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Le sacre de l’amateur

Patrice FlichyLe sacre de l’amateurSociologie des passions ordinaires

à l’ère numérique

Collection dirigée parPierre Rosanvallonet Ivan Jablonka

isbn 978-2-02-122516-7

© Éditions du Seuil et La République des Idées, novembre 2010

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

www.seuil.com

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IntroductIon

La démocratisation des compétences

Les quidams ont conquis Internet. Cent mil-lions de blogs existent dans le monde. Cent millions de vidéos sont visibles sur YouTube. En France, Wikipédia réunit un million d’articles, et dix millions de blogs ont été créés. Un quart des inter-nautes a déjà signé une pétition en ligne 1. Ces quelques chiffres illustrent un phénomène essentiel : le web contemporain est devenu le royaume des amateurs.

L’Internet de masse du début du xxie siècle se distingue des médias qui se sont développés au siècle précédent pour cette raison essentielle : les amateurs y occupent le devant de la scène. Leurs pro-ductions ne sont plus marginales, comme l’ont été avant elles les fanzines, les radios libres et les télévisions communautaires : elles se trouvent aujourd’hui au cœur du dispositif de communication. Les amateurs n’ont pas de compétences précises ni de diplômes par-ticuliers ; et pourtant, leur parole est devenue omniprésente, indis-pensable. L’objet de ce livre est de comprendre cette révolution. Car la montée en puissance des amateurs n’est pas un simple effet de mode, celle du web 2.0 qui sera bientôt remplacé par le web 3.0. De même que nous avons vécu depuis deux siècles une double démo-cratisation, à la fois politique et scolaire, de même nous entrons dans une nouvelle ère de démocratisation, celle des compétences.

1. Source : Technorati, YouTube, TNS Sofres, données françaises 2009.

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À première vue, ces pratiques foisonnantes apparaissent comme une révolution de l’expertise. Grâce aux instruments fournis par l’informatique et par Internet, les nouveaux amateurs ont acquis des savoirs et des savoir-faire qui leur permettent de rivaliser avec les experts. On voit apparaître un nouveau type d’in-dividu, le pro-am (pour « professionnel-amateur 1 »). Celui-ci déve-loppe ses activités amateurs selon des standards professionnels ; il souhaite, dans le cadre de loisirs actifs, solitaires ou collectifs, reconquérir des pans entiers de l’activité sociale comme les arts, la science et la politique, qui sont traditionnellement dominés par les professionnels. Nous entrons ainsi dans une société de la connaissance où chacun peut accéder aux savoirs qu’il recherche et les mettre en pratique. Les observateurs les plus enthousiastes saluent la revanche des amateurs : ces derniers viennent défier les experts qui avaient tendance à abuser de leur savoir pour protéger leur prestige social et, plus largement, leur pouvoir. Aujourd’hui, grâce à l’« intelligence collective » fournie par le réseau, un simple amateur peut mobiliser des connaissances identiques à celle de l’expert. Les individus équipés des derniers outils informatiques peuvent se connecter pour constituer une « foule intelligente 2 ».

Cette révolution, qui permet de transformer les autodidactes et les « ignorants » de jadis en experts patentés, ne soulève pas tou-jours l’enthousiasme. Certains craignent en effet que l’amateur médiocre se substitue au professionnel talentueux ; dès lors, ils refusent un « culte de l’amateur » qui détruirait notre culture 3. Un scénario catastrophe se dessine : le peer to peer a déjà com-mencé à tuer le disque, il va bientôt tuer le cinéma ; les blogs ont assassiné la presse ; les encyclopédies sont remplacées par Wikipédia ;

1. Charles Leadbeater et Paul Miller, The Pro-Am Revolution : How Enthusiasts are Changing our Economy and Society, Londres, Demos, 2004.

2. Pierre Lévy, L’Intelligence collective, Paris, La Découverte, 1997, et Howard Rheingold, Foules intelligentes. La nouvelle révolution sociale, Paris, M2 Éditions, 2005.

3. Andrew Keen, Le Culte de l’amateur. Comment Internet détruit notre culture, Paris, Scali, 2008.

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aux émissions de télévision, on va bientôt substituer les vidéos diffusées sur les sites de partage, etc.

