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1990 - 2015 : 25 ans, 25 textes de l'Afrique francophone au sud du Sahara et de l'océan Indien Source (Francparler): http://www.francparleroif.org/actualites/26851990 201525ans25textesdelafriquefrancophoneausuddusaharaetdelocean indien.html

1990 - 2015 : 25 ans, 25 textes de l'Afrique francophone au sud du Sahara et de l'océan Indien

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Anthologie proposée et présentée par Bernard Magnie

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   1990 - 2015 : 25 ans, 25 textes de l'Afrique francophone au sud

du Sahara et de l'océan Indien

Source  (Franc-­‐parler):  http://www.francparler-­‐oif.org/actualites-­‐/2685-­‐1990-­‐2015-­‐25-­‐ans-­‐25-­‐textes-­‐de-­‐lafrique-­‐francophone-­‐au-­‐sud-­‐du-­‐sahara-­‐et-­‐de-­‐locean-­‐indien-­‐.html    

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1990 - 2015 : 25 ans, 25 textes de l'Afrique francophone au sud du Sahara et de l'océan Indien

Anthologie proposée et présentée par Bernard Magnier

1990-2015 : 25 ans. Un quart de siècle. 25 années durant lesquelles le continent africain a connu bien des tourmentes, des folies et des furies, celles de la nature et celles des hommes. 25 années aussi durant lesquelles le continent a su faire entendre la voix de ses artistes, à moins que ce ne soient les artistes qui aient fait entendre la voix de leur continent ! 25 années durant lesquelles les écrivains ont fait preuve d’une belle indépendance créatrice. Ils ont su se dédouaner des sujets attendus, des chemins obligés, se libérer des tutelles et conquérir des publics tant africains qu’européens 25 années durant lesquelles quelques grands aînés ont quitté la scène, non sans avoir laissé une trace féconde et, pour certains, avoir connu la reconnaissance et le succès. 25 années qui ont vu apparaître de nouveaux talents qui ont abordé de nouvelles thématiques, conquis de nouveaux territoires et qui se sont saisi de nouveaux genres littéraires et de nouvelles terres d’imaginaire. Cette anthologie se propose de tenter de rendre compte de ce quart de siècle de création littéraire. Elle est tributaire du genre qui implique des contraintes et nécessite des choix. La contrainte était géographique et matérielle : le souhait de s’intéresser aux œuvres francophones de l’Afrique sub-saharienne étendue à la zone indo-océanienne et d’en limiter la sélection à une vingtaine de textes. Les choix ont été d’ordre historique, littéraire et, bien sûr, esthétique. Ils ont été déterminés par quelques lignes de réflexion : privilégier des œuvres récentes publiées durant ces 25 années et relevant de la fiction –essentiellement romanesque tout en ne négligeant pas les autres genres littéraires (nouvelle, poésie et théâtre) ni des modes d’expression parfois qualifiés à tord de mineurs. A

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cela s’est ajouté une volonté de choisir des œuvres accessibles, sur la plan éditorial mais aussi sur le plan de la lisibilité, sans toutefois refuser des thématiques exigeantes et susceptibles d’interroger, d’interpeler, de suggérer le doute et la discussion. Enfin, nous avons choisi pour héros et héroïnes de lecture, des personnages jeunes, témoins et acteurs privilégiés du plus jeune des continents par sa démographie et, sans doute, dans bien des cas, compagnons proches des lecteurs qui vont découvrir ces lignes. Ce travail est organisé en trois temps : une première partie consacrée aux apprentissages et essentiellement à ceux de l’école, aux difficultés et aux bonheurs rencontrés ; une deuxième réunit des portraits de destins d’enfants ; enfin une troisième évoque le thème du départ, de l’exil, de ses attentes et de ses conséquences. Trois thèmes omniprésents dans la création littéraire africaine, trois thématiques qui devraient permettre d’aborder bien des questions essentielles, susciter des débats et établir le dialogue. Certes, tous les pays ne sont pas représentés, bien des auteurs sont absents et comme toujours dans cet « exercice de style » le doute, sans cesse présent, persiste au-delà du travail achevé. Il y a toujours un 26ème texte qui frappe à la marge, une hésitation sur le choix de tel auteur, sur l’absence de tel autre, sur la pertinence d’un extrait, sur la ligne où le texte doit être coupé. C’est ainsi et c’est la loi de ce type de travail et nous l’assumons comme tel. Au-delà de ces réserves, il demeure un souhait, majeur et déterminant : celui de susciter des envies, de faire découvrir des écrivains et leurs œuvres, de donner à (mieux ou autrement) penser la vie et le monde. Tâche bien ambitieuse sans doute mais n’est-ce pas celle de la littérature et de l’art ? Enfin, et peut-être avant tout et surtout, proposer des moments de lecture… des moments de plaisir.

Bernard Magnier  

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1900-2015 : 25 ans, 25 textes De l’Afrique francophone au sud du Sahara et de l’océan Indien. Bernard Magnier pour franc-parler-oif.org

Apprendre, lire, écrire

Amadou Hampâté BÂ (Mali) Sur les traces d’Amkoullel l’enfant peul, Actes Sud 1998 Alfred DOGBÉ (Niger) La classe de science Bon voyage don Quichotte, Lansman 1997 In Koli Jean BOFANE (République Démocratique du Congo) Mathématiques congolaises, Actes Sud 2008 Fatou DIOME (Sénégal) Le Ventre de l’Atlantique, Anne Carrière 2003 Gaston-Paul EFFA (Cameroun) Tout ce bleu, Grasset 1996 Alain MABANCKOU (Congo) Lumières de Pointe-Noire, Seuil 2013 SONY LABOU TANSI (Congo) « Les mots me charment… » L’autre monde, Editions Revue Noire 1997 Kossi EFOUI (Togo) Récupérations, Lansman 1992

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1900-2015 : 25 ans, 25 textes De l’Afrique francophone au sud du Sahara et de l’océan Indien. Bernard Magnier pour franc-parler-oif.org

Destins d'enfants, d'adolescents, d'adultes

BEYROUK (Mauritanie) Et le ciel a oublié de pleuvoir, Dapper 2006 RAHARIMANANA (Madagascar) L’enfant riche Lucarne, Serpent à plumes 1996 Ananda DEVI (Ile Maurice) Ève de ses décombres, Gallimard 2005 Marguerite ABOUET (Côte d'ivoire) Aya de Yopougon, volume 1, Gallimard 2005 Emmanuel DONGAL A (Congo) Photo de groupe au bord du fleuve, Actes Sud 2010 Ahmadou KOUROUMA (Côte d'ivoire) Allah n’est pas obligé, Seuil 2000 Florent COUAO-ZOTTI (Bénin) Charly en guerre, Editions Dapper 2001 Tierno MONENEMBO (Guinée) L’aîné des orphelins, Seuil 2000

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1900-2015 : 25 ans, 25 textes De l’Afrique francophone au sud du Sahara et de l’océan Indien. Bernard Magnier pour franc-parler-oif.org

Partir… revenir, aller-retour, aller sans retour

Abdourahman WABERI (Djibouti) Cahier nomade, Serpent à plumes 1996 Fatou DIOME (Sénégal) Le Ventre de l’Atlantique, Anne Carrière 2003 Véronique TADJO (Côte d'ivoire) Loin de mon père, Actes Sud 2010 Gilbert GATORE (Rwanda) Le Passé devant soi, Phébus 2008 Léonora MIANO (Cameroun) Contours du jour qui vient, Plon 2006 NIMROD (Tchad) Le Départ, Actes Sud 2005 Scholastique MUKASONGA (Rwanda) Inyenzi ou les Cafards, Gallimard 2006 Koffi KWAHULÉ (Côte d'ivoire) Bintou, Lansman 1997 Sami TCHAK (Togo) Place des Fêtes, Gallimard, 2000

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Apprendre, lire, écrire

Amadou Hampâté BÂ, Sur les traces d’Amkoullel l’enfant peul, Actes Sud (1998)

Alfred DOGBÉ, Bon voyage don Quichotte, Lansman (1997)

In Koli Jean BOFANE, Mathématiques congolaises, Actes Sud (2008)

Fatou DIOME, Le Ventre de l’Atlantique, Anne Carrière (2003)

Gaston-Paul EFFA, Tout ce bleu, Grasset (1996)

Alain MABANCKOU, Lumières de Pointe-Noire, Seuil (2013)

SONY LABOU TANSI, L’autre monde, Editions Revue Noire (1997)

Kossi EFOUI, Récupérations, Lansman (1992)

 

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1900-­‐2015  :  25  ans,  25  textes  De  l’Afrique  francophone  au  sud  du  Sahara  et  de  l’océan  Indien.  

Bernard  Magnier  pour  franc-­‐parler-­‐oif.org

 

 

AMADOU HAMPÂTÉ BÂ 1900-1990 (MALI)

     Né   à  Bandiagara  dans   une   famille   peule,   Amadou  Hampâté  Bâ  a   occupé   diverses   fonctions   dans  l’administration   puis   à   l’Institut   français   d’Afrique   noire   à   Dakar   et   à   l’UNESCO   avant   de   se  consacrer  à  la  transcription  et  traduction  en  français  du  patrimoine  oral  peul  et  à  la  rédaction  de  ses  mémoires  (Amkoullel  l’enfant  peul  ;    Oui,  mon  commandant).      

Sur  les  traces  d’Amkoullel  l’enfant  peul,  Actes  Sud  (1998)  Puisant   dans   l’oralité   des   leçons   de   sagesse   Amadou   Hampâté   Bâ   livre   ici   un   bel   exemple   de  tolérance  en  contant  ses  réflexions  et  observations  sur  un  animal  familier,  le  caméléon.        «  À  l’école  du  caméléon  »      Si  j'ai  un  conseil  à  vous  donner,  je  vous  dirai  :  Ouvrez  votre  cœur  !  Et  surtout  :  Allez  à  l'école  du  caméléon  !   C'est   un   très   grand   professeur.   Si   vous   l'observez,   vous   verrez...     Qu'est-­‐ce   que   le  caméléon  ?      D’abord,  quand  il  prend  une  direction,  il  ne  détourne  jamais  sa  tête.  Donc,  ayez  un  objectif  précis  dans  votre  vie,  et  que  rien  ne  vous  détourne  de  cet  objectif.        Et    que  fait  le  caméléon  ?  Il  ne  tourne  pas  la  tête,  mais  c'est  son  œil  qu'il  tourne.  Le  jour  où  vous  verrez  le  caméléon  regarder,  vous  verrez  :  c'est  son  œil  qu'il  tourne.  Il  regarde  en  haut,  il  regarde  en  bas.  Cela  veut  dire  :  Informez-­‐vous  !  Ne  croyez  pas  que  vous  êtes  le  seul  existant  de  la  terre,  il  y  a  toute  l'ambiance  autour  de  vous  !          

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1900-­‐2015  :  25  ans,  25  textes  De  l’Afrique  francophone  au  sud  du  Sahara  et  de  l’océan  Indien.  

Bernard  Magnier  pour  franc-­‐parler-­‐oif.org

 Quand   il   arrive   dans   un   endroit,   le   caméléon   prend   la   couleur   du   lieu.   Ce   n'est   pas   de  l'hypocrisie  ;   c'est   d'abord   la   tolérance,   et   puis   le   savoir-­‐vivre.   Se   heurter   les   uns   les   autres  n'arrange  rien.  Jamais  on  n'a  rien  construit  dans  la  bagarre.  La  bagarre  détruit.  Donc,  la  mutuelle  compréhension  est  un  grand  devoir.  Il  faudrait  toujours  chercher  à  comprendre  notre  prochain.  Si  nous  existons,  il  faut  admettre  que,  lui  aussi,  il  existe.        Et  que  fait-­‐il  le  caméléon  ?  Quand  il  lève  le  pied,  il  se  balance,  pour  savoir  si  les  deux  pieds  déjà  posés   ne   s'enfoncent   pas.   C'est   après   seulement   qu'il   va   déposer   les   deux   autres.   Il   balance  encore…  il  lève...  Cela  s'appelle  :  la  prudence  dans  la  marche.      Et  sa  queue  est  préhensible.  Il  l'accroche.  Il  ne  se  déplace  pas  comme  ça…  Il  l'accroche  afin  que  si  le   devant   s'enfonce,   il   reste   suspendu.   Cela   s'appelle   assurer   ses   arrières…   Ne   soyez   pas  imprudents  !        Et  que  fait  le  caméléon  quand  il  voit  une  proie  ?  Il  ne  se  précipite  pas  dessus,  mais  il  envoie  sa  langue.  C'est  sa  langue  qui  va  la  chercher.  Car  ce  n’est  pas  la  petitesse  de  la  proie  qui  dit  qu'elle  ne  peut  pas  vous  faire  mourir.    Alors,  il  envoie  sa  langue.  Si  sa  langue  peut  lui  ramener  sa  proie,  il  la  ramène  tranquillement  !  Sinon,    il  a  toujours  la  ressource  de  reprendre  sa    langue  et  d'éviter  le  mal…    Donc,  allez  doucement  dans  tout  ce  que  vous  faites  !    Si   vous   voulez   faire   une   œuvre   durable,   soyez   patients,   soyez   bons,   soyez   vivables,   soyez  humains  !      

