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1788 : savoirs politiques de l'Encyclopédie Méthodique Lecture des volumes d'économie politique et diplomatique par Jean-Jacques Tatin-Gourier Maître de conférences à l'Université de Poitiers DANS l'Aventure de l'Encyclopédie, Robert Darnton a décrit les phases successives de la dernière grande entreprise du libraire Panc- koucke : l'édition de l'Encyclopédie Méthodi- que, conçue comme encyclopédie suprême embrassant toutes les connaissances humaines et susceptible, selon Panckoucke lui-même, d'éclipser la première Encyclopédie de Dide- rot. L'étude de cette entreprise éditoriale de « l'Atlas de la Librairie » permet de mieux apprécier la diffusion et la légitimation des Lumières à la veille de la Révolution. En effet, avant que les troubles révolutionnaires ne menacent et n'infléchissent sa production, l'En- cyclopédie Méthodique a un statut quasi offi- ciel. « En 1789, écrit Robert Darnton, le sort de l'ouvrage semble lié à celui du régime car la Méthodique avait pris un caractère semi-offi- ciel. C'est un produit de la protection et du privilège, publié par la grâce du roi, censuré par des fonctionnaires royaux et imprimé par 25 des 36 imprimeurs qui détiennent un monopole royal sur la production des livres à Paris »1. D'autre part, l'organisation « méthodique », le regroupement discipline par discipline2, illus- tre l'apparition de la notion de disciplines autonomes et manifeste une nette évolution de 1. Robert DARNTON, l'Aventure de l'Encyclopédie, Perrin, Paris, 1982, p. 402. Damton note également : « Les six premiers volumes du dictionnaire des Arts et métiers mécaniques sont " dédiés et présentés à M. Le Noir, conseiller d'Etat, lieutenant général de Police " ». (La formule disparaît dans leseptième volume qui sort en 1790). Les volumes 1 et 2 deGéographie sont dédiés à Vergennes, ministre des Affaires étrangères, et letroisième à son successeur, lecomte de Montmorin. Quant au Tableau publié en 1789. il laisse entendre que ledictionnaire deGéographie a été virtuellement composé au ministère des Affaires étrangères. Jurisprudence est dédié à Miromesnil, garde des Sceaux, Grammaire etLittérature à Le Camus de Néville, Marine au Maréchal de Castries, ministre dela marine, Economie politique diplomatique au baron de Breteuil, ministre de laMaison du Roi, et le Tableau encyclopédique et méthodique des trois règnes de la nature à Necker, directeur général des Finances jusqu'en 1790. Op. cit., p. 37. l'encyclopédisme vers le professionnalisme. Malgré ces clivages liés aux spécialisations et au-delà des bouleversements révolutionnaires, une problématique commune semble unir ces encyclopédistes de la seconde génération : mettre leurs savoirs au service de l'Etat, quelles que soient ses formes. Cependant l'Encyclopédie Méthodique consti- tue, de par sa composition une mosaïque complexe de textes : l'ancienne Encyclopédie est partiellement reprise, mais interviennent aussi de nombreuses corrections et adjonc- tions, qu'elles soient explicites ou inavouées. Bien qu'obéissant à une composition de ce type, le Dictionnaire d'Economie politique et diplqmatique présente une unité certaine re- vendiquée d'ailleurs par les auteurs3. En pro- posant une lecture de ses quatre volumes rédigés par Jean-Nicolas Desmeunier et Guil- 2. Si les sciences, et plus précisément les sciences de lanature, l'emportent nettement sur les autres disciplines, une large place est faite à l'histoire, à la philosophie, au droit, et à lapolitique : - Histoire, 5 vol. - Géographie et Histoire ancienne, 3 vol. - Métaphysique, Logique, Morale, Education, 4 vol. - Philosophie, 3 vol. - Jurisprudence, 8 vol. - Economie politique et diplomatique, 4 vol. 3. « Chaque ligne de cet ouvrage tend à procurer aux hommes de bonnes loix (...) malgré sa forme de dictionnaire, son plan est assez vaste (...). Nous profitons souvent dutravail des autres; mais ce n'est jamais sans le revoir, et sans lecorriger lorsqu'il est susceptible decorrection ». « Loi » t. III, p. 136.

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1788 : savoirs politiques de l'EncyclopédieMéthodique

Lecture des volumes d'économie politique et diplomatique

parJean-Jacques Tatin-Gourier

Maître de conférences à l'Université de Poitiers

DANS l'Aventure de l'Encyclopédie, RobertDarnton a décrit les phases successives dela dernière grande entreprise du libraire Panc-koucke : l'édition de l'Encyclopédie Méthodi-que, conçue comme encyclopédie suprêmeembrassant toutes les connaissances humaineset susceptible, selon Panckoucke lui-même,d'éclipser la première Encyclopédie de Dide-rot. L'étude de cette entreprise éditoriale de« l'Atlas de la Librairie » permet de mieuxapprécier la diffusion et la légitimation desLumières à la veille de la Révolution. En effet,avant que les troubles révolutionnaires nemenacent et n'infléchissent sa production, l'En-cyclopédie Méthodique a un statut quasi offi-ciel. « En 1789, écrit Robert Darnton, le sort del'ouvrage semble lié à celui du régime car laMéthodique avait pris un caractère semi-offi-ciel. C'est un produit de la protection et duprivilège, publié par la grâce du roi, censurépar des fonctionnaires royaux et imprimé par25 des 36 imprimeurs qui détiennent unmonopole royal sur la production des livres àParis »1.

D'autre part, l'organisation « méthodique », leregroupement discipline par discipline2, illus-tre l'apparition de la notion de disciplinesautonomes et manifeste une nette évolution de

1. Robert DARNTON, l'Aventure de l'Encyclopédie, Perrin, Paris,1982, p. 402.Damton note également : « Les six premiers volumes dudictionnaire des Arts et métiers mécaniques sont " dédiés etprésentés à M. Le Noir, conseiller d'Etat, lieutenant général dePolice " ». (La formule disparaît dans le septième volume qui sorten 1790). Les volumes 1 et 2 de Géographie sont dédiés àVergennes, ministre des Affaires étrangères, et le troisième à sonsuccesseur, le comte de Montmorin. Quant au Tableau publié en1789. il laisse entendre que le dictionnaire de Géographie a étévirtuellement composé au ministère des Affaires étrangères.Jurisprudence est dédié à Miromesnil, garde des Sceaux,Grammaire et Littérature à Le Camus de Néville, Marine auMaréchal de Castries, ministre de la marine, Economie politiquediplomatique au baron de Breteuil, ministre de la Maison du Roi, etle Tableau encyclopédique et méthodique des trois règnes de lanature à Necker, directeur général des Finances jusqu'en 1790. Op.cit., p. 37.

l'encyclopédisme vers le professionnalisme.Malgré ces clivages liés aux spécialisations etau-delà des bouleversements révolutionnaires,une problématique commune semble unir cesencyclopédistes de la seconde génération :mettre leurs savoirs au service de l'Etat, quellesque soient ses formes.