Mais réduire le débat à une opposition entre révolution et contre-révolution serait simpliste. Certes, la thèse de la révolution accorde une trop grande importance aux mutations engendrées par Internet. Pas plus que la « nouvelle économie » numérique n’a tué la vieille économie, les amateurs ne vont chasser les experts. Notre société recèle trop d’inégalités de savoir pour qu’elles soient comblées par le web 2.0. La fracture numérique liée aux inéga-lités d’accès à Internet est plus facile à réduire que la fracture sociale. Mais, à l’inverse, on ne peut ignorer les mutations déci-sives qui sont apparues avec l’Internet de masse depuis quelques années.

Si la figure de l’amateur devient centrale dans notre société, ce n’est pas parce qu’elle va détrôner celle de l’expert ou du pro-fessionnel ; elle annonce un mouvement d’une tout autre impor-tance. De même que la démocratie politique donne le pouvoir à des citoyens largement ignorants de la chose publique, de même la nouvelle démocratisation s’appuie sur des individus qui, grâce à leur niveau d’éducation et aux nouveaux outils informatiques, peuvent acquérir des compétences fondamentales dans le cadre de leurs loisirs. Selon les cas, ces compétences permettent de dia-loguer avec les experts, voire de les contredire en développant des contre-expertises.

Ce n’est donc pas chez les prophètes du web 2.0 qu’il faut chercher des outils pour comprendre le sacre de l’amateur, mais chez des penseurs qui se sont intéressés aux compétences ordi-naires de tout un chacun. Richard Sennett montre qu’il y a une très riche « expertise quotidienne » chez chaque individu, détenteur de savoirs et de compétences qui sont bien distincts de l’expertise des élites 1. Ce que Sennett observe dans l’entreprise, on le voit

1. Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, Paris, Albin Michel, 2010.

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apparaître dans toute la société. Son ouvrage nous rappelle que le mot « expert » a deux significations : une acception traditionnelle (« rendu habile par l’expérience ») et une acception contemporaine (« spécialiste »). C’est cette idée d’une expertise acquise par l’ex-périence que Sennett essaie de réhabiliter. Son approche rejoint les analyses que Michel de Certeau proposait, il y a trente ans, sur les « arts de faire », cette « invention du quotidien » 1 accomplie par l’individu ordinaire qui braconne dans les savoirs et développe des pratiques réfractaires et originales, des bricolages qui peuvent déboucher sur des trouvailles.

À la même époque, Ivan Illich insistait sur le fait que les individus doivent reconquérir leur capacité de se prendre en charge eux-mêmes et ne pas s’en remettre à des « professions incapaci-tantes » qui empêchent l’homme de (se) comprendre. Il soulignait l’aptitude des individus à acquérir par eux-mêmes des compé-tences et à partager leurs connaissances. L’acquisition renvoie ici à l’envie, au plaisir. Derrière le partage, il y a l’idée qu’il faut moins se préoccuper des contenus à acquérir que des personnes avec qui se mettre en rapport pour les échanger. Car, dans la « société sans école » d’Illich, transmettre ce qu’on a appris doit constituer un droit « aussi reconnu que celui de la parole 2 ». Avec l’avènement de l’Internet de masse et du web participatif, la dénonciation que faisait Illich du monopole de l’école ou de l’institution médicale prend aujourd’hui une tout autre dimension.

Dans cette perspective, la démocratisation des compétences repose d’abord sur l’accroissement du niveau moyen de connais-sances (dû notamment à l’allongement de la scolarité) et sur la pos-sibilité offerte par Internet de faire circuler les savoirs, de livrer son opinion à un public plus vaste. L’amateur qui apparaît aujourd’hui à la faveur des techniques numériques y ajoute la volonté d’acquérir et d’améliorer des compétences dans tel ou tel domaine. Il ne cherche

1. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. Les arts de faire, Paris, UGE, 1980.2. Ivan Illich, Une société sans école, Paris, Seuil, 2003, p. 151.

