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11 D’UN 36 À L’AUTRE DU QUAI DES ORFÈVRES À LA RUE DU BASTION L’adresse est devenue mythique, s’est ancrée dans la mémoire collective : 36, quai des Orfèvres. Au bord de la Seine, au cœur de la capitale, c’est là que siège depuis sa création, en août 1913, la direction de la police judiciaire de Paris. Près de la « tour pointue » qui lui sert de fond de décor, derrière sa façade trapue et ordonnée de cinq étages « allégée par la clarté de la pierre de taille et l’élégant ordonnancement des fenêtres », l’endroit abrite des brigades policières d’élite qui, générations après générations, sont aux prises avec une actualité criminelle qui change sans cesse tout en restant la même, imprégnée de souf- france et de drame. C’est en juin 1792, sous la Révolution, que le Dé- partement de police parisien chargé sous l’autorité du maire, Pétion de Villeneuve, de la tranquillité publique d’une ville de plus de 700 000 habitants, s’installe dans la partie occidentale de l’Île de la Cité. Il y vient occuper l’ancien hôtel des premiers pré- sidents du Parlement de Paris ainsi que ses dépen- dances qui forment le long de la rue de Jérusalem (aujourd’hui disparue), de la rue du Harlay et du quai des Orfèvres, « un amas hétéroclite de masures penchées » dont le passant s’écarte « autant par peur d’un éboulement que par crainte de mauvaises ren- contres. » Dès sa création par le consul Bonaparte le 17 février 1800, la préfecture de Police parisienne qui reprend tous les pouvoirs de sécurité publique sur le départe- ment de la Seine (Paris intra-muros et sa petite cou- ronne actuelle) investit à son tour les lieux, adossés au palais de Justice. La rue de Jérusalem accueille en particulier une 2 e division à qui revient la traque des assassins et la chasse aux voleurs de tous acabits. En 1809, Henry, le chef de cette unité (un person- nage redouté par la pègre qui le surnomme « L’Ange malin ») recrute un bagnard évadé, François-Eu- gène Vidocq, qu’il place – très officieusement – à la tête d’une brigade de sûreté comptant une poignée d’hommes au passé douteux. Dirigée par Vidocq et son lieutenant Coco-Lacour, cette escouade surveille les bas-fonds, enquête et facilite nombre d’arresta- tions. Ses méthodes ne sont guère orthodoxes, mais on s’en accommode un temps, car elles paient. Toutefois, en novembre 1838, soucieuse de tirer un trait définitif sur le curieux statut de cette brigade, l’administration de la capitale en fait un service de police à part entière placé sous le commandement d’un officier de paix (le premier à occuper le poste se nomme Pierre Allard). Le service de Sûreté, ancêtre en droite ligne de la PJ parisienne, vient de naître. Dans les décennies suivantes, sous la houlette de chefs renommés tels Pierre Canler ou Antoine-Fran- çois Claude, il commence à affermir ses méthodes, à se doter de codes et à se forger des traditions. Tout cela dans des locaux encombrés de casiers et d’ar- moires et « qui empestent de la proximité d’une cour à fumier ». Des locaux insalubres qu’un évènement va réduire en cendres. Au printemps 1871, dans les derniers jours de la Commune de Paris, les insurgés brûlent des édifices symboliques de la capitale. Le palais des Tuileries, l’Hôtel de ville, le siège du Conseil d’État et de la Cour des Comptes partent en fumée. Une grande Par Charles Diaz, contrôleur général François-Eugène Vidocq, un bagnard roi de l’évasion, crée en 1811 à Paris une brigade de sûreté pour s’attaquer à la pègre. Page de couverture du tome 1 de l’ouvrage intitulé Vidocq, de Marc Mario et Louis Launay, Bayard Frères Editeurs. © PRÉFECTURE DE POLICE UN LIEU DE MÉMOIRE POUR LA PJ PARISIENNE 36, QUAI DES ORFÈVRES Les locaux du palais de Justice au quai des Orfèvres partiellement détruits par l’incendie de la Commune (1871). © PRÉFECTURE DE POLICE Contrôleur général de la police nationale, ancien inspecteur de la brigade criminelle du quai des Orfèvres, Charles Diaz est le vice-président de la Société française d’histoire de la police (www.sfhp.fr) et l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire de l’institution policière dont Histoire illustrée du 36 quai des Orfèvres, en collaboration avec Claude Cancès.