Cependant l'Encyclopédie Méthodique consti-tue, de par sa composition une mosaïquecomplexe de textes : l'ancienne Encyclopédieest partiellement reprise, mais interviennentaussi de nombreuses corrections et adjonc-tions, qu'elles soient explicites ou inavouées.Bien qu'obéissant à une composition de cetype, le Dictionnaire d'Economie politique etdiplqmatique présente une unité certaine re-vendiquée d'ailleurs par les auteurs3. En pro-posant une lecture de ses quatre volumesrédigés par Jean-Nicolas Desmeunier et Guil-

2. Si les sciences, et plus précisément les sciences de la nature,l'emportent nettement sur les autres disciplines, une large place estfaite à l'histoire, à la philosophie, au droit, et à la politique :- Histoire, 5 vol.- Géographie et Histoire ancienne, 3 vol.- Métaphysique, Logique, Morale, Education, 4 vol.- Philosophie, 3 vol.- Jurisprudence, 8 vol.- Economie politique et diplomatique, 4 vol.3. « Chaque ligne de cet ouvrage tend à procurer aux hommes debonnes loix (...) malgré sa forme de dictionnaire, son plan est assezvaste (...). Nous profitons souvent du travail des autres; mais cen'est jamais sans le revoir, et sans le corriger lorsqu'il estsusceptible de correction ». « Loi » t. III, p. 136.

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laume Grivel4, nous nous interrogeons sur lacohérence des savoirs politiques, juridiques etéconomiques, proposés par l'élite des héritiersdes Lumières à l'Etat monarchique engagédans sa crise ultime.

Une critique limitée

Dans l'article « Loi » (t. III, p. 136), la dimensioncritique de l'ouvrage est nettement soulignée :«... En racontant ce qui se passe, nous avonssoin d'indiquer les vices et les abus de ce qui

se passe [...] ». Cependant l'acuité de la criti-que de l'ordre sociopolitique établi, qu'elle visele clergé, la noblesse ou le gouvernement, estplus limitée que dans l'Encyclopédie de Dide-rot et implique seulement, le plus souvent,quelques propositions de redéfinitions et deréformes régulatrices.

L'objectif d'« écraser l'infâme » qui était celuide Diderot a disparu de l'Encyclopédie Métho-dique. Bergier, confesseur du roi et chef de filedes adversaires des philosophes, à qui Panc-koucke confie la rédaction du dictionnaire deThéologie, exprime d'ailleurs sa décision d'ex-purger l'Encyclopédie des hérésies de Dide-rot5. La critique antireligieuse, diffuse et pré-gnante dans l'Encyclopédie, est limitée à lamise en cause de l'« autorité abusive duclergé » présentée comme simple survivance6.L'étendue des biens et des revenus ecclésias-tiques est en fait seule critiquée - la dîmeétant plus particulièrement visée. Cependant laperspective d'un équilibre acceptable est es-quissée : « Quel est le point de la fortune duclergé le plus favorable aux moeurs des ec-clésiastiques et au respect du peuple poureux ? ». La critique limitée des abus cléricauxs'articule ainsi à la proposition de réformes.

4. Jean-Nicolas Desmeunier (1751-1814) était censeur royal etsecrétaire ordinaire de Monsieur. Député du Tiers en

1789, ilcomposa un Avis aux Députés qui doivent représenter la Nation.Durant la Constituante, il fut secrétaire, président et membre duComité de Constitution. Membre du directoire du département deParis, il se démit de cette place quand Pétion fut réinstallé mairede Paris. Effacé sous le gouvernement de Robespierre, il reparuten l'An V (1797) et fut candidat à la place de membre du Directoire.Après le 18 brumaire, il fut nommé le 4 nivôse (25 décembre 1799)conservateur du tribunat dont il devint ultérieurement président. Ildevint sénateur en 1802 et fut, selon Michaud (Biographieuniverselle ancienne et moderne, 1843), l'un des sénateurs les plussouples devant Napoléon.Guillaume Grivel (1735-1810) était avocat à Bordeaux. Après laRévolution, il fut attaché aux écoles centrales comme professeur delégislation. Il était également membre des Académies de Dijon,Rouen, La Rochelle et de la Société philosophique de Philadelphie.5. « Dans plusieurs autres [articles] on étale les objections deshérétiques et l'on supprime les réponses des théologienscatholiques... De ces divers défauts il en résulte un plus grand, c'estque la doctrine de l'Encyclopédie est un tissu de contradictions ».6. « Les progrès des arts, des manufactures et du commercedétruisent peu à peu l'autorité abusive du clergé » « Clergé », t.IV, p. 750.

Antinobiliaire

A prime abord, la critique antinobiliaire sembleplus nette et revêt même parfois une tonalitépamphlétaire : « Convenons que les noblesressemblent beaucoup à ce que les frelons sontaux ruches ».Cette critique présuppose souvent des déve-loppements historiques impliquant une fermecondamnation du « gouvernement féodal ». Enfaisant appel aux notions d'intérêt de l'Etat,d'égalité des citoyens et de mérite personnel,elle se fonde sur « la morale et la politique ».Cependant la suppression de l'ordre de lanoblesse est clairement rejetée7. La seule ré-forme envisagée est, en fait, l'abolition del'annoblissement par achat de titres, cette « in-digne entrée dans le corps des nobles ». Or,cette mesure est précisément l'une des exigen-ces nobiliaires les plus répandues. La mise encause des droits seigneuriaux est, de plus,déclarée inopportune: « Cette matière estdélicate, et nous ne nous permettrons pas dela traiter en ce moment. »

Dans l'article « Sédition », la dénonciation desprivilèges est même assimilée à une incitationà l'insurrection, au projet de « loi agraire » quiest présentée comme une menace pour l'en-semble des propriétaires : « C'est renouveler laloi agraire, que d'ameuter les individus contreleur corps et contre ses constitutions reçues etautorisées ; c'est préparer, c'est exciter l'insur-rection de la cupidité et de l'esprit générald'invasion des propriétés, que de croire pou-voir disposer des propriétés des corps, pourvuqu'on en désintéresse les membres qui lescomposent ». Ainsi, dans le contexte de la crisesociopolitique de 1788, la critique antinobiliairecôtoie-t-elle, quelle que soit la vigueur de ses

7. « Faudroit-il abolir un ordre si fameux ? Cherchera-t-on uneégalité absolue et platonique ? Non certainement ». « NoblesseMilitaire », t. III, p. 426.

