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SUIVIE DE LA RÉFÉRENCE (JOUR, SESSION)

22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ

INTERNATIONALE ARTHURIENNE, 22nd CONGRESS OF THE

INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY

Rennes 2008

Actes Proceedings Réunis et publiés en ligne par

Denis Hüe, Anne Delamaire et Christine Ferlampin-Acher

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SUIVIE DE LA RÉFÉRENCE (JOUR, SESSION)

La fin de Merlin dans la littérature arthurienne : d’un crépuscule à l’autre

L’esthétique littéraire tend à se modifier à partir de 1230 environ. Au cours des années précédentes, le personnage de Merlin est central : il incarne alors la figure de l’écrivain. Il est mis en scène de telle façon qu’il est celui qui crée le récit en lieu et place du romancier, qui n’a aucune identité alors, et surtout aucune légitimité. La Création est l’œuvre de Dieu, nul ne saurait prétendre concurrencer son ouvrage. Mais le mouvement s’essouffle, Merlin agace, embarrasse le travail d’écriture, rend inélégante voire impossible toute initiative narrative du « je ». Son sort est scellé dès le Merlin de Robert de Boron : il disparaît avant la fin du récit que clôt l’épisode de l’épée au roc1.

Les romanciers plus tardifs semblent fascinés par cette figure, ils font revivre Merlin, lui accordent des pouvoirs plus ou moins similaires2, multiplient les épisodes3, mais, en butte au même constat d’un Merlin plus qu’embarrassant, n’hésitent pas davantage à le faire disparaître. Le métier de romancier n’est cependant pas encore officiel. Le procès qui conduit à l’existence de ce corps de métier exige du temps et implique des tâtonnements, des tentatives, la mise à l’épreuve de stratégies d’écriture. Il s’agit donc ici de s’interroger sur les modalités mises en place en aval de cette nécessité de faire disparaître Merlin, devenu concurrent insupportable

1 Robert de Boron, Merlin, éd. Alexandre Micha, Genève : Droz, 2000, §81. « Je n’i serai pas ne ne me verroiz jusques aprés l’election. ». Le manuscrit de Modène comporte une version différente. 2 Les Premiers faits du roi Arthur, éd. Daniel Poirion, in Le Livre du Graal, Paris : Gallimard (La Pléiade), 2001. Merlin est chevalier. Les enchantements de Merlin consistent surtout à faire lever un tourbillon magique (§ 93, 281) ; au demeurant, sa magie n’a rien d’exceptionnel (§ 27). Dans Le Livre d’Artus, (,in The Vulgate Version of Arthurian Romances, éd. Oskar Sommer, Washington, 1991, tome 7), on voit aussi Merlin faire un « chaudel » (p. 25). 3 Citons par exemple l’épisode de la Laide Semblance dans Le Livre d’Artus, de Grisandole ou des songes de l’empereur et de Flualis dans Les Premiers faits du roi Arthur, sans oublier encore des inédits dans la Suite comme l’épisode de la Roche aux Pucelles (seulement dans l’édition proposée par G. Roussineau) et dans les Prophesies, la référence à l’enfance de Merlin lorsque il a failli brûler.

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de l’activité d’écrire. Comment poursuivre le récit alors que l’esthétique littéraire évolue dans le sens d’une marginalisation de Merlin ?

1 Merlin est mort, vive Merlin ? Loin de se passer complètement de Merlin, les écrivains tirent

partie de la notoriété de cette figure romanesque. Ils ne se risquent pas à le réduire au silence. Ils ont l’ingéniosité de mettre en scène sa disparition tout en s’arrangeant pour que sa voix s’élève encore, mais sous condition cette fois-ci. Il est frappant de voir que la parole de Merlin persiste d’une manière ou d’une autre dans les textes. Deux voies s’offrent aux écrivains. La première consiste à laisser s’échapper la voix de Merlin depuis le lieu où il est enfermé, entombé ou perclus. Dans le Livre d’Artus, le prophète enchanteur se retire dans son « esplumeor »4, alors qu’il est enserré dans Les Premiers faits du Roi Arthur5 ou encore entombé dans La Suite du roman de Merlin6 et dans Les Prophesies7. Malgré ces variantes, la stratégie est similaire : par un système d’allers et venues parfaitement orchestré, la voix de Merlin se fait encore entendre aux moments propices8, ou, pour le dire de façon plus objective : quand le récit se déroule avec difficulté ou n’avance plus guère. La voix de Merlin, de fait porteuse de prophéties, d’annonces, agit comme un embrayeur remarquable. Une fois Merlin enserré, seul Gauvain peut l’entendre dans Les Premiers faits du roi Arthur: charge à lui de rapporter à tous ceux de la cour « son estre9 ». Et le récit de poursuivre sur les

4 Le Livre d’Artus, op. cit., p. 272. « Si [Eliezer] erra maintes iornee une [hore] avant & autre arrieres et demandoit noveles dun chevalier errant tant quil vint a lesplumeor Merlin ou les puceles estoient qui les faisoient muser car tant ne savoient li chevalier erranz a eles parler que eles lor volsissent un seul mot dire. » 5 Les Premiers faits du roi Arthur, § 810. 6 La Suite du roman de Merlin, § 384. 7 Les Prophesies, éd. Nathalie Koble, Muances et polyphonie romanesques : les "Prophesies de Merlin" en prose : étude et texte, Thèse de Doctorat, sous la direction du Professeur Emmanuèle Baumgartner, La Sorbonne Nouvelle, 2003, tome II , chapitre XIV-11. 8 Comme Merlin le dit lui-même dans les Premiers faits du roi Arthur, sa mise au tombeau signifie bel et bien qu’il est relégué au second plan. La toute puissance se fait sentir lorsqu’il déclare à Gauvain : « Et veritables est li proverbes que li sages dist : "Qui eslonge la court et la court lui." Et ensi est il de moi. Entant que je hantai la court et servi le roi Artu et ses barons, tant sui je conneüs et amés de vous et des autres. Et se ne le deüsse pas estre se foi et loiauté regnast par le monde. » (§ 827). 9 Les Premiers faits du roi Arthur, § 829 : « Ensi est la chose avenue, ne jamais ne parlera nus a moi après vous, se movroit pour noiant nus. Car vous meïsmes, se vous estiés ci tournés, ne m’oriés jamais parler. Or vous en retournés, si me salués le roi Artu et ma dame la roïne et tous les barons, et lor contés mon estre. » Nous soulignons.