36, quai des orfèvres un lieu de mémoire pour la pj parisienne€¦ · Gabin. Mais bien que le commissaire Maigret soit affecté à la police judiciaire de Paris et que le 36, quai

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Page 1: 36, quai des orfèvres un lieu de mémoire pour la pj parisienne€¦ · Gabin. Mais bien que le commissaire Maigret soit affecté à la police judiciaire de Paris et que le 36, quai

11d’un 36 à l’autre du quai des orfèvres à la rue du bastion

L’adresse est devenue mythique, s’est ancrée dans la mémoire collective : 36, quai des Orfèvres. Au bord de la Seine, au cœur de la capitale, c’est là que siège depuis sa création, en août 1913, la direction de la police judiciaire de Paris. Près de la « tour pointue » qui lui sert de fond de décor, derrière sa façade trapue et ordonnée de cinq étages « allégée par la clarté de la pierre de taille et l’élégant ordonnancement des fenêtres », l’endroit abrite des brigades policières d’élite qui, générations après générations, sont aux prises avec une actualité criminelle qui change sans cesse tout en restant la même, imprégnée de souf-france et de drame.

C’est en juin 1792, sous la Révolution, que le Dé-partement de police parisien chargé sous l’autorité du maire, Pétion de Villeneuve, de la tranquillité publique d’une ville de plus de 700 000 habitants, s’installe dans la partie occidentale de l’Île de la Cité. Il y vient occuper l’ancien hôtel des premiers pré-sidents du Parlement de Paris ainsi que ses dépen-dances qui forment le long de la rue de Jérusalem (aujourd’hui disparue), de la rue du Harlay et du

quai des Orfèvres, « un amas hétéroclite de masures penchées » dont le passant s’écarte « autant par peur d’un éboulement que par crainte de mauvaises ren-contres. »

Dès sa création par le consul Bonaparte le 17 février 1800, la préfecture de Police parisienne qui reprend tous les pouvoirs de sécurité publique sur le départe-ment de la Seine (Paris intra-muros et sa petite cou-ronne actuelle) investit à son tour les lieux, adossés au palais de Justice. La rue de Jérusalem accueille en particulier une 2e division à qui revient la traque des assassins et la chasse aux voleurs de tous acabits. En 1809, Henry, le chef de cette unité (un person-nage redouté par la pègre qui le surnomme « L’Ange malin ») recrute un bagnard évadé, François-Eu-gène Vidocq, qu’il place – très officieusement – à la tête d’une brigade de sûreté comptant une poignée d’hommes au passé douteux. Dirigée par Vidocq et son lieutenant Coco-Lacour, cette escouade surveille les bas-fonds, enquête et facilite nombre d’arresta-tions. Ses méthodes ne sont guère orthodoxes, mais on s’en accommode un temps, car elles paient.

Toutefois, en novembre 1838, soucieuse de tirer un trait définitif sur le curieux statut de cette brigade, l’administration de la capitale en fait un service de police à part entière placé sous le commandement d’un officier de paix (le premier à occuper le poste se nomme Pierre Allard). Le service de Sûreté, ancêtre en droite ligne de la PJ parisienne, vient de naître. Dans les décennies suivantes, sous la houlette de chefs renommés tels Pierre Canler ou Antoine-Fran-çois Claude, il commence à affermir ses méthodes, à se doter de codes et à se forger des traditions. Tout cela dans des locaux encombrés de casiers et d’ar-moires et « qui empestent de la proximité d’une cour à fumier ». Des locaux insalubres qu’un évènement va réduire en cendres.