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pas à se substituer à l’expert professionnel ni même à agir comme un professionnel ; il développe plutôt une « expertise ordinaire », acquise par l’expérience, qui lui permet de réaliser, pendant son temps libre, des activités qu’il aime et qu’il a choisies. Modeste et passionné, il couvre toute une gamme de positions entre l’ignorant, le profane et le spécialiste. Son expertise est acquise peu à peu, jour après jour, par la pratique et l’expérience. On parle parfois d’hybridation entre amateur et professionnel, dont le pro-am est le prototype flamboyant. Mais le monde de l’amateur que j’étudie dans ce livre est moins celui du mélange que celui de l’entre-deux. L’amateur se tient à mi-chemin de l’homme ordinaire et du pro-fessionnel, entre le profane et le virtuose, l’ignorant et le savant, le citoyen et l’homme politique. Internet facilite cet entre-deux : il fournit à l’amateur des outils, des prises, des voies de passage.

Quel est l’environnement de l’amateur ? Son activité, essen-tiellement non marchande (en ce sens, il est proche du bénévole), se développe dans trois domaines : les arts, la chose publique, la connaissance. Il est rarement seul, car il s’inscrit le plus souvent dans des collectifs qui lui permettent d’obtenir avis, conseils et expertises, de confronter des jugements, de débattre et, parfois, de trouver un public. Internet lui donne l’occasion de s’inscrire dans des communautés virtuelles qui permettent de partager les mêmes goûts et, au-delà, des expériences voisines. Sur Internet, l’amateur peut non seulement acquérir des compétences, mais aussi les mettre en œuvre sous différentes formes. Ceci renvoie aux deux grandes figures de l’amateur : celui qui réalise et celui qui apprécie, l’artisan et le connaisseur. L’un fabrique, crée, invente ; l’autre sait dénicher les bonnes choses et les expliquer. Deux figures qui s’opposent ou plutôt se complètent : celle de l’« amateur » et celle de l’« amateur de ». L’amateur dont je voudrais parler ici ne distingue pas tou-jours ces deux figures et il peut même les réunir. Contrairement au monde de l’art qui distingue l’artiste du critique, le monde de l’amateur entremêle les positions, si bien que production et dis-cours, création et jugement ne sont jamais totalement séparés.

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L’amateur, tout d’abord, élit son domaine d’activité, définit librement un projet individuel et agit pour le plaisir, en fonction de ses passions et de ce qui compte pour lui. Il développe peu à peu une expertise-expérience qui lui procure du plaisir. Ce qui distingue l’amateur du professionnel, c’est moins sa plus faible compétence qu’une autre forme d’engagement dans les pratiques sociales. Ses activités ne dépendent pas de la contrainte d’un emploi ou d’une institution, mais de son choix. Il est guidé par la curiosité, l’émotion, la passion, l’attachement à des pratiques souvent partagées avec d’autres. Toutefois, l’activité de l’amateur peut se combiner avec la recherche d’un intérêt, d’une rémuné-ration symbolique ou éventuellement financière.

L’investissement de l’amateur le différencie de l’« homme sans qualités ». Cet investissement est divers : il peut être limité – il s’agit alors d’un simple passe-temps – mais il peut aussi trahir une passion. On peut, avec Olivier Donnat 1, décliner cette passion selon deux figures : le « jardin secret », cultivé dans la plus grande discrétion, loin des regards de l’entourage familial ou professionnel, et l’engagement total, qui est l’axe central de la construction identitaire. Le jardin secret n’est pas un simple « passe-temps », mais l’individu a su poser des limites à cette activité. Au contraire, dans l’engagement total, la passion est dévorante. Ces différentes pratiques amateurs relèvent aussi bien du faire que de la production de discours, dans le domaine artistique, politique ou scientifique.

C’est traditionnellement dans le domaine artistique et culturel que l’on parle de « pratiques amateurs ». On les définit comme des activités réalisées par les individus eux-mêmes à côté des créations dites légitimes (musique, littérature, théâtre, etc.). Pour certains, il s’agit d’une activité de loisirs qui n’a aucune pré-tention artistique, d’une simple activité de détente ; pour d’autres,

1. Olivier Donnat, « Les passions culturelles, entre engagement total et jardin secret », Réseaux, n° 153, 2009, p. 79-127.

