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31 Contre l’homme unidimensionnel 2. Les rôles sociaux ne composent qu’un uniforme Une grande partie de la sociologie considère que les femmes et les hommes ne sont définis que par leur niveau de fortune ou de capital, ou par l’ensemble de leurs rôles sociaux. Elle a une vision restrictive des êtres humains, ce que ces derniers refusent dans leur existence. Contester cela ne revient pas à affirmer que la valeur sociale ne compte pas dans les relations (c’est l’image caricaturale que les opposants au dualisme iden- titaire dessinent), et que les rôles sociaux ont disparu. Cela revient à considérer que chacun existe aussi par un « au-delà » de ces capitaux et de ces rôles, ou plus précisément par un « en deçà ». Un roman de Kazuo Ishiguro, Les vestiges du jour (1990), met en scène un personnage qui croit que seule compte sa définition sociale. Il s’interdit de penser qu’il existe à titre personnel. Majordome et fils de majordome, Stevens est hanté par la peur d’exprimer des sentiments personnels. D’après son journal, cet homme a consacré sa vie à atteindre un objectif : celui de devenir un « grand » majordome. Et pour atteindre ce niveau, Stevens est persuadé qu’il doit « ne pas abandonner le personnage professionnel qu’il habite ». Il donne l’exemple de son père conduisant deux gentlemen dans la voiture de son maître, et acceptant leurs moque- ries : ne manifestant « ni gêne, ni colère » et continuant à conduire « avec sur son visage une expression où la dignité personnelle s’alliait à la volonté de rendre service ». Il ne doit pas montrer qu’il y a derrière les apparences de son rôle une personne, celle-ci devant s’effacer en public. Stevens est heureux, ayant le sentiment d’être parvenu à être aussi bon majordome que son père. Ainsi, lorsque son père âgé (ancien majordome) tombe malade, Mr Stevens ne lui rend visite que brièvement, étant occupé par le déroulement d’une réception qui devait durer plusieurs jours. Un peu

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2. Les rôles sociaux ne composent qu’un uniformeUne grande partie de la sociologie considère que les femmes et les hommes ne sont définis que par leur niveau de fortune ou de capital, ou par l’ensemble de leurs rôles sociaux. Elle a une vision restrictive des êtres humains, ce que ces derniers refusent dans leur existence. Contester cela ne revient pas à affirmer que la valeur sociale ne compte pas dans les relations (c’est l’image caricaturale que les opposants au dualisme iden-titaire dessinent), et que les rôles sociaux ont disparu. Cela revient à considérer que chacun existe aussi par un « au-delà » de ces capitaux et de ces rôles, ou plus précisément par un « en deçà ».

Un roman de Kazuo Ishiguro, Les vestiges du jour (1990), met en scène un personnage qui croit que seule compte sa définition sociale. Il s’interdit de penser qu’il existe à titre personnel. Majordome et fils de majordome, Stevens est hanté par la peur d’exprimer des sentiments personnels. D’après son journal, cet homme a consacré sa vie à atteindre un objectif : celui de devenir un « grand » majordome. Et pour atteindre ce niveau, Stevens est persuadé qu’il doit « ne pas abandonner le personnage professionnel qu’il habite ». Il donne l’exemple de son père conduisant deux gentlemen dans la voiture de son maître, et acceptant leurs moque-ries : ne manifestant « ni gêne, ni colère » et continuant à conduire « avec sur son visage une expression où la dignité personnelle s’alliait à la volonté de rendre service ». Il ne doit pas montrer qu’il y a derrière les apparences de son rôle une personne, celle-ci devant s’effacer en public. Stevens est heureux, ayant le sentiment d’être parvenu à être aussi bon majordome que son père. Ainsi, lorsque son père âgé (ancien majordome) tombe malade, Mr Stevens ne lui rend visite que brièvement, étant occupé par le déroulement d’une réception qui devait durer plusieurs jours. Un peu

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plus tard Miss Kenton, l’intendante, lui annonce la mort de son père, il lui répond qu’il n’a guère le temps :

« – Dans ce cas, Mr Stevens, me permettrez-vous de lui fer-mer les yeux ?

– Je vous en suis très reconnaissant, Miss Kenton… Je vous en prie, ne me croyez pas grossier de ne pas monter voir mon père dans son état de décès à ce moment précis. »

L’identité personnelle de Stevens s’est dissoute, laissant toute la place à son identité statutaire. C’est ainsi que dans les années précédant la deuxième guerre mondiale, son maître lui demande de congédier les domestiques juifs. Il accepte, en s’affirmant à lui-même : « Nous ne devons pas laisser les sen-timents se mêler insidieusement à nos jugements. » L’année suivante (une fois que son maître a regretté son geste), Stevens avoue à Miss Kenton qui avait désapprouvé cette conduite :

« – Toute cette histoire m’a causé beaucoup de souci. Ce n’est pas du tout le genre de choses que j’apprécie de voir sur-venir dans cette maison.

