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1992 nouvel observateur

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"Sarajevo? Je ne savais pas" Nouvel observateur Décembre 1992

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2 / LE NOUVEL OBSERVATEUR / SPÉCIAL SARAJEVO

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Toute l'angoisse des nuits de Sarajevo est contenue dans le regard de cette mère réfugiée dans une cave, qui serre contre elle son enfant en attendant /'explosion du prochain obus.

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Ces enfants vont être évacués hors des zones de combat par la Croix-Rouge. lis emportent avec eux l'image d'une mère qui étouffe ses sanglots et ne savent pas quand ils la reverront.

4 / LE NOUVEL OBSERVATEUR/ SPÉCIAL SARAJEVO

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Tom Stoddart - Katz - REA

Dans la ville assiégée, les rares passants se déplacent en courant: chaque sortie peut coûter la vie, chaque carrefour est un lieu de mort.

Les victimes des bombardements sont enterrées hâtivement dans des cimetières déjà saturés. li n'y a plus une famille à Sarajevo qui n'ait à pleurer l'un des siens.

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Ce jeune homme squelettique est un survivant du camp d'Omarska, où il était prisonnier des Serbes. Confrontée à cette image accusatrice, l'Europe commence tout juste à prendre la mesure de l'horreur qui, une fois de plus, a surgi en son sein et s'aperçoit avec effroi que la barbarie nazie ne s'est pas arrêtée en 1945.

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11 · i De notre envoyé spécial à Sarajevo, Jean-Paul Mari

''Oslobodjenje" sous les bombes: · "Sans ce journal, ce serait la fin"

Dans la ville assiégée, une equipe de journalistes, de techniciens, d'ouvriers et de coursiers, au prix de sacrifices terribles, alimente l'esprit de résistance en continuant à publier le journal« Oslobodjenje » - en serbo-croate, «Libération»

C omme tous les jours, le bus attend devant la porte du journal. Comme tous les jours depuis le début de la guerre à Sarajevo, une cinquantaine d'employés d'« Oslobodjenje 1> pren­

nent place sur leur siège de candidat à la mort. Il y a des jeunes techniciens, des coursiers, des appren­tis ; des fenµnes de ménage, fichu sur la tête et sac serré contre la poitrine ; et des ouvriers de l'imprimerie comme celui-ci, la ·cinquantaine grise, petite moustache et casquette de laine rabattue sur le front. Comme tous les jours, l'autocar doit traverser le grand boulevard, slalo­mer entre les tramways crevés d'obus, tourner autour de l'abri fragile d'un immeuble carbonisé avant de s'engager sur le grand carrefour, complè­tement à découvert, sur une avenue surnommée · « Sniper Alley 1> (avenue des Tireurs embusqués). En face, il y a les premières positions serbes, des immeubles et des maisons de tuiles avec, quelque part à une fenêtre ou sous un toit, un homme, l.' œil collé contre la lunette de son fusil de haute-

, précision. S'il a envi~ de s'offrir une vie, il peut vous mettre une balle dans la tête à huit cents mètres. Le bus va passer à moins de deux cents mètres devant le canon de son fusil. Et les passagers le savent.

C'est l'heure. Le moteur ronfle, tous se tassent . sur leur siège et le véhicule démarre. Suivons-le. D'abord, le boulevard et ses cahots ; puis l'immeuble calciné. Il faut tourner, le bus ralentit, tangue, trop lourd, trop vulnérable ; il s'engage sur le carrefour, vire et offre son flanc droit. On ne respire plus. Encore cent mètres avant de sortir de l'angle de vue du tireur, plus ql;le cinquante mètres, quelques secondes ... Un coup de feu claque. Une sale détonation que la montagne vous renvoie en écho. Le bus fonce, passe le carrefour. Et s'arrête à couvert un peu plus loin. Il y a un trou dans une vitre étoilée et un ouvrier d'imprimerie, la_tête nue, la casquette de laine projetée· sur le siège, la moustache noyée dans une grosse flaque de sang. La balle lui a traversé la gorge avant de ressortir par la bouche. On l'emporte. A côté de lui, un autre ouvrier a le regard vide du miraculé. La trajectoire de la balle a déchiré le tissu de sa veste au sommet del' épaule. Demain, pour lui, .il sera encore un peu plus

6 / LE NOUVEL OBSERVATEUR/SPÉCIAL SARAJEVO

difficile de remonter dans ce bus qui l'emmènera travailler à « Oslobodjenje ». A Sarajevo, depuis huit mois, des hommes meurent pour faire le dernier quotidien raisonnable dans une ville de fous.

Ici, les gens et les choses disparaissent en fumée. Il y a un an à peine, devant nous, s'élevait l'immeuble du journal - deux tours de douze étages modernes, 35 000 mètres carrés de bu­reaux du plus grand groupe de presse de Bosnie : . 3 000 personnes, onze entreprises, une imprime­rie qui sortait trois .cents journaux, des revues et des livres à plusieurs millions d'exemplaires. Voilà pour le groupe de presse. Le journal

Zlatko Dizdarevic, rédacteur en chef, dans les locaux dévastés de son journal. Cinquante journalistes disparus depuis le début de la guerre, quatre autres tués, treize blessés ... Mais le journal parait tous les jours.

« Oslobodjenje 1> marchait fort : de 30 000 à 40 000 exemplaires, 210 journalistes sur le terri­toire, 38 bureaux à New York, Paris, Le Caire, Rome, Moscou ... Je me souviens du gigantesque hall d'entrée tout en verre, du labo photo, de la ' grande cafétéria, des journalistes coagulés autour de plateaux de cafés très noirs, occupés à discourir sur le monde ou la guerre entre Serbes et Croates, et de cette femme chef du service de politique intérieure qui ne tenait pas en place, fumait quatre paquets de cigarettes par jour et répétait nerveu­sement : « Il faut faire quelque chose ! Empêcher que l'incendie ne gagne la Bosnie. Empêcher le pire.»

L'incendie ... Elle avait raison. Aujourd'hui, on s'assoit, le souffle coupé, à même l'asphalte du parking, en contemplant ce qui reste du journal. Un moignon de béton noirci : la cage d'escalier. C'est tout. Le reste? Troué, crevé, criblé, raboté, éclaté, brûlé et finalement effondré à raison de quatre à six obus de tanks par jour, de balles incendiaires tirées par les mitrailleuses lourdes,

a: ci

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d'obus de mortier de 120 mm et de canons de 155 mm. Planté aux portes de la capitale, « Oslobodjenje » est placé très exactement sur la lignedefront. «Hierétaitunemauvaisejournée ... , dit Zlatko Dizdarevic, le rédacteur en chef. Une dizaine d'obus ont frappé l'immeuble. » Sans compter ceux qui sont tombés tout autour et dont les éclats ont crevé un peu plus les murs et les parois.

Alors, on travaille où l'on peut sur les mille mètres qui tiennent encore à peu près debout, au . rez-de-chaussée et, surtout, en sous-sol, dans les caves du journal. Zlatko le rédacteur en chef a usé trois bureaux en trois mois. Chaque fois, l'obus et lui n'étaient pas en même temps au même endroit. Il a 42 ans, une toile d'araignée de rides sur le visage, des yeux bleus tranquilles mais qui deviennent couleur d'acier quand il parle de son journal. Pour visiter la rédaction, il faut souvent ramper sur la moquette trouée, au milieu du verre brisé et des tables renversées. Zlatko tend un doigt, montre à travers une fente les maisons d'en face : « Les Serbes sont là, dans ce quartier de Nedjarici. A cinquante mètres de nous. »On peut compter les tuiles du toit, voir les rideaux aux fenêtres ; on pourrait distinguer le canon d'un fusil. En face, un ou plusieurs assassins tirent sur tout ce qui bouge. Parfois, ils tirent même à l'aveugle, des projectiles si lourds qu'ils trouent toutes les cloisons d'un bâtiment en espérant que les éclats vont atteindre ceux qui se dérobent à leurs jumelles. Sale travail.

L'ouvrier d'imprimerie à la casquette n'est que le treizième homme grièvement blessé. Aux premiers jours de la guerre, quand les Serbes

Chaque matin, le journal est épuisé en moins d'une demi-heure. Dans un pays où les radios ollicielles de Zagreb et de Belgrade se livrent une guerre de propagande, « OSlobodjenje » reste le seul moyen de s'informer.

ont franchi le pont de la Drina, à Svornik, ils ont tué un journaliste d' « Oslobodjenje » à sa table de travail, pendant qu'il écrivait son article; à Doboï, deux autres reporters ont été abattus froidement dans leur bureau; à Sarajevo, c'est un obus qui a pulvérisé un photographe accouru sur le lieu d'une première explosion. La rédaction est sans nouvelles d'une cinquantaine de journalistes : « Les hommes tombent, disparaissent; il y a des jours entiers sans téléphone, sans électricité, sans piles pour la radio, sans chauffage, sans eau. Ne me demandez pas comment on peut faire un journal dans ces conditions ... Je ne sais pas», dit Zlatko. Et pourtant. La guerre dure depuis huit mois et Sarajevo n'a pas connu un seul jour sans « Oslobodjenje ». Cela tient du miracle, de la volonté des hommes et de l'organisation du système.

Avec les premiers obus, il a fallu changer les gestes professionnels, chercher les meilleurs radio-amateurs de Sarajevo, recenser les numé­ros de téléphone en fonction et repérer les

. 70 000 lignes détruites, pirater les radios, trans­férer à la cave la documentation, les archives, le fax, le labo photo et installer une rédaction souterraine. On descend. 11 fait nuit noire. On pousse une porte blindée qui grince ; on avance,

guidé par le filet lumineux d'une lampe de poche, une ombre vous serre la main, fait tourner une manivell~ et la dynamo génère de la lumière, et on découvre une table de montage, une cuisine et quelques lits de camp. Les journalistes restent ici une semaine entière, avant de rentrer chez eux retrouver leur famille.

Pour écrire, il faut des infos. Chaque matin, à quelques kilomètres du journal, une trentaine de reporters tiennent une conférence de rédaction avant de partir sur le terrain. Leurs articles sont envoyés par fax jusqu'au siège d'« Oslobodjenje » ou, à défaut, portés par une navette, sous les obus et le feu des tireurs embusqués. Pour obtenir une réaction internationale, on envoie un fax au correspondant de New York, qui transmet la réponse à celui de Split sur la côte dalmate avant un nouveau relais par radio-amateur jusqu'à Sarajevo. Un centre de radio ici, un autre à Zagreb, et d'autres clandestins chez les Serbes en territoire occupé, à deux pas des camps, des massacres et de la« purification ethnique». «Ces journalistes radio-amateurs prennent de gros risques, dit Zlatko. S'ils sont découverts ... » Ce qu'il ne dit pas, c'est que lui-même écoute les radios occidentales la nuit et qu'il n'hésite pas à taper ses informations sur une feuille de papier, avant de faire trois quarts d'heure de marche à pied sur « Sniper Alley ,>, histoire de porter ces quelques lignes à la rédaction.

L'après-midi, à 15 heures, la rédaction recense tous les articles, décide les titres de la une et l'atelier commence à maquetter les pages. Pour ne rien perdre de l'actualité, on accepte de recevoir des reportages jusqu'à 21 heures : «On commence~

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à imprimer vers 3 heures du matin, en utilisant un générateur_électrique qui fonctionne à l'essence. Mais on va finir par m~nquer de carburant», dit Zlatko. A 6 heures du matin, un chauffeur se met au volant d'une camionnette bourrée de journaux et tous les employés du journal croisent les doigts. S'il se fait abattre par un sniper ou arrêter par un obus, il faudra réimprimer tous les exemplaires ... et un autre chauffeur prendra le volant du dernier véhicule. Le journal doit sortir. En ville, les vendeurs attendent. Ce sont tous d'anciens journalistes d'<( Oslobodjenje ». De temps à autre, Zlatko prend un paquet de quotidiens et va les vendre en ville : « C'est facile et terrible. Facile, parce que les 5 000 exemplaires sont épuisés en moins d'une demi-heure. Terrible, parce que les gens nous disent parfois : "Aujour­d'hui, je n'ai plus d'argent pour le pain, mais j'achète votre journal".»

Le journal ! Son journal. Le voilà. Il déplie le numéro 15 977. A la une, un titre sur une petite percée des forces bosniaques dans la montagne tenue par les . Serbes : « Pour nous, l'important n'est pas de faire la comptabilité des obus de part et d'autre, dit Zlatko. Il faut raconter les histoires de la vie des gens, celles qui font comprendre la souffrance, celles qui parlent de l'homme. Pas seulementdestratégiemilitaire. »Al'intérieur, un long article décrit le martyre d'Otes, un faubourg de Sarajevo pris par les Serbes. Il n'y avait pas de caves dans les maisons d'Otes; 7 000 obus ont rasé le quartier, on a bombardé les colonnes de réfugiés qui fuyaient l'enfer, leur valise à la main. « On enquête en ce moment sur des témoignages d'habitants qui affirment avoir vu des bulldozers enterrer vivants des civils, dit Zlatko. Mais il faut confirmer ces informations avant de les publier », précise le journaliste. Il a une amie peintre originaire d'Otes : « Elle avait deux choses dans sa vie : son fils de 24 ans et sa peinture. Son fils a été tué au combat et ses toiles ont brûlé. » Sur une autre page, un reportage du

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Le journal au de'but de la guerre (en haut, à droite) : deux immeubles de douze étages, 35 000 m2 de bureaux. Un . bâtiment de béton, de verre et d'acier. Et aujourd'hui (à gauche): il ne reste qu'une cage d'escalier noircie.

correspondant de Jepa, à 80 kilomètres de Sara­jevo, est parvenu par radio-amateur. La ville est encerclée depuis plusieurs mois. Il n'y a plus d'anesthésiques, plus de chloroforme. On a amputé vingt-cinq personnes. Le dernier cas es_t celui d'une petite fille de 6 ans, Amra, amputée d'une main. A l'aide de pinces coupantes et de couteaux passés à l'alcool. La dernière double page est occupée par des avis de décès. «Nous avons encore plusieurs pages prêtes à être publiées. Mais pas assez de papier poude faire. »

Le papier ! Cette fois, Zlatko enrage. Il a 1 OO tonnes de papier qui attendent dans ses entrepôts de Split en territoire croate. Et une quarantaine de tonnes offertes par Bernard Kouchner, de gros rouleaux prêts à imprimer. Tout près d'ici, à Kiseljak, dans la zone contrôlée par l'ONU. Sauf quecepapiern'arrivepasàcause du blocus de Sarajevo. Zlatko a eu .beau demander, expliquer, insister, prier le HCR, l'ONU, le ministre Kouchner .. : Rien n'y fait . On lui offre du papier, mais il n'est pas acheminé par convoi humanitaire jusqu'ici.« Regardez mon journal, dit Zlatko, il a changé douze fois de format en quelques mois. »Les trente à quarante pages grand format se sont peu à peu transformées en tabloïd de huit petites pages tirées à 5 000 exemplaires seulement. « Et dans une semaine, je ne pourrai plus sortir. » Autant de sang, de souffrances et de sacrifices, et l'histoire d'un journal qui cesserait à cause du manque de papier? ·

«Il ne s'agit p~s d'un problème humanitaire, mais d'un problème politique. La Bosnie n'est pas

ci o la Somalie. Sarajevo crève parce qu'on l'assiège

comme au Moyen Age. »Oui, il enrage. Parce que, bien avant la guerre, il a fallu se battre avec le gouvernement bosniaque pour se libérer de sa tutelle politique et financière sur<( Oslobodjenje ». Des mois de bagarres, d'interventions, de plai­doyers et, finalement, une grande manifestation dans Sarajevo. Il a fallu dire non. Non aux quotas ethniques qu'on voulait leur imposer : «Regardez nos employés. Ils sont serbes, croates, musul­mans. Bosniaques. Et ils croient que l'on peut vivre tous ensemble. D'ailleurs, ils meurent ensemble.»

Il enrage, Zlatko, quand, au premier jour de la guerre, un ministre du gouvernement lui a refusé

· la protection des locaux sous le pompeux prétexte que « demain, au plus tard, la guerre sera finie ». Mais sa rage devient froide sous les obus:« Vous savez pourquoi ils s'acharnent à détruire notre journal ? C'est parce que nous disons tous les matins que l'on peut vivre en communauté pluriethnique. Je suis musulman; ma femme est serbe. Et leur frontière passerait au milieu du lit conjugua]? Allons donc! Ce sont des extrémistes qui croient nous imposer la loi de la génétique. Nous, nous défendons la liberté de choix. On leur crie une idée moderne, celle qui a fait de Sarajevo une cité entre Orient et Occident, où la musique, le théâtre, la littérature brillaient, une vraie ville olympique. La ville du mélange des humains. Voilà pourquoi ils nous écrasent sous les bombes!» Il se tait, essoufflé. Un obus s'écrase avec un bruit de porte qui claque à trois cents mètres du journal. « Ils ne peuvent pas nous séparer. Sauf à force de guerre. »Une deuxième porte claque un peu plus près et des morceaux de vitre tremblent. Lui ne cille pas.