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accents pamphlétaires, un discours de défensedu privilège au nom du droit de propriétémenacé.

Sur les problèmes d'ordre politique, la dimen-sion critique de l'Encyclopédie Méthodiquesemble plus encore s'estomper. En effet, faceà la typologie traditionnelle des gouverne-ments, la Méthodique proclame son indiffé-rence et son scepticisme : les distinctions éta-blies ne permettent pas une analyse précisedes gouvernements existants, de leurs formesmixtes et ne peuvent en aucun cas fonder uneappréciation en matière de liberté politique :« Tout gouvernement de quelque nature, dequelque forme qu'il soit, peut égalementconserver religieusement à la nation la libertépolitique et la lui ôter. »

Contre les extrêmes

Cependant, la condamnation sans nuances dumodèle aristocratique et de certaines formesde démocratie est récurrente dans le Diction-naire d'Economie politique. Les conditionsd'acceptabilité du gouvernement aristocratiquene sont en effet à aucun moment définies. Dansles articles « Danemarck », « Dissolution desEtats » et « Lèse Majesté », le gouvernementaristocratique est présenté comme sourced'oppression et d'esclavage absolus, durableset irrémédiables. La supériorité de la démo-cratie définie comme « forme de gouverne-ment dans laquelle le peuple jouit de la souve-raineté » est certes reconnue en principe8.Mais la proximité de la démocratie et del'aristocratie est par ailleurs soulignée, et l'ac-cent est mis sur l'instabilité propre aux gouver-nements démocratiques. Ceux-ci courent enpermanence le risque de se corrompre, qu'ilsperdent l'esprit d'égalité et connaissent ainsiune dérive aristocratique9, ou qu'un soucid'égalité extrême les conduise au « despo-tisme ». L'Encyclopédie Méthodique met ce-pendant avant tout en relief les excès égalitai-

8. « La loi y est l'expression de la volonté générale ; et, si ellemanque quelquefois de justesse, elle n'est pas injuste comme dansles pays où quelques hommes dictent des ordres, au mépris desdroits de leurs concitoyens ». « Démocratie », t. II, p.

67.9. Au nom de l'expérience des républiques américaines,Montesquieu est critiqué comme auteur favorable à l'aristocratie.«Démocratie », t. II, p. 6.

res de la démocratie pure : « En général ladémocratie pure est fort dangereuse ; on peutmême ajouter qu'elle est déraisonnable, en cequ'elle accorde à des hommes ignorants etgrossiers des droits si vastes qu'ils en abuse-ront toujours. »

L'instauration de la loi agraire est l'un desrisques majeurs évoqués10. L'égalité, « âme dela démocratie », doit être maintenue par la voiefiscale plutôt que par le partage égal desterres. De plus, les divisions et hiérarchisationsinternes peuvent seules permettre que « lepetit peuple soit éclairé par les principaux etcontenu par la gravité de certains personna-ges ». La création d'un sénat, à condition qu'ilne soit pas inamovible, peut également assurerle maintien des moeurs. Dans cette définitiondes conditions d'acceptabilité de la démocra-tie, intervient une nette prise de distance àl'égard des modèles antiques : « Les politiquesgrecs qui vivoient dans le gouvernement popu-laire, ne reconnoissoient d'autre force qui pûtle soutenir, que celle de la vertu. Ceux d'au-jourd'hui ne nous parlent que de manufactures,de commerce, de finances, de richesses et deluxe même. »

Le modèle américain

Cependant le modèle des républiques améri-caines s'avère d'une grande prégnance. L'En-cyclopédie Méthodique cite en effet les consti-tutions des différents Etats et consacre unarticle à chacune d'elles. Compte tenu desappréciations globalement portées sur l'Indé-pendance américaine, la publication de cestextes fondateurs confère aux républiques lestatut de modèle tout en impliquant un déve-loppement exceptionnel des discours contrac-tuels et des thèses du droit naturel11. De plusla Méthodique souligne la supériorité de laconfédération américaine sur les républiques

10. « On ne peut pas établir un partage égal des terres dans toutesles démocraties. Il y a des circonstances où un tel arrangementseroit impraticable, dangereux, et choqueroit même la constitution.On n'est pas toujours obligé de prendre les voies extrêmes. Si l'onvoit, dans une démocratie,

que ce partage, qui doit maintenir lesmoeurs, n 'y convienne pas, il faut avoir recours à d'autres moyens ».« Démocratie », t. II, p. 59.11. « Tout gouvernement tire son droit du peuple, est uniquementfondé sur un contrat réciproque, et est institué pour l'avantagecommun ». « Delaware »,

t. II, p. 42.

« Nous avons remarqué ailleurs que si toutes les constitutionsaméricaines établissent ces droits sacrés que l'homme et le citoyendoivent conserver dans tous les gouvernements, elles le font avecplus ou moins d'énergie ou d'étendue ». « Etats-Unis », t. II, p. 361.

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antiques et contemporaines ainsi que sur lamonarchie anglaise12.

Les jugements portés sur ces législations expo-sées et les critiques des textes consacrés àl'Indépendance (Mably, Turgot) confirment laréflexion théorique sur la démocratie et sesconditions d'acceptabilité. En premier lieu, lesrépubliques américaines ont su éviter unedérive aristocratique : le Massachussetts a ainsiproscrit toutes les distinctions héréditaires.Cependant, le caractère rigoureusement dé-mocratique de certaines constitutions - cellede Pennsylvanie essentiellement - est criti-qué : il implique le risque d'instabilité13. De cefait, certaines restrictions du jeu démocratiquesont préconisées : « Peut-être le parti le plussage, dans ces circonstances, seroit-il d'imiterla politique de Solon qui, pour ne pas révolterles riches, exigea qu'on jouît d'un certain re-venu pour avoir droit de parvenir aux magistra-tures. »

Il est même souhaitable et prévisible que lesrépubliques américaines introduisent peu àpeu certaines formes aristocratiques dans leursinstitutions démocratiques14. Cependant, le re-cours des états américains au système repré-sentatif constitue un garant essentiel de stabi-lité et de prospérité : « Tout le monde connoîtles orages des véritables démocraties ; il estclair qu'elles ne conviennent qu'à des pays peuétendus. Les citoyens y perdent leur temps àtenir des assemblées générales, à délibérer sur