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c’est une activité intime et indispensable où l’individu, face à lui-même, se ressource. Cela n’empêche pas un nombre important d’amateurs de faire circuler leurs productions en s’adressant à un public.

À côté de ces artistes amateurs qui s’expriment à travers une activité d’autoproduction, on trouve dans le domaine artis-tique une autre figure, celle de l’amateur de culture, le fan. Le fan n’est pas seulement un passionné qui assiste à toutes les manifes-tations de la star qu’il a élue et collectionne ses souvenirs. Au-delà de l’amateur de culture populaire, il est aussi celui qui s’approprie différemment des œuvres, qui en fait une réception créatrice. Il peut, par exemple, monter des vidéos ou remixer des morceaux de musique. Il y a donc une double composante dans l’activité du fan. Comme l’amateur, il crée, mais cette création est toujours seconde ; elle s’appuie sur un produit culturel existant.

Ces pratiques braconnières existent également dans le champ politique. Ici, l’amateur veut intervenir à sa façon dans le débat public. Il s’investit à fond dans tel débat précis ou, au contraire, saute d’une question à l’autre. Quand il s’agit de sujets contro-versés où lui-même et ses proches sont directement impliqués, l’amateur bien informé se révèle avoir la capacité de participer à des débats complexes. À côté de l’amateur de politique, on peut observer des engagements amateurs dans l’espace qui sépare le citoyen ordinaire de l’homme politique professionnel. Ces ama-teurs se distinguent du militant traditionnel par le fait qu’ils s’engagent temporairement, avec des objectifs limités et sur des protestations concrètes. Ils choisissent de s’organiser en groupe d’individus autonomes qui préfèrent les causes ponctuelles aux grands projets politiques. L’authenticité l’emporte sur la fidélité. L’engagement est direct, sans intermédiaire.

Il existe enfin des situations où l’amateur sort de son entre-deux et remplace directement l’expert-spécialiste, que cela soit à la télévision ou dans le domaine scientifique. À la télévision, l’amateur est de plus en plus mobilisé au détriment des experts.

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Dans les débats, les producteurs et animateurs préfèrent s’adresser à lui plutôt qu’au spécialiste. Dans les émissions de divertissement, les chaînes substituent les quidams de la téléréalité aux comédiens et aux chanteurs professionnels. Avec l’aide d’Internet, des ama-teurs développent aussi bien des encyclopédies que des réflexions sur l’actualité. Là encore, ils se substituent aux vulgarisateurs ou aux journalistes. De même que la télévision des origines, relais des différents pouvoirs, a été remplacée par une « néo-télévision 1 » qui recherche l’authenticité du témoignage ordinaire, de même Internet est devenu l’instrument d’une intelligence collective des profanes. Cette activité n’apparaît pas seulement dans l’espace des amateurs de savoir, mais aussi dans celui de la production amateur de connaissances, qui peut se développer en opposition aux experts-spécialistes ou en coopération avec eux.

Dans le cadre de ses passions-hobbies, l’amateur peut remettre en cause des grandes coupures sociales. Si l’acteur « illégitime » pénètre dans un territoire qui a priori n’est pas le sien, on assiste moins à une révolution où « l’homme sans qualités » se substitue à l’expert-spécialiste qu’à une rencontre de pratiques sociales diverses qui n’ont pas toujours la même légitimité et, néanmoins, cohabitent et s’entremêlent. Si l’amateur devient expert par expé-rience, il élargit aussi le champ des pratiques sociales au-delà des pratiques légitimes : l’art, les connaissances scientifiques abstraites, le débat politique argumenté. À la production rationnelle, il peut opposer le bricolage ; à la raison, l’émotion.

Bien entendu, les pratiques amateurs n’ont pas attendu l’ère numérique pour se développer : elles accompagnent le mou-vement d’industrialisation et de professionnalisation de la seconde moitié du xixe siècle. Mais, depuis un demi-siècle, l’accroissement de l’autonomie individuelle et le croisement entre activités pro-fessionnelles et activités privées ont été accompagnés par un outil majeur : l’informatique. D’une part, les technologies numériques

1. Umberto Eco, La Guerre du faux, Paris, Grasset, 1985.

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ont été profondément marquées par les comportements d’auto-nomie individuelle et de « mise en connexion ». D’autre part, elles ont fourni des outils essentiels au développement de ces nouvelles pratiques sociales.

