : « Les bénéficiairesles plus évidents de cette ère nouvellesont les grosses entreprises américaines,qui sont les mieux placées pour dominerun terrain de jeu nivelé », fait remarquer

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l a Far Eastern Economic Review[16],de même qu’une méga-entrepriseaméricano-britannique.

Ces perspectives ne ravissent pas toutle monde. Les gagnants le reconnaissent,et proposent leur interprétation : selonSanger, d’autres craignent que « lesgéants américains destélécommunications […] puissentsubmerger les monopoles avachis,protégés par les États, qui ont longtempsdominé le secteur en Europe et enAsie » – comme ils l’ont fait d’ailleursaux États-Unis, bien après qu’ils furentdevenus l’État et l’économie les pluspuissants du monde. Il vaut également lapeine de noter que certaines des plusimportantes contributions à la

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technologie moderne (ainsi lestransistors, pour ne citer qu’un exemple)sont sorties des laboratoires derecherche du « monopole avachi protégépar l’État » qui a régné sur le secteuraméricain des télécommunicationsjusque dans les années 1970. Libéré desrigueurs du marché, il a pu satisfaire lesbesoins des secteurs avancés del’industrie par transfert de fonds publics(parfois de manière détournée, par lepouvoir de son monopole, contrairementaux méthodes plus directes du systèmemis en place par le Pentagone).

Ceux qui, en toute irrationalité, seraccrochent au passé, voient les chosesun peu différemment. La Far EasternEconomic Review fait remarquer que

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des emplois seront perdus en Asie et que« de nombreux consommateursasiatiques devront payer davantage pourle téléphone avant de pouvoir payermoins ». Mais quand paieront-ils moins? Pour voir se lever l’aube d’un avenirradieux, il est nécessaire que lesinvestisseurs étrangers soient« encouragés […] à agir de manièresocialement désirable » – et passimplement en gardant l’œil fixé sur lesprofits et les services rendus aux richeset au monde des affaires. Comment un telmiracle pourra se produire, voilà quin’est pas expliqué, bien que lasuggestion ne puisse manquer de susciterd’intenses réflexions dans les siègessociaux des grandes sociétés.

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Dans le délai prévu pour sa mise enplace, l’accord de l’OMC prévoitd’augmenter les coûts de service dutéléphone pour la plupart desconsommateurs asiatiques, continue larevue. « Le fait est que relativement peud’entre eux bénéficieront des tarifsmoins élevés vers l’étranger » auxquelson s’attend avec la mainmise sur lesecteur d’énormes sociétés étrangères,principalement américaines. EnIndonésie, par exemple, seuls300 000 clients – c’est-à-dire le milieudes affaires –, sur une population deprès de 200 millions d’individus,téléphonent à l’étranger. « En règlegénérale, il est très probable que le coûtdes communications locales

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augmentera », selon David Barden,analyste régional de ce secteur à J.P.Morgan Securities à Hong Kong. Mais,poursuit-il, ce sera pour le bien de tous :« Si le secteur n’était pas profitable, iln’existerait pas. » Et maintenant que deplus en plus de biens publics sont cédésaux grandes sociétés étrangères, mieuxvaut que les profits soient garantis –aujourd’hui les télécommunications,demain un éventail beaucoup plus largede services apparentés. La presseéconomique prédit que, « lescommunications personnelles surInternet [y compris les réseaux et lesinteractions des grandes sociétés] devantdépasser les télécommunications en cinqou six ans, les compagnies de téléphone

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ont tout intérêt à passer au business enligne ». Réfléchissant à l’avenir de sapropre compagnie, Andrew Grove,directeur général d’Intel, voit dansInternet « le plus grand changement denotre environnement » actuel. Il s’attendà une très forte croissance pour « lesfournisseurs d’accès, les gens impliquésdans la création du Web, ceux quifabriquent les ordinateurs » (les « gens »signifiant ici les grandes sociétés) etl’industrie de la publicité, dont le chiffred’affaires annuel se monte déjà à près de350 milliards de dollars et qui prévoitde nouvelles occasions grâce à laprivatisation d’Internet, qui devraittransformer celui-ci en un oligopolemondial[17].

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Pendant tout ce temps, ailleurs, laprivatisation se poursuit à vive allure.Pour prendre un exemple significatif, legouvernement brésilien, en dépit d’unetrès vive opposition populaire, a décidéde privatiser la compagnie Vale, quicontrôle de vastes ressources minérales(fer, uranium et autres) ainsi que desinstallations industrielles et des moyensde transport, y compris de technologiesophistiquée. Vale réalise de grosbénéfices – son revenu annuel dépassait5 milliards de dollars en 1996 – et sesperspectives d’avenir sont excellentes :c’est l’une des six entreprisesd’Amérique latine classées parmi les500 plus profitables du monde. Uneétude menée par des spécialistes de

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l’École d’ingénierie de l’universitéfédérale de Rio estime que legouvernement a gravement sous-évaluéla firme, notant de surcroît qu’il s’estfondé sur une analyse « indépendante »de Merrill Lynch, société qui se trouveêtre associée au conglomérat anglo-américain cherchant à prendre lecontrôle de cet élément essentiel del’économie brésilienne. Legouvernement a repoussé lesconclusions de cette étude avec fureur.Si elles sont exactes, on se trouve dansun cas de figure très familier[18].

Petit aparté : les communications etl’uranium sont deux choses trèsdifférentes. La concentration despremières entre un petit nombre de

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mains (en particulier étrangères) suscitedes questions assez graves sur la natured’une véritable démocratie. Il en va demême avec la concentration financière,qui compromet la participationpopulaire à la planification économiqueet sociale. Le contrôle sur les ressourcesalimentaires en soulève d’autres encoreplus sérieuses, cette fois de simplesurvie. Il y a un an [en 1996], lesecrétaire général de la FAO(Organisation des Nations unies pourl’alimentation et l’agriculture), évoquant« la crise alimentaire consécutive à uneénorme augmentation du prix descéréales cette année », a prévenu que lespays « doivent devenir plus autonomespour ce qui touche à la production

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alimentaire[19] ». La FAO conseille aux« pays en voie de développement »d’inverser les politiques que le« consensus de Washington » leur aimposées, et qui ont un effet désastreuxpour une bonne part de la planète tout ense révélant une bénédiction pourl’agrobusiness – et aussi, soit dit enpassant, pour le trafic de drogue, qui estsans doute le succès le plusspectaculaire des réformes néo-libéralessi on les juge à l’aune des « valeurs desmarchés libres » que « les États-Unisexportent ».

La mainmise, des grandes sociétésétrangères sur la production alimentaireest bien entamée et, l’accord sur lestélécommunications étant signé, les

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services financiers devraient bientôtsuivre.

Pour nous résumer, les conséquencesprévisibles de la victoire des « valeursaméricaines » à l’OMC sont :

1. un « nouvel outil » permettant uneintervention américaine de grandeampleur dans les affaires intérieures desautres pays ;

2. la mainmise de grandes sociétésinstallées aux États-Unis sur dessecteurs cruciaux des économiesétrangères ;

3. des bénéfices pour les milieuxd’affaires et les riches ;

4. le transfert des coûts de l’opérationaux populations ;

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5. l’emploi d’armes nouvelles,potentiellement puissantes, contre lamenace démocratique.

Une personne rationnelle pourrait sedemander si ces attentes ont quoi que cesoit de commun avec la célébration desaccords, ou si elles sont la simpleretombée accessoire d’une victoire deprincipe fêtée par attachement à desvaleurs supérieures. Ce scepticisme estrenforcé si l’on confronte le tableau, citéen début d’article, que brosse le NewYork Times de l’après-guerre avec desfaits incontestés. Il s’accentue encore sil’on jette un coup d’œil sur certainesrégularités frappantes de l’Histoire :ainsi le fait que ceux qui sont en positiond’imposer leurs projets non seulement

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les célèbrent avec enthousiasme mais entirent profit – que les valeurs ainsiprofessées concernent la liberté ducommerce ou d’autres grands principes,lesquels en pratique se révèlentétroitement adaptés aux besoins de ceuxqui contrôlent le jeu et en saluent laconclusion. La simple logique incite à semontrer quelque peu sceptique quand cemotif se répète ; l’Histoire devraitélever cette tendance un cran plus haut.

En fait, nous n’avons même pasbesoin de chercher aussi loin.

L’Organisation mondiale ducommerce : un forum inadapté

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Le jour où il rapportait en une lavictoire des valeurs américaines àl’OMC, le New York Times mettait engarde l’Union européenne : qu’elle nes’avise pas de se tourner vers cetorganisme pour qu’il statue sur lesplaintes qu’elle formule à l’égard desÉtats-Unis en raison de leur violationdes accords sur la liberté du commerce.Au sens strict, il est question du Helms-Burton Act, qui « enjoint aux États-Unisd’imposer des sanctions aux compagniesétrangères commerçant avec Cuba ».Ces sanctions « empêcheraienteffectivement les firmes d’exporter versles États-Unis, ou d’avoir avec eux desrelations commerciales, même si leursactivités et leurs produits n’ont rien à

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voir avec Cuba » (Peter Morici, anciendirecteur économique de la commissiondu Commerce international américaine).Les pénalités ne sont pas minces, mêmesans tenir compte de menaces plusdirectes contre les individus et lescompagnies qui franchissent une lignetracée unilatéralement par Washington.Les responsables du New York Timesconsidèrent cette loi comme « un effortmal inspiré, de la part du Congrès, pourimposer aux autres sa politiqueétrangère », et Morici s’y oppose parcequ’elle « a plus d’inconvénients qued’avantages » pour les États-Unis. Defaçon plus générale, la question en jeuest celle de l’embargo lui-même,« l’étranglement économique américain

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de Cuba », dans lequel la rédaction duNew York Times voit « un anachronismede la guerre froide » auquel il vaudraitmieux renoncer parce qu’il est devenupréjudiciable aux intérêts économiquesaméricains[20].

Mais il ne s’agit pas de soulever desquestions plus vastes sur le caractèrejuste ou injuste de la chose, et l’affaire,conclut le New York Times, est« fondamentalement une querellepolitique », qui ne touche en rien aux« obligations relatives à la liberté ducommerce » de Washington. Commebeaucoup d’autres, le quotidien partapparemment du principe que sil’Europe persiste, l’OMC a toutes leschances de trancher au détriment des

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États-Unis. Il s’ensuit que l’OMC n’estpas un forum adapté.

C’est là une logique simple et tout àfait classique. Dix ans plus tôt, et pourles mêmes raisons, on a estimé que laCour internationale de justice de LaHaye n’avait pas à juger des accusationsdu Nicaragua contre Washington. LesÉtats-Unis refusèrent de reconnaître sonpouvoir de juridiction. Quand elle lescondamna pour « usage illégal de laforce », leur ordonnant de mettre unterme à leurs opérations terroristes, àleur violation des traités et à la guerreéconomique tout aussi illégale qu’ilsmenaient, et leur imposant le paiementde réparations substantielles, leCongrès, contrôlé par les démocrates,

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réagit aussitôt par une escalade desmêmes crimes, tandis que la Cour étaitdénoncée de tous côtés comme un« forum hostile » qui se discréditait enrendant une telle sentence. C’est à peinesi les médias rapportèrent son jugement,où elle indiquait notamment que l’aidea ux contras était « militaire » et non« humanitaire ». Cette assistance sepoursuivit, et les États-Unisconservèrent la direction des forcesterroristes jusqu’à ce qu’ils parviennentà imposer leur volonté. L’histoireofficielle s’en tient aux mêmesconventions.

Puis les États-Unis opposèrent leurveto à une résolution du Conseil desécurité demandant à tous les États de

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respecter le droit international (incidenttout juste signalé), et votèrent seuls(avec Israël et le Salvador) contre unerésolution de l’Assemblée généraleréclamant « un respect immédiat etcomplet » de la décision de la Courinternationale – ce dont les médias neparlèrent pas du tout. Il en alla de mêmel’année suivante lorsque cette résolutionfut renouvelée – cette fois, seul Israëlvota avec les États-Unis. Toute l’affaireillustre parfaitement la manière dont cesderniers se sont servis de l’ONU commed’un « forum » pour imposer leurspropres valeurs (voir la citation audébut du présent chapitre).

Pour en revenir à l’affaire qui nousintéresse concernant l’OMC,

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Washington, en novembre 1996, votaseul (avec Israël et l’Ouzbékistan)contre une autre résolution del’Assemblée générale, soutenue par tousles pays de l’Union européenne, luidemandant de mettre un terme àl’embargo contre Cuba. L’Organisationdes États américains (OEA) avait déjàvoté à l’unanimité le rejet du Helms-Burton Act et demandé à son organismejuridique (le Comité juridiqueinteraméricain) de se prononcer sur salégalité. En août 1996, celui-ci, àl’unanimité de ses membres, édicta quecette loi violait le droit international. Unan plus tôt, la commission des Droits del’homme de l’OEA avait condamné pourles mêmes raisons les restrictions

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américaines à l’envoi de nourriture et demédicaments à Cuba. L’administrationClinton réagit en expliquant que l’envoide médicaments n’était pas interdit àproprement parler, mais simplementempêché par des conditions si onéreuseset menaçantes que les plus grandessociétés elles-mêmes, aux États-Uniscomme ailleurs, rechignaient à lesaffronter (énormes pénalités financièreset emprisonnement pour ce queWashington décide de considérercomme une violation des « règles de ladistribution », accès au territoireaméricain interdit aux navires et auxavions, campagnes médiatiques, etc.).En revanche, les envois de nourritureétaient bel et bien interdits, mais

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Washington fit valoir qu’il y avaitailleurs « de nombreux fournisseurs »(certes à des prix autrement plusélevés), si bien que cette francheviolation du droit international n’en étaitpas une à proprement parler. La questionayant été portée par l’Union européennedevant l’OMC, les États-Unis seretirèrent des débats, comme ilsl’avaient fait au moment de l’affaire dela Cour internationale, ce qui mit unterme à la question[21].

En bref, le monde que les Américainsont cherché à « créer à leur image » parle biais des institutions internationalesrepose sur le droit du plus fort. Et la« passion américaine pour la liberté desmarchés » implique que Washington peut

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violer à sa guise les traitéscommerciaux. Quand les grandessociétés étrangères (principalementaméricaines) font main basse sur lescommunications, la finance ou lesressources alimentaires, pas deproblème. Mais il en va tout autrementquand ces accords, ou le droitinternational, viennent à gêner lesprojets des puissants – là encore, enparfaite conformité avec les leçons quenous livre l’Histoire.

Nous en apprendrons davantage enenquêtant sur les raisons qui motivent lerejet américain de ces accords et dudroit. Dans le cas du Nicaragua,Abraham Sofaer, conseiller juridique auDépartement d’État, expliqua que si les

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États-Unis avaient accepté dereconnaître la juridiction du tribunalinternational à la fin des années 1940,c’était parce que la majorité desmembres de l’ONU était alors « alignéesur les États-Unis et partageait leur pointde vue sur l’ordre mondial ». Maisdésormais « on ne peut espérer quenombre d’entre eux partageront notreinterprétation de la conceptionconstitutionnelle d’origine de la Chartedes Nations unies », car « la mêmemajorité s’oppose souvent aux États-Unis sur des questions internationalesimportantes ». On comprend doncparfaitement que, depuis lesannées 1960, les États-Unis soient, et deloin, les champions du veto contre les

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résolutions de l’ONU, et ce sur dessujets très divers – droit international,droits de l’homme, protection del’environnement, et ainsi de suite –,position qui contredit totalement laversion standard reprise par DavidSanger dans le New York Times. Peuaprès la parution de son article, lesÉtats-Unis progressèrent encore d’uncran, opposant leur 71e veto depuis1967. Quand la question (il s’agissaitdes implantations israéliennes àJérusalem) fut soumise à l’Assembléegénérale, ils furent les seuls, avec Israël,à s’y opposer – là encore, une attitudebien familière[22].

Tirant les conclusions « naturelles »de l’instabilité du monde, Sofaer

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expliquait ensuite que nous devonsdésormais « nous réserver le pouvoir dedécider si la juridiction du tribunal[international] s’étend sur nous dans telou tel cas particulier ». Le vieuxprincipe, plus que jamais à mettre enœuvre dans un monde qui n’est plussuffisamment obéissant, est que « lesÉtats-Unis n’acceptent aucunejuridiction contraignante sur quelquequerelle que ce soit, dès lors qu’elleimplique des questions qui sontfondamentalement du ressort de leurlégislation intérieure, telle qu’ils l’ontdéfinie » – la « question intérieure »étant ici l’agression américaine contre leNicaragua[23].

Ce principe de base fut élégamment

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formulé par Madeleine Albright,nouvelle secrétaire d’État, quand ellemorigéna le Conseil de sécurité, peudésireux d’accepter les exigencesaméricaines sur l’Irak : les États-Unis« agiront multilatéralement chaque foisqu’ils le pourront, et unilatéralements’ils y sont contraints ». C’était refuserd’admettre une quelconque contrainteextérieure dans tout secteur jugé « vitalpour les intérêts nationaux des États-Unis » – tels qu’eux-mêmes lesdéfinissent[24]. Les Nations uniesconstituent un forum approprié tant quel’on peut « compter sur ses membres »pour partager les vues de Washington,pas quand la majorité « s’oppose auxÉtats-Unis sur des questions

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internationales importantes ». Le droitinternational et la démocratie sont debelles choses, mais qui – à l’instar de laliberté du commerce – doivent êtrejugées sur leurs résultats, et non passelon leurs processus normaux.

Ainsi, l’attitude américaine dansl’affaire de l’OMC n’a rien de biennouveau. Washington a déclaré quel’organisation n’avait « aucunecompétence pour juger » d’une questiontouchant à la sécurité nationale desÉtats-Unis, et il nous faut donccomprendre que notre existence mêmeest en jeu dans l’étranglement del’économie cubaine. Un porte-parole del’administration Clinton a ajouté qu’unjugement de l’OMC contre les États-

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Unis, rendu in absentia, n’aurait aucunesignification, car « nous ne croyons pasque tout ce que l’OMC fasse ou disepuisse contraindre notre pays à changerses lois ». Souvenons-nous que le grandmérite de l’accord sur lestélécommunications de l’OMC était d’enfaire un « nouvel outil de politiqueétrangère » contraignant les autres paysà modifier leurs lois et leurs pratiquesconformément aux exigencesaméricaines…

La règle de base est que les États-Unis sont à l’abri de toute ingérence del’OMC pour ce qui touche à leurspropres lois, tout comme eux seuls sontlibres de violer le droit internationalcomme ils l’entendent, bien que ce

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privilège puisse être étendu à leurs Étatsclients si les circonstances l’exigent. Làencore, les principes fondamentaux del’ordre mondial sont énoncés avec uneparfaite clarté.

Les précédents accords du GATTtoléraient des exceptions liées à lasécurité nationale, et c’est au nom decelle-ci que Washington avait justifiéson embargo contre Cuba – « mesureprise pour défendre les intérêtsfondamentaux de la sécurité des États-Unis ». L’accord de l’OMC autoriseégalement chacun de ses membres àentreprendre « toute action qu’il jugenécessaire à la protection » de cesmêmes intérêts, mais seulement danstrois domaines clairement définis : les

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matières fissiles, le trafic d’armes et lesactions « entreprises en temps de guerreou en cas d’urgence dans le cadre desrelations internationales[25] ». Peut-êtresoucieuse de ne pas voir enregistréeofficiellement une si complète absurdité,l’administration Clinton n’invoqua pasformellement cette « exemption liée à lasécurité nationale », tout en faisantclairement comprendre que la questionétait bien là.

Au moment où j’écris, l’Unioneuropéenne et les États-Unis s’efforcentde conclure un accord avant le14 avril [1997], date à laquelle lesauditions de l'OMC sont censéescommencer. En attendant, le Wall StreetJournal nous apprend que Washington

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« déclare ne pas vouloir coopérer avecles commissions de l’OMC, faisantvaloir que celle-ci n’a pas juridictionsur les questions de sécuriténationale[26] ».

Pensées indécentes

Les gens polis ne sont pas censés sesouvenir des réactions qui, en 1961,accueillirent les efforts de Kennedy envue d’organiser une action collectivecontre Cuba. Au Mexique, un diplomateexpliqua que son pays ne pouvait yprendre part : « Si nous déclaronspubliquement que Cuba menace notresécurité, 40 millions de Mexicains

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mourront de rire[27]. » Ce qui nousdonne une idée plus juste de cesmenaces.

Apparemment, personne ne mourut derire quand Stuart Eizenstat, porte-parolede l’administration, justifia le rejet parWashington des accords de l’OMC enfaisant valoir que « l’Europe [défiait]“trois décennies d’une politique cubaineremontant à Kennedy”, et qui viseuniquement à provoquer un changementde régime à La Havane[28] ». Uneréaction mesurée est donc parfaitementen conformité avec le principe selonlequel les États-Unis ont le droit absolude renverser un autre gouvernement – ence cas précis par l’agression, la terreurà grande échelle et l’étranglement

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économique.Cette hypothèse ne semble toujours

pas devoir être remise en question, maisl’historien Arthur Schlesinger a critiquéles déclarations d’Einzenstat pour desraisons plus limitées. Rappelant qu’ilavait été « l’un de ceux impliqués dansla politique cubaine de l’administrationKennedy », il fit remarquer qu’Eizenstatl’avait mal comprise : elle visait les« perturbations [provoquées par Cuba]dans l’hémisphère » et « ses rapportsavec les Soviétiques ». Mais tout celaétait désormais derrière nous, si bienque la politique de Clinton était, en cedomaine, un anachronisme – bien que,pour le reste, elle ne semblât pas devoirsusciter d’objections[29].

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Schlesinger n’expliquait pas ce qu’ilentendait par « perturbations » et« rapports avec les Soviétiques », maisil l’avait fait ailleurs, en secret. Audébut de 1961, exposant au nouveauPrésident les conclusions d’une missionlatino-américaine, il explicita leproblème des « perturbations » dues àCastro : « la diffusion de l’idée castristede prendre soi-même les choses enmain ». C’est là une grave question,ajoutait Schlesinger peu après, car « larépartition des terres et des autresformes de richesse nationale favorisegrandement les classes propriétaires,[et] les pauvres et les dépossédés,stimulés par l’exemple de la révolutioncubaine, exigent désormais le droit à une

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vie décente ». Il clarifiait également lamenace que représentaient les « rapportsavec les Soviétiques » : « Pendant cetemps, l’Union soviétique agit encoulisses, accordant de gros prêts pourle développement et se présentantcomme le modèle d’une modernisationréussie en une seule génération. » C’estainsi, et beaucoup plus largement, quefurent perçus ces « rapports » àWashington et à Londres des origines dela guerre froide, après 1917, auxannées 1960, date à laquelle lesarchives dont nous disposons cessentd’être accessibles.

Schlesinger recommandait égalementau nouveau Président l’emploi d’« uncertain nombre de grandes phrases » sur

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« les objectifs élevés de la culture et del’esprit », lesquelles « feront frissonnerles foules au sud de la frontière, où lesconsidérations métahistoriques sontvivement admirées ». Pendant ce temps,les Américains s’occuperaient deschoses sérieuses. Pour montrersimplement à quel point les tempschangeaient, Schlesinger avait le bonsens de critiquer « la sinistre influencedu Fonds monétaire international », quimettait alors en œuvre la versionannées 1950 de l’actuel « consensus deWashington » (« ajustementsstructurels », « néo-libéralisme »)[30].Ces explications (confidentielles) nouspermettent d’avancer un peu dans lacompréhension des réalités de la guerre

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froide. Mais c’est un autre sujet.Des « perturbations » analogues, bien

au-delà de l’hémisphère, ont posé desproblèmes qui n’ont rien d’insignifiant etcontinuent à diffuser des idéesdangereuses chez des gens « qui exigentdésormais le droit à une vie décente ».À la fin de février 1996, alors que lesÉtats-Unis s’indignaient de voir Cubaabattre deux avions d’un groupeanticastriste basé en Floride, ceux-ciayant à plusieurs reprises violé l’espaceaérien cubain et lâché au-dessus de LaHavane des brochures appelant lesCubains à la révolte (et des membres dugroupe ayant également pris part à desattaques terroristes continues contrel’île, selon des sources cubaines), les

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agences de presse transmettaient desnouvelles tout à fait différentes.Associated Press fit ainsi savoir qu’enAfrique du Sud « une foule en liesseavait accueilli en chantant des médecinscubains » invités par le gouvernementMandela « pour améliorer les soinsmédicaux dans les régions rurales lesplus pauvres ». « Cuba compte57 000 médecins pour 11 millions depersonnes, contre 25 000 en Afrique duSud pour 40 millions d’habitants. »Parmi les 101 médecins cubainsfiguraient des spécialistes de haut niveauqui, s’ils avaient été sud-africains,auraient « eu toutes les chances detravailler au Cap ou à Johannesburg »pour des revenus représentant le double

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de ce qu’ils toucheraient dans les zonesdéfavorisées où ils se rendaient« Depuis qu’a commencé le programmed’envoi outre-mer de spécialistes de lasanté publique en 1963 en Algérie, Cubaa ainsi envoyé 51 820 médecins,dentistes, infirmières et autrespersonnels soignants » dans « les nationsles plus pauvres du Tiers Monde »,fournissant dans la plupart des cas « uneassistance médicale totalementgratuite ». Un mois après l’accueil desSud-Africains, les spécialistes cubainsfurent invités par Haïti à venir étudierune épidémie de méningite[31].

En 1988, un grand journal ouest-allemand signalait que Cuba étaitconsidéré dans le Tiers Monde comme

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« une superpuissance internationale » enraison des enseignants, ouvriers dubâtiment, médecins et autres impliquésdans « l’aide internationale ». En 1985,16 000 Cubains travaillaient ainsi dansdes pays en voie de développement –soit deux fois le total des membres duPeace Corps et des spécialistesaméricains du sida. Trois ans plus tard,Cuba comptait « plus de médecinstravaillant à l’étranger que n’importequel pays industrialisé, et davantage quel’Organisation mondiale de la santé ».Cette assistance ne donne lieu, pourl’essentiel, à aucune compensation, etles « émissaires internationaux » cubainssont « des hommes et des femmes vivantdans des conditions que la majorité de

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ceux qui travaillent à l’aide audéveloppement n’accepteraient pas » ;c’est même « la raison de leur succès ».Pour les Cubains, poursuit l’article,cette activité est « un signe de maturitépolitique », enseigné dans les écolescomme « la plus haute des vertus ». Lechaleureux accueil réservé par unedélégation de l’ANC en 1996, les fouleschantant « Longue vie à Cuba »,témoignent du même phénomène[32].