«La question n'est pas la guerre. Mais ce qui adviendra après. » Le journaliste n'a aucune confiance dans les gouvernements : « Quand il s'agit de la liberté de la presse, Zagreb et Belgrade se valent!» Un troisième obus s'écrase quelque part du côté d_e l'aéroport et Zlatko revoit le départ des derniers avions civils de Sarajevo, la foule de 5 000 à 6 000 personnes pour quelques centaines de placés, les bagarres pour un siège, le chaos. Et pour la première fois, Zlatko a les yeux humides. « Parfois, je me demande pourquoi je suis ici. Pourquoi on tue des enfants dans les rues. Pour quelles misérables raisons politiques. Pourquoi est-ce aujourd'hui le royaume des morts et des imbéciles?» Pourquoi les amants sont-ils séparés? Et ce téléphone qui ne sonne pas?« Pourquoi est­ce qu'on meurt ici de faim, de froid, de maladie, alors que 1' on peut tout acheter, même du papier, à une quinzaine de kilomètres de la ville? Pourquoi est-cequel'oncrèvecommedesrats,aujourd'hui, en plein centre de l'Europe ? » Pourquoi ? Pourquoi ! Long silence. « La question pour moi n'est pas si je vais survivre ou non. Mais bien de savoir si je vais rester un homme normal. »

Il regarde l'édition du journal posée devant lui. D'un coup, Zlatko n'entend plus les obus. Ses doutes semblent avoir disparu. Il sourit: « Regar­dez ce journal. Il est imparfait, n'est-ce pas? Mais pour tous ceux d"'Oslobodjenje", ouvriers, em­ployés, journalistes, c'est. .. »Silence. Soudain, les obus ne tombent plus et le sniper s'est tu. «Comprenez. Il ne s'agit pas d'héroïsme. Pour moi, vivre, survivre, c'est rester ici à Sarajevo, et faire mon métier. '> Il pose sa main sur ces dernières feuilles de papier mal imprimées : « Sans cela, sans lui, ce serait la fin. '>

JEAN-PAUL MARI

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Hôtel Holiday Inn où résident la plupart

des journalistes Présidence

de la République

Patinoire olympique (détruite)

Stade transformé en cimetière

Siège du gouvernement

(détruit)

__ ___..

Poste de contrôle ONU

Zones tenues · par les Bosniaques

Zones tenues par les Serbes

Base de l'ex-armée fédérale yougoslave

Poste de contrôle serbe

Immeuble ·de la télévision

Immeuble en grande partie détruit d' "Oslobodjenje"

Immeuble des PTT (QG de l'ONU)

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Informations d'un jour dans la capitale assiégée Les articles suivants ont aru

NEZAVISNl DNEVNIK . glavni i odgovoml urednik Kemal KURSPAHlé

~& &JJ -~@D~NAXUX

lil'@,{pl.5977

Des combatS violents ont eu lieu entre les forces de Bosnie-Herzégovine et les agresseurs. Les défenseurs de Gradacac ont réussi à pénétrer sur un kilomètre et demi les territoires temporairement occupés

La situation à Gradacac est difficile. Durant la nuit, plus de 500 obus de calibre 203 mm sont tombés sur la ville. A Maglaj, il yaeu éga­lement des bombarde­ments à l'artillerie lourde, mais les lignes de défense n'ont pas changé.

Sur le champ de bataille de Tesanj, des attaques de chars et des combats d'in­fanterieonteu lieu, l'agres­seurserbe cherchantàs'as-

surer le corridor néces­saire pour relier Tesanj et Doboj, ainsi que Jelah à Prnjavor. [ ... ]

[ ... ] En ce qui concerne le front de Bosnie-Est, Go­razde a subi plusieurs atta­ques à partir de Rogatica, Caj ni ce et des alentours de Foca. [ ... ]

(Communiqué de l'état-major des forces ar­mées de Bosnie-Herzégo­vine.)

CONFÉRENCE DE GENÈVE

Cartes sur table .{de notre envoyé spécial)

GENÈVE, 8 DÉCEM­BRE - La Cbnférence de Genève sur l'ex-Yougosla­vie est entrée dans une phase décisive. Chacune des trois délégations a pré­senté ses propositions. La dél_égation de la Bosnie­Herzégovi ne, qui com­prend des représentants de toutes les communau­:tés, a proposé que le nouvel Etat soit composé de treize provinces ou cantons. La partie serbe s'est conten­tée de présenter une carte destinée à prouver qu'en­viron 60 % du territoire

devait lui revenir. Il en va presque de même pour ce qui est de la proposition de la partie croate, puisque Mate Boban, président de l'Herceg-Bosnia, a lui aussi revendiqué un territoire très important, ce qui est totalement irrecevable.

[ ... ] La délégation de la Bosnie-Herzégovine, qui représente toutes les -na­tionalités et plusieurs par­tis politiques, est décidée à ne pas négocier avec des gens qui sont à l'origine des massacres et des tueries.

M.HUSIC

GROS PLAN

En attendant Clinton • Mehmed HALILOVIC

[ ... ] La controverse publique entre les chefs de lad i plomatie occidentale et leurs collègues ministres de la Défense sur une éventuelle intervention mili­taire .ne signifie absolument pas qu'ils soient nettement pour ou nettement contre cette intervention. Toute cette affaire a été montée à ce moment précis pour qu'ils puissent se justifier devant leurs opinions publiques et aussi pour faire semblant de répondre aux deman-

des de plus en plus pressantes des pays islamiques. L'objectif de cette manœu­vre est de donner l'impression d'être extrêmement« engagés». Cependant, la décision n'a toujours pas été prise làoù elle doit être prise, c'est-à-dire à Wa­shington ...

Ace petit jeu, l'Europe gagne sur les deux tableaux : elle se donne bonne conscience tout en gagnant du temps. Totalement incapable d'agir, l'Europe attend le résultat de trois processus pa­rallèles: l'issuedesopérations militaires et lesévolutionssur le terrain, le résultat des élections en Serbie et, le pl us i mpor­tant, l'arrivée de Bill Clinton à la Mai­son-Blanche. L'Amérique de Bush a été pour beaucoup dans la reconnaissance internationale de la Bosnie-Herzégo-

. vine. C'est à l'Amérique de Bill Clinton qu'il reviendradedéciderde l'existence réel le de ce pays.

NOUVELLES DE LA FORPRONU

Le lieutenant norvégien Miler, chef du contrôle des mouve­ments sur l'aéroport de Sarajevo, affirme qu'aucun membre de son équipe n'a aperçu les dix-sept chars peints en blanc des Tchetniks.11 a également démenti que les Casques bleus aient été contraints de les stopper à l'aéroport pour les ren­~oyer à Lukavica

L'ordre de nettoyer la ville tionsdelavilled'engagertoutela [ ... ]L'apparition de SARAJEVO, 8 DÉCEMBRE (BH­

Press) - La présidence de l'assem­blée municipale de Sarajevo a donné l'ordre à toutes les institu-

populationànettoyeretàdégager chars blancs non identifiés

FORPRONU affirment en blanc pour les faire res­qu'ils n'ont pas eu connais- sembler à ceux de l'ONU. sance du fait que les Tchet- Ces chars, personne ne les niks peignent leurs chars ·aurait vus.[ ... ]

1 • [ J · reste un mystère entier. ane1ge .... Les représentants de la

10 / LE NOUVEL OBSERVATEUR / SPECIAL SARAJEVO

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ns le numéro d'"Oslobod·en·e" daté du 9 décembre RADIO-MOST ZEPA

Am,utatlon à I' al~e ~'un fil ~e fer c~auff é à ~lanc-Depuis le mois de février, Zepa ne reçoit plus ni médicament ni nourriture. Les héros de cette petite ville en appellent à l'opinion internationale et aux organisations humanitaires, car enfants et vieillards meurent de faim

Cette 1 iaison entre Sarajevo et Zepa a pu être réalisée grâce à un radio amateur. Tous ceux qui se trouvaient à cet instant dans les studios de Radio-Sarajevo ont été frappés de constater qu'aucun de leurs interlocuteurs de Zepa n'ac­ceptait dé donner son identité. [NDLR: Zepa est une localité si­tuée au nord-est de Sarajevo et qui est encerclée par les forces serbes.]

• Quelle est la situation à Zepa?

- Très difficile. Les plus jeunes et les vieillards meurent de faim. Les gens tentent de fuir dans les montagnes, où se trouvent déjà les réfugiés de Rogatica, Visegrad, Han-Pijeskaet Vlasenica. Depuis le début de la guerre, nous n'avons aucune aide.

•Que se passe-t-il en ce qui concerne les soins des blessés?

- Nous n'avons reçu aucun médicament depuis le mois de fé­vrier. Cela nous a contraints à pra­tiquer vingt-cinq amputations en utilisant simplement du fil de fer chauffé à blanc et des couteaux ..

• Comment réussissez-vous à montrer tant de courage ?

- 11 y a un peu de tout mais, vous savez, chaque habitant de Zepaest un combattant et chaque parcelle de territoire libre est trempée de sang.

•Quelles ont été vos princi­pales actions ?

-Nous nous concentrons sur­tout sur des actions de diversion. Ce qui nous permet de tenir les 1 ignes de front, un front long d'une quarantaine de kilomètres. Nous avons remporté une grande ba­taille sur le mont de Zlovrh. En

Photo transmise par un soldat qui a réussi à franchir les lignes

trois jours, nous avons infligé des pertes très lourdes aux T chetni ks. Nos seules armes sont les troncs d'arbre, les pierres et les cocktails Molotov .. . Les Tchetniks n'arri­vent pas à approcher, mais ils nous bombardent de loin avec des ca­nons de 155 mm .. .

•Comment s'organise la vie des civils?

- Toutes les institutions fonc­tionnent quasi normalement, mais notre grand problème, c'est l'air provisionnement en nourriture.

• Alors, comment faites-vous pour nourrir la population ?

- Jusqu'à présent, grâce aux réserves dans les moulins, nous

avons pu nous débrouiller. Mais maintenant nous avons distribué tout ce que nous avions et les gens vontcommenceràmourirdefaim.

• Parvenez-vous à collaborer avec les forces armées de T uzla?

- Un peu, mais nous avons da­vantage de contacts avec les com­battants de Srebrenica.

• Quelle est la composition de la population de Zepa?

- Zepa est une vil le à majorité musulmane. Cependant, nous avons aussi des familles de Serbes qui souffrentavecnousetqui corn-

. battent les T chetn i ks exactement comme nous. [ .. . ]

S. HODZIC

Ce n'est pas le bon moment pour un chantage Le leader du H DZ (Parti croate) et de l'Herceg-Bosnia utilise le chantage, une méthode qui n'a jamais donné de résultats dans notre pays

« Nous accepterions d'accor­der une nouvelle année de mandat au président lzetbegovic si nous obtenions les portefeuilles du mi­nistère de I 'lntérieuretdesAffai res étrangères», a déclaré Mate Boban en lançant une sorte d'ultimatum. [ ... ] Boban et son invention, l'Her-

ceg-Bosnia, c'est-à-dire la commu­nauté crœte de Bosn ie-Herzégo­vine, exerce un chantage qui n'apas plus de chances d'aboutir que les précédents puisque toute éven­tuel le« distribution de prix» re­viendrait à un démembrement de la Bosnie-Herzégovine. Or notre

pays ne marche plus au rythme d'un pas en avant et deux pas en arrière. 11 tient à progresser à grands pas pour préserver et consolider son unité .. . Ce n'est donc pas le moment d'accepter ce nouveau chantage de Monsieur Boban. A. PASAUC

Les Tchetniks ont stoppé le convoi vers Srebrenica Hier, un convoi du HCR

composé de 17 camions pro­tégé par la FORPRONU a été stoppé à Zvornik. Le

convoi se dirigeait vers la vil le de Srebren ica. Les agresseurs ont justifié l'arrêt du convoi en affirmant qu' ils

n'avaient pas été prévenus et qu'ils devaient procéder à une fouille complète des ca­mions.

DOBRINJA Les agresseurs utilisent du gaz innervant

Dans le quartier de Dobrinja, que Reuters, qui se trouvait à Do­lajournéed'hieraété l'unedesplus brinja, affirme avoir pu observer dures depuis le début de l'agres- deux chars serbes près de l'aéro­sion. A partir de 6 heures du matin, port contrôlé par la FORPRONU. le bombardement a été incessant. Trois autres chars ont également De plus, l'agresseur a util isé du gaz pris place au cours de la journée au innervant. Le quartier numéro 5 même endroit. Ils ont tiré sur Do­de Dobrinja a été attaqué par des brinja sous le regard des Casques chars venus de Nedzarici. Le cor- bleus de l'aéroport. [ ... ] respondant de l'agence britanni-

EXPOSITION

Malgré ceux qui veulent nous exterminer Nous avons assisté hier au vernissage d'une exposition du peintre

lzet Aleckovic. Les toiles présentées ont été réalisées cette année, c'est-à-dire pendant que l'artiste lui-mêmes'étaittransforméen soldat défenseur de la ville.

Le poète Ivan Kordic, qui a inauguré l'exposition, a déclaré : «Parmi nous, il yadesbravesqui refüsentqu'on tue /'âmeet l'esprit...»

A PARTIR D'AUJOURD'HUI

Sarajevo sans pain Comme on nous l'a affirmé, il y a lieu d'être pessimiste sur l'approvisionnement de la ville en pain. La production est réduite au minimum. Aprèshuitjoursd'unapprovisionnementplusoumoinsrégu­lier, les habitants de Sarajevo n'ont pas reçu de pain aujour­d'hui.[ ... ] N. BANJANOVIC

Nous avons ladouleurd'annonœrla mort du combattant

NINOSLAVSIMUNIC mort au champ d'honneur en dé­fendant Otes, le 4 décembre 1 m, dans sa vingtième année.

Nous avons le regret d'annoncer la disparition de

IVICA BILAFER mortdessuitesd'uneblessuredueà des éclats d'obus le 3 décembre 1992.

Nous avons ladouleurd'annonœrla mort de, notre très cher

DAMIR MEHINOVIC mort en défendant sa ville de Sara­jevo le 6 décembre 1992. Cher Dado, ta mère est fière de toi.

Nous avons ladouleurd'annonœrla mort de notre chère

RAMIZA OMEROVIC disparue le8déœmbre 1992àSara­jevo, dans sa 38" année.

. (Traduit par Faik J)i,zdareuic.) 24-30 DÉCEMBRE 1992/ 11

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Les clés géographiques de la guerre de Bosnie-Herzégovine

Stratégie pour un génocide

Loin de SarajevoJ les axes de communication sont le principal enjeu des grandes batailles. L'objectif étant le dép~cage de la

· République bosniaque le long des démarcations ethniques ' L a Bosnie-Herzégovine paie très cher d'avoir été la république modèle de la

· fédération yougoslave. L'éclatement de la Yougoslavie ne pouvait que déboucher sur la mort de cet Etat 1 qui incarnait le

« yougoslavisme )} dans ce qu'il avait de plus humain, de plus moderne et de plus prometteur. Tito l'avait créé, en partie, pour rogner les ailes des deux grands nationalismes, celui des Serbes et celui des Croates, dont l'affrontement avait été fatal à la première Yougoslavie. Sarajevo était devenu un centre intellectuel fécond, le lieu où cohabitaient en toute harmonie des peuples et des religions multiples, un miracle dans les Balkans, l'exemple d'une Yougoslavie possible, le mélange réussi des cultures et des ethnies. Mais, en 1992, un exemple insupportable, presque un cauchemar pour les nationalistes forcenés de Belgrade et de Zagreb : il fallait rayer cela de la carte. C'est ce qui est en train de s'accomplir.

Dès 1990, avant même que la guerre ne commence en Croatie, les stratèges et les cartographes de Serbie et de Croatie se pen­chaient ensemble sur les mêmes cartes pour préparer le dépeçage de la Bosnie-Herzégovine. Ce qu'ils n'avaient pas prévu, c'est la résistance acharnée des Bosniaques eux-mêmes, et plus particulièrement celle des Musulmans.

Michel Roux (1 ), spécialiste de la Yougoslavie, rappelle que Tito a attendu 1961 pour créer une <( .nation musulmane )) en Bosnie-Herzégovine, « une initiative a priori étrange pour un régime marxiste». Il précise que ce terme désigne une population de langue serbo-croate et qui est de religion, ou du moins de culture, musulman~. «Il s'agissait de proposer à ladite population, qui ne se reconnaissait spontanément ni comme serbe ni comme croate, une dénomination à laquelle elle pût adhérer, notamment lors des recensements. En même temps on prenait soin de distinguer entre musulman (sens confessionnel) et Musul­man (sens national). » Se réclamer de ce groupe national n'impliquait donc pas nécessairement

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une conviction religieuse et pouvait aussi bien convenir à des communistes.

Lorsque Radovan Karadzic a déclaré devant le Parlement de Sarajevo, au· printemps de cette année, que la sécession de la Bosnie-Herzégovine signifierait la fin des Musulmans, personne ne pensait qu'il fallait prendre au mot le dirigeant des Serbes de Bosnie. On ne pouvait pas imaginer qu'il parlait déjà en futur criminel de guerre, et que pour lui<( fin)} signifiait liquidation physique. De nombreux diplomates avaient prévenu les gouvernements occidentaux que l'indépendance prématurée, imposée à une Bosnie-Herzégovine réticente et qui n'était pas prête à l'assumer, entraînerait son démantèlement. Ce qui était imprévisible, c'est que ce partage s'accompagne­rait d'un génocide. Celui-ci a été rigoureusement organisé par les dirigeants serbes, et exécuté sur le terrain avec la férocité méthodique des Einsatz­gruppen (sections d'intervention) nazies en Rus­sie ou celle des Oustachi qui sévissaient à la même époque en Croatie.