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aventures de Gauvain. La structure n’est guère développée dans Le Livre d’Artus10 au contraire des Prophesies où les allers et retours de Melyadus au tombeau de Merlin sont innombrables. Venu à bout de la patience de son amie la Dame du Lac, le chevalier réussit enfin à se faire emmener jusque sur la montagne « qui débat11 ». Là, muni d’encre et de parchemins, il note fidèlement ce que la voix de Merlin lui dicte pour le rapporter aussitôt à maître Antoine, alors en charge de la mise en écrit12. Plus loin dans le récit, le Sage Clerc lui demande de retourner une nouvelle fois sur la tombe de Merlin sous prétexte d’un oubli important13.

L’autre alternative qui s’offre aux romanciers est celle de l’analepse. Plusieurs exemples se déclinent sur le thème du « souvenir du savoir de Merlin », selon des rouages là encore parfaitement huilés. Les Prophesies sont remarquables à ce titre. Qu’il s’agisse du manuscrit Bodmer ou de la version plus tardive du compilateur Vérard, les illustrations de cette stratégie d’écriture ne manquent pas. Chaque fois, une prophétie autrefois

D’une façon similaire, le chevalier Aglant rappelle les dernières paroles de Merlin dans la Suite du roman de Merlin, § 527. 10 Le Livre d’Artus, op. cit., pages 158-159 (l. 42-4) : « & quant li rois Artus uit la dolor & la male auenture que il faisoit si manda a toz clers toz les plus sages que il sauoit & lors fist enquerre par force de clergie que ce puet estre & se cil mal tans pooit demorer en nule maniere que len poist faire . & cil reuercherent lor liures en maintes manieres mais ne sorent onques a dire qui ce faisoit fors maistre Helyes uns molt bons clers & sages qui estoit lors uenuz de Rome nauoit gaire[s] . cil uint au roi & li dist . sire sachiez que ciz tans ne reposera [ne napaiserai] tant que une figure qui est engendree dome charnal en cors mort en quoi deables conuerse & qui orendroit est en ferme terre . soit u regort de mer gitee qui tot le monde enuirone que itelx est sa nature que ele ne doit estre sen aigue non . mes itant uos di ge bien que uos ne trouerroiz home qui uos en puisse deliurer se [ce] nest Merlin car cil set leu ou ele doit estre mise . car sil auenoit chose que aucuns la meist aillors aucune foiz porroit auenir que tolz li pais en seroit perilliez & atornez a destrction . & la meismes fera ele encore assez de mals quant ele i sera mise que il nest reins nule que ele puisse ueoir as elz que tout ne soit peri ». Nous soulignons. 11 Les Prophesies, (éd.) Anne Berthelot, Cologny-Genève : Fondation Martin Bodmer, 1992, p. 108. 12 Les Prophesies de Merlin, op. cit., p. 108-110. 13 Ibid., pp.366-368. « /Rubrique/ [Chest chi ensi comment li Sages Clers parole a Melyadus et com il l'envoie en la roche la ou Mierlins estoit ensieres.] Or dist li contes que tant pria li Sages Clers a Melaydus ke il s'en alast a la roche ou Mierlins estoit ensieres, que il s'en ala. Et cou fu apries cou que li dus d'Antie lor ot conte l'aventure de son palais et comment on le bouta arriere. […] « -Et ki lor fera cou, Mierlin? fait Melyadus. - Or regarde, fait Mierlins, a la porte de chapiele ou tu trouveras letres escrites ki te tiesmoignent cele aventure. » Lors s'en ala tant Melyadus cele part et il avoit avoec lui enke et parchemin dont il mist en escrit cou que les letres devissoient ki en la porte estoient escriptes. Et se savoir voles cou que ces letres di/186Rb/soient, iou le vous dirai apiertement. Eles dissoient ensi , « Que .ii. nes et .xv. galies s'en iront cele part en boine pais, mais il aront les gens adoubles ». […] Que vous diroie iou? Mainte mierveille trouva Meliadus escrit en cele porte, dont il les mist en escrit et les aporta au Sage Clerc en Gales. »

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communiquée par Merlin, trace de son savoir, est rappelée ou rapportée plus ou moins inopinément dans la narration14. Citons le cas de Dinadan. Il se rend au cimetière d’Uterpendragon : là, les merveilles auxquelles il assiste et dont on a la description, sont justement un rappel des dires de Merlin15. D’autres personnages, parfois anonymes, rapportent un écrit, une « charte », rappelant les mots du prophète. Il est même question d’une charte trouvée dans un buisson de la forêt de Darnantes :

Or dist le compte et la vraye estoire le tesmoigne que maistre anthoine avoit fait mettre en escript une prophecie que merlin lui avoit mandee par ung vallet qui du premier iour quil se mist en la forest Darnantes avoit il trouve en une petite breche16

L’analepse fonctionne également avec le rappel d’écrits que Merlin a signés de sa main : qu’il s’agisse du « livret » laissé à l’ermite Hélyas qui attend pieusement la venue du destinataire Perceval, ou des inscriptions gravées recopiées fidèlement par d’autres (intermédiaires qui sont le plus souvent des chevaliers scribes à la manière de Melyadus et de Perceval)17. Chacun de ces rappels est l’occasion d’une nouvelle avancée du récit. Hélyas devenu vieux raconte à Perceval, encore anonyme, l’enfance de Merlin sans omettre aucun détail. Cet épisode fait l’objet d’un traitement tout particulier : le récit est suspendu aux lèvres d’un ermite à l’article de la mort, effet de langueur que la technique de l’entrelacement démultiplie encore.