Incidemment, nous pourrions nousdemander comment les États-Unisréagiraient si des avions libyens, volantau-dessus de New York et deWashington, lâchaient des brochuresappelant les Américains à se révolter, etce après des années d’attaques

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terroristes contre des cibles situées surle sol national ou à l’étranger. Peut-êtreen les couronnant de fleurs ? Quelquessemaines après que les deux avionseurent été abattus, Barrie Dunsmore, dela chaîne de télévision ABC, nous donnaun indice en citant Walter Porges, ancienvice-président de la chaîne responsabledes actualités. Porges rapportait que,lorsqu’une équipe d’ABC volant à bordd’un avion privé avait voulu filmer la6e flotte américaine, déployée enMéditerranée, « elle avait été prévenuede s’éloigner immédiatement, faute dequoi l’appareil serait abattu », ce qui« aurait été légal aux termes du droitinternational définissant l’espacemilitaire aérien ». Bien entendu, il en va

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tout autrement quand un petit pays estattaqué par une superpuissance[33].

Un nouveau coup d’œil en arrièrepourrait nous être utile. Contrairement àce qu’affirme Eizenstat, la décision derenverser le gouvernement cubain neremonte pas à Kennedy, mais à sonprédécesseur, Eisenhower : elle futprise en secret dès mars 1960. Castroserait balayé au profit d’un régime« davantage dévoué aux intérêtsvéritables du peuple cubain et plusacceptable par les États-Unis », étantbien entendu que l’opération devrait êtremenée « de telle sorte qu’il n’y aitaucune apparence d’interventionaméricaine », en raison des réactionsprévisibles en Amérique latine – et

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aussi, sans doute, pour épargner auxidéologues doctrinaires américains unsurcroît de travail. À l’époque, hormisSchlesinger, personne ne parlait de« rapports avec les Soviétiques » ni de« perturbations dans l’hémisphère ». Lesarchives déclassifiées révèlentégalement que l’administration Kennedysavait que ses efforts violaient le droitinternational tout comme la Charte desNations unies et celle de l’OEA ; maisces considérations furent mises de côtésans donner lieu à discussions[34].

Washington décidant de ce qu’étaient« les véritables intérêts du peuplecubain », il était mutile que lesresponsables gouvernementauxaméricains tiennent compte des sondages

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d’opinion réalisés dans l’île, quisoulignaient le soutien populaireaccordé à Castro et l’optimisme pourl’avenir. Pour les mêmes raisons, lesinformations dont on disposeaujourd’hui sur ces questions n’ontaucune importance. L’administrationClinton sert « les véritables intérêts dupeuple cubain » en lui imposant disetteet misère, quoi que puissent indiquer lesétudes sur l’opinion des intéressés. Endécembre 1994, par exemple, dessondages effectués par une filiale deGallup montraient que la moitié de lapopulation considérait l’embargocomme « la principale cause desproblèmes de Cuba », tandis que 3 %estimaient que la situation politique était

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« le plus grave problème auquel Cubadevait faire face » ; 77 % des personnesinterrogées voyaient dans les États-Unisle « pire ami » de Cuba (aucun autrepays ne dépassait les 3 %) ; à deuxcontre un, les Cubains pensaient que larévolution avait connu plus de succèsque d’échecs – le « principal échec »étant d’avoir « dépendu de payssocialistes tels que la Russie qui nousont trahis » ; la moitié des sondés sedéfinissaient comme« révolutionnaires », 20 % comme« communistes » ou « socialistes »[35].Exactes ou non, ces conclusions sur lespositions du grand public n’ont de toutefaçon aucune importance ; attitudeclassique, valable aussi aux États-Unis

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mêmes.Les amateurs d’histoire se

rappelleront sans doute que la politiquecubaine des États-Unis remonte en faitaux années 1820, quand l’opposition del’Angleterre empêcha Washington deprendre le contrôle de l’île. John QuincyAdams, secrétaire d’État (et futurprésident), y voyait « un objet de la plushaute importance pour les intérêtspolitiques et commerciaux de notreUnion », mais il conseillait la patience ;avec le temps, prédisait-il, l’îletomberait entre les mains des États-Unisen raison des « lois de la gravitationpolitique », « comme un fruit mûr ».C’est bien ce qui arriva, les relations depouvoir ayant suffisamment évolué pour

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que les États-Unis puissent, à la fin dusiècle, libérer l’île (de ses habitants), latransformer en plantation américaine eten paradis pour les touristes et lesyndicat du crime.

L’ancienneté de cette volonté derégner sur Cuba peut aider à expliquerl’hystérie si frappante dans l’exécutionde ce dessein – par exemple l’ambiance« presque sauvage » de la premièreréunion du cabinet présidentiel après lefiasco du débarquement dans la baie desCochons, telle que la décrit ChesterBowles, et « la recherche frénétiqued’un programme d’action ». L’hystérietransparaît dans les déclarationspubliques de Kennedy : l’incapacitéd’agir amènerait les Américains « à être

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balayés avec les débris de l’Histoire ».Les initiatives de Clinton, indirectes oupubliques, trahissent une semblablevolonté fanatique de vengeance, demême que les menaces et les poursuitesjudiciaires, grâce auxquelles « lenombre de compagnies s’étant vuaccorder des licences américaines pourvendre [des médicaments] à Cuba esttombé à moins de 4 % » de ce qu’il étaitavant le Cuban Democracy Actd’octobre 1992, tandis qu’« une poignéeseulement des compagniespharmaceutiques du monde a tenté debraver les réglementationsaméricaines », et les pénalitésafférentes, comme l’indique dans undossier spécial la plus grande revue

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médicale anglaise[36].Des considérations de ce genre nous

mènent du plan abstrait du droitinternational et des accords solennelsaux réalités de la vie humaine. Lesavocats peuvent bien débattre poursavoir si l’interdiction des envois deravitaillement et de médicaments violeou non les accords internationauxédictant que « la nourriture ne doit pasêtre utilisée comme instrument depression politique et économique »(déclaration de Rome, 1996) ou d’autresgrands principes clairement énoncés ;ceux qui en sont victimes doivent vivreavec le fait que la loi d’octobre 1992 a« eu pour résultat une sérieuse réductiondu commerce légal des fournitures

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médicales et des donations alimentaires,au détriment du peuple cubain »(Cameron). Une étude récemmentpubliée de l’American Association forWorld Health (AAWH) conclut quel’embargo a provoqué de graves déficitsalimentaires, une détérioration desressources d’eau potable et une fortediminution des remèdes et del’information médicale, ce qui a entraînéun faible taux de naissances, desépidémies, notamment neurologiques,frappant des dizaines de milliers depersonnes, et d’autres conséquencesgraves. « Les normes de santé etd’alimentation ont beaucoup souffert durécent resserrement de l’embargoaméricain, vieux de 37 ans, qui inclut

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notamment les importationsalimentaires », écrit Victoria Brittaindans la presse anglaise, citant l’étude del’AAWH, menée par des spécialistesaméricains qui ont découvert « desenfants hospitalisés qui souffraient, lesmédicaments essentiels leur étantrefusés », et des médecins contraints« de travailler avec un équipementmédical d’une efficacité réduite de plusde moitié, car ils n’ont pas de pièces derechange ». D’autres études parues dansles revues professionnelles parviennentaux mêmes conclusions[37]. Voilà lescrimes réels, bien plus réels que laviolation épisodique ou réfléchie desinstruments légaux utilisés comme armescontre des ennemis officiels ; ils

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témoignent du cynisme dont seuls ceuxqui sont vraiment puissants peuvent fairepreuve.

Pour être juste, il conviendraitd’ajouter que les souffrancesprovoquées par l’embargo sont parfoisévoquées dans les médias américains.Un article de la rubrique économique duNew York Times a ainsi pour titre :« L’explosion du prix des cigarescubains : l’embargo fait désormaisvraiment mal à mesure qu’ils se fontplus rares. » Suit une description destribulations d’un groupe d’hommesd’affaires dans « un fumoir cossu » deManhattan où ils se lamentent qu’il soit« devenu vraiment difficile ces temps-cide se procurer des cigares cubains aux

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États-Unis », sauf « à des prix quiprennent à la gorge les fumeurs les plusinvétérés[38] ».

L’administration Clinton, exploitantles privilèges réservés aux puissants,attribue les lugubres conséquences d’uneguerre économique sans équivalent dansl’histoire actuelle à la politique durégime, dont il promet de « libérer » lepeuple cubain, qui souffre tellement.Mais la conclusion inverse est plusplausible : « l’étranglement économiquede Cuba par les Américains » a étéconçu, maintenu et, dans l’ère del’après-guerre froide, intensifié pour desraisons qui sont implicites dans lerapport d’Arthur Schlesinger auprésident Kennedy. Comme le redoutait

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la mission de ce dernier en Amériquelatine, les succès de programmes visantà améliorer les normes de santé et leniveau de vie ont permis de diffuser« l’idée castriste qu’il faut prendre soi-même les choses en main », poussant« les pauvres et les dépossédés », dansune région qui connaît les piresinégalités de la planète, à « exiger lesconditions d’une vie décente », ce qui neva pas, de surcroît, sans autres effetsdangereux. C’est là une appréciation àlaquelle des preuves documentées,accompagnées d’actions cohérentesreposant sur des motivationsparfaitement rationnelles, donnent uneimportante crédibilité. Si l’on veut jugerde l’affirmation selon laquelle les

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politiques menées l’ont été par souci desdroits de l’homme et de la démocratie,un examen, même très bref, des archivesest plus que suffisant, du moins pourceux qui se veulent sérieux.

Il est donc mal à propos de réfléchir àde telles questions, ou même de lesrappeler, alors que nous fêtons letriomphe des « valeurs américaines ».Nous ne sommes pas censés noussouvenir non plus que Clinton, inspirépar cette même passion de la liberté ducommerce, a « fait pression sur leMexique pour qu’il signe un accordmettant fin à l’expédition de tomates bonmarché vers les États-Unis ». Cevéritable cadeau fait aux producteurs deFloride coûte près de 800 millions de

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dollars par an au Mexique et viole aussibien les accords de l’ALENA que ceuxde l’OMC (mais seulement « dansl’esprit » : il s’agit en effet d’une puredémonstration de force, qui n’exige pasla mise en place de tarifs douaniers).L’administration Clinton explique sansdétour que les tomates mexicaines sontmoins chères et, par conséquent,préférées par les consommateursaméricains. Bref, en ce cas précis, laliberté des marchés fonctionneparfaitement, mais dans le mauvais sens.Ou peut-être ces tomates constituent-elles une menace contre la sécuriténationale[39].

Certes, ce problème est sanscommune mesure avec celui des

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télécommunications. Toutes les faveursaccordées par Clinton aux producteursde Floride paraissent bien timides faceaux exigences de l’industrie destélécommunications, même sans tenircompte de ce que Thomas Fergusonappelle « le secret le mieux gardé desélections de 1996 » – le fait que « ce futle secteur des télécommunications qui,plus que tout autre, sauva Bill Clinton »,lequel reçut d’importantes contributionsfinancières « de cette branche auxprofits sidérants ». La loi sur lestélécommunications de 1996 et lesaccords de l’OMC sont, en un sens, destémoignages de gratitude. Il est peuprobable toutefois que les choses seseraient terminées de manière très

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différente si le monde des affaires avaitchoisi de distribuer autrement seslargesses, souffrant à l’époque de ce queBusiness Week appelait des profits« spectaculaires » suite à une nouvelle« surprise-partie pour l’Amérique desgrandes sociétés[40] ».

Les vérités brièvement évoquées icisont les plus importantes de celles qu’ilconvient d’oublier : « le faroucheindividualisme reaganien » et« l’évangile des marchés libres »,prêché aux pauvres et aux vulnérablespendant que le protectionnisme atteignaitdes sommets inouïs et quel’administration prodiguait les fondspublics à l’industrie des hautestechnologies avec un abandon jusque-là

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inconnu. Nous touchons ici au cœur duproblème. Les raisons du scepticismeenvers la « passion des marchés libres »que nous venons d’examiner sont certesvalides, mais elles ne sont qu’une petitenote de bas de page par rapport àl’histoire réelle, qui est la manière dontles grandes sociétés américaines en sontvenues à être si bien placées pourprendre le contrôle des marchésinternationaux – l’histoire qui nous vautl’actuelle célébration des « valeursaméricaines ».

Mais, là encore, l’histoire estbeaucoup plus vaste, elle nous apprendbeaucoup de choses sur le mondecontemporain et ses réalitéséconomiques et sociales, tout comme sur

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l’emprise d’une idéologie et d’unedoctrine conçues pour susciter sentimentd’impuissance, résignation et désespoir.

[Cet article est paru dans le numérode mars 1997 de la revue Z.]

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IV

La démocratie demarché

dans un ordre néo-libéral.

Doctrines et réalités[Ce chapitre est extrait de la Davie

Memorial Lecture[41] prononcée àl’université du Cap, Afrique du Sud, enmai 1997.]

On m’a demandé de parler de certains

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aspects de la liberté universitaire ouhumaine ; c’est une invitation qui offrede nombreux choix. Je m’en tiendrai auxplus simples.

La liberté sans occasions de l’exercerest un don du diable, et se refuser à lesaccorder est parfaitement criminel. Ledestin des plus vulnérables souligne ladistance qui nous sépare de ce que l’onpourrait appeler la « civilisation ».Pendant que je vous parle, 1 000 enfantsmeurent de maladies facilementguérissables et près de 2 000 femmessuccombent ou subissent de gravesinfirmités à la suite d’une grossesse oud’un accouchement, tout cela faute deremèdes élémentaires et de soinsmédicaux[42]. L’UNICEF estime qu’il

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faudrait, pour mettre un terme à de tellestragédies et veiller à ce que chacunpuisse accéder à des services sociaux debase, consacrer à ce dessin un quart desdépenses militaires annuelles des « paysen voie de développement ou près de10 % de celles des États-Unis. C’est surla base de telles réalités que devraits’engager toute discussion sérieuse surla liberté humaine.

On pense souvent que le remède à desmaladies sociales aussi profondes est àportée de main. Ces espoirs ne sont passans fondement. Ces dernières années,on a assisté à la chute de tyranniesbrutales, à de grands progrèsscientifiques très prometteurs, et on abien des raisons de croire en un avenir

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meilleur. Le discours des privilégiés,quant à lui, est marqué par la confianceet le triomphalisme : ils connaissent lavoie qui s’ouvre à eux, et savent qu’iln’en existe pas d’autre. Le thème central,repris avec beaucoup de force et declarté, est que « la victoire américaine àl’issue de la guerre froide a été celled’un ensemble de principeséconomiques et politiques : démocratieet liberté des marchés ». Ces derniersconstruisent un avenir « dont l’Amériquesera à la fois la gardienne et lemodèle ». Je cite le principalcommentateur politique du New YorkTimes, mais il s’agit là d’une imageconventionnelle, largement diffusée dansla majeure partie du monde et dont ceux-

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là mêmes qui la critiquent reconnaissentqu’elle est, dans l’ensemble, exacte.Elle a par ailleurs pris la forme de la« doctrine Clinton », selon laquelle lanouvelle mission des États-Unis seraitde « consolider la victoire de ladémocratie et de la liberté desmarchés » qui vient tout juste d’êtreremportée.

Il subsiste certains désaccords : les« idéalistes wilsonniens » nous pressentd’embrasser une traditionnelle missionde bienfaisance ; les « réalistes » fontvaloir que nous n’avons peut-être pasles moyens nécessaires à la conduite deces croisades en faveur d’une« amélioration des choses au niveaumondial », et que nous ne devrions pas

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négliger nos propres intérêts en aidantles autres. Entre ces deux extrêmes sesitue le chemin d’un monde meilleur[43].

La réalité me semble assez différente.L’éventail actuel des débats politiques aaussi peu de rapports que les précédentsavec la politique réelle : les États-Unis,pas plus que les autres puissances, n’ontjamais été animés par la volontéd’« améliorer les choses au niveaumondial ». Dans le monde entier, ycompris les grands pays industriels, ladémocratie est attaquée – du moins ladémocratie au vrai sens du terme, c’est-à-dire la possibilité pour les gens degérer leurs propres affaires, aussi biencollectives qu’individuelles. Dans unecertaine mesure, on peut en dire autant

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des marchés. Les assauts menés contreeux et contre la démocratie sont en outreliés d’une autre façon : ils trouvent leurorigine dans le pouvoir de grandessociétés qui sont de plus en plusconnectées les unes aux autres,s’appuient sur des États puissants etn’ont pratiquement aucun compte àrendre au grand public. Leur pouvoirdéjà immense ne fait que croître du faitd’une politique sociale qui mondialisele modèle structurel du Tiers Monde :des secteurs jouissant de richesses et deprivilèges énormes face àl’augmentation de « la proportion deceux qui subissent toutes les rigueurs del’existence et rêvent en secret d’unerépartition plus égale de ses bienfaits »,

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comme le prédisait, voilà 200 ans,James Madison, principal architecte dela démocratie américaine[44]. Ces choixpolitiques sont parfaitement évidentsdans la société anglo-américaine, maison les retrouve dans le monde entier. Ilsne peuvent être attribués à ce que « lemarché a décidé, dans son infinie maismystérieuse sagesse[45] » –« progression implacable de la“révolution des marchés” », « faroucheindividualisme reaganien » ou« nouvelle orthodoxie » donnant « toutpouvoir au marché ». Bien au contraire,l’intervention de l’État joue un rôledécisif, comme par le passé, et les traitsfondamentaux de la politique suivien’ont rien de bien nouveau. Les versions

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actuelles de la légende reflètent « laclaire sujétion du travail au capital » quidate de plus de quinze ans, pourreprendre une formule de la presseéconomique[46], qui traduit souvent avecbeaucoup d’exactitude la perceptiond’une communauté d’affaires dotéed’une vive conscience de classe, et biendécidée à mener une guerre de classe.

Si cette perception est correcte, alorsle chemin d’un monde plus juste et pluslibre ne se rapproche en rien de celuidéfini par les privilèges et le pouvoir. Jene peux espérer étayer cette conclusionici, mais simplement suggérer qu’elle estsuffisamment crédible pour que l’onprenne la peine d’y réfléchir, en ajoutantque les doctrines dominantes ne

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pourraient guère survivre si elles necontribuaient pas à « l’embrigadementde l’opinion publique, tout comme unearmée le fait du corps de ses soldats »,pour citer une fois de plus EdwardBernays exposant aux milieux d’affairesles leçons à tirer de la propagande dutemps de guerre[47].

Il est tout à fait frappant que, dansdeux des principales démocraties dumonde, on ait pris peu à peu consciencede la nécessité de tirer ces leçons pour« organiser la guerre politique », commele déclarait, voilà 70 ans, le présidentdu parti conservateur britannique. AuxÉtats-Unis, les libéraux wilsonniens,parmi lesquels des intellectuels connuset des figures éminentes de ce qui

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devenait alors la politologie, parvinrentaux mêmes conclusions à la mêmeépoque. Non loin de là, Adolf Hitlerjura que la prochaine fois l’Allemagnene perdrait pas la guerre de lapropagande et entreprit, à sa manière,d’appliquer les mêmes leçons à laguerre politique allemande[48].

Pendant ce temps, la communautéd’affaires s’inquiétait du « dangermenaçant les industriels », à savoir « unpouvoir politique dont les massesvenaient de prendre conscience », etexhortait à mener, et à remporter,« l’éternelle bataille pour conquérir lesesprits des hommes », et à « endoctrinerles citoyens par la version capitalistedes choses » jusqu’à ce qu’ils soient

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« capables de la reproduire avec uneremarquable fidélité » ; et ainsi de suite,dans un déferlement impressionnantaccompagné d’efforts qui l’étaient toutautant[49].

Pour découvrir le sens véritable des« principes économiques et politiques »dont on nous dit qu’ils incarnentl’avenir, il est bien sûr nécessaired’aller au-delà des fioritures rhétoriqueset des discours officiels, d’enquêter surles pratiques véritables et de fouillerdans les archives. La meilleuredémarche consiste à se livrer à unexamen minutieux de certains casparticuliers, mais il faut les choisir avecsoin pour obtenir une image juste. Ilexiste en ce domaine des règles

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évidentes. Une approche raisonnableconsiste à reprendre les exemples citéspar les défenseurs des doctrines eux-mêmes. Une autre consiste à enquêter làoù les influences sont les plus fortes etles ingérences réduites au minimum, defaçon à discerner les principes mis enœuvre sous leur forme la plus pure. Sinous voulons savoir ce que le Kremlinentendait par « démocratie » et « droitsde l’homme », nous prêterons peud’attention aux solennellesdénonciations par la Pravda du racismeambiant aux États-Unis ou de la terreurque font régner chez eux leurs Étatsclients, et moins encore à ses noblesdéclarations de principe. L’état deslieux dans les « démocraties

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populaires » d’Europe de l’Est serabeaucoup plus instructif. C’est là uneidée élémentaire qui s’applique toutaussi bien au pays autoproclamé« gardien » et « modèle ». L’Amériquelatine constitue de ce point de vue unbanc d’essai évident, surtout l’Amériquecentrale et les Caraïbes. Les États-Unisy ont, depuis presque un siècle, connupeu de défis extérieurs, si bien que lesprincipes directeurs de leur politique, etaujourd’hui ceux du « consensus deWashington » néo-libéral, y apparaissenten pleine lumière quand nous examinonsl’état actuel de la région et la manièredont on en est arrivé là.

Il est intéressant de noter que cettetâche est rarement entreprise ou, quand

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elle l’est, aussitôt dénoncée comme unemanœuvre extrémiste ou pis encore. Jelaisserai au lecteur le loisir de s’yconsacrer « à titre d’exercice », ennotant simplement qu’elle nous livred’utiles leçons sur les principeséconomiques et politiques censésreprésenter « la voie de l’avenir ».

La « croisade pour la démocratie » deWashington, comme on l’appelle, futmenée avec une ferveur touteparticulière pendant les années Reagan,l’Amérique latine étant alors un terrainde prédilection. Les résultats en sontcommunément présentés comme uneparfaite illustration de la manière dontles États-Unis devinrent « la sourced’inspiration du triomphe de la

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démocratie de notre temps », pour citerles responsables de l’un des principauxorganes intellectuels du libéralismeaméricain[50]. L’étude érudite la plusrécente qualifie « le renouveau de ladémocratie en Amérique latine »d’« impressionnant », mais nondépourvu de problèmes, les « barrièresà sa mise en œuvre » demeurant« formidables » ; mais peut-êtrepourraient-elles être abattues par uneintégration plus étroite avec les États-Unis. Sanford Lakoff, l’auteur de cetteétude, voit dans « l’ALENA, accordvéritablement historique », un instrumentpotentiel de démocratisation. Dans unerégion traditionnellement soumise àl’influence américaine, écrit-il, les pays

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s’acheminent vers la démocratie aprèsavoir « survécu à des interventionsmilitaires » et à « de féroces guerresciviles »[51].

Commençons par examiner d’un peuplus près les exemples récents, les plusévidents étant donné l’écrasanteinfluence américaine, et qui sontrégulièrement présentés comme autantd’illustrations des promesses et dessuccès de la « mission américaine ».

Lakoff laisse entendre que lesprincipales « barrières à la mise enœuvre » de la démocratie sont lestentatives de protection des « marchésdomestiques » – c’est-à-dire visant àempêcher les grandes sociétésétrangères (principalement américaines)

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de renforcer leur mainmise sur lasociété. Il nous faut donc comprendreque la démocratie est renforcée quandles prises de décision importantespassent de façon croissante aux mains detyrannies privées qui n’ont pas decomptes à rendre. Pendant ce temps,l’arène politique se réduit comme peaude chagrin et l’on rogne les pouvoirs del’État au nom des principeséconomiques et politiques d’un néo-libéralisme désormais triomphant. Uneétude de la Banque mondiale faitremarquer que la nouvelle orthodoxieincarne « un passage spectaculaire d’unidéal politique pluraliste et participatif àun autre, autoritaire et technocratique »,en accord avec certains éléments

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dominants de la pensée libérale etprogressiste du XXe siècle, mais aussid’une autre variante, le modèleléniniste – les deux étant plussemblables qu’on ne le pensesouvent[52].

Considérer le contexte de cettesituation nous vaut quelques aperçusutiles sur les concepts de « démocratie »et de « marchés » tels qu’ils fonctionnentréellement.

Lakoff ne s’intéresse guère au« renouveau de la démocratie » enAmérique latine, mais il cite une sourceérudite comportant une étude de lacroisade menée par Washington dans larégion au cours des années 1980.L’auteur en est Thomas Carothers, un

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spécialiste du continent qui, de surcroît,peut jeter sur la question un « regardd’initié », ayant travaillé auDépartement d’État, du temps deReagan, sur des programmes de« renforcement de la démocratie[53] ». Ilestime que Washington témoignait d’une« volonté de promouvoir ladémocratie » qu’il juge « sincère », maisqui a échoué. Qui plus est, l’échec s’estrépété : les régions d’Amérique latinedans lesquelles l’influence del’administration demeurait la plus faibleconnurent de véritables progrès,auxquels, en règle générale, Washingtons’opposa – non sans s’en attribuer lemérite quand il devint impossible de lesentraver. Les avancées démocratiques

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furent les moins marquées là oùl’influence américaine était la plus forte,et, quand elles eurent lieu, le rôle desÉtats-Unis fut marginal, voire négatif. Laconclusion de Carothers est que lesAméricains cherchaient à maintenir« l’ordre fondamental […] de sociétésparfaitement antidémocratiques » et àéviter « des changements d’orientationpopuliste », et qu’ils furent doncinévitablement conduits à chercher « desformes limitées de changementdémocratique, imposées d’en haut, quine risqueraient pas de bouleverser lesstructures de pouvoir traditionnelles,dont celles des États-Unis avaientlongtemps été les alliées ».

Cette dernière remarque exige

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quelques commentaires. « États-Unis »est un terme couramment utilisé pourdésigner les structures de pouvoir de cepays ; « l’intérêt national » est celui deces groupes et n’a qu’un lointain rapportavec celui de la population. En conclureque Washington cherchait à mettre enœuvre des formes de démocratieimposées d’en haut pour ne pasbouleverser les « structures de pouvoirtraditionnelles » n’a rien de surprenant,ni de bien nouveau.

Aux États-Unis mêmes, « ladémocratie imposée d’en haut » estfermement inscrite dans le systèmeconstitutionnel[54]. On peut faire valoir,comme certains historiens, que cesprincipes ont perdu de leur force à

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mesure que le territoire national étaitconquis et peuplé. Quel que soit lejugement que l’on porte sur cettepériode, à la fin du XIXe siècle, lesdoctrines fondatrices prirent une formenouvelle beaucoup plus oppressive.Quand James Madison parlait des« droits des personnes », il entendait« des individus ». Mais la croissanced’une économie industrielle,l’apparition des grandes sociétésdonnèrent à ce terme un sens entièrementneuf. Dans un document officiel récent,« le terme “personne” est défini, au senslarge, de manière à désigner toutindividu, branche, partenariat, groupeassocié, association, succession, cartel,grande société ou toute autre

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organisation (créés ou nonconformément aux lois d’un Étatquelconque), ou toute entitégouvernementale[55] », concept quiaurait choqué Madison et ceux qui,comme lui, s’inspiraient des Lumières etdu libéralisme classique.