 Amadou  Hampâté  Bâ,  Sur  les  traces  d’Amkoullel  l’enfant  peul,  Actes  Sud  (1998)  

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1900-­‐2015  :  25  ans,  25  textes  De  l’Afrique  francophone  au  sud  du  Sahara  et  de  l’océan  Indien.  

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ALFRED DOGBÉ 1962-2013 (NIGER)

     Né  à  Niamey,  Alfred  Dogbé  a  été  professeur  de  lettres  puis  journaliste  et  il  s’est  ensuite  consacré  à  l’écriture.  Nouvelliste  et  dramaturge,  il  a  été  un  des  artisans  les  plus  actifs  de  la  scène  théâtrale  du  Niger,  du  Burkina  Faso  et  du  Togo  où  il  a  aussi  beaucoup  travaillé.    Bon  Voyage  Don  Quichotte,  Lansman  (1997)  Dans  le  cadre  de  l’école  la  confrontation  brutale  entre  problème  abstrait  et  réalité  quotidienne  dans  cette  nouvelle  extraite  d’un  recueil  intitulé  Bon  voyage  Don  Quichotte.        «  La  classe  de  science  »  

 Onze  heures  cinquante.    Monsieur  le  Professeur  contemple  le  beau  tableau  récapitulatif  punaisé  au  mur.  Toutes  les  cases  reprenant   les   composantes   d’une   alimentation   équilibrée   ont   été   remplies   par   les   élèves   eux-­‐mêmes.  Et  sans   faute.  En  vérité,   la  classe  est   très  active,   les  élèves  très  éveillés,  et  Monsieur   le  professeur  très  fier.    Onze  heures  cinquante-­‐cinq.    Monsieur   le   Professeur   vérifie   les   acquis.   D’abord,   des   questions   toutes   simples  :   "Exemples  d’aliments  composés  ?  Différence  entre  aliments  et  nutriments  ?  Rôle  de  l’amidon  ?"  ...  Les  doigts  se   lèvent.   Les   bonnes   réponses   fusent.   Soixante   élèves   rassasiés   de   lipides,   protides,   glucides,  dégorgent  la  science  fraîchement  assimilée.  Monsieur  le  professeur  est  très  fier.    Midi.        

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1900-­‐2015  :  25  ans,  25  textes  De  l’Afrique  francophone  au  sud  du  Sahara  et  de  l’océan  Indien.  

Bernard  Magnier  pour  franc-­‐parler-­‐oif.org      

La  cloche  a  sonné  sans  succès  :  les  questions  continuent  à  susciter  l’intérêt  général.  "Différence  entre  malnutrition  et  sous-­‐alimentation  ?  Symptômes  et  séquelles  des  avitaminoses  A,  B,  C,  D,  E,  F  ?"   …   La   classe   se  mue   en   une   forêt   de   doigts.   Tous   les   élèves   réclament   la   parole.   Glucose,  fructose,   lactose,  galactose…  Même  les  moins  brillants  se  surpassent.  Même  Alikou   le  taciturne  qui,   le   visage   éclairé,   pointe   le   doigt   en   l’air.  D’habitude,   il   ne  demande   jamais   la   parole,  mais  cette   fois,   ses   yeux   brillent,   il   insiste   sans   pourtant   participer   au   chahut   de   ses   camarades.  Monsieur   le  Professeur  est  vraiment   fier.  La  veille,   il  a  expulsé  Alikou,  parce  que  trois  boutons  manquaient   à   sa   chemise  ;   après   ce   genre   d’incident,   les   élèves   ont   généralement   tendance   à  bouder…  Alikou,  non.  Décidément,  ce  cours  est  une  réussite  !    Midi  cinq.    Quelques   questions   plus   complexes   avant   de   se   séparer  :   "Un   repas   composé   de   trois   cents  grammes   de   riz,   cent   cinquante   grammes   de   viande   et   cent   grammes   de   dattes,   est-­‐il  équilibré  ?"…  Allons,  il  suffit  de  réfléchir.  Alors…  qui  ?  …  Oui,  toi,  Alikou  !    

-­‐ Monsieur,  je  demande  la  permission  de  partir.  Nous  sommes  dix  chez  mon  tuteur.  Si  je  ne  rentre  pas  à  temps  pour  le  dîner,  les  autres  mangeront  tout.  

 Monsieur  le  professeur  soupire…  tandis  que  le  beau  tableau  punaisé  se  détache  du  mur  et  tombe  comme  une  feuille  morte.      

Alfred  Dogbé,  Bon  Voyage  Don  Quichotte,  Lansman  (1997)    

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1900-­‐2015  :  25  ans,  25  textes  De  l’Afrique  francophone  au  sud  du  Sahara  et  de  l’océan  Indien.  

Bernard  Magnier  pour  franc-­‐parler-­‐oif.org      

 

 

IN KOLI JEAN BOFANE Né en 1954  

(REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO)  

   Né  à  Mbandaka  en  République  démocratique  du  Congo,  In  Koli  Jean  Bofane  vit  en  Belgique  depuis  1993.   Tout   d’abord   auteur   pour   les   jeunes   lecteurs   avec  Pourquoi   le   lion   n’est   plus   le   roi   des  animaux,  il  a  publié  Mathématiques  congolaises,    son  premier  roman,  en  2008  et  Congo  Inc  en  2014.    Mathématiques  congolaises,    Actes  Sud  (2008)  Célio   est  un  obsédé  des   chiffres   et   des   calculs.  Une  passion   et  un  don  qui   lui   valent   le   surnom  de  Célio  Mathématik  et  qui  le  mèneront  vers  d’étranges  aventures  dans  les  coulisses  du  pouvoir…      

II    APOLOGIE  DE  LA  SOUSTRACTION  

 Comme   le   cosmos,   l’engouement   de   Célio   pour   les  mathématiques   avait   une   origine.   Il   devait  avoir  dans  les  dix  ans  quand  il  avait  rencontré  un  livre.  Un  bouquin  pas  mal  abîmé,  orné  d’une  couverture  vert  olive,  intitulé  Abrégé  de  mathématique  à  l’usage  du  second  cycle,  concocté  par  un  certain  Kabeya  Mutombo,   édition  1967.   L’ouvrage   était   le   seul   bien  qu’il   lui   restait   de   feu   son  père,   Cyprien  Matemona,   et   Célio   l’avait   conservé   précieusement   comme  une   relique.   Le   livre  était   plus   que   fatigué.   Pour   parvenir   jusqu’à   cette   époque,   il   avait   dû   subir   plusieurs  restaurations  mais,  pour  rien  au  monde,  le  jeune  homme  n’aurait  pu  s’en  séparer.  

Tout  petit,  il  l’avait  trouvé  plutôt  rébarbatif.  Tous  ces  triangles  parcourus  de  traits  et  de  pointillés  qui  allaient  dans  tous   les  sens  ne  réussissaient  qu’à   l’égarer  dans  ses  tentatives  pour  comprendre   quoi   que   ce   soit.   Des   angles   qui   avaient   la   faculté   de   chauffer   jusqu’à   180°   sans  qu’on   sache   trop   pourquoi   le   laissaient   plutôt   sceptique.   Que   dire   de   ces   caractères   qui   se  montaient   les   uns   sur   les   autres,   qui   s’additionnaient   ou   se  multipliaient   avec   des   signes   qui  n’existaient   dans   aucun   alphabet   normal  ?   En   dehors   de   sa   valeur   sentimentale,   le   volume  n’avait   aucun   intérêt.   Célio   le   conserva  dans   cet   état  d’esprit   pendant  deux,   trois   ans   jusqu’au  jour  où,  en  l’ouvrant  par  hasard,  il  avait  lu  :  Tout  corps  plongé  dans  un  liquide  subit  une  pression  de  bas  en  haut,  égale  au  poids  du  volume  du  liquide  déplacé.  La  phrase  l’avait  frappé  comme  une  révélation.  Elle  était  d’une   telle  évidence  !  Les  mots  avaient  résonné  en   lui  comme  des  paroles  divines.  Il  avait  survolé  les  pages  pour  en  savoir  davantage  et  ce  fut  l’illumination.    

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FATOU DIOME Née en 1968 (SENEGAL)    

Née  au  Sénégal  dans   l’île   de  Niodor,   Fatou  Diome  vit   en  France  depuis  1994  où   elle  a  occupé  de  nombreux  emplois   tout  en  poursuivant   ses  études  de   lettres.  C’est  cette   situation  qui   lui  a   inspiré  son  premier  livre,  un  recueil  de  nouvelles,  La  Préférence  nationale  en  2001.  Son  premier  roman,  Le   Ventre   de   l’Atlantique,   lui   a   très   vite   assuré   une   renommée   internationale.   Désormais,   elle  enseigne   à   l’Université   de   Strasbourg   et   consacre   son   temps   à   l’écriture   (Inassouvies   nos   vies,  Celles  qui  attendent,  Impossible  de  grandir).      Le  Ventre  de  l’Atlantique,    Anne  Carrière  (2003)  Madické,  un  jeune  Sénégalais,  rêve  de  rejoindre  sa  sœur  partie  en  France.  Pourtant  la  vie  de  la  jeune  femme  est  loin  de  ressembler  au  paradis  espéré…      Bien  sûr  que  je  me  souviens  de  lui.  Monsieur  Ndétare,  instituteur  déjà  vieillissant.  Avec  une  lame  pour  visage,  des  fourches  en  guise  de  mains   et   des   échasses   pour   l’emmener   faire   le   fonctionnaire   dévoué   jusqu’aux   confins   du  pays,  là  où  l’Etat  se  contente  d’un  rôle  de  figurant.  Ndétare  se  distingue  des  autres  habitants  de  l’île  par  sa  silhouette,  ses  manières,  son  air  citadin,  sa  mise  européenne,  son  français  académique  et   sa   foi   absolue   en   Karl   Marx,   dont   il   cite   l’œuvre   par   chapitre.   Syndicaliste,   il   assure   les  fonctions  de  directeur  de   l’école  primaire  du  village  depuis  bientôt,   un  quart  de   siècle,   depuis  que   le  gouvernement,   l’ayant  considéré  comme  un  agitateur  dangereux,   l’avait  expédié  sur   l’île  en  lui  donnant  pour  mission  d’instruire  des  enfants  de  prolétaires.    Bien  sûr  que  je  me  le  rappelle.  Je  lui  dois  Descartes,  je  lui  dois  Montesquieu,  je  lui  dois  Victor  Hugo,  je  lui  dois  Molière,  je  lui  dois  Balzac,  je  lui  dois  Marx,  je  lui  dois  Dostoïevski,  je  lui  dois  Hemingway,  je  lui  dois  Léopold  Sédar  Senghor,  je  lui  dois  Aimé  Césaire,  je  lui  dois  Simone  de  Beauvoir,  Marguerite  Yourcenar,  Mariama  Bâ  et  les  autres.  Je  lui  dois  mon  premier  poème  d’amour  écrit  en  cachette,  je  lui  dois  la  première  chanson  française  que  j’ai  murmurée,  parce  que  je  lui  dois  mon  premier  phonème,  mon  premier  monème,  ma  première  phrase  française  lue,  entendue  et  comprise.  Je  lui  dois  ma  première  lettre  française   écrite   de   travers   sur   mon   morceau   d’ardoise   cassée.   Je   lui   dois   l’école.   Je   lui   dois  l’instruction.  Bref,  je  lui  dois  mon  Aventure  ambiguë.  Parce  que  je  ne  cessais  de  le  harceler,  il  m’a  tout   donné   :   la   lettre,   le   chiffre,   la   clé   du  monde.   Et   parce   qu’il   a   comblé  mon   premier   désir  conscient,  aller  à  l’école,  je  lui  dois  tous  mes  petits  pas  de  french  cancan  vers  la  lumière.  

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1900-­‐2015  :  25  ans,  25  textes  De  l’Afrique  francophone  au  sud  du  Sahara  et  de  l’océan  Indien.  