Il n’est donc pas question de se passer des services de Merlin : il encombre le récit mais sa « participation » est toutefois un atout pour la narration. Les allusions à sa personne, en particulier à son savoir, sont l’occasion de quelques lignes quand il ne s’agit pas d’épisodes entiers. Et

14 L’exemple est déjà présent dans La Suite du roman de Merlin lorsque Merlin laisse une lettre scellée dans un coffret à Morgue, qui s’empresse de l’enterrer. « Car elle mist en la maistre sale de laiens une tombe. Dedens la tombe mist elle un escrit qui estoit en une boiste d’ivoire, et dedens l’escrit estoit devisee la mort le roi Artus et chelui qui le devoit occire, et s’i estoit la mort de Gavain et le non de chelui qui a mort le devoit metre. Et saichiés que elle ne savoit riens de l’escrit, car Merlins, qui jadis li ot baillié tant coume il repairoit entour li, li dist : « Gardés que vous en l’escrit ne vées, car bien sachiés que ja feme n’i regardera qui maintenant ne muire, car il n’est pas otroiié a feme que elle sace la mort ne del roi ne de Gavain devant qu’il soit avenu » (§ 418. Pour plus de détails voir mon article « Futur exploré par le biais des prophéties ou souvenir du passé grâce à la « mise en écrit »? Le cas du paragraphe 418 de La Suite du roman de Merlin », L’Esplumoir, numéro 6, Août 2007, p. 7-14). 15 Les Prophesies, éd. Nathalie Koble, op. cit., LI. 16 Les Prophesies de Merlin, éd. Vérard, fol. 24 v, a. 17 Les Prophesies, éd. Anne Berthelot, op. cit., p. 205.

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lorsque le fil de la narration semble prêt à se rompre, le rappel d’une prophétie de Merlin rétablit l’idée d’une échéance à atteindre, rétablit la nécessité de poursuivre le conte plus avant.

2 Merlin vs l’écrivain : qui prévoit son départ ? Alors Merlin est mort, vive Merlin ? L’intervention des romanciers

ne se réduit pas à tirer parti après coup de la disparition de Merlin : au contraire, l’annonce de la fin du prophète-enchanteur relève aussi de leur ressort. En effet, les écrivains maîtrisent leur sujet : ils mettent en scène un royaume désemparé, des personnages au désespoir à l’annonce, après coup, de la disparition de Merlin18. Mais, avant même cela, les écrivains les dépeignent dans le désarroi : ne pouvant se résoudre à envisager le caractère définitif de son départ lorsque Merlin leur annonce que c’est la dernière fois qu’il les rencontre19. Blaise, comme Arthur et la reine

18 Dans La Suite, le roi Arthur pleure quand il apprend la disparition de Merlin enterré vif (personne ne peut en effet aider le Morholt et Gauvain). § 528. Moult est le roy doulens et courrouciés de la mort Merlin et moult en est la cour toute troublee, car ilz avoient si grant fiance en luy qu’ilz ne cuidoient pas que le royaume de Logres peust jamés avoir deshonneur tant comme Merlin vesquist. Et la royne mesmes dist qu’elle voulsist mieulx avoir perdu .II. de ses meilleurs cités que Merlin fust mors. Dans Les Prophesies de Merlin, éd. N. Koble, op.cit., chapitre XV, 4-5. La reine a besoin de Merlin et personne ne peut le trouver. Même Morgue, pourtant heureuse, ressent de la colère car elle ne peut plus compter sur son aide, au demeurant précieuse. C’est encore perceptible dans les Les Prophesies Vérard, version avec la réaction de l’évêque Antoine, « courrouce ». Op. cit., fol. lxxxix, rb. 19 Arthur s’inquiète à l’idée d’une absence de Merlin. Dans le Livre d’Artus, il lui demande quand est-ce qu’il le reverra. « & Merlins iint au roiz & prist congie de luj . & li rois li dona tout en plorant car molt lamoit enuiron luj . & le mercia des seruises que fait li auoit & li demanda quant il uerroit mais . & il li dist quant mestiers seroit. (Op. cit., p. 60, l. 12-15). Dans Les Premiers faits du roi Arthur, l’importance du rôle de Merlin auprès d’Arthur et de sa cour apparaît nettement dans cette formule de Blaise : « Et Blayse li disoit qu’il faisoit que fols quant il ne demouroit entour lui se ne fust par ce qu’il faisoit bien quant il conseilloit le nouvel roi. » (§42). Et la réaction du roi à l’annonce du départ de Merlin est aussi éloquente, lui qui ne peut pas même imaginer que Merlin le quitte pour de bon : « Lors prist talent a Merlins qu'il iroit veoir Blayses son maistre et li aconteroit ce que puis il estoit avenu qu'il ne l'avoit veü. Et d'illoc s'en iroit a Viviane s'amie, car li termes aproçoit que mis li avoit. Si s'en vint al roi Artu et li dist qu'il s'en couvenoit aler. Et li rois et la roïne li proient molt doucement de tost revenir, car il lor faisoit molt grant amour, car en maint compaingnie. Et molt l'amoit li rois de grant amour, car en maint besoing lui avoit aïdié et par lui et par son conseil avoit il esté rois. Si li dist li rois molt doucement: « Biaus dous amis merlin, vous en irés, ne je ne vous puis retenur sor vostre pois. Mais molt serai a malaise jusques a tant que je vous voie. pour Dieu, hastés vous del revenir. - Sire, fait Merlins, c'est la daerraine fois. Et a Dieu vous conmant. » Quant li rois l'oï, qu'il dist "c'est la daerraine fois", si en fu molt esbahis. Et Merlins s'en parti sans plus dire tout em plourant. » (Op. cit., § 806-807).