Ces changements radicaux dans laconception des droits de l’homme et dela démocratie furent introduits non par laloi, mais par des décisions judiciaires etdes commentaires savants. Les grandessociétés, jusqu’alors considérées commedes entités artificielles dépourvues dedroits, se virent accorder ceux despersonnes, et bien plus encore,puisqu’elles constituent des « personnesimmortelles » à la richesse et au pouvoir

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extraordinaires. En outre, elles n’étaientplus liées aux objectifs spécifiquesdéfinis par les statuts de l’État etpouvaient agir à leur guise, avec peu derestrictions[56].

Les spécialistes du droit les plusconservateurs s’opposèrent vivement àde telles innovations, voyant bienqu’elles sapaient l’idée traditionnelleselon laquelle les droits sont propresaux individus, mais aussi les principesde fonctionnement des marchés.Pourtant, ces formes nouvelles dedomination autoritaire furentinstitutionnalisées, en même tempsqu’était légitimé le travail salarié,lequel, dans l’Amérique du XIXe siècle,était considéré comme à peine supérieur

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à l’esclavage – opinion partagée aussibien par le mouvement syndical alorsémergent que par Abraham Lincoln, leparti républicain ou les médias del’establishment[57].

Ces sujets ont une énorme importancequand on cherche à comprendre la naturede la démocratie de marché. Là encore,je ne peux que les signaler en passant.Les matériaux dont on dispose et l’issuedes débats idéologiques expliquentl’idée américaine selon laquelle la« démocratie » à l’étranger doit refléterle modèle recherché aux États-Unis : desformes de contrôle imposées d’en haut,le peuple étant cantonné dans un rôle despectateur et ne prenant pas part auxprises de décision, qui doivent exclure

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« ces amateurs ignorants et importuns »,comme le dit la théorie politiquemoderne sous sa forme la plus répandue.Mais l’idée de base est tout à faitstandard et ses racines sont fermementancrées dans la tradition – radicalementmodifiée, toutefois, dans l’ère nouvelledes « entités juridiques collectives ».

Pour en revenir à la « victoire de ladémocratie » sous la direction des États-Unis, ni Lakoff ni Carothers ne sedemandent comment Washington a pumaintenir « les structures de pouvoirtraditionnelles dans des sociétésfortement antidémocratiques ». Leurobjet d’étude n’est pas les guerresterroristes qui ont laissé derrière ellesdes dizaines de milliers de cadavres

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torturés et mutilés, des millions deréfugiés et des dévastations peut-êtreirrémédiables – et qui ont été pour unelarge part des guerres contre l’Églisecatholique, devenue un ennemi dès lorsqu’elle avait choisi « de prendre le partides pauvres », s’efforçant de garantir àceux qui souffraient un minimum dejustice et de droits démocratiques. Il estplus que symbolique que les terriblesannées 1980 aient commencé par lemeurtre d’un évêque[58] devenu « lavoix des sans-voix » pour se clore parl’assassinat de six intellectuels jésuiteséminents ayant décidé de suivre le mêmechemin que lui – crimes chaque foisperpétrés par des forces terroristesarmées et entraînées par les vainqueurs

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de la « croisade pour la démocratie ». Ilfaut bien noter que les principauxintellectuels dissidents d’Amériquecentrale ont été tués deux fois :assassinés et réduits au silence. Leursdéclarations, et leur existence même,sont à peine connues aux États-Unis,contrairement à celles des dissidentsvenus de pays ennemis, qui ont droit auxhonneurs et à l’admiration générale.

Ce genre de questions ne fait paspartie de l’histoire racontée par lesvainqueurs. Dans l’étude de Lakoff, quide ce point de vue est assez typique, iln’en reste plus que des allusions aux« interventions militaires » et aux« guerres civiles », sans qu’il soit faitmention d’aucun facteur extérieur. Mais

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elles ne seront pas passées sous silencepar ceux qui cherchent à mieuxcomprendre les principes qui doiventfaçonner l’avenir, si jamais lesstructures de pouvoir l’emportent.

La référence de Lakoff au Nicaraguaest particulièrement révélatrice, et tout àfait classique : « La guerre civile prit finaprès des élections démocratiques, etdes efforts importants sont actuellemententrepris pour créer une société plusprospère et plus autonome. » Dans lemonde réel, la superpuissance ayantagressé le pays se livra à une escaladedes attaques après les premièresélections démocratiques, en 1984.Celles-ci furent surveillées de près, etdéclarées légitimes, par la LASA (Latin

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American Scholars Association), pardes délégations parlementairesbritannique et irlandaise et même parune délégation du gouvernementnéerlandais, qui pourtant soutenaitfermement les atrocités reaganiennes. Lecostaricien José Figueres, principalefigure de la démocratie en Amériquecentrale et observateur très critique,considéra que ces élections étaientlégitimes dans ce « pays envahi »,demandant à Washington de permettreaux sandinistes « de finir en paix cequ’ils ont commencé ; ils le méritent ».Les États-Unis, quant à eux,s’opposèrent vivement à la tenue de cesélections et cherchèrent à les saboter,craignant qu’elles ne compromettent leur

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guerre terroriste. Ces inquiétudes furenttoutefois passées sous silence grâce aubon fonctionnement du systèmedoctrinal, lequel, avec une remarquableefficacité, mit tous les comptes rendussous le boisseau et reprit mécaniquementla propagande d’État selon laquelle lescrutin était truqué[59].

Autre fait que l’on omit dementionner : lorsque les électionssuivantes approchèrent, à la dateprévue[60], Washington fit clairementcomprendre que, à moins qu’elles nedonnent les bons résultats, lesNicaraguayens continueraient à subir laguerre économique et l’« usage illégalde la force » que la Cour internationalede La Haye avait condamnés en

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ordonnant d’y mettre en terme – en vain,bien entendu. Mais, cette fois, lesrésultats furent acceptables, et saluésaux États-Unis avec un enthousiasmehautement révélateur[61].

Aux bornes extrêmes de la critiqueindépendante, Anthony Lewis, du NewYork Times, se déclara submergéd’admiration pour « l’expérience depaix et de démocratie » menée parWashington, qui démontrait que « nousvivons dans un âge romantique ». Lesméthodes n’avaient rien de secret. Lema ga zi ne Time, se joignant auxcélébrations alors que la démocratie« surgissait » au Nicaragua, les définitavec une parfaite franchise : « détruirel’économie, mener par procuration une

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guerre longue et mortelle, jusqu’à ce queles Nicaraguayens, épuisés, renversenteux-mêmes un gouvernement nondésiré », le coût de l’opération étant« minimal » pour les États-Unis. Certes,les victimes se retrouvaient avec « desponts détruits, des centrales électriquessabotées, des exploitations agricoles enruine », mais cela fournissait au candidatsoutenu par Washington un « argumentélectoral décisif », permettant de mettreun terme à « l’appauvrissement dupeuple du Nicaragua » – sans compterque la terreur se poursuivait, mais mieuxvalait ne pas en parler. Pour lesNicaraguayens, bien sûr, le coût n’avaitrien de « minimal ». Carothers relèveque « le nombre de victimes était

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beaucoup plus important que l’ensembledes pertes américaines de la guerre deSécession et de toutes les guerres duXXe siècle réunies[62] ». Il en résultait« la victoire du fair-play américain »,comme l’expliquait une manchetteexultante du New York Times, unevictoire qui nous laissait « unis dans lajoie » – un peu comme en Albanie ou enCorée du Nord.

Les méthodes de cet « âgeromantique » et les réactions qu’ellesinspirent aux milieux éclairés nous endisent plus sur cette victoire desprincipes démocratiques. Elles jettentégalement quelque lumière sur ladifficulté à « créer une société plusprospère et autonome » au Nicaragua. Il

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est vrai que des efforts en ce sens sontdésormais en cours et qu’ils connaissentun certain succès, du moins pour uneminorité de privilégiés, tandis que lamajorité de la population doit affronterun véritable désastre économique etsocial – schéma tout à fait familier dansles dépendances de l’Occident[63].Notons que c’est l’exemplenicaraguayen qui a conduit lesresponsables de la New Republic à sejoindre au chœur des enthousiastes et àse congratuler d’avoir été « la sourced’inspiration du triomphe de ladémocratie de notre temps ».

Nous en apprendrons davantage surles principes victorieux si nous noussouvenons que les mêmes représentants

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libéraux de la vie intellectuelle ontrépété que les guerres de Washingtondevaient être menées sans merci, ensoutenant militairement des « fascistesde style latin […], quel que soit lenombre de gens assassinés », car « il y ades priorités américaines plusimportantes que le respect des droits del’homme au Salvador ». MichaelKinsley, rédacteur en chef de la NewRepublic et représentant de la gauchedans les débats médiatiques, nousmettait bien en garde : surtout pas decritique irréfléchie de la politiqueofficielle de Washington consistant às’en prendre à des cibles civiles sansdéfense, il admettait certes que cesopérations terroristes provoquaient « de

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grandes souffrances pour les populationsciviles », mais elles pouvaient serévéler « parfaitement légitimes » si« une analyse des avantages et desinconvénients » montrait que « le sangversé » menait à la « démocratie » telleque la définissent les maîtres du monde.L’opinion éclairée souligne ainsi que laterreur n’est pas une fin en soi, mais doitêtre jugée à l’aune de critèrespragmatiques. Kinsley fit plus tardobserver que les buts recherchés avaientété atteints. « Appauvrir le peuplenicaraguayen était précisément l’objectifde la guerre menée par les contras, toutcomme celui de la politique, conduiteparallèlement, d’embargo économique etd’interdiction des prêts internationaux au

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développement », qui ensemble ontpermis de « détruire l’économie » et de« provoquer le désastre économique[qui] a sans doute été le meilleurargument électoral de l’opposition ».Kinsley saluait donc « le triomphe de ladémocratie » à l’occasion des« élections libres » de 1990[64].

Les États clients jouissent deprivilèges analogues. Commentant unenouvelle attaque israélienne contre leLiban, H.D.S. Greenway, du BostonGlobe, qui quinze ans plus tôt avaitcouvert la première grande invasion dupays, écrivit : « Si le bombardement devillages libanais, même au prix de vieshumaines et de l’exil vers le nord deréfugiés chassés de chez eux, pouvait

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assurer la sécurité des frontièresisraéliennes, affaiblir le Hezbollah etfavoriser la paix, je dirais : “Allez-y”,comme de nombreux Arabes etIsraéliens. Mais l’Histoire ne s’est pasmontrée très tendre pour les aventuresisraéliennes au Liban. Elles n’ont pasrésolu grand-chose, et ont presquetoujours suscité de nouveauxproblèmes. » D’un point de vuepragmatique, donc, le meurtre denombreux civils, l’expulsion decentaines de milliers de réfugiés, ladévastation du sud du Liban sont d’unevaleur, au mieux, douteuse[65].

Gardez bien à l’esprit que je m’entiens au secteur dissident de l’opiniontolérée, que l’on appelle « la gauche » –

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ce qui nous apprend bien des choses surles « principes victorieux » et la cultureintellectuelle dans laquelle ilss’insèrent.

Tout aussi révélatrice fut la réactionaux allégations répétées del’administration Reagan selon lesquellesles Nicaraguayens comptaient obtenir del’URSS des avions à réaction (les États-Unis avaient contraint leurs alliés àrefuser de leur en vendre). Les fauconsexigèrent le bombardement immédiat dupays. Les colombes déclarèrent que cesaccusations demandaient d’abord à êtrevérifiées mais que, si elles se révélaientexactes, les États-Unis devraienteffectivement pilonner le Nicaragua. Lesobservateurs sains d’esprit

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comprenaient parfaitement pourquoi cepays avait besoin d’avions de chasse :pour se protéger des violations de sonespace aérien par la CIA, qui ravitaillaitles forces militaires menant pour lesÉtats-Unis une guerre par procuration etleur fournissait des informations toutesfraîches pour qu’ils puissent suivre lesdirectives qu’on leur avait données, àsavoir attaquer des « cibles molles »sans défense. On admet donc tacitementqu’aucun pays n’a le droit de défendreses civils contre les attaquesaméricaines, doctrine qui règne à peuprès sans partage dans l’opiniondominante.

L’autodéfense était le prétexte officielde la guerre terroriste menée par

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Washington – justification classique detout acte monstrueux, l’Holocaustecompris. Ronald Reagan, découvrantque « la politique et l’action duNicaragua représentent une menaceexceptionnelle contre la sécuriténationale et la politique étrangère desÉtats-Unis », déclara « un état d’urgencenationale pour y faire face », sans secouvrir de ridicule[66]. Selon cettelogique, l’URSS était parfaitement endroit d’attaquer le Danemark, quiconstituait une menace bien plus gravepour sa sécurité, et sûrement la Pologneet la Hongrie tandis qu’elles marchaientvers l’indépendance. Que de telsarguments puissent être repris sirégulièrement en dit long sur la culture

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intellectuelle des vainqueurs, et laisseprésager ce qui nous attend.

Tournons-nous vers l’ALENA,accord « historique » qui, selon Lakoff,doit permettre de faire progresser auMexique une démocratie à l’américaine.Il est très instructif d’y regarder de plusprès. Le traité a été imposé de force auCongrès, en dépit d’une vive oppositionpopulaire, mais avec le soutienenthousiaste des milieux d’affaires etdes médias, lesquels étaient pleins depromesses euphoriques – tout le mondeen profiterait. C’est également ce queprédisaient la Commission du commerceinternational américaine et deséconomistes connus armés de modèlesthéoriques dernier cri (qui pourtant

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avaient été incapables de prévoir lesconséquences délétères de l’accord delibre-échange entre le Canada et lesÉtats-Unis ; mais, cette fois, ils allaientmarcher). Personne ne parla un instantdes minutieuses analyses de l’OTA(Office of Technology Assessment, lebureau de recherches du Congrès), quiconcluaient que l’ALENA, tel qu’il étaitconçu, léserait la majorité despopulations du continent nord-américain,et proposaient des modifications quiauraient bénéficié à d’autres que lespetits milieux de l’investissement et dela finance. La position officielle dumouvement syndical américain, dont lesconclusions étaient très semblables, futpareillement passée sous silence. Dans

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le même temps, on condamnait sonattitude « rétrograde, simplette », et sa« tactique de menaces grossières »motivée par la « crainte du changementet des étrangers » – là encore ce sont deséchantillons en provenance de la gauche,dans ce cas précis d’Anthony Lewis. Onpouvait sans peine démontrer la faussetéde telles accusations, mais ce furent lesseules à atteindre le grand public –exercice fort inspirant de démocratie.D’autres détails sont des pluséclairants ; ils ont été passés en revuedans la littérature contestataire, àl’époque ou depuis, mais jamaisprésentés à l’opinion publique, et ils ontpeu de chances de faire un jour partie del’histoire officielle[67].

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Aujourd’hui, les contes de fées surles merveilles de l’ALENA ont étédiscrètement mis au rancart, les faitsn’ayant cessé de s’accumuler pour lesdémentir. On n’entend plus parler descentaines de milliers d’emploisnouveaux et autres bénéfices dontdevaient profiter les peuples des troispays. Ces bonnes nouvelles ont cédé laplace à un « point de vue économiqueprofondément bienveillant » – celui des« experts » – selon lequel l’ALENA n’apas d’effets significatifs. Le Wall StreetJournal nous apprend ainsi que « lesresponsables de l’administration Clintonse sentent frustrés à l’idée de ne pouvoirconvaincre les électeurs que la menacene les touche pas » et que les pertes

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d’emploi sont « bien moindres quecelles prévues par Ross Perot », lequela été autorisé à prendre part aux débatsmédiatiques (contrairement à l’OTA, aumouvement syndical, aux économistesqui ne suivent pas la Ligne du Parti, etbien sûr aux contestataires), car sesaffirmations, parfois extrêmes, étaientfaciles à couvrir de ridicule. Citant lestristes commentaires d’un responsablegouvernemental, le même journal ajoutequ’« “il est difficile de combattre lescritiques” en disant la vérité – à savoirque le traité “n’a pas accompli grand-chose” ». On a bien entendu oublié cequ’était la « vérité » quand le grandexercice démocratique tournait à pleinrégime[68].

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Tandis que les experts considèrentdésormais que l’ALENA « n’a pas eud’effets significatifs », condamnant àl’oubli leur précédente analyse, c’est unpoint de vue économique rien moins que« profondément bienveillant » qui nousapparaît si l’« intérêt national » estélargi pour y intégrer celui de lapopulation. Témoignant en février 1997devant la Commission bancaire duSénat, Alan Greenspan, président de laRéserve fédérale, se montra vivementoptimiste quant à « une croissanceéconomique soutenue » grâce à « unerestriction atypique des augmentationsde rémunération, [qui] semble être pourl’essentiel la conséquence d’une plusgrande insécurité de l’emploi » – chose

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éminemment désirable dans une sociétéjuste. Le rapport économique présentéen février 1997 par la présidences’enorgueillissait des réussites dugouvernement, se référant indirectementaux « changements dans les institutionset les pratiques du marché du travail » etsoulignant leur rôle dans « l’importanteretenue des salaires » qui renforce lasanté de l’économie.

L’une des raisons de ces changementsbénéfiques est énoncée en toutes lettresdans une étude, commanditée par lesecrétariat à la Main-d’œuvre del’ALENA, consacrée aux « effets desfermetures d’usines sur le principe deliberté d’association et le droit destravailleurs des trois pays à

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s’organiser ». Elle fut menéeconformément aux règles de l’ALENA,suite à une plainte de travailleurs destélécommunications contre les pratiquesillégales de la firme Sprint. Le Bureaunational des relations du travailaméricain avait fait traîner le dossier et,au bout de plusieurs années, n’avaitprononcé que des peines insignifiantes –procédure classique. La parution decette étude, due à Kate Bronfenbrenner,économiste de l’université Cornell, futautorisée au Canada et au Mexique, maisretardée par l’administration Clinton auxÉtats-Unis. Elle révèle l’impactimportant de l’ALENA sur ledénouement et l’organisation des grèves.Près de la moitié des tentatives

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d’implantation des syndicats sontcompromises par les menaces quebrandissent les employeurs dedélocaliser la production à l’étranger :c’est ainsi que l’on place des panneaux« Transfert d’emplois au Mexique »devant une usine où les travailleurstentent de s’organiser. Et ce ne sont pasdes paroles en l’air : quand, malgré tout,les syndicats réussissent à se maintenir,les employeurs ferment l’usine, entotalité ou en partie, trois fois plussouvent qu’avant l’ALENA (dans prèsde 15 % des cas). Les menaces defermeture sont presque deux fois plusfréquentes dans les industries les plusmobiles (comme la fabrication,comparée à la construction).

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De telles pratiques, et bien d’autresrapportées dans l’étude, sont illégales,mais c’est un simple détail technique,tout comme les violations du droitinternational et des accordscommerciaux dès lors que leur respectdébouche sur des résultatsinacceptables. L’administration Reaganavait clairement fait comprendre auxindustriels que leurs activitésantisyndicales, contraires à la loi, neseraient pas entravées par l’Étatcriminel, et ses successeurs ont maintenula même attitude. Celle-ci a eu des effetsimportants sur la destruction dessyndicats – ou, pour nous exprimer pluscivilement, sur « les changements desinstitutions et des pratiques du marché

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du travail » contribuant à une« importante retenue des salaires » dansun modèle économique présenté avecorgueil à un monde arriéré, qui n’atoujours pas fait siens les principesvictorieux qui doivent nous mener à laliberté et à la justice[69].

Ce qui avait été dit, en dehors del’opinion dominante, sur les objectifs del’ALENA est désormais paisiblementreconnu : le véritable but du traité étaitd’« enchaîner » le Mexique aux« réformes » qui ont fait de lui un« miracle économique » – au senstechnique du terme : à savoir limité auxinvestisseurs américains et auxMexicains les plus riches, tandis que lereste de la population sombrait dans la

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misère. L'administration Clintonsemblait « avoir oublié que l’objectifsous-tendant l’ALENA n’était pas depromouvoir le commerce, mais decimenter les réformes économiques auMexique », déclare d’un ton hautainMarc Levinson dans Newsweek, segardant simplement d’ajouter qu’onavait bruyamment proclamé le contraireafin de s’assurer de la signature dutraité, alors que les critiques quisoulignaient ce réel principe de baseétaient pratiquement exclus du « libremarché des idées » par ceux qui ledominent.

Il se peut qu’un jour on finisse paradmettre les raisons de l’ALENA. Onespérait qu’« enchaîner » le Mexique à

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ces réformes permettrait de repousser undanger détecté dès septembre 1990 àWashington lors d’une réunion du LatinAmerica Strategy DevelopmentWorkshop. Celui-ci concluait quemaintenir des relations avec la brutaledictature mexicaine ne posait pas dedifficultés, bien qu’il y eût un problèmepotentiel : « Une avancée démocratiqueau Mexique pourrait mettre à l’épreuveces relations privilégiées en amenant aupouvoir un gouvernement plus soucieuxde défier les États-Unis pour des raisonséconomiques et nationalistes. » Mais cen’est plus un danger sérieux depuis quele traité a permis d’« enchaîner » le paysaux réformes. Les États-Unis ont lepouvoir de se soustraire à volonté aux

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obligations de l’ALENA, mais pas leMexique[70].

En bref, le danger, c’est ladémocratie, aux États-Unis et ailleurs,comme cet exemple le démontre une foisde plus. Elle est acceptée et mêmebienvenue, mais non en elle-même,seulement en fonction de ce sur quoi elledébouche. L’ALENA fut considérécomme un dispositif efficace de luttecontre la menace qu’elle représentait.Aux États-Unis, il entra en vigueur grâceà une véritable subversion du processusdémocratique, et au Mexique par laforce, malgré des protestationspopulaires importantes mais vaines[71].Ses retombées sont désormaisprésentées comme les instruments

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permettant d’apporter aux Mexicainsplongés dans l’ignorance les bienfaits dela démocratie à l’américaine. Unobservateur cynique, et familier desfaits, en conviendra aisément.

Là encore, les exemples choisis pourillustrer le triomphe de la démocratiesont évidents, et de surcroît intéressantset révélateurs – bien que d’une manièreà laquelle on ne s’attendait pas.

L’énonciation de la doctrine Clintons’accompagna d’un exempleparfaitement révélateur des principesvictorieux : son action en Haïti. Souventprésentée comme la meilleureillustration de cette doctrine, elle mérited’être étudiée de plus près.

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Il est vrai que l’on permit le retour aupays d’un président régulièrement élu,mais seulement après que lesorganisations populaires eurent subitrois années durant la terreur de forcesqui restèrent en relation avecWashington. Selon Human Rights Watch,l’administration Clinton refuse toujoursde rendre au gouvernement haïtien160 000 pages de documents saisis parles troupes américaines, pour « éviterd’embarrassantes révélations » sur lacomplicité des États-Unis avec lesauteurs du coup d’État[72]. Il futégalement nécessaire de faire suivre aupère Aristide « un cours accéléré sur ladémocratie et le capitalisme », commele dit à Washington le principal partisan

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de ce prêtre fauteur de troubles, ainsisoumis à un véritable processuscivilisateur. (La méthode n’est pasinconnue ailleurs quand s’opère unetransition indésirable vers la démocratieformelle.)

Pour qu’il lui soit permis de rentrerdans l’île, Aristide fut contraintd’accepter un programme économiqueaux termes duquel la politique dugouvernement haïtien devait satisfaireles besoins de « la société civile, enparticulier du secteur privé, aussi biennational qu’étranger ». Les investisseursaméricains se retrouvaient ainsi placésau cœur de cette société civile, avec lesriches Haïtiens qui avaient financé lecoup d’État. Il n’en allait pas de même

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des paysans et des habitants desbidonvilles, lesquels surent créer unesociété si vivante qu’ils réussirent,contre toute attente, à élire leur propreprésident, ce qui suscita aussitôt la vivehostilité des États-Unis et des tentativesde renversement du premiergouvernement démocratique de l’île[73].

Il fut mis un terme aux actesinacceptables de ces « amateursignorants et importuns » par la violence,à l’aide d’une complicité américainedirecte, et pas seulement avec lesresponsables de la terreur d’État.L’Organisation des États américainsavait décrété un embargo pour protestercontre le coup d’État Lesadministrations Bush et Clinton le

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sapèrent en en exemptant les firmesaméricaines et en autorisant secrètementla Texaco Oil Company à ravitailler lesputschistes et leurs riches protecteurs, enviolation directe des sanctionsofficielles – détail crucial révélé laveille du débarquement des troupesaméricaines chargées de « restaurer ladémocratie[74] », mais dont le grandpublic n’a toujours pas été informé, etqui ne figurera sans doute jamais dansl’histoire officielle.

La démocratie fut donc restaurée, etle nouveau gouvernement contraintd’abandonner la politique de réformesdémocratiques qui avait tant scandaliséWashington pour suivre celle ducandidat des États-Unis aux élections de

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1990, lors desquelles il obtint 14 % desvoix.

Les coulisses de ce triomphe nousdonnent de précieux aperçus sur les« principes économiques et politiques »qui nous mèneront vers un avenirradieux. Haïti fut autrefois l’une descolonies les plus riches du monde (avecle Bengale), et une source de grosprofits pour la France. Depuis soninvasion, voilà 80 ans, par les marinesdu président Wilson, l’île est trèslargement restée sous tutelle américaine.La situation est aujourd’hui à ce pointcatastrophique qu’on se demande si,dans un avenir proche, le pays seraencore habitable. En 1981, une stratégiede développement fut élaborée par

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l’AADI (Agence américaine dedéveloppement industriel) et la Banquemondiale. Elle reposait sur les chaînesde montage et les exportationsalimentaires – alors que les terresavaient été consacrées à laconsommation locale. L’AADI prévoyait« un changement historique vers uneinterdépendance accrue avec les États-Unis » dans ce qui devait devenir le« Taiwan des Caraïbes » . La Banquemondiale, quant à elle, proposait sesremèdes habituels : « développementdes entreprises privées », renoncementaux « objectifs sociaux » – aggravantainsi la pauvreté et les inégalités tout ensacrifiant la santé et l’éducation, encontradiction avec les pieux sermons qui

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accompagnent toujours de tellesordonnances. Dans le cas d’Haïti, cesmesures eurent des conséquences bienconnues : profits pour les industrielsaméricains et les Haïtiens les plusriches, chute de 56 % des salaires aucours des années 1980 : bref, un« miracle économique ». Jamais Haïti nedevint le nouveau Taiwan – lequel avaitsuivi une voie radicalement différente,comme devaient le savoir les conseillersenvoyés sur place.