12. « ...[L'acte fédératif des américains] est bien supérieur é cesfédérations dont parle l'antiquité et à celles du corps hélvétique etde Hollande ». « Etats-Unis », t. II, p. 372.« La constitution de la Grande-Bretagne a servi de modèle auxconstitutions américaines; mais les Etats-Unis y ont choisi avec uneraison forte les articles convenables à leur position ». « Etats-Unis »,t. II, p. 360.13. «... Je demande si le peuple a droit de s'assembler toutes lesfois qu'il lui en prendra fantaisie, sans être astreint à aucune règle,à aucune police, et sans être sous les yeux d'un magistrat ? Si c'estlà l'esprit de la loi, il faut convenir qu'à force d'être populaire, elleest vraiment anarchique ». « Pennsylvanie », t. III, p. 579.14. « Sans doute les institutions américaines sont biendémocratiques ; si on veut les juger d'après l'histoire et d'après lamarche des autres peuples anciens ou modernes, il faudra yadmettre un jour une partie du régime de l'aristocratie, et lesremarques de M. l'abbé de Mably et de quelques autres écrivains,sont fondées à plusieurs égards: mais encore une fois pourquoiétablir d'avance des choses qu'on établira beaucoup mieux dansl'occasion ? » « Etats-Unis », t. II, p. 363.

les affaires publiques, et à nommer des ma-gistrats ; les colons d'Amérique veulent s'occu-per de leur culture et de leurs affaires parti-culières, et ils méritent des éloges pour avoirpréféré une forme de gouvernement qui assurela liberté politique et la liberté civile, sans nuireà l'industrie. »

L'oeuvre législatrice pragmatique des Améri-cains exige une approche elle-même pragma-tique et modérée, prenant en compte les impé-ratifs « du commerce et de l'économie politi-que ». Diverses critiques des institutions amé-ricaines sont de ce fait rejetées : Mably, pré-venu contre la constitution d'Angleterre, est partrop tributaire des modèles antiques ; Turgot,parce qu'il reproche aux législateurs améri-cains leur inspiration anglaise, mais aussi parceque ses réformes ont été trop brutales, estassimilé aux « écrivains qui prêchent une li-berté absolue ».Si les modèles démocratiques de l'antiquité nepeuvent avoir aucun impact sur l'évolution desinstitutions politiques françaises, ce modèleaméricain, redéfinition du modèle traditionnelde démocratie, peut être inspirateur de leçonspour une monarchie absolue, engagée dans lavoie de réformes précises et limitées. L'Ency-clopédie Méthodique ne vise en effet nulle-ment à bouleverser le cadre institutionnel de lamonarchie absolue. Celle-ci est fondamenta-lement distinguée du « pouvoir arbitraire ».« Le pouvoir absolu qui est dans l'Etat n'estpoint un pouvoir arbitraire; c'est l'ouvrage dela raison et de l'intelligence, et non un effet ducaprice. »

Défense des institutions

Bien qu'il réitère cette appréciation positive del'absolutisme, le Dictionnaire d'Economie poli-tique affirme par ailleurs le caractère parasi-taire du « souverain » qu'il range, sur un planstrictement économique, aux côtés des militai-res, des ecclésiastiques, des gens de loi et delettres, des médecins, des comédiens, desbouffons, des musiciens et des chanteurs etdanseurs d'opéra. Même justifiée par des ar-guments d'ordre économique, une telle miseen série a une valeur dégradatrice et pamphlé-taire : l'amalgame présuppose l'irrespect dessignes distinctifs des hiérarchies politiques,sociales et culturelles. Néanmoins, pour lesauteurs du dictionnaire, la monarchie et sescorps intermédiaires subordonnés doivent êtremaintenus. La noblesse tient en effet à l'es-sence même de la monarchie même si sa

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prééminence doit être redéfinie15: ses privilè-ges onéreux au peuple peuvent éventuelle-ment - même si la situation présente ne lepermet pas - être remplacés par des distinc-tions honorifiques sans que l'Etat ne deviennenécessairement despotique ou populaire.L'existence des parlements doit, elle aussi, êtresauvegardée. La référence à l'Esprit des loisjustifie d'ailleurs l'action passée des parle-ments.

Cette défense intégrale des institutions politi-ques françaises va de pair avec un soutiendéclaré aux mesures gouvernementales visantà juguler la crise politique et sociale : convo-cation des assemblées de notables16, instaura-tion d'administrations municipales, suppressionde la corvée17 et mesures assurant la liberté ducommerce des grains. L'éloge des administra-tions provinciales est particulièrement appuyé :elles doivent permettre les réformes fiscalesindispensables. « Les administrations provin-ciales vont changer ce même régime, et ellesproduiront sur cet article toutes sortes debiens. »

L'imposition doit en effet être proportionnelleau revenu, fixe sans arbitraire, et collectée sansoppression. A l'exemple de la Prusse, lesecclésiastiques doivent contribuer, par uneimposition plus forte, à la prospérité de l'Etat.La taxation des terres nobles doit, elle aussi,être augmentée.

Autorisées du modèle américain - mais sansimitation mécanique -, les monarchies euro-péennes, attentives à l'évolution des Etats-Unis,peuvent s'engager dans des réformes que lesLumières n'ont pu à elles seules permettre : « Ilest aisé de prévoir que leurs constitutions neseront adoptées nulle part, excepté peut-êtredans les parties de l'Amérique qui se civilise-ront ; l'Europe les admirera, et ne les imitera

pas : mais leurs lois, si elles sont bonnes,pourront être utiles en plusieurs points aux

15. Sur ce point, Montesquieu doit être corrigé : sa critique del'abolition des justices seigneuriales est présentée comme uneerreur. Cf. « Monarchie », t. III, p. 361.16. « (...) grâces au progrès des

lumières, on ne pouvoit plus

dévoiler l'état

des finances et demander des secours, sans offrir desdédommagements à la nation, et jamais on ne proposera au peupled'une monarchie un plan plus vaste et mieux calculé ». « Notables(assemblée des) », t. III, p. 431.17. L'appui aux réformes se manifeste par la publication des textesofficiels. Cf. « Cour Plénière », t. IV, p. 776.

nations européennes: elles gémissent sous unfatras de règlements injustes ou bizarres, restesde la féodalité ou de la jurisprudence desRomains: l'autorité des bons écrivains et deleurs élèves sera trop faible pour extirper desabus si multipliés et si invétérés; mais si lesAméricains doivent à leur code une partie deleur bonheur, cette autorité imposante séduirapeut-être les peuples de l'ancien monde. »

Le contre-exemple des Pays-Bas

Cependant, si l'oeuvre opérée par les législa-teurs américains et inspirée de la constitutionanglaise et des Lumières, constitue l'horizondes changements possibles18, la longue relationdes troubles des Pays-Bas autrichiens intervientcomme exemple d'échec d'une politique ré-formatrice de despotisme éclairé. Les auteurssoulignent tout d'abord la proximité immédiatedes événements et formulent en termes explici-tes leur souhait de pacification : « Au momentoù nous écrivons (au commencement de 1788),ces malheureux troubles, terminés sur lespoints essentiels, continuent sur un autre bienmoins important. Nous formons des voeux pourque les soulèvements ne recommencent passur cette bagatelle. »

