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21/27 aout 13 Hebdomadaire OJD : 433031 Surface approx. (cm²) : 1419 N° de page : 10 Page 1/4 LIENS 0626427300501/GPP/MCF/2 Eléments de recherche : LLL ou Les Liens Qui Libèrent : uniquement les ouvrages de la maison d'édition, passages significatifs Aux Etats-Unis, David Graeber se dit « grillé » dans le monde universitaire, en raison de ses convictions anarchistes et de son rôle majeur dans le mouvement Occupy Wall Street. Mais ce brillant anthropologue de 52 ans, élevé à New York par une travailleuse du textile et un père ouvrier dans le secteur de l'imprimerie, parti en 1936 s'engager en Espagne au côté des Brigades internationales, n'a pas renoncé à concasser les idées reçues. Professeur à la prestigieuse London School of Economies, il publie en France son monumental Dette. 5 OOOans d'histoire (Les liens gui libèrent), salué, non sans exaspération, par la critigue américaine en 2011. Un voyage passionnant et édifiant dans les arcanes de notre système financier. Propos recueillis par Philippe Coste Photos : Natan Dvir/Polaris pour L'Express DAVID GRAEBER « La dette est devenue une injustice » Est-il vrai que l'idée de ce livre vous est venue par hasard? h-> Ce fut à la suite d'une conversation avec une jeune femme, lors d'une soirée à Londres. Elle travaillait dans une organisation humanitaire où elle avait vu tous les mal- heurs de la planète, mais, lorsque nous avons abordé la question de la dette du tiers-monde, cette personne extra- ordinairement bien intentionnée m'a répondu : « Mais... il est normal de rembourser ses dettes ! » Je me suis alors demande quelle autre obligation^ ses yeux, pourrait justifier la mort de milliers de bébés faméliques. Je n'en ai trouvé aucune. D'où ma question : qu'est-ce qui fait du rembour- sement de la dette un devoir moral si impérieux ? Devoir autrefois contesté par l'Eglise elle-même, d'ailleurs... h-> Je consacre quèlques pages à l'acharnement de l'Eglise catholique contre les usuriers, au Moyen Age, quand elle avait de quoi s'insurger face à bien d'autres scandales,comme le servage, par exemple. En f ait, l'Eglise considérait la dette comme une concurrence déloyale, car cette obligation semblait supérieure à toutes les autres, y compris aux devoirs dictés par la religion. D'après moi, le pouvoir moral de la dette provient du fait qu'elle est une promesse librement consentie, un acte de civilité inscrit dans nos rapports sociaux. Mais cette promesse peut être pervertie par un mé- lange de violence et de froides mathématiques financières. La violence? \—> Tout va bien, en principe, tant que la dette est contractée entre humains de même niveau. Les riches, entre eux, savent se montrer compréhensifs, trouver des arrangements à l'amiable. Il en va de même pour les pauvres. Le problème commence lorsque cette dette s'ajoute à un rapport d'iné- galité préexistant entre le créancier et le débiteur. Là, elle prend comme par hasard son caractère le plus sacré, •••

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Entretien avec David Graeber à propos de Dette, 5000 ans d'histoire aux éditions Les Liens qui Libèrent. Parution le 25 septembre

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Aux Etats-Unis, David Graeber se dit « grillé » dans le monde universitaire, en raison de sesconvictions anarchistes et de son rôle majeur dans le mouvement Occupy Wall Street. Maisce brillant anthropologue de 52 ans, élevé à New York par une travailleuse du textile etun père ouvrier dans le secteur de l'imprimerie, parti en 1936 s'engager en Espagne au côtédes Brigades internationales, n'a pas renoncé à concasser les idées reçues. Professeur à laprestigieuse London School of Economies, il publie en France son monumental Dette. 5 OOOansd'histoire (Les liens gui libèrent), salué, non sans exaspération, par la critigue américaineen 2011. Un voyage passionnant et édifiant dans les arcanes de notre système financier.