Ce sont les efforts du premiergouvernement démocratique haïtien pourremédier à une situation de plus en pluscatastrophique qui suscitèrent l’hostilitéde Washington, puis le coup d’Étatmilitaire et la terreur qui s’ensuivit. Une

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fois la « démocratie restaurée », l’AADIsuspendit son aide pour veiller à ce queles fabriques de ciment et les meuneriessoient privatisées, au grand bénéfice desriches de l’île et des investisseursétrangers (la « société civile », selon lesdirectives édictées après la restaurationde la démocratie), tout en réduisant lesdépenses de santé et d’éducation.L’agroalimentaire eut droit àd’abondantes subventions, contrairementà l’agriculture et à l’artisanat paysans,qui fournissent leurs revenus àl’écrasante majorité de la population.Des usines de montage étrangères,recourant à une main-d’œuvreessentiellement féminine payée bien endessous du salaire de subsistance et

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travaillant dans des conditionsépouvantables, bénéficient d’uneélectricité bon marché grâce auxsubventions du généreux protecteuraméricain. Pour les pauvres, enrevanche, pas de subventions dans cedomaine, ni d’ailleurs pour l’eau,l’essence ou la nourriture : elles sontinterdites par les règles du FMI, carelles constituent un moyen de « contrôlerles prix ».

Avant la mise en place des réformes,la production de riz locale permettait desatisfaire pratiquement tous les besoinsdomestiques. Grâce à une« libéralisation » à sens unique, ellen’en satisfait plus aujourd’hui que lamoitié, avec des effets prévisibles sur

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l’économie. Haïti doit entreprendre des« réformes », en particulier supprimerles droits de douane, conformément auxaustères principes de la scienceéconomique – dont l’agro-alimentaireaméricain, par on ne sait quel miraclelogique, est quant à lui exempté. Ilcontinue de recevoir d’énormessubventions publiques, encore accruespar l’administration Reagan, au pointd’assurer en 1987 40 % des revenusbruts des producteurs. Les conséquencesnaturelles en sont parfaitementcomprises : un rapport de 1995 del’AADI observe que « le commercedominé par les exportations et lapolitique d’investissement » qu’imposeWashington « pressurera

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dramatiquement le producteur de rizlocal », qui sera contraint de se montrerun peu plus avisé et de se tourner versl’exportation, au grand bénéfice desinvestisseurs américains etconformément aux principes de lathéorie des attentes rationnelles[75].

Grâce à ces méthodes, le pays le pluspauvre de l’hémisphère est donc devenule principal acheteur d’un riz produit auxÉtats-Unis, enrichissant des entreprisesaméricaines subventionnées par l’État.Ceux qui ont la chance d’avoir reçu unebonne éducation occidentale pourrontsans doute expliquer à leurscompatriotes que les bénéfices del’opération finiront par toucher lespaysans et les habitants des

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bidonvilles – un de ces jours. Encore unexemple qui nous en dit long sur le senset les conséquences de la victoire « dela démocratie et des marchés libres ».

Les Haïtiens semblent avoir comprisla leçon, mais les doctrinairesd’Occident auraient préféré voir sedessiner un autre tableau. En avril 1997,la participation aux élections duParlement tomba à « un 5 %consternant », fit savoir la presse, posantla question : « Haïti a-t-il déçu lesespoirs américains[76] ? » Nous avonsfait tant de sacrifices pour leur apporterla démocratie, et voilà que ces ingratss’en montrent indignes ! On voitpourquoi les « réalistes » nous pressentde renoncer aux croisades en faveur

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d’une « amélioration des choses auniveau mondial ».

De telles attitudes s’observent danstout l’hémisphère. Les sondagesmontrent ainsi qu’en Amérique centralela politique suscite « ennui »,« méfiance » et « indifférence » biendavantage qu’« intérêt » et« enthousiasme » au sein d’une« population apathique […] qui al’impression d’être une simplespectatrice au sein du systèmedémocratique » et se montre« pessimiste pour l’avenir ». Lapremière étude d’ensemble menée danstoute l’Amérique latine, parrainée parl’Union européenne, parvint en gros auxmêmes conclusions : comme le déclara

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son coordinateur brésilien, « le messagele plus alarmant » était que « le peupleavait l’impression que seule l’élite avaittiré profit du passage à ladémocratie[77] ». Les spécialisteslatino-américains font remarquer que, larécente vague de démocratisation ayantcoïncidé avec la mise en œuvre desréformes économiques néo-libérales, quiont été douloureuses pour la majoritédes habitants, ceux-ci ont été conduits àporter un jugement cynique sur ladémocratie formelle. L’introduction deprogrammes semblables dans le pays leplus riche du monde a eu des effetssimilaires, comme je l’ai déjà signalé.

Revenons-en à la doctrine dominanteselon laquelle « la victoire américaine à

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l’issue de la guerre froide » a été cellede la démocratie et de la liberté desmarchés. Pour ce qui est de la première,elle dit partiellement vrai, bien qu’ilnous faille comprendre que« démocratie » désigne en fait uncontrôle par le haut visant à « protégerla minorité opulente de la majorité ». Etla liberté des marchés ? Là encore, nousnous rendons compte que la doctrine esttrès éloignée de la réalité, commel’illustre l’exemple haïtien.

Considérons de nouveau le cas del’ALENA, accord destiné à« enchaîner » le Mexique à la rigueuréconomique en vue de protéger lesinvestisseurs des dangers d’une« ouverture démocratique ». Il n’est en

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rien un « accord sur la liberté ducommerce » ; bien au contraire, il estfortement protectionniste, et conçu pourtenir à l’écart les concurrents d’Europeet d’Extrême-Orient. De surcroît, ilpartage avec les accords conclus auniveau mondial des principes aussiopposés à la liberté des marchés que lesrestrictions sur les « droits de propriétéintellectuelle », restrictions que les paysriches n’ont jamais acceptées au coursde leur développement mais dont ilscomptent désormais faire usage pourprotéger leurs grandes sociétés – parexemple pour détruire le secteurpharmaceutique des pays pauvres ou,incidemment, bloquer les innovationstechnologiques permettant de fabriquer à

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plus large échelle des produits brevetés,chose permise aux termes de l’anciensystème de brevets. Le progrès et lesmarchés eux-mêmes ne sont pasdésirables tant qu’ils ne profitent pas àceux qui comptent.

La nature du « commerce » lui-mêmesoulève aussi bien des questions. Plusde la moitié du commerce entre lesÉtats-Unis et le Mexique, nous dit-on,consiste en transactions entre firmes,contre 15 % avant l’ALENA. Il y a déjàdix ans, les usines, généralementaméricaines, installées dans le nord duMexique, employant peu d’ouvriers etn’entretenant pratiquement aucun rapportavec l’économie mexicaine, fabriquaientplus d’un tiers des blocs-moteur des

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voitures américaines et 75 % des autrescomposants essentiels. En 1994,l’effondrement de l’économie duMexique, après la signature du traité,n’épargna que les très riches et lesinvestisseurs américains (protégés pardes renflouements de Washington). Maiselle mena aussi à un accroissement ducommerce entre les deux pays, tandisque la crise, plongeant la populationdans une misère encore plus grande,« transformait le Mexique en une sourcebon marché [lisez : encore moins chère]de produits manufacturés, les salairesindustriels ne représentant plus qu’undixième de ceux des États-Unis », nousdit la presse économique. Selon certainsspécialistes, la moitié du commerce

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américain, dans le monde entier, secompose de telles transactionscentralisées, et il en va largement demême pour les autres puissancesindustrielles[78], bien qu’il failleaccueillir prudemment toute conclusionrelative à des entités qui n’ont guère decomptes à rendre au public. Certainséconomistes décrivent, de manière assezplausible, le système mondial comme« un mercantilisme de grandessociétés », très éloigné des idéaux dulibre-échange. L’OCDE conclut parexemple que « c’est la compétitionoligopolistique et les interactions entrefirmes et gouvernements, et non la “maininvisible” des forces du marché, quiconditionnent les avantages compétitifs

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d’aujourd’hui et la division du travaildans les industries de hautetechnologie[79] », adoptantimplicitement un point de vuesemblable.

La structure de base de l’économieaméricaine elle-même viole lesprincipes néo-libéraux tant vantés. Lethème principal de l’ouvrage classiquesur l’histoire industrielle des États-Unis[80] est que « les entreprisesmodernes ont pris la place desmécanismes du marché pour tout ce quitouche à la coordination des activitéséconomiques et la distribution desressources », gérant en interne denombreuses transactions. C’est uneviolation des principes du marché, mais

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il y en a bien d’autres. Il suffit de voirquel a été le destin du principe d’AdamSmith selon lequel la liberté demouvement des personnes – à travers lesfrontières, par exemple – est un élémentessentiel de la liberté du commerce.Dans le monde des multinationales, avecleurs alliances stratégiques et le soutiend’États puissants, le gouffre entredoctrine et réalité s’élargit.

C’est à la lumière de ces réalitésqu’il faut interpréter les différentesdéclarations publiques, comme parexemple celle de Clinton affirmant quec’est le commerce et non l’assistancequ’il faut à l’Afrique, préconisant unensemble de dispositions qui se trouventfavoriser les investisseurs américains et

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recourant à une grandiose rhétoriquecapable de faire oublier le long passé detelles méthodes et le fait que les États-Unis étaient les donateurs les moinsgénéreux. Pour prendre un modèleencore plus évident, considérons lamanière dont, en 1981, Chester Crockerrésumait les projets de l'administrationReagan : « Nous sommes partisans del’ouverture des marchés, du libre accèsaux ressources essentielles et de lacroissance des économies africaines etaméricaine », ajoutant vouloir intégrerles pays africains « dans le courantdominant de l’économie demarché »[81]. Venant de ceux qui mènent« un assaut soutenu » contre« l’économie de marché », de telles

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remarques peuvent sembler le comble ducynisme. Mais en fait la version qu’endonne Crocker est assez juste, une foispassée à travers le prisme de la« doctrine réellement existante ». Lesinvestisseurs étrangers et leurs associéslocaux se réservent les occasionsqu’offrent les marchés ainsi que l’accèsaux ressources, tandis que les économiesdoivent se développer de manièrespécifique, à savoir en protégeant « laminorité opulente de la majorité ». Enattendant que cette protection soitassurée, cette minorité mérite d’êtresubventionnée par l’État ; sinon,comment pourrait-elle prospérer, pour lebien de tous ?

Bien entendu, les États-Unis ne sont

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pas les seuls à prêcher cette conceptionde la « liberté du commerce », même sileurs idéologues mènent souvent lechœur des cyniques. Un rapport del’ONU sur le développement concluaiten 1992 que le fossé entre pays riches etpays pauvres était depuis 1960 engrande partie l’effet des mesuresprotectionnistes adoptées par lespremiers. Deux ans plus tard, un autrerapport déclarait que « la violation parles pays industriels des principes de laliberté du commerce coûte aux pays envoie de développement près de50 milliards de dollars par an – soit àpeu près le total de l’aide extérieure » –,ce qui est principalement dû au soutienaux exportations par le biais de

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subventions publiques[82]. Un rapportde l’ONUDI, autre agence des Nationsunies, estime que la disparité entre les20 % les plus riches et les 20 % les pluspauvres de la population mondiale a crûde plus de moitié entre 1960 et 1989, etprédit « des inégalités mondialescroissantes suite au processus demondialisation ». Ces écarts sontégalement visibles dans les sociétés lesplus riches : en ce domaine, les États-Unis sont en tête, suivis de près par laGrande-Bretagne. La presse d’affairesexulte devant une « spectaculaire » et« stupéfiante » croissance des profits,applaudissant l’extraordinaireconcentration de richesses entre lesmains d’une petite frange de la

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population, tandis que pour la majoritéles conditions continuent à stagner ou àse dégrader.

Les médias dominés par les grandessociétés, l’administration Clinton et lesmajorettes de la « méthode àl’américaine » s’érigent fièrement enmodèles pour le reste du monde. Lesretombées de la politique sociale menéedélibérément ces dernières années sontnoyées sous ce chœurd’autocongratulations. Les « indicateursde base » publiés par l’UNICEF[83]révèlent par exemple que les États-Unisont dans ce domaine les pires résultatsde tous les pays industriels, se plaçantau même rang que Cuba – pays pauvredu Tiers Monde soumis depuis près de

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quarante ans aux attaques incessantesd’une superpuissance – pour ce qui estde la mortalité des enfants de moins decinq ans. Les records sont aussiaméricains en ce qui concerne la faim oula pauvreté infantile.

Et ceci dans le pays le plus riche dumonde, qui dispose d’avantagesincomparables et d’institutionsdémocratiques stables – mais est aussi,très largement, sous la domination desmilieux d’affaires. Voilà de nouveauxindicateurs de ce qui nous attend sijamais le « passage spectaculaire d’unidéal politique pluraliste et participatif àun autre, autoritaire et technocratique »,se poursuit à l’échelon planétaire.

Il est intéressant de noter que de

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telles intentions sont souvent énoncéesexplicitement, mais de manièreconfidentielle. C’est ainsi qu’aulendemain de la Seconde Guerremondiale George Kennan – l’un desplanificateurs les plus influents,considéré comme un grand humaniste –assignait sa « fonction » à chaque régiondu monde[84]. La fonction de l’Afriqueserait d’être « exploitée » par l’Europepour que celle-ci puisse se reconstruire ;les États-Unis, eux, ne s’y intéressaientguère. Un an plus tôt, une étude de hautniveau avait fait valoir que « lacoopération au développement desressources alimentaires bon marché etdes matières premières d’Afrique duNord pourrait contribuer à l’unité de

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l’Europe et fournir une base économiqueà son rétablissement » – intéressantedéfinition de ce qu’est la« coopération[85] ». Rien dans lesarchives n’indique qu’on ait suggéré quel’Afrique pourrait « exploiter »l’Occident pour se « rétablir » à la suitede « l’amélioration des choses au niveaumondial » qu’elle avait subie au coursdes siècles précédents.

Dans ce passage en revue, j’ai tentéde suivre un principe méthodologiqueraisonnable : évaluer les louangesdécernées aux « principes économiqueset politiques » de la puissance quidomine le monde à l’aune des exemplesqu’elle considère elle-même commeétant les plus pertinents. Cette analyse

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est brève, partielle, et traite de questionsobscures et mal comprises. Mon opinionpersonnelle, pour ce qu’elle vaut, estque l’échantillon est assez équilibré etdonne des principes de fonctionnement,et de l’avenir probable s’ils prévalentsans partage, une image qui faitréfléchir.

Toutefois, même si elle est exacte,cette image est assez fortementtrompeuse, précisément parce qu’elle estpartielle : il n’y est pas question dessuccès de ceux qui sont réellementdévoués aux beaux principes proclaméset à ceux de justice et de liberté, quivont bien au-delà. Ce récit serait avanttout celui des luttes populaires cherchantà éroder, et à détruire, des formes

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d’oppression et de domination qui nesont parfois que trop apparentes, maisdemeurent souvent si profondémentincrustées qu’elles en deviennentvirtuellement invisibles, même à leursvictimes. C’est un récit aussi richequ’encourageant, et nous avons toutesles raisons de croire qu’il peut sepoursuivre. Pour le lui permettre, il nousfaut estimer de façon réaliste lesconditions actuelles et leurs origineshistoriques, mais bien entendu ce n’estqu’un début.

Les sceptiques qui jugent utopiquesou naïves de telles espérances n’ontqu’à jeter un œil sur ce qui s’est passéces dernières années ici même, enAfrique du Sud, événements qui

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représentent un véritable hommage àl’esprit humain et à ses perspectivesillimitées. Les leçons d’une aussiremarquable réussite devraient inspirerles peuples du monde entier et guider lesprochaines étapes d’une lutte qui sepoursuit également ici, tandis que lepeuple d’Afrique du Sud, au lendemainde sa grande victoire, s’apprête àrelever les défis encore plus redoutablesqui l’attendent.

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V

Le soulèvementzapatiste

L’ordre mondial a connu de profondschangements au cours des vingt-cinqdernières années. En 1970, la « sociétéd’abondance » de l’après-guerre couraità sa perte et les profits des grandessociétés se voyaient soumis à despressions croissantes. Reconnaissantque les États-Unis n’étaient plus enmesure de jouer leur rôle de « banquierinternational », qui avait tant profité aux

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multinationales américaines, RichardNixon démantela l’ordre économiqueinternational (le système de BrettonWoods) en suspendant la convertibilitédu dollar en or, en imposant un contrôledes salaires et une taxation desimportations et en lançant des mesuresfiscales qui orientaient le pouvoirétatique, bien au-delà des normes alorsen vigueur, vers une sorte d’État-providence pour les riches. Cesprincipes sont restés depuis à la base dela politique gouvernementale ; leprocessus, accéléré pendant les annéesReagan, a été poursuivi par les« nouveaux démocrates ». L’implacableguerre de classes menée par les milieuxd’affaires fut intensifiée, et

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progressivement étendue à l’échelle dela planète.

Les décisions de Nixon comptent aunombre des facteurs qui ont conduit à ladérégulation des capitaux financiers et àun changement radical de leur emploi –du commerce et des investissements àlong terme à la spéculation pure. Cetteévolution a eu pour effet de saper laplanification économique des États, lesgouvernements étant contraints depréserver la « crédibilité » des marchés,et de mener bien des économies « versun équilibre reposant sur une faiblecroissance et un taux de chômageélevé », indique l’économiste JohnEatwell, de l’université de Cambridge :les salaires réels stagnent ou baissent, la

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pauvreté et les inégalités croissent,tandis que les marchés et les profits desprivilégiés sont en pleine expansion. Unprocessus parallèled’internationalisation de la productionfournit de nouvelles armes pour tenir enlisière les travailleurs occidentaux qui,déclare gaiement la presse économique,doivent se résoudre à abandonner leurmode de vie « luxueux » et accepter la« flexibilité du marché du travail »(autrement dit, de ne pas savoir s’ilstravailleront le lendemain). Le retour dela plupart des pays d’Europe de l’Est àleurs origines tiers-mondistes renforceconsidérablement ces perspectives.Dans le monde entier, l’assaut contre lesdroits des travailleurs, les normes

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sociales et la démocratie reflète toutesces victoires. Le triomphalisme d’uneélite étroite est parfaitement logique,comme le sont le désespoir et la fureuren dehors des cercles privilégiés.

Le soulèvement, le jour du Nouvel An(1994), des paysans indiens du Chiapaspeut être aisément compris dans cecontexte général. Il a coïncidé avec lamise en œuvre de l’ALENA, quel’armée zapatiste a qualifié de« sentence de mort » pour les Indiens, decadeau aux riches qui approfondiraencore le gouffre séparant une richesseétroitement concentrée et une misère demasse, et détruira ce qui reste de lasociété indigène.

Le rapport du soulèvement avec

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l’ALENA est en partie symbolique ; lesproblèmes sont bien plus profonds.Comme l’affirmait la déclaration deguerre zapatiste : « Nous sommes leproduit de 500 ans de luttes. »Aujourd’hui, celles-ci sont menées« pour le travail, la terre, le logement, lanourriture, la santé, l’éducation,l’indépendance, la liberté, ladémocratie, la justice et la paix ». Levicaire général du diocèse du Chiapasajoutait : « Le véritable arrière-plan,c’est la marginalisation complète, lapauvreté, une longue frustration aprèsdes années passées à vouloir améliorerla situation. »

Les paysans indiens sont lesprincipales victimes de la politique des

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gouvernements mexicains successifs.Mais leur détresse est largementpartagée. Comme l’a observél’éditorialiste mexicaine Pilar Valdes :« Quiconque a l’occasion d’entrer encontact avec les millions de Mexicainsvivant dans une extrême pauvreté saitque nous avons là une bombe àretardement. »

Au cours de la dernière décennie deréformes économiques, le nombre deceux qui, dans les zones rurales,connaissent une extrême pauvreté a crûde près d’un tiers. La moitié de lapopulation mexicaine manque desressources qui lui permettraient desatisfaire ses besoins élémentaires – uneaugmentation dramatique depuis 1980.

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Suite aux prescriptions du FMI et de laBanque mondiale, la production agricoles’est tournée vers l’exportation et lesaliments destinés au bétail, au grandbénéfice de l’industrie agro-alimentaire,des consommateurs étrangers et dessecteurs aisés du Mexique, tandis que lamalnutrition devenait un redoutableproblème de santé, que les emploisagricoles diminuaient, que des terresproductives étaient abandonnées et quele Mexique se mettait à importermassivement de quoi se nourrir. Dans lesecteur industriel, les salaires réels sonten chute libre. La part de la main-d’œuvre dans le PIB, qui avait augmentéjusqu’au milieu des années 1970, adécru depuis de plus d’un tiers. Ce sont

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là des conséquences classiques desréformes néo-libérales. Les études duFMI en Amérique latine, observel’économiste Manuel Pastor, montrent« une réduction très nette de la part de lamain-d’œuvre dans les revenus » sousl’impact de ses propres « programmesde stabilisation ».

Le secrétaire mexicain au Commercea salué la chute des salaires comme uneincitation pour les investisseursétrangers – ce qu’elle est, tout comme larépression antisyndicale, l’applicationlaxiste des restrictions surl’environnement et la politique socialeconforme aux désirs d’une minoritéprivilégiée. Toutes ces mesures sont,naturellement, fort bien accueillies par

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les institutions industrielles etfinancières qui accroissent leurmainmise sur l’économie mondiale, avecl’aide de mal nommés accords de« libre-échange ».

On s’attend à ce que l’ALENAcondamne au chômage un grand nombrede travailleurs agricoles, accroissant lamisère rurale et gonflant la main-d’œuvre excédentaire. L’emploi dansl’industrie, qui a décliné suite auxréformes, devrait décroître encore plusfortement. Une étude du journal ElFinanciero, le plus important duMexique, prédit qu’au cours des deuxannées à venir le pays perdra près d’unquart de son industrie manufacturière et14 % de ses emplois. Tim Golden écrit

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dans le New York Times : « Selon leséconomistes, plusieurs millions deMexicains perdront probablement leuremploi au cours des cinq années suivantla mise en place de l’accord. » Cesprocessus devraient contribuer encoredavantage à la baisse des salaires, touten accroissant les profits et lapolarisation sociale, avec des effetsprévisibles aux États-Unis et au Canada.

Une grande part de l’attrait del’ALENA, comme l’ont régulièrementsouligné ses défenseurs les plus résolus,est qu’il « enchaîne » les payssignataires aux réformes néo-libéralesqui ont mis un terme à des années deprogrès dans le respect des droitssyndicaux et le développement

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économique, provoquant ainsi unappauvrissement général et dessouffrances énormes, mais aussil’enrichissement de rares privilégiés etdes investisseurs étrangers. LeFinancial Times de Londres observeque ces « vertus » ont eu peu d’effets surl’économie mexicaine ; après huit ansd’une « politique économique calquéesur les manuels », elles n’ont engendréqu’une faible croissance, pourl’essentiel attribuable à une aidefinancière sans précédent de la Banquemondiale et des États-Unis. Des tauxd’intérêt élevés ont partiellement enrayéles fuites de capitaux massives quiavaient été le principal facteur de lacrise de la dette mexicaine, mais le

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règlement de celle-ci reste un fardeau,de plus en plus lourd – sa composanteessentielle étant désormais la detteintérieure envers les Mexicains les plusriches.

Il n’est pas surprenant que le projetd’« enchaîner » le pays à ce modèle dedéveloppement se soit heurté à une viveopposition. L’historien Seth Fein, qui vità Mexico, décrit de grandesmanifestations contre l’ALENA, « peucommentées aux États-Unis maisorganisées avec des mots d’ordre trèsclairs et des cris de protestation contrela politique du gouvernement mexicain,notamment contre l’abrogation des droitsau travail, à la terre ou à l’éducationinscrits dans la Constitution de 1917,

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particulièrement révérée dans le pays –autant de mesures qui semblent à denombreux Mexicains représenter levéritable sens de l’ALENA et de lapolitique étrangère américaine » dans lepays. Juanita Darling, correspondante duLos Angeles Times, évoque la grandeangoisse des travailleurs mexicains faceà l’érosion de leurs « droits syndicauxdurement acquis », qui ont toutes leschances d’être « sacrifiés alors que lescompagnies mexicaines, cherchant àconcurrencer leurs rivales étrangères,s’efforcent de réduire leurs coûts ».

Un « Communiqué des évêquesmexicains sur l’ALENA » a condamnél’accord, et la politique économique quil’inspire, en raison de leurs effets

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sociaux délétères. Les prélats prenaientainsi à leur compte les inquiétudesexprimées en 1992 lors d’uneconférence des évêques d’Amériquelatine : « L’économie de marché ne doitpas devenir un absolu auquel tout seraitsacrifié, accroissant les inégalités et lamarginalisation d’une grande partie dela population. » C’est précisémentl’impact probable de l’ALENA et desaccords similaires sur les droits desinvestisseurs. La réaction des milieuxd’affaires mexicains a été mitigée : leséléments les plus puissants étaientfavorables à l’ALENA tandis que lespetites et moyennes entreprises, commeleurs organisations, se montraient peuconvaincues ou franchement hostiles. Le

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grand journal mexicain Excelsior préditque l’ALENA ne bénéficierait qu’à« ces “Mexicains” qui sont aujourd’huiles maîtres de presque tout le pays(15 % d’entre eux perçoivent plus de lamoitié du PIB) », une « minoritédémexicanisée », et qu’il marquait unnouveau stade de « l’histoire des États-Unis dans notre pays », histoire qui estcelle « d’abus et de pillages impunis ».De nombreux travailleurs (dont lesmembres du plus grand syndicat nongouvernemental du pays) et bien d’autrescatégories de population s’opposèrentaussi à l’accord, s’inquiétant de sonimpact sur les salaires, les droits destravailleurs, l’environnement, lasouveraineté nationale, et dénonçant la

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protection renforcée des droits desinvestisseurs et des grandes sociétés quiréduit les possibilités d’undéveloppement durable. HomeroAridjis, président du plus grandmouvement écologiste du pays, déplora« la troisième conquête subie par leMexique. La première fut menée par lesarmes, la seconde fut spirituelle, latroisième est économique ».

En très peu de temps, ces craintes sevirent justifiées. Peu après la ratificationde l’ALENA par le Congrès américain,des travailleurs des usines d’Honeywellet de General Electric furent licenciéspour avoir tenté d’organiser dessyndicats indépendants. En 1987, Fords’était débarrassé de toute sa main-

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d’œuvre, annulant les conventionscollectives et réembauchant à dessalaires inférieurs ; une répressionénergique était venue à bout desprotestations. Volkswagen suivit cetexemple en 1992, licenciant ses14 000 ouvriers et ne reprenant que ceuxqui renonçaient à mettre sur pied dessyndicats indépendants – et ce avec lesoutien du gouvernement. Voilà lescomposantes essentielles du « miracleéconomique » auquel les payssignataires de l'ALENA doivent être« enchaînés ».