– Alors, Mr Stevens, pourquoi ne me l’avez-vous pas dit à l’époque ?…. Vous rendez-vous compte, Mr Stevens, de ce que cela aurait signifié pour moi si vous aviez pensé à me faire part de vos sentiments ?…. Vous rendez-vous compte de l’aide que cela m’aurait apportée ? Pourquoi, Mr Stevens, pourquoi, mais pourquoi, faut-il que vous fassiez semblant ? »

Le majordome eut « un nouveau rire, suscité par la tournure ridicule que prenait brusquement la conversation ».

Mr Stevens ne comprend pas. Le faire-semblant, manière d’exprimer la domination de l’identité statutaire, est devenu l’expression de sa véritable identité, y compris dans les cou-lisses. Il refuse toujours de montrer un sentiment intime à Miss Kenton (dont le lecteur découvre qu’elle souhaite nouer des liens personnels). Une fois, elle le surprend en train de lire, et il ne veut pas lui donner le titre du livre, ce qui chagrine Miss Kenton. Se remémorant cet incident, il le commente ainsi

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dans son journal : « Ce que je vous demande de comprendre, c’est qu’un principe important était en jeu. En vérité, j’étais “au repos” lorsque Miss Kenton avait fait irruption dans mon office. Et bien entendu, tout majordome qui aspire le moins du monde à posséder “une dignité conforme à la place qu’il occupe”… ne saurait se laisser surprendre “au repos” par des personnes extérieures. Peu importait, à vrai dire, que ce fût Miss Kenton ou un inconnu qui eût fait intrusion à ce moment. Un majordome d’une certaine qualité doit aux yeux du monde habiter son rôle, pleinement, absolument ; on ne peut le voir s’en dépouiller à un moment donné pour le revêtir à l’instant d’après, comme si ce n’était qu’un costume d’opérette. Il existe une situation et une seule où un majordome peut se sentir libre de se décharger de son rôle : lorsqu’il est entièrement seul. »

Affirmation erronée puisque Stevens ne peut se séparer de son rôle, même hors de la présence d’autrui. Il comprend trop tard l’amour discret que lui portait Miss Kenton (avant qu’elle ne se marie à quelqu’un d’autre par dépit). Quand cette femme, devenue Mrs benn, le lui avoue et considère son mariage comme un échec, son identité statutaire se fissure : « En vérité, pourquoi ne pas le reconnaître ? À cet instant précis, j’ai eu le cœur brisé. » Mais cela ne dure pas, Stevens reprend vite son répertoire de majordome. Il conseille à Mrs benn d’assu-mer sa décision de se marier (l’institution matrimoniale four-nissant une identité statutaire). À force de ne jamais « enlever ses vêtements en public », Stevens ne parvient pas à les retirer dans sa vie privée, contaminée par les seules exigences de la vie publique.

Contrairement à ce qu’affirme Richard Sennett dans La tyrannie de l’intimité (1979), en supprimant tout sentiment personnel, en s’interdisant toute distance au rôle comme marqueur de son identité personnelle, Stevens n’apprend pas à mieux dominer les situations. L’amour de la répétition de scènes, l’obéissance stricte aux règles du jeu conduisent Stevens à n’être qu’une marionnette sans personnalité. S’interdisant

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toute distanciation, ce majordome perd l’usage de la raison. En étouffant l’expression de ses sentiments et se soumettant stric-tement aux exigences de ses rôles, il est devenu un être tronqué.

Aujourd’hui, sans doute plus qu’à d’autres moments histo-riques ou dans d’autres mondes culturels, nombreux sont ceux qui revendiquent d’avoir une identité personnelle. Be yourself est devenu une telle injonction que les publicitaires détournent ce précepte de Nietzche. Ainsi parlait Adidas : comme si en empruntant tel ou tel vêtement, on pouvait savoir qui on est. Les marques et le capitalisme essaient de faire croire que les vêtements « libres » (comme le survêtement) sont des anti-uniformes. La société de consommation propose des ersatz d’identité personnelle qu’il est nécessaire de critiquer aussi, elle produit un rôle social dominant, celui de « consommateur » qui au même titre que les autres rôles, peut avoir pour fonction de masquer le soi profond.

Contre l’uniformeDans Je ne suis pas Stiller (1954), des personnes veulent prou-ver à un homme qu’il est « Stiller ». Mais il refuse cette éti-quette et tente de s’échapper. En vain. on le met en prison. Et on lui apporte l’uniforme qu’il est censé avoir porté pendant son service militaire. on l’essaie sur lui, et on observe : « Cela vous va encore. Vous êtes cet homme. » La romancière Mavis Gallant commente ce roman ainsi : « L’uniforme c’est ce qu’on croit que vous êtes, ou c’est ce que vous avez été, ou ce qu’on a décidé pour vous. C’est contre cela qu’il faut lutter dans la vie. Contre tout ce qui vous dit : “Cet uniforme vous va. C’est vous”. »

L’identité personnelle ne se confond pas avec les habits que l’on porte. C’est fréquemment que l’analogie entre l’iden-tité statutaire et les vêtements est effectuée. Relisons le texte d’une conférence de Natsume Sôseki prononcée en 1914 à l’École des Pairs et publiée en français sous le titre « Mon

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extrait de l'ouvrage DOUBLE JE par François de Singly Armand Colin 2017