Bernard  Magnier  pour  franc-­‐parler-­‐oif.org      

 

GASTON-PAUL EFFA Né en 1965 (CAMEROUN)  

   

Né  à  Yaoundé  en  1965,  Gaston-­‐Paul  Effa  a  été  élevé  par  des  religieuses  auxquelles  son  père  l’avait  confié.  Destiné  à  la  prêtrise,  il  vient  en  France  afin  de  suivre  des  études  de  théologie  mais  il  choisit  la  philosophie  qu’il  enseigne  aujourd’hui  dans  l’est  de  la  France.  Son  premier  roman  (Tout  ce  bleu)  a   été   publié   en   1996,   suivi   de   recueils   de   poésie   et   de   d’autres   romans   (Mâ,   Cheval-­‐Roi,   Je   la  voulais  lointaine)    Tout  ce  bleu,  Grasset  (1996)  Entre  sa  naissance  à  Yaoundé  et  sa  venue  à  Paris,  Douo-­‐Papus  construit  sa  personnalité  et  se  libère  des  influences  ;  la  lecture,  et  plus  tard,  l’écriture  seront  déterminantes  dans  sa  formation.          Douo-­‐Papus  lisait  des  livres  savants,  trop  savants  pour  son  âge.  À  douze  ans,  il  devait  distinguer  la  critique  des  mœurs  de  la  farce  italienne  chez  Molière.  À  treize  ans,  il  entendait  l'honneur  et  la  passion  s'affronter  dans  le  fracas  des  armes.  On  lui  apprenait  que  la  Tempête  de  Césaire  renouait  avec  les  motifs  shakespeariens.  Mais  il  n’avait  jamais  lu  Shakespeare.  Non  plus  qu’il  n’avait  lu  ce  que   lit   un   enfant   de   son   âge  :   Stevenson,   Jules   Verne,   Alexandre   Dumas   lui   étaient   inconnus.  Enfant,   il   s’était   réfugié   au   cœur   secret   de   la   littérature.   Lisant   des   livres   qu’il   n’avait   pas  toujours   compris,   il   avait   arpenté   de   très   incertains   territoires,   découvert   des   cités   interdites,  des  paysages  en  ruine,  avant  de  pénétrer  la  respiration  du  monde.  Scribe  nostalgique,   il  avait  pieusement  restitué   le  mélange  singulier  du   français  et  des   langues  vernaculaires,   s’étonnant   que   l’on   dise   «  misérer  »   (pour   vivre  misérablement),   «  fréquenter  »  (pour  aller  à   l’école),  «  cadeauter  »  (pour  offrir  un  cadeau),  «  préparer  »  (pour  faire   la  cuisine).  Quand  il  analysait  ces  expressions  originales,  il  n’était  pas  rare  que  les  religieuses  le  trouvassent  dans   l’hébétude   d’une   longue   rêverie.   Douo-­‐Papus   saluait   l’austère   félicité   du   langage,   la   nuit  lisse  et  étincelante  des  mots,  qui  offrait  le  monde,  à  portée  de  murmure.  

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1900-­‐2015  :  25  ans,  25  textes  De  l’Afrique  francophone  au  sud  du  Sahara  et  de  l’océan  Indien.  

Bernard  Magnier  pour  franc-­‐parler-­‐oif.org      

 

Alain MABANCKOU Né en 1966 (CONGO)  

Poète   et   romancier   né   au  Congo   en   1966,   Alain  Mabanckou  a   vécu   à  Paris   avant   de   résider   aux  États-­‐Unis   où   il   enseigne   actuellement   à   l’Université   de   Californie.   Son   œuvre   romanesque   est  teintée  d’humour   et   volontiers   émaillée  de   références,   de   citations   et  de   clins  d’œil   qui   sollicitent  une  lecture  complice  (Bleu  Blanc  Rouge,  Verre  cassé,  Black  Bazar).  Prix  Renaudot  en  2006  avec  Mémoires  de  porc-­‐épic,  il  est  un  des  auteurs-­‐phares  des  littératures  africaines.    Lumières  de  Pointe-­‐Noire,    Seuil  (2013)    De   retour   dans   sa   ville   d’enfance,   Pointe-­‐Noire   au   Congo,   Alain   Mabanckou   se   souvient   avec  émotion  de  ses  parents,  de  ses  proches,  de  ses  copains  et…  de  l’école.    «  Le  pas  suspendu  de  la  cigogne  »    J’écris  dans  un  cahier  d’écolier  dont  j’arrache  tantôt  les  feuilles  pour  la  moindre  rature.  Comme  si   le   passé   était   une   ligne   droite,   une   onde   immobile   et   insensible   à   l’impétuosité   des   vents.  Parfois,  mécontent  d’un  paragraphe,   je  me  rue  dans  la  cuisine  et   fouille  dans   la  petite  poubelle  afin  de  retrouver  ce  que  j’ai   jeté  la  veille.  Et  c’est  ce  que  je  garde,  écartant  sans  remords  ce  qui  me   satisfaisait   quelques  minutes   avant   et   que   je   prenais   pour   une   transposition   fidèle   de  ma  pensée,  des  images  que  me  suscite  ce  retour  au  bercail.    

Quelques  «  écrivains  en  herbe  »  tels  qu’ils  se  qualifient  eux-­‐mêmes  ici  sont  passés  me  rendre  visite  à  la  demande  du  directeur  de  l’Institut  français  qui  s’était  borné  à  me  dire  :  

− Ils  veulent  être  des  écrivains  comme  tout  bon  Congolais  qui  se  respecte,  et  ils  ont  des  manuscrits  à  foison.  Je  n’ai  jamais  vu  ça  dans  aucun  pays  dans  lequel  j’ai  travaillé  !  Ici  tout  le  monde  est  poète  !  Et  ça  fait  des  jours  qu’ils  font  le  guet  !  Il  faut  les  recevoir  et  leur  dire  deux  ou  trois  mots,  c’est  important  pour  eux.  Ils  sont  plus  d’une  douzaine  en  bas  où  j’ai  organisé  un  petit  endroit.  Vous  serez  tranquilles…  

Nous  avons  discuté  pendant  plus  de  deux  heures  dans  un  coin  du  hall,   juste  en  dessous  de  mon   appartement.   Il   y   en   a   qui   ne   juraient   que   par   les   poètes   Tchicaya   U’Tamsi   et   Maxime  Ndebeka.  D’autres  par  les  romanciers  Henri  Lopes,  Sony  Labou  Tansi  et  Emmanuel  Dongala.  Ils  m’ont   lu   leurs  poèmes  et  attendaient  que   je   salue   leur  génie  ou  que   je   leur  conseille  de  revoir  leur   copie.   Ils   ont   été   quelque   peu   déçus   lorsque   j’ai   avancé   que   je   n’avais   pas   ce   pouvoir  souterrain.  

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1900-­‐2015  :  25  ans,  25  textes  De  l’Afrique  francophone  au  sud  du  Sahara  et  de  l’océan  Indien.  

Bernard  Magnier  pour  franc-­‐parler-­‐oif.org      

Vers  la  fin  de  ces  échanges  où  chacun  d’eux  essayait  de  montrer  aux  autres  son  travail  et  de  dire  combien  il  mériterait  d’être  publié  –  sans  compter  ceux  qui  avaient  publié  à  leurs  propres  frais   et   qui   s’estimaient   au-­‐dessus   de   la   mêlée   parce   que   au   moins   ils   avaient   une   preuve  imprimée  de  leur  statut  d’écrivain-­‐,  un  jeune  prosateur  m’a  demandé  :  

− Pourquoi  vous  écrivez  ?  Comme  la  fatigue  me  gagnait,  j’ai  dit  ce  qui  me  passait  par  la  tête  à  cet  instant-­‐là  :  

− Je  ne  sais  pas  pourquoi  j’écris,  et  c’est  peut-­‐être  pour  cela  que  j’arrache  les  pages  que  j’ai  déjà  noircies  et  les  jette  à  la  poubelle  en  me  disant  que  de  toute  façon  je  n’ai  pas  le  choix,  je  les  rechercherai  le  lendemain  matin  dans  la  corbeille  pour  les  réécrire.  Peu  importe  le  temps  que  cela  prendra  pour  qu’un  jour  ce  livre  soit  fini.  

Ça   les   a   fait   rire,   moi   non.   D’autant   que   ma   poubelle   est   maintenant   remplie   de   pages  froissées…      

Alain  Mabanckou,  Lumières  de  Pointe-­‐Noire,    Seuil  2013      

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1900-­‐2015  :  25  ans,  25  textes  De  l’Afrique  francophone  au  sud  du  Sahara  et  de  l’océan  Indien.  

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SONY LABOU TANSI 1947-1995 (CONGO)

 Né  à  Kimwanza  dans   l’actuelle  R.D.C.,  Sony  Labou  Tansi  vient   très   tôt  au  Congo  où   il  demeurera  toute   sa   vie.   Enseignant   d’anglais,   il   découvre   le   théâtre   et   anime   plusieurs   troupes   avant   de  constituer   à   Brazzaville   le   Rocado   Zulu   Théâtre   qui   créera   ensuite   toutes   ses   pièces   et   les  présentera   en   Afrique  mais   aussi   en   Europe   et   en   Amérique   du   nord.   Dramaturge,   l’un   des   plus  joués   du   continent   de   son   vivant,   il   est   aussi   l’auteur   de   six   romans   (La   Vie   et   demie,   L’Anté-­‐peuple,  L’Etat  honteux,  Le  Commencement  des  douleurs).  Par  son  œuvre  et  sa  personnalité,  il  a  fortement   marqué   l’écriture   francophone   africaine   et   plusieurs   écrivains   revendiquent   leur  filiation.   L’autre  monde,  Revue  Noire  (1997)  Romancier   et   dramaturge,   Sony   Labou  Tansi   était   aussi   poète.   Il   aimait   jouer   des  mots     et   il   ne  cessait  d’écrire  des  textes  dispersés  dans  diverses  publications  car  il  n’a  jamais  publié  de  recueil  de  son  vivant.    

 es  mots  me  charment  

Me  font  signe  Et  demandent  que  je  leur  trouve  

Du  travail  A  n'importe  quel  salaire  -­‐  

Les  mots  viennent  en  foule  Sous  ma  plume  

comme  des  prolétaires  Les  mots  revendiquent  

leurs  droits  à  la  parole  et  veulent  établir  la  dictature  des  mots  sur  la  vie  -­‐  

Il  leur  faut  quelqu'un  qui  les  comprenne  qui  les  prenne  à  son  service  -­‐  

Hélas  !  je  ne  suis  pas  celui-­‐là        

L  

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Les  mots  croisent  les  mains  S'asseoient  et  s'endorment  aux  pieds  du  poète  Qui  seul  connaît  leur  valeur  Les  mots  vont  mourir  si  quelqu’un  ne  les  remue  à  temps  -­‐  

Les  mots  sont  du  silence  qui  parle  -­‐  Des  bulles  de  silence  qui  parlent.        

Sony  Labou  Tansi,  L’autre  monde,  Revue  Noire  (1997)    

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KOSSI EFOUI  Né en 1962 (TOGO)

 

Né  au  Togo,  Kossi  Efoui  y  a  suivi  des  études  de  philosophie  avant  d’être  contraint  à  quitter  son  pays.  Résidant  en  France,   il   se  consacre  à   l’écriture,  alternant   les  créations  théâtrales  (Récupérations,  La  Malaventure,  Io,  L’entre-­‐deux  rêves  de  Pitagaba)  et  les  romans  (La  Polka,  La  Fabrique  de  cérémonies,   Solo   d’un   revenant,   L’Ombre   des   choses   à   venir).   Son   œuvre   offre   une   écriture  exigeante,   parfois   dérangeante,   toujours   indépendante,   soucieuse   de   ne   pas   se   laisser   enfermer  dans  des  catégories.   Récupérations,  Lansman  (1992)  Une  pièce  de  théâtre  qui  met  en  scène  une  émission  de  «  téléréalité  »  réunissant  divers  invités  parmi  lesquels  des  sans-­‐abris,  un  petit  voleur,   sa  mère  prostituée,  un  séminariste  devenu  souteneur,  une  trafiquant  d’enfants  et  l’auteur  d’un  roman-­‐reportage  intitulé  «  Du  côté  de  chez  Dieu  »…     La   journaliste  :  Monsieur   Leduc,   vous   êtes   l’inventeur   du   roman-­‐reportage.   Et   vous   venez  de  publier    "Du  côté  de  chez  Dieu",  un  très  beau  livre  que  je  recommande  vivement  aux  amateurs  de  belle  littérature.  Bonjour…  et  merci  d’être  venu.    Germain  Leduc  :  On  m’appelle  familièrement  G.L.    La   journaliste  :   Inutile   de   vous   présenter   Dieu,   puisqu’il   a   été   l’inspirateur   de   votre   roman.  Alors,  "Du  côté  de  chez  Dieu"…  un  clin  d’œil  à  Proust  ?    Germain  Leduc  :  Non,  pourquoi  ?    La  journaliste  :  Parce  que…  enfin…  on  pourrait  imaginer  que…  Bon,  passons  !    Germain  Leduc  :  Disons-­‐le  tout  de  suite  :  "Du  côté  de  chez  Dieu"  est  un  lieu,  un  lieu  chargé.   Je  pars  toujours  du  lieu.  Ce  n’est  qu’après  avoir  intégré  tous  ces  contours  symboliques  à  ma  propre  mémoire,  assimilé  sa  sensibilité  et  son  aura  que  je  me  mets  à  le  peupler  d’aventures.  Dans  ce  cas  précis,   je   me   suis   inspiré   d’une   rencontre   que   j’ai   faite   il   y   a   cinq   ans   avec   un   personnage  extraordinaire   surnommé   "Dieu"   pour   je   ne   sais   quelle   obscure   raison   et   qui   vivait   sur   un  dépotoir   entouré   d’une   faune   assez   pittoresque.   J’aime   ces   lieux   qui   sont   dépositaires   d’une  poésie  brute,  je  dirais  même  organique.    