Quelques jours après la ratificationde l’accord, le Sénat vota « le meilleurdispositif législatif anticrime del’Histoire » (sénateur Orrin Hatch),

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réclamant 100 000 policierssupplémentaires, des prisons hautesécurité, des camps de rééducation pourles jeunes délinquants, une extension dela peine de mort, des sentences plussévères et autres mesuresparticulièrement coûteuses. Les expertsinterrogés par la presse doutaient fortqu’elles aient beaucoup d’effet sur ladélinquance, car elles ne prenaient pasen compte « les causes de ladésintégration sociale qui produit lescriminels violents ». Parmi ces causes,les politiques économiques et socialesqui polarisent la société américaine,auxquelles l’ALENA faisait faire unnouveau pas en avant. Les conceptsd’« efficacité » et de « santé de

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l’économie », chers aux riches et auxprivilégiés, n’ont rien à offrir auxcatégories grandissantes de lapopulation qui ne sont d’aucune utilitépour faire des profits et sont donccondamnées à la pauvreté et audésespoir. S’ils ne peuvent être confinésdans les taudis urbains, il faudra trouverun autre moyen de les contrôler.

Cette coïncidence législative, toutcomme la date du déclenchement de larévolte zapatiste, a une importance quin’est pas que symbolique.

Le débat sur l’ALENA s’estlargement focalisé sur les flux de main-d’œuvre, sujet qui demeure malcompris. Mais une autre conséquenceplus probable est que les salaires seront

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encore plus tirés vers le bas. Commel’écrit Steven Pearlstein dans leWashington Post : « De nombreuxéconomistes pensent que l’ALENAdevrait provoquer une baisse desrémunérations » et s’attendent à ce que« des salaires mexicains moins élevés[puissent] exercer un effet gravitationnelsur ceux des États-Unis ». Lesdéfenseurs de l’accord en conviennent,et admettent que les travailleurs moinsqualifiés – près de 70 % de la main-d’œuvre – subiront des pertes desalaire.

Le lendemain de la ratification dutraité par le Congrès, le New York Timesfit paraître un premier examen de seseffets probables dans la région de New

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York. L’article débordait d’optimisme ettémoignait d’un soutien enthousiaste. Ilse préoccupait avant tout des vainqueursprévisibles : les secteurs « financiers etassimilés », « les secteurs bancaires,des télécommunications et desservices », les compagniesd’assurances, les firmesd’investissement, les cabinets d’avocatsd’affaires, l’industrie des relationspubliques, les consultants enmanagement, etc. Il prédisait égalementque certains fabricants pourraient sortirgagnants, surtout dans l’industrie dehaute technologie, l’édition et le secteurpharmaceutique, qui tous bénéficieraientdes mesures protectionnistes visant àassurer le contrôle des grandes sociétés

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sur les technologies d’avenir. Ilmentionnait en passant qu’il y auraitaussi des perdants, « avant tout lesfemmes, les Noirs et les Hispaniques »,et plus largement « les travailleurs semi-qualifiés » – c’est-à-dire la majorité dela population d’une ville où 40 % desenfants vivent déjà en dessous du seuilde pauvreté, souffrant de problèmes desanté et d’éducation qui les« enchaînent » déjà à un destin amer.

Notant que les salaires réels étaientretombés au niveau des années 1960pour les travailleurs à la production et lamain-d’œuvre non qualifiée, l’OTA,dans son analyse de la version définitivedu traité, prédisait qu’il « pourraitcondamner davantage encore les États-

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Unis à un avenir de bas salaires et defaible productivité », bien que desmesures, proposées par l’OTA, lemouvement syndical et d’autrescritiques – jamais conviés au débat –,fussent susceptibles de bénéficier auxpopulations des trois pays concernés.

L’ALENA tel qu’il est mis en œuvrea toutes les chances d’accélérer un« événement bienvenu et d’uneimportance capitale » (Wall StreetJournal) : la réduction des coûts demain-d’œuvre américains à un niveauinférieur à celui de tout grand paysindustriel, Grande-Bretagne exceptée.En 1985, les États-Unis avaient les coûtsde main-d’œuvre les plus élevés dessept plus grandes économies capitalistes

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(le G7), comme on pouvait s’y attendrede la part du pays le plus riche dumonde. Dans une économie plusétroitement intégrée, l’impact desmesures se fait sentir sur toute la planèteet les concurrents doivent s’y adapter.General Motors peut s’établir auMexique, ou aujourd’hui en Pologne, oùil trouvera des travailleurs beaucoupmoins chers qu’en Occident et seraprotégé par des droits de douane élevéset d’autres restrictions similaires.Volkswagen peut s’installer enRépublique tchèque pour bénéficier deprotections du même ordre, toucher lesprofits et laisser les coûts augouvernement local. Daimler-Benz peutconclure des arrangements similaires en

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Alabama. Le grand capital peut sedéplacer librement, les travailleurs etles communautés en subiront seuls lesconséquences. Pendant ce temps,l’énorme croissance de capitauxspéculatifs dérégulés impose de lourdescontraintes aux politiquesgouvernementales de stimulation del’économie.

De nombreux facteurs mènent lasociété mondiale vers un avenir de bassalaires, de faible croissance et de grosprofits, qui s’accompagneront d’unepolarisation et d’une désintégrationsociales croissantes. Autreconséquence : l’effacement progressifdes véritables processus démocratiques,les prises de décision étant assumées

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par des institutions privées et par lesstructures quasi gouvernementales qui seregroupent autour d’elles – ce que leFinancial Times appelle « ungouvernement mondial de facto »,opérant en secret sans avoir à rendre decomptes.

Une telle évolution n’a pas grand-chose à voir avec le libéralismeéconomique, concept d’importancelimitée dans un monde où une largepartie du « commerce » consiste entransactions centralisées entre firmes(c’était le cas de la moitié desexportations américaines vers leMexique avant l’ALENA –« exportations » qui ne pénétraientjamais sur le marché mexicain). Dans le

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même temps, le pouvoir privé exige, etse voit accorder, une protection accruecontre les forces du marché, commeautrefois.

« Les zapatistes ont vraiment touchéune corde sensible chez la majeurepartie de la population », expliqua lepolitologue mexicain Eduardo Gallardopeu après le début de la rébellion,prédisant que ses effets seraient degrande ampleur et pourraient contribuerà l’effondrement de la dictatureélectorale exercée par le parti aupouvoir. Les sondages ont confirmé cetteconclusion : la plupart des personnesinterrogées soutenaient les raisonsavancées par les zapatistes pour justifierleur soulèvement. Il en alla de même

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dans le monde entier, y compris dans lessociétés industrielles les plus riches :beaucoup admettaient que lespréoccupations des rebelles étaientproches des leurs, en dépit decirconstances très différentes. Ce soutienfut encore renforcé à la suited’initiatives zapatistes consistant à faireappel à des secteurs sociaux plus largeset à les engager dans des effortscommuns, ou parallèles, en vue deprendre le contrôle de leur vie et de leurdestin. La solidarité qui leur futtémoignée au Mexique comme ailleursfut sans doute le principal facteurempêchant la brutale répressionmilitaire à laquelle on pouvaits’attendre ; elle eut aussi, dans le monde

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entier, un effet vivifiant spectaculairesur l’activisme syndical et politique.

Le soulèvement des paysans indiensdu Chiapas ne donne qu’un petit aperçudes « bombes à retardement » prêtes àexploser – et pas seulement au Mexique.

[Une partie de cet article est paruedans In These Times daté du21 février 1994.]

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VI

L’« arme absolue »Commençons par examiner quelques

points très simples à partir desconditions qui dominent actuellement –et qui ne constituent pas, bien sûr, laphase ultime de la lutte sans fin pour laliberté et la justice.

Il existe une « arène publique » danslaquelle, en principe, les individuspeuvent participer aux prises dedécision impliquant l’ensemble de lasociété : la manière dont les revenuspublics sont collectés et utilisés,

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l’orientation de la politique étrangère,etc. Dans un monde d’États-nations,cette arène est pour l’essentielgouvernementale, à différents niveaux.La démocratie fonctionne dans la mesureoù les individus peuvent y intervenirréellement, tout en gérant,individuellement et collectivement, leurspropres affaires, sans ingérenceillégitime des concentrations de pouvoir.Cela présuppose une relative égalitédans l’accès aux ressources –matérielles, informationnelles et autres ;ce truisme est aussi vieux qu’Aristote.Les gouvernements sont, en théorie,institués pour servir leurs « électoratsdomestiques » et doivent être soumis àleur volonté. Déterminer jusqu’à quel

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point la théorie se conforme à la réalitéet les « électorats domestiques »représentent la population, voilà donc unmoyen de vérifier qu’une démocratiefonctionne.

Dans les démocraties de capitalismed’État, l’arène publique a été étendue etenrichie par des luttes populairessouvent longues et ardues. Dans le mêmetemps, un pouvoir privé concentré acherché à la limiter. Ces conflitsconstituent une bonne part de l’histoiremoderne. La façon la plus efficace derestreindre la démocratie est detransférer les prises de décision à desinstitutions n’ayant aucun compte àrendre : princes et rois, castessacerdotales, juntes militaires, dictatures

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de parti ou grandes entreprisesmodernes. Les décisions prises par lesresponsables de General Electricaffectent substantiellement l’ensemblede la société, mais les citoyens n’yprennent aucune part, du moins enprincipe (nous pouvons mettre de côté lemythe transparent de la « démocratie »du marché et des actionnaires).

Un pouvoir qui n’a pas de comptes àrendre offre bien certains choix à sescitoyens. Ils peuvent adresser dessuppliques au roi ou au conseild’administration, adhérer au parti aupouvoir, essayer de se vendre à GeneralElectric, acheter ses produits. Ilspeuvent lutter pour leurs droits dans lestyrannies, étatiques ou privées, et,

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solidairement avec les autres, chercher àlimiter ou à démanteler un pouvoirillégitime, défendant des idéauxclassiques, dont celui qui anime lemouvement syndical américain depuisses origines : ceux qui travaillent dansles usines devraient pouvoir lesposséder et les gérer.

La « mainmise des grandes sociétéssur l’Amérique » qui s’est abattue aucours du XIXe siècle fut une attaquecontre la démocratie – et, sur lesmarchés, contribua au passage de ce quiressemblait au « capitalisme » auxmarchés fortement encadrés de l’èreactuelle, qui est celle du pouvoircommun de l’État et de ces firmes. Onappelle « moins d’État » l’une de ses

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variantes actuelles. Il s’agit d’arracherle pouvoir de décision à l’arènepublique pour le transférer « au peuple »selon la rhétorique du pouvoir, c’est-à-dire aux tyrannies privées dans le monderéel. Toutes les mesures de ce genre sontconçues pour limiter la démocratie etdompter la « vile multitude », pourreprendre le terme qu’employaient les« hommes de qualité » autoproclamésdans l’Angleterre du XVIIe siècle, datedu premier sursaut démocratique de lapériode moderne (aujourd’hui, ilspréfèrent s’appeler les « hommesresponsables »). Le problèmefondamental persiste, prenantconstamment de nouveaux visages,réclamant de nouvelles mesures de

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contrôle et de marginalisation et menantà de nouvelles formes de lutte populaire.

Les prétendus « accords sur la libertédu commerce » font partie de cesdispositifs d’atteinte à la démocratie. Ilssont destinés à transférer les décisionsrelatives à la vie et aux aspirations despopulations entre les mains de tyranniesprivées opérant en secret et sanscontrôle ni supervision des pouvoirspublics ou de l’opinion. Il n’est doncpas surprenant que cette dernière ne lesapprécie guère. Son opposition estpresque instinctive et témoigne du soinpris pour tenir la « vile multitude » àl’écart de tout effort d’information et decompréhension.

Cette description est, dans

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l’ensemble, tacitement admise.L’actualité vient de nous en donner unenouvelle illustration : les efforts de cesderniers mois pour faire voter le projetde loi dit « Fast Track ». Celui-ci auraitpermis à l’exécutif de négocier desaccords commerciaux sans que leCongrès ait son mot à dire ni que legrand public en soit informé – un simple« oui » ou « non » aurait suffi. FastTrack reçut le soutien à peu prèsunanime des systèmes de pouvoir mais,comme le Wall Street Journall’admettait à contrecœur, sesadversaires pourraient bien disposer de« l’arme absolue » : la majorité de lapopulation. De fait, le grand publiccontinua de s’opposer au projet en dépit

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du tir de barrage médiatique, croyantsottement qu’il devait savoir ce qui luiarrivait et y prendre une part active. Dela même façon, l’ALENA avait étéimposé par la force en dépit del’opposition de l’opinion, restée fermemalgré le soutien enthousiaste dupouvoir étatique, des grandes sociétés etde leurs médias, qui refusaient même defaire connaître la position du principalopposant, le mouvement syndical, tout endénonçant ses divers méfaits, audemeurant parfaitement imaginaires[86].

Fast Track a été présenté commetouchant à la liberté du commerce, maisc’est inexact. Le plus ardent partisan dulibre-échange s’y opposera pour peuqu’il croie à la démocratie, qui est la

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véritable question en jeu. Les accordsprévus ne concernent pas plus la libertédu commerce que les traités del’ALENA ou du GATT, devenu OMC,dont j’ai parlé ailleurs.

Jeffrey Lang, représentant adjoint auCommerce, a exprimé clairement laraison d’être officielle de Fast Track :« Le principe de base des négociationsest qu’une seule personne [le Président]peut négocier au nom des États-Unis[87]. » Le rôle du Congrès se réduità entériner les accords, celui du grandpublic à regarder – de préférenceailleurs.

Ce « principe de base » est bien réel,mais d’une application un peu limitée. Ilest valable pour le commerce, mais pas

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pour le reste – par exemple les droits del’homme. Dans ce cas, il est mêmeinversé : les membres du Congrèsdoivent se voir accorder toutes lesoccasions de veiller à ce que les États-Unis maintiennent leur tradition – l’unedes plus ancrées de la planète – de non-ratification des accords. En ce domaine,les quelques conventions parvenuesjusqu’au Congrès y sont restéesbloquées pendant des années, et lesrares fois où elles ont été mises enœuvre, elles ont été assorties deconditions qui les rendent inopérantesaux États-Unis – en d’autres termes,elles ne sont pas « autoexécutoires » etcomportent des réserves particulières.

Le commerce est une chose, la

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torture, les droits des femmes et desenfants en sont une autre.

La distinction s’applique pluslargement. La Chine est menacée desévères sanctions quand elle refuse desouscrire aux exigences protectionnistesde Washington ou vient s’ingérer dansles punitions imposées aux Libyens.Mais la terreur et la torture qui règnentdans le pays ne suscitent pas les mêmesréactions : dans ce cas, les sanctionsseraient « contre-productives ». Ellesgêneraient les efforts visant à étendrenotre croisade pour le respect des droitsde l’homme aux populations souffrantesde la Chine et de ses domaines, toutcomme le refus de former les militairesindonésiens diminuerait « notre capacité

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à influencer positivement [leur]comportement et [leur] politique desdroits de l’homme », comme nous l’arécemment expliqué le Pentagone. Nousdevons donc poursuivre notre effortmissionnaire en Indonésie, sans tenircompte des directives du Congrès.Après tout, cette attitude est parfaitementraisonnable. Il suffit de se souvenircomment, au début des années 1960, laformation militaire dispensée par lesÉtats-Unis a « payé des dividendes » et« encouragé » les militaires à mener àbien des tâches nécessaires, selon lestermes de Robert McNamara, secrétaireà la Défense, informant le Congrès et lePrésident après les immenses massacresde 1965[88] qui firent en quelques mois

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des centaines de milliers de morts –« sidérant massacre collectif » (NewYork Times ) qui provoqua une euphoriesans bornes chez les « hommes dequalité » (le New York Times compris),et valut bien des récompenses aux« modérés » qui l’avaient dirigé.McNamara se félicitait toutparticulièrement de ce que certainesuniversités américaines se chargent deformer les officiers indonésiens – « unfacteur très important » pour conduire« la nouvelle élite politiqueindonésienne » (les militaires) sur lebon chemin.

En définissant sa politique des droitsde l’homme envers la Chine,l’administration s’est peut-être aussi

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souvenue des utiles conseils d’unemission militaire envoyée par Kennedyen Colombie : « Recourir chaque foisque c’est nécessaire aux paramilitaires,au sabotage et/ou au terrorisme contreles militants communistes connus »(terme qui désigne les paysans, lesmilitants syndicaux, les défenseurs desdroits de l’homme, etc.). Les élèves neretinrent que trop bien la leçon : laColombie fut pendant les années 1990 lapire violatrice des droits de l’homme detout l’hémisphère, le tout avec uneassistance militaire américainecroissante.

Les gens raisonnables comprendrontdonc sans peine qu’il serait contre-productif de trop importuner la Chine

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sur des questions telles que la torturedes dissidents ou les atrocités commisesau Tibet. Une telle pression pourraitmême lui faire subir « les nuisibleseffets d’une mise à l’écart de l’influenceaméricaine » ; c’était la raison avancéepar un groupe de responsables degrandes sociétés pour justifier la levéedes barrières commerciales leurinterdisant d’accéder aux marchéscubains, sur lesquels ils pourraienttravailler à ressusciter « les heureuxeffets de l’influence américaine » – ceuxqui s’étaient fait sentir depuis la« libération » du pays, voilà un siècle,jusqu’au régime Batista, qui s’étaientrévélés si bénéfiques en Haïti, auSalvador et dans bien d’autres paradis

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contemporains, et qui, par le plus granddes hasards, étaient aussi générateurs degros profits[89].

Ce genre de subtiles distinctions doitfaire partie de la panoplie de ceux quiaspirent à la respectabilité et auprestige. Les ayant nous-mêmesmaîtrisées, nous voyons pourquoi lesdroits de l’homme, et ceux desinvestisseurs, doivent être traités sidifféremment. En fait, la contradictiontouchant les « principes de base » n’estjamais qu’apparente.

Les trous noirs de la propagande

Il est toujours éclairant de déceler ce

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qu’omettent les campagnes depropagande. Fast Track bénéficia d’uneénorme publicité, mais plusieursquestions cruciales disparurent dans letrou noir réservé aux sujets que l’on jugepeu judicieux de porter à laconnaissance du grand public. Parmielles, comme je l’ai déjà signalé, le faitque ce qui était en jeu n’était pas lesaccords commerciaux, mais ladémocratie, et que de toute façon cesderniers ne portaient pas sur la libertédu commerce. Plus frappant encore, toutau long de l’intense campagnemédiatique, il ne semble pas avoir étéfait mention une seule fois d’un autretraité à venir, l’Accord multilatéral surl’investissement (AMI), qui aurait dû

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susciter des inquiétudes bien plus vivesque la question de savoir comment faireen sorte que le Chili se joigne àl’ALENA ou d’autres amuse-gueuledestinés à convaincre de la nécessitépour le Président de négocier seul lesaccords commerciaux sans ingérence dupublic.

L’AMI est puissamment soutenu parles institutions industrielles etfinancières, étroitement associées à samise au point depuis le début : c’est lecas par exemple du Conseil ducommerce international américain qui,pour reprendre sa propre formule, « faitprogresser les intérêts mondiaux desentreprises américaines, à l’intérieurcomme à l’extérieur des frontières ». En

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janvier 1996, il publia un guideconsacré à l’AMI qu’il diffusa auprès deson électorat d’affaires et des milieuxassociés, et certainement auprès desmédias. Avant même que Fast Track nesoit présenté au Congrès, le Conseilréclama à l’administration Clintonl’intégration de l’AMI dans ce projet deloi. C’est ce que le Miami Heraldrapporta en juillet 1997 – premièremention, apparemment, de l’AMI dans lapresse, qui ne fut pas suivie de beaucoupd’autres – nous y reviendrons[90].

Dans ces conditions, pourquoi un telsilence sur l’AMI pendant lacontroverse autour de Fast Track ? Uneraison plausible vient aussitôt àl’esprit : les responsables politiques et

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médiatiques ne doutaient pas que, sil’opinion publique venait à êtreinformée de l’existence de l’AMI, il yavait peu de chances qu’elle l’accueilleavec joie. Une fois les faits révélés, lesadversaires du traité pourraient denouveau brandir l’« arme absolue ». Ilest donc compréhensible que lesnégociations aient été menées derrière le« voile du secret », pour reprendre laformule de l’ancien président de laHaute Cour australienne, Sir AnthonyMason, condamnant la décision de sonpropre gouvernement de soustraire à lavue du public les discussions sur « unaccord qui pourrait avoir un grandimpact sur l’Australie si jamais nousdevions le ratifier[91] ».

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Aux États-Unis, aucune voix ne se fitentendre. De toute façon, elles auraientété superflues : nos institutions librespermettent de défendre beaucoup plusefficacement le « voile du secret ».

Peu d’Américains savent quoi que cesoit de l’AMI, qui depuis mai 1995 faitl’objet d’intenses négociations au seinde l’OCDE. La date butoiroriginellement prévue était mai 1997. Sicet objectif avait été atteint, le grandpublic n’en aurait pas appris davantagesur cet accord que sur la loi sur lestélécommunications de 1996, nouveaucadeau de l’État aux concentrations depouvoir privé, dont il ne fut guèrequestion que dans les pageséconomiques des journaux. Mais les

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pays de l’OCDE ne purent parvenir às’entendre à temps, et la date prévue futreculée d’un an.

À l’origine, le traité devait êtreconclu dans le cadre de l’OMC. Maisles pays du Tiers Monde, notammentl’Inde et la Malaisie, firent capoter lesefforts en ce sens ; ils comprirentparfaitement que les mesures envisagéesles priveraient de moyens d’interventiondont les pays riches avaient largementusé pour se faire une place au soleil. Lesnégociations furent donc transféréesdans les bureaux plus discrets del’OCDE où, espérait-on, on parviendraità un accord « que les pays en voie dedéveloppement accepteraient designer », comme l’écrivit délicatement

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l’Economist de Londres[92] – faute dequoi, d’ailleurs, l’accès aux marchés etaux ressources des riches leur seraitinterdit C’est le bon vieux concept de la« liberté de choisir » dans des systèmesoù règnent de fortes inégalités depouvoir et de richesse.

Pendant près de trois ans, la vilemultitude fut donc maintenue dans unebienheureuse ignorance presquecomplète. Presque, car dans le TiersMonde l’accord était une questionbrûlante depuis le début de 1997[93]. EnAustralie, les pages économiques desjournaux révélèrent le pot aux roses enjanvier 1998, provoquant de vivescontroverses dans la presse – et lacondamnation de Sir Anthony Mason,

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s’exprimant lors d’une convention àMelbourne. L’opposition, rapportèrentles journaux, « pressa le gouvernementde communiquer le texte à lacommission parlementaire chargée del’examen des traités » avant de le signer.Mais celui-ci refusa de fournir lesinformations détaillées demandées et depermettre au Parlement d’enquêter :« Notre position sur l’AMI est trèsclaire, fit-il savoir : nous ne signeronsrien à moins qu’il ne soit clairementdémontré qu’il est dans l’intérêt nationalde le faire. » Comprenez : « Nous feronscomme nous l’entendrons » – ou, plusexactement, nous ferons ce que nousdiront nos maîtres ; et, conformément àune vieille convention, l’« intérêt

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national » sera défini par les centres depouvoir, réunis toutes portes closes.

Sous la pression, le gouvernementfinit pourtant, quelques jours plus tard,par permettre à une commissionparlementaire d’examiner l’AMI. Lesresponsables de la presse, à contrecœur,approuvèrent cette décision : elle étaitdevenue nécessaire pour lutter contrel’« hystérie xénophobe » entretenue parles « alarmistes » et « l’alliance impiedes groupes d’aide au Tiers Monde, dessyndicats, des écologistes, et dequelques partisans de la bonne vieillethéorie de la conspiration ». Il convenaittoutefois de prendre garde : après cetteregrettable concession, il serait « d’uneimportance capitale que le gouvernement

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ne cède pas davantage sur son vifengagement » en faveur de l’AMI. Legouvernement lui-même nia toutevolonté de secret, faisant remarquerqu’un premier état du traité étaitdisponible sur Internet – ce grâce auxgroupes de militants qui l’avaient mis enligne après que des fuites leur eurentpermis d’apprendre son existence[94].Soyons donc rassurés : en définitive, ladémocratie règne bel et bien enAustralie !

Au Canada, où le risque d’uneincorporation aux États-Unis sembleaccéléré par la « liberté du commerce »,« l’alliance impie » a connu un succèsbeaucoup plus grand. Depuis un an, letraité est discuté dans les principaux

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quotidiens et hebdomadaires, à latélévision et dans les réunionspubliques. La Colombie-Britannique aannoncé à la Chambre des communesqu’elle était « vivement opposée » auprojet d’accord, soulignant qu’il impose« d’inacceptables restrictions » auxorganismes élus, aux niveaux fédéral,provincial et local, qu’il aurait aussi unimpact négatif sur les programmessociaux (assistance médicale et autres),la protection de l’environnement et lagestion des ressources naturelles, que« l’investissement » y est défini demanière extraordinairement large – etautres atteintes à la démocratie et auxdroits de l’homme. Les autorités de laprovince se sont montrées tout

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particulièrement hostiles auxdispositions permettant aux grandessociétés d’attaquer en justice lesgouvernements tout en restant elles-mêmes à l’abri de toute poursuite –l’accord prévoit que leurs propresactions judiciaires seront réglées pardes « commissions de conciliation nonélues et n’ayant pas de comptes àrendre », composées « d’experts enquestions commerciales », agissant sansrègles de transparence ni obligation deprésenter des preuves, et dont lesdécisions seront sans appel.

Le voile du secret ayant été déchirépar de grossières interventions d’en bas,le gouvernement canadien se vitcontraint d’assurer l’opinion publique

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que, s’il l’avait tenue dans l’ignorance,c’était pour son bien. La tâche futconfiée au ministre chargé du Commerceinternational, Sergio Marchi. Il déclaralors d’un débat télévisé sur la chaîneCBC « vouloir penser que le peupleserait rassuré » par « l’approche honnêtedont, je crois, témoigne notre Premierministre » et par « l’amour du Canadaqui est le sien ». Voilà qui devrait réglerla question. La démocratie est donc enpleine santé au Canada aussi.

Selon CBC, le gouvernementcanadien – comme celui de l’Australie –n’avait « actuellement aucun projetvisant à légiférer sur l’AMI », et « leministre du Commerce a ajouté que cene serait peut-être pas nécessaire »,

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puisque l’accord « n’est qu’uneextension de l’ALENA[95] ».

Le traité fut discuté dans les médiasen France et en Angleterre, mais j’ignoresi dans ces deux pays, ou dans le restedu monde libre, on a jugé nécessaired’assurer le grand public que sesintérêts seraient servis au mieux s’ilavait foi dans des dirigeants qui« l’aiment », « témoignent d’une grandehonnêteté » et défendent résolument« l’intérêt national ».