Propos recueillis par Philippe CostePhotos : Natan Dvir/Polaris pour L'Express

DAVID GRAEBER

« La detteest devenue

une injustice »Est-il vrai que l'idée de ce livre vous est venuepar hasard?h-> Ce fut à la suite d'une conversation avec une jeunefemme, lors d'une soirée à Londres. Elle travaillait dansune organisation humanitaire où elle avait vu tous les mal-heurs de la planète, mais, lorsque nous avons abordé laquestion de la dette du tiers-monde, cette personne extra-ordinairement bien intentionnée m'a répondu : « Mais...il est normal de rembourser ses dettes ! » Je me suis alorsdemande quelle autre obligation^ ses yeux, pourrait justifierla mort de milliers de bébés faméliques. Je n'en ai trouvéaucune. D'où ma question : qu'est-ce qui fait du rembour-sement de la dette un devoir moral si impérieux ?

Devoir autrefois contesté par l'Eglise elle-même,d'ailleurs...h-> Je consacre quèlques pages à l'acharnement de l'Eglisecatholique contre les usuriers, au Moyen Age, quand elle

avait de quoi s'insurger face à bien d'autres scandales,commele servage, par exemple. En f ait, l'Eglise considérait la dettecomme une concurrence déloyale, car cette obligationsemblait supérieure à toutes les autres, y compris aux devoirsdictés par la religion. D'après moi, le pouvoir moral de ladette provient du fait qu'elle est une promesse librementconsentie, un acte de civilité inscrit dans nos rapportssociaux. Mais cette promesse peut être pervertie par un mé-lange de violence et de froides mathématiques financières.

La violence?\—> Tout va bien, en principe, tant que la dette est contractéeentre humains de même niveau. Les riches, entre eux, saventse montrer compréhensifs, trouver des arrangements àl'amiable. Il en va de même pour les pauvres. Le problèmecommence lorsque cette dette s'ajoute à un rapport d'iné-galité préexistant entre le créancier et le débiteur. Là, elleprend comme par hasard son caractère le plus sacré, •••

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DAVID GRAEBER Selonl'anthropologue, c'est la loi du plusfort qui rend la déchéance parl'endettement plus douloureuseet humiliante encore.

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Eléments de recherche : LLL ou Les Liens Qui Libèrent : uniquement les ouvrages de la maison d'édition, passages significatifs

1961 Naissance à New York.1996 Doctorat d'anthropologie à l'université de Chicago. David Graeber soutient sa thèse» The Disastrous

gp A PRE R Ordealof1987 Memory and violence in rural Madagascar», fruit de deux ans de recherche dans ce pays. 2005 Essentiellement en

raison d'un différend politique, son contrat d'enseignant n'est pas renouvelé par l'université de Yale. Line pétition en faveur du professeurr NI5 DATES assistant recueille 4500 signatures dans le monde universitaire. 2008 Enseigne au Goldsmiths College à Londres. 2011 Militant

connu dans la mouvance altermondialiste, David Graeber joue un rôle décisif dans le mouvement Occupy Wall Street.

••• qui justifie alors les dominations les plus terribles etles actes les plus injustes du créancier. C'est la loi du plusfort, mais déguisée en contrat entre prétendus égaux, cequi rend la déchéance par l'endettement plus douloureuseet humiliante encore.

Comment a-t-on érigé la dette en dogme moral?I—> Depuis le début de l'histoire humaine, ou plutôt de l'his-toire des Etats et des empires, on raconte aux hommesqu'ils sont par nature des débiteurs. Redevables et endettésenvers les divinités, auxquelles ils doivent des sacrifices oude faire pénitence pour prix de leur vie sur terre. Porteursd'une dette envers leurs parents, aussi... Depuis les textesvédiques, on utilise des mots presque interchangeablespour désigner le péché, la culpabilité et... la dette. Cetteobligation est ensuite habilement transférée vers le pouvoirterrestre, la puissance de l'Etat, puis, au nom de la moralité,vers la société tout entière.