A partir du moment où l'objectif avoué des Serbes était de créer des zones <( ethniquement pures )>, les stratèges militaires avaient partie liée avec les tortionnaires et les assassins, et c'est la géographie qui allait imposer sa logique à la fois au déroulement de la guerre et à l'accomplissement des crimes_. Rarement la cartographie aura joué un rôle aussi déterminant dans un conflit.

Au point de départ, il y a la carte des implanta­tions majoritaires des trois principaux groupes nationaux de la Bosnie.:.Herzégovine: régions à dominante serbe (31,4 % de la population totale), croate (17 ,3 % ) ou musulmane ( 43, 7 % ). (Voir page ci-contre la carte établie selon Je recense­ment de 1991.) C'est en fonction de cette géogra­phie humaine qu'on peut comprendre le déroulement des opérations militaires. Pour les· Serbes, dès le départ, l'impératif prioritaire, c'est la liaison entre les différents territoires où leur implantation est majoritaire, et la jonction de ces régions avec la Serbie proprement dite. D'où la

. '

multiplicité des batailles, se déroulant en même temps en différents endroits du pays. De ce point de vue, l'objectif Sarajevo, en dépit de l'impor­tance économique de la ville, est d'ordre avant tout symbolique et n'est pas militairement dé-

. terminant. Les batailles principales, selon le géographe

Michel Roux, sont celles des communications : il s'agissait pour les Serbes d'assurer les leurs et de couper celles de l'adversaire. Trois théâtres d'affrontement entrent dans cette catégorie.

1/ La bataille pour les villes-ponts sur la Drina

Cette rivière constitue la frontière entre la Bosnie-Herzégovine et la Serbie. C'est une vallée profonde, difficile à franchir. Dès le début de la guerre, les Serbes ont commencé par s'emparer des principales villes-ponts comme Zvornik et Visegrad. Ils se sont violemment battus pour Foca et Gorazde. Ces deux dernières villes ne sont pas situées sur la frontière, mais constituent des points de franchissement de la Drina en Bosnie. Leur contrôle permet aux Serbes à la fois de couper les liaisons des Bosniaques avec les Musulmans du Sandjak et d'établir la communi­cation avec les territoires à majorité serbe du sud­est de !'Herzégovine.

2/ La bataille pour le corridor du Nord Elle est vitale pour les Serbes et elle n'est pas

terminée. La principale concentration de popula­tions serbes se trouve dans la partie occidentale de la Bosnie.-Herzégovine, ayant pour centre la ville de Banja Luka. Cette région est contigÛë à la Croatie, et plus précisément à la Krajina de Knin, territoire· croate contrôlé par les Serbes depuis l'année dernière. Seule subsiste, dans le saillant de Bosnie, une enclave à majorité musulmane, autour deBihac. C'est pour établir un lien entre la Serbie, le nord-est de la Bosnie, puis l'ouest de la Bosnie et la Krajina croate qu'ont eu lieu les batailles les plus féroces. (Voir page ci-contre la carte des opérations militaires.) Il fallait aux Serbes se tailler un corridor à travers des

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D Zone occupée par les Serbes

D Zone occupée par les Croates

• Zone occupée par les Musulmans

- Frontière de la Bosnie-Herzégovine ~ E R A D

11

-+ Principales offensives serbes

"* Ville assiégée

Source : The Times

territoires à majorité croate ou musulmane, d'où les combats pour Derventa, Modrica, Gra­dacac, Bosanski Brod, etc. Cette dernière agglomération, tom­bée il y a un mois, est une ville­pont sur la Save, qui dessine la frontière entre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine. Le pont a été détruit. Il s'agit, là aussi, de couper la voie des renforts de la Croatie vers l'intérieur de la Bosnie, en direction de Saraje­vo.

3 / La bataille pour l'axe Split-Mostar-Sarajevo

Dès le début de la guerre, les Serbes se sont acharnés à cou­per les voies de communication entre la côte Dalmate et les régions centrales de la Bosnie­Herzégovine à majorité croate ou musulmane. Ce fut d'abord la bataille pour Kupres. L'enjeu était tellement important que l'armée fédérale y est interve­nue de manière directe et mas­sive. Par la prise de Kupres, les Serbes coupaient définitive­ment l'itinéraire Split-Sara­jevo par Zenica. Restait un deuxième axe, plus au sud,

, tributaire des ponts de Mostar sur la N eretva. La bataille pour Mostar et pour la vallée de la Neretva fut l'une des plus

l' / ç

Les populations en Bosnie-Herzégovine Répartition selon le recensement de 1991

, Zones à dominante :

.___ _ ___.! Serbe

' ,: 1 .

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violentes de cette guerre. En fin de compte, ce sont les Croates qui contrôlent la ville, mais les Serbes tiennent les hauteurs, d'où ils exposent sous leur feu la vallée et peuvent bombarder cette section de la route de Sarajevo.

Pour expliquer à la fois la violence et l'éparpil­lement des combats, il faut se souvenir que la Bosnie-Herzégovine, par sa géographie monta­gneuse, se prête particulièrement bien à la guerre de guérilla. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle constituait pour les partisans de Tito un sanctuaire à partir duquel ils terrorisaient les divisions allemandes. Après la guerre, et plus particulièrement à partir de l'invasion de la Tchécoslovaquie par les Soviétiques en 1968, Tito a de nouveau transformé la Bosnie-Herzé­govine en une forteresse imprenable. Elle deve­nait le cœur· d'une dissuasion fondée sur le principe de la défense populaire généralisée. Tout le pays montagneux fut truffé de caches et de dépôts d'armes de tous calibres, qui alimentent aujourd'hui les combats.

Quel est aujourd'hui, sur le plan géographique, le bilan de la guerre ?

- Les Serbes, en dehors du corridor du Nord, dont la sécurité reste problématique, ont atteint presque tous leurs objectifs. Ils ont conquis en plus des zones qui n'ont pas d'intérêt stratégique particulier pour eux et dont ils pourront se servir comme monnaie d'échange dans les marchanda­ges à venir.

- Les Croates ne se plaignent pas trop non plus : ils ont pris le contrôle exclusif de toute !'Herzégo­vine occidentale, à majorité croate, et sur le territoite de laquelle ils ont établi un Etat croate autonome, l'Herceg-Bosna, ayant pour capitale Mostar. Ils ont à leur tour expulsé les Musulmans de certaines villes, comme Prozor, pour s'assurer la maîtrise des passages stratégiques. Leurs revendications territoriales vont jusqu'à une ligne allant de Konjic à Kiseljak et au nord jusqu'à Travnik. Ils rentreraient ainsi grosso modo dans les frontières de la Banovine croate autonome créée en 1939 pour mettre fin à la confrontation serbo-croate dans l'Etat yougo­slave. L'accord n'a pas pu être mis en œuvre pour cause de guerre mondiale. L'histoire vient, à cet égard, d'offrir aux Croates une seconde chance.

- Les Musulmans refusent cette logique du partage que leur imposent les Serbes et les Croates. En réalité, compte tenu des territoires conquis par ces deux autres belligérants, il leur reste à peine de la place pour un Etat croupion, une option qu'ils rejettent. En dehors des villes encerclées comme Sarajevo, Gorazde et Srebre­nica, ils contrôlent une importante poche au centre de la Bosnie, autour du grand pôle de résistance que contitue la ville de Tuzla. Bien que soutenus dans cette région par les Croates de Bosnie qui refusent le choix sécessionniste, ils sont très inférieurs en armement et en nombre face aux Serbes. A moins de les laisser massacrer jusqu'au dernier, la communauté internationale devra de toute urgence ou leur permettre d'ac­quérir des armes pour se défendre, ou se charger elle-même de leur survie dans des zones de sécurité sous contrôle international, en attendant que soit trouvée une solution politique .

FRANÇOIS SCHLOSSER

(1) Michel Roux, professeur à l'université de Toulouse-le Mirail, auteur de plusieurs articles sur la crise yougoslave dans la revue« Hérodote», vient de publier« les Albanais en Yougoslavie » (Maison des Sciences de l'Homme, Paris, 1992). '

24-30 DECEMBRE 1992 / 13

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ur a

En Europe comme aux Etats- Unis se multiplient les appels pour que les responsables dès crimes contre l'humanité commis en Bosnie-Herzégovine soient jugés. René Backmann a réuni des documents qui feront partie du dossier de l'accusation

A deux heures d'avion de Paris, des soldats et des miliciens massacrent, torturent et violent. Des villages entiers sont pillés et brûlés, leurs habitants jetés sur les routes ou enfermés dans des camps. Et cette terreur n'est pas gratuite. Elle s'inscrit dans un plan délibéré, systématique de « nettoyage ethnique », qui

vise à constituer une « Grande Serbie » racialement pure. Cette barbarie, en plein cœur de l'Europe, piétine tous les principes moraux des nations civilisées. Et viole les conventions humanitaires en vigueur dans les conflits armés. Car la guerre a ses lois. Les conventions de Genève, signées en août 1949, réglementent de.manière précise le traitement des prison­niers de guerre et le statut des civils. L'article 3, commun aux quatre conventions, recommande de traiter « avec humanité, sans aucune distinction basée sur la race, la couleur, la religion,[. .. ] les personnes qui ne participent pas directement aux combats ». Sont expressément prohibées « les atteintes à la vie et à l'intégrité corporelle, notamment Je meurtre[. .. ], les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices, les prises d'otages, les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et dégradants ». .

Le 22 mai 1992, les représentants des quatre parties en guerre en Bosnie-Herzégovine ont signé, à l'invitation du Comité international de la

Croix-Rouge (CICR), un accord aux termes duquel elles s'engagent à respecter les conventions de Genève. De son côté, la République fédéra­tive de Yougoslavie, dont le régime de Belgrade revendique l'héritage, a adhéré en 1950 aux conventions de Genève, et en 1979 aux protocoles additionnels. .

Aucun de ces engagements n'a été respecté. Pis : jamais, en Europe, ·depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les lois de la guerre, les principes humanitaires et les droits de l'homme n'ont été aussi systémati­quement et largement violés que pendant ce conflit. A tel point que les juristes sont de plus en plus nombreux à réclamer la création d'un tribunal destiné à juger les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité commis par les dirigeants serbes en Bosnie-Herzégovine. Le secrétair~ d'Etat américain, Lawrence Eagleburger, a appelé la semaine dernière les nations européennes à identifier et à juger les responsables de ces crimes. Depuis des mois, plusieurs organisations humanitaires internationales, le CICR, promoteur des conventions de Genève et garant du droit international humanitaire, diverses agences des Nations unies et organisations de défense des droits de l'homme ont recueilli des centaines de témoignages sur ces atrocités. Ce sont quelques-uns de ces documents que nous publions ici. R. B.

"PURIFICATION ETHNIQUE" PAR LE MASSACRE

Kozarac Le 24 mai, à 14 h 15, les bombardements

commencent sur la ville. Certains habitants [s'en­fuient] pour se réfugier dans les forêts alentour. Le mardi 26, Kozarac se rend. Les forces serbes entrent dans la ville. Dans la journée du 26 mai, les miliciens serbes passent de maison en maison, raflent des hommes de 18 à 60 ans et pillent les biens des résidents. La moitié des personnes [arrêtées] sont exécutées. Médecins, professeurs,

cadres, fonctionnaires, membres de partis politi­ques, commerçants ont été les premières victimes de ces exécutions arbitraires. [ ... ] « Un milicien. serbe, Je visage masqué par des lunettes de tankiste, désignait du doigt des personnes qui devaient être soit abattues par balles, soit égor­gées. » [ ... ] Le reste des hommes de 18 à 60 ans est regroupé, puis envoyé, par convois, dans les camps. [ ... ] Les femmes sont rançonnées, maltrai­tées, et nombre d'entre elles ont été violées. [ ... ] La ville est systématiquement pillée, détruite, incendiée. [ ... ] '

est exécutée sur place. [ ... ] Le fils de l'un des survivants, âgé de 16 ans et actuellement réfugié en France, est emmené par les Serbes pour piller les maisons. Il assiste ensuite à la mort de son oncle, 61 ans, et d'un voisin. «On les a obligés à se cogner la tête enti:e eux avant d'être pendus du haut d'un pont. » .

Témoignage d'une habitante de Kozarac «Notre village a été pilonné, et nous avons

immédiatement fui dans la forêt. ]'ai emmené mes enfants avec moi. Quand je suis revenue, j'ai dû enjamber les cadavres. [. .. ] Une nuit, des miliciens serbes ont voulu entrer dans la maison. Ma belle-mère a crié : "Il n'y a que des vieilles

14 / LE NOUVEL OBSERVATEUR / SPÉCIAL SARAJEVO.

Au mois de juin, les villages environnants sont vidés de leur population, dont une grande partie

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femmes ici'; et ils sont repartis. Ils cherchaient des femmes pour la nuit. 1)

(Enquête réalisée par Médecins sans Frontiè­res, du 24 au 27 novembre, auprès de 60 ex­détenus bosniaques et leurs familles, originaires de la région de Kozarac, réfugiés en France. Document rendu public le 7 décembre 1992.)

Zaklopaca · Selon les témoignages de survivants, au moins

83 Musulmans (hommes, femmes et enfants) ont été tués par des Serbes en uniforme dans le village de Zaklopaca, près de Vlasenica, le 16 mai 1992.

Témoignage de Najla Hozic « Vers 16 h 30 est arrivée une voiture de la

police, qui opère régulièrement dans la région. Il s'agissait de "M.'; de Klijestani. Il accompagnait un groupe [d'hommes] dans une grande voiture. [ ... ] Ils portaient l'uniforme de l'armée nationale yougoslave, ou seulement Je képi.[ ... ] ]'ai regardé vers ma maison, j'y ai vu cinq ou six voitures, toutes des grosses Niva. Sur l'une d'elles était écrit "pokolj" (massacre). »

Témoignage de Jasminâ Hozic [ ... ] «Lorsque mon père a vu qu'ils [les Serbes]

arrivaient, il s'est enfui ,vers la rivière ]adar avec deux voisins. Les réservistes les ont vus et ont commencé à tirer dans leur direction. Ils les insultaient en criant : "Pourriture d'Oustachi !"

Le nettoyage ethnique, rue par rue. Un commando serbe vient de tuer un couple de Musulmans â Bileljina, dans le nord-est de la Bosnie.

Nous avons commencé à pleurer parce que nous pensions qu'ils avaient tué mon père. Lui nous a entendues pleurer et a cru qu'ils nous faisaient du mal, qu'ils nous frappaient. Il est donc revenu. Il a traversé la rivière et deux Tchetniks Je pour­chassaient en pointant leur fusil dans son dos. Il nous a dit de ne pas avoir peur. [ ... ] Il venait de prendre une cigarette et ne l'avait pas encore allumée qu'ils étaient déjà à vingt mètres de nous. Ils lui ont d'abord tiré dans les jambes, il a sauté en l'air. Ils ont alors visé son corps. il est tombé, nous l'avons vu tomber et nous avons commencé à pleurer. Ils n~us ont tiré dessus et nous avons couru nous réfugier dans la maison. Ils ont tellement tiré que, quand ils ont arrêté, ils pensaient que nous étions morts. »

Zvornik Le 10 avril 1992, vers 15 heures, une trentaine

d'individus sont arrivés au domicile des J usic, situé dans la banlieue de Zvomik. Ils ont ordonné à toute la famille de sortir de la maison, avant de la rassembler avec quelques voisins. Et ils ont tué

Hajrudin Jusic, 54 ans, deux de ses fils, Meho, 22 ans, et Fahrudin, 20 ans, ainsi que trois voisins.

Témoignage de Smilja Jusic «Ils nous ont tous emmenés dans mon verger et

nous ont fait allonger à plat ventre. Nous étions quinze femmes~ enfants et [les six hommes]. Ils ont étranglé mon fils aîné avec un fil de fer, sous mes yeux. Puis ils nous orit fait relever. Un homme est resté pour nous tuer, et une jeune fille l'a supplié en disant: "Si vous avez une mère, si vous avez une sœur, au moins ne nous tuez pas."

(Rapport d'Amnesty International couvrant la période d'avril à août 1992. Rendu public à Londres, en octobre 1992.)

Prijedor . La nuit du 29 mai, des tanks et des soldats ont

pris position autour de Prijedor [ ... ]. Lorsque l'assaut a commencé, les Serbes du village ont guidé les tanks vers . les maisons de certains Musulmans et il fut demandé aux habitants de sortir et de présenter leurs papiers d'identité. Nombre de ceux qui le firent furent sominaire­ment exécutés. Selon des témoins, quelque 2 000 habitants d'une seule rue (la rue des Partisans) furent exécutés et une c:entaine de maisons furent détruites. Lorsque les tirs d'artil­lerie ont cessé, vers midi, des groupes d' extrémis-tes, probablement contrôlés par le chef milicien~

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_ Arkan, ont commencé les exécutions, faisant sortir leurs victimes dans la rue pour leur trancher la gorge. Selon ~es témoins, les corps furent emmenés par des camions qui laissèrent derrière eux des traînées de sang. - (Rapport sur la <( Situation des droits de l'homme dans le territoire de l'ex-Yougoslavie», établi par Tadeusz Mazowiecki, rapporteur spé­cial de la Commission des Droits de l'Homme des Nations unies. Octobre 1992.)