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Guenièvre, tentent de le retenir, essaient de le convaincre de rester auprès d’eux20. Les tentatives sont d’ailleurs nombreuses pour le rechercher et le retrouver quand son absence se fait trop vivement sentir. C’est le cas dans La Suite du roman de Merlin où l’on fait rechercher Merlin, lui qui semble le seul à pouvoir sauver le Morholt et Gauvain, prisonniers de la Roche aux Pucelles21. Le roi n’hésite pas à envoyer tous ses chevaliers à la recherche du prophète enchanteur. Il promet à quiconque pourra le lui amener, de le faire « riche homme22 ».

Mais qui dit réaction des personnages, dit mise en scène. Les écrivains, eux, jouent bien évidemment de cette mise en scène pour suggérer un départ non volontaire, ni souhaité du prophète enchanteur, alors que ce sont les romanciers eux-mêmes qui -las de l’encombrement que Merlin provoque- s’en débarrassent. Ils ne décident pas de son départ sans le mûrir : ils le prévoient au contraire. De même qu’ils jouent des rappels du savoir de Merlin, pour repousser ce personnage si spécial aux marges du récit sans pourtant perdre l’atout qu’il représente pour son avènement, les romanciers, chacun à leur manière, introduisent avec une dextérité exemplaire l’annonce du départ de Merlin. Dextérité qui se lit avant tout à la façon dont Merlin organise son départ. Qui d’autre que le romancier peut veiller à ce que l’écriture ne soit pas aux mains d’une nouvelle figure de l’écrivain ? La charge qui incombait au prophète est désormais sous contrôle. Blaise ne poursuivra pas plus avant l’écriture

20 Blaise qui s’adresse à Merlin dans Les Premiers faits du roi Arthur , tente de le retenir en vain : « Et Blayse li dist qu'il s'apercevoit bien qu'il amoit une dame dont une prophesie devoit chaoir qui dite en avoit esté. SI li proia Blayses molt doucement et dist:"Merlin, biaus dous amis, jj evous proi et requier pour Dieu que vous me dites qui doit engenrer le lyon as .II. messages et quant ce sera." Et Merlins li dist que assés aproce li termes que ce sera fait. Et Blayses li dist que ce seroit molt grans damages ». (Op. cit., § 651). 21 La Suite du roman de Merlin, op. cit., § 496- 501. 22 Arthur et sa cour ne peuvent se résoudre à croire en la disparition de Merlin. Ils lancent donc une recherche (dans l’espoir de le retrouver afin qu’il sauve le Morholt et Gauvain): « - Sire, fait messire Yvain, je vous dyrai comment nous les pourrons avoir. Et se vous ainsi ne les avés, ej en cuid mie que vous jamais les ayés. Mandés Merlin, qui scet toutes les manieres des enchantemens. Et quant il sera venus, prisé ly qu'il mecte peine en ceste chose, et je cuit vraiement que sil s'en veult travailler, qu'il les avra legierement. - par mon chief, fait le roy, vous m'avés si bien conseilié que nul ne le pourroit mieulx faire. Merlin viendra mieulx a chief de cest affaire que nul autres ne feroit. - Voire, sire, font ly autres, se ne l'avions, mais il a si grant temps qu'il ne fut a court que nous ne savons nulle verité de lui ne se il est mors ou vis. - Se il fust mors, fait le roy, il ne peust estre que nous n'en sceussions aucune chose. Or convient que l'en le quiere et loing et pres tant que l'en l'aye trouvé. » (Op. cit., § 523).

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puisque Merlin lui annonce qu’il mourra avant même la réalisation des prophéties qu’il a pu transcrire. La solution dans la Post-Vulgate consiste à faire désigner un collège de scribes royaux par Arthur23, qui auront pour –seule- tâche de mettre en écrit les aventures que les chevaliers leurs rapporteront. Peut-il s’agir d’une simple coïncidence dans les récits ?

Une première observation semble contredire le parfait hasard dans la narration. La conduite de Merlin est en effet pour le moins contradictoire. Dans les Premiers faits du roi Arthur, le voilà qui explique à Gauvain de ne pas s’inquiéter car tout ce qui doit arriver finit par arriver (« car tout avenra ce qu'il doit avenir »), selon le vieil adage24, mais il énonce