L’informatique est devenue le principal outil cognitif de notre société. En 2009, 69 % des Français utilisent un ordinateur à domicile et 65 % se connectent à Internet au moins une fois par semaine 1. Sur leur lieu de travail, 53 % des individus utilisent un micro-ordinateur 2. Ordinateur et Internet sont des outils uni-versels de travail et de loisirs qui permettent d’avoir des pratiques voisines au bureau et à domicile. L’ordinateur offre des potentia-lités considérables de traitement et de stockage de l’information. Quant à Internet, il offre de larges possibilités d’échange et de coopération. Cette nouvelle donne informatique, qui traverse ainsi toutes les activités sociales, apparaît si essentielle qu’à la question de savoir ce qui leur manquerait s’ils étaient privés de leur ordi-nateur, 14 % des individus répondent : « Tout 3. »

Le web et les moteurs de recherche ont profondément modifié le processus d’accès au savoir. Les livres et les articles ne sont plus uniquement indexés par des bibliothécaires. Les utili-sateurs peuvent eux-mêmes créer des liens hypertextes entre les documents. Par ailleurs, les grands moteurs de recherche comme Google indexent automatiquement tous les documents acces-sibles sur le web. Les utilisateurs experts ou profanes peuvent ainsi trouver par eux-mêmes les informations qu’ils recherchent. Sur la plupart des sites, les internautes peuvent commenter les textes qu’ils lisent. Mais il y a davantage. Avec les sites de partage et les réseaux sociaux, le web permet aujourd’hui de connecter les compétences des amateurs. Cette expertise acquise par l’expérience,

1. Source : Eurostat.2. CREDOC, La Diffusion des technologies de l’information dans la société française,

décembre 2007, p. 41.3. Olivier Donnat, « Pratiques culturelles et usages d’Internet », Culture-Études,

ministère de la Culture et de la Communication, DEPS, 2007.

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auparavant dispersée, cantonnée dans un cadre local, peut main-tenant être agrégée et accessible à tous. Toutes ces possibilités font-elles d’Internet le « média de l’abolition de la médiation 1 », comme le décrivent certains observateurs ? À côté des documentalistes, les métiers de la médiation comme le journalisme deviennent-ils un relais inutile face à un citoyen qui peut lui-même produire et faire circuler l’information ? Plus largement, le statut de « ceux qui savent » est-il en train de se transformer, puisque « les frontières du texte se dissolvent, et avec elles l’autorité (devenue insuppor-table) de l’auteur 2 » ?

Les mutations qu’on observe avec Internet sont en fait plus complexes. On entend souvent dire que l’individu peut désormais se passer des médiateurs professionnels en les remplaçant par les conseils et les opinions des nouveaux prescripteurs. Mais il n’y a pas là une substitution pure et simple. Car les internautes, souvent qualifiés de personnes « ordinaires », sont en fait des amateurs qui ont développé une certaine expertise d’évaluation. Par ailleurs, ces avis sont construits par un système informatique qui les agrège et les rend disponibles. Cette activité, appelée « intermédiation » ou « infomédiation », repose sur un dispositif sociotechnique dont les internautes ne sont qu’une part. On ne doit donc pas parler d’abo-lition de la médiation, mais plutôt de transformation : elle s’appuie désormais sur l’outil numérique et les médiateurs ont toujours une activité de sélection, mais outillée par l’informatique. Les journaux en ligne, par exemple, doivent sélectionner et vérifier les informa-tions qu’ils reçoivent. Le métier du journaliste demeure, mais son activité se transforme.

C’est aussi la situation du lecteur qui se modifie. Il peut accéder seul à une masse d’informations ; il peut aussi prendre ses distances face à l’autorité de l’auteur ou de l’expert ; il peut enfin

1. Benjamin Loveluck, « Internet, vers la démocratie radicale », Le Débat, septembre-octobre 2008, p. 165.

2. Ibid., p. 156-157.

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coproduire le texte, comme sur Wikipédia, ou plus modestement le commenter. En définitive, l’amateur ne remplace pas plus l’expert-spécialiste que le médiateur. Simplement, il occupe l’espace libre entre le profane et le spécialiste, et c’est pourquoi il est au cœur de cette démocratisation des compétences que nous allons main-tenant étudier sous ses différentes facettes.