Au printemps 1871, dans les derniers jours de la Commune de Paris, les insurgés brûlent des édifices symboliques de la capitale. Le palais des Tuileries, l’Hôtel de ville, le siège du Conseil d’État et de la Cour des Comptes partent en fumée. Une grande

Par Charles Diaz, contrôleur général

François-Eugène Vidocq, un bagnard roi de l’évasion, crée en 1811 à Paris une brigade de sûreté pour s’attaquer à la pègre. Page de couverture du tome 1 de l’ouvrage intitulé Vidocq, de Marc Mario et Louis Launay, Bayard Frères Editeurs. © PréFECturE DE PoLiCE

un lieu de mémoirepour la pj parisienne

36, quai des orfèvres

Les locaux du palais de Justice au quai des orfèvres partiellement détruits par l’incendie de la Commune (1871). © PréFECturE DE PoLiCE

Contrôleur général de la police nationale, ancien inspecteur de la brigade criminelle du quai des orfèvres, Charles Diaz est le vice-président de la Société française d’histoire de la police (www.sfhp.fr) et l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire de l’institution policière dont Histoire illustrée du 36 quai des Orfèvres, en collaboration avec Claude Cancès.

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L’incontournable Quai des Orfèvres, chef d’œuvre réalisé par Henri-Georges Clouzot en 1947, très librement adapté de Légitime Défense, roman poli-cier de l’auteur belge Stanislas-André Steeman, publié en 1942. Louis Jouvet campe l’inspec-teur-chef adjoint Antoine, une référence pour les vrais flics du « 36 », car son interprétation reste très fidèle à la réalité du métier. © DR

Jean Gabin (dans son premier rôle du commissaire Maigret), Annie Girardot (dans le rôle de la femme du meurtrier) et Lucienne Bogaert (la mère accablée du tueur) dans Maigret tend un piège de Jean Delannoy en 1957. En arrière plan, la fenêtre ouverte donne sur les toits du « 36 ». Ici, un décor peint avec soin. © DR

Si curieusement tout le monde semble connaître un peu le « 36 », c’est bien sûr grâce à ses policiers qui ont construit son histoire. Toutes les grandes affaires de ban-ditisme, de mœurs et bien entendu criminelles – parfois héroïques,

presque toujours dramatiques – ont largement été relayées à grand renfort de manchettes dans les quo-tidiens, ou dans les journaux télévisés. La bande à

Bonnot, Landru, Marcel Petiot dit « le docteur Satan », l’affaire Stavisky, l’affaire Mestorino, Mesrine, Fernande Grudet, plus connue sous le nom de « Madame Claude », le gang des Postiches, le dos-sier Ben Barka, Thierry Paulin baptisé « le tueur de vieilles dames », Guy Georges alias « le tueur de l’Est parisien », le gang des barbares, l’affaire Elf… sont autant de noms de dossiers qui trouvent un écho dans la mémoire collective. Si cette trace semble si présente, c’est aussi grâce à la littérature et au cinéma

qui se sont emparés de ces récits criminels, toujours incroyables et souvent noirs, pour en faire un spec-tacle fidèle ou romancé, destiné grand public.

Maigret débarque au « 36 »Avant d’évoquer ces personnages de celluloïd, il semble bien difficile de faire l’impasse sur le héros d’encre et de papier par qui tout est arrivé, le célèbre commissaire Maigret, de la PJ parisienne, conçu sous la plume de l’écrivain belge Georges Simenon et inspiré de flics du quai des Orfèvres bien réels : le commissaire Marcel Guillaume, chef de la brigade spéciale qui deviendra brigade criminelle en 1944, et de son adjoint, George Massu. Les soixante-quinze romans policiers et vingt-huit nouvelles de Georges Simenon donneront naissance à treize longs-métrages et de nombreuses séries télévisées, dont plusieurs étrangères, britannique et italienne, avec même une étonnante revisite japonaise en 1978, Tôkyô Megure Keishi, transposant les aven-tures du commissaire à la pipe au pays du soleil levant. George Simenon, malgré des déclarations af-firmant n’avoir jamais vu de Maigret sur le grand ou le petit écran, confiera dans un témoignage datant du milieu des années soixante : « Les trois meilleurs Maigret français ont été d’abord Pierre Renoir, parce qu’il comprenait que Maigret était un fonctionnaire et le représentait comme tel ; Michel Simon qui, bien qu’il ne le jouât qu’une fois, fut un extraordinaire Maigret ; et naturellement Jean Gabin, qui n’avait, je pense, jamais vu un commissaire en action et était un peu trop négligé dans son allure avec sa cravate de travers, mais qui conférait au rôle sa propre autorité 1». Le Chien jaune, tourné en 1932, est la première adaptation au cinéma d’une histoire de Maigret, d’après le roman éponyme de Georges Simenon publié un an plus tôt. Le rôle du commissaire Maigret est interprété par Abel Tarride, le père du réalisateur, dans une histoire de crimes en série qui se déroulent à Concarneau, l’enquêteur ayant été détaché à la brigade mobile de Rennes à la demande du maire inquiet pour ses administrés. Cette pre-mière œuvre est tombée dans l’oubli, l’histoire du cinéma retenant plutôt le deuxième film, La nuit du carrefour, de Jean Renoir (1932), avec le frère du réalisateur, Pierre Renoir, dans la peau du poli-cier. En dépit de certaines critiques négatives qui évoquent de nombreuses incohérences scénaris-tiques, l’atmosphère crépusculaire et les nombreux plans nocturnes font de ce métrage une œuvre