La responsabilité des troubles est clairementattribuée au pouvoir impérial qui a voulu impo-ser une politique anticléricale et réformatriceen matière administrative et judiciaire19. L'ab-sence de prise en compte des « préjugés »,l'ampleur des enjeux et la précipitation sont àl'origine de cette sédition regroupant toutes lescomposantes de la population20. Mais, en nefaisant pas la part des réformes nuisibles et desréformes utiles, inspirées des Lumières, lesséditieux des Pays-Bas ont, eux aussi, faitpreuve de cécité, que celle-ci relève d'uneimpuissance ou d'une volonté de refus. « Nousobservons seulement que les Pays-Bas, en

18. « Les nouvelles constitutions qui viennent de s'établir enAmérique ont fait à peu près tout ce que doivent espérer lesgrandes peuplades dans l'état actuel des choses ». « Démocratie »,t. II, p. 66.« C'est un beau spectacle de voir treize Etats se former desconstitutions à la fin du XVIIIe siècle, et profiter dans cet ouvragedes lumières de la philosophie, et surtout des sages loix del'Angleterre ». « Etats-Unis », t. III, p. 359.19. « La cour de Vienne se proposoit, malgré la diversité desprivilèges, des préjugés et des habitudes de ses divers Etats,d'établir un régime uniforme pour les collèges d'administration etles tribunaux de justice ; et les provinces des Pays-Bas ont parudisposées à défendre les armes à la main, les anciens tribunaux :l'empereur, sur ces entrefaites, a voit supprimé beaucoup decouvents; et il avoit fait d'autres innovations dans le régimeecclésiastique ; et cette opération qui blessoit les dévots a réuni tousles ordres de citoyens ». « Pays-Bas autrichiens », t. III, p. 543.20. « Des innovations aussi importantes et aussi contraires auxcapitulations, et aux privilèges des Pays-Bas ne pouvoient manquerd'alarmer les esprits; et chacun doit convenir qu'elles étoient bienprécipitées ». « Pays-Bas autrichiens », t. III, p. 548.

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réclamant leurs capitulations et leurs privilègesn'ont pas voulu ou n'ont pas pu séparer lesinnovations, nuisibles à leur prospérité et à leurindustrie, de celles qui étoient analogues auprogrès des Lumières et qui se trouvoientfavorables à la prospérité de ces mêmes pro-vinces. »Ainsi, si les Etats-Unis apparaissent commel'horizon des changements utiles et possibles,la juste adaptation des idéaux des Lumières àune réalité qui n'est toutefois pas celle del'Europe, les Pays-Bas autrichiens, engagésprécipitamment par un monarque éclairé sur lavoie des réformes, constituent un avertisse-ment. La leçon de l'Indépendance américainepeut être une incitation aux politiques de ré-forme, alors que celle des Pays-Bas a valeur demise en garde pour les princes réformateurs.

La voie des progrès possibles s'avère doncétroite en comparaison des risques qu'encou-rent les empires. Dans le Dictionnaire d'Eco-nomie politique, le discours développé sur lesprogrès historiques, qu'ils soient acquis ou àvenir, est mince et demeure largement subor-donné au discours pessimiste et archaïque surle cours fatal de l'histoire. L'article « Economis-tes » évoque les progrès acquis au cours dusiècle et affirme la nécessité de « novateurs »21.Mais l'espoir en un bonheur lointain est pré-senté comme une fragile consolation22. Seule larelation de l'Indépendance américaine permetl'affirmation plus nette d'une conception pro-gressive de l'histoire : « [Les nouvelles répu-bliques] n'ont point à détruire ces antiques

21. « Si jamais on n'eût rien innové parmi nous, je vous prie,monsieur, de me dire où nous en serions encore aujourd'hui ; àbrûler les enchanteurs et les sorciers ; à prendre la force pourarbitre de la justice ; à faire dépendre de quelques pratiquessuperstitieuses, la fortune, l'honneur, la vie des citoyens; à milleautres sortes d'absurdités marquées au coin de l'ignorance et de labarbarie. Dans le temps dont je parle, nous devions être cependantbien plus éclairés qu'aujourd'hui : nous lisions l'avenir dans lesastres; nous avions une correspondance avec les esprits aëriens,et les démons, personnages qui, comme vous n'en doutez point, ensavoient bien plus long que nous ». « Economistes », t. II, p. 187.22. « Attendons un sort plus doux du progrès des lumières: s'il nenous est pas permis de changer nos propres destinées, semonspour la postérité ; montrons-lui les écueils où ses pères ont échoué ;exposons-lui les suites de leurs gouvernemens imprudens, de leurslégislations vicieuses, de leurs préjugés dangereux, de leursusages insensés, de leurs vices destructeurs; traçons-lui le tableaudes folies qui les ont conduits à leur ruine, faisons des expériencespour cette postérité dont tout homme de bien doit s'occuper, etflattons-nous de l'espoir que nos descendans, aidés descirconstances et de nos réflexions, seront un jour plus sages et plusheureux que nous ». « Dissolution des Etats », t. II, p. 117.

abus et ces inaltérables préjugés qui font lemalheur de toutes les vieilles nations; ellesentrent dans un ordre de choses où tout peutleur obéir. Le passé ne les enchaîne pas,

l'avenir est en leur disposition. »

Un discours pessimiste

Ce progrès historique maîtrisé par l'hommen'est en fait possible que pour le NouveauMonde. Quand il est question de l'Europe, lediscours sur le progrès demeure subordonné

au discours sur la dégradation inévitable del'histoire. L'article « Politique » (t. m, p. 625)manifeste sans doute le plus clairement cettesubordination : il ne faut tenter de perfectionnerles corps politiques que pour qu'ils puissentdurer.

Le discours pessimiste et archaïque sur l'his-toire demeure manifestement dominant. « LesEtats, ainsi que les corps humains, portent eneux les germes de leur destruction : commeeux, ils jouissent d'une force plus ou moinsdurable ; comme eux, ils sont sujets à des crisesqui les enlèvent brusquement, ou à des mala-dies chroniques qui les minent peu à peu, enattaquant les principes de la vie. Ainsi lessociétés comme les malades, éprouvent destransports, des délires, des révolutions: unembonpoint trompeur couvre souvent leursmaladies internes ; la mort elle-même suit deprès la santé la plus robuste. »Dans ce discours, les métaphores organicistesabondent. Mais apparaissent aussi les méta-phores de la lumière et de l'eau - le fleuve,l'eau croupie - et la métaphore plus classiquede la roue de la fortune. L'histoire est conçuecomme un processus de dégradation queponctuent les « révolutions »23. Celles-ci sont

23. « Si les changements tombent sur de grands objets ; si desroyaumes ou des empires sont démembrés, affoiblis, détruits; si desnations s'éteignent, et si la face de l'univers est, pour ainsi dire,bouleversée, on les appelle des révolutions ». « Décadence desEtats », t. II, p. 29-30.