23 La Suite du roman de Merlin, § 281. «Sire rois, fait Merlins, or dirai que vous ferés. Saichiés que je ne serai pas des ore en avant gramment au siecle, et ne mie ou tans u je miex vausisse estre pour veoir les miervilleuses aventures qui avenrront espessement. Et pour chou que vous ne troveres pas gramment qui vous conseille se la grasce dou Saint Esperit nel fait voel jou que vous des or en avant fachies metre en escrit toutes les aventures dons on contera en vostre court la verite pour chou que aprés nos mors sachent nostre hoir, li povre et li riche, les mierveilles qui averront au tans le roi aventureus. Et aiiés chaiens L. clers qui ne fachent autre mestier fors que metre en escrit les aventures de la court ensi coume elles averront as estranges et as prives.» Et li rois li otrie et disc que tout ensi sera il fait. Mais ore laisse li contes a parler del roi et de Merlin et de toute celle compaignie pour conter de Tor, le fil a Ares, et de che que il li avint en sa queste. 24 Les Premiers faits du roi Arthur, op. cit., § 826-828. « Se li avint ensi qu'il [Gauvain] ala parmi la forest de Broceliande et voloit tourner illuec pour venir a la mer. Et il tous dis s'aloit dementant, si oï une vois un poi destre de lui. Et il tourne cele part ou ilot oïe cele vois, si regart de sus et jus, mais riens n'i voit fors une fumee tout autresui come air, ne outre ne pooit passer. […] Lors oï une vois qui dist : "Mesire Gavain, ne vous desconfortés mie, car tout avenra ce qu'il doit avenir." Quant mesiregavain oï la vois qui ensi l'avoit apelé par son droit non, si respondi: " Qui est ce, Dix, qui a moi parole?" - Conment? fait la vois. Ne me connoissiés mie? Vous me soliés bien connoistre, mais ensi va de chose entrelaissie. Et veritables est li proverbes que li sages dist:"Qui eslonge la court et servi court lui." Et ensi est il de moi. Entrant que je hantai la court et servi le roi Artu et ses barons, tant sui je conneüs et amés de vous et des aitres et pour ce que jou ai la cort passee et laissie et sesconeüe fui jou desconeüs de vous et des autres. Et se ne le deüsse pas estre se foi et loiauté regnast par le monde." Quant mesire Gavains ot la vois qui ensi parole a lui, si s'apensa que ce soit Merlins. Si respondi tout maintenant: "Certes, sire, voirement vous deüssé je bien connoistre, car maintes fois ai je vos paroles oïes. Si vous proi que vous vous aparissiés a moi, si que je puisse veoir. - Mesire Gavain, fait merlins, moi ne verrés vous jamais, ce poise moi, car plus n'en puis faire. Et quant vous départirés de ci jamais ne parlerai a vous ne a autre, fors a m'amie. Car jamais nus n'aura pooir que il puisse ci assener pourriens que aviengne. Ne de chauens ne puis je issir, ne jamais n'en isterai. Car el monde n'a ni forte tour come ceste est ou je sui enserrés. Et se n'i a ne fust ne fer ne pierre, ains est sans plus close del air par enchantement, si fort qu'il ne puet entrer fors sans plus cele qui ce m'a fait, qui me fait ici ompaingnie quant il li plaist. Et ele vient et s'en vait quand il li vient a plaisir et a volenté. […] «Sire rois, fait Merlins, or dirai que vous ferés. Saichiés que je ne serai pas des ore en avant gramment au siecle, et ne mie ou tans u je miex vausisse estre pour veoir les miervilleuses aventures qui avenrront espessement. Et pour chou que vous ne troveres pas gramment qui vous conseille se la grasce dou Saint

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aussitôt son mécontentement d’être enserré, au risque qui plus est de se voir oublié par ceux de la cour qui ne le voyant plus, finiront par ne plus en parler ni même y penser25. Outre le caractère bien naturel de sa réaction alors qu’il se retrouve enfermé, sans issue aucune, le lecteur ne saurait cependant manquer de remarquer le travail d’écriture qui « verrouille » avec soin le récit. Aucune échappée du prophète-enchanteur n’est possible, précise-t-on. Le texte est également verrouillé, plus en amont, grâce à la justification méticuleusement détaillée des raisons du départ de Merlin, de sa résignation à quitter Blaise et ceux du royaume. Peu de variantes au caractère définitif de l’enfermement de Merlin. Personne ne peut le libérer de la prison d’air, encore moins de la lame dans la Post Vulgate, qui lui a valu sa fin définitive26. Les Prophesies présentent une version à mi-chemin, avec la fameuse thèse du pourrissement du corps sans que l’âme, donc la voix, ne soit forcée de se taire27.C’est dans ce même texte, dans la version tardive du compilateur Vérard, que l’intervention du romancier se dessine de façon plus précise. En effet, dans les différentes suites, un dialogue s’instaure entre Blaise et son maître : il s’agit pour le scribe d’essayer de retenir Merlin, car il sait que s’il retourne voir son amie, elle risque de le « castoiier ». Mais Merlin est ferme : il est un serviteur de Dieu, il ne peut s’opposer à ses desseins. Il se rendra donc à nouveau auprès de son amie, quoi qu’il advienne. Le texte de La Suite du roman de Merlin précise que Merlin veut sauver son âme. C’est encore le cas du compilateur Vérard qui reprend une telle justification dans les Prophesies. Mais il va plus loin. Après la formule habituelle d’adresse au lectorat : « et si dorénavant quelqu’un venait qui me demandait… » (« Et se aucun me demandoit […]Je leur respondray que »), le voilà qui développe une diatribe à l’encontre d’un

Esperit nel fait voel jou que vous des or en avant fachies metre en escrit toutes les aventures dons on contera en vostre court la verite pour chou que aprés nos mors sachent nostre hoir, li povre et li riche, les mierveilles qui averront au tans le roi aventureus. Et aiiés chaiens .L. clers qui ne fachent autre mestier fors que metre en escrit les aventures de la court ensi coume elles averront as estranges et as prives.» Et li rois li otrie et dist que tout ensi sera il fait. Mais ore laisse li contes a parler del roi et de Merlin et de toute celle compaignie pour conter de Tor, le fil a Ares, et de che que il li avint en sa queste. » Nous soulignons. 25 Cf. note 9 et note 24 supra. Plus haut dans le récit, Merlin dit avec la plus grande sérénité pour quelle raison, il décide de rejoindre son amie malgré tout, lorsque Blaise le lui reproche à nouveau : « je n'i alasse mie tant com tenir m'en peüsse. Mais je feroie pechié se je destournoie ce que Nostre Sires m'a donné tant de sens et de discretion com je ai pour aïdier a complir et traites a fin au tans le roi Artu ». (Op. cit., § 250). 26Id., § 828. La Suite du roman de Merlin, op. cit., § 386 et 387. 27 Les Prophesies, éd. Anne Berthelot, op. cit., p. 96.