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Bernard  Magnier  pour  franc-­‐parler-­‐oif.org      

La  journaliste  :  Dans  votre  roman,  vos  personnages  semblent  heureux…    Germain  Leduc  :  Ils  le  sont,  incontestablement.  Le  bonheur,  dans  ma  conception  des  choses,  est  le   fruit   d’un   cheminement   réflexif.   Il   est   dans   le   regard   intelligent   posé   sur   son   vécu.   Le  conditionnement,   ici,  n’a  aucune   importance,  à  proprement  parler.   J’ai  d’ailleurs  remarqué  que  c’est  dans  les  conditions  de  vie  les  plus  dures  qu’on  atteint  le  bonheur,  dans  toute  sa  magnifique  simplicité.    La  journaliste  :  Dieu  gagne  au  loto  à  la  fin  du  roman.    Germain  Leduc  :  Je  suis  optimiste.    La  journaliste  :  Pouvez-­‐vous  nous  lire  un  passage  de  votre  roman  ?    Germain  Leduc  :  (lisant)  :  …  Et  lorsqu’elle  parla  enfin,  elle  me  dit  :  "Je  n’aurais  jamais  dû  sortir  de  mon  lit  ".  Elle  parla  de  bien  d’autres  choses  encore.  D’un  fleuve  de  mémoire  ancienne  qui  la  parcourt  comme  une  Déesse-­‐Serpent  et  qui  hante  ses  nuits  de  maudite  lune.  Elle  n’avait  que  son  corps  ouvert  à  tous  vents.  "Qui  me  laisse  aller  ?  Qui  me  laisse  venir  ?  "  répétait-­‐elle.  "Dieu  peut-­‐être…"    La  journaliste  :  Quelques  commentaires,  Dieu  ?      Dieu  :  "C’est  pourquoi,  lorsque  vous  verrez  l’abomination  de  la  désolation  –  dont  a  parlé  le  prophète  Daniel  –  établie  en  lieu  Saint,  que  celui  qui  lit  fasse  attention.  "  Mattheus  24  verset  15.    La  journaliste  :  En  tout  cas,  votre  roman  se  vend  très  bien.  On  parle  même  d’une  adaptation  pour  le  théâtre.  Monsieur  Germain  Leduc,  êtes-­‐vous  un  homme  heureux  ?    Germain  Leduc  :  Oui,  pourquoi  ?    La  journaliste  :  Les  lieux  de  votre  inspiration,  ces  lieux  qui  alimentent,  traversent,  habitent  votre  création  disparaissent  les  uns  après  les  autres.  "Du  côté  de  chez  Dieu"  va  être  rasé,  vous  le  savez  ?    Germain  Leduc  :  Je  ne  peux  que  m’insurger  contre  cette  ignominie  vis-­‐à-­‐vis  de  la  littérature  et  de  la  beauté.    La  journaliste  :  Merci  beaucoup,  G.L.  Et  maintenant,  le  moment  tant  attendu  :  les  habitants  du  côté  de  chez  Dieu,  à  cœur  ouvert.      

Kossi  Efoui,  Récupérations,  Lansman  (1992)                

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Destins d'enfants, d'adolescents, d'adultes

Mbarek Ould BEYROUK, Et le ciel a oublié de pleuvoir, Dapper (2006)

Jean-Luc RAHARIMANANA, Lucarne, Serpent à plumes (1996)

Ananda DEVI, Ève de ses décombres, Gallimard (2005)

Marguerite ABOUET, Aya de Yopougon, volume 1, Gallimard (2005)

Emmanuel Dongala, Photo de groupe au bord du fleuve, Actes Sud (2010)

Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé, Seuil (2000)

Florent COUAO-ZOTTI, Charly en guerre, Editions Dapper (2001)

Tierno MONENEMBO, L'aîné des orphelins, Seuil (2000)

 

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MBAREK OULD BEYROUK Né en 1957 (MAURITANIE)  

 Né  à  Atar  en  Mauritanie,  après  des  études  de  droit,  Mbarek  Ould  Beyrouk  devient  journaliste,  crée  et   dirige   le   premier   journal   indépendant   de   son   pays   de   1988   à   1994,   puis   collabore   à   diverses  revues  (Jeune  Afrique,  Mawkib).  Il  a  publié  son  premier  roman,  Et  le  ciel  a  oublié  de  pleuvoir,  en  2006.    Et  le  ciel  a  oublié  de  pleuvoir,  Dapper  (2006)  Un   récit   à  plusieurs   voix  dans   lequel   est   conté   le   destin  de   la  belle   Lolla,   jeune   femme  du  désert,  indépendante  et  volontiers  rebelle  mais  prisonnière  d’un  monde  conservateur.  Bechir  est  l’un  de  ses  prétendants…      BECHIR      

Je  suis  Bechir,  fils  de  Bakar,  fils  de  Lehbib,  le  sabre  et  le  fusil  et  la  tente  et  la  couronne  des  Oulad   Ayatt.   Aujourd’hui   on   aime   dire   que   tout   cela   est   fini,   que   nos   anciennes   valeurs   sont  mortes,  mais  cela  n’est  pas  vrai.  Les  siècles  ont  imprimé,  et  pour  toujours,  leurs  empreintes  sur  les  fronts  des  gens.  Je  resterai  toujours  Bechir,  fils  de  Bakar,  chef  de  la  tribu  des  Oulad  Ayatt.  

Aujourd’hui,   c’est   vrai,   le  monde   n’est   plus   tout   à   fait   ce   qu’il   a   toujours   été.   Il   y   a   les  gendarmes,  il  y  a  l’administration,  il  y  a  les  impôts,  il  y  a  l’école,  il  y  a  la  politique.  Mais  tout  cela  n’est   qu’appât   pour   les   pauvres   cœurs   broyés   par   la  machine   des   temps.   Tout   cela   n’est   que  luxuriante  végétation  des  mirages  de  cette   fin  des   temps.  La  vérité  est  ailleurs  ;  une  montagne  que   les  vents  de  ce  siècle  ne  sauront  ébranler  et  qui  s’émeut  seulement  quand  sont  prononcés  les   noms   de   ceux   qui   par   le   sabre,   l’étrier,   les   livres,   les   fusils   l’ont   gravie   pierre   par   pierre  jusqu’à  atteindre  les  sommets.  Ce  sont  les  miens  et  ceux  qui  leur  ressemblent.  Pas  les  partis,  pas  l’instituteur,  pas   le  préfet  !  Ceux-­‐là  sont   les  gestionnaires  du   factice  et  du  verbe.   Ils  parlent,   ils  écrivent,  mais  leur  salive  et  leur  encre  s’évanouissent  à  chaque  instant  sous  le  soleil  du  Sahara.  Et  quand   ils  doivent  agir,  quand   ils  veulent  dessiner   leur  volonté  sur   le  sable,   ils   s’adressent  à  moi  pour  que  le  vent  n’emporte  pas  leurs  discours,  pour  que  l’empreinte  de  leur  plume  ne  soit  pas  effacée  par  les  alizés.  Car  ils  savent  bien  que  ces  arpents  de  sable  sont  miens  puisque  le  sang  et  l’esprit  de  mes  pères  ont  donné  cœur  qui  bat  à  ces  campements,  ont  été  sèves  de  ces  palmiers  et  nappes  nourrissantes  pour  ces  puits  profonds  !  

     

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1900-­‐2015  :  25  ans,  25  textes  De  l’Afrique  francophone  au  sud  du  Sahara  et  de  l’océan  Indien.  

Bernard  Magnier  pour  franc-­‐parler-­‐oif.org    

Ce  n’est  pas  à  des  citadins  perdus,  et  qui  ne  vivent  que  d’eau  minérale  pendant  que  nos  gosiers   sont   secs,   que   les   nomades   de   Leguelb   vont   répondre  !   Ces   dunes   blanches,   je   ne  m’arrêterai   pas   de   le   dire,   nous   appartiennent   à   nous   seuls,   nous   y   avons   planté   nos   plus  anciennes   vérités,   nous   y   avons   dressé   les   épieux   qui   soutiennent   nos   tentes,   nous   y   avons  guerroyé,   nous   y   avons   enfanté,   nous   y   avons   cultivé   nos   coutumes,   nos   traditions  !   Et   ces  coutumes,  ces  traditions,  cet  ordre-­‐là  nous  appartiennent  aussi.  Personne  n’a  le  droit  de  nous  les  arracher  !    

   

Mbarek  Ould  Beyrouk,    Et  le  ciel  a  oublié  de  pleuvoir,  Dapper  (2006)    

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1900-­‐2015  :  25  ans,  25  textes  De  l’Afrique  francophone  au  sud  du  Sahara  et  de  l’océan  Indien.  

Bernard  Magnier  pour  franc-­‐parler-­‐oif.org    

 

JEAN-LUC RAHARIMANANA Né en 1967 (MADAGASCAR)  

Né  à  Antananarivo  à  Madagascar,   Jean-­‐Luc  Raharimanana   est   venu   en  France   en  1989  où   il   fut  tout  d’abord  enseignant  avant  de  se  consacrer  à  son  œuvre  dans  laquelle  la  mémoire  et  les  traces  douloureuses  du  passé  (en  particulier  la  violente  répression  coloniale  de  1947)  sont  très  présentes.  (Rêves  sous  le  linceul,  Nour  1947,  Le  cauchemar  du  gecko).  Depuis  quelques  années,  il  a  choisi  de  s’exprimer  également  sur  la  scène  en  interprétant  ses  textes,  accompagné  de  musiciens.  (Rano,  rano).    Lucarne,  Serpent  à  plumes  (1996)  Une  plongée  au  cœur  d’Antananarivo,  la  capitale  de  Madagascar,  dans  ses  zones  d’ombre  et  dans  le  quotidien  misérable  d’un  jeune  garçon  prêt  à  tout  pour  sa  survie.    

Des  chants,  des  voix…  Accélérer  le  pas.  Une  foule  s’entasse  autour  d’un  groupe  de  mpihira  gasy*.  Ils  chantent  de  

leurs   voix   gutturales,   de   leurs   voix   mal   adaptées   au   chant,   des   voix   qui   hurlent   plutôt.   Mais  l’Enfant   est   enthousiasmé.   Il   tient   son   argent   dans   son   poing.   Le   petit   chien   vient   renifler   les  danseurs.  La  foule  rit.  Tout  le  monde  est  content.  On  jette  des  pièces.  L’Enfant  aussi.  Son  unique  pièce.  

Il  applaudit  !  Les  bonnes  gens  semblaient  un  peu  perdues   lais   ils   souriaient.  Les  yeux  brillaient  :  des  

feux  que  l’on  ne  pouvait  éteindre  mais  qui  partaient  d’eux-­‐mêmes,  laissant  leurs  maîtres  froids,  indifférents,  sans  vie.  Les  yeux  se  détachèrent  peu  à  peu  des  mpihira  gasy,  se  reportèrent  sur  les  façades   des   grands   établissements.   Un   homme   sortit   des   rangs   de   la   foule,   bouscula.   L’Enfant  tomba  sous  le  heurt.  L’homme  partit,  n’ayant  rien  aperçu.  

Mal  aux  fesses  !  Du   coup,   l’Enfant   sentit   la   faim   cogner   à   son   ventre.   Entre   ses   doigts,   il   n’y   avait   plus   la  

présence  chaude  de  son  argent,   il  n’y  avait  que   les   lignes  de  sa  main,  des   lignes  s’achevant  sur  des   fourches   de   fatalité.   Il   se   précipita   sur   sa   pièce.   Là,   au   milieu   des   autres,   au   pied   des  danseurs.   Son   visage   rencontra   un   talon   bien   ajusté.   On   le   tira   en   arrière.   Un   coup   entre   les  cuisses,  au  bas-­‐ventre,  un  autre  dans   le  dos.  Sa   tête  heurta   le   sol  goudronné.  L’Enfant  porta   la  pièce  dans  sa  bouche.  Serrer  les  dents.  Quelqu’un  essaya  de  lui  desserrer  les  mâchoires.  Il  avala  la  pièce  et  suffoqua.  Les  coups  s’arrêtèrent.  

- Le  salaud  !  - Fils  de  putain  !  

     

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1900-­‐2015  :  25  ans,  25  textes  De  l’Afrique  francophone  au  sud  du  Sahara  et  de  l’océan  Indien.  

Bernard  Magnier  pour  franc-­‐parler-­‐oif.org    

Un  dernier  coup  de  talon  derrière  la  nuque  et  l’Enfant  sombra  dans  l’inconscience.  La  foule  se  dispersa,   les  danseurs   ramassèrent   leurs  pièces.   Seul   le  petit   chien   resta.   L’Enfant   gisait   au  milieu   de   l’allée.   Des   jambes   passaient,   quelques   regards   s’attardaient,   quelques   pitiés  voltigeaient   pour   disparaître   comme   des   feuilles   au   vent   violent.   Rester   n’est   pas   bien.   L’on  pourrirait.  Passer,  passer  comme  le  fait  si  bien  la  vie.  Passer…  Salope  de  vie.      

*  Troupe  de  danseurs  et  chanteurs  itinérante.  (N.d.A.)      

Jean-­‐Luc  Raharimanana,  Lucarne,  Serpent  à  plumes  (1996)        

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1900-­‐2015  :  25  ans,  25  textes  De  l’Afrique  francophone  au  sud  du  Sahara  et  de  l’océan  Indien.  