La dette est donc présente dès l'originedes civilisations?h-> Notre vie sociale a toujours été un tissu d'obligationsmutuelles, pour le meilleur comme pour le pire. Par exemple,on a trop longtemps raconté que l'économie primitive étaitfondée sur le troc. Balivernes ! Pour nourrir un échange ennature quotidien, il aurait fallu que chaque habitant d'unvillage soit assez spécialisé pour fournir une productionparticulière, ce qui semble aberrant. Ce n'était d'ailleurspas le commerce, mais le don, qui animait les relationssociales et générait des obligations mutuelles, parfoisgénéreuses mais aussi teintées de mauvaises intentions.Un cadeau peut dépanner une personne dans le besoin,mais il induit parfois une humiliation ou une relation d'obligélourde de conséquences. Je te donne ma vache, mais net'étonne pas si je viens un jour demander la main de tafille... Notre langage est façonné par la référence à l'obli-gation : « thankyou », qui vient du verbe to thmk et signifie« je repenserai à ce que vous venez de faire ». Le « merci »français signifie que vous vous mettez « à la merci de »,en position de subordination face à votre bienfaiteur.

Quand commence-t-on à se prêter de l'argent?I—> L'économiste Adam Smith, icône des néolibéraux, abrodé sur le mythe du troc comme préalable à l'inventionde la monnaie, car il concevait une société idéale où personnene doit rien à personne, un monde mû essentiellement parl'intérêt personnel et le besoin d'échanges instantanés entreégaux. La réalité est bien différente. Le crédit a été notrepremier mode d'échange ; ensuite est née la monnaie, et le

troc n'a été utilisé que bien plus tard, quand on manquaitde pièces pour le commerce. Nous disposons de trésorsd'informations datant de l'époque sumérienne ; en Méso-potamie, une bonne part des écrits cunéiformes concernaientdes documents financiers. Les bureaucrates des templesdressaient une comptabilité précise des loyers dus pour lesterres agricoles louées aux paysans, et des prêts accordés,par exemple, après de mauvaises récoltes. La monnaie étaitrare,car on ne savait pas la produire à des millions d'exem-plaires, et ne constituait donc qu'une unité de compte internequi ne circulait pas vraiment. Dans la plupart des civilisations,elle est utilisée comme une convention abstraite pourdéfinir, dans les registres, une valeur précise des bienslorsque cela est nécessaire, en cas de litige ou de dédom-magement. Elle sert ensuite, en version sonnante et trébu-chante, essentiellement aux armées. L'Etat romain ou lesrois indiens distribuent des pièces à leurs soldats pour qu'ilspuissent s'approvisionner par eux-mêmes pendant les cam-pagnes militaires, et se chargent ensuite de récupérer cetargent par l'impôt. Sinon, les transactions quotidienness'effectuent durant des siècles par de simples jeux d'écriture.C'est de l'argent virtuel.

Quand la dette commence-t-elle à devenirrépréhensible, à vos yeux?I—> Quand elle se transforme en instrument d'asservis-sement d'autant plus efficace qu'il est cautionné par lamorale sociale. Dans la civilisation sumérienne, on trouveune immense caste de captifs de la dette. Les prêteursont les moyens de saisir leurs actifs, leurs maisons, etmême leurs proches - par exemple, les enfants du débi-teur - en gage de remboursement. Ceux-ci peuvent alorsêtre vendus comme esclaves ou prostitués. Le premiermot jamais utilisé pour exprimer le concept de liberté datede l'époque sumérienne, et se prononçait « amargi ». Aupremier degré, il signifie « revenir chez sa mère » et décritle retour dans sa famille de l'enfant gagé pour une dette.La chaîne que l'on brise.

L'endettement suscite des révoltes?I—> C'est la principale cause de contestation et de désordre.Dans lAntiquité, chaque fois que la société est réduite audésespoir et au chaos par le surendettement, le pouvoirlâche du lest, efface certaines ardoises, lors de grands jubiléscosmiques. Ou bien, comme à Rome ou à Athènes, il allègedirectement le fardeau des plus démunis par des distributionsde monnaie. C'est ainsi que l'on maintient la paix. Dansl'Histoire, les révoltes et révolutions ont été plus souventmotivées par l'envie de brûler les livres de comptes •••

tc Dans l'Histoire, on s'est plus souvent révolté par envie de brûler leslivres de comptes des créanciers que par celle de changer la société »

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••• des créanciers que par celle de changer la société,de renverser les hiérarchies, voire d'abolir le servage. LeMoyen Age a mauvaise réputation, mais c'est pourtant àcette époque que l'on crée des institutions pour adoucirle sort des débiteurs et maintenir l'ordre : catholiques etmusulmans bannissent le prêt avec intérêts. En Asie, lestemples bouddhistes contribuent à humaniser le systèmede crédit et à lui donner une éthique. On officialise le prêtsur gage. Or, depuis 1971, vous remarquerez que les systèmescharges d'éviter ces crises périodiques - comme le FMI,par exemple - protègent non pas les débiteurs, mais lescréanciers eux-mêmes. Et n'ont pour tâche que d'éviter ledéfaut de paiement.