Zecovi Un enfant de 14 ans, du village de Zecovi, près

de Prijedor, a assisté au meurtre de 33 personnes. Le 29 juillet, un [ ... ] groupe de Serbes est apparu. Ils étaient en uniforme. Ils ont fait sortir les gens de Jeurs maisons, les ont fait mettre en ligne et en ont abattu 33 avec des fusils semi-automatiques. Ensuite ils ont utilisé des pistolets pour achever ceux qui bougeaient encore.

(Rapport du gouvernement des Etats-Unis sur les graves violations de la 4 e convention de Genève dans l'ex-Yougoslavie, 7décembre1992.)

LE VIOL, INSTRUMENT DE LA TERREUR

Les récits des témoins ou des victimes elles­mêmes (ainsi que d'autres sources, NDLR) indi-· quent l'existence d'un grand nombre de« maisons publiques » dans lesquelles des femmes croates et musulmanes sont amenées; l'existence aussi de <(zones spéciales »dans certains camps de concen­tration où des femmes et des jeunes filles sont violées. Les viols à répétition de jeunes filles de moins de 15 ans ont pour conséquence un degré élevé de mortalité ou une invalidité permanente.

Témoignage d'un habitant de Kozarac « Un jour, ils ont emmené cinq adolescentes de

16 / LE NOUVEL OBSERVATEUR/ SPÉCIAL SARAJEVO

Nova Kasaba, estde la Bosnie. Trente villageois musulmans ont été exécutés

· par les Serbes lors d'une offensive autour de la poche de Srebrenica, en_ mai 1992.

13 ans, trouvées dans la maison de H. Le lende­main, elles sont revenues dans un tel état que Je docteur S.P. a dû rester au chevet de deux d'entre elles, alors que les trois autres étaient conduites à l'hôpital de Prijedor [ ... ]. »

Les filles sont souvent violées en présence de leurs parents, les mères en présence de leurs enfants, les épouses en présence de leurs maris.

Témoignage d'un habitant de Doboj « H.R., Je fils de Salih, s'est pendu après que sa

femme, Ramza, eut été violée, sous ses yeux, par plusieurs Tchetniks. »

Témoignage d'un habitant de Kozarac «Par les fenêtres ouvertes, j'entendais les cris

des femmes, à vingt mètres de là. L'une d'entre elles disait: "]'ai été opérée il y a un mois." Les Tchetniks lui ont demandé : "Tu as une mère ?" Ils sont allés chercher sa mère, ainsi que son père. Et ils ont violé la mère devant son mari et sa tille. »

Les femmes sont extraites des camps et condui­tes aux tranchées pour la satisfaction des combat­tants. Beaucoup ont été violées parce que les soldats les menaçaient de tuer leurs proches.

Témoignage d'une habitante de Miljevina «Ils étaient nos voisins. Ilsm'ontsortiedeforce

de ma maison et emmenée dans celle d'un voisin qui avait été tué. Il y avait déjà quatre jeunes femmes. Une par une, ils nous ont emmenées dans une pièce. Il n'y a rien qu'ils ne nous aient fait. Insultées, battues, violées. [. .. ] Ils nous ont averties que si nous disions quoi que ce soit, ils reviendraient Je lendemain et nous tueraient ainsi que nos enfants. »

Témoignage d'une femme de Zvornik « Celles qui leur plaisaient, ils les emmenaient

au grenier. [ ... ]Elles devaient subir vingt Tchet­niks. Après, ils les tuaient et emmenaient les cadavres à la morgue[ .. ].»

Seules, victimes d'un traumatisme déjà très difficile à supporter dans des conditions de vie normales, ces femmes et ces jeunes filles sont confrontées aux problèmes quotidiens des réfu­giées, aggravés par le sentiment de dégradation et de honte, et par nombre de préjugés liés à leur éducation [musulmane].

Témoignage de J.P. « Les soldats serbes ont tué toute ma famille.

Oui, . je les ai vus tuer mon père. Ils l'ont égorgé avec un couteau, puis ils ont tué ma mère. Ils m'ont emmenée dans une pièce où une dizaine d'entre eux m'ont violée pendant trois jours. C'était horrible. Je ne veux pas me souvenir de ce cauchemar. Je ne serai plus jamais une femme normale après ça. » .

(Extraits du rapport de Jadranka Cacic-Kum­pes, de l'Institut pour les Migrations et les Nationalités, université de Zagreb. Ce document, qui repose sur les témoignages de femmes bos­niaques victimes de viols réfugiées en Croatie, figure dans un dossier transmis, le 2 décembre 1992 par le Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés au Centre des Droits de l'Homme des Nations unies.)

Témoignage d'une habitante de Kozarac . « On voyait des ·soldats qui emmenaient des

femmes dans les maisons vides. L'une d'elles est entrée avec eux un soir à 21 heures, eJJe n'est ressortie que Je lendemain à 15 heures. Nous n'osions pas sortir de nos maisons, de peur de nous faire 'remarquer par les miliciens serbes. Quand ils voyaient une femme qui leur plaisait, ils notaient son nom et allaient la chercher Je soir. » ·

(Enquête de Médecins sans Frontières.)

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- - -

DANS ~ES CAMPS, TORTURES ET EXECUTIONS SOMMAIRES

Sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine, un nombre indéterminé de véritables prisonniers de guerre, à savoir des combattants, sont détenus par les différentes parties en conflit. Des civils sont également détenus, afin de les contraindre à abandonner leurs foyers.[ ... ] Des rapports dignes de foi indiquent qu'il existe des centres clandes­tins de détention où se trouvent des dizaines ou des centaines de détenus. [ ... ] De nombreuses allégations concernant l'exécution systématique de prisonniers par toutes les parties ont également été reçues. [ ... ] On dispose de preuves crédibles que certains prisonniers sont morts sous la torture et des suites de mauvais traitements, à la fois en Croatie et dans les diverses régions de Bosnie-

. Herzégovine. (Rapport de Tadeusz Mazowiecki.) Témoignage de M.H., détenu trente jours

à Keraterm et deux mois à Trnopolje M.H. déclare qu'il reçoit quotidiennement

deux tranches de pain et un peu d'eau grasse et chaude. [ ... ] Il arrivait qu'il ne reçoive rien à manger pendant deux à trois jours. L'eau que les prisonniers buvaient était celle de l'usine de céramique transformée en camp. Elle provenait de la rivière Sana, polluée depuis des années.[ ... ] M.H. est frappé avec des câbles électriques et des planches. Evanoui, il est donné pour mort et jeté sur les autres cadavres et agonisants, [victimes, comme lui] des coups reçus. [ ... ] Une nuit, 250 prisonniers ont été massacrés dans la cham- _ bre n° 3 de Keraterm. [ ... ] Une cinquantaine d'entre eux n'ont été que blessés. Mais tous, morts ou vifs, ont été emmenés par camions et enterrés. Le lendemain, une cinquantaine de

prisonniers ont été assassinés de la même façon. Cette fois, 10 ont survécu. Comme la veille, ils ont été enterrés avec les morts. Chaque nuit, 5 à 6 personnes disparaissent, battues ou exécutées. M.H. est battu.pour signer des papiers de cession de ses biens aux autorités serbes.

Autres témoignages «En arrivant au camp, nous sommes descendus

du bus. Il y avait deux rangs de miliciens entre Je car et Je bâtiment où nous devions aller. Il nous fallait passer entre eux pendant qu'ils nous frap­paient avec Jeurs fusils, des battes, des planches. »

«Beaucoup d'hommes ont été torturés, certains ont subi des mutilations sexuelles. Moi-même, j'ai été interrogé, op voulait me faire avouer des choses que j'ignorais (où il y avait des armes). ]'ai été pendu par les pieds à une fenêtre, et d'en bas un soldat faisait semblant de me viser avec un fusil. On m'a ensuite détaché et jeté dans un escalier. ]'ai perdu connaissance.-[. .. ] ]'avais la mâchoire cassée, je ne pouvais pas manger. »

«A Omarska, on était battus tous les jours. On nous obligeait à assister aux tortures infligées à d'autres. ]'ai vu des soldats tracer des croix serbes au couteau sur la peau d'un homme. On ne pouvait rien faire pour l'aider. »

(Enquête de Médecins sans Frontières.) Témoignages d'anciens prisonniers de

Keraterm Des hommes étaient obligés· de chanter des

chants serbes et étaient battus. Des hommes

Le camp de Manjaca, aménagé par les Serbes dans une ancienne ferme, au sud-ouest de Banja Luka, a contenu jusqu'à4 700détenus. La Croix-Rouge a obtenu, il y a deux semaines, la libération des 2 900 derniers prisonniers.

étaient contraints d'accomplir des actes sexuels entre eux. Au moins une fois, les gardiens ont tiré au-dessus de la tête des prisonniers.

Témoignages d'anciens prisonniers d'Omarska

Plusieurs anciens détenus [ ... ] ont parlé des passages à tabac dans ce camp. De nombreux récits font état de morts causées par les coups.

[ ... ] Fin juillet, Becir Medunijnin, âgé d'une cinquantaine d'années, son fils Haris ainsi que Dalja Hrnjalk et deux autres hommes auraient tous été battus à mort. Ils faisaient partie d'un groupe de 12 détenus qui auraient été sauvage­ment frappés par quatre gardiens pendant au moins vingt minutes. Du couloir où ils se trou­vaient, d'autres prisonniers ont assisté en partie à ce passage à tabac. Certains d'entre eux ont ensuite été requis pour porter les .corps des cinq morts à l'extérieur.

(Rapport d'Amnesty International.) Il existe des informations crédibles selon les­

quelles des « prisonniers privés » sont détenus par des individus ou des groupes dans des villes bosniaques dont les noms n'ont jamais été portés à l'attention des autorités humanitaires interna­tionales. [ ... ] Il s'agit d'un phénomène très alar­mant, tristement révélateur de la situation. [ ... ] D'après nous, un assez faible pourcentage de détenus sont de vrais prisonniers de guerre. Les autres n'auraient jamais dû être emprisonnés.[ ... ] Il est impossible d'échapper à la condusion que nombre de prisonniers sont des gens innocents qui ont été pris en otages pour promouvoir le « nettoyage ethnique ».

(Rapport de la Mission humanitaire envoyée en Bosnie-Herzégovine par la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe, la CSCE. Ce document a été rédigé après une enquête sur le terrain du 29 août au 4 septembre 1992.)

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L'histoiredeserreursetdesrenoncementsquiontcondamnéàmortlaBosnie·

On uvait arrêter les :serbes ...

Dès 199 JJ une intervention militaire à Dubrovnik était-elle possible ? A-t-on précipité la Bosnie dans la guerre par la reconnaissance prématurée de la Croatie et de la Slovénie? Quelles sont les vraies raisons de l'impuissance européenne deva~ le martyre de Sarajevo? Jean-Claude Guillebaud répond au terme d'une enquête sur le grand désastre diplomatique de l'après-communisme

L-es historiens jugeront-ils aussi sévère­

ment qu'on le fait aujourd'hui l'impuis­sance européenne face au drame yougos­lave ? Ils noteront en tout cas què les déclarations plus martiales de cette fin

1992 et le durcissement du débat sur« l'interven­tion militaire» s'expriment à contre-temps, avec au moins un an de retard. Pourquoi? Parce que les Serbes ont à peu près atteint leurs objectifs militaires en Croatie et en Bosnie. Mais surtout parce que touù' est joué, en réalité, durant l'année 1991. Alors même que ni l'opinion publique ni la plupart des intellectuels ne se sentaient encore réellement concernés. En six mois, l'Europe ::i. bel et bien échoué sur le dossier yougoslave. Deux dates et deux villes symboliseront peut-être cette historique défaillance : 19 septembre à La Haye, 9 décembre à Maastricht. -

Aujourd'hui, 4evant l'ampleur du désastre et la monstruosité de la (< purification ethnique », le « dégoût monte », comme le reconnaissait un membre de l'entourage de François Mitterrand revenant du sommet d'Edimbourg. Et tel conseil­ler, après vous avoir exprimé avec éloquence les thèses officielles, vous prend soudain le bras en changeant de ton : « On n'est pas très fier, vous savez!» C'est un aveu respectable qui rompt avec la langue de bois diplomatique. Mais c'est bien tard.

Un plan d'interver:-tion français Six mois ? C'est à la fin du printemps 1991, en

effet, que les premiers combats entre l'armée yougoslave et les milices slovènes éclatent en Slovénie. D'autres opposent également, dans la région de Borovo Selo en Croatie, la Garde nationale croate et les nationalistes serbes. Cette aggravation subite de la crise des Balkans ne surprend guère les services de renseignement 18 / LE NOUVEL OBSERVATEUR/ SPÉCIAL SARAJEVO

Septembre 199 I. Des femmes yougoslaves manifestent devant la CEE à Bruxelles. Mais la Communauté est paralysée par ses divisions. Les Allemandssontpr~roates, les Français plus proches de Belgrade •••

occidentaux. En décembre 1990, en pleine «logique de guerre » dans l'affaire du Koweït- et alors que le monde entier avait les yeux tournés vers Bagdad -, la CIA avait transmis, au sujet de la Yougoslavie, des messages très pessimistes aux Européens. En pure perte. Si l'on en croit les Américains, les Français avaient fait la sourde oreille, tandis que Britanniques et Allemands jugeaient que la CIA « dramatisait » inutilement (1).

En juillet-août 1991 pourtant, l'orage s'an­nonce pour de bon, même si les diplomates

européens en poste à Belgrade - notamment l'ambassadeur de France - s'évertuent à dire le contraire. Un rapp.ort confidentiel - alarmant -a été remis à François Mitterrand le 14 juillet, peu avant le Conseil eu­ropéen de Luxembourg._ Il affirme en conclusion que la fédération yougos­lave, sous sa forme ac­tuelle, est condamné~. L'état-major opération­nel de la 1 re armée fran­çaise, basé à Metz - où se trouve également la FA­TAC (Force aérienne

tactique) -, est alors chargé d'étudier un scénario d'intervention, ou d'interposition, militaire qui s'effectuerait sous l'égide de l'UEO. Les militai­res planchent sans enthousiasme et proposent, dans le courant du mois d'août, à l'Elysée quatre scénarios gradués. Le plus hardi des quatre prévoit l'intervention d'une force européenne mobilisant jusqu'à 30 000 hommes._ L'état-major n'est pas chaud pour« y aller». On évoque Diên Biên Phû et l'enlisement historique de la Wehr­macht face aux partisans serbes.

A ce stade initial de la guerre, l'intervention « dissuasive » est toutefois jugée « réalisable » par les experts. Certes, l'armée yougoslave, classée au cinquième rang en Europe, est une force redouta­ble. Mais elle est en pleine décomposition ethni­que et « son armement lourd, affirme un spécia­liste, n'a pas encore été entièrement transféré sous contrôle serbe ». En outre, la Croatie et la Slovénie, régions moins montagneuses que la

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Bosnie, offrent un terrain plus propice à une intervention extérieure. Faut-il y aller?

Le premier défi historique pour ·l'Europe des Douze

L'Europe, engagée à marche forcée vers l'union politique, est au pied du mur. La guerre du Golfe s'est achevée quelques mois auparavant sur la promesse qu'un « nouvel ordre internatio­nal » serait désormais imposé, au besoin par la force, aux fauteurs de désordre. Quitte à bouscu­ler les règles internationales en invoquant un principe pas encore codifié : le « droit d'ingé­rence ». Ce n'est pas tout. L'effondrement du monde communiste et la fin de la guerre froide peuvent permettre aux Douze de s'affranchir de la tutelle militaire américaine, pour bâtir enfin cette « défense commune » chère à François Mitterrand. Quant au processus d'union politi­que - qui débouchera, en décembre de la même année, sur le sommet de Maastricht-, il impose à la Communauté de relever ce premier défi histo­rique. Sous peine de renoncer à exister.

Cette guerre sauvage qui débute en effet à deux heures d'avion de Paris, aux portes de l'Italie, de

. l'Autriche et de la Grèce, n'est pas seulement une affaire « domestique » qui renvoit brutalement chaque citoyen européen à une histoire sanglante (guerre de 14, traité de Versailles, Petite Entente, etc.) qu'il croyait révolue. Bafouant les valeurs mêmes au nom desquelles se rassemble l'Europe, elle préfigure aussi ce qui risque de se passer -mais sur une tout autre échelle - dans l'immense Union soviétique nucléarisée, où Gorbatchev, soutenu par les Occidentaux, résiste de plus en

plus difficilement au processus d'éclatement et aux dérives nationalistes. (Le putsch manqué de Moscou aura lieu en août.)