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souvent issues de séditions. Pour évoquer lagenèse de ces « émotions populaires », lesmétaphores de la fermentation et de l'oragesont souvent développées24. Les réformes tropamples et précipitées sont présentées commeles catalyseurs par excellence des séditions. Lamétaphore du rapiéçage de la « tissure usée »apparaît alors25.

Cependant cette conception fataliste de l'his-toire, que l'Encyclopédie Méthodique déve-loppe elle-même largement, est par ailleursreniée et dénoncée comme symptôme de lacorruption du despotisme : « Ne songeons pointtristement à nos peines ; laissons-nous entraî-ner, le plus doucement qu'il est possible par laforce irrésistible de la nécessité [...]. C'est ainsique s'expriment des esclaves indolents en quile despotisme a totalement étouffé jusqu'audésir de voir changer leur sort. »Entre les périls de la réforme précipitée et lesdangers d'un immobilisme tout à la fois préco-nisé et dénoncé, la voie de l'action politique esttout aussi étroite que celle du progrès histori-que. L'Encyclopédie Méthodique condamneprioritairement les critiques radicales et lescomportements qui les autorisent. Qu'il s'agissedes thèses préconisant le partage des terres

- par référence aux lois agraires romaines26-

ou de la dénonciation des « accaparements »,les mises en cause du droit de propriété sontrejetées. « L'idée qu'on se fait de l'accapare-ment est le plus souvent comme celle qu'onattache aux mots de sorcier.et de maléfice ; elleest grossie, elle est défigurée par l'imagination.C'est un fantôme, qui, vu à travers les brouil-lards de l'ignorance et du préjugé, a commu-nément plus d'apparence que de réalité. »

Ces critiques, dénoncées comme archaïques etdangereuses, et auxquelles est opposé leprincipe de la liberté du propriétaire, sontrapportées à une conception du monde carac-térisée par la prégnance d'une problématiquestrictement politique et par l'absence de priseen compte des impératifs économiques : « On

24. « Les grands orages dans un Empire (...) s'annoncent par desbruits sourds, par des discours secrets, par des écrits licentieux etsatyriques contre le gouvernement (...), un nuage qui passe s'en vagrossir d'autres qui crèvent enfin tôt ou tard ». « Sédition », t. IV, p.189.25. « Un usage affermi par le temps, utile ou non, est pourtant à saplace dans l'enchaînement des choses ; tout est si bien lié, que lamoindre nouveauté substituée aux abus courans, ne tiendra jamaisà la tissure comme une partie usée ; et tel changement seroit bonen lui-même, qui gâteroit tout par la difficulté de l'assortir au reste ».« Sédition », t. IV, p. 299.26. « Cet exemple frappant et le souvenir des loix agraires doiventservir dans des siècles plus éclairés, à nous tenir en garde contreles insinuations des esprits remuans et novateurs qui, sous prétextede réunions ou d'autres arrangements prétendus favorables,voudroientpersuader au gouvernement de mettre une mainattentatoire aux diverses branches de la propriété ». « Agraire », t.I, p. 55.

ne cesse de prêcher depuis quelque tempsune liberté absolue ; on endoctrine tous lespeuples de la même manière, non sur despoints qui intéressent les droits sacrés et inva-riables du genre humain mais sur la formeparticulière des gouvernements et c'est unegrande erreur de la philosophie moderne. »

A celui qui développe une critique radicale dece qui est au nom d'une perfection que laréalité ne permet pas de transcrire, l'Encyclo-pédie Méthodique oppose le réformateur me-suré : « Les hommes d'un génie supérieur aucontraire ont des vues très vastes ; ils ne secontentent pas volontiers des établissementsactuels, parce que les inconvénients qui enrésultent les frappent plus que le bien qu'ilsproduisent. Ils tendent à la perfection : cet essorles entraîne, et rien ne les arrête. Leurs yeux,élevés vers cette perfection qui les appelle, nevoient pas les détails qui feront échouer leurnouveau système dans la pratique. »

En opposition, « les génies médiocres nes'écartent guère des routes battues. Lorsqu'ilsvoient les abus, ils en cherchent la cause ; etdès qu'ils l'ont trouvée, ils tâchent d'y appliquerle remède qu'ils jugent convenable, mais avecle moins d'innovations possible. Si leurs opé-rations ne sont pas brillantes, elles sont plustranquilles ; ils perfectionnent le système qui setrouve en vigueur ; ils cherchent à en tirer parti,et, on doit l'avouer, cette méthode a moinsd'inconvénients ». Cependant, les comporte-ments ici dénoncés sont étrangement rapportésà des modèles valorisés (« les hommes d'ungénie supérieur »), alors que les qualités del'homme d'Etat sont appréciées dans leurmédiocrité et banalisées (« les génies médio-

cres »).

Liberté d'entreprendre

Le Dictionnaire d'Economie politique s'adressed'abord à cet homme d'Etat, réformateur me-suré, qui, tout en évitant les innovations précipi-tées, « lutte sans cesse contre les altérationsnuisibles du temps ». L'adresse est explicite

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dans l'article « Sédition », où l'art de faire faceaux troubles est longuement exposé27. Maisau-delà des tactiques politiques conseillées auprince, le dictionnaire vise à promouvoir unensemble de savoirs indispensables aux« hommes d'état » et aux « lecteurs labo-rieux »28.

Parmi ces savoirs, une place prééminente estaccordée à la liberté d'entreprise et de com-merce, présentée comme principe du droitnaturel : « Voulez-vous qu'une société par-vienne à son plus haut degré possible derichesses, de population et conséquemment depuissance ? Confiez ses intérêts à la liberté,faites que celle-ci soit générale : au moyen decette liberté, qui est le véritable élément del'industrie, le désir de jouir irrité par la concur-rence, éclairé par l'expérience et l'exemple,vous est garant que chacun agira toujours pourson plus grand avantage possible, et, parconséquent, concourra de tout son pouvoir au plus grand accroissement possible de cettesomme d'intérêts particuliers, dont la réunionforme ce qu'on appelle l'intérêt général ducorps social, ou l'intérêt commun du chef et dechacun des membres dont ce corps est com-posé. »

Dans plusieurs articles concernant l'agriculture,les thèses physiocratiques sont égalementdéveloppées. Les institutions faisant obstacle àla liberté d'entreprendre et de commercer sontcritiquées, ainsi « les entraves mises par l'éta-blissement des jurandes, des corps de métierset des corporations ».Les savoirs politiques promus sont subordon-nés à ces principes d'économie politique : leschoix opérés quant aux formes de gouverne-ments et aux législations ne visent qu'à mieuxpermettre une transcription de ces principesadaptée au réel.