atypique dans la filmographie du créateur de Boudu sauvé des eaux tourné la même année : « Chaque détail, à chaque seconde, de chacun de ses plans, fait de La Nuit du carrefour le seul grand film policier français, que dis-je, le plus grand film français d’aven-tures » (Jean-Luc Godard). Julien Duvivier en 1932, Maurice Tourneur en 1943, Jean Delannoy en 1957 et 1959, ou encore Gilles Grangier en 1963, passe-ront tour à tour derrière la caméra pour donner vie au flic tranquille et fin limier de la PJ, interprété successivement trois fois par Albert Préjean, puis par Michel Simon et trois fois également par Jean Gabin. Mais bien que le commissaire Maigret soit affecté à la police judiciaire de Paris et que le 36, quai des Orfèvres soit le point de ralliement de la plupart de ses affaires, George Simenon n’hésite pas à user de tous les artifices pour faire sortir de la capitale son commissaire et l’envoyer partout en France et parfois même à l’étranger, comme aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Suisse et bien entendu en Belgique. Qu’il s’agisse de vacances, de requêtes officielles ou privées… tous les prétextes sont bons pour que Maigret traverse ses frontières parisiennes et deviennent un enquê-teur voyageur. Nous en resterons donc là pour le cas Maigret.

Le « 36 » pLuS vrai que nature Mais l’œuvre de référence lorsque l’on évoque le « 36 » et le métier de flic en PJ, de l’aveu même des

en un peu plus d’un siècle, le 36, quai des Orfèvres s’est forgé une solide réputation où s’entremêlent fantasmes et réalités. Objet de curiosité pour les profanes, le temple de la police judiciaire a tout de suite fasciné les amateurs d’intrigues policières, du romancier au cinéaste, en passant par l’historien… sans oublier le journaliste. en toute logique, le 7e art s’est penché sur cette adresse que l’on ne présente plus et dont le seul nom évoque le crime et le mystère. avec le déménagement aux batignolles, une page se tourne donc, « c’était la dernière séquence, c’était la dernière séance, et le rideau sur l’écran est tombé ». par Stéphane benaïM

Clap de fin pour le « 36 »

1 Fenton Bresler, L’énigme Georges Simenon, pages 122 et 123, éditions Balland, 1983.

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Martine Monteil, le 10 octobre 2016 sur le Pont-Neuf.© Préfecture de Police L

a première fois que je suis entrée dans le bureau de la brigade criminelle, j’étais jeune commissaire stagiaire et c’était pour être présentée au « patron » qui était alors Pierre Ottavioli. Je faisais le tour de toutes les directions et j’étais restée un peu plus d’un mois en stage.

Je suivais les groupes lorsqu’ils « dérouillaient »*. Je me souviens d’une affaire terrible, rue du Faubourg Montmartre, un règlement de comptes entre gar-çons bouchers : les victimes avaient reçu un coup de fusil de chasse au niveau de la tête. Pour une première scène de crime, c’était particulièrement

violent. Nous avions été obligés de retrousser nos bas de pantalon tellement il y avait de sang et de cervelle partout.