Le 19 septembre 1991, les ministres de la Défense des Douze se réunissent à La Haye et décident ... de ne rien faire. C'est le premier échec. Cuisant. Il est dissimulé à l'opinion sous la rhétorique d'un communiqué de presse qui présente comme une victoire de l'esprit commu­nautaire le simple fait de ... s'être concertés. Contrairement à ce que l'on répétera inlassable­ment par ~a suite, ce refus d'agir n'est pas vrai­ment guidé par des considérations militaires (même si elles comptent). «A cette époque, je suis convaincu qu'on aurait pu arrêter les Serbes», reconnaît aujourd'hui un haut responsable du Quai-d'Orsay. Ce ne sont pas les moyens qui, à ce stade, font défaut. C'est la volonté, ou le courage, communautaire. Pourquoi ? Parce que l'affaire yougoslave a fait subitement resurgir entre les Douze des divisions, voire des antagonismes, irréductibles qui risquent d'entamer ce que l'on appellera plus tard l'« esprit de Maastricht ». Chaque partenaire européen porte ainsi, dès l'origine, une part de responsabilité dans ce fiasco.

L'amitiéfranco-ser.be, un tabou historique

La France est encore'engluée dans une vieille « amitié serbe » qui l'incline à une « compréhen­sion », de plus en plus discutable au fil des mois, à l'égard· du dictateur ultranationaliste de Bel­grade, Slobodan Milosevic. Elle est surtout viscéralement soucieuse, à ce moment-là, de

Novembre 1991. Dubrovnik est ravagée par les canons serbes. En août, les stratèges français avaient jugé possible une intervention préventive sous l'égide de l'UEO. En septembre, les Douze décident de ne rien faire.

défendre l'intégrité d'une fédération yougoslave moribonde. François Mitterrand, hanté par le vide béant qu'annonce la fin du communisme et le retour des « guerres tribales » sur le continent, énumère volontiers devant le cercle des intimes les dix-huit conflits virtuels non résolus. (Il a demandé au Quai-d'Orsay qu'on lui en dresse une liste précise.) Ce souci de stabilité, cette crainte des dislocations aussi périlleuses que furent celles des Empires ottoman ou austro-hongrois, conduisent Paris à pratiquer, au sujet de la fédéra­tion yougoslave, ce que certains con~idèrent comme un acharnement thérapeutique. François Mitterrand est hanté par le passé. Cela ne le prédispose guère à la moindre indulgence pour les revendications identitaires - souvent légitimes -qui marquent, ici comme ailleurs, les débuts orageux du postcommunisme .

Ces deux « tabous », comme le dit un ancien conseiller de l'Elysée, se conjuguent d'ailleurs parfaitement. Défendre en 1991 l'intégrité de la fédération yougoslave revient, de facto, à soutenir les Serbes et Milosevic qui entendent la dominer. Et la dominent déjà par des moyens bien peu démocratiques.

Ce « tropisme » fédéraliste - et indirectement proserbe - sera violemment reproché au prési-

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dent français, notamment par des intellectuels comme Alain Finldel­kraut, rallié à la cause croate. Il est vrai que, habité par une manière de fatalisme et de scepticisme histori­ques, François Mitterrand incline à renvoyer dos à dos ces « peuples » (ou ces« tribus») qui s'entretuent depuis des siècles, répugnant ainsi à distin­guer l'agresseur (serbe) des agressés. Mais ~l est juste de rappeler que les Américains furent, au moment déci­sif, sur une« ligne» identique. Ren­contrant Milosevic à Belgrade en juin i:i

1991, ·James Baker a plaidé pour la ~ «démocratisation » et l' «unité yougos- 0 lave», envoyant ainsi à son interlocu- i ...... teur ce qu'un diplomate allemand : , ~ppelle aujourd'hui le « mauvais ·-. ----­message». Un message bien aussi« mauvais» que ceux venant de Paris et que Milosevic interpré­tera comme autant de feux verts .. .

La pression des Allemands en faveur des Croates

Les Allemands retrouvent, quant à eux, leurs propres tropismes historiques, qui so.nt exa~t~~ ment à l'opposé de ceux des Français : amit1e procroate instinctive, sensibilité aux revendica­tions nationalistes qui s'expriment à Zagreb ou à Ljubljana (et qui ne sont pas si différentes de celles qui ont permis à l'Allemagne de recouvrer son unité), conception plus ethnique que juridi­que de la nation, présence de 500 000 Croates sur le sol allemand, volonté d'affirmer la puissance allemande, ceite « growing assertivness » (assu­rance croissante) stigmatisée par Washington, etc.

Le chancelier Kohl, que François Mitterrand rencontre les 18, 19 et20septembre1991 dans les « nouveaux lander de l'Est », joue courageuse­ment, contre son opinion publique, la « carte européenne». Il confie néanmoins à son interlocu­teur qu'il est soumis, de la part de la presse et du Bundestag, à « une terrible pression » procroate. Une pression en faveur d'une reconnaissance rapide des deux Républiques de Slovénie et de Croatie qui ont déclaré leur indépendance le 26juin 1991. Kohl est formel : il ne pourra pas résister indéfiniment à cette pression que relaie complaisamment son propre ministre des Affai­res étrangères : Hans-Dietrich Genscher. . · Reste les Anglais. A la rencontre de La Haye du

19 septembre 1991, ce sont les plus hostiles à toute intervention militaire en Yougoslavie. Un diplo­mate londonien, en privé, reprendra même à son compte la fameuse formule de Bismarck : « Les Balkans ne valent pas les couilles d'un grenadier. » Plus sérieusement, Londres invoque l'enlisement de ses propres soldats en Ulster (18 000 hommes) et le caractère hasardeux d'une nouvelle campa­gne des Balkans. En réalité, atlantistes plus qu'Européens, les Britanniques sont résolument hostiles à ce qui pourrait être l'amorce d'une politique étrangère commune.

En torpillant délibérément toute amorce d'in­tervention, ils comblent d'ailleurs, une fois en­core, les vœux de Washington. L'Amérique dans cette affaire joue en effet un jeu qui, avec le recul, peut paraître cynique : se détourner d'une aven­ture militaire plus risquée que la guerre du Golfe (dont George Bush savoure encore le « triom­phe »), piéger les Européens sur cette « affaire 20 / LE NOUVEL OBSERVATEUR / SPÉCIAL SARAJEVO

Avril 1991. Les présidents des Républiques yougoslaves se rencontrent à Ljubljana. Derrière les sourires olliciels, les négociations secrètes ont déjà commencé entre Serbes et Croates pour se partager la Bosnie.

Août 1991. François Mitterrand reçoit le président serbe Slobodan Milosevic. Pourtant, un mois avant, Milosevic avait prévenu un émissaire du Quai-d'Orsay: les Serbes tiendront pour ennemie toute troupe d'interposition.

maudite» des Balkans, les contraindre à faire ainsi la preuve de leur impuissance de sorte quel' impe­rium militaire américain sur le Vieux Continent (à travers l'OTAN) ne soit pas remis en question.

Après ce premier échec de l'été 1991, l'inter­vention de l'Europe se ramène donc à... des tentatives diplomatiques infructueuses (mission Carrington), des embargos inefficaces, des ces­sez-le-feu rapidement violés - sauf en Slovénie­et des actions humanitaires parfaitement ambi­guës et ostensiblement médiatisées. A l'automne, la guerre s'aggrave en Croatie avec la destruction délibérée de Vukovar et le pilonnage de Dubrov­nik par les Serbes, cette «nation devenue folle », comme disent les Allemands. Certains militaires soutiennent qu'à ce moment-là encore des élé­ments· de la marine française et de la vr flotte américaine auraient pu utilement_ intervenir contre les batteries serbes cernant Dubrovnik. Et peut-être dissuader Milosevic d'aller plus loin. Au lieu de cela, les télévisions françaises diffusent un émouvant concert humanitaire donné par Barbara Hendricks dans les ruines du port croate. Bernard Kouchner est là.

· Milosevic et Tudjman : le partage de la Bosnie A quelques jours du sommet de Maastricht, et alors même que la grande presse célèbre la solidité du «couple franco-allemand», la querelle . entre Bonn et Paris est à son comble. Elle porte désormais sur la question de la reconnaissance des Républiques slovène et croate. Les Allemands sont pressés d'imposer .leur politique. Paris juge - à bon droit - cette recon- 1

naissance prématurée. Et terrible­ment dangereuse. Pourquoi ? Parce qu'wie recoruiaissance précipitée de la Slovénie et de la Croatie, avant que ne soient réunies les conditions re­commandées par la ·commission Ba- 1

dinter (respect des minorités, etc.), risque de placer la Bosnie-Herzégovine, pacifique, cosmo­polite, difficilement viable et vulnérable, dans un terrible piège.

Le président (musulman) Alija Izetbegovic, sentant monter les périls, le répète lui-même à qui ' veut l'entendre. Une telle reconnaissance ne lui laisserait plus à la Bosnie qu'un choix impossible : soit ne rien faire et devenir ipso facto une province serbe, soit réclamer à son tour l'inçiépendance et subir immédiatement l'agression serbe. Fin 1991, de nombreuses unités serbes ont déjà été transfé­rées en Bosnie « transformée en gigantesque caserne». En outre, les présidents croate et serbe sont paradoxalement - et tout à la fois - . des adversaires qui se font la guerre à Vukovar ou Dubrovnik et des « complices »qui rêvent déjà de se partager la Bosnie.

L'information a très peu circulé, mais elle est authentique. Milosevic et Tudjman se sont bien rencontrés le 6 mai 1991 à Graz, crayon en main, devant une carte de la Bosnie. Entre la « Grande Serbie » et la « Grande Croatie », l'idée d'un partage des dépouilles de la malheureuse Bosnie est acquise depuis longtemps. Au mois de juillet de la même année, Tudjman, recevant un diplo­mate français, confirmera formellement cette rencontre de Graz, passablement« conspiratrice )) et qui éclaire d'un jour nouveau les responsabili­tés croates. Parfaitement conscients du danger, les Musulmans bosniaques adjurent donc les Douze - et les Allemands - de retarder la reconnaissance de la Croatie et de la Slovénie. Ils réclament même de l'aide à l'ONU. En pure perte. Alija Izetbegovic se rend à Bonn en novembre pour essayer de convaincre les Allemands. Il échoue.

La Bosnie sacrifiée sur l'autel · du mark

Convaincus que la reconnaissance des deux Républiques est conforme àl' équité et dissuadera les Serbes de poursuivre leur agression, les Allemands (soutenus par le Danemark et plus mollement par la Belgique) accentuent leur pression sur leurs partenaires. Ils disposent d'un argument de poids : la signature annoncée du traité de Maastricht et le soutien méritoire ac­cordé par Kohl à un processus qui vise pourtant à enserrer l'Allemagne réunifiée dans le carcan communautaire. « Les Allemands, explique un diplomate français, faisaient un beau cadeau à -l'Europe : leur mark. Kohl pouvait espérer un geste en retour. » Chacun sait bien que, pour ·réussir Maastricht, les Douze doivent mettre une

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.ine à leurs divergences yougoslaves. Peut­ugera-t-on un peu fort le terme de« mar­iage». Et pourtant ... :errogeant Roland Dumas, un spécialiste du ·d'Orsay pose sans détour la question clé : Maastricht et la Yougoslavie, il s'agit de

ir ce que nous considérons comme priori-La réponse de Dumas est sans ambiguïté :

Maastricht ! : sera Maastricht. :s 9 et 10 décembre 1991, les Douze se 1uvent dans la petite cité néerlandaise. ion politique, la monnaie unique, les tracta-subtiles sur la subsidiarité sont à l'ordre du Curieusement, la question yougoslave n'est ~e que de manière accessoire. Bâclée, pour dire. Cède-t-on tout aux Allemands ? En que, oui. peine le traité est-il signé et après une

loire querelle sur la date, les Allemands !nnent leur liberté. Rompant la solidarité nunautaire, sûrs de leur pouvoir, ils recon­:ent unilatéralement, le 23 décembre 1991, la ltie et la Slovénie. Ils ont précipité le mouve­r. En janvier 1992, la CEE, qui n'a plus tre choix, rallie la position allemande et

« m.:onnaît » à son tour les deux Républiques. L'Allemagne - pour la première fois depuis la guerre - a bel et bien imposé sa politique étran­gère à l'Europe. Les spécialistes des questions balkaniques savent dès ce moment-là que l'exten­sion de la guerre à la Bosnie est inévitable. « Tout se passe, observe aujourd'hui l'un d'eux, comme si les Douze avaient ~crifié la Bosnie sur l'autel du mark allemand. » Un mark au service de l'Europe vaudrait-il bien quelques cimetières à Sarajevo?

La ~uerelle de l'intervention mihtaire

Quinze jours plus tard, comme le redoutait le président bosniaque, les premiers affrontements interethniques sont signalés en Bosnie. Croyant satisfaire à une demande de la· CEE - et de la .commission Badinter-, Sarajevo organise préci­pitamment un référendum sur l'indépendance. Croates et Musulmans votent oui, les Serbes refusent de participer. S'appuyant sur cette consultation contestable (puisqu'une des com­munautés est restée à l'écart), la Bosnie proclame à son tour son indépendance. Les milices serbes de Bosnie et l'armée de Milosevic passent aussitôt à l'attaque. On planifie cyniquement la« purifica­tion ethnique», accompagnée de massacres, de viols, de camps d'internement. Confidence em­barrassée d'un proche du président:« C'est vrai, on ne pensait pas que Milosevic irait jusque-là. »

Et l'Europe? Elle est déjà hors jeu.« Renonçant à avoir sa propre politique en Yougoslavie, la France s'en ~tait remise à l'Europe, observe un diplomate, l'Europe s'en remet maintenant aux Nations unies.» Au moins peut-on se féliciter à mi-voix de ce que l'« esprit de Maastricht » ait obligé les Douze à ne pas s'entre-déchirer comme autrefois. C'est une manière de voir. Pratique­men~, il ne reste plus aux Douze et à l'ONU que l'action humanitaire plus ou moins « musclée », l'envoi de « forces de paix » coiffées du casque bleu, et - curieusement- un débat qui s'amplifie dans la presse et la classe politique, alors même qu'il est devenu sans conséquences pratiques. Durant l'été 1992, avec les révélations (volontai­rement ?) tardives sur les camps serbes, c'est

Novembre 1991. Vukovar, ville croate, est rayée de la carte par lesforc~serbes. L'Europeatterréecomprend qu'elle a affaire à une guerre totale au cœurdu continent. A cette date, les combats ont déjà fait 6 000 morts.

l'horreur pure et simple qui entre en scène et tétanise l'Europe tout entière. D'une honte ré­trospective... La querelle sur l'intervention militaire reprend de plus belle. Elle rappelle celle de 1937 au sujet de la guerre d'Espagne.

Trop tard? Ce qui était militairement possible en Croatie

ne l'est plus en Bosnie. Et Sarajevo, qui agonise peu à peu devant les caméras du monde entier, devient le symbole pathétique de l'impuissance européenne. Déjà, les stratèges et les chancelle­ries tournent leur regard vers le Kosovo et la Macédoine, prochaines victimes désignées de la contagion balkanique. L'affaire, plus dangereuse encore, risque cette fois d'entraîner l'Albanie, la Grèce, la Bulgarie et la Turquie clans la tour­mente. Une différence de taille: l'Amérique laisse entendre que, cette fois, ses « intérêts vitaux » seraient en jeu.

Le piteux échec communautaire, pourra-t-on dire à Washington, n'a-t-il pas démontré que cette Europe-là devait encore-et pour longtemps - s'en remettre aux GI venus du Kansas ou de l'Ohio pour régler ces « querelles d'un autre âge» rallumées un peu partout sur le Vieux Continent?

JEAN-CLAUDE GUH..LEBAUD (1) wniidences recueillies par John Newhouse et publiées dans le « New Yorker » du mois d'août 1992.

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De notre envoyé spécial Laurent Bijard

lAvec les encerclés de Bihac La population de cette région au nord-ouest de la Bosnie n'ajamais cessé le combat. Après l'arrivée_ du bataillon de Casques bleusfra~caisJ les habitants et réfugiés ont même repris espoir dans l'aide internationale

L 'obus est entré dans la salle de bains. Un tir tendu depuis la montagne distante de quelques kilomètres. Le petit Alim venait de quitter sa maison pour aller chez des · copains fêter ses 8 ans. Ce

cadeau d'anniversaire« made in Serbia », Alim le doit à l'installation des soldats français à cinquante mètres de chez lui, dans le stade de football de Bihac. La veille, un peloton du RIMA y avait pris position pour y garder un dépôt de vivres du HCR (Haut-Commissariat pour les Réfugiés). Pas de chance pour Alim. Jusqu'alors, les artilleurs serbes avaient soigneusement évité le quartier, la rumeur tchetnik voulant que des miliciens serbes soient retenus prisonniers dans l'enceinte sportive. Avec ses trois obus, le commandement serbe de Bosnie a voulu, à sa manière, souhaiter la bienvenue au peloton français. Venus constater les dégâts, les Français sont impressionnés par le sang-froid de la famille d' Alim. Dans ce coin d'Europe, une maison, c'est au minimum une dizaine d'années de travail. Mais ni Alim ni ses parents n'en veulent aux Français. Ils représentent pour eux l'espoir.