Vous pourriez dresserun parallèle entre la crisefinancière récente etla barbarie des créanciersde l'Antiquité?h-> Pourquoi pas ? En voyantI % de nantis se nourrir dè ladéveine des 99 % qui restent,j'ai une pensée pour les captifsmésopotamiens. Notre crisede société actuelle ressembleaux grands épisodes d'injus-tice qui frappent , depuiscinq mille ans, les civilisationshumaines. Aristote et Confu-cius jugeraient sûrement au-jourd'hui que l'homme mo-derne est réduit en esclavagepar notre système économiquenéolibéral. Une fois encore, àcause de crédits immobiliersfrauduleux et pourris, les vic-times du système de l'argentvirtuel sont considérées commeles fautives. LAmérique rouvreles prisons pour dette tandisque l'on renfloue les institu-tions financières avec l'argent du contribuable ! Compre-nez-moi bien : je ne suis pas pour l'effacement de toutesles dettes, mais je milite pour la prise en compte de l'injustice.Avec mes yeux d'anthropologue, je vois aussi les libérauxeuropéens dépeindre, non sans ironie, l'austérité et la souf-france sociale comme un sacrifice nécessaire dicté par lamorale. Ce n'est pas nouveau !

Que dites-vous de l'énorme dette publiqueaméricaine?h-> Les pages que je consacre, dans ce livre, aux Etats-Unissont celles qui m'ont valu les réactions les plus violentes. Jepersiste pourtant à penser que lAmérique, qui prêche lavertu et la tempérance au tiers-monde, a de son côté accumuléune dette égale à celle de tout le reste de la planète, en raisonde ses aventures militaires. Et c'est la puissance de son armée,son rapport de forces, l'image historique de sa canonnière,plus que toute autre qualité, qui assurent sa crédibilité de

débiteur. Nos créanciers chinois, qui possèdent une grandepart de la dette américaine, ont toujours su amadouer etneutraliser leurs ennemis potentiels à travers des financiers.Ils font la même chose aujourd'hui avec les Etats-Unis.

Vous avez été au cœur du mouvement Occupy WallStreet. Pourquoi n'a-t-il pas duré?h^ II a été réprimé avec une violence sidérante. Ce genred'offensive a déjà eu lieu, dans ce pays, contre des mouvementsouvriers ou noirs, mais là, c'était aussi dirigé contre la middleclass blanche, qui nous rej oignait en masse. Nous ne voulionspas devenir un parti politique, mais ouvrir le débat etbriser le tabou américain sur les différences sociales, grâce au

ORDRE « Depuis 1971, les systèmescharges d'éviter les crises périodiques,

comme le FMI, protègent non pasles débiteurs, mais les créanciers. »

cc M cause ae crédits immobiliers frauduleuxet pourris, les victimes du système de l'argentvirtuel sont considérées comme les fautives » /

slogan « Nous sommes les 99 % ». Maintenant, aux hommespolitiques de faire leur travail. Notre organisation est démo-cratique, et c'est l'absence de leaders, la spontanéité du mou-vement qui lui ont permis d'obtenir un tel succès populaire.

Qui trouve grâce à vos yeux dans le mondepolitique américain?h-> Vous savez... Au Congrès,un groupe progressiste proposechaque année un budget qui réduirait le déficit tout en amé-liorant les services sociaux grâce à une fiscalité plus élevéesur les hauts revenus. Les médias n'en parlent même pas tantcela leur paraît irréalisable. 66 % des Américains sont favo-rables à une sécurité sociale universelle. Le sujet n'est mêmepas débattu par les élus. Comment, dans ces conditions,peut-on considérer notre pays comme une vraie démocratie ? •

Dette. 5OOO ans d'histoire, par David Graeber.Les liens qui libèrent, 640 p., 29,90 €. En librairie le 18 septembre.