On ne sera pas surpris d’apprendreque ce conte de fées a suivi un cours toutà fait exceptionnel dans le pays le plusriche du monde, où les « hommes dequalité » se déclarent champions de laliberté, de la justice, des droits de

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l’homme et, par-dessus tout, de ladémocratie. Les responsables desmédias savaient certainement depuis ledébut à quoi s’en tenir sur l’AMI et sesconséquences, tout comme lesintellectuels et les experts habituels. J’aidéjà noté que le monde des affaires étaitnon seulement au courant maisactivement impliqué. Toutefois, dans uneimpressionnante démonstrationd’autodiscipline – hormis de raresexceptions qui se réduisent à la marged’enreur statistique –, la presse libre aréussi à maintenir dans l’ignorance ceuxqui lui font confiance – tâche difficiledans un monde complexe.

Les grandes sociétés soutiennentl’AMI sans réserve. Leur silence

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anéantit toute possibilité de le prouver,mais on peut raisonnablement estimerque les secteurs qui, au sein du mondedes affaires, ont la charge d’éclairer lepublic sont tout aussi enthousiastes.Toutefois, là encore, ils comprennentbien que l’« arme absolue » pourrait êtredégainée si d’aventure la vile multitudeavait vent de ce qui se passe. Ledilemme a une solution naturelle : nousl’observons depuis bientôt trois ans.

Électorats dignes et indignes

Les défenseurs de l’AMI peuventfaire valoir un argument de poids : ceuxqui le critiquent ne disposent pas des

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informations nécessaires pour semontrer pleinement convaincants. C’étaitprécisément la fonction du « voile dusecret », qui de ce point de vue a atteintson objectif. C’est tout particulièrementvrai aux États-Unis, où les institutionsdémocratiques sont les plus stables etles plus anciennes du monde et où l’onpeut à bon droit se flatter de vivre dansle modèle d’une démocratie capitalisted’État. Compte tenu de cette expérienceet de ce statut, on se doute que lesprincipes démocratiques y sontclairement compris et lucidementénoncés en haut lieu. Samuel Huntington,politologue distingué de Harvard,observait dans son livre AmericanPolitics que le pouvoir, s’il veut être

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efficace, doit rester invisible : « Lesarchitectes du pouvoir aux États-Unisdoivent créer une force qui peut êtreressentie, mais pas vue. Le pouvoirdemeure fort tant qu’il reste dansl’obscurité : exposé à la lumière du jour,il commence à s’évaporer. » La mêmeannée (1981), il illustra cette thèse enexpliquant la fonction de la « menacesoviétique » : « Il se peut qu’il vousfaille vendre [une intervention militaireou une autre action du même genre] demanière à créer l’impression trompeuseque c’est l’Union soviétique que vouscombattez. C’est ce que font les États-Unis depuis la doctrine Truman[96]. »

C’est à l’intérieur de ces limites –créer « une impression trompeuse » pour

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duper l’opinion publique et l’exclureentièrement des débats – que lesdirigeants responsables pourront exercerleur art dans les sociétés démocratiques.

Il serait cependant injuste d’accuserl’OCDE d’avoir mené les négociationsen secret. Après tout, les contestatairessont bien parvenus à mettre en ligne unpremier état du traité, qu’ils s’étaientprocuré par des méthodes illicites. Leslecteurs de la « presse alternative » etdes revues tiers-mondistes, et tous ceuxqu’infecte « l’alliance impie », suiventl’évolution des négociations depuis ledébut de 1997 au moins. Et, pour nousen tenir à l’opinion dominante, on nepeut nier la participation directe de cetteorganisation qui « fait progresser les

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intérêts mondiaux des milieux d’affairesaméricains » et ceux de leurshomologues des pays riches (le Conseildu commerce international américain).

Toutefois, quelques secteurs ont étéun peu négligés : le Congrès, parexemple. En novembre dernier, vingt-cinq membres de la Chambre desreprésentants ont adressé au présidentClinton une lettre dans laquelle ilsl’informaient que les négociations surl’AMI « étaient parvenues à [leur]attention » – sans doute grâce aux effortsdes activistes et des groupes de défensede l’intérêt public[97] –, et luidemandaient de répondre à troisquestions simples :

1) « Étant donné les récentes

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affirmations de votre administrationselon lesquelles elle ne peut négocierdes accords compliqués, multisectorielsou multilatéraux sans l’autorité que luiconférerait le projet ‘Fast Track”,comment l’AMI a-t-il pu parvenirpratiquement à son terme », alors quec’est un texte « aussi compliqué quel’ALENA ou le GATT », avec desdispositions qui « exigeraientd’importantes limitations dansl’application des lois américaines etdans la définition des politiques derégulation des investissements au niveaufédéral, des États ou local » ?

2) » Comment cet accord a-t-il pufaire l’objet de négociations depuismai 1995 sans que le Congrès ait été

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consulté, étant donné l’autoritéconstitutionnelle exclusive qui est lasienne s’agissant de la réglementation ducommerce international ? »

3) » L’AMI comporte de nombreusesformules qui permettraient à de grandessociétés, ou à des investisseursétrangers, de poursuivre en justice legouvernement américain et de luiréclamer des indemnités s’il entreprenaittoute action restreignant la “jouissance”de leurs investissements. Ce langagegénéral et vague va bien au-delà de lanotion très limitée que définissent leslois américaines. Pourquoi les États-Unis devraient-ils se dépouillervolontairement de leur immunitésouveraine et prendre la responsabilité

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de certains dommages au nom deformules aussi vagues, telle celleconcernant toute action qui aurait “uneffet équivalent” à une expropriation“indirecte” ? »

S’agissant de ce dernier point, il sepourrait que les signataires aient eu àl’esprit le procès intenté par EthylCorporation – célèbre producteurd’essence au plomb – contre le Canada,lui réclamant 250 millions de dollars àtitre de réparations pour« expropriation » et pour les dommagescausés à sa « bonne réputation ». LeCanada a en effet voté une loi interdisantl’usage du MMT, un additif à l’essence,le considérant comme une toxinedangereuse et un risque important pour

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la santé, d’accord en cela avec l’Agenceaméricaine de protection del’environnement, qui en a sévèrementlimité l’usage, et l’État de Californie,qui l’a purement et simplement interdit.La plainte demandait également desdommages et intérêts pour l’effet« effrayant » de la loi canadienne, qui aconduit la Nouvelle-Zélande et plusieursautres pays à réexaminer leur attitudeenvers l’emploi du MMT. Peut-être lesparlementaires songeaient-ils plutôt auprocès intenté à l’État mexicain par lafirme américaine Metalclad, spécialistedu traitement des déchets toxiques,exigeant 90 millions de dollars pour« expropriation » : un site où ellecomptait entreposer ces déchets avait en

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effet été déclaré zone écologique[98].De telles procédures judiciaires sont

parfaitement autorisées par les règles del’ALENA, qui accordent en fait auxgrandes sociétés les droits qui sont ceuxdes États nationaux (et non plusseulement ceux des individus, commeauparavant). L’objectif est sans doute demettre à l’épreuve et, si possible, derepousser les (vagues) limites poséespar ces règles. Il s’agit aussiprobablement d’une manœuvred’intimidation, procédé classique etsouvent efficace permettant à ceux quiont les poches bien garnies d’obtenir cequ’ils veulent par le biais de menacesjudiciaires parfois parfaitementfrivoles[99].

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« Considérant l’énormité desimplications potentielles de l’AMI »,concluaient les congressistes dans leurlettre au Président, « nous attendonsavec impatience votre réponse à cesquestions ». Ils finirent par en recevoirune, qui ne disait rien. Les médias furentinformés de cet épisode mais, à maconnaissance, aucun n’en a faitmention[100].

Outre le Congrès, on avait aussioublié le grand public. Pour autant queje sache, hormis dans les revuesspécialisées, aucun article de la grandepresse n’évoque l’AMI avant le milieude 1997 – et depuis, pratiquement aucunne l’a fait. Comme je l’ai dit, le MiamiHerald, en juillet 1997, y fit allusion,

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signalant que le monde des affairess’était impliqué avec enthousiasme danssa conception. En décembre, le ChicagoTribune consacra un article à laquestion, observant qu’elle n’avait« reçu aucune attention de la part dugrand public ni suscité aucun débatpolitique », hormis au Canada. « AuxÉtats-Unis, ce silence semble délibéré »,poursuivait le quotidien : « Selon dessources gouvernementales,l’administration Clinton […] n’a aucundésir de susciter de nouveaux débats surl’économie mondiale. » Compte tenu del’humeur de l’opinion publique, mieuxvaut garder le secret, en comptant sur lacomplicité du système médiatique.

Quelques mois plus tard, le New York

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Times rompit le silence en faisantparaître une publicité payante du Foruminternational sur la mondialisation,opposé au traité. La publicité citait unemanchette de Business Week décrivantl’AMI comme « l’accord commercialexplosif dont vous n’avez jamaisentendu parler ». « L’accord […]réécrirait les règles du droit depropriété étranger – affectant tous lesdomaines, des usines à l’immobilier etmême aux valeurs boursières. Mais laplupart des législateurs n’ont jamaisentendu parler de l’Accord multilatéralsur l’investissement, les pourparlerssecrets menés par l’administrationClinton s’étant déroulés hors de portéedes radars du Congrès » et les médias

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ayant respecté le vœu de silence de laMaison-Blanche. Pourquoi ? demandaitle Forum international. Son passage enrevue des principales dispositions dutraité suffisait à donner la réponse.

Quelques jours plus tard, le16 février 1998, le journal de latélévision publique américaine consacraun sujet à l’AMI. Une semaine après, leChristian Science Monitor fit paraîtreun article (plutôt léger). La NewRepublic avait déjà noté que l’opinionpublique s’inquiétait. C’est que laquestion n’avait pas été traitée comme ilconvenait par les milieux respectables,concluait le journal, parce que « lagrande presse », qui « généralementpenche vers la gauche […], penche

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encore plus vers l’internationalisme ».Les journalistes gauchistes n’avaientdonc pas discerné à temps l’oppositiondu grand public à Fast Track, et ne serendaient pas compte que les mêmesfauteurs de troubles « se préparaientdéjà à la bataille » contre l’AMI. Lapresse devait assumer sesresponsabilités plus sérieusement etlancer une attaque préventive contre la« paranoïa anti-AMI », qui a « ricochésur Internet » et même donné lieu à desconférences publiques. Il ne suffisait pasde ridiculiser l’adversaire, et garder lesilence pouvait se révéler une mauvaiseidée si les pays riches voulaient pouvoir« verrouiller la libéralisation des loissur les investissements internationaux,

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tout comme le GATT a codifié celle ducommerce ».

Le 1er avril 1998, le WashingtonPost donna à la nouvelle une audiencenationale, avec une tribune libre d’unmembre de sa rédaction, Fred Hiatt.Comme de coutume, il fit des gorgeschaudes des critiques et des accusationsde « secret » – des militants n’avaient-ils pas mis (illicitement) en ligne le textedu traité ? Comme tous ceux qui tombentà ce niveau d’apologétique, Hiatts’abstenait de tirer les conclusions quis’imposaient : les médias devaientquitter la scène. Toutes les preuvesqu’ils avançaient pouvaient êtredécouvertes par quiconque menant unerecherche un peu fouillée, et toute

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analyse, commentaire ou débat étaitdéclaré hors sujet.

Hiatt écrivait que « l’AMI n’a passuscité beaucoup d’attention àWashington » – en effet, surtout dans sonjournal – un an après la première datebutoir prévue pour sa signature et troissemaines avant la seconde. Il se limitaità quelques commentaires officielsparfaitement creux mais présentéscomme autant de faits incontestables, etajoutait que le gouvernement a « apprisde l’épisode Fast Track qu’il fautaujourd’hui plus que jamais consulterpendant que les traités sont encore envoie d’élaboration – syndicats,responsables locaux, écologistes et biend’autres ». Comme nous l’avons vu,

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c’est tout à fait ce qui s’est passé[101]…Peut-être en réaction à la lettre des

parlementaires ou à l’apparition des« cinglés », Washington, le17 février 1998, publia une déclarationofficielle sur l’AMI. Signée par StuartEizenstat, sous-secrétaire d’État, et parJeffrey Lang, représentant adjoint auCommerce, elle parut dansl’indifférence générale, du moins à maconnaissance. Bien que tout à fait passe-partout, elle aurait mérité de faire lesgros titres compte tenu de ce qui étaitdéjà paru (à peu près rien). On n’ytrouve aucun argument, les vertus del’AMI sont considérées comme allant desoi. S’agissant de la main-d’œuvre, del’environnement, le message est le même

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que celui des gouvernements australienet canadien : « Faites-nous confiance etbouclez-la. »

Une bonne nouvelle autrement plusintéressante était annoncée : les États-Unis avaient pris la tête, à l’OCDE, deceux qui voulaient veiller à ce quel’accord « vienne compléter nos effortsplus larges » – et jusque-là inconnus –« pour soutenir le développementdurable et le respect des normes dutravail ». Eizenstat et Lang sedéclaraient « ravis que les autresparticipants soient d’accord avec nous »sur ces questions. De surcroît, les paysde l’OCDE convenaient également de« l’importance d’une collaborationétroite avec leurs électorats en vue de

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parvenir à un consensus » sur l’AMI.Comme nous, ils comprenaient bienqu’« il est fondamental qu’ils aient unintérêt dans ce processus ». Ladéclaration ajoutait que, « dans un soucide plus grande transparence »,« l’OCDE [avait] accepté de rendrepublic le texte d’un premier état del’accord », peut-être même avant la datebutoir[102].

Nous voici enfin en présence d’untémoignage éclatant de respect de ladémocratie et des droits de l’homme.L’administration Clinton proclamequ’elle veille à ce que ses « électoratsdomestiques » jouent un rôle actif « envue de parvenir à un consensus » surl’AMI.

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Mais qui sont ces « électoratsdomestiques » ? Un simple coup d’œilsur des faits avérés suffit pour répondre.Le monde des affaires a joué un rôleactif depuis le début des négociations.Le Congrès n’a pas été informé, et legrand public – l’« arme absolue » – aété tenu dans l’ignorance. Un simpleexercice de logique élémentaire nousapprend donc ce que l’administrationClinton entend par cette formule.

C’est une leçon utile. Les valeurs quidictent leurs actions aux puissants sontrarement énoncées avec autant defranchise et de précision. Pour être juste,les États-Unis n’en ont pas le monopole.Elles sont partagées par les centres depouvoir étatiques et privés dans d’autres

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démocraties parlementaires, et par leurshomologues dans celles où il est inutilede multiplier les fioritures rhétoriquessur la « démocratie ».

Tout cela est parfaitement clair. Nepas s’en apercevoir exigerait beaucoupde talent, tout comme ne pas se rendrecompte que ces faits illustrent les misesen garde de Madison, formulées voilàdeux cents ans. Il déplorait « l’insolentedépravation de [son] temps », lesagioteurs devenant « la gardeprétorienne du gouvernement – à la foisses outils et ses tyrans, corrompus parses largesses et l’intimidant par leursclameurs et leurs intrigues ».

Ces observations touchent au cœurmême de l’AMI. Comme la plupart des

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politiques menées ces dernières années,surtout dans les sociétés anglo-américaines, le traité a pour fonction desaper la démocratie et les droits descitoyens en transférant toujours plus depouvoir de décision à des institutionsprivées, aux gouvernements qui lesconsidèrent comme leurs « électoratsdomestiques » et à l’organisationinternationale avec laquelle elles ont des« intérêts communs ».

Les termes de l’AMI

Qu’énoncent les termes de l’AMI, etque laissent-ils présager ? Quedécouvririons-nous si l’on permettait

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aux faits et aux enjeux d’être présentéspubliquement ?

Il ne peut y avoir de réponsedéfinitive à ces questions. Elle nousresterait inaccessible même si nousdisposions du texte complet du traité, dela liste détaillée des réserves introduitespar les signataires et du compte renduintégral des négociations. La raison enest que la réponse n’est pas dans lesmots, mais dans les relations de pouvoirqui imposent leurs interprétations. Il y adeux siècles, Oliver Goldsmith, dans cequi était alors la principale démocratie,faisait observer que « la loi broie lepauvre, et elle est faite par les riches » –la loi telle qu’elle fonctionne, s’entend,en dépit de toutes les belles formules.

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Ce principe est toujours valide[103].Là encore, ces remarques sont des

truismes qui ont de larges applications.On ne trouvera rien, dans la Constitutionaméricaine et ses amendements, quiautorise l’octroi de droits civiques(liberté d’expression, protection contrela prise de corps, droit d’acheter lesélections, etc.) à ce que les historiens dudroit appellent des « entités juridiquescollectives », entités considérées commedes « personnes immortelles » et dontles droits dépassent de loin ceux desindividus, quand on tient compte de leurpouvoir, et sont désormais étendus àceux des États, comme nous l’avons vu.On examinera en vain la Charte desNations unies pour y découvrir les

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fondements de l’autorité dont se réclameWashington pour recourir à la force et àla violence en vue de défendrel’« intérêt national » tel qu’il est définipar les « personnes immortelles », quijettent sur les autres sociétés « cetteombre appelée politique », pourreprendre la formule très évocatrice deJohn Dewey. Le code pénal américaindéfinit le « terrorisme » avec une grandeclarté, la loi punit sévèrement ce genrede crime. Mais rien n’indique que les« architectes du pouvoir » doiventéchapper aux sanctions pour leur emploide la terreur d’État, sans même parler deleurs monstrueux clients (du moins tantqu’ils jouissent des faveurs deWashington) : Suharto, Saddam Hussein,

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Mobutu, Noriega et bien d’autres, grandsou petits. Comme le font remarquer,année après année, les organisations dedéfense des droits de l’homme, toutel’aide étrangère américaine ou presqueest illégale, la loi interdisantl’assistance à des pays qui recourent à« l’usage systématique de la torture ».C’est en tout cas le texte de la loi, maisest-ce bien son esprit ?

L’AMI appartient à la mêmecatégorie de textes. Il existe une« analyse du pire » qui sera la bonne si« le pouvoir reste dans l’ombre » et siles avocats des grandes sociétés sont enmesure d’imposer leur interprétation desformules délibérément tarabiscotées etambiguës du traité. Il existe bien sûr

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d’autres interprétations moinsmenaçantes, qui s’avéreront peut-êtreexactes si l’« arme absolue » l’emporteet si les procédures démocratiquesinfluencent le processus. L’un desscénarios possibles est alors ledémantèlement de toute la structure depouvoir et des institutions illégitimes surlesquelles elle repose. Mais cesquestions doivent être résolues parl’organisation populaire et l’action, paspar les mots.

On pourrait critiquer ici certains desopposants à l’AMI (dont moi-même). Letexte définit les droits des« investisseurs », non ceux descitoyens – qui sont réduits en proportion.Ses détracteurs parlent donc d’« accord

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sur les droits des investisseurs », ce quiest vrai, mais un peu trompeur. Qui sontces « investisseurs » ?

En 1997, la moitié des actions étaientdétenues par 1 % (la fraction la plusriche) des foyers, et près de 90 % par ledixième le plus fortuné (la concentrationest encore plus forte pour les obligationset les fidéicommis, comparable pour lesautres avoirs) ; en ajoutant les fonds deretraite, on obtient une distribution àpeine plus égalitaire au sein ducinquième de la population le plus aisé.Il est donc compréhensible que laradicale inflation des avoirs au cours deces dernières années ait suscitél’enthousiasme. Et le contrôle effectifdes grandes sociétés est entre un petit

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nombre de mains, institutionnelles etpersonnelles, le tout avec l’appui de laloi, après un siècle d’activismejudiciaire[104].

Le terme « investisseurs » ne devraitpas évoquer l’image d’un prolétaire àl’usine mais celle de CaterpillarCorporation, qui vient juste de briserune grève de grande ampleur en tirantparti de ces investissements tant vantés àl’étranger : grâce à la remarquablecroissance de ses profits – semblable àcelle d’autres « électoratsdomestiques » –, elle a créé à l’étrangerune capacité de production excédentairepour venir à bout des travailleurs del’Illinois qui tentaient de résister à ladégradation de leurs salaires et de leurs

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conditions de travail. De telsévénements sont très largement dus à lalibéralisation financière de ces vingt-cinq dernières années, qui sera encorerenforcée par l’AMI – notons à ce sujetque cette période a également étémarquée par une croissanceexceptionnellement faible (celaconcerne aussi le « boom » actuel, quiconstitue le redressement le plusmédiocre de l’après-guerre), uneréduction des salaires et d’importantsprofits – sans parler des restrictions aucommerce imposées par les riches.

S'agissant de l’AMI et d’autresaccords du même type, il vaudrait doncmieux parler, plutôt que de « droits desinvestisseurs », de « droits des grandes

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sociétés ». Les véritables« investisseurs » sont en effet des entitésjuridiques collectives, non des« personnes » telles que les définissaientl’usage courant et la tradition avant quel’activisme judiciaire moderne ne créele pouvoir actuel des grandes sociétés.

Ce qui fait surgir une autre critique.Les opposants à l’AMI affirment souventque le traité accorde trop de droits à cesfirmes. Mais dire que le roi, le dictateurou le propriétaire d’esclaves ont trop dedroits, c’est déjà céder du terrain. Pourêtre encore plus exact, il faudrait ainsiparler, à propos des mesures prévuespar l’AMI, non pas d’« accords sur lesdroits des grandes sociétés », mais surl e pouvoir des grandes sociétés. Après

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tout, on ne voit pas pourquoi ellesdevraient avoir des droits.

Voilà un siècle qu’a eu lieu leur prisede pouvoir dans les pays où règne lecapitalisme d’État, partiellement enréaction à de massives défaillances dumarché. Les conservateurs – espècequasiment disparue aujourd’hui —s’opposèrent à juste titre à cette attaquemenée contre les principesfondamentaux du libéralisme classique.On peut rappeler la piètre idée qu’avaitAdam Smith des « sociétés par actions »de son temps, surtout si leursresponsables se voyaient accorder unecertaine indépendance, et sadénonciation de la corruption inhérenteau pouvoir privé, « conspiration contre

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le public », selon son acerbe formule,quand les hommes d’affaires seretrouvent pour déjeuner, et plus encorequand ils forment des entités juridiquescollectives et nouent des alliances entreeux, tandis que le pouvoir d’État leuroctroie des droits exorbitants qu’il necesse de renforcer.

En gardant à l’esprit ces conditions,revenons à certaines dispositionsprévues par l’AMI en nous fiant auxinformations qui ont pu parvenir aupublic grâce à l’« alliance impie ».

Les « investisseurs » se voientgarantir le droit de déplacer librementleurs avoirs, financiers ou productifs,sans « ingérence du gouvernement »(c’est-à-dire de la voix de l’opinion

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publique). Grâce à des chicaneriesfréquentes dans le monde des affaires etparmi les avocats des grandes sociétés,les droits accordés aux investisseursétrangers peuvent être facilementtransférés à leurs collègues du pays. Denombreux droits démocratiquespourraient ainsi être supprimés, dontceux qui garantissent la propriété locale,le partage des technologies,l’encadrement local, la responsabilitédes grandes sociétés, le salaireminimum, les mesures préférentielles(zones défavorisées, minorités, femmes,etc.), la protection des droits syndicaux,du consommateur et de l’environnement,les restrictions imposées à l’usage desproduits dangereux, la défense des

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petites entreprises, le soutien auxindustries stratégiques émergentes, lesréformes agraires, le contrôle par lestravailleurs et les communautés (c’est-à-dire les fondements d’une démocratieauthentique), l’activité syndicale (quipourrait être considérée comme uneatteinte illégale à l’ordre), et ainsi desuite.

Les « investisseurs » aurontdésormais le droit de poursuivre enjustice l’appareil d’État, à tous lesniveaux, s’ils estiment qu’il viole lesdroits qui leur ont été accordés. Bienentendu, il n’existe aucune réciprocité,gouvernements et citoyens ne pouvantdéposer plainte contre eux. En cedomaine, les procès intentés par Ethyl et

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Metalclad sont des coups de sondeexploratoires.

Aucune restriction ne peut êtreimposée à l’investissement dans les paysqui violent les droits de l’homme –l’Afrique du Sud du temps del’apartheid, la Birmanie aujourd’hui.Les puissants sont au-dessus des traitéscomme des lois.

Il est également interdit de chercher àrestreindre les flux de capitaux, commele fit par exemple le Chili pourdécourager leur afflux à court terme –une initiative qui, pense-t-ongénéralement, a quelque peu protégé lepays des effets destructeurs de marchésfinanciers hautement volatils, soumis àdes comportements moutonniers aussi

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imprévisibles qu’irrationnels. Mêmechose pour les mesures à plus long termequi pourraient contrebalancer les effetsdélétères de la libéralisation descapitaux financiers. Cela fait des annéesque des propositions sérieuses sontavancées pour mettre en œuvre de tellespropositions, mais jamais elles n’ont étéincluses dans les programmes des« architectes du pouvoir ». Certes, il sepourrait que l’économie souffre de lalibéralisation financière, comme lemontrent de nombreux éléments, maisc’est bien peu de chose en comparaisondes avantages substantiels qu’elle offredepuis vingt-cinq ans sous l’impulsiondes gouvernements anglais et américain.Elle contribue en effet à la concentration

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de la richesse, à fournir des armespuissantes pour lutter contre lesprogrammes sociaux, à entraîner une« importante retenue des salaires » etune « retenue atypique desaugmentations compensatoires, [qui]semble due pour l’essentiel à une plusgrande insécurité des travailleurs » –phénomène si cher à Alan Greenspan età l’administration Clinton et sous-tendant un « miracle économique » quiimpressionne ceux qui en bénéficient etles observateurs naïfs, surtout àl’étranger.

Rien de bien surprenant dans toutcela. Ceux qui, après la Seconde Guerremondiale, édifièrent le nouveau systèmeéconomique international étaient

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partisans de la liberté du commerce,mais aussi de la réglementation des fluxde capitaux : c’était même le fondementdes accords de Bretton Woods et de lacharte du FMI. La raison en est que l’ons’attendait, de manière assez plausible, àce que la libéralisation financière gênela liberté du commerce et constitue unearme puissante contre la démocratie etl’État-providence, massivement soutenupar l’opinion publique. Laréglementation des flux de capitauxpermettrait aux gouvernements de menerune politique monétaire et fiscale,d’assurer le plein emploi et la mise enœuvre de programmes sociaux sansavoir à redouter les fuites de capitaux,comme le fit remarquer Harry Dexter

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White, le négociateur américain,approuvé par John Maynard Keynes, sonhomologue britannique. Inversement, laliberté des flux de capitaux permettraitla création de ce que certainséconomistes ont appelé un « Sénatvirtuel », au sein duquel un capitalfinancier fortement concentré imposeraitsa politique sociale à des populationsréticentes et punirait les gouvernementsindociles par des fuites de capitaux[105].Les hypothèses sur lesquelles reposaientles accords de Bretton Woods restèrentlargement dominantes pendant l’« âged’or » de l’après-guerre, marqué par uneforte croissance de l’économie et de laproductivité, ainsi que par l’extensiondes conquêtes sociales. Le système fut

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démantelé par Richard Nixon avec lesoutien de la Grande-Bretagne, puis desautres grandes puissances. La nouvelleorthodoxie fut institutionnalisée au seindu « consensus de Washington », dontles conséquences sont assez conformes àce que redoutaient les concepteurs dusystème de Bretton Woods.