Début décembre, on ne donnait pas cher de la poche de Bihac. Ce petit bout de territoire de 70 kilomètres sur 30, coincé entre la Krajina de Croatie et les canons des Serbes de Bosnie, semblait à l'agonie. Ses 184 000 ·habitants et 40 000 réfugiés se préparaient au pire. Pendant plusieurs jours, les obus se sont mis à pleuvoir sur la capitale et sur les petites villes de la ligne de front matérialisée par les eaux de l'U na. Al' est de la ville de Bihac, la vallée de cette rivière fougueuse et poissonneuse, jadis paradis des pêcheurs yougoslaves, s'est transformée en canyon de l'enfer. Une aubaine pour les snipers serbes qui, au début, tiraient les femmes et les enfants comme à la foire. Le déluge de feu ressemblait au prélude d'une vaste offensive. Mais Bihac a tenu et les fantassins serbes ne sont jamais venus. .

La population a décidé de faire face au défi. Elle est sortie des caves et a tenté de reprendre une vie aussi normale que possible, avec ses fêtes entre amis, ses mariages, et la reprise des classes malgré la destruction systématique des écoles par l'artil-

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lerie serbe. La télévision émet régulièrement des bulletins d'information et projette... des wes­terns. Les tirs d'obus ont repris un rythme «plus calme », comme disent avec philosophie les habitants de la ville. Certes, les tirs des mortiers se poursuivent et fauchent les passants. L'hôpi­tal, construit sur un promontoire, continue d'être pris pour cible. Le Hard Rock Café de Bihac, avec sa Harley Davidson soudée à la devanture, reste fermé. Mais le moral remonte. On entend le bruit assourdi des combats menés par les Croato­Musulmans qui, attaquent dans la montagne de Grabez, distante d'à peine quelques kilomètres. Cette forteresse souterraine, construite au temps

UNE INTERVIEW DE JACQUES FRANQUIN

de Tito, abrite d'immenses casernements et des dépôts de munitions, le tout actuellement aux mains des Serbes.

Mais surtout, les encerclés de Bihac commen­cent à croire à l'aide internationale. Ce« retour à la vie» a été facilité par la mise en place des hommes du colonel Bresse, à la tête du bataillon français chargé de l'escorte des convois humanitaires. Arrivés début novembre au nord de la poche de Bihac, le colonel Bresse et son détachement de 1 400 Casques bleus s'étaient d'abord heurtés à la suspicion, aux railleries, voire aux pièges des Musulmans. A la suite d'une provocation particulièrement grossière, par laquelle les

"Bihac affiche complet ... " Pour le responsable local du HCR (Haut-Commissariat pour les Réfugiés), le territoire encore libre au nord-ouest de la Bosnie est saturé et ne peut pas accueillir de nouveaux réfugiés

Le Nouvel Observateur.- On vous nomme le «roi de Bihac ». Comment faites-vous face aux besoins de la population et des réfugiés ? Jacques Franquin. - Nous n'avons pas voulu faire de différence entre les personnes déplacées ou réfugiées et les habitants de la région de Bihac. Pour éviter les tensions, nous avons décidé d'alimenter tout le monde - soit près de 225 000 personnes. Cela signifie 4 000 tonnes de nourriture et de produits de première nécessité qui, chaque mois, doivent franchir les lignes du blocus serbe. Cette opération du H CR permet de tenir Bihac à bout de bras et me place un peu dans la position d'un gouverneur de province. Une situation assez unique, avec un bataillon français mis à ma disposition pour assurer le bon acheminement et la distribution de l'aide humanitaire. N.O. - Une aide toujours menacée ... J. Franquin. -Actuellement, les conditions de sécurité sont plutôt bonnes au nord de la ligne de front. Mais le 28 novembre les Serbes nous ont fait savoir qu'ils« voulaient Bihac ». Ils nous

demandaient d'évacuer toute la population. Nous n'avons pas bougé. Un pilonnage mons­trueux a alors suivi. La ville de Bihac a reçu jusqu'à 500 obus par jour. Aujourd'hui, la situation semble plus calme. Mais déjà se profile un autre problème. Que va-t-il se passer si dans trois mois Zagreb ne signe pas le renouvellement du mandat des Casques bleus en Krajina et passe à l'attaque? La région de Bihac est directement concernée. Elle est enclavée entre ce territoire confisqué par les Serbes en Croatie et le front en Bosnie. N .O. - Cette« poche» pourrait-elle jouer Je rôle de« zone de sécurité» pour d'autres centaines de milliers de Musulmans de Bosnie ? J. Franquin. - Impossible. Ce serait une tragique erreur. Cette région grande comme une moitié de Luxembourg avait, avant la guerre, la plus forte densité de Bosnie - la deuxième en Europe après les Pays-Bas. Il y a donc saturation. Non, il faut trouver une autre solution. Bihac affiche complet.

Propos recueillis par Laurent Bijard

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ttants musulmans avaient cherché à dé­er un accrochage entre Français et Serbes, nel Bresse a su mettre les choses au point a plus grande fermeté. Mais ce qui a tlièrement impressionné les responsables , c'est que les Français ont installé d'em-1rs blindés Sagaie sur la ligne de front. Les 1ts de Bihac avaient craint que les soldats NU ne restent «planqués » avec « ceux de ~e »,c'est-à-dire les hommes qui restent à Kladusa, une ville du Nord, située à la

:re de la Krajina et à 70 kilomètres du front. l fait, il y a deux« Bihac ». La partie du Sud, lte de survivre depuis l'été sous les obus. Et la Chine», surnom donné au Nord par ceuX' battent au Sud. T elika Kladusa, on ne sait pas à quoi tble la guerre. Il y a des BMW et des des. C'est le règne des hommes d'affaires et rrains. C'est surtout« Agrokomerc-land » im· d'une société omniprésente, vaste exe agroalimentaire r qui nourrissait une partie de l'ex-Yougoslavie et qui appar­une sorte de « pacha financier », Fikret

. Parti d'une petite coopérative locale, est parvenu à se constituer un empire de

1 employés, quis' étendait jusqu'en Krajina !. Ayant survécu à une affaire trouble de .u Trésor, ce quinquagénaire un peu rond tjourd'hui partie de l'entourage du pré­bosniaque Izetbegovic. Revenu de Sara­y a quelques semaines, le « parrain )> a

, contre l'avis des autorités locales, de · le dinar bosniaque de son territoire pour tplacer par le deutschemark, désormais 1ie unique d'« Agrokomerc-land )>. Il 1t le trafic transfrontalier en favorisant les :tions entre Musulmans et Serbes de la

Dans leurs blindés légers aux couleurs de l'ONU, les soldats français sont applaudis par les habitants de la ville de Velika Kladusa, au nord de la poche assiégée de Bihac, dont ils protègent l'approvisionnement humanitaire.

Krajina. On fait du business le jour et on se tire dessus la nuit ... Mais, surtout, le patron d' Agro­komerc est devenu le personnage incontournable pour tout ce qui concerne le transit de l'aide internationale. Il loge dans ses entrepôts le bataillon français, loue ses semi-remorques au HCR, fournit ses équipes sur le chantier d'un village de réfugiés monté par l'Action humani­taire française, etc. Pourtant, selon Jacques Franquin, délégué du HCR et interlocuteur numéro un d' Abdic, « la distribution de l'aide fonctionne plutôt bien. Si on excepte une grosse opération d'arnaque à nos dépens sur la distribu­tion payante de semences transportées gratuite­ment, nous évaluons maintenant à 5 % les pertes pour petits trafics».

Chacune des 224 000 personnes nourries par le HCR est numérotée sur ordinateur et les listings sont affichés sur les portes des centres de distribution, jusque sur la ligne de front ! Qu'ils soient musulmans (environ 90 % de la popula­tion), croates (plus de 5 % avant le conflit, un chiffre grossi par l'afflux des réfugiés de la Krajina) ou serbes (il en reste plusieurs milliers qui sont généralement bien traités, certains combattant pour la défense de la poche), tous bénéficient de la « perfusion humanitaire » du HCR.

Ces assistés ressemblent un peu à des privilé­giés dans la folie guerrière qui ravage la Bosnie. Il

est vrai que Bihac paraît bien loin de Sarajevo et a toujours regardé du côté de Zagreb, affichant parfois un certain dédain pour les « Turcs » de Sarajevo et du Sandjak. C'est une des rares régions où Musulmans et Croates entretiennent de bonnes relations. Le commandement de la se brigade bosniaque chargée de la défense de Bihac est assuré conjointement par le général musulman Ramiz Drekovic et par le colonel croate Vlado Santic. Plusieurs fois par semaine, des Antonov partis de Zagreb débarquent du matériel sur. le petit aéroport de Cazin, situé au centre de la région et contrôlé par les Croates. Les renforts réussissent même, à la barbe des mili­ciens tchetniks, à passer à travers la Krajina.

Aujourd'hui, à Zagreb comme à Bihac, on a de bonnes raisons de penser que l'offensive serbe s'essouffle faute de personnel efficace. Le général Mladic recruterait dans son infanterie des hom­mes de plus en plus j'eunes, voire des femmes. Il lui reste les batteries de canons parfaitement localisées, les mor:tiers et les hélicoptères - l'un d'entre eux a été repéré en vol stationnaire et lançant trois missiles, non loin de Bihac. On dit aussi que les Serbes auraient fort à faire pour terminer leur <( nettoyage ethnique » dans la grande région de Banja Luka avant l'arrivée des détachements français et canadiens de la For­pronu 2. Le colonel Bresse, qui doit participer à ce déploiement, a été récemment invité par le commandement serbe. On lui a montré un terrain où il pourrait établir une base à côté de Bosanski Petrovac. Le terrain était plat et recouvert d'une surprenante couche de bitume . frais. Quand le colonel repéra ce terrain sur sa carte d'état-major, il remarqua qu'un village se dressait autrefois à cet endroit ...

LAURENT BI]ARD

24-30 DECEMBRE 1992 / 23

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De notre envoyé spécial Henri Guirchoun

A Tuz/~ où tout semble encore i ble ...

Dans ce centre industriel autour duquel s'étend la majorité du territoire encore libre de la république bosniaque, les habitants, toutes nationalités confondues, Musulmans, Croates et Serbes, affirment leur volonté de vivre ensemble

A shia préfère Prince à Michael Jackson. Elle aime bien aussi Dire Straits, écoute de temps en temps un peu de rap, mais son favori reste Sting. L'année dernière, elle était encore

étudiante à l'université de Belgrade et ne rentrait chez elle, à Tuzla, que pour les vacances. Ashia est musulmane, ce qui n'a pour elle aucune impor­tance. Et de toute façon, ce soir, elle veut parler d'autre chose: de ses voyages, de la France, du cinéma américain. Elle dressait justement la liste des concerts qu'elle ne voudrait manquer pour rien au monde, à Londres ou à New York, quand la sirène retentit, une fois de plus. Presque aussitôt, sa mère, Yasminca, est sortie de la cuisine pour augmenter le volume sonore de la chaîne stéréo. La musique ne couvrait pas tout à

UNE INTERVIEW DE ZELJKO KNEZ

fait le bruit de la canonnade mais elle l'atténuait. «Ne craignez rien, dit-elle, ce n'est pas ici, c'est

de l'autre côté de la ville. Ce sera bientôt fini.» Pas de cavalcade dans les escaliers, aucun signe d'agitation en bas dans la rue. Et personne ne . songe à descendre dans le grand abri du sous-sol. «Leurs canons, leurs tanks, on s'en fiche, explique Yasminca, ils ne nous feront pas vivre comme des rats.» Un peu plus tôt dans l'après-midi, Ashia et sa mère avaient assisté à un spectacle donné au profit des soldats blessés. Là encore, des salves de mortiers tombant dans la périphérie ont ponctué la lecture d'un long poème sur « la douceur de vivre, tous ensemble, avant ». Mais, sur scène, l'acteur ne s'est pas interrompu. Il s'en est expliqué : «Il faut à tout prix que le monde sache qu'en Bosnie il y a encore une vie culturelle, des

"Nous sommes comme des Indiens" Le Ueut.enant-colonel Zeljko Knez, commandant de la -région miUtaire ~ Tuzla, expUque 1.es succès des Bosniaq_ues dans son secteur

Le Nouvel Observateur. - Etes-vous opti­miste sur l'issue de la guerre ? Zeljko Knez. - Nous sommes un peu comme des Indiens qui tenteraient de se défendre avec des flèches contre des cow-boys surarmés. Nous manquons d'armes lourdes et de muni­tions. Cela dit, si la puissance technique reste du côté des Serbes, nous avons un bien meilleur moral qu'eux. Dans les combats, mes soldats ont plusieurs fois constaté qu'ils avaient face à eux, en première ligne, des hommes de plus en plus âgés. Au nord, les Serbes n'arrivent pas à régler la question, vitale pour eux, du corridor qui relie la Serbie à la Bosnie occidentale et à la Krajina. A certains endroits, ce couloir ne dépasse pas trois kilomètres de large. Nous tentons d'enfoncer leurs lignes et de nous ouvrir une voie d'accès vers la rivière Save et la Croatie. Si nous disposions du matériel suffi­sant, ce .serait déjà fait.

24 / LE NOUVEL OBSERVATEUR/ SPÉCIAL SARAJEVO

N.O. -A quoi attribuez-vous le succès de votre· résistance sur cette partie du front ? z. Knez. - Dans cette région de Tuzla, je crois que la principale raison de notre succès est d'avoir réussi à constituer un commandement unifié. Ici, les hommes du Conseil de Défense croate (HVO) et ceux de l'armée bosniaque se battent vraiment ensemble et obéissent à mes ordres. C'est toute la différence. N.O. - Souhaitez-vous néanmoins une inter­vendon militaire internationale ? Z. Knez. - Si le monde accepte enfin de nous placer au même niveau que nos ennemis, c'est-à-dire en éliminant réellement leur avia­tion et en levant l'embargo sur nos fournitures d'armes, je crois que cela sera suffisant. Nous saurons gagner cette guerre sans devoir provo­quer la mort d'autres jeunes Européens.

Propos recueillis par Henri Guirchoun

artistes et un public. » Car malgré les bombarde­ments, les bâtiments criblés d'éclats et le couvre­feu de 21 heures, Tuzla tient à donner d'elle­même l'image de la normalité.

Les Serbes ne sont qu'à une quinzaine de kilomètres, notamment sur les monts Majevica, d'où leur artillerie de longue portée tient la ville sous son feu. Tout le monde l~ sait, mais on vous expliquera qu'il ne faut pas trop s'inquiéter et qu'il s'agit de bombardements aveugles qui ne provoquent pas de dégâts irréparables pour la cité. On vous expliquera aussi que la région de Tuzla-qui s'étend d'Olovo au sud jusqu'à Brcko au nord- compte près de !million d'habitants. Et qu'il s'agit du «plus important territoire libéré de Bosnie».

Pourtant, la ville manque de tout. Il y a des queues pour le pain, l'essence est à 2 deutsche­marks le litre et le premier convoi humanitaire de l'ONU n'est arrivé ici qu'il y a une dizaine de jours. Longtemps encerclée par l'armée fédérale, puis par les milices serbes, Tuzla n'est plus teliée aujourd'hui à la Croatie, c'est-à-dire au reste du monde, que par une seule route qui longe la ligne de front. On l'appelle déjà la « piste Hô Chi Minh » : Vitez, Breza, Vares, Kladanj. La plupart du temps, ce n'est d'ailleurs pas une route, mais un simple chemin de montagne, boueux et en­neigé, qui est devenu ~ enfer pour les poids lourds qui tentent de ravitailler la ville.

«Il suflirait que l'ONU accepte la réouverture de l'aéroport, l'un des plus importants de l'ex­Yougoslavie, pour que toutes nos difficultés 1

d'approvisionnement soient réglées. Au moins pour l'aide humanitaire et l'évacuation des malades et des blessés. Qu'attendent-ils, à New York?, peste Rafo Gozic, maire-adjoint de Tuzla. Nous avons nos mines de charbon, de sel et d'or, notre industrie chimique et l'une des plus grosses centrales électriques. A elle seule, notre région représente plus de 30 % de l'activité économique en Bosnie. Tout pourrait repartir en quelques semaines si la paix venait. » L'élu municipal s'échauffe un peu : «Notre gouvernement civil fonctionne aussi normalement que possible. Et, ici, nous avons une conception démocratique du

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pouvoir, qui ne laisse pas de place aux dérapages nationalistes et encore moins aux considérations ethniques. C'est pourquoi nous sommes persua­dés qu'à Tuzla nous sommes en train de jeter les fondations d'une nouvelle République de Bos­nie.»

Il est vrai qu'à Tuzla le chauffage et l'électricité fonctionnent. Les écoles sont fermées mais l'uni­versité est ouverte. Comme partout ailleurs, le deutschemark est roi, mais on peut aussi payer avec des billets bosniaques flambant neufs qui sont d'ailleurs imprimés en caractères cyrilliques (serbe) et latins (croate). De nombreux Serbes ont quitté la ville au début de la guerre, mais plus de 10 000 d'entre eux y sont restés sans être réelle­ment inquiétés par la majorité musulmane. Et il n'est pas rare qu'un passant, reconnaissant un étranger dans la rue, l'interpelle pour lui dire : « Faites-Je bien savoir chez vous : ici, il y a des

des clés de la situation paradoxale de la ville, Tuzla constitue depuis deux ans une véritable exception dans toute la Bosnie : alors que partout ailleurs ce sont les partis nationalistes - Musul­mans, Serbes et Croates - qui ont remporté la victoire à des majorités écrasantes lors des élec­tions de l'hiver 1990, à Tuzla, ce sont les réformis­tes proches de l'ancien Premier ministre Ante Markovic qui obtenaient la majorité.