Bernard  Magnier  pour  franc-­‐parler-­‐oif.org    

 

ANANDA DEVI Née en 1957 (ÎLE MAURICE)  

Née   à   l’Ile   Maurice   d’une   famille   d’origine   indienne,   Ananda   Devi   réside   en   France.   Ses   romans  disent  la  difficulté  de  la  condition  féminine  dans  cette  île  de  l’Océan  Indien  et  dénoncent  l’exclusion,  le   poids   des   traditions   et   la   folie   des  hommes  qui   pèsent   sur   le   destin  des  héroïnes   de  Rue  de   la  poudrière,  Moi,  l’interdite,  Pagli,  Eve  de  ses  décombres  ou  plus  généralement  des  personnages  de  ses  romans  (Indian  Tango,  Le  Sari  vert,  Les  Jours  vivants).    Ève  de  ses  décombres,  Gallimard  (2005)  Un  quatuor  d’adolescents  perdus  à  Troumaron,  un  lieu  de  bout  du  monde  dans  l’Île  Maurice.  Quatre  destins  qui   s’entrecroisent,   s’aiment  et   se  déchirent,   loin  des  plages,  du  sable,  des  hôtels  étoilés  et  des  images  de  cartes  postales  de  l’île  paradisiaque.      ÈVE    

Un   crayon.   Une   gomme.   Une   règle.   Du   papier.   Des   chewing-­‐gums.   Je   jouais   à   colin-­‐maillard   avec   mes   envies.   J’étais   une   enfant,   mais   pas   tout   à   fait.   J’avais   douze   ans.   Je   me  bouchais  les  yeux  et  je  tendais  la  main.  Je  froissais  l’air.  Je  frissonnais  au  vent  dans  mes  tenues  minces.   Je   croyais   que   tout   était   à   ma   portée.   Je   faisais   naître   des   lunes   dans   les   yeux   des  garçons.  Je  croyais  que  c’était  un  pouvoir.  

Un  crayon.  Une  gomme.  Une  règle.  Je  tendais  la  main  parce  que,  dans  mon  cartable,  il  n’y  avait   rien.   J’allais   à   l’école,   vide   de   tout.   J’éprouvais   une   sorte   de   fierté   à   ne   pas   posséder.  On  pouvait  être  riche  de  ses  riens.  

Parce  que  j’étais  minuscule,  parce  que  j’étais  maigre,  parce  que  mes  bras  et  mes  jambes  étaient  raides  comme  des  dessins  d’enfant,  les  garçons  un  peu  plus  grands  me  protégeaient.  Ils  me  donnaient  ce  que   je  voulais.   Ils  pensaient  qu’un  coup  de  vent  me  ferait  chavirer  comme  un  bateau  en  papier  quand  l’eau  lui  mord  le  ventre.  

J’étais  un  bateau  en  papier.  L’eau  imbibait  mon  ventre,  mes  flancs,  mes  jambes,  mes  bras.  Je   ne   le   voyais   pas.   Je  me   croyais   forte.   Je   calculais  mes   chances.   J’évaluais   chaque   instant.   Je  savais  demander  sans  en  avoir  l’air.  

Un  crayon,  une  gomme,  une  règle,  n’importe  quoi.  Ils  me  les  donnaient.  Sur  leur  visage,  il  y   avait   ce  bref   adoucissement  qui   changeait   tout,   qui   leur  donnait  une  apparence  humaine.  Et  puis,  un  jour,  quand  j’ai  demandé  comme  d’habitude  sans  en  avoir  l’air,  on  m’a  demandé  quelque  chose  en  retour.  

   

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1900-­‐2015  :  25  ans,  25  textes  De  l’Afrique  francophone  au  sud  du  Sahara  et  de  l’océan  Indien.  

Bernard  Magnier  pour  franc-­‐parler-­‐oif.org    

Je  croyais  que  c’était  simple,  que  c’était  facile.  Que  voulait-­‐il  en  retour  ?  J’étais  le  roquet  de  la  classe,   la  plus  insignifiante  des  choses.  Tout  le  monde  savait  que  je  n’avais  rien.  Pour  une  fois,  on  me  disait  que  je  possédais.  Dans  mon  cartable,  il  y  avait  le  vide  :  de  l’appartement,  plus  petit  et  plus  nu  que  tous  les  autres,  de  nos  armoires,  et  même  de  notre  poubelle.  Il  y  avait  l’œil  de  mon  père,  que  l’alcool  rendait  graisseux.  Il  y  avait  la  bouche  et  les  paupières  scellées  de  ma  mère.  Je  n’avais  rien,  rien  du  tout  à  donner.  

Mais  je  me  trompais.  Ce  qu’il  voulait,  c’était  un  bout  de  moi.      

Ananda  Devi,  Ève  de  ses  décombres,  Gallimard  (2005)    

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Bernard Magnier pour franc-parler-oif.org

Née à Abidjan, Marguerite Abouet est venue à l’âge de douze ans en France où elle réside aujourd’hui dans la banlieue parisienne. Elle est la scénariste des six volumes, Aya de Yopougon, illustrés par Clément Oubrerie, dont le volume 1 a obtenu, en 2006, le prix du premier album du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême. Une adaptation au cinéma a été réalisée en 2013. Elle est aussi l’auteur des aventures d’Akissi, une « petite sœur » d’Aya.

Aya de Yopougon , Gallimard (2005) Une bande dessinée qui relate, avec humour, le quotidien d’une jeune fille d’Abidjan, ses démêlés avec ses parents, ses préoccupations d’avenir, les convoitises des uns, les stratégies des autres, tous vivant, dans les années 70, à Yopougon, un quartier populaire de la métropole ivoirienne.

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Bernard Magnier pour franc-parler-oif.org

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Bernard  Magnier  pour  franc-­‐parler-­‐oif.org    

 

EMMANUEL DONGALA Né en 1941 (CENTRAFRIQUE)  

 Né  à  Alindao  en  Centrafrique  d’une  mère  centrafricaine  et  d’un  père  congolais,  Emmanuel  Dongala  se   retrouve   très   jeune  au  Congo  où   il   fait   ses   premières   études  puis   part   aux  Etats-­‐Unis   pendant  sept  ans  et  en  France  afin  de  poursuivre  des  études  scientifiques.  De  retour  à  Brazzaville,  il  enseigne  la   chimie   à   l’université.   Son   premier   roman,  Un  Fusil   dans   la  main,   un  poème  dans   la  poche,  paraît  en  1973,  puis  en  1982,  un  recueil  de  nouvelles,  aujourd’hui  l’un  des  livres  plus  étudiés  sur  le  continent,  Jazz  et  vin  de  palme.  Suite  à  la  guerre  civile,  en  1997,  il  quitte  son  pays  et  trouve  refuge  aux  Etats-­‐Unis  où   il   enseigne   la   littérature  et   la   chimie.  En  2011,   il  a  obtenu   le  prix  RTL/Lire  du  meilleur  roman  français  pour  Photo  de  groupe  au  bord  du  fleuve.    Photo  de  groupe  au  bord  du  fleuve,  Actes  Sud  (2010)  Des  femmes  concassent  des  pierres  pour  un  revenu  dérisoire.  Elles  souhaitent  une  augmentation  et  vont  peu  à  peu  se  révolter  afin  d’obtenir  satisfaction.      

Tu  enlèves  le  panier  que  tu  portes  sur  la  tête  et  le  tiens  par  les  anses.  Cela  te  permet  de  balancer  plus  amplement  tes  bras  et  de  marcher  ainsi  plus  vite.  Tu  as  hâte  d’arriver  au  chantier  avant  que   les  premiers   véhicules  d’acheteurs  ne   se  présentent  pour   leur   annoncer   la   décision  que  vous  avez  toutes  prise  hier  à  l’unanimité.  Tu  as  été  choisie  comme  porte-­‐parole  et,  même  si  tu  n’as  accepté  cette  fonction  que  contrainte  et  forcée,  il  ne  faut  pas  décevoir  celles  qui  ont  placé  leur   confiance   en   toi.   Cependant,   tu   n’arrives   pas   à   écarter   de   ton   esprit   les   inquiétudes   de  tantine  Turia  ;  tu  te  rassures  toi-­‐même  en  te  disant  qu’elle  se  trompe,  que  votre  décision  n’a  rien  à   voir   avec   la   politique,   et   que   vous   vous   battez   tout   simplement   pour   votre   pain   quotidien.  D’ailleurs,   n’étaient-­‐ce   ces   grands   panneaux   aux   ronds-­‐points   qui   affichaient   le   portrait   du  président  de  la  République  en  veston-­‐cravate,  en  tenue  de  sport  en  train  de  courir  le  marathon,  en  blouse  d’infirmier  en  train  d’administrer  aux  enfants  des  vaccins  contre  la  polio,  son  épouse  à  ses   côtés,   avec  une   truelle   à   la  main   en   train  de  poser   la   première  pierre  d’une   école   ou  d’un  hôpital,  sur  un  tracteur  en  train  de  lancer  la  construction  d’une  route,  sur  un  voilier  en  tenue  de  skipper,   sans   tous   ces   panneaux,   tu   n’aurais   jamais   su   à   quoi   ressemblait   sa   bouille.   Ta   seule  préoccupation   était   de   savoir   comment   tu   allais   faire   pour   casser   au   plus   vite   la   quantité   de  pierre   nécessaire   pour   entrer   en   possession   de   cet   argent   dont   tu   avais   un   besoin   si   urgent.  L’idée  d’en   revendiquer  un  nouveau  prix  n’avait  pas  été  préméditée,   elle   s’était   imposée   toute  seule,  peu  à  peu,  par  effraction  presque.    

     

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Bernard  Magnier  pour  franc-­‐parler-­‐oif.org    

Dans   un   premier   temps,   quand   tu   avais   appris   par   la   radio   que   le   gouvernement  construisait   un   aéroport   de   classe   internationale   dans   le   Nord   du   pays,   cela   t’avait   laissée  indifférente  comme  beaucoup  de  nouvelles  annoncées  sur  la  radio  nationale.  En  tout  cas,  si  dix  pour   cent   seulement   de   ce   qu’elle   annonçait   régulièrement   étaient   réalisés,   ce   pays   serait  aujourd’hui  un  paradis  sur  terre,  laissant  loin  derrière  la  Suisse,  les  Etats-­‐Unis  d’Amérique  et  le  Japon.   Depuis   la   mort   de   ta   sœur,   les   seules   nouvelles   qui   t’auraient   à   la   rigueur   intéressée  étaient   celles   qui   auraient   annoncé   la   découverte   d’un   vaccin   efficace   contre   le   sida,   ou   qui  t’auraient  permis  de  faire  bouillir  ta  marmite  tous  les  jours.  

La  nouvelle  concernant   l’aéroport  n’avait  commencé  à  t’intéresser  vraiment  que   le   jour  où   tu   avais   appris   que   la   construction   de   sa   piste   d’atterrissage   et   de   ses   bâtiments  pharaoniques  nécessitait  une  quantité  colossale  de  pierre  que  l’usine  de  concassage  ne  pouvait  couvrir,   et   qu’au     au   vu   de   cette   énorme   demande,   les   entrepreneurs   qui   fournissaient   aux  chantiers   de   l’aéroport   la   pierre   qu’ils     vous   achetaient   en   avaient   doublé   le   prix   de   livraison  auprès  de  leurs  clients.  Cette  nouvelle  t’avait  d’abord  réjouie  pour  une  raison  simple.  L’endroit  où   l’on   construisait   l’aéroport   se   situait   dans   une   zone   semi-­‐marécageuse   où   n’existait   aucun  affleurement  rocheux  ;  cela  voulait  dire  que  toute  la  pierre  viendrait  de  ta  région,  que  les  clients  se  bousculeraient  devant  ta  marchandise,  et  qu’à  peine  un  sac  rempli,  il  serait  acheté  et  chaque  sac  ainsi  acheté  te  permettrait  de  quitter  plus  vite  encore  ce  cauchemar  de  pierres.  

   

Emmanuel  Dongala,  Photo  de  groupe  au  bord  du  fleuve,  Actes  Sud  (2010)    

 

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Bernard  Magnier  pour  franc-­‐parler-­‐oif.org    

 

AHMADOU KOUROUMA 1927-2003 (CÔTE D’IVOIRE)  

 Né  à  Boundiali,  Ahmadou  Kourouma  poursuit  ses  études  en  Côte  d’ivoire  puis  à  Bamako.  Après  son  service  militaire  effectué  en  Indochine,  il  reprend  des  études  d’actuaire  et,  dès  1959,  travaille  dans  les  assurances,  tout  d’abord  à  Lyon,  puis  à  Abidjan  lors  de  l’indépendance.  Il  publie  en  1968,   ,  Les  Soleils  des  indépendances,  un  roman-­‐clé  des  littératures  africaines  qui  mêle  habilement  la  langue  française   à   sa   langue   malinké   natale,   tout   en   continuant   d’occuper   ses   fonctions   en   résidant  successivement   au   Cameroun,   au   Togo   puis   en   France.   Il   ne   publie   un   deuxième   roman,  Monnè,  outrages  et  défis  qu’en  1990.  Il  obtient  une  reconnaissance  internationale  ponctuée  de  nombreux  prix  avec  ses  deux  romans  suivants  :  En  attendant  le  vote  des  bêtes  sauvages,  prix  du  Livre  Inter  en  1999,  et  Allah  n’est  pas  obligé,  prix  Renaudot  et  Goncourt  des  lycéens  en  2000.    Allah  n’est  pas  obligé,    Seuil  (2000)  Une  plongée  au  cœur  de   la  guerre  vécue  par  un  enfant-­‐soldat  qui  raconte  avec  ses  mots  et   l’aide  d’un  dictionnaire  sa  terrible  descente  aux  enfers…      

Et  d'abord...  et  un...  M'appelle  Birahima.  Suis  p'tit  nègre.  Pas  parce  que  suis  black  et  gosse.  Non!  Mais  suis  p'tit  nègre  parce  que  je  parle  mal  le  français.  C'é  comme  ça.  Même  si  on  est  grand,  même  vieux,  même  arabe,  chinois,  blanc,  russe,  même  américain;  si  on  parle  mal  le  français,  on  dit  on  parle  p'tit  nègre,  on  est  p'tit  nègre  quand  même.  Ça,  c'est  la  loi  du  français  de  tous  les  jours  qui  veut  ça.  