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Merlin bien trop pécheur pour être sauvé28. Lui qui ne se repent jamais du péché de luxure (il couche avec toutes les demoiselles qu’il rencontre), il est de fait bien normal que Dieu le laisse finalement entomber par la Dame du Lac :

Et se aucun me demandoit pourquoy souffrist notre seigneur iesucrist qui si sage lavoit fait quil fust engigne et deceu et mis en tel lieu dont il ne peut yssir. Je leur respondray que dieu ne sen prit garde de lui des lors en avant quil oblia la penitence de la luxure quil faisoit que lors apres y il gesoit. a aucune damoiselle il regehoit celluy peche et en faisoit la penitence mais quant il fut enracine en celui peche sachez certainement quil oblia la penitence mais de tant le garda nostre seigneur iesucrist quil souffrist quil fust mis en tel lieu que lennemy denfer neust puissance ne par dessus son ame ne dessus son corps ainsi que vous deviserons ca en avant la Dame du Lac en fist29.

Si l’exemple est probant dans la compilation Vérard, une nuance demeure cependant avec la version du Livre d’Artus qui se rapproche pour beaucoup de la clôture de la trilogie attribuée à Robert de Boron. Le récit décrit Merlin qui se retire dans son « esplumeor » avec des pucelles. Le chevalier Eliezer vient jusqu’à eux de même que Gauvain qui dialogue une dernière fois avec Merlin30 dans Les Premiers faits du roi Arthur. Un tel scénario pourrait laisser penser que le prophète-enchanteur peut parler. Or ce passage est justement au style indirect libre, ne laissant plus aucune opportunité à une quelconque initiative de la part de Merlin :

Si erra maintes iornee une [hore] auant & autre arrieres & demandoit noueles dun cheualier errant tant quil uint a lesplumeor Merlin ou les puceles estoient qui les cheualiers faisoient muser car tant ne sauoient li cheualier erranz a eles parler que eles lor uolsissent un seul mot dire . si hupa assez Eliezers & cria por demander noueles dun cheualier errant mais onques ne troua qui molt len deist31.

28 Les Prophesie de Merlin, éd. Vérard, fol. lxxxiiii, vb. 29 Id. 30 Le Livre d’Artus, op. cit. , p. 272, l. 25-30. 31 Id. Il est d’ailleurs notable que les seules habilitées à parler soient les demoiselles. Le terme « Merlin » a ici pour objet de déterminer le lieu.

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Finalement, le « je » qui apparaît sans plus d’encombre au XVe

siècle, comme c’est le cas dans les Prophesies, n’est-il pas le signe d’un romancier qui n’a plus à se cacher? Les différents exemples témoignent donc d’un façonnage de la figure de Merlin. Ils sont dans le texte même la marque d’une écriture, l’illustration d’un travail de longue haleine qui consiste à se débarrasser du prophète-enchanteur et à poursuivre le récit.

C’est encore plus marquant lorsqu’on observe de près des personnages tout à fait secondaires et qui semblent tenus à l’écart de toute activité d’écriture. Il s’agit des élèves enchanteresses de Merlin qui sont l’objet d’un façonnage au fil des versions, façonnage qui convainc d’une élaboration lente, chaotique par certains aspects, mais certaine, de stratégies qui assurent in fine la toute puissance de l’écrivain au grand jour.

3 Élèves enchanteresses ou fées agents doubles ? Dans le Merlin, Morgue étudie. Niniane, elle, dans les Premiers faits

du roi Arthur, prend en note les leçons de Merlin32. Mais ces divers

32 Merlin, op.cit., § 172 :« Et ensi pris Uterpendragon Igerne et donna la fille le duc le roi Lot d'Orcanie. les noces del roi et d'Ygerne furent au tresisme jour qu'il avoit jeü o li en sa chambre. Et de la fille que il donna le roi Loth mesire Gavains et Agravains et Guerrehés et Gahériés et Mordrés. Et li rois Nantes de Garlot i ot une fille bastarde. Et il en i ot une qui ot a nom Morgain. Cele mist li rois a l'escole pour aprendre des letres par le conseil de tous ses parens. Et aprés la mist en une maison de religion. ET cele aprist tant et si bien qu'ele aprist des ars, et si sot a merveille bien d'une art c'on aprele astrenomie, ele en ouvra molt a tousjours, et sii resot molt de fusique. Et par cele clergie fu apelee Morgain la Fee. » § 224 : « et la quinte va a Escole a Logres ». (deuxième référence à propos de laquelle la note de l’éditeur précise : « Il s'agit donc de Morgain; mais si l'on se réfère à sa première apparition dans le texte, cela fait quinze jours qu'elle va à l'école. Les relations chronologiques entre les personnages et les générations deviennent à peu près inextricables. » (Note 3, page 1801). Les Premiers faits du roi Arthur, op. cit, § 260. « - Damoisele, fait Merlins, or ne vous hastés mie ensi. Car vous les saverés encore tout a tans, car il couvient grant loisir et grant sejour. Et d'autre part, ne m'avés vous donné nulle seurté de vostre amour.- Sire, fait ele, quele seürté volés vous que je vous en face? Devisés et je le ferai.- je voel, fait il, que vous me fianciés que vostre amour soit moie et vous avoeques pour faire quanqu'il me plaira quant je vaurai. » Et la pucele pense un poi et puis dist : « Sire, si ferai je pour tel couvenant que aprés ce que vous m'aurés apris toutes les choses que je vous demanderai et que je en saurai ouvrer." Et cil dist que ce li est bel. Et la pucele li fiance a tenir couvent ensi com ele li ot devisé, et il en prist la fiance. Lors li aprist un gieu dont ele puis ouvra maintes fois, car il li aprist a faire venir une grant riviere la ou il li plaira et tant i demourast com il li plairoit, et d'autres gix assés dont ele escrit les mots em parchemin tel com il li devisa, et ele en savoit bien venir a chief. Et quant il ot illuec demouré jusques as vespres si le conmanda a Dieu et ele lui. Mais ançois li demanda la pucele quant il revenroit et il li dist: « La veille saint jehan. »