Depuis le début du conflit, cette originalité de Tuzla a d'ailleurs alimenté un c~rtain nombre de rumeurs difficilement vérifiables. Certains mur­murent que Tuzla pourrait tenter de profiter de la situation désespérée de Sarajevo pour lui,ravir son statut de capitale, et peut-être même pour assumer les fonctions du gouvernement central actuellement paralysé. «C'est de la propagande serbe!, s'insurge Siad Avdic, président du conseil exécutif régional. Malgré les difiicultés, nous communiquons chaque jour avec Sarajevo. Nous partageons Je même point de vue sur la démocra­tie, sur la séparation des pouvoirs entre la religion et l'Etat, ainsi que sur la nécessité d'une forte dose d'autonomie régionale, qmrépond aussi à la

, position de l'ONU et au plan Vance-Owen. » Néanmoins, Siad Avdic parle de Tuzla, avec beaucoup de prudence, comme d'un « centre symbolique provisoire », en attendant que les responsables « nationaux » puissent de nouveau exercer leur autorité sur l'ensemble du pays.

Tuzla et sa région pourraient-elles constituer une solution alternative si le pouvoir central s'effondrait à Sarajevo ?Q~s un café du centre­ville, un vieux professeur.''de l'Yniversité, tiré à quatre épingles, élude la question : « Allez de­mander cela aux politiciens ! » Mais le docteur Hussein Susie, ancien chercheur de l'université du Tennessee, évoque longuement l'histoire tout à fait originale de Tuzla. Il cite le grand poète de Tuzla, Mohamed Hevaji U skjufi, qui écrivait déjà au xvn· siècle que « les Serbes, les Croates et les Musulmans viennent tous d'Adam et Eve ». Ce qui lui valut d'être exécuté par le vizir de Travnik. Il rappelle àussi l'épisode du sage Jusufaga Hadzief en die, qui avait refusé à la fin du x1x· siè­cle de massacrer les Serbes de la ville, comme l'avait pourtant ordonné une fatwa officielle. Et, plus près de nous, il évoque les événements de l;i

E Seconde Guerre mondiale. Les Oustachi, croa-~c= tes, voulaient brûler les Serbes dans toutes les

8 églises orthodoxes de la ville. Pour éviter ce

:Q~ massacre, le mufti de Tuzla non seulement avait ::: prévenu la Kommandantur allemande, mais il

~...:...:-.:~...:::___._·.=j ~ s'était également rendu à Zagreb chez Ante

Ces réfugiés musulmans viennent de fuir leurs villages pour échapper aux exactions des milices serbes. Leur flot grossit de jour en jour. Ils arrivent par milliers à Tuzla et dans la «zone libérée» du centre de la Bosnie.

Croates, des Serbes, des Musulmans qui se défendent pour pouvoir vivre ensemble, vous entendez, tous ensemble ! »

Il est vrai aussi qu'à Tuzla il n'y a pas eu de combats entre forces musulmanes et croates comme cela s'est produit à Vitez, à Mostar, à Novi-Travnik ou à Prozor. Toute la région militaire est placée sous un commandement unifié, sous les ordres du lieutenant-colonel Zeljko Knez, ancien officier de l'armée fédérale (voir l'encadré). De plus, et c'est peut-être l'une

Pavelic pour le menacer : «Si tes Oustachi brûlent . Jes Serbes de Tuila, je partirai immédiatement rejoindre les rangs des partisans avec tous mes Musulmans. »

A travers cette petite leçon d'histoire, Hussein Susie veut expliquer que Tuzla n'a cessé, au cours des siècles, de faire barrage à la haine et à la folie. «Nous avons toujours vécu avec les Serbes, nous Jes avons aimés, nous nous sommes mariés avec eux, dit-il. Cette guerre n'est pas menée contre nous par la vraie Serbie, mais par des fous qui ont tout confondu dans leur délire. »

Pourtant, aujourd'hui, le professeur Hussein Susie est un vieil homme fatigué. Son frère jumeau, un philosophe réputé de Sarajevo, vient de mourir d'un arrêt cardiaque. Il vivait sous la menace depuis des semaines : son nom figurait en troisième place sur les listes des personnes à abattre par les milices del' extrémiste serbe Seselj.

ffPNRI GUIRCHOUN 24-30 DÉCEMBRE 1992/25

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De notre envoyé spécial à Sarajevo, Jean-Paul Mari

'a • ~um noir 'une

Il y a Douria, 73 ans, Rechad, 82 ans j leur fille Amra, Mirhad, son mari. Et Dounia, leur enfant de 3 ans. Voici leur album de famille. Une famille . qui a tout perdu. ·Voyage à travers quatre générations de Bosniaques musulmans DOURIA, 73 AN l 2 ARAJ O Souvenirs du Sanjak (région musulmane en Serbie) «Je suis née à Pljevlja, au Sanjak, en 1919, un peu après la Première Guerre mondiale. Pljevlja ... Pour vous, c'est un nom difficile à dire, n'est-ce pas? Nous étions huit enfants. Une grande famille, unie et très joyeuse. Puis mon père est

DouriaJ 1992

devenu triste, il disait que les Serbes maltraitaient les Musulmans. J'avais ?ans quand ils l'ont jeté en prison. Il a réussi à s'évader, et nous sommes partis vers Sarajevo. D'autres ont fui vers1a Turquie. Plus tard, je suis revenue au Sanjak. Nos jolies petites maisons, nos mosquées, les tombes de nos aïeux ... tout était détruit ou occupé par des étrangers. Depuis, j'ai toujours gardé la peur des Serbes.»

DOURIA 1 41, OCA Du sang sur le pont de la Drina «Mon premier mari était agriculteur à Foca. J'étais enceinte de six mois quand les Tchetniks [extrémistes serbes] sont venus le chercher. Ils ont trouvé sa cachette dans la maison. Je ne l'ai jamais revu. La ville a été prise et perdue trente-sept fois par les partisans de Tito. Quand les Tchetniks revenaient, ils chantaient: "Préparons-nous, Tchetniks. Aiguisez vos couteaux et vos faux ... " Ils brûlaient les maisons, 26 /LE NOUVEL OBSERVATEUR/ SPÉCIAL SARAJEVO

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DouriaJ 1941

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Adroite) RechadJ en 1924

jetaient des hommes dans la Drina ou les décapitaient à la hache sur des troncs d'arbre. Une fois, enpleinhiver,lesfemmes du village sont allées nettoyer le pont de la Drina. Il y avait des stalactites de sang gelé.Je n'ai pas peur des bombes ... mais ne me parlez pas des couteaux des Tchetniks. Ouche! Nem'enparlezpas. Plus tard, j'ai réussi à fuir par la monta~ne, à pied et en camion, en serrant mon bébé contre ma poitrine. Aujourd'hui, c'est devenu un bel homme qui vit à Paris. Il a mis trente ans avant de revenir à Sarajevo. Moi, je ne suis jamais revenue à Foca. )>

RECHAD, LE MARI DE DOURIA 1924, SARAJEVO Quand les soldats jet~ent leurs armes «Mon père était fonctionnaire des Impôts à Sarajevo. Moi, j'étais avocat jusqu'à 75 ans. J'ai beaucoup plaidé, beaucoup parlé. Maintenant, je reste souvent silencieux dans l'obscurité. Pendant la Seconde Guerre mondiale, j'ai voulu rejoindre les partisans de Tito, prendre le train vers le nord. Les fascistes croates m'ont arrêté et enrôlé de force dans leur armée.Je me suis retrouvé en train de combattre mes amis.Je ne

pensais qu'à m'évader. Finalement, avec la complicité d'un chirurgien, je me suis fait opérer d'une fausse appendicite pour attendre l'avancée .des partisans.J'aime bien cette photo de mon

· père, je devais avoir 9 ans. Ah oui, maintenant, je me souviens ... A la fin de la Première Guerre, il y avait des trains entiers de soldats en gare de Sarajevo. Et les hommes jetaient leurs fusils .. . Excusez-moi si je passe d'un sujet à l'autre ... )>

RechadJ 1992 ·

RECHAD, 82 ANS 1992, SARAJEVO Le musée d Orsay «Qu'est-ce que je disais? Ah oui, c'est ça, les trains, les soldats.et ces fusils qui s'entassaient sur le quai de la gare. Les hommes rentraient chez eux, retrouver ce qui restait de leur famille. La guerre nous dégoûtait. Moi, j'ai toujours aimé les musées. A Paris, j'ai vu le musée du Louvre, Versailles et le dernier musée ... Comment s'appelle-t-il ? ... Lemuséeduquaid'Orsay. Quelle merveille ! Je suis allé une vingtaine de fois à Paris, sur la Côte d'Azur, à Houlgate ... Qu'est-ce qu'ilfaitfroidethumide,àHoulgate ! Et puis en Suisse, en Italie, en Autriche pour faire du ski avec ma famille.J'avais rencontré Douria, ma femme, en 193 7 dans une fête. Elles' est mariée avec un autre homme, l'agriculteur de Foca. Elle vous a dit, n'est-ce pas? Je l'ai revue à la fin de la guerre dans une rue de Sarajevo. Par hasard. Cette fois, je l'ai épousée. Ah! ma femme ... Et les musées de Paris ... )}

24-30 DÉCEMBRE 1992 / 27

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DOURIA 1945, SARAJEVO La danse des partisans «C'était la libération. La fête du 1er -Mai 1945. Les partisans étaient entrés dans Sarajevo par le quartier de Svornik. Les Tchetniks avaient toujours promis de prendre Sarajevo. J'avais vécu dans la terrible peur de les revoir, avec leurs chants et leurs couteaux. Maintenant, le , cauchemar était fini. On lavait les rues de la ville et on dansait, on dansait, on dansait! Et on chantait: "Vive la lutte victorieuse de la fédération de Yougoslavie!" Le lermai,jourde libération, de la fête du Travail, du printemps: .. Moi, communiste, fidèle à Tito, je suis entrée comme secrétaire dans l'administration du gouvernement. On ne parlait pas d'ethnies, de Musulmans, de Serbes ou de Croates, mais de communistes yougoslaves, de solidarité, de fraternité. Pourquoi Tito n'est-il plus là? Il aurait évité tout cela.Je connaissais les Tchetniks, je les sais capables de tout. Mais comment, quarante-sept ans plus tard, mes camarades serbes du Parti de Belgrade ont pu en arriver là? Quelques semaines avant les premiers obus sur Sarajevo, j'ai senti que la situation se tendait. Il régnait ici un calme anormal. Dans le quartier de ·Grbavitzaoùnous vivions, des jeunes encagoule ont installé des barrages. On les reconnaissait à leurs voix. C'était des gamins serbes du quartier, des mauvais garçons. Il y avait avec eux des militaires déguisés. Ils ont commencé à voler, à contrôler nos papiers, à nous menacer. Puis l'armée a construit un bunker sur les hauteurs de la ville. On a parlé de manœuvres ! C'était bien avant les premiers obus.Je criais déjà que tout recommençait. On essayait de me calmer! Moi, je savais. Les gens oublient l'histoire. Moi, je me souviens de tout. Trop bien. » 28 / LE NOUVEL OBSERVATEUR/ SPÉCIAL SARAJEVO

U 1 , , LEUR FILLE AM 1196 ' J 0 Il n'y a rien à dire sur le bonheur «Moi, Amra, je suis sur la photo·entre mon frère, mon père et ma mère. Mon frère Malik est dentiste.Je sais qu'il marche parfois lentement dans les rues exposéés aux francs-tireurs. Mon père était un avocat brillant avant son attaque cérébrale. Il s'inquiète pour ces bombes qui tombent sur n.os maisons, pour l'avenir. Avant, j'étais pharmacienne. On est restés près de six mois séparés de papa et maman. A Grbavitza, on habitait à quelques blocs de leur maison. Le quartier a été envahi par les forces serbes.C'est à un kilomètre d'ici, juste de l'autre côté du pont. C'est un ami serbe qui les a aidés à partir en cachette. Regardez cette photo. Je ne trouve rien à dire sur le bonheur.Non Maman, ne pleure pas, s'il te plaît. Tu verras. On va s'en sortir.»

DOURIA ET ECHAD 1984, HOULGAT (FRA C ) Partir! «J'aimerais tellement emmener mon père et ma ·mère loin de la guerre. Huit mois que j'essaie de partir! En avril, quand votre ministre est venu, la radio a dit qu'on pouvait partir en avion. Nous étions plusieurs milliers ... pour 120 places. J'ai écrit au gouvernement, je suis allé voir l' 0 NU, le général français, le Haut-Commi.ssariat pour les Réfugiés, la Croix-Rouge bosniaque, j'ai supplié, parlé de mon enfant de 3 ans, de mon père malade, j'ai rempli des piles de formulaires. Pour rien. Il y a eu un convoi de juifs. Ils m'ont accepté dans le troisième bus. Les deux premiers sont passés. Pas le troisième. Maintenant, les Croates exigent un visa de transit à envoyer par la poste de Sarajevo ... qui ne fonctionne plus depuis longtemps. Le piège se referme sur nous. J'en peux plus.»

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AMRA 1961, SARAJEVO Le nom d'un fruit ((Mon enfance heureuse ressemble à un songe. Ma fille s'appelle Dounia, c'est le nom d'un fruit. En français, vous dites "coing". C'est cela, elle est douce comme une pâte de coing. J'aimais notre appartement à Grbavitza parce qu'il y avait un grand parc. Ici, nous sommes six entassés dans ce petit logement. Là-bas, Dounia pouvait marcher dans l'herbe. Aujourd'hui, elle a 3 ans. »

DOUNIA ET SA GRAND-MÈRE 1992, SARAJEVO Jeu de cartes « Dounia aime bien jouer aux cartes. A 3 ans ! Il faut bien l'occuper. C'est dur pour elle de rester enfermée toute la journée. Elle est vive et souriante. Dans la journée, on essaie de la faire dormir dans le salon, près du poêle à charbon. Un vieux poêle quel' on a ressorti de la cave. Il n'y a plus de chauffage, plus d'électricité, plus d'eau pour faire la vaisselle quis' entasse, sale. Ma fille Amra va de temps en temps, avec des bidons, mendier del' eau à la brigade des pompiers. Le plus dur, c'est le bruit des bombes. Hier, un obus esttombé sur l'immeuble d'en face. Le bruit! Quand la petite est trop énervée, qu'elle joue trop fort avec ses billes d'agathe, son père ia gronde: "Dounia ... s'il te plaît!" Et elle écoute. Elle est sage. Trop pour son âge. »

AMRA 1992, SARAJEVO Charbon et marché noir «Comment nourrir une famille avec le kilo de café à 150 francs au marché noir. Payable en deutschemarks. Le souffle des bombes a brisé toutes les vitres. On n'a rien pu emmener de notre appartement. Les snipers serbes abattent ceux qui partent avec des valises. Alors, on a pris Dounia dans nos bras. Et on a fui. Nos voisins serbes ont pillé notre appartement. »

AMRA EJ SON MARI, MIRHAD 1986, COTE DALMATE Vacances en Bosnie <( C'était le temps où l'on traînait dans les cafés le soir, on sautait dans une voiture pour rouler jusqu'à la côte de Split, pour se baigner à l'aube, manger du poisson, avant de revenir sur Sarajevo, sa montagne, son eau pure. C'était le temps où l'on brûlait notre vie. On s'aimait. Je ne regrette rien. On n'a jamais rien fait de plus raisonnable. ))

MIRHAD 1992, SARAJEVO

. Comment refaire une amitié ? <(J'ai 36 ans comme Amra, ma femme.Je suis avocat, comme son père. Je me croyais solide. Sous les obus, je ne bronchais pas; Amra pleurait tous les jours. Aujourd'hui, elle est forte. Et moi, j'ai explosé del' intérieur, déchiré par un ulcère perforant. Ce qui me taraude? J'avais deux amis serbes: J arko et Goran; l'un jovial, le cœur sur la main; l'autre, sérieux, pondéré. Tous les deux .

amis de faculté. On travaillait ensemble, on avait connu les mêmes cafés, les mêmes nuits à refaire le monde. On avait les mêmes idées. Inséparables. Musulman moi? Eux Serbes? Cela ne nous venait jamais à l'esprit. Ne me parlez pas de république islamique: je pars en courant. Nous étions jeunes, modernes, universels! Ils sont partis. Sans un mot vrai. On me dit que l'un d'eux aurait une importante fonction chez les extrémistes serbes à Pale. Jen'arrivepas à le croire. Mais la mobilisation des Serbes, les listes de noms, les armes distribuées ... ils ne pouvaient pas ne pas savoir. Trahi? Par eux, mes frères. Ce doute me tue ... Je suis avocat. Quand tout cela sera fini, si je suis encore vivant, je me spécialiserai dans la rubrique "crimes contre l'humanité': Parce que, pour avoir une chance de se refaire une amitié perdue, il faudra juger et condamner les criminels. Pour l'instant, laissez-moi à mon désespoir. ))

Au cimetière de Sarajevo) les Musulmans utili­sent) selon la tradition) des stèles en bois avec le nom et la date de la mort. Désormais) ils glissent aussi dans le cercueil une petite bouteille_ qui, contient un message rappelant l'identité du défunt. Par peur que) l'hiver) le froid et le manque de chauf{age ne poussent les hmnmes de Sarajevo à utiliser7es stèles de bois comme cambustible. Par peur devoir dispa­raître leur identité.