Du passé faire tabLe rase Je suis revenue à la brigade crimi-nelle en 1996. Je dirigeais la bri-gade de répression du banditisme quand le directeur m’a annoncé qu’il me confiait la direction de la brigade criminelle. C’est, bien entendu, un poste qui ne se re-fuse pas. Nous étions alors dans la vague des attentats de 1995, l’atmosphère dans le service était très pesante, sur un arrière-fond de rapports conflictuels avec la division antiterroriste de la direc-tion centrale dirigée par Roger Marion, ainsi qu’avec les juges antiterroristes. Mon ordre de mission était de retisser les liens et de rendre sa

légitimité à la brigade criminelle. Je m’y suis em-ployée avec cœur car je connaissais la réputation du service… Parallèlement, j’ai entrepris de faire donner un coup de peinture à tous les bureaux du service qui étaient gris et sombres. Cela participait d’un tout : nous sommes repartis sur des bases neuves, en faisant table rase du passé et en remon-tant nos manches. Quel que soit le service que je dirigeais, j’ai toujours prêté attention aux locaux : ils sont notre quotidien. J’avais la chance d’avoir une très belle vue de mon bureau. Voir couler la Seine, la place Dauphine l’hiver, cela m’apaisait. Ça calme, un fleuve vu d’en haut, ça laisse place à la réflexion. A l’heure du déjeuner, j’aimais aussi traverser le pont pour aller voir les bouquinistes sur les quais, m’installer quelques minutes à une terrasse avec un bout de soleil, regarder quelques « chiffons », faire une course… Cela me permettait de repartir au travail l’esprit neuf.

A la Crim’, un groupe d’enquêtes occupait parfois un seul bureau, ce qui pouvait s’avérer compliqué lors des auditions stratégiques, pour lesquelles il est important de s’isoler. Les enquêteurs se débrouil-laient avec les moyens du bord. Pourtant, je ne les ai jamais entendus vraiment se plaindre du manque d’espace, même si l’exercice atteignait souvent ses limites. Lors des attentats, alors que tout le service était pratique-ment saisi de la même enquête et que nous avions réparti les témoins pour les auditions, le moindre recoin était occupé. Puis, miraculeusement, les flux ont fini par s’écouler et le travail par se faire. C’était ça, le « 36 »… Les locaux étaient ce qu’ils étaient, et nous nous adaptions.

Le « coup De La moquette » J’avais conservé mon bureau exactement tel qu’il était, sans toucher aux meubles. Il y avait bien sûr le grand coffre, qui a toujours existé et qui y est toujours : c’est le gardien du Temple et des secrets d’histoire. J’avais juste fait repeindre les murs et changer la moquette qui était sur thibaudes, à l’ancienne. Cela avait dû être une très belle mo-quette à l’origine, car il y avait une expression qui datait de cette époque : « le coup de la moquette ». On faisait entrer dans le bureau du « patron » un suspect d’assassinat qui refusait d’avouer, afin d’essayer de l’impressionner. Le suspect, quittant les bureaux des collaborateurs aux sols revêtus de linoleum ou de parquets usés, pénétrait dans une grande pièce, au beau mobilier, à la moquette souple. On le fai-sait s’assoir bien au fond de l’un des fameux gros fauteuils, très profonds, disposés face au bureau. Le suspect s’y enfonçait et le « patron » se trouvait alors en position nettement dominante. Le « coup de la moquette », c’était en quelque sorte le dernier assaut : ça marchait ou non !Je l’ai moi-même pratiqué. Je me rappelle notam-ment avoir auditionné une femme que nous soup-çonnions d’avoir assassiné l’épouse de son amant. Nous avions quelques éléments qui permettaient la suspicion mais pas de preuve formelle : « Dieu Poulet était contre nous », comme je le disais dans de tels cas. Pourtant, nous avions tous l’intime conviction que

c’était elle la coupable. Les enquêteurs avaient tout essayé : elle avait été entendue par des « méchants » qui criaient fort, des « gentils » qui y allaient en douceur, mais c’était une maîtresse femme avec un self control inouï. Le chef de groupe, dans les der-nières heures de la garde à vue, a donc voulu tenter

le « coup de la moquette ». Elle s’est assise face à moi dans le fauteuil, glaciale, et je n’ai même pas réussi à lui faire baisser le regard. Comprenant que la situation était bloquée, j’ai vite changé de discours. Je me souviens lui avoir dit : « Entre vous et moi, je vous plains beaucoup. Vous n’êtes pas une criminelle d’habitude. Vous êtes une femme normale. Il y a eu un dérapage dans votre vie qui vous a amenée à cet acte. Vous auriez pu l’avouer et vous défendre, les magistrats et les jurés auraient pu comprendre votre situation. Au lieu de cela, vous vous bloquez. Vous allez donc devoir vivre avec ce poids énorme de culpabilité dans votre cœur et dans votre