…  Et  deux…  Mon  école  n’est  pas  arrivée  très  loin  ;  j’ai  coupé  cours  élémentaire  deux.  J’ai  quitté  le  banc  parce  que  tout  le  monde  a  dit  que  l’école  ne  vaut  plus  rien,  même  pas  le  pet  d’une  vieille  grand-­‐mère.  (C’est  comme  ça  on  dit  en  nègre  noir  africain   indigène  quand  une  chose  ne  vaut   rien.  On  dit  que  ça  vaut  pas   le  pet  d’une  vieille  grand-­‐mère  parce  que   le  pet  de   la  grand-­‐mère  foutue  et  malingre  ne  fait  pas  de  bruit  et  ne  sent  pas  très,  très  mauvais.)  

 (…)    

Avant   de   débarquer   au   Liberia,   j’étais   un   enfant   sans   peur   ni   reproche.   Je   dormais  partout,   chapardais   tout   et   partout   pour   manger.   Grand-­‐mère   me   cherchait   des   jours   et   des  jours  :   c’est   ce   qu’on   appelle   un   enfant   de   la   rue.   J’étais   un   enfant   de   la   rue.   Avant   d’être   un  enfant  de   la   rue,   j’étais  à   l’école.  Avant  ça,   j’étais  un  bilakoro  au  village  de  Togobala.   (Bilakoro  signifie,   d’après   l’Inventaire   des   particularités   lexicales,   garçon  non   circoncis.)   Je   courais   dans  les  rigoles,  j’allais  aux  champs,  je  chassais  les  souris  et  les  oiseaux  dans  la  brousse.  Un  vrai  enfant  nègre  noir  africain  broussard.  Avant  tout  ça,  j’étais  un  gosse  dans  la  case  avec  maman.  Le  gosse,  

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1900-­‐2015  :  25  ans,  25  textes  De  l’Afrique  francophone  au  sud  du  Sahara  et  de  l’océan  Indien.  

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il  courait  entre   la  case  de  maman  et   la  case  de  grand-­‐mère.  Avant  tout  ça,   j’ai  marché  à  quatre  pattes  dans   la   case  de  maman.  Avant  de  marcher  à  quatre  pattes,   j’étais  dans   le   ventre  de  ma  mère.  Avant  ça,   j’étais  peut-­‐être  dans  le  vent,  peut-­‐être  un  serpent,  peut-­‐être  dans  l’eau.  On  est  toujours  quelque  chose  comme  serpent,  arbre,  bétail  ou  homme  ou  femme  avant  d’entrer  dans  le  ventre  de  sa  maman.  On  appelle  ça   la  vie  avant   la  vie.   J’ai  vécu   la  vie  avant   la  vie.  Gnamokodé  (bâtardise)  !  

   

Ahmadou  Kourouma,  Allah  n’est  pas  obligé,    Seuil  (2000)  

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1900-2015 : 25 ans, 25 textes De l’Afrique francophone au sud du Sahara et de l’océan Indien.

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Né à Pobé au Bénin, tout d’abord journaliste et enseignant, Florent Couao-Zotti se consacre désormais à l’écriture à travers pièces de théâtre, bandes dessinées et surtout romans et recueils de nouvelles. (Notre pain de chaque jour, L’homme dit fou, La Traque de la musaraigne).

Charly en guerre, Editions Dapper (2001) La descente dans les enfers de la guerre pour un jeune garçon devenu enfant-soldat et emporté dans une folie meurtrière.

(…) - Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. Je ne veux pas tuer de gosses. Qu’est-ce que tu

voudrais que je fasse de toi ? - … - Tu ne sais pas ? Bon, je t’engage dans nos rangs. Tu vas devenir un Combattant de la

Liberté. Comment t’appelles-tu ? - Charles… Charles Doumoko. - Un Bandungun ? Ou bien tu dis ça pour me faire plaisir ? tu as plutôt une tête de Batéké. - Je ne sais pas… je ne sais plus. Et il éclata de rire. Un rire d’ivrogne abattu par dix litres de vin. Il s’en tint les côtes en tapant

le sol avec ses chaussures à double semelle. À la fin, il se tut brusquement, montra le jeune homme qui se tenait à ses côtés.

- John est l’un de mes caporaux, grasseya-t-il. Il va prendre en main ta formation. Tu n’es pas content ?

- Je… si, Monsieur. - On dit : « Compris, commandant. » - Compris commandant ! Dans la chapelle et l’arrière-cour, il n’y avait personne. Les six rebelles revinrent sur leurs

pas et tous rembarquèrent dans le même véhicule, à l’exception du jeune homme. Avant de démarrer, le commandant Rambo lui ordonna :

- Tu emmènes le gosse au quartier général. Nous, nous allons faire un détour du côté de la zone C. Tu as suffisamment de balles ?

- Ça peut aller, commandant, assura le jeune homme. Le véhicule vrombit et bientôt se perdit à l’angle de la rue. Un silence lourd écrasa les lieux. Petit Charly se tourna vers son nouveau compagnon et en profita pour le dévisager.

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Le jeune homme devait avoir six ou sept ans de plus que lui. L’uniforme qu’il portait, ample de deux mesures, lui donnait l’air d’un adolescent desséché par la malnutrition. Les épaules hautes et pointues, le kalachnikov en bandoulière, il paraissait moins rugueux que les autres, le sourire facile, le geste affectueux. Il lui posa beaucoup de questions, parfois indiscrètes. Petit Charly ne crut pas utile de lui cacher son drame.

Le camp, c’est-à-dire le quartier général, se trouvait à une centaine de kilomètres, à un pas de Port-Hary. Deux heures en voiture auraient suffi pour l’atteindre. Mais il n’y avait pas de véhicules et la route, crevassée, était dangereusement minée. Il fallait alors emprunter un détour à travers la forêt, marcher, marcher longtemps. Chemin difficile à retrouver dans le lacet des sentiers qui sillonnaient toute la brousse. Au bout de leurs errements, Petit Charly et John prirent enfin un chemin. Au hasard. Et ce fut alors le début du voyage interminable. Voyage où, à chaque arrêt, John en profitait pour apprendre à son nouveau compagnon comment tenir et utiliser un fusil-mitrailleur, comment fumer de la drogue. Mais à chaque fois, l’enfant se montrait mauvais élève. Il ne savait pas pourquoi il devait fumer, ni pourquoi il devait se servir d’une arme. Non. Cette guerre n’était pas la sienne.

Florent Couao-Zotti , Charly en guerre, Editions Dapper (2001)

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Né en Guinée, Tierno Monénembo quitte son pays dès 1969 pour fuir la dictature. Il rejoint la Côte-d’Ivoire puis la France où il fait des études de biochimie. Il enseigne en Algérie, au Maroc, puis en France où il demeure aujourd’hui, et publie son premier roman, Les Crapauds- Brousse, en 1979. Essentiellement romancier (Les Écailles du ciel, Un rêve utile, Pelourinho, Cinéma, Peuls), il a obtenu le prix Renaudot pour Le Roi de Kahel.

L’aîné des orphelins, Seuil (2000) Faustin a 15 ans et est emprisonné pour ses méfaits durant le génocide du Rwanda, il revoit et conte sa courte et dramatique vie… Un roman écrit dans le cadre de la manifestation littéraire « Écrire par devoir de mémoire » durant laquelle une dizaine d’écrivains se sont rendus au Rwanda, en 2004, et ont écrit afin de témoigner sur ce qu’il avait vu et entendu.

Je m’appelle Faustin, Faustin Nsenghimana. J’ai quinze ans. Je suis dans une cellule de la prison centrale de Kigali. J’attends d’être exécuté. Je vivais avec mes parents au village de Nyamata quand les avènements ont commencé. Quand je pense à cette époque là, c’est toujours malgré moi. Mais, chaque fois que cela m’arrive, je me dis que je venais d’avoir dix ans pour rien. (…)

Ma cellule porte un numéro : le 14. Nous sommes une trentaine dans cet abominable réduit coincé entre le numéro 12 et le numéro 15. Ils sont incorrigibles, les hommes : ils tiennent à leurs vices et à leurs superstitions même au tréfonds de l’enfer. Ici aussi, on se méfie du numéro 13. Allez leur dire merci de penser à notre bonne fortune ! Bien que, là où nous sommes, il soit difficile d’être dupe. Au Club des Minimes, on n’a pas une chance sur deux d’attraper une mycose, une tuberculose ou un coup de couteau au ventre. On l’attrape, un point c’est tout, en général avant deux mois, et il n’est pas rare que tout cela vous arrive dans la même foutue semaine. Mais le monde est ainsi fait : on a besoin de mettre les formes même pour vous anéantir. D’ailleurs, pour éviter de s’emmêler dans les chiffres, on a donné un nom des plus jolis à notre belle garçonnière : le Club des Minimes, sous le prétexte que c’est là qu’on a entassé les dealers, les proxénètes, les auteurs de parricide et les génocideurs dont l’âge court de sept à dix-sept ans. Cela vaut mieux que le Quartier des Jeunes Bannis ou le Bagne des Irrécupérables. C’est un nom qui chante bien. Cela fait jardin d’enfants, école de boy-scouts ou équipe de football. Au village, c’est moi qui occupais le poste d’avant-centre. C’est moi qui avais trouvé le nom de notre équipe. L’entraîneur voulait l’appeler le Tonnerre. Cela ne me plaisait pas (des Tonnerre, y en a partout dans les stades d’Afrique, même chez ces mangeurs de macabo de Yaoundé). Surmontant pour une fois mon horrible timidité, je bondis des rangs et dis de ma voix frêle mais ce jour-là étonnamment persuasive : « Appelons-la le Minime Système de Nyamata, oh, s’il vous

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plaît, monsieur ! » Mes copains autour de moi se payaient une franche rigolade. L’entraîneur hésita un peu en faisant rebondir distraitement le ballon puis il finit par céder : « Minime Système ? Pourquoi pas, Faustin ? Nous l’appellerons Minime Système, mais alors il faudra faire pleuvoir les buts ! » Le dimanche soir, au bar de la Fraternité, j’étais fier quand j’entendais le speaker dire : « Pour finir, dans la catégorie "minimes", notons l’écrasante victoire (quatre buts à zéro !) du Minime Système de Nyamata contre le Volcan de Rusumo. Deux buts du petit Faustin Nsenghimana à lui tout seul. » C’est en prison qu’on se rend compte que les souvenirs servent à quelque chose. C’est à mes matchs de football que je dois d’avoir survécu jusqu’ici. C’est en y fixant mes pensées que je parviens à surmonter la peur et à trouver le sommeil.

Tierno Monenembo, L’aîné des orphelins, Seuil (2000)

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Partir...  revenir,  aller-­‐retour,  aller  sans  retour    

Abdourahman WABERI, Cahier nomade, Serpent à plumes (1996)

Fatou DIOME, Le Ventre de l’Atlantique, Anne Carrière (2003)

Véronique TADJO, Loin de mon père, Actes Sud (2010)

Gilbert GATORE, Le Passé devant soi, Phébus (2008)

Léonora MIANO, Contours du jour qui vient, Plon (2006)

NIMROD, Le Départ, Actes Sud (2005)

Scholastique MUKASONGA, Inyenzi ou les Cafards, Gallimard (2006)

Koffi KWAHULÉ, Bintou, Lansman (1997)

Sami TCHAK, Place des Fêtes, Gallimard (2000)

 

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Né à Djibouti (alors Côte française des Somalis, ex Territoire des Afars et des Issas, aujourd’hui

République de Djibouti), Abdourahman Ali Waberi quitte son pays en 1985 afin de poursuivre ses

études en France. Il y enseignera l’anglais avant de se consacrer à l’écriture et de résider à Berlin

puis aux Etats-Unis et de nouveau en France. Son œuvre constituée de recueils de poèmes et de

nouvelles (Cahier nomade, Le pays d’où je viens) et de romans (Balbala, Transit, Passage des

larmes) ne refuse pas les chemins de la fable et de l’humour dénonciateur (Aux Etats-Unis

d’Afrique).

Cahier nomade, Serpent à plumes (1996) Un recueil de textes courts consacrés à son pays, à ses beautés, à ses désordres. Des textes qui disent

les proches et les lieux, se souviennent des lectures et qui, ici, évoquent les tourments de l’exil.