Les thèses politiques développées impliquentsouvent la référence aux jurisconsultes du droitnaturel et aux penseurs contractuels - Grotius,Puffendorf, Barbeyrac et Burlamaqui -, à leurthéorie classique du pacte de soumission.L'expression « contrat social » (« Contrat so-

27. « Laissez courir le torrent dans les premiers instans ; un torrentpasse vite ; si vous l'arrêtez, au lieu de ravager la surface, il minerale fonds. Donnez au ressentiment du peuple le temps de s'exhaler ».« Sédition », t. IV, p. 199-200.28. « Si les hommes d'état, si les lecteurs laborieux se donnent lapeine d'étudier l'ensemble de cet ouvrage, ils trouveront que,malgré sa forme de dictionnaire, son plan est assez vaste ». « Loi »,t. III, p. 136.

cial », t. I, p. 647) ne doit pas tromper: elledésigne le pacte de soumission du peuple ausouverain, conformément à l'ordre naturel(« en présence et sous la dictée de la nature»). Cependant, dans l'article « Etat politique »,Grotius et Puffendorf sont critiqués pour leurlégitimation du pouvoir arbitraire des souve-rains. Dans l'article « Droit naturel », l'oeuvrede Grotius est replacée en son temps et lacritique acquiert par là-même une dimensionhistorique : « ...S'il ne faut plus louer ses ouvra-ges avec exagération, il faut se souvenir del'époque où il les publia ; et, si l'érudition et lessubtilités de la dialectique déparent souventses écrits, ses fautes, qui furent celles de sonsiècle, ne doivent être comptées pour rien ici. »Montesquieu, dont l'autorité est évoquée dèsl'Avertissement29, est l'objet d'une assimilationcritique du même ordre. Il est certes abon-damment cité : vertu, ressort de la démocratie,critique du despotisme, réflexion sur les lois.Mais ses points de vue favorables à la noblessedoivent être corrigés : « M. de Montesquieu, entraitant ces sortes de questions, a presquetoujours mêlé des erreurs à de grandes vérités[...]. On voit que ce génie admirable avoitencore des préjugés, et qu'il écrivit dans untemps où l'on ne connoissoit pas bien les vraisprincipes de l'économie politique ». Pour lesauteurs du Dictionnaire d'Economie politique,lire l'oeuvre de Montesquieu en 1788, c'estdonc l'actualiser en la complétant et en lacorrigeant.

Mais les confirmations de Montesquieu parRousseau sont, elles aussi, mises en cause :ainsi la théorie des climats est-elle critiquée

comme justification possible du despotisme30.

29. « J'ai mis quelquefois à contribution l'immortel auteur de l'Espritdes Lois dont on ne peut prononcer le nom qu'avec admiration etavec respect. Ses idées sont si énergiques, si brillantes, et quoiqu'en disent des critiques superficiels ou corrompus, si justes engénéral, qu'on aura toujours raison de le citer » (t. I, p. VI).30. « Fort des principes de M. de Montesquieu, le philosophe deGenève les donne d'un ton encore plus affirmatif. « Quand tout lemidi seroit couvert de républiques, et tout le nord d'Etatsdespotiques, il n'en seroit pas moins vrai, dit-il, que par l'effet duclimat le despotisme convient aux pays chauds, la barbarie auxpays froids, et la bonne politique aux régions intermédiaires ». Sitelle est l'influence des climats, je ne vois pas pourquoi l'on serécrie tant contre le despotisme oriental, ni comment Montesquieuet Rousseau ont pu croire que la nature avoit fait tous les hommeslibres et égaux. Les climats qui condamnent les peuples du nordà la barbarie et les peuples du midi au despotisme, ne sont-ils pasl'ouvrage de la nature ». « Roi », t. IV, p. 74.

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Rousseau incontournable

Rousseau est, quant à lui, et sans que Montes-quieu n'intervienne, nommément dénoncédans l'article « Angleterre », où est soulignée lasupériorité de la constitution anglaise : « Quel-

ques auteurs*, séduits par une admiration peuréfléchie pour les gouvernements de l'Anti-quité ou par le plaisir de montrer de la gran-deur au milieu de ce qu'ils appellent la lie denos temps modernes, n'ont su voir de modèle

que dans l'institution de Sparte ou de Rome.Suivant eux, la seule affaire du citoyen estd'être sans cesse assemblé sur la place ou demarcher au combat: être vaillant, endurci auxtravaux, dévoré d'un ardent amour de la patrie,c'est-à-dire l'ardent désir de massacrer sesvoisins pour se glorifier ensuite de cette bou-cherie, leur ont paru les seules choses quipuissent faire estimer l'homme social: afin dedonner un air de vigueur à ce système, ils seservent de mots exagérés, ils emploient sanscesse les termes de lâcheté, d'avilissement, degrandeur d'âme, de vertu ; ils ne nous ontjamais dit la seule chose qu'il falloit dire, savoir,si l'on étoit heureux dans ces états qu'ils nousexhortoient d'imiter. »*L'auteur, par exemple, du Contrat social dit: « Lepeuple anglois, qui pense être libre, se trompe fort ;il ne l'est que pendant l'élection des membres duparlement : sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'estrien. »Rousseau (« l'auteur du Contrat social ») estainsi explicitement réfuté pour sa sensibilitéarchaïque au modèle politique de Sparte ou deRome, pour les modèles de comportement qu'ildéveloppe (la primauté de la participation à lavie politique, le sens de la gloire). ContreRousseau désigné comme inspirateur de criti-ques radicales, une défense du système repré-sentatif est développée31. Mais généralement,pour être réfuté, Rousseau est désigné par unepériphrase généralisante ou une appellationironique (« un des plus beaux génies de notresiècle »). Il est tout à fait exceptionnel qu'unecitation de Rousseau, reconnue comme telle,conforte le point de vue développé dans unarticle.