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chapItre premIer

La « culture amateur »

Dans un numéro de la fin 2006, le magazine américain Time vous présentait, vous, l’utilisateur d’Internet, comme l’homme de l’année. Si l’internaute ordinaire est ainsi devenu un héros, c’est parce qu’il produit lui-même les nouveaux contenus multimédias du monde « en ligne ». Est-ce à dire que la télévision va disparaître au bénéfice du web 2.0 ? Une telle perspective serait évidemment très réductrice. Il ne suffit pas que les productions amateurs bénéficient de nouveaux outils de diffusion pour qu’elles remplacent les réalisations des professionnels. Par ailleurs, le web 2.0 propose deux types de contenu : des productions amateurs et les messages d’amateurs de culture. Bien sûr, il y avait de nom-breux amateurs avant l’ère numérique : en ce sens, la révolution d’Internet s’inscrit dans des transformations de longue durée. On assiste, depuis plusieurs décennies, à une forte croissance des acti-vités amateurs, et les activités des fans occupent une place cruciale dans les pratiques de réception-réinvention de la culture.

La montée des amateurs

Les pratiques culturelles amateurs rencontrent un intérêt croissant. Alors qu’elles avaient stagné en France dans les années 1970, elles ont fortement progressé dans les décennies suivantes. En 1981, un Français sur dix avait pratiqué au moins une fois dans l’année une activité en amateur ; en 1997, on est

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passé à un Français sur quatre 1. Dans une acception plus large qui inscrit la photographie et la vidéo dans les pratiques artistiques, on constate qu’elles intéressaient un tiers des Français en 2003 2. L’enquête de 2008 montre que ces pratiques continuent à croître, mais se sont renouvelées, une partie d’entre elles s’étant reportée sur le numérique. Dans le domaine de la musique, un quart des internautes utilise (exclusivement ou partiellement) l’ordinateur pour en composer. Celui-ci est utilisé par 62 % des personnes qui ont une activité d’écriture. Enfin, la photo numérique est pra-tiquée par 60 % des Français. Globalement, plus de la moitié des utilisateurs d’ordinateur se sont livrés à une activité d’autopro-duction créative, avec une intensité qui est évidemment très dif-férente selon les individus 3.

L’apprentissage des activités artistiques amateurs est, pour l’essentiel, réalisé pendant l’enfance ou l’adolescence. Arrivée à l’âge adulte, la majorité des jeunes abandonne. Parmi ceux qui ont per-sisté, environ la moitié a une pratique régulière. Beaucoup regrettent de ne pouvoir consacrer plus de temps à cette passion et un cin-quième des personnes interrogées estime que c’est un élément très important de leur vie 4. La spécificité des amateurs apparaît dans la façon dont ils se sont formés. Dans le domaine de l’écriture, ils n’ont pas reçu d’autre formation que celle acquise dans le système scolaire. C’est également le cas des trois quarts des plasticiens. En revanche, l’autodidaxie est rare chez les musiciens (seulement 5 % pour le piano). Mais dès qu’on quitte le domaine de la musique classique, elle devient beaucoup plus fréquente. Ainsi, 37 % des guitaristes

1. Olivier Galland, « Individualisation des mœurs et choix culturels », in Olivier Donnat et Paul Tolila (dir.), Les Publics de la culture. Politiques publiques et équipements culturels, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 87-100.

2. INSEE, Lara Muller, « Enquête sur la participation culturelle et sportive en 2003 », Document de travail, mars 2005, p. 28.

3. Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, Paris, La Découverte, 2009, p. 67 et p. 189-203.

4. Olivier Donnat, Les Amateurs. Enquête sur les activités artistiques des Français. Paris, La Documentation française, 1996, p. 197.

réalisation : pao éditions du seuilimpression : corlet imprimeur s.a. à condé-sur-noireau

dépôt légal : novembre 2010. n° 103144 ( )imprimé en france

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