Où que tu ailles, quoi que tu fasses, tu emporteras ton pays sur ton dos et n'en déplaise à ceux

qui veulent se persuader du contraire, on ne peut s’exiler de soi-même. C’était ton crédo, je

t’écoutais. Quel que soit le nombre d’années passées à l’étranger et les charmes de l’exil, la

nostalgie te tisonnera et l’appel du pays est plus fort que les tentations du tout-monde. Séduit et

confit, je buvais tes mots. Non, toi tu ne savais pas vibrer pour les grandes formules magiques

comme « essence tribale », ou même « patrie. » «Ton peuple », qui était-il ? Où était-il ? Tu

rajoutais toujours du doute au doute. Ta vie abrasive valait bien son grand prix, la mienne est

déjà en miettes. On m’a raconté que, dans ta jeunesse, tu étais avaleur de vierges. Tu avais grand

faim de ces bouquets de filles – bouches ourlées, joues en pétales empourprées, seins gonflés de

désir, longs cils et paupières ouvertes sur des amandes. Des filles en poèmes, oui, des fruits

poussent sous leurs aisselles. Au commencement était cette goutte de lait qui m’a donné vie. Je

veux, à présent, témoigner, ne rien cacher, faire sonner, dans le souvenir et dans la page, tes

mots doux et ton visage oblong. Tu restes ma mémoire d’outre-mère, le parfum entêtant de ton

corps- sec et singulier. Reviens, mon père, reviens pour recoller les morceaux de mon cahier

nomade. Je suis en train d’écrire ton épitaphe. Reviens, ta logique ne m’effraie plus, je n’irai plus

me camoufler sous les rideaux de mon enfance, au mépris de ta patience. Dénicheur de songes,

reviens. Je parle aujourd’hui les mots simples des adultes : se nourrir, courir, mourir.

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Née au Sénégal dans l’île de Niodor, Fatou Diome vit en France depuis 1994 où elle a occupé de nombreux emplois tout en poursuivant ses études de lettres. C’est cette situation qui lui a inspiré son premier livre, un recueil de nouvelles, La Préférence nationale en 2001. Son premier roman, Le Ventre de l’Atlantique, lui a très vite assuré une renommée internationale. Désormais, elle enseigne à l’Université de Strasbourg et consacre son temps à l’écriture (Inassouvies nos vies, Celles qui attendent, Impossible de grandir).

Le Ventre de l’Atlantique, Anne Carrière (2003) Madické, un jeune Sénégalais, rêve de rejoindre sa sœur partie en France. Pourtant la vie de la jeune femme est loin de ressembler au paradis espéré… Au paradis, on ne peine pas, on ne tombe pas malade, on ne pose pas de questions : on se contente de vivre, on a les moyens de s’offrir tout ce que l’on désire, y compris le luxe du temps, et cela rend forcément disponible. Voilà comment Madické imaginait ma vie en France. Il m’avait vue partir au bras d’un Français après de pompeuses noces qui ne laissaient rien présager des bourrasques à venir. Même informé de la tempête, il n’en mesurait pas les conséquences. Embarquée avec les masques, les statues, les cotonnades teintes et un chat roux tigré, j’avais débarqué en France dans les bagages de mon mari, tout comme j’aurais pu atterrir avec lui dans la toundra sibérienne. Mais une fois chez lui, ma peau ombragea l’idylle– les siens ne voulant que Blanche-Neige –, les noces furent éphémères et la galère tenace. Seule – entourée de mes masques et non des sept nains –, décidée à ne pas rentrer la tête basse après un échec que beaucoup m’avaient joyeusement prédit, je m’entêtais à poursuivre mes études. J’avais beau dire à Madické que, femme de ménage, ma subsistance dépendait du nombre de serpillières que j’usais, il s’obstinait à m’imaginer repue, prenant mes aises à la cour de Louis XIV. Habitué à gérer les carences dans son pays sous-développé, il n’allait quand même pas plaindre une sœur installée dans l’une des plus grandes puissances mondiales ! Sa berlue, il n’y pouvait rien. Le tiers-monde ne peut voir les plaies de l’Europe, les siennes l’aveuglent ; il ne peut entendre son cri, le sien l’assourdit. Avoir un coupable atténue la souffrance, et si le tiers-monde se mettait à voir la misère de l’occident, il perdrait la cible de ses invectives. Pour Madické, vivre dans un pays développé représentait en soi un avantage démesuré que j’avais par rapport à lui, lui qui profitait de sa famille et du soleil sous les tropiques. Comment aurais-je pu lui faire comprendre la solitude de l’exil, mon combat pour la survie et l’état d’alerte permanent où me gardaient mes

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études ? N’étais-je pas la feignante qui avait choisi l’éden européen et qui jouait à l’éternelle écolière à un âge où la plupart de mes camarades d’enfance cultivaient leur lopin de terre et nourrissaient leur progéniture ?

Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Anne Carrière (2003)

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Née à Paris d’un père ivoirien et d’une mère française, Véronique Tadjo a vécu son enfance et son adolescence à Abidjan. Elle y a poursuivi ses études et enseigné à l’université avant de vivre dans divers pays (Etats-Unis, Mexique, Angleterre, Kenya). Elle vit désormais à Johannesburg où elle enseigne la littérature à l’université. Tout en constituant une œuvre amorcée avec Latérites en 1984 et destinée au public adulte (L’ombre d’Imana, Reine Pokou), elle est l’une des premières femmes africaines à consacrer une part de son travail aux jeunes lecteurs avec des albums dont elle assure souvent elle-même l’illustration (La Chanson de la vie, Mamy Wata et le monstre, Grand-mère Nanan, Le Seigneur de la danse, Ayanda la petite fille qui ne voulait pas grandir).

Loin de mon père, Actes Sud (2010) A la mort de son père, Nina revient en Côte d’ivoire afin d’organiser les funérailles, mais son pays est alors dans un état de guerre civile… Dans l’avion qui la ramène elle se met à rêver….

Impossible de dormir. Nina avait pensé que le coucher du soleil lui apporterait un peu de sérénité. Pourtant,

après avoir irradié le ciel de pourpre et d'or, l'astre s'était mis à fondre de l'autre côté de l'horizon. A présent, c'était fini. Il ne restait plus que l'obscurité, dense et inquiétante. Elle détourna le regard du trou noir, ferma le hublot, inclina son siège et tenta de s'assoupir. Les ailes de l'avion tranchaient la nuit.

L'angoisse monta en elle, brutale. Dans quelques heures, elle serait à la maison. Mais sans lui, sans sa présence, que restait-il ? Des murs, des objets et quoi d'autre? Elle allait devoir réévaluer ses certitudes. "Qu'est-ce qui fait un pays ? avait-elle demandé à Frédéric, la veille de son départ. - Je ne sais pas, avoua celui-ci, l'air perplexe. Les souvenirs, je suppose." Oui, les souvenirs... la qualité du ciel, le goût de l'eau, la couleur de la terre. Les visages, les temps d'amour et les déceptions. C'était tout cela, un pays. Sensations irisées, accumulées au fil des jours.

Mais comment compter sur les souvenirs ? Le pays n'était plus le même. La guerre l'avait balafré, défiguré, blessé. Pour y vivre aujourd'hui, il fallait renier sa mémoire désuète et ses idées périmées.

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Elle était partie depuis trop longtemps. Comment ne pas lui en vouloir ? Elle avait pensé qu'elle pourrait voyager librement par monts et par vaux jusqu'à l'heure du retour. Revenir ? Tout aurait été comme d'habitude, chaque chose à sa place. Elle n'aurait eu qu'à poser ses valises et à reprendre sa vie là où elle l'avait laissée. Accueillie à bras ouverts, elle serait riche de ses voyages.

C'était avant la guerre, avant la rébellion.

Véronique Tadjo, Loin de mon père, Actes Sud (2010)

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Né au Rwanda, Gilbert Gatore a quitté son pays en 1994 afin de fuir le génocide. Tout d’abord

réfugié en République démocratique du Congo, il est venu en France en 1997 et a poursuivi ses

études à l’Institut d’Etudes Politiques de Lille puis à l’Ecole des Hautes Etudes Commerciales (HEC)

à Paris où il réside désormais. En 2008, il a publié Le Passé devant soi, un premier roman dans

lequel, pour l’une des toutes premières fois, un Rwandais choisit la fiction pour dire l’effroyable

tragédie de son pays, sans toutefois jamais nommer celui-ci.

Le Passé devant soi, Phébus (2008)

Elle a été adoptée par un couple d’Européens mais elle décide de quitter le pays d’exil pour

rejoindre la terre de sa naissance. Elle y rencontrera un jeune homme qui a vécu la folie meurtrière

du génocide.

Le pays, la langue et les manières lui sont revenus naturellement. Elle les a retrouvés

plus qu’elle ne les a découverts. Hormis Kizito qui s’obstine à l’appeler sa « petite française »,

rien ou presque ne lui rappelle qu’elle est partie d’ici un jour.

Lors du voyage qu’elle a fait avec Kizito, c’est sans surprise qu’elle a rencontré les vaches

auxquelles de longues cornes sur des corps minces donnent une allure typique. C’est

spontanément qu’elle a appris les nuances infinies de la politesse dans le langage et les postures.

C’est sans frémir qu’elle a tenu entre ses mains une machette, outil aux usages multiples :

couper du bois pour la cuisinière, tailler les bâtons qui disciplinent le bétail pour le berger,

suppléer la bêche pour le semeur, et couper tout et n’importe quoi pour le boucher. Elle a même

vu des enfants s’en servir comme règle en dessinant des figures géométriques dans leurs cahiers

et des gens la poser entre deux appuis pour en faire un banc. Dans le même effort que tout le

monde, elle a su occulter l’autre usage qu’elle peut avoir.

Elle ne voulut pas retourner à l’endroit où elle avait échappé à la mort. Elle prétexta le

manque de temps et la distance mais devant l’insistance de Kizito à vouloir l’y amener, elle avait

dû avouer qu’elle avait peur. Qu’aurait-elle fait si, en arrivant à cette maison dont son souvenir

avait gardé une image radieuse, elle avait trouvé des ruines gagnées par la végétation ? Aurait-

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elle soutenu le néant dont la nature aurait couvert les siens et la trace de leur sacrifice ? Quelle

aurait été sa réaction si, dans la cour où elle se souvient avoir appris à marcher, elle avait trouvé

d’autres enfants souriant, une famille heureuse ? Aurait-elle accepté, sans être déchirée par la

tristesse et la révolte, que de nouvelles fleurs poussent sur cette terre où elle a vu couler le sang

des siens, où elle a pataugé pour fuir ? Aurait-elle résisté à la haine et au désespoir qui se

seraient emparés d’elle ? Qu’en aurait-elle fait ? Kizito comprit que faute de réponse prévisible à

ces trop nombreuses questions, il valait mieux éviter d’y retourner. Compréhensif, il n’en parla

plus.

Gilbert Gatore, Le Passé devant soi, Phébus (2008)

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Bernard Magnier pour franc-parler-oif.org

Née à Douala au Cameroun, Léonora Miano est venue en France en 1991, afin de poursuivre des

études de lettres et travailler sur les littératures anglophones. Elle a publié son premier roman,

L’intérieur de la nuit, en 2005, puis, l’année suivante Contours du jour qui vient, prix Goncourt

des lycéens. Elle a obtenu le prix Femina 2013 pour La saison de l’ombre. Elle est également

musicienne et chanteuse.

Contours du jour qui vient, Plon (2006)

Une enfant de 12 ans, abandonnée car on la croyait porteuse de malédiction, s’adresse à sa mère et

à ses aînés pour dire son désarroi et sa quête d’un avenir différent de celui qui lui est proposé.

Je me suis levée. Je ne sais comment j’ai pu arriver dans la rue. Ils me regardaient tous, nos

voisins. Ils m’insultaient, répétant les paroles de la vieille : loin, immédiatement. J’ai couru

comme j’ai pu. Le jour s’était enfui. Des réverbères envoyaient un éclat jaunâtre sur la terre. Mes

jambes ne me soutenaient qu’à peine. Lorsque je suis sortie de notre quartier, on ne m’a guère

accordé d’attention. Les gens avaient l’habitude de voir des démentes déambuler nues dans les

rues. Elles étaient rarement aussi jeunes que moi, mais en ces temps déraisonnables, tout

pouvait arriver. Rien ne les étonnait plus. Quelques jours auparavant, ils avaient vu Epupa, la

folle la plus célèbre de Sombé, étrangler son fils en plein jour. C’était un nourrisson. Elle ne

supportait pas l’idée d’avoir mis au monde un enfant mâle. Ils m’ont laissée tranquille, et j’ai

marché ma route. Au bout d’un temps indéfini, je suis arrivée à Sanga, devant la maison de ma

grand-mère paternelle. Le veilleur de nuit n’a pas voulu me laisser entrer. Il me connaissait

pourtant. Il est allé chercher quelqu’un à l’intérieur. Un de mes oncles est sorti. Il m’a regardée

comme on ne peut regarder sa nièce, surtout lorsqu’elle n’a que neuf ans, et qu’elle en paraît

sept. Il est retourné à l’intérieur. Ma grand-mère est venue. Elle s’est adressée à moi : Que se

passe-t-il, pour que tu te présentes chez moi à cette heure, seule et entièrement nue? Je lui ai dit :

Grand-mère, il faut m’aider. Maman est devenue folle. Elle a tenté de me tuer, puis elle m’a chassée.