Le « consensus » a provoqué pour les« miracles économiques » un vifenthousiasme, qui commence toutefois àfaiblir chez les gérants de l’économiemondiale suite aux désastres qui se sontsuccédé depuis la libéralisation descapitaux financiers à partir desannées 1970, menaçant les « électoratsdomestiques » au même titre que lespopulations. Joseph Stiglitz, principal

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économiste de la Banque mondiale, lesresponsables du Financial Times deLondres et bien d’autres, proches descentres de pouvoir, ont réclamé desmesures pour réglementer les flux decapitaux, suivant l’exempled’institutions aussi respectables que laBanque des règlements internationaux.La Banque mondiale elle-même sembleavoir changé de cap. En fait, nonseulement l’économie mondiale estcomplexe, mais il devient difficiled’ignorer certaines faiblesses graves,comme d’ailleurs d’y remédier. Il sepourrait bien que l’on assiste à deschangements inattendus[106].

En ce qui concerne l’AMI, il prévoitque les signataires seront liés pour vingt

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ans. C’est là « une proposition dugouvernement américain », selon unporte-parole de la Chambre decommerce canadienne, par ailleursprincipal conseiller aux investissementset au commerce de la branchecanadienne d’IBM et représentant sonpays dans les débats publics[107].

Le traité comporte un « effet decliquet[108] », conséquence directe desdispositions relatives au standstill et aurollback. Le premier signifie qu’il seraimpossible de voter toute loi nouvellequi serait jugée non conforme à l’AMI ;le second impose l’élimination de toutelégislation déjà existante qui seraitpareillement considérée commecontraire au traité. Dans les deux cas, on

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devine sans peine qui sera chargé devérifier la conformité à l’accord.L’objectif est d’« enchaîner » les payssignataires à des arrangements qui, au fildu temps, réduiront de plus en plusl’arène publique et, en outre,transféreront le pouvoir aux « électoratsdomestiques » et à leurs structuresinternationales. Parmi elles, un imposantensemble d’alliances entre grandessociétés visant à administrer laproduction et le commerce, ens’appuyant sur des États puissantschargés de maintenir le système tout ensocialisant les coûts et les risques pourle compte de leurs multinationalesrespectives – c’est-à-dire à peu prèstoutes, selon des études techniques

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récentes.La signature de l’AMI a été fixée au

27 avril 1998, mais à mesure que la dateapproche il devient de plus en plus clairqu’elle sera retardée en raison de lamontée des protestations populaires etde querelles entre membres du club.Selon les rumeurs filtrant des organes depouvoir (essentiellement de la presseéconomique étrangère), ces querellesportent sur la volonté de l’Unioneuropéenne et des États-Unis d’accorderdes faveurs à leurs États clients : lesefforts européens visent à se créer unmarché intérieur semblable à celui dontjouissent les multinationalesaméricaines, la France et le Canadaémettent des réserves afin de conserver

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un certain contrôle sur leur industrieculturelle (menace beaucoup plus gravepour les petits pays), et l’Europeproteste contre les formes les plusarrogantes de l’ingérence américaine surles marchés, comme le Helms-BurtonAct.

L'Economist signale d’ailleursd’autres problèmes. Les questionsrelatives au travail et à l’environnement,« à peine mentionnées au début »,deviennent de plus en plus difficiles àévincer. Et il est tout aussi compliquéd’ignorer les paranoïaques qui « veulentvoir inscrites dans le traité des normesexigeantes imposées aux investisseursétrangers » dans ces deux domaines, car« leurs violentes attaques sont diffusées

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par un réseau de sites Internet, si bienque les négociateurs ne savent plus tropcomment procéder ». Une possibilitéserait de tenir compte de ce que veutl’opinion publique, mais c’est uneoption exclue par principe puisqu’ellesaperait la raison d’être de toutel’entreprise[109].

Si les délais n’étaient pas respectés,si la tentative était abandonnée, cela neprouverait pas pour autant que « toutcela n’a servi à rien », précisel’Economist à l’intention de sonlectorat. Des progrès ont été faits et,« avec un peu de chance, des élémentsde l’AMI pourraient faire partie d’unprojet d’accord mondial surl’investissement dans le cadre de

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l’OMC », accord que les « pays en voiede développement », toujours siréticents, pourraient accepter demeilleur gré – après avoir été maltraitésquelques années par des marchésirrationnels et avoir subi la rigueur queles maîtres du monde aiment imposer àleurs victimes, tandis que des élémentsde l’élite prennent progressivementconscience qu’ils pourraient avoir leurpart de privilèges en aidant à diffuserles doctrines des puissants, si faussesqu’elles puissent être et quel que soit leprix à payer pour les autres. Attendons-nous à ce que « des éléments de l’AMI »reprennent forme ailleurs, peut-être ausein du FMI, dont la tradition du secretconviendrait parfaitement.

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D’un autre côté, tous ces retards ontdonné à la vile multitude de nouvellesoccasions de déchirer le voile dusecret…

Il est important que le grand publicpuisse découvrir ce qu’on lui prépare.Les efforts des gouvernements et desmédias pour le dissimuler à tous, hormisà leurs « électorats domestiques », sontparfaitement compréhensibles. Mais detelles barrières ont été autrefois abattuespar une vigoureuse action populaire, etpeuvent l’être de nouveau.

[Originellement paru dans lenuméro de mai 1998 de Z sous le titre :« Les électorats domestiques ».]

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VII

« Des hordes defrancs-tireurs »

Le chapitre précédent est parti àl’impression quelques semaines avantavril 1998 – date butoir fixée pour lasignature de l’AMI par les paysmembres de l’OCDE. À l’époque, ilétait déjà clair qu’ils ne parviendraientpas à un accord, et c’est bien ce quis’est passé. L’événement estd’importance et vaut la peine d’êtreexaminé de près, à titre de leçon sur ce

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que l’on peut obtenir grâce à l’« armeabsolue » de l’activisme et de lamobilisation populaire, même quand lescirconstances sont extrêmementdéfavorables.

Cet échec est en partie le résultat dequerelles internes – ainsi les objectionsde l’Europe au système fédéralaméricain et au pouvoir de juridictionextraterritorial des lois américaines, ouencore son souci de préserver un certaindegré d’autonomie culturelle, etc. Maisun problème autrement plus important sedessinait : l’opposition massive del’opinion publique du monde entier. Ildevenait de plus en plus difficile defaire en sorte que les règles de l’ordremondial continuent d’être « rédigées par

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des avocats et des hommes d’affairesqui comptent bien en tirer profit », et par« des gouvernements qui leur demandentconseil et assistance », alors même que,« invariablement, la voix du grandpublic ne se fait pas entendre » – pourreprendre les termes du ChicagoTribune décrivant les négociations et lesefforts en vue de « définir les règles »de l’« activité mondiale » en d’autresdomaines, sans que l’opinion publiques’en mêle. En bref, il devenait pluscompliqué de limiter son interventionaux secteurs que l’administrationClinton, avec une clarté aussiinvolontaire qu’inattendue, appelait ses« électorats domestiques » : le Conseildu commerce international américain, et

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plus généralement les concentrations depouvoir privé – mais, bien entendu, pasle Congrès (qui n’avait pas été informé,en violation des exigencesconstitutionnelles), ni le grand public,dont on avait étouffé la voix sous le« voile du secret » maintenu, avec uneimpressionnante discipline, pendanttrois ans de négociations intensives[110].

L’Economist de Londres avaitsoulevé le problème alors que la datebutoir approchait. Divers groupesdéfendant l’intérêt public et desorganisations de base faisaient circulerles informations, et il devenait difficiled’ignorer ceux qui voulaient que soientinsérées dans l’accord « des normes trèsstrictes quant à la manière dont les

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investisseurs étrangers traitent lestravailleurs et protègentl’environnement », questions « à peineévoquées » tant que les délibérations selimitaient aux « électorats domestiques »des États démocratiques[111].

Comme il fallait s’y attendre, les paysde l’OCDE n’étaient toujours pasd’accord à la date du 27 avril 1998, etnous sommes passés à une phasenouvelle. Conséquence non négligeable,la presse américaine est sortie de sonsilence, resté jusqu’alors à peu prèscomplet. Louis Uchitelle, correspondantéconomique du New York Times, a ainsifait savoir que la date limite avait étérepoussée de six mois sous la pressionpopulaire. En règle générale, les traités

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relatifs au commerce et auxinvestissements « retiennent peul’attention du grand public » (maispourquoi diable ?), et si « les questionsdu travail salarié et de l’environnementn’en étaient pas exclues », expliquait leresponsable au commerce internationalde la National Association ofManufacturers, « elles n’étaient pas aucentre » des préoccupations desnégociateurs et de l’OMC. Mais voilàque « des inconnus s’en venaient faireconnaître à grands cris leur opinion surun traité qui doit s’appeler Accordmultilatéral sur l’investissement »,ajoutait Uchitelle (avec, je présume, uneironie voulue) – et leurs clameurssuffirent à provoquer ce retard.

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L’administration Clinton,« reconnaissant la pression », s’estefforcée de présenter les choses sousune lumière plus favorable. Sonreprésentant aux négociations sur l’AMIa ainsi déclaré : « Nous soutenonsvivement les mesures qui dans le traitéferont progresser les objectifsenvironnementaux de notre pays, ainsique notre programme relatif aux normesinternationales sur le travail. » Lesbraillards ne faisaient donc qu’enfoncerdes portes ouvertes, et auraient dû êtresoulagés d’apprendre que Washingtonétait l’avocat le plus passionné de leurcause.

Dans ses pages financières, leWashington Post apprit également à ses

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lecteurs que la signature du traité étaitretardée, blâmant avant tout« l’intelligentsia française » qui s’était« emparée de l’idée » que les règlesdéfinies par l’AMI « menaçaient laculture hexagonale », rejointe en celapar les Canadiens. « Et l’administrationClinton n’a guère cherché à se battrepour l’accord, surtout face à la viveopposition de nombre de groupessyndicaux et écologistes qui avaientcombattu [l’ALENA] » et necomprenaient pas qu’ils se fourvoyaient,l’administration Clinton ayant tout dulong défendu des « objectifsenvironnementaux » et des « normesinternationales relatives au travail » – cequi n’est pas totalement faux, les uns et

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les autres étant laissés dans un flouartistique[112].

Dire que le mouvement syndical a« combattu l’ALENA » est une autrefaçon de présenter le fait qu’il a enréalité réclamé une version du traité quiservirait les intérêts des peuples destrois pays concernés, et pas seulementceux des investisseurs, et que sa critiquedétaillée de l’accord et ses propositionssont restées interdites de séjour dans lesmédias (comme d’ailleurs les analyseset les suggestions de l’OTA, qui allaientdans le même sens).

Time nous apprit que le retard étaitdû « en grande partie à ce militantismetel qu’il s’exprime à San José »(Californie), faisant référence à une

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manifestation d’écologistes.« L’accusation selon laquelle l’AMIviderait de leur contenu les dispositifsnationaux de protection del’environnement a transformé en causecélèbre un accord économique purementtechnique. » La remarque fut reprisedans la presse canadienne, qui fut laseule en Occident à traiter sérieusementde la question (sous la vive pression desactivistes et des organisationspopulaires) après seulement deux ans desilence. Le Toronto Globe and Mail fitainsi observer que les gouvernements del’OCDE « n’étaient pas de taille […]face à un regroupement mondiald’organisations de base qui ontcontribué à faire capoter l’accord, armés

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simplement d’ordinateurs et deconnexions Internet[113] ».

L e Financial Times de Londres, leplus grand quotidien économique dumonde, reprit le même thème sur un tonde désespoir, voire de terreur. Dans unarticle intitulé « Les guérillas desréseaux », il apprit à ses lecteurs que« les gouvernements des paysindustrialisés étaient remplis de crainteet de perplexité », leurs efforts en vued’imposer l’AMI en secret ayant été, « àleur grande consternation », « pris enembuscade par une horde de francs-tireurs dont les motivations et lesméthodes ne sont que vaguementcomprises dans les grandes capitales ».Ce qui est bien naturel : puisqu’ils ne

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font pas partie des « électoratsdomestiques », comment s’attendre à ceque les gouvernements les comprennent? « Cette semaine, poursuivait lequotidien, la horde a remporté sonpremier succès » en bloquant l’accordsur l’AMI, « et certains pensent que celapourrait modifier fondamentalement lamanière dont les accords économiquesinternationaux sont négociés ».

Ces hordes déchaînées sontterrifiantes à voir : « elles comprennentdes syndicats, des lobbyistes écologistesou des droits de l’homme et des groupesde pression opposés à lamondialisation » – du moins à celle queréclament les « électoratsdomestiques ». Elles ont submergé les

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structures de pouvoir, d’une pathétiqueimpuissance, des sociétés industriellesles plus riches. Elles sont dirigées par« des mouvements marginauxextrémistes » et disposent « d’une bonneorganisation et de ressources financièressolides », qui leur permettent« d’exercer une grande influence sur lesmédias et les membres des parlementsnationaux ». Aux États-Unis, cette« influence » était en fait égale à zéro, eten Grande-Bretagne il en allait à peuprès de même ; elle atteignait une telleampleur que Jack Straw, ministre del’intérieur du gouvernement travailliste,admit lors d’une interview à la BBCqu’il n’avait jamais entendu parler del’AMI. Mais il faut bien comprendre que

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le moindre manquement au conformismereprésente un terrible danger.

Le quotidien poursuivait en soulignantla nécessité, pour repousser les hordes,de « battre le rappel afin d’obtenir lesoutien des milieux d’affaires ». Jusqu’àprésent, ils n’avaient pas prisconscience de la gravité de la menace.Et pourtant, « des négociateurscommerciaux chevronnés » les mettaienten garde : compte tenu des « exigencescroissantes de franchise et deresponsabilité », il devenait « moinsaisé aux participants de conclure desaccords toutes portes closes et de lessoumettre aux parlements pour simpleapprobation sans discussion ». « Bien aucontraire, ils devaient faire face à des

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pressions qui visaient à conférer à leursactions une légitimité populaire plusgrande en les expliquant et en lesdéfendant publiquement », ce qui n’estpas chose facile devant des hordessoucieuses « de sécurité économique etsociale », et alors même que l’impactdes accords commerciaux « sur la viedes gens ordinaires […] risque desusciter un ressentiment populaire » etune « sensibilisation à des questionstelles que l’environnement et les normesde sécurité alimentaire ». Il pourraitmême devenir impossible « de résisteraux exigences des groupes de pressionde participer directement aux décisionsde l’OMC, ce qui violerait les principesfondamentaux de cet organisme » –

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lequel, selon l’un de ses responsables,est « le lieu où les gouvernementss’entendent en privé contre cesgroupes ». Et si les murs s’effondrent,cette institution, comme d’autresorganisations secrètes du même genregouvernées par les riches et lespuissants, pourrait se transformer en« terrain de chasse des intérêtsparticuliers » : travailleurs, paysans,personnes soucieuses de la sécuritééconomique, sociale, alimentaire, dudestin des générations futures, et autresmarginaux extrémistes qui necomprennent pas que les ressources sontutilisées au mieux quand elles sont misesau service des profits à court terme dupouvoir privé, servi par des

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gouvernements qui « s’entendent enprivé » pour protéger et renforcer leurpouvoir[114].

Il est inutile d’ajouter que les lobbieset les groupes de pression qui suscitenttant de craintes et de consternation nesont ni le Conseil du commerceinternational américain, ni « les avocatset hommes d’affaires » qui « rédigent lesrègles de l’ordre mondial », mais la« voix du grand public », qui « resteinvariablement absente ».

Bien entendu, l’« entente en privé »va bien au-delà des accordscommerciaux. Que le grand public soitcontraint d’assumer la responsabilitédes coûts et des risques est un fait bienconnu, ou qui devrait l’être, des

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observateurs de ce que ses thuriférairesappellent « l’économie capitaliste de lalibre entreprise ». Dans l’article citéplus haut, Uchitelle précise queCaterpillar, qui a récemment tiré partid’une capacité de productionexcédentaire à l’étranger pour briser unegrève de grande ampleur[115], a installéhors des États-Unis 25 % de sescapacités de production et compte, d’icià 2010, augmenter de 50 % les ventes àpartir de l’extérieur, avec l’aide descontribuables américains. « La Export-Import Bank joue un rôle important dansla stratégie » de la firme grâce à « descrédits à faible taux d’intérêt » en vue defaciliter l’opération. Ces créditsfournissent déjà près de 2 % des

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19 milliards de dollars de revenu annuelde Caterpillar, et croîtront encore avecles nouveaux projets prévus en Chine.C’est une manière classique d’opérer :les multinationales s’appuient sur lesÉtats pour des services essentiels[116].Comme l’explique un responsable deCaterpillar : « Sur des marchés à hautsrisques et riches en opportunités, il fautvraiment avoir quelqu’un de votrecôté », et les gouvernements – surtouts’ils sont puissants – « auront toujoursplus d’influence » et seront toujours plusdisposés que les banques à accorder desprêts à faible taux d’intérêt, grâce auxlargesses involontaires du contribuable.

Le management doit rester aux États-Unis, de telle sorte que les gens qui

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comptent soient près de leur protecteuret jouissent du style de vie qu’ilsméritent, ainsi que d’un paysage« nettoyé » – les taudis des travailleursétrangers ne viendront pas leur gâcher lavue. Outre les profits qu’elle assure,l’opération procure une arme utilecontre les travailleurs qui osent releverla tête (comme l’illustre la grèverécente) et aident à financer la perte deleurs emplois et les armes toujours plusaffûtées de la guerre de classes. De plus,tout cela améliore la santé d’une« économie de conte de fées » quirepose sur une « plus grande insécuritédes travailleurs », comme vousl’expliquent les experts.

Dans le conflit sur l’AMI, les lignes

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de front n’auraient pu être tracées plusnettement. D’un côté, les démocratiesindustrielles et leurs « électoratsdomestiques », de l’autre, les « hordesde francs-tireurs », les « intérêtsparticuliers » et les « marginauxextrémistes » qui réclament franchise etresponsabilité et sont mécontents quandles parlements se contentent d’entérinerles accords secrets élaborés par l’État etle pouvoir privé en collusion. Ceshordes affrontaient la principaleconcentration de pouvoir du monde, etpeut-être de toute l’Histoire : lesdirigeants des États riches et puissants,les institutions financièresinternationales et les secteurs financierset manufacturiers concentrés, dont les

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conglomérats médiatiques. Et leséléments populaires ont gagné – bienqu’ils eussent des moyens si dérisoires,et une organisation si limitée, que seulela paranoïa de ceux qui réclament lepouvoir absolu pouvait les percevoirdans les termes que nous venons dedécrire. Voilà une remarquable réussite.

Ce ne fut pas la seule victoire de lapériode. Il y en eut une autre àl’automne 1997, quand l’administrationClinton fut contrainte de retirer salégislation Fast Track. Rappelons que laquestion n’était pas la « liberté ducommerce », comme on le prétendait,mais la démocratie : les hordesexigeaient « une franchise et uneresponsabilité plus grandes ».

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L’administration Clinton avait faitvaloir, à juste titre, qu’elle ne réclamaitrien de bien nouveau : simplement lepouvoir, dont ses prédécesseurs avaientjoui, de conclure « toutes portes closesdes accords » qui seraient ensuite« approuvés sans discussion par lesparlements ». Mais les temps changent.Comme la presse économique l’admitquand Fast Track se heurta à uneopposition inattendue de l’opinion, lesadversaires de l’ancien régimedisposaient de l’« arme absolue », legrand public, qui ne se contentait plus durôle de spectateur tandis que sessupérieurs s’occupaient des chosessérieuses. Les plaintes de la pressed’affaires rappellent celles formulées

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par les internationalistes libéraux de laCommission trilatérale voilà vingt-cinqans, déplorant les efforts des « intérêtsparticuliers » pour s’organiser et entrerdans l’arène politique. Leursgesticulations vulgaires venaientperturber les arrangements civilisés quiprévalaient avant la « crise de ladémocratie », du temps où « Truman[pouvait] gouverner le pays avec l’aided’un nombre relativement restreint debanquiers et d’avocats de Wall Street »,comme l’expliquait Samuel Huntington,de Harvard, qui devait bientôt devenirprofesseur de science politique. Et voilàque maintenant ils envahissent des lieuxencore plus sacrés !

Ces événements sont importants. Bien

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entendu, les puissances de l’OCDE etleurs « électorats domestiques » n’ontpas l’intention d’admettre leur défaite.Elles se livreront à des opérations derelations publiques plus efficaces pourexpliquer aux hordes qu’elles feraientmieux de s’en tenir à leurs occupationsprivées tandis que les affaires du mondesont conduites en secret, et elleschercheront d’autres moyens de mettreen œuvre l’AMI, dans le cadre del’OCDE ou ailleurs[117]. Ellesentreprennent déjà de modifier la chartedu FMI de manière à y intégrer desconditions semblables à celles prévuespar l’AMI en ce qui concerne l’octroi decrédits, durcissant les règles pour lesfaibles, c’est-à-dire les autres. Les

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puissants, eux, n’obéissent qu’à leurspropres règles – ce fut le cas quandl’administration Clinton interrompit sesplaidoyers passionnés en faveur dulibre-échange pour imposer des droitsde douane prohibitifs auxsuperordinateurs japonais quiconcurrençaient les producteursaméricains (appelés « privés », bienqu’ils fussent massivement dépendantsdes subventions publiques et du soutiende l’Etat[118]).

Pouvoirs et privilèges ne baisserontpas les armes, mais les victoirespopulaires devraient nous encourager.Elles nous livrent d’utiles leçons sur cequ’il est possible d’obtenir, même quandles forces en présence sont aussi

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incroyablement inégales que dans le casdes affrontements autour de l’AMI. Il estvrai que de telles victoires sontdéfensives. Elles empêchent, ou dumoins retardent, la mise en œuvre demesures qui saperaient davantage encorela démocratie et remettraient toujoursplus de pouvoir entre les mains detyrannies privées en voie deconcentration, lesquelles cherchent àgouverner les marchés et à constituerune sorte de « Sénat virtuel »,parfaitement armé pour contrer lesefforts populaires visant à imposer lerecours aux formes d’expressiondémocratiques dans l’intérêt général –par des moyens aussi divers que lesmenaces de fuite de capitaux, le transfert

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de capacités de production, le contrôledes médias, etc. Il conviendrait des’intéresser de près aux craintes et audésespoir des puissants. Ils connaissentparfaitement le pouvoir potentiel del’« arme absolue », et espèrentsimplement que ceux qui veulent unmonde plus libre et plus juste, moinslucides qu’eux, négligeront d’en userefficacement.

[Cet article a paru dans le numérode juillet/août 1998 du magazine Z]

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Notes

[1] AGCS : Accord général sur lecommerce des services (NdT).

[2] Sur les définitions et lesprédictions d’Adam Smith, voir infra,p. 54, 83, 97.

[3] École militaire américainechargée de la formation d’officiersvenus d’Amérique latine. Nombre de sesélèves sont devenus par la suite destortionnaires en vue (NdT).

[4] Sur l’épisode « Fast Track » etl’« arme absolue », voir chapitre VI.

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[5] Entré en vigueur en octobre 1967et signé par plus d’une centaine d’États,ce traité interdit notammentl’aménagement de bases oud’installations militaires sur les corpscélestes (NdT).

[6] Jacobo Arbenz fut renversé cetteannée-là par une petite armée demercenaires, entièrement recrutée etorganisée par la CIA, parce qu’ilcomptait exproprier la sociétéaméricaine United Fruit Company, quipossédait d’immenses plantations auGuatemala (NdT).

[7] Énoncée en 1823 par JamesMonroe, cinquième président des États-Unis, cette doctrine entend s’opposer àtoute interférence extérieure sur les deux

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continents américains (NdT).[8] Depuis, la Corée du Sud y a été

admise (NdT).[9] Après avoir, sous la pression,

démissionné de la Banque mondiale enjanvier 2000, Stiglitz a approfondi sesanalyses dans La Grande Désillusion(Fayard, 2002). Voir en particulier lechapitre sur « La crise asiatique »(NdT).

[10] En 1898, les États-Unisintervinrent aux Philippines, où lesinsurgés s’étaient soulevés contre lepouvoir colonial espagnol ; leur flottes’empara de Manille. L’année suivante,par le traité de Paris, ils devinrentmaîtres de l’archipel, racheté à

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l’Espagne, puis vinrent à bout del’agitation nationaliste grâce à unerépression particulièrement brutale quidura plusieurs années. Les Philippinesaccédèrent à l’indépendance en 1946(NdT).

[11] Quatrième président des États-Unis, de 1809 à 1817 (NdT).

[12] David Sanger, New York Times,17 février 1997 ; Youssef Ibrahim, NewYork Times, 13 décembre 1996 ; HarveyC o x , World Policy Review,printemps 1997 ; Martin Nolan, BostonGlobe, 5 mars 1997 ; John Buell,Progressive, mars 1997.

[13] Shafiqul Islam, Foreign Affairs,America and the World, 1989-1990.

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[14] Patrick Low, Trading Free(Twentieth Century Fund, 1993).

[15] Observer (Londres), 12 et19 janvier 1997 ; voir aussi NoamChomsky, Powers and Prospects (SouthEnd, 1996 ; trad. fr. Le Pouvoir mis ànu, Montréal, Écosociété, 2001), p. 18 ;Independent, 24 et 25 novembre 1996 ;Guardian Weekly, 5 janvier 1997 ;Financial Times, 17 janvier 1997.

[16] Gary Silverman et Shada Islam,Far Eastern Economic Review,27 février 1997.

[17] Reuters, 1er février 1996, citédans Andrew Grove, Only the ParanoidSurvive (Doubleday, 1996), p. 172-173et 201. Sur les perspectives, voir Robert

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McChesney, Coporate Media and theThreat to Democracy (Open MediaPamphlet Series/Seven Stories Press,1997) ; Edward Herman et RobertMc Che s ne y, The Global Media(Cassell, 1997).

[18] Jornal do Brasil, 10 et19 mars 1997 ; Revista Atencao,mars 1997 ; repris dans Sem Terra,février 1997 ; Carlos Tautz,Latinamerica Press, 13 mars 1997.

[19] Deborah Hargreaves, FinancialTimes (Londres), 2 février 1996.

[20] Éditorial, New York Times,17 février 1997 ; Peter Morici, CurrentHistory, février 1997.