JEAN-PAUL MARI

24-30 DÉCEMBRE 1992 / 29

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Dans la ville assiégée, la résistance culturelle s'organise

La ri eaux barbares PAR NENAD DIZn4REVIC

Professeur à l'Académie des Arts scéniques de Sarajevo et cinéaste, Nenad Dizdarevic nous raconte une ville qui refuse

1

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avec les armes de la culture de sombrer dans la barbarie

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l y i-trois semaines, j'étais à Sarajevo, où j'enseigne le métier d'acteur à l'Académie des Arts scéniques. En octobre dernier, cinq de mes étudiants ont reçu leur diplôme. Tous nous tentons de vivre normalement

dans des conditions effroyablement anormales. Le théâtre, l'expression artistique sont une théra­pie, un moyen de survivre au cœur de la barbarie. Etudiants et professeurs, nous dormons tous à l'Académie. L'électricité étant coupée, pour don­ner l'illusion du théâtre lors des changements de scène, nous ouvrons et fermons les fenêtres. Tous les spectacles présentés sont annoncés par le bouche à oreille, presque de manière clandestine, pour réduire au minimum les risques de bombar­dements. Le public est toujours présent. Il vient fuir une réalité sanglante. Le 25 octobre a eu lieu la première de la comédie musicale <( Hair )>; adaptée aux conditions de vie à Sarajevo par Marko Vesovic. Le spectacle américain était un acte de résistance à la guerre du Viêt-nam. Dans son adaptation bosniaque, il est également un acte de résistance à la guerre que nous subissons.

Une autre pièce vient d'être créée, elle a pour titre <( Dans les caves » et a pour thème la terrible réalité des événements d'aujourd'hui. Quant à moi, je suis en train de terminer un film pour la télévision qui s'intitule <( Guide bleu à Sarajevo 1992 »(voir ci-contre l'article de Bernard Géniès). J'ai achevé en mars dernier le tournage de mon quatrième film,<( l'Age ingrat)>, une adaptation du livre de Branko Copie qui est un peu <( le Petit Prince » de l'ex-Yougoslavie. Ce film est le dernier long-métrage de fiction tourné en Bosnie. Cin­quante pour cent des acteurs sont des enfants veµus de toute la République. Je suis ici pour régler des problèmes de postproduction, mais très vite je vais retourner à Sarajevo. Je veux savoir ce que sont devenus aujourd'hui ces enfants, car je suis très inquiet. C'était un peu ma famille. Beaucoup sont déjà orphelins, exilés~ ou morts.Je sais qu'un de mes jeunes acteurs a déjà été tué par un sniper. Le film s'achèvera sur l'histoire de ces enfants qui luttent aujourd'hui pour leur survie.

Nos ennemis veulent nous éliminer physique­ment et culturellement. La Grande Bibliothèque de Sarajevo, l'Institut oriental, des églises, des mosquées, des synagogues et des salles de specta­cle ont été détruits. Pourtant, la lutte culturelle continue. Récemment, une exposition remar­quable a présenté des œuvres « blessées )) par la guerre, des tableaux et des sculptures endomma-30 / LE NOUVEL OBSERVATEUR/ SPÉCIAL SARAJEVO

problèmes d'expression, de censure, dans leur République venaient trouver refuge ici. La presse, la télévision, les maisons d'édition y ont toujours été plus indépendantes qu'ailleurs. Ici,

·on ne posait jamais - et on ne pose toujours pas -la question de savoir de quelle nationalité ou de quelle religion vous êtes, c'était - c'est toujours -une question grossière, absurde, voire obscène. Quelle folie que de vouloir tenter de diviser les gens sur des critères religieux ou nationaux ! Pourquoi pas les discriminer selon le sexe ou l'âge ? Sarajevo a toujours-été la cité de la tolé­rance. Ne l'a-t-on pas choisie il y a huit ans pour les jeux Olympiques d'hiver parce que aucune tension religieuse ou ethnique n'existait?

Les étrangers qui ne nous connaissent pas s'étonnent que nous soyons si nombreux à vouloir rester et résister à Sarajevo. En dépit du senti­ment d'abandon de la communauté internatio­nale que nous ressentons, nous savons qu'il faut défendre coûte que coûte le symbole de Sarajevo. En publiant une presse. libre, .en éditant des livres - tel un magnifique recueil âe nouvelles parues dans les journaux-, en présentant des expositions comme celle dèrnièrement consacré~ à l'art de la caricature en temps de guerre. A Sarajevo, les gens sont toujours unis. Ils savent que si l'on parvient à nous diviser, ce sera vraiment la fin. Nos voisins occidentaux ne veulent toujours pas comprendre que, par son esprit d'ouverture et de tolérance, Sarajevo est l'exemple. de ce que rêve d'être l'Europe du xxr siècle. Aucune ville d'Europe n'a été aussi accueillante à toutes-les religions, à toutes les cultures. Déjà il y a cinq siècles, les juifs chassés d'Espagne y ont trouvé refuge. ; Nos ennemis veulent détruire Sarajevo en

~ 'connaissance de cause. C'est un esprit, une ~ culture qu'ils veulent assassiner. Mais que tout le

Nenad Dizdarevié: «Sous les bombes, j'ai réalisé mes deux films pour montrer au monde que Sarajevodemeure une capitale du cinéma libre. La culture en Bosnie est un combat pour notre identité. l!art est notre réponse aux balles. »

gés par les combats. N'oubliez jamais qu'avant cette horrible guerre Sarajevo était le centre culturel et intellectuel de l'ex-Yougoslavie. Tous ceux qui, de Zagreb à Belgrade, avaient des

mpnde le sache : Sarajevo renaîtra le jour où la ·guerre s'arrêtera. Il n'est pas imaginable de livrer cette ville-trésor aux barbares. J'appartiens à Sarajevo et Sarajevo m'appartient. Les temps modernes ont inventé le génocide. Ici on tente de réduire à néant une ville, une civilisation. Cela s'appelle un<( urb.icide ))~ Comprenez-le, ici, chez nous; se joue sans doute le destin de l'Europe. Certes, nous n'avons pas de puits de pétrole que les grandes puissances viendraient protéger. Mais il y a de la poudre. Et la poudre, ça explose.

Propos recueillis par GILLES ANQUETIL

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Le cinéma-vérité des Bosniaques

L'art de la survie

Sous les bombardements, le spectacle continue. Les metteurs en scène de cinéma tentent de témoigner de l'esprit de solidarité des habitants de Sarajevo

Ll e Guide bleu de Sarajevo » a été tourné

par N enad Dizdarevic au cinquième mois de la guerre. Ce n'est ni un repor­tage ni un document. Plutôt une chroni­que acide, entre humour noir et cynisme.

Devant des murs éventrés, dans des cours déser­tes, au fond des caves, des personnages décrivent par le détail toutes les astuces de la vie quoti­dienne qui leur permettent de survivre. Démons­tration pratique numéro un : comment utiliser l'eau. Dans un jardin, une femme se lave les cheveux dans une petite bassine. Lorsqu'elle a terminé, son mari récupère le récipient et s'y lave les pieds. Quelques instants plus tard, la fille de la maison réussira à faire un dernier usage du liquide en le vidant dans les toilettes. Toute la scène se déroule sans qu'une parole soit échangée. Au loin, on entend parfois le crissement des pneus d'une voiture ou les rafales d'armes automatiques.

Démonstration numéro deux : c'est une confession. Un comédien, plutôt rond, explique devant un carré de potirons qu'il est un affreux jojo. L'air faussement penaud, il avoue être« un profiteur de la guerre ». Et cela, pour quatre raisons, confesse-t-il: « 1) Avant, je pesais 150 ki-

Une photo du film« /'Age ingrat», de Nenad Dizdarevic. Son tournage a été interrompu. L'un des acteurs, un enfant, a été tué par un sniper.

los. Je dépensais des fortunes pour essayer de maigrir, j'allais voir des médecins, des masseurs ou je fréquentais les saunas. Aujourd'hui, je pèse 90 kilos.Je suis un profiteur de la guerre. 2) Main­tenant, puisque les temps sont durs, je connais mes vrais amis. Je suis un profiteur de la guerre. 3) Comme on trouve difficilement de la nourri­ture, j'ai planté ce potager. Je n'utilise pas d'en­grais, il n'y en a plus. Je mange des légumes "bio'~ Je suis un profiteur de la guerre. 4) ]'ai réussi à m'acheter plein d'ouvrages sur le jardinage, certains sont très beaux, regardez [il montre à la caméra les planches d'une encyclopédie]. ]'ai aussi plus de 120 livres de recettes de cuisine. Je les ai eus pour une bouchée de pain. Les livres n'intéressent plus les gens. Tout leur argent est consacré à l'achat de la nourriture. Je suis un profiteur de la guerre. » ·

D'autres témoignages encore. Celui d'une jeunefille: «Avant, onmedemandaitoùj'achetais mes boucles d'oreilles. Désormais, on me de­mande où je trou·ve mes légumes. »Un metteur en scène de cinéma, d'origine hongroise: «Je fabri­que de l'alcool avec des plantes. Pour les gens pas trop secoués, -j'utilise un volume d'alcool pur, deux volumes d'eau distillée et des racines. Pour les autres, je force la dose ... »Dernière image, celle d'un journaliste qui lit une lettre à un ami de Belgrade. Il lui conseille d'éloigner ses enfants de la ville, puis de prendre ses dispositions pour s'installer dans une cave : « Surtout, lui dit-il, prends un livre, mais un truc pas trop intello, tu risques d'être dérangé ... »

Pas un cri. Pas une larme. Pas un sourire. Le film de Dizdarevic (dont nous n'avons vu qu'une copie de travail) n'offre pas tant la vision d'un peuple en armes brandissant l'étendard de sa juste cause que celle d'une population dont la survie finit par devenir l'objet même d'une insolence. Bosniaques peut-être, disent-ils, mais vivants d'abord.

Un autre film devrait affirmer avec tout autant de force cette idée-là. Coproduit par les autorités de Sarajevo et une société de production française (animée par Michel Mavros, un Français, et Zoran Tasic, un Serbe), il raconte sept mois de siège. Son point de départ ? Le journal d'une jeune fille bosniaque de 24 ans. Ses parents ont été abattus, elle a été emprisonnée, martyrisée. Son témoignage vient à l'appui (sous la forme d'un commentaire) d'un document réalisé par un Bosniaque (auteur de <( Kurduz », primé au Festival de Berlin), Ademir Kenovic. Ce profes­seur à l'école de cinéma de Sarajevo n'a jamais voulu abandonner son poste. Il a demandé à ses étudiants de filmer, Betacam au poing, le désarroi d'une ville. Nous verrons prochainement ces images ... Dans la foulée, Kenovic a décidé de tourner une fiction, provisoirement intitulée <( Film interdit ». Le synopsis ? Un grand-père musulman veut enterrer son ami, un grand-père serbe. Au cœur d'une ville frappée par le règne de l'horreur, comment organiser ces simples funé­railles ? Le tournage du film, malgré toutes les difficultés, devrait commencer dans les prochains jours, à Sarajevo.

En septembre dernier, alors qu'il séjournait à Prague, Ademir Kenovic écrivait à ses produc­teurs français: «Je le sais maintenant, les gens de Sarajevo pensent que, par rapport à ce qu'ils vivent depuis avril 1992, "Mad Max" et "New York 21 OO" ne sont qu'un divertissement cinéma­tographique où la réalité est maquillée et policée. Il y a quelques jours, un homme marchait dans la rue et lisait le journal. Soudain, il s'est arrêté, a plié le journal, a sorti un revolver et s'est tiré une balle dans la tête ... Depuis le début de la guerre, un de mes étudiants, Srdjen, est devenu aide­soignant à ]'Hôpital français. Il n'y a pas long­temps, je lui ai demandé ce qu'il faisait là-bas et il . m'a répondu simplement: "Je brûlais les jam­bes." Ensuite, il m'a expliqué qu'il portait les parties du corps amputées au crématoire. Je lui ai suggéré de faire un film documentaire sur son travail à l'hôpital. Il l'a terminé. Durée : quinze minutes. Titre: "Je brûlais les jambes'~» (1)

Terrible ? A Sarajevo, la guerre continue. Silence. On tourne.

BERNARD GÉNIÈS (1) Le texte intégral de cette lettre bouleversante sera publié dans Je munéro de janvier 1993 de la revue « la Règle du jeu».

24-30 DÉCEMBRE 1992 / 81

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Juger les criminels

D epuis un an déjà sont perpétrés en Bosnie des actes systématiquement organisés susceptibles de constituer non seulement

des crimes de guerre, mais aussi des crimes contre l'humanité, au nom de ce concept ouvertement invoqué de « purification ethnique ». Ce conflit fait apparaître l'impuissance tragique des démocraties, y compris de celles qui sont géographiquement les plus pro­ches de l'ex-Yougoslavie.

A moins d'encourager leurs au­teurs, ces actes ne doivent pas rester impunis. De nombreuses voix se sont élevées pour que les responsables de ces crimes soient jugés. Mais les puis­sances hésitent et aucun tribunal offi­ciel n'a été saisi, alors même que la menace d'être personnellement jugés par la communauté internationale pourrait dès aujourd'hui faire réfléchir les bourreaux.

Pour hâter ce processus, Reporters sans Frontières et« le Nouvel Observa­teur » ont pris l'initiative de constituer une commission de personnalités qui a pour première tâche de réunir dans un «livre noir» les rapports publiés par les institutions internationales et les or­ganisations humanitaires sur les viola­tions des droits de l'homme en Bosnie, et d'en assurer la diffusion. L'ouvrage sera publié à la fin du mois de janvier 1993.

Cette action de mobilisation de l'opinion publique doit accélérer la constitution d'un tribunal apte à juger les auteurs des crimes qui auront été constatés.

La commission, en cours de consti­tution, sera animée par Paul Bouchet, président de la Commission nationale consultative des Droits de l'Homme.

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32 / LE NOUVEL OBSERVATEUR / SPÉCIAL SARAJEVO

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SPÉCIAL SARAJEVO, DU 24 AU 30 DÉCEMBRE 1992

2 BOSNIE : HISTOIRE D'UN ASSASSINAT

Avec des plwtos de Tom Stoddart et John Reardun

6 « OSLOBODJENJE »SOUS LES BOMBES:« SANS CE

JOURNAL, CE SERAIT LA FIN » Par Jean-Paul Mari

10 INFORMATIONS D'UN JOU~ D~NS LA CAPITALE

ASSIEGEE Extraits d'« Oslobodjenje »traduits par Faik Di,zdaremc

12 STRATÉGIE POUR UN GÉNOCIDE

Par François Schlosser

14 TÉMOIGNAGES SUR LA BARBARIE

Par Reni Backmonn

18 ON POUVAIT ARRÊTER LES SERBES

Par Jean-Claude Guillebaud

22 AVEC LES ENCERCLÉS DE BIHAC De notre envoyé spéci.ol Laurent B?jard

24 A TUILA, OÙ TOUT SEMBLE POSSIBLE ...

De notre envoyé spéci.ol Henri Guircfwun

26 L'ALBUM NOIR D'UNE FAMILLE BOSNIAQUE

Par Jean-Paul Mari

30 LA RIPOSTE AUX BARBARES Par le cinéaste Nenad Di,zdaremc

31 L'ART DE LA SURVIE

Par Bern.a,rd Géniès

Couverture: Delahaye-Sipa Press

Le papier de la liberté

M algré les obus, malgré les nombreuses victi­mes que comptent déjà sa rédaction et ses fa­bricants, « Oslobod­

jenje »continue de paraître à Sarajevo. Refusant la folie de la guerre ethnique, « Oslobodjenje », dont les salariés sont serbes et croates aussi bien que mu­sulmans, suit une ligne rédactionnelle informative, loin des œillères de la propagande. Travaillant dans les caves d'un immeuble dévasté, pilonné cha­que jour par les canons qui assiègent Sarajevo, ces journalistes et ces travail­leurs d'imprimerie sont sans doute ceux qui incarnent aujourd'hui le mieux la lutte pour une information libre. Mais ce que les fusils des snipers et les obus serbes n'ont pas réussi à faire - réduire au silence cette voix indépendante -, la pénurie de papier est en passe d'y parvenir.

Le journal a déjà acheté les réserves dont il a besoin pour continuer à paraître. Encore faut-il que ces rames de papier soient acheminées vers Sara­jevo. Les organisations humanitaires ne peuvent ou ne veulent le faire, accordant la priorité aux vivres, aux médicaments et aux vêtements chauds. Il revient aux gouvernements et aux organisations internationales, et notamment à l'ONU, de faire en sorte que ce transport soit assuré, faute de quoi le dernier journal libre de Sara­jevo sera asphyxié. Pour préserver ce mince espoir, « le Nouvel Observa­teur » et Reporters sans Frontières lancent une pétition publique en · fa­veur d'« Oslobodjenje ».Ecrivez-nous pour manifester votre soutien. Vos lettres seront transmises aux autorités concernées. Seule la pression de l'opi­nion obligera les gouvernements dé­mocratiques à agir dans ce sens.

Laurent ]otfrin