Cela fait trois jours que je n’ai rien mangé… Je crains de ne pas l’avoir émue. Elle te détestait tant

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qu’il lui était impossible de venir en aide à ta fille. Elle a seulement dit : Si ta mère te hait à ce

point, elle seule sait pourquoi. Je ne peux rien pour toi. Après avoir dit ces mots, elle s’est tournée

vers mon oncle et lui a dit : Epéyè, va lui chercher une robe. Demande à Sépu si elle n’a pas une

vieille chose qu’elle ne peut plus porter. Il a obéi. Lorsqu’il est revenu, il tenait un grand tee-shirt

sans forme, avec lequel ladite Sépu avait dû faire de l’aérobic au siècle dernier. J’ai pris le

vêtement et je m’en suis allée, non sans avoir remercié ces personnes dont je portais le nom.

Léonora Miano, Contours du jour qui vient, Plon (2006)

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Né au Tchad, Nimrod a enseigné à N’Djamena et Abidjan, avant de venir en France où il se consacre

à l’écriture. Il a consacré deux essais au poète sénégalais Léopold Sédar Senghor (Tombeau pour

Léopold Sédar Senghor). Poète, romancier à la langue subtile et précise, Nimrod arpente les

traces de la mémoire en particulier celle de l’enfance et de l’adolescence dans ses romans, Les

Jambes d’Alice et Le Bal des Princes, et dans son récit, Le Départ.

Le Départ, Actes Sud (2005)

Habitué à suivre son père, pasteur, dans ses différentes missions dans le pays, le jeune héros est

confronté à un plus lointain départ, celui qui le conduira à l’exil…

L’exil est ainsi fait qu’il faut toujours délaisser amantes, parents, amis. On en vient à perdre la

manière de se raconter aux autres. Depuis que nous avons souffert ensemble, rien n’est plus

comme avant. Nous continuons de contempler le crépuscule, de nous baigner dans le Chari. Il

n’empêche. Quelque chose s’est perdu avec nos diverses fortunes. J’en pleure dans mon coin.

L’horizon s’éloigne, son empreinte en moi qui jadis, me grandissait.

Le temps des calculs serait-il venu ? Celui du sauve-qui-peut vers l’exil hors de soi, hors de toute

amitié ? Pourtant, je ne demande qu’à revenir aux années glorieuses de jadis. A la volonté de se

parfaire qui est un besoin d’amis. Oui, un corps qui est traversé par l’espace où joue un enfant…

La récré n’est donc pas finie !

On traverse des paysages, on s’en fait des alliés. Peine perdue. Ceux-ci ne sauraient éteindre en

nous le feu sacré des pays défunts. A Abidjan, à Paris, de quoi ai-je pleuré ? De N’Djamena, que je

sais inhospitalière ? De la lagune verte, luxuriante, premier pays au premier matin du monde ?

Des platanes quand ils frémissent sur le boulevard du Montparnasse, le soir, en automne ? Rien

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de tout cela. Les rivages du Chari, l’énigme du monde gardée par devers soi, constituent ce

phénomène qui, au souvenir des miens, m’arrachent des sanglots. C’est en eux que je suis fondé.

J’ai reçu d’eux une mémoire qui m’a précédé. Elle détient ma formule. Comme les serpents, je

peux me faire une nouvelle peau, mais l’originelle survit en dessous. Et, comme le bonheur, elle

nous hante, nous rappelle au souvenir du riche passé. Heureux les hommes qui sont nés et qui

sont morts dans le même paysage ! Ils ne connaîtront jamais le supplice des arrachements.

Nimrod, Le Départ, Actes Sud (2005)

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Née à Gikongoro au Rwanda qu’elle a dû quitter pour le Burundi en 1973, Scholastique Mukasonga

est venue en France en 1992 où elle vit en Normandie. En 1994, sa famille demeurée au pays, est

victime du génocide, et c’est en 2006 qu’elle publie un premier témoignage autobiographique,

Inyenzi ou les Cafards, suivi par d’autres tous inspirés par le drame rwandais : La Femme aux

pieds nus, L’Iguifou et Notre-Dame du Nil, prix Renaudot en 2012.

Inyenzi ou les Cafards, Gallimard (2006) Un premier roman autobiographique pour une jeune femme exilée qui n’a pas connu directement le génocide de son pays mais qui a ressenti le « devoir d’écrire » en hommage à ses proches disparus. Dans le doute de l’exil (1erextrait) puis dans les retrouvailles avec un pays qui a beaucoup changé (2ème extrait).

Toutes les nuits, mon sommeil est traversé du même cauchemar. On me poursuit,

j'entends comme un vrombissement qui monte vers moi, une rumeur de plus en plus menaçante.

Je ne me retourne pas. Ce n'est pas la peine. Je sais qui me poursuit... Je sais qu'ils ont des

machettes. Je ne sais comment, sans me retourner, je sais qu'ils ont des machettes... Parfois aussi,

il y a mes camarades de classe. J'entends leurs cris quand elles tombent. Quand elles... A présent,

je suis seule à courir, je sais que je vais tomber, qu'on va me piétiner, je ne veux pas sentir le

froid de la lame sur mon cou, je...

Je me réveille. Je suis en France. La maison est silencieuse. Mes enfants dorment dans

leur chambre. Paisiblement. J'allume la lampe de chevet. Je vais dans la salle m'asseoir devant

une petite table. Sur la table, il y a une boîte en bois et un cahier d'écolier à couverture bleue. Je

n'ai pas besoin d'ouvrir la boîte, je sais ce qu'elle contient : un morceau de brique tout érodé, une

feuille desséchée, une pierre plate et effilée, aux arêtes tranchantes, des lettres écrites sur des

feuilles de cahier.

(…)

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Quand j’arrivai au lycée Notre-Dame-de-Cîteaux, avec la petite valise en carton qui avait

servi à mon frère André puis à Alexia, j’étais remplie à la fois d’espoir et d’appréhension. Mes

appréhensions furent plus que justifiées mais je ne perdis jamais espoir.

A Nyamata, j’avais connu la persécution violente et meurtrière ; pourtant la chaleur

fraternelle du ghetto donnait la force de résister. Au lycée, j’allais connaître la solitude de

l’humiliation et du rejet.

En traversant la Nyabarongo, je n’avais pas abandonné mon statut de Tutsi. Bien au

contraire. Il était d’ailleurs impossible de le dissimuler. Chaque élève était muni d’une fiche

signalétique sur laquelle était indiquée la prétendue ethnie, une marque au fer rouge. Quand il

fallait la présenter à une sœur, son regard et son attitude changeaient aussitôt : méfiance, mépris

ou haine ? Je ne voulais pas savoir. On découvrait aussi que je venais de Nyamata. Non seulement

j’étais tutsi mais j’étais une Inyenzi, un de ces cafards qu’on avait rejetés hors du Rwanda

habitable, peut-être hors du genre humain.

[…]

Depuis quelques jours, je suis dans un Rwanda que je croyais ne jamais connaître. Je suis

chez moi, comme tous les Rwandais. Je ne marche plus en baissant la tête, je ne sursaute plus à la

vue d’un uniforme. Il n’y a pas de barrage pour contrôler mon « ethnie ». Je ne serai pas humiliée

par les miliciens du parti. Je ne suis plus l’Inyenzi. Mon nez n’est pas trop long. Mes cheveux ne

sont pas éthiopiens : je suis rwandaise. J’ai hâte de découvrir le Rwanda qui m’était interdit. Je

veux tout voir, Gikongoro où je suis née, au bord de la rivière Rukarara, le lac Kivu, Kibuye,

Ruhengeri, Gisenyi, les volcans… Je voudrais que le minibus s’arrête à chaque détour de la route

pour que, jusqu’à l’horizon, les collines et les crêtes des montagnes viennent emplir mon regard.

Et je répète - et on se moque gentiment de moi : « Rwanda nziza, Rwanda nziza - Il est beau mon

pays. »

Scholastique Mukasonga, Inyenzi ou les Cafards, Gallimard (2006)

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Né à Abengourou en Côte d’ivoire, Koffi Kwahulé vit en France depuis 1979. Il s’est imposé comme

l’une des voix singulières de la dramaturgie africaine, avec des thématiques originales, une écriture

musicale et une volonté de sortir des carcans et des scènes battues (Bintou, Fama, Cette vieille

magie noire, Jaz, Big shoot, Les recluses, Nema). Egalement comédien et metteur en scène, il a

publié deux romans, Babyface et Monsieur Ki.

Bintou, Lansman (1997)

Bintou, « type africain, treize ans», une jeune héroïne sulfureuse et endiablée, chef de bande, qui,

chez elle dans la région parisienne, doit faire face à sa mère dépassée, son père absent, son oncle

incestueux et sa tante offusquée…

La mère : Bintou ! Bintou ! Bintou !

(Bintou entre. Les bribes d’une musique orientale se sont échappées de la chambre quand Bintou a

ouvert puis refermé la porte. Bintou est essoufflée. Elle devait être en train de danser. Elle tient un

couteau à cran d’arrêt qu’elle n’arrête pas de manipuler)

Bintou : Oui, je t’écoute.

La mère : Que faisais-tu ?

Bintou : Accouche, maman, je n’ai pas que ça à faire.

La mère : Ton père et moi…

Bintou : Mon père ? Quel père ? Je n’ai pas de père.

La mère : Nous avons pensé à quelque chose de bien pour toi : des vacances. Ça ne te ferait pas

plaisir d’aller au pays pendant les vacances ?

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Bintou : Des vacances ? Je ne bosse pas, je ne vais pas à l’école, pourquoi je prendrais des

vacances ? Et puis, je ne le connais pas, ce bled.

La mère : Justement. Tu connaîtrais les autres membres de la famille, tu saurais à quoi

ressemble ton pays…

Bintou : Mais mon pays c’est ici, maman. C’est la cité, le quartier, le béton, mes mecs... mes

"Lycaons", comme dit tante Rokia. C’est ici que je suis née et je n’ai pas envie de connaître autre

chose. Ça me suffit.

Koffi Kwahulé, Bintou, Lansman (1997)

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Né au Togo, Sami Tchak a tout d’abord enseigné la philosophie dans son pays. Venu en France en 1986, il a poursuivi des études de sociologie qui l’ont mené vers Cuba, le Mexique et la Colombie, des lieux très présents dans son œuvre littéraire. Si son premier roman, Place des Fêtes, comme son titre le suggère, se passe à Paris, trois autres (Hermina, Le paradis des chiots, Filles de Mexico) ont pour cadre une Amérique latine « imprécise » parfois un peu « africaine » dans laquelle errent quelques exclus du monde.

Place des Fêtes, Gallimard (2000)

À Paris, l’exil dans une famille africaine n’est pas forcément perçu de la même façon par les parents

et les enfants qui ne se reconnaissent pas dans cette situation. Le retour au pays, rêvé, souhaité et

souvent inaccompli, est l’un des sujets de discussion sinon de discorde.

Maman l’a compris mieux que tout le monde. Elle, elle ne se prend plus la tête avec la question

du retour. Elle ne se complique pas la vie présente en pensant à l’avenir en retour. Elle, elle dit

que la vie, la sienne, elle se trouve dans l’instant et dans le pays où elle niche actuellement.

Maman n’est pas bête. Elle dit que même après sa mort, elle ne va pas quitter la France. Ce n’est

pas qu’elle soit très accro de la France. Mais, elle dit qu’on ne sait jamais avec tout ce qui se passe

chez eux là-bas. Elle dit qu’elle choisit, entre les merdes, la moins compliquée pour elle. Alors,

pas question de préparer le retour. Elle est en France, eh bien, elle y reste pour toujours. Tout

compte fait, elle a ses raisons, maman. Chacun a d’ailleurs ses raisons, il ne faut pas croire.

Quant à papa, ma foi, c’est une autre paire de pantoufles. Lui, il s’accroche à son idée de retour

comme une punaise à un chien errant. Rien à faire pour lui enlever de la tête cette idée de retour

au pays natal comme dans un cahier martiniquais. Papa, il est têtu, on dirait une mule, c’est moi

qui vous le dis. C’est mon paternel, mais c’est comme si c’était mon fils quoi, parce que je le

connais plus qu’il ne le pense lui-même. Cela dit, je dois vous préciser que le retour auquel papa

s’accroche maintenant, à la manière des roussettes aux branches des arbres, le derrière en l’air

et le museau pointé vers le bas, le retour de papa - roussette donc n’a rien à voir avec le retour

qu’il avait en poche en débarquant en France, armé de ses rêves, comme un allié américain

envoyé pour casser la gueule au méchant loup. Avant, c’était dans le genre « retourner là-bas

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chez moi réaliser des projets ». Cette période-là, eh bien, c’est terminé ! Maintenant, en matière

de projet, papa, il aimerait seulement retourner dans son village juste pour mourir, pas pour y

vivre encore, non, pour mourir, comme les baleines qui quand elles ont mal à l’âme au fond de

l’océan, sortent s’échouer sur la plage, vidées de leur vie et de leurs angoisses.

Sami Tchak, Place des Fêtes, Gallimard (2000)