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apprentissages n’ont pour seul objet que l’art de nigromance. Aucun lien n’est fait entre les enseignements de Merlin et la capacité de ses élèves enchanteresses à prendre le relais sur le plan de la narration. La relation d’enseignant à enseignée est circonscrite à la seule magie. Il est d’ailleurs notable de voir que le roman des Premiers faits du roi Arthur est le seul qui fasse état d’une concurrence entre Niniane et Blaise33. Une telle proximité entre le couple Blaise-Merlin et la relation apprentie-magicien n’est développée dans aucun autre texte. De plus, dans les romans arthuriens ultérieurs, la mention du don de clergie tend à disparaître. Une première lecture donne par conséquent le sentiment que les savoirs de Merlin sont disséminés après sa disparition : certains des personnages secondaires masculins étant du côté de l’écriture, tandis que celles qui sont officiellement présentées comme ses élèves héritent de son savoir en magie. Un second balayage des textes dévoile néanmoins un recours à la magie somme toute assez limité au regard de l’enseignement supposément prodigué. Celles qui sont censées apprendre de Merlin, le maître de l’illusion, ne se remarquent pas outre mesure dans les textes34, si ce n’est du fait qu’elles jouissent d’une certaine autonomie. Elles ne sont pas dépendantes de leurs livres comme c’est le cas de Gamille35 dans le Lancelot qui préfère encore se jeter dans le vide que de vivre sans eux. Il est au demeurant difficile de savoir, du fait du détail des études menées

33 Christiane Ferlampin-Acher, « Le Double dans la Suite du Roman de Merlin et la Suite Vulgate, faux frères, faussaires, féerie et fiction », in Jeunesse et Genèse du royaume arthurien. Les Suites romanesques du Merlin en prose. Actes du colloque des 27-28 avril 2007, Nathalie Koble (dir.), Orléans: Paradigme, 2007, p.46. « Les failles deviennent évidentes après la rencontre avec celle qui va devenir la Demoiselle du Lac. Niniane prend peu à peu la place de Blaise : elle propose à Merlin d’être son amie (p.1059) […] Le protocole, même s’il semble inchangé en apparence, a évolué : le conte de Merlin ne prétend plus à l’exhaustivité (de fait il ne raconte pas les enchantements qu’il a appris à Niniane) et l’écrit de Blaise est supposé remettre en ordre les estoires. Niniane quant à elle devient la maîtresse de l’écrit : elle note les mots magiques sur son corps pour se protéger du désir de Merlin (p. 1224). Nous soulignons. 34 Comparer les élèves enchanteresses de Merlin avec des magiciennes qui n’auraient pas bénéficié des enseignements du maître n’est pas si aisé que cela. Et pourtant quelques détails confortent cette interprétation : la comparaison avec des personnages comme celui de Brisane, ou de la Dame d’Abiron. Toutes deux se montrent très actives et semblent avoir du succès dans leur tentative. Il est aussi intéressant de souligner combien les élèves de Merlin agissent peu par opposition à leur propres suivantes et/ ou demoiselles Celice et Saraide vis-à-vis de la Dame du Lac dans le Lancelot ; Morgane a beau préparer les potions, l’usage en revient le plus souvent à ces demoiselles, qui de surcroît sont en charge de séduire et ramener Lancelot. Elle fait le plus souvent appel à quelqu’un, et peut -pour ne pas être reconnue- avoir recours à la métamorphoser) 35 Lancelot en prose, édition Alexandre Micha, LXXIa, 39-41.

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respectivement par Morgue et Niniane, si l’usage qu’elles font de la magie tient à ce qu’elles ont appris de Merlin ou à ce qu’elles savent d’ores et déjà grâce à leurs « cursus ». A cela s’ajoute encore le fait que l’exclusivité du savoir n’est jamais de mise : les héritières de Merlin étant plus exactement des co-héritières qui doivent accepter de se partager les formules du maître.

De fait, la passation des pouvoirs en termes de magie s’avère douteuse. Et pourtant, malgré le peu de sérieux allégué aux héritières de Merlin, leur rôle est maintenu. Il s’avère même précieux pour qui veut se débarrasser de Merlin et bénéficier du monopole sur l’avènement du récit. En effet, elles sont littéralement les seules habilitées à évincer le prophète-enchanteur du récit. Niniane enserre Merlin, la bonne Dame du Lac l’entombe dans Les Prophesies (Bodmer et Vérard) comme Nivienne dans la Suite. Morgue le chasse avec violence dans La Suite du roman de Merlin36. Les romanciers font des héritières de Merlin de parfaites alliées de leur projet littéraire. Leur habileté ne fait pas défaut là non plus. Parallèlement aux analepses relevées plus haut, les romanciers mettent en scène les héritières de Merlin de telle sorte qu’elles rappellent ou reconnaissent la grandeur de leur maître. Ainsi en va-t-il de Nivienne qui sauve Arthur de justesse alors qu’il combat Accalon, grâce à la description des armes portées que Merlin a fournie37. Dans le Livre d’Artus38, Sybille délivre des informations à Sagremor qui ne sont autres que d’anciens propos de Merlin :

« & piece a que oi dire a Merlin avant queil sen alast de ceianz que toz iorz seroit li mieldres chevaliers de tot le monde de la Table Roonde & bien i pert que il dit uoir39. ».