L'écho des textes politiques de Rousseau estpourtant perceptible dans plusieurs articles.Ainsi, dans l'article « Dissolution des Etats »,l'usurpation de la souveraineté (cette expres-sion n'est toutefois jamais employée) est évo-

31. Dans l'article « Député » (t. II, p. 82), le Contrat social estlonguement cité à propos de la représentation. L'ouvrage et sonauteur ne sont toutefois pas nommés. Il est seulement indiqué que« l'exagération se réfute d'elle-même ».

quée en ces termes : « Si un prince, ou quel-

ques personnes mettent leur volonté arbitraireà la place des lois, qui sont la volonté de lasociété, déclarée par le pouvoir législatif, lepouvoir législatif est changé. »Il est vrai qu'est avant tout envisagé le coup deforce du prince contre une assemblée dereprésentants. De plus, pour les auteurs dudictionnaire, un contrat originaire a permis lafin de l'état de guerre et constitue la source dela souveraineté : «Las d'un état de guerrecontinuelle et d'une liberté qui leur devenoitinutile, par l'incertitude de la maintenir, ils ensacrifièrent une partie pour jouir du reste avecplus de sûreté. La somme de toutes ces por-tions de liberté forma la souveraineté de lanation, qui fut mise en dépôt entre les mains dusouverain, et confiée à son administration. »

Mais, à la différence de Rousseau, la souverai-neté n'est nullement inaliénable... Dans l'article« Peuple », le Contrat social est longuementcité : moment opportun pour l'institution d'unpeuple, critique de l'oeuvre politique de Pierrele Grand, proportion de l'étendue du territoireet du « nom du peuple », éléments dont doittenir compte le législateur, la paix condition dela législation. Rousseau, qui n'est pas nommé,n'est toutefois présenté qu'en termes allusifs :« Autrefois on ne comptoit en France que deuxclasses de sujets; les grands ou les nobles, oule peuple, c'est-à-dire, les laboureurs, les ou-vriers, les artisans, les négociants, les finan-ciers, les gens de lettres et les gens de loix.Mais un homme du talent le plus distingué

pense que ce corps de la nation se borneactuellement aux ouvriers et aux laboureurs. »Cette introduction de la citation confère àRousseau le statut d'écrivain hostile tant à lanoblesse qu'aux secteurs sociaux non produc-tifs.

Rousseau, occulté ou condamné, s'avère doncincontournable. Même si l'essentiel de ses

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thèses politiques est évité, le discours absolu-tiste réformateur de l'Encyclopédie Méthodi-que s'avère perméable à certains extraits deRousseau32.

Un avenir fermé

Ainsi, dans la phase ultime de ce qu'il estconvenu d'appeler l'Ancien Régime, la se-conde génération des encyclopédistesdéveloppe-t-elle, pour une élite (« les hommesd'Etat et lecteurs laborieux ») au-delà de la-quelle se profile la figure de l'Etat protecteur,un discours dont les lignes de force sont asseznettes. Avant tout, la récurrence des thèseséconomiques libérales (liberté d'entreprise etde commerce) confère une unité à l'ouvrage.Le discours proprement politique (réflexion surles formes de gouvernement et les institutions,proposition de réformes) demeure tributairedans ses grandes lignes de la problématiquevoltairienne : discours absolutiste et réforma-teur, appel à un prince arbitre éclairé, secondéd'une élite elle-même modelée par les ensei-gnements des Lumières. Cependant, cetteproblématique voltairienne est en quelquesorte perturbée, déstabilisée. Certaines lignesd'affrontement s'effacent ou du moins s'estom-pent. L'heure n'est plus à la lutte contre lastratégie hégémonique de l'Eglise, contre lesprétentions des Grands et des Parlements. Laleçon a été tirée de l'échec du despotismeéclairé aux Pays-Bas autrichiens ; la séditiongénéralisée ne doit pas être l'horizon des ré-formes. Il est indispensable que celles-ci,graduées et mesurées, se développent dans lacohésion maintenue de la monarchie et de sescorps subordonnés (noblesse, parlements),contenus mais non détruits. Interviennent alorsles nombreuses références à Montesquieu.

Les menaces se sont, semble-t-il, déplacées : leDictionnaire d'Economie politique dénoncel'hostilité aux accaparements, les mises encause du droit de propriété, la critique systéma-tique comme autant de manifestations de l'« en-thousiasme de la liberié » et de l'« esprit d'éga-lité extrême ». Le front qu'avait ouvert Voltairecontre Rousseau s'amplifie, se durcit et sedéplace : l'attaque du Premier Discours n'est

32. De 1775 à 1787, certains ouvrages favorables à l'ordre politiqueabsolutiste citent de plus en plus fréquemment Rousseau. Cf.François Chas, J.J. Rousseau justifié ou Réponse à M. Servan, 1784 :Pierre-Charles

Levesque, l'Homme moral, ou l'Homme considéré

tant dans l'état de pure nature que dans la société, 1775; PierreLouis Claude Gin, les Vrais Principes du gouvernement françaisdémontrés par la raison et par les faits, 1777.

plus d'actualité. Ce sont désormais les thèsesdu Second Discours et du Contrat social quisont avant tout visées. Il n'est de place - leplus souvent inavouée et honteuse - que pourun Rousseau censuré : autorisé à n'évoquer quela lointaine Sparte et les temps opportuns pourinstituer un peuple. L'avenir, lourd de risqueset de menaces, est un avenir fermé : « la nature,par une marche constante, mène tout ce quiexiste à la destruction ».En cette veille de la Révolution, chez ceux-làmême qui reprennent le flambeau de Diderotet des encyclopédistes, resurgissent massive-ment les visions catastrophiques de l'histoire.Seul le discours développé sur les républiquesaméricaines permet d'envisager les perspecti-ves d'un bonheur humain. Ce progrès et cebonheur ne sont toutefois fermement espérésque pour l'autre, le Nouveau Monde, et l'attentede son écho lointain en Europe n'est présentéeque comme illusion consolatrice.

La référence au modèle américain semble, deplus, contredire l'hostilité déclarée à la formedémocratique de gouvernement, le rejet caté-gorique de la thèse de la souveraineté dupeuple. Mais le dictionnaire introduit une dis-tinction importante en soulignant les avantagesdu système représentatif garant de stabilité etde prospérité économique. Les révolutionnai-

res « corrigeront » précisément Rouseau sur cepoint.

Au-delà de la mosaïque qui le constitue, leDictionnaire d'Economie politique développedonc un discours politique cohérent. Il estdifficile d'apprécier la perméabilité de cediscours aux thèses adverses. Sans doutedemeure-t-il pour une part tributaire des legsanciens de l'Encyclopédie de Diderot : le com-bat anticlérical et les attaques des valeursnobiliaires ont laissé des traces. Toutefois cer-taines oscillations des figures du monarque etde l'homme d'Etat (le roi économiquementparasite et le réformateur « génie médiocre »)sont peut-être autant d'indices, de failles, d'im-pacts du discours adverse. Fragile discours eneffet que celui qui dévalorise les modèles qu'iltente de promouvoir et qui exhalte ceux qu'ilcombat.

avril 1989