A la Crim’, un groupe d’enquête occupait parfois un seul bureau, ce qui pouvait s’avé-rer compliqué lors des auditions stratégiques, pour lesquelles il est important de s’isoler.

On faisait entrer dans le bureau du « patron » un suspect d’assassinat qui refusait d’avouer, afin d’essayer de l’impressionner.

elle a été la première femme à diriger la brigade de répression du proxénétisme (1989), la brigade de répression du banditisme (1994), la brigade criminelle (1996), la police judiciaire parisienne (2002), la direction centrale de la police judiciaire (2004). « mademoiselle maigret », ainsi que l’avait surnommée la presse anglaise quand elle dirigeait l’enquête sur la mort de Lady Di, revient pour Liaisons sur ses années de brigade criminelle. propos recueiLLis par Laurence picq

SouvenirS de la Crim’

martine monteiL

* Dérouiller : être saisi d’une affaire en langage police

Martine Monteil à son bureau de la crim’, en 2000. © dr

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57d’un 36 à l’autre du quai des orfèvres à la rue du bastion • Portfolio

s Entrée du « 36 » en 1950.t Véhicules de fonction cour 36, quai des Orfèvres, années 50.

s Direction de la PJ en 1965.

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71d’un 36 à l’autre du quai des orfèvres à la rue du bastion

Coup de théâtre lors du Conseil de Paris de fin mars 2016 : la rue Mstis-lav-Rostropovitch, nou-velle voie alors en cours de réalisation dans la ZAC Clichy-Batignolles, qui

doit accueillir le futur siège de la PJ parisienne au numéro 36, est rebaptisée « rue du Bastion ». Cette rue longe le bastion n°44, l’un des rares vestiges subsistant de l’enceinte de Thiers à Paris, construite

au 19e siècle puis progressivement démantelée jusqu’en 1929.

Les « fortifs » En 1840, dans un contexte de tension internationale au sujet de l’Egypte, Louis-Philippe et son premier ministre Adolphe Thiers décident d’ériger une ceinture fortifiée autour de Paris. Des milliers d’ouvriers venus de toute la France débarquent pour commencer des tra-vaux qui dureront quatre ans. Baptisée familière-ment les « fortifs », l’enceinte était constituée de

94 bastions surplombant un fossé de 10 mètres de profondeur et large de 40, au-delà duquel s’étendait une zone non constructible de près de 250 mètres. Vu du dessus, l’ouvrage encerclait Paris comme des créneaux de châteaux forts. Les ouvrages étaient desservis et approvisionnés par la rue Militaire, secondée par une ligne de chemin de fer, la ligne de Petite Ceinture. L’enceinte devient obsolète dès la fin du 19e siècle du fait de l’augmentation de la portée de l’artillerie, en particulier celle de l’armée allemande en 1871. Les fortifications sont laissées à l’abandon et « la Zone », l’espace non constructible entre Paris et sa banlieue, est peu à peu occupée par des construc-tions sauvages. Convaincues d’inutilité publique, elles sont rachetées à l’Armée par la Ville en 1919, puis progressivement démolies au cours de la dé-cennie suivante. Leurs emplacements font d’abord place à des terrains vagues, qui sont réhabilités à partir des années 1930 avec la construction de loge-ments sociaux, d’équipements sportifs et de parcs. Le boulevard périphérique de Paris est construit de 1956 à 1973 au-delà de l’emprise proprement dite de l’enceinte de Thiers, en bordure de « la Zone », et continue de matérialiser la séparation entre Paris et sa banlieue.