36 La Suite du roman de Merlin, éd. Gilles Roussineau, op. cit., § 157. Il est également intéressant d’observer qu’en jetant le fourreau au lac, Morgane participe à la narration à nouveau libre de progresser, puisque sans le fourreau, le roi Arthur n’a plus rien d’invincible.(Ibid., § 411). 37 La Suite du roman de Merlin, ibid., § 398.Mais toutesvoies a la parfin il fust mors sans recouvrier, a chou qu'il se laissast occhirre qu'il criast mierchi, se ne fust la Damsoiele dou Lac qui fu la por aidier le roi se elle veist que Merlins n'i fust. Et quant elle fu venue entre cheus qui la bataille regardoient, elle connut bien le roi par chou que elle vit que s'espee li estoit faillie, et Merlins meismes li ot bien devisé quels armes il porteroit en la bataille. Quand elle vit que li rois estoit en si grand peril, elle en fu moult espoentee et bien quida qu'il fust navrés a mort. Si giete son enchantement et tient si court Accalon que la ou il avoit s'espee drechie contremont pour ferir le roi Artus a plain caup n'ot il pooir de s'espee amener aval, ains li chaï de la main pour l'erbe et tainte et vermeille del sanc le roi Artus. 38 Le Livre d’Artus, op. cit., p. 310, l. 36-43. 39 Id.

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Quant à Morgue, si elle est heureuse de savoir Merlin désormais indisponible (plus de limite à ses projets, pense-t-elle), elle est néanmoins furieuse de constater que le maître de l’illusion ne pourra plus l’aider en cas d’impasse40. Le quatuor d’enchanteresses dans Les Prophesies découvre avec la même déception rageuse que les enseignements de Merlin n’avaient rien d’exclusif, que leurs possibles sont limités. Toutes se rallient à Morgue lorsqu’elle propose de retrouver Merlin pour lui demander de s’expliquer. De même, la Dame du Lac qui, dans les Prophesies, est bien incapable de pouvoir interpréter le deuxième songe de la reine rapporté par la messagère. Pour le premier, aucun problème : elle répétait machinalement ce que lui avait prédit Merlin autrefois. Elle qui est pourtant présentée dans le Lancelot comme celle qui est capable de prédire l’avenir à ses protégés, Lancelot et ses cousins, échoue lamentablement et ne peut rien en définitive sans l’aide de Merlin.

Le détail a son importance, en donnant la possibilité aux héritières de repousser manu militari Merlin aux marges du récit, les écrivains tiennent cependant à garder le monopole fraîchement établi. La compétition à laquelle s’adonnent les enchanteresses formées par Merlin, dans Les Prophesies, en est un exemple probant. Elles cherchent qui, parmi elles, est la plus puissante. La dame d’Avalon enfile un anneau d’Eglentine à son doigt, ce qui lui confère tout pouvoir sur ses rivales. Nathalie Koble analyse le passage en ces termes :

Il suffit que le narrateur donne à la fée un anneau qu’il déclare tout puissant pour qu’elle soit effectivement invincible. Avec humour, le prosateur exhibe ainsi la force du « pacte littéraire » qui l’attache à ses lecteurs comme à des victimes enchantées : au royaume des fées, comme en littérature tout est affaire de croyance et de parole (prétendue) performative41.

De fait, inscrire à même le texte les éventuelles limites ou difficultés qui contraignent les apprenties de Merlin, c’est éviter avec une habileté consommée l’écueil d’une nouvelle mise en concurrence avec des figures intratextuelles : à défaut, il faudrait recommencer le travail d’éviction à peine effectué avec Merlin.

40 Les Prophesies, XV- 5. 41 Nathalie Koble, Muances et polyphonie romanesques : les "Prophesies de Merlin" en prose : étude et texte, op.

cit., t. I, p. 360.

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En conclusion, les romanciers signent l’arrêt de mort de Merlin. Ils sont fatigués de cette figure de l’écrivain décidément trop encombrante, mais ils sont aussi des professionnels du récit. Les voici donc qui prévoient la disparition de Merlin : ils mettent en scène son départ et jouent double jeu. En bons professionnels qu’ils sont, ils gardent le meilleur de Merlin, sa parole. Ils maîtrisent parfaitement les intervalles pendant lesquelles sa voix s’élève par un jeu d’allers et venues savamment orchestrés grâce aux analepses. Le crépuscule du maître ne signifie pas pour autant une nouvelle aube pour ceux qui lui survivent. Certes, d’aucuns comme Gauvain, Melyadus, Perceval ont l’honneur de relayer ou retranscrire les mots de Merlin à son tombeau mais ils n’en acquièrent pour autant aucune espèce d’importance sur le plan narratif. Certes, les scribes royaux perpétuent l’écriture des faits chevaleresques arthuriens, mais cela ne fait pas d’eux de nouvelles figures de l’écrivain. Certes, les élèves enchanteresses de Merlin occupent le statut particulier d’ambassadrices de l’écrivain, mais elles se voient cantonnées aux seules tâches que veulent bien leur attribuer les romanciers. Les différentes versions signifient donc le caractère inéluctable du départ de Merlin du cœur de l’œuvre mais aussi le peu d’autonomie offerte à ceux qui le relaient ou qui reprennent de façon plus ou moins perceptible la charge qu’il leur a laissée. L’intervention du romancier ne peut manquer d’être observée, notamment à travers les variantes choisies, et au regard des projets d’écriture qui sous tendent respectivement chacun des récits. Le crépuscule de Merlin sonne le glas d’une esthétique et fait place à un jour nouveau en littérature. L’aube pointe pour les romanciers qui signeront enfin leur œuvre le XIVe siècle venu.

LAURENCE ELISA COUSTEIX

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