[21] Éditorial , New York Times,

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17 février 1997 ; New York Times,13 novembre 1996 ; Wayne Smith, InThese Times, 9 décembre 1996 ;Anthony Kirkpatrick, Lancet, 358,no 9040, 30 novembre 1996, repris dansCuba Update, hiver 1997 ; DavidS a n g e r , New York Times,21 février 1997.

[22] Ian Williams, Middle EastInternational, 21 mars 1997. Sur laprésentation standard, tout à faitfantaisiste, de l’histoire de l’ONU, voirNoam Chomsky, Deterring Democracy(Verso, 1991), chapitre 6 ; Letters fromLexington (Common Courage, 1993),chapitres 8 et 9.

[23] Abraham Sofaer, The UnitedStates and the World Court ;

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Département d’État, Bureau des affairespubl iques , Current Policy Series,no 769, décembre 1985.

[24] Jules Kagian, Middle EastInternational, 21 octobre 1994.

[25] Frances Williams et NancyD u n n e , Financial Times,21 novembre 1996.

[26] Wall Street Journal,25 mars 1997.

[27] Ruth Leacock, Requiem forRevolution (Kent State, 1990), p. 33.

[28] David Sanger, New York Times,21 février 1997.

[29] Arthur Schlesinger, lettre, NewYork Times, 26 février 1997.

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[30] Foreign Relations of the UnitedStates, 1961-1963, vol. XII, AmericanRepublics, p. 13 et suivantes, 33, 9(Government Printing Office,Washington DC, 1997).

[31] Tim Weiner et Miyera Navarro,New York Times, 26 février 1997,signalant également que selon lesservices de renseignement américains aumoins l’un des avions (et peut-être lestrois) avait violé l’espace aérien cubainet reçu des mises en garde descontrôleurs aériens de La Havane. Surles récentes attaques terroristes, voirCuba Update, mars-avril 1996. AngusShaw, Associated Press, 27 février ;Donna Biyson, Associated Press,20 février ; Lionel Martin, Reuters,

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26 mars 1996 (service du San JoseMercury News). Boston Globe,24 mars 1996.

[32] Michael Stuehrenberg, Die Ziet ;World Press Review, décembre 1988.

[33] Barrie Dunsmore, « Live fromthe battlefield », avant-projet,8 janvier 1996.

[34] Piero Gleijeses, « Ships in thenight: The CIA, the White House and theBay of Pigs », Journal of LatinAmerican Studies, vol. 27, no 1,février 1995, p. 1-42 ; Jules Benjamin,The United States and the Origins ofthe Cuban Revolution (PrincetonUniversity Press, 1990).

[35] Miami Herald, édition

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espagnole, 18 décembre 1994 ; MariaLopez Vigil, Envío (Université jésuited’Amérique centrale, Managua),juin 1995.

[36] Kirkpatrick, op. cit. JoannaCameron, « The Cuban Democracy Actof 1992: The internationalcomplications », Fletcher Forum(hiver/printemps 1996). Voir NoamChomsky, Year 501 (South End, 1993 ;trad. fr. L’An 501 : la lutte continue,Montréal, Écosociété, 1996), chapitre 6,pour le contexte et les sources.

[37] Cameron, « Cuban DemocracyAct », in American Association forWorld Health, Denial of Food andMedicine: The Impact of the USEmbargo on Health and Nutrition in

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Cuba, mars 1997 ; Victoria Brittain,Guardian Weekly, 16 mars 1997.

[38] New York Times, 17 avril 1996.[39] David Sanger, New York Times,

12 octobre 1996. Un an plus tard,l’administration Clinton imposa desdroits de douane très élevés auxsuperordinateurs japonais (voirchapitre VII).

[40] Thomas Ferguson, Mother Jones,novembre-décembre 1996 ; BusinessWeek, 12 août 1996.

[41] Cette conférence se tient tous lesans en mémoire de Thomas BenjaminDavie, vice-chancelier de l’universitédu Cap, qui s’opposa, jusqu’à sa mort en1955, à la politique d’apartheid (NdT).

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[42] UNICEF, The State of theWorld’s Children 1997 (OxfordUniversity Press, 1997) ; UNICEF, TheProgress of Nations 1996 (UNICEFHouse, 1996).

[43] Thomas Friedman, New YorkTimes, 2 juin 1992 ; Anthony Lake,conseiller à la sécurité nationale, NewYork Times, 26 septembre 1993 ; DavidFromkin, historien, New York TimesBook Review, 4 mai 1997, résumant destravaux récents.

[44] Sur le tableau d’ensemble et sesorigines historiques, voir, entre autres,l’étude classique de Frédéric Clairmont,The Rise and Fall of EconomicLiberalism (Asia Publishing House,1960), rééditée et mise à jour (Penang et

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Goa, Third World Network, 1996), etMichel Chossudovsky, TheGlobalization of Poverty (Penang, ThirdWorld Network, 1997). Clairmont futpendant longtemps l’un des économistesde la CNUCED, et Chossudovsky estprofesseur d’économie à l’universitéd’Ottawa.

[45] John Cassidy, New Yorker,16 octobre 1995. Voir chapitre III,note 1, pour les citations qui suiventL’échantillon va des libéraux à lagauche, dans certains cas très critique.L’analyse est semblable sur le reste del’éventail politique, mais généralementeuphorique.

[46] John Liscio, Barron’s,15 avril 1996.

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[47] Voir supra, p. 99 et suivantes.[48] Richard Cockett « The Party,

publicity and the media », in AnthonySeldon et Stuart Ball (éd.),Conservative Century : TheConservative Party since 1900 (OxfordUniversity Press, 1994) ; HaroldLasswell, « Propaganda », inEncyclopaedia of the Social Sciences,vol. 12 (Macmillan, 1933). Pour lescitations et une discussion, voir« Intellectuals and the State » (1977),repris dans Noam Chomsky, Towards aNew Cold War (Pantheon, 1982).Certains travaux précurseurs en cedomaine sont enfin disponibles dans lerecueil d’articles d’Alex Carey, Takingthe Risk out of Democracy (University

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of New South Wales Press, 1995, etUniversity of Illinois Press, 1997).

[49] Ibid ; Elizabeth Fones-Wolf,Selling Free Enterprise: The BusinessAssault on Labor and Liberalism, 1945-1 9 6 0 (University of Illinois Press,1995) ; Stuart Ewen, PR: A SocialHistory of SPIN (Basic Books, 1996).Sur le contexte général, voir NoamChomsky, « Intellectuals and the State »,op. cit., et « Force and opinion », reprisd a n s Deterring Democracy (Verso,1991).

[50] Éd i to r i a l , New Republic,19 mars 1990.

[51] Sanford Lakoff, Democracy:History, Theory, Practice (Westview,

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1996), p. 262 et suivantes.[52] J. Toye, J. Harrigan et P. Mosley,

Aid and Power (Routledge, 1991),vol. 1, p. 16. Sur la comparaison avec leléninisme, voir mes essais cités dans lanote 49 et For Reasons of State(Panthéon, 1973), introduction.

[53] Carothers, « The ReaganYears », in Abraham Lowenthal (éd.),Exporting Democracy (Johns HopkinsUniversity Press, 1991). Voir aussi sonouvrage In the Name of Democracy(University of California Press, 1991).

[54] Voir le chapitre II et, pour unediscussion plus approfondie et lessources, Noam Chomsky, Powers andProspects (South End, 1996 ; trad. fr. Le

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Pouvoir mis à nu, Montréal, Écosociété,2000) ; « “Consent without consent”:reflections on the theory and practice ofdemocracy », Cleveland State LawReview, 44.4, 1996.

[55] Survey of Current Business, USDepartment of Commerce, vol. 76,no 12, décembre 1996.

[56] Morton Horwitz, TheTransformation of American Law,1870-1960 (Harvard University Press,1992), chapitre 3. Voir aussi CharlesSellers, The Market Revolution (OxfordUniversity Press, 1991).

[57] Michael Sandel, Democracy’sDiscontent (Harvard University Press,1996), chapitre 6. Son interprétation en

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termes de républicanisme et de vertucivique est, à mon sens, trop étroite etnéglige des racines plus profondes dansles Lumières et la période antérieure.Pour une discussion, voir entre autresNoam Chomsky, Problems ofKnowledge and Freedom (Panthéon,1971 ; trad. fr. Problèmes du savoir etde la liberté. Hachette, 1983),chapitre 1 ; et plusieurs essais reprisdans James Peck (éd.), The ChomskyReader (Panthéon, 1987) et NoamCho ms ky, Powers and Prospects,chapitre 4.

[58] Mgr Romero, prélat salvadorienassassiné en mars 1980 par lesmilitaires (NdT).

[59] Pour les détails, voir Noam

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Chomsky, Turning the Tide (Boston,South End, 1985), chapitre 6.3, et NoamChomsky, The Culture of Terrorism(South End, 1988), chapitre 11 (et lessources citées), comprenant notammentdes citations de Figueres, qu’il fallut uneffort considérable pour écarter desmédias. Voir à ce sujet mes Letters fromLexington (Common Courage, 1993),chapitre 6, qui incluent la longuerubrique nécrologique rédigée par lespécialiste de l’Amérique centrale duNew York Times, et l’éditorialenthousiaste qui l’accompagnait, qui unefois de plus permirent de passer soussilence son opinion sur la « croisadepour la démocratie » menée parWashington. Sur la façon dont les

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médias ont rendu compte des électionsau Nicaragua et au Salvador, voirEdward Herman et Noam Chomsky,Manufacturing Consent (Panthéon,1988), chapitre 3. Carothers lui-même,pourtant respectueux des faits, écrit queles sandinistes « refusèrent d’accepterles élections » avant 1990 (inLowenthal, op. cit.).

[60] Autre falsification classique : lesélections, prévues depuis longtemps,n’ont eu lieu que sous les pressionséconomiques et militaires deWashington, qui de ce fait sont justifiéesrétroactivement.

[61] Sur les élections et les réactionsen Amérique latine et aux États-Unis, ycompris les sources pour ce qui suit,

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voir Noam Chomsky, DeterringDemocracy, chapitre 10. Pour unexamen détaillé de la subversiondiplomatique, très réussie etgénéralement saluée comme un triomphede la diplomatie, voir Noam Chomsky,Culture of Terrorism, chapitre 7, etNoam Chomsky, Necessary Illusions(South End, 1989), appendice IV.5.

[62] C’est l’auteur qui souligne, inLowenthal, op. cit.

[63] Pour des détails, voir entre autresRichard Garfîeld, « Desocializing healthcare in a developing country », Journalof the American Medical Association,vol. 270, no 8, 25 août 1993, et NoamChomsky, World Orders, Old and New(Columbia University Press, 1994),

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p. 131 et suivantes.[64] Michael Kinsley, Wall Street

Journal, 26 mars 1987 ; New Republic,éditoriaux des 2 avril 1984 et19 mars 1990. Pour des précisions surces exemples et sur bien d’autres, voirNoam Chomsky, Culture of Terrorism,chapitre 5, et Noam Chomsky, DeterringDemocracy, chapitres 10 et 12.

[65] H.D.S. Greenway, Boston Globe,29 juillet 1993.

[66] New York Times, 2 mai 1985.[67] Voir World Orders, p. 131 et

suivantes. Sur les prédictions, et lesrésultats, voir l’économiste MelvinBurke, « NAFTA integration:improductive finance and real

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unemployment », Proceedings from theEighth Annual Labor SegmentationConference, avril 1995, sous leparrainage des universités de NotreDame et de l’Indiana. Également SocialDimensions of North AmericanEconomic Integration, rapport préparépour le ministère canadien duDéveloppement des ressources humainespar le Canadian Labour Congress, 1996.Sur les prédictions de la Banquemondiale pour l’Afrique, voir CherylPayer, Lent and Lost (Zed, 1991) etJohn Mihevc, The Market Tells them So(Zed, 1995), qui passe également enrevue les lugubres effets de ses échecsrépétés – lugubres pour la population,non pour l’électorat de la Banque. Que

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ses prédictions aient été constammentdémenties, et qu’elle n’ait qu’unemédiocre compréhension de la situation,est un fait bien connu des économistes.Voir par exemple Paul Krugman,« Cycles of conventional wisdom oneconomic development », InternationalAjfairs, vol. 71, no 4, octobre 1995. Voiraussi supra, p. 29 et suivantes.

[68] Helene Cooper, « Experts’ viewof NAFTA’s economic impact: It’s awash », Wall Street Journal,17 juin 1997.

[69] Éditorial, « Class war in theUSA », Multinational Monitor,mars 1997. Bronfenbrenner, « We’llclose », i bid. , reposant sur l’étudequ’elle a dirigée : « Final report: The

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effects of plant closing or threat of plantclosing on the right of workers toorganize ». L’impact énorme de lacriminalité reaganienne est détaillé dansun article de Business Week : « Theworkplace: Why America needs unions,but not the kind it has now »,23 mai 1994.

[70] Levinson, Foreign Affairs, mars-avril 1996. Workshop, 26 et27 septembre 1990, compte rendu, p. 3.

[71] Voir chapitre V. Selon lessondages, aux États-Unis et surtout auCanada (où la discussion fut beaucoupplus ouverte), l’opinion publiquedemeura largement opposée au projet.

[72] Kenneth Roth, directeur exécutif,

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HRW, lettre, New York Times,12 avril 1997.

[73] Voir Paul Farmer, The Uses ofHaiti (Common Courage, 1994) ; NoamChomsky, World Orders, p. 62 etsuivantes ; Noam Chomsky,« Democracy restored », Z,novembre 1994 ; North AmericanCongress on Latin America (NACLA),Haiti: Dangerous Crossroads (SouthEnd, 1995).

[74] Noam Chomsky, « Democracyrestored », citant John Solomon,Associated Press, 18 septembre 1994.

[75] Voir mon ouvrage Year 501(South End, 1993 ; trad. fr. L’An 501 : lalutte continue, Montréal, Écosociété,

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1996), chapitre 8, ainsi que les sourcescitées ; Farmer, op. cit., Labor Rights inHaiti, International Labor RightsEducation and Research Fund,avril 1989. Haiti After the Coup,National Labor Committee EducationFund (New York), avril 1993. LisaMcGow an, Democracy Undermined,Economic Justice Denied: StructuralAdjustment and the AID Juggernaut inHaiti (Development Gap, janvier 1997).

[76] Nick Madigan, « Democracy ininaction: Did Haiti fail US hope ? »,Christian Science Monitor,8 avril 1997 ; voir Associated Press,Boston Globe, 8 avril 1997, pour desprécisions sur les élections.

[77] John McPhaul, Tico Times

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(Costa Rica), 11 avril et 2 mai 1997.[78] Vincent Cable, Daedalus

(printemps 1995), citant le WorldInvestment Report de 1993 de l’ONU(qui donne toutefois des chiffres tout àfait différents, notant par ailleurs que« nous disposons de relativement peu dedonnées »). Pour une discussion plusdétaillée, estimant le commerce entremultinationales à 40 %, voir PeterCowhey et Jonathan Aronson, Managingthe World Economy (New York,Council on Foreign Relations, 1993).Sur les rapports entre les États-Unis etle Mexique, voir David Barkin et FredRosen, « Why the recovery is not arecovery », NACLA Report on theAmericas, janvier-février 1997 ; Leslie

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Crawford, « Legacy of shock therapy »,Financial Times, 12 février 1997(portant en sous-titre « Mexico: Ahealthier outlook », l’article signale lamisère croissante de la vaste majorité dela population, exception faite des « trèsriches »). Pour les transactions entrefirmes après l’entrée en vigueur del’ALENA, voir William Greider, OneWorld, Ready or Not (Simon &Schuster, 1997), p. 273, citantl’économiste mexicain Carlos Heredia.Avant le traité, les estimations selonlesquelles les exportations américainesentre firmes qui n’entraient jamais auMexique dépassaient 50 % : sénateurErnest Hollings, Foreign Policy,hiver 1993-1994.

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[79] Étude de 1992 de l’OCDE citéepar Laura Tyson, ex-conseillèreéconomique de Clinton, dans Who’sBashing Whom ? (Institute forInternational Economies, 1992).

[80] Alfred Chandler, The VisibleHand (Belknap Press, 1977).

[81] Discours prononcé à Honolulupar C.A. Crocker, secrétaire d’Étatadjoint aux Affaires africaines, devant lacommission à la Sécurité nationale del’American Legion, août 1981. Cité parHans Abrahamsson, Hegemony, Regionand Nation State: The Case ofMozambique (Padrigu Peace andDevelopment Research Institute,Gothenburg University, janvier 1996).

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[82] Pour une discussion, voir EricToussaint et Peter Drucker (éd.),IMF/World Bank/WTO, Notebooks forStudy and Research (Amsterdam,International Institute for Research andEducation, 1995), 24/5.

[83] UNICEF, State of the World’sChildren 1997.

[84] Voir supra, p. 58.[85] George Kennan, PPS 23,

24 février 1948 (Foreign Relations ofthe United States, vol. 1, 1948), p. 511 ;Michael Hogan, The Marshall Plan(Cambridge University Press, 1987),p. 41, paraphrasant le mémorandumBonesteel de mai 1947.

[86] Voir mes articles dans Z à

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l’époque ; pour un passage en revue,voir Noam Chomsky, World Orders,Old and New (Columbia UniversityPress, 1994), ainsi que les chapitres IVet V du présent ouvrage. Glenn Burins,« Labor fights against Fast-Track trademeasures », Wall Street Journal,16 septembre 1997.

[87] Bob Davis, Wall Street Journal,3 octobre 1997.

[88] Prétextant une menace de putschdirigé par le parti communisteindonésien, les militaires entreprirentd’exterminer sa direction et sesmilitants, mais aussi les syndicatsouvriers et paysans, et plus généralementtout ce qui pouvait ressembler de prèsou de loin à un « rouge » (NdT).

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[89] Bruce Clark, « Pentagonstrategists cultivate defense ties withIndonesia », Financial Times,23 mars 1998. 1965 : voir NoamChomsky, Year 501 (South End, 1993 ;trad. fr. L’An 501 : la lutte continue,Montréal, Écosociété, 1996), chapitre 4.JFK et la Colombie : voir MichaelMcClintock, in Alexander George (éd.),Western State Terrorism (Polity, 1991)e t Instruments of Statecraft (Pantheon,1992). Cuba Nancy Dunne, FinancialTimes, 24 mars 1998.

[90] Jane Bussey, « New rules couldguide international investment », MiamiHerald, 20 juillet 1997.

[91] Anthony Mason, « Are oursovereign rights at risk ? », Age,

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4 mars 1998.[92] Economist, 21 mars 1998.[93] Voir note [95].[94] La disponibilité de versions plus

récentes a donné lieu à des affirmationscontradictoires. David Forman,Australian, 14 janvier ; Tim Colebatch,« Inquiry call over “veil of secrecy” »,Age, 4 mars 1998 ; éditoriaux del’Australian, 9 et 12 mars 1998 ;éditorial de Age, 14 mars 1998.

[95] Laura Eggertson, « Treaty to trimOttawa’s power », Toronto Globe andMail, 3 avril 1997 ; Macleans, 28 avrilet 1er septembre 1997 ; chaîne téléviséeCBC, 30 octobre et 10 décembre 1997.Vo i r Monetary Reform (Shanty Bay,

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Ontario), no 7 (hiver 1997-1998). SurI’OMC, voir Martin Khor, « Trade andinvestment : Fighting over investors’rights at WTO », Third WorldEconomics (Penang), 15 février 1997.Premier état du texte : OCDE,Multilateral Agreement on Investment:Consolidated Texts and Commentary(OLIS, 9 janvier 1997 ;DAFFE/MAI/97 ; confidentiel) ;disponible auprès du Preamble Centerfor Public Policy (1737 21st Street NW,Washington DC 20009). On a égalementfait état de versions ultérieures, ainsiMartin Khor, Third World Economics,1-15 février 1998, citant l’OCDE, 1er

octobre 1997. Voir Scott Nova etMichelle Sforza-Roderick de Preamble,

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« M.I.A. Culpa », Nation,13 janvier 1997, ainsi que d’autrescomptes rendus de la presseindépendante (« alternative »). Pour plusd’informations, voir Maude Barlow etTony Clarke, MAI and the Threat toAmerican Freedom (New York,Stoddart, 1998) ; International Forum onGlobalization (1555 Pacific Avenue,San Francisco, CA 94109) ; PublicCitizen’s Global Trade Watch(215 Pennsylvania Avenue, SE,Washington DC 20003) ; PreambleCenter ; People’s Global Action([email protected]).

[96] Samuel Huntington, AmericanPolitics: The Promise of Disharmony(Harvard University Press, 1981), cité

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par Sidney Plotkin et WilliamScheurmann, Private Interests, PublicSpending (South End, 1994), p. 223.Huntington, « Vietnam reappraised »,International Security, été 1981.

[97] Lettre de la Chambre desreprésentants sur l’AMI adressée auprésident Clinton, 5 novembre 1997.

[98] Laura Eggertson, « Ethyl suesOttawa over MMT law », G&M,15 avril 1997 ; Third World Economics,30 juin 1997 ; Briefing Paper : EthylCorporation v. Government of Canada,Preamble Center for Public Policy, n.d. ;Joel Millman, Wall Street Journal,14 octobre 1997. La loi interditsimplement l’importation et lecommerce du MMT entre provinces,

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mais c’est dans les faits une interdictionpuisque Ethyl en est le seul producteur.Par la suite, le Canada a capitulé et levécette interdiction, ne souhaitant pas selancer dans un procès coûteux. JohnUr q uha r t , Wall Street Journal,21 juillet 1998. Le Canada doitdésormais affronter d’autres accusationsd’« expropriation » de la part de lacompagnie américaine SD Myers,spécialisée dans le traitement desdéchets toxiques, là encore au nom desrègles de l’ALENA, cette fois à proposd’une loi interdisant l’exportation dePCB toxiques. Scott Morrison etEdward Alden, Financial Times,2 septembre 1998.

[99] Exemple récent, le procès intenté

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par Beverly Enterprises, une chaîne decliniques, à l’historienne du travail KateBronfenbrenner, de l’université Cornell,qui avait témoigné sur ses pratiques lorsd’une réunion, sur l’invitation demembres de la délégation parlementairede Pennsylvanie (communicationpersonnelle ; voir aussi StevenGr e e nho us e , New York Times,1er avril 1998 ; Deidre McFadyen, InThese Times, 5 avril 1998). PourBeverly, l’issue du procès est en faitsans importance ; ses accusationssuffisent à porter tort au professeurBronfenbrenner et à son université, etauront peut-être un effet dissuasif surd’autres chercheurs.

[100] Lettre de la Maison-Blanche,

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20 janvier 1998. Je suis redevable ausecrétariat des membres du Congrès, enparticulier celui de Bernie Sanders, dela Chambre des représentants.

[101] Jane Bussey, « New rules couldguide international investment », MiamiHerald, 20 juillet 1997 ; R.C.Longworth, « New rules for globaleconomy », Chicago Tribune,4 décembre 1997. Voir aussi Jim Simon,« Environmentalists suspicious offoreign-investors-rights plan », SeattleTimes, 22 novembre 1997 ; LorraineWoellert, « Trade storm brews overcorporate rights », Washington Times,15 décembre 1997. Business Week,9 février 1998 ; New York Times,13 février 1998, publicité payante ;

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chaîne publique NPR, journal télévisédu matin, 16 février 1998 ; Peter Ford,Christian Science Monitor,28 février 1998 ; Peter Beinart, NewRepublic, 15 décembre 1997 ; FredHiatt, Washington Post, 1er avril 1998.

[102] « The Multilateral Agreementon Investment », déclaration du sous-secrétaire d’État Stuart Eizenstat et dureprésentant adjoint au CommerceJeffrey Lang, 17 février 1998.

[103] Oliver Goldsmith, « TheTraveller » (1765).

[104] Lawrence Mishel, JaredBernstein et John Schmitt, The State ofWorking America, 1996-1997(Economic Policy Institute, M.E. Sharpe,

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1997). Sur le contexte juridique, voirtout particulièrement Morton Horwitz,The Transformation of American Law,1870-1960 (Oxford University Press,1992), chapitre 3.

[105] Eric Helleiner, States andReemergence of Global Finance(Cornell, 1994) ; James Mahon, MobileCapital and Latin AmericanDevelopment (Pennsylvania StateUniversity, 1996).

[106] Helleiner, op. cit., p. 190.Éditorial, « Regulating capital flows »,Financial Times, 25 mars 1998 ; JosephStiglitz, même date ; The State in aChanging World: World DevelopmentReport 1997 (World Bank, 1997).L’économiste David Felix a suivi

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régulièrement ces événements, dont il adonné des analyses très riches, ainsidans « Asia and the crisis of financialliberalization », in Dean Baker, GeraldEpstein et Robert Pollin (éd.),Globalization and ProgressiveEconomic Policy (Cambridge UniversityPress, 1998).

[107] Doug Gregory, St. LawrenceCenter Forum, 18 novembre 1997, reprisd a n s Monetary Reform, no 7(hiver 1997-1998).

[108] D’abord repéré par leséconomistes en matière deconsommation des ménages, cet effetexplique que leur consommation nebaisse pas alors que leurs revenusdiminuent ; la situation ne change

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qu’après épuisement de l’épargne. Demanière plus générale, l’« effet decliquet » a pour conséquence de rendreimpossible tout retour en arrière (NdT).

[109] Voir Guy de Jonquières, « Axeover hopes for MAI accord », FinancialTimes, 25 mars 1998 ; Economist,21 mars 1998.

[110] R.C. Longworth, « Globalmarkets become a private business.Experts begin setting the rules awayfrom public view », Chicago Tribune-Denver Post, 7 mai 1998.

[111] Economist, 21 mars 1998.[112] Louis Uchitelle, New York

Times, 30 avril 1998 ; Anna Swardson,Washington Post, 29 avril 1998.

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[113] Time, 27 avril 1998, G&M,29 avril 1998, tous deux cités parWeekly News Update, NicaraguaSolidarity Network, 339 LafayetteStreet, New York, NY 10012.

[114] Guy de Jonquières, « Networkguerrillas », Financial Times (Londres),30 avril 1998. Jack Straw est cité dansDavid Smith, « The whole world in theirhands », Sunday Times (Londres),17 mai 1998. Une recherche sur lesmédias britanniques menée par SimonFinch dans les bases de données n’adécouvert pratiquement aucun article surl’AMI avant 1998.

[115] Voir supra, p. 219.[116] Pour des preuves détaillées,

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voir Winfried Ruigrock et Robvan Tulder, The Logic of IndustrialRestructuring (Routledge, 1995).

[117] Des mises à jour régulières sontdisponibles auprès du Public Citizen’sGlobal Trade Watch, 215 PennsylvaniaAvenue, SE, Washington DC 20003. SiteWeb :http://www.citizen.org/Page.aspx?pid=1328

[118] Bob Davis, « In effect, ITC’ssteep tariffs on Japan protect US makersof supercomputers », Wall StreetJournal, 29 septembre 1997.