L’anCien et Le moderneIl reste aujourd’hui peu de traces de cet immense édifice disparu, si présent dans la vie des Parisiens du siècle dernier. Le bastion numéro 1, sauvé de la démolition, est aujourd’hui enfoui au niveau

de l’échangeur de Bercy. Le 17e, quant à lui, est le seul arrondissement à posséder deux fragments des trente-huit kilomètres des fortifications facilement accessibles : le bastion 45, visible aux visiteurs du jardin Claire Motte, au milieu des arbres et des arbustes rares, et le bastion 44, qui fera face à la future Cité Judiciaire.C’est donc tout naturellement que le cabinet d’architecture Valode & Pistre s’est saisi de l’his-toire du lieu pour concevoir le siège de la direc-tion régionale de police judiciaire. Ce sera une « forteresse » dont le schéma défensif est inspiré des ouvrages de Vauban. « Nous avons repris la forme en zigzag des anciennes citadelles. Le bâti-ment est protégé par un bastion de chaque côté avec une entrée en retrait mise en scène par un grand porche », explique Denis Valode. Pour compenser son aspect compact, les architectes ont conçu une façade en verre double peau. Le socle est traité en béton apparent matricé. « Son aspect solide et minéral transpose l’image des anciennes fortifications en langage contemporain et ancre le projet dans son territoire, tandis que sa couleur calcaire reflète la couleur des appareillages d’angles des Magasins de l’Opéra », poursuit l’architecte.Le bastion 44, vestige d’un passé révolu, renaît ainsi au cœur d’un quartier en pleine émergence. Seule l’histoire dira si le Bastion, comme le 36 , quai des Orfèvres, sera popularisé par les roman-ciers et les cinéastes. La direction de la police judiciaire aurait, paraît-il, déjà été sollicitée en ce sens…

36, rue du Bastion : la prochaine adresse de la police judiciaire parisienne a déjà son histoire. Cette rue nouvellement créée longe le « bastion 44 », l’un des derniers vestiges des anciennes fortifications qui enserraient Paris, et dont le nouveau QG de la PJ, réinterprétation contemporaine des ouvrages de Vauban, sera le digne héritier. Par LaurenCe PiCQ

d’hier à aujourd’hui

Histoire du Bastion

En vis-à-vis direct avec le siège de la police judiciaire parisienne se situe un tronçon de l’enceinte de Thiers, aujourd’hui presque entièrement disparue. A ses pieds, un futur jardin public permettra de valoriser ce vestige du passé. Face au mur de l’ancien bastion (à droite sur l’image) la géométrie de la façade, dont l’entrée principale est encadrée de deux « bastions », s’inspire des forteresses Vauban. © VAlodE & PisTrE

En avant du mur d’enceinte se trouvait une zone non constructible de 250 mètres composée d’un fossé, de sa contrescarpe et du « glacis ». Avec l’abandon de la fonction militaire des fortifs, cette zone intermédiaire entre Paris et sa banlieue fut occupée par des bidon-villes dès la fin du 19e siècle. Malfrats et autres « Apaches » (bandes de jeunes délinquants qui semaient la terreur dans le Paris de la Belle Epoque) aimaient s’y réunir, d’où l’origine de l’expression « C’est la Zone… » pour désigner un lieu mal famé. © GAlliCA – BiBlioThèquE nATionAlE dE FrAnCE - ForTiFiCA-Tions dE PAris, sur un TAlus dE déFEnsE, dEux EnFAnTs ET dEux ChèVrEs : PhoToGrAPhiE dE PrEssE / AGEnCE rol.

le bastion 44, construit en 1841-1842, est l’un des derniers vestiges des anciennes fortifications dites de Thiers. le fossé, initialement de 10 mètres de hauteur, fut progressivement comblé. Entre le mur du bastion et le boulevard Berthier se trouvent les magasins des décors de l’opéra, édifiés par Charles Garnier, et inscrits à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques. © ArChiVEs dE PAris - PhoTos dEs ForTiFiCATions AVAnT lEur déMoliTion PAr C. lAnsiAux.

RETROUVEZ Un plan dE paRis aVEc sEs fORTificaTiOns daTanT dE 1854http://bit.ly/2a4vdvs