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Florence Noiville envoyée spéciale à New York P ourquoi ne pas l’avouer ? On est dans ses petits souliers quand on va voir Toni Morri- son. Ce monstre sacré des let- tres américaines n’a pas, selon la rumeur, un caractère facile. « Là, vous avez touché le fond, non ? », aurait-elle dit un jour à un confrère britan- nique rapidement invité à remballer ses questions et à regagner la sortie. On arrive avec cinq minutes d’avance, ce qui met le portier en émoi. « Ms Morri- son?» Pas question de la déranger mainte- nant. Il téléphonera à 11 heures pile (« Ele- ven sharp »). A l’heure dite, devant les por- tes de l’ascenseur qui se ferment, il me fixe longuement. Puis : « Good luck… ! » C’est une femme délicieuse qui m’ac- cueille pourtant ce jour-là. Toni Morrison vient d’emménager à Tribeca. « Cela change d’Upstate New York, où j’habitais en bordure de l’Hudson. Pourquoi Tribeca ? J’ai tout de suite aimé cet appartement. Et le quartier est agréable, il y a quand même des choses à mettre au crédit de Michael Bloomberg (le maire de New York), dit-elle ironiquement. C’est la première nuit que je passe ici… Voulez-vous du café ? » En ce lumineux matin d’avril, Toni Mor- rison est assise dans un grand canapé d’an- gle. Devant elle, une large baie vitrée et une vue étonnante sur le sud de Manhattan. Enserrées dans un foulard vert, ses drea- dlocks argentées lui donnent un air altier et une allure folle. A 81 ans, l’auteur de Be- loved conserve de l’énergie à revendre. La veille de notre rencontre, elle était à Broo- klyn pour faire avancer la cause du féminis- me. « Dans quelques semaines, j’irai à Lon- dres pour la première de ma pièce Desde- mona, qui a été mise en scène par Peter Sel- lars. » Entre-temps, elle assure tambour bat- tant la promotion de son dernier roman, Home, paru au printemps aux Etats-Unis. S’arrêter, poser la plume ? « Vous n’y pensez pas. Quand mes fils étaient petits et que je les élevais seule, sans aide de leur père, je me levais avant le soleil. Je voulais avoir écrit quelque chose au moment où ils crieraient “Mama”. » Aujourd’hui, c’est pareil. Le besoin est le même. Elle explique qu’elle travaille à un nouveau livre « dont les personnages évoluent dans les cosmétiques » –, qui l’a conduite à s’intéres- ser à Lady Gaga et qui lui fait un peu peur parce que, « pour la première fois, l’intri- gue se situe à l’époque contemporaine ». Mais arrêter, ça, jamais. « Sans l’écriture, je suis à la dérive… » Etonnant, ce mot « dérive », dans la bou- che d’un écrivain devenu à ce point une institution. Prix Pulitzer 1988, Prix Nobel 1993, Morrison a bien sûr ses détracteurs. Mais, pour beaucoup, elle est la grande « romancière nationale ». Une conscience dont les livres, étudiés en classe, se ven- dent par millions. Un écrivain – noir, femme – qui a fait la « une » des magazines quand cela ne s’était plus vu depuis la Renaissance de Harlem, ce mouvement de renouveau de la culture afro-américaine dans l’entre-deux-guerres. Un auteur qui reste à ce jour le seul Afro-Américain Prix Nobel de littérature. Nous parlons d’Obama, que Morrison soutient avec fougue – « Je pensais qu’il serait bon, mais pas à ce point. » Aurait- elle réussi en littérature ce qu’il a fait en politique ? « Ce qui est vrai, c’est que, pour une petite fille noire ayant des velléités d’écrire, le Nobel aujourd’hui n’est plus une chose inaccessible. » Et elle ? Son rêve de petite fille, quel était-il ? Quand elle naît, en 1931, à Lorain, Ohio, Toni Morrison s’appelle Chloe Wof- ford. C’est plus tard, lorsqu’elle se conver- tira au catholicisme, qu’elle prendra com- me nom de baptême Anthony, que ses amis abrégeront en Toni. Famille ou- vrière. Quatre enfants. La mère a un don pour raconter et chanter. Chloe-Toni adore l’écouter, de même que son grand- père, qui a « lu cinq fois la Bible de la pre- mière à la dernière lettre ». Très tôt, elle acquiert le goût des mots. « A 3 ans, sur le trottoir, j’ai tracé mes premières lettres, “C.A.T”. Plus tard, avec ma sœur, on for- mait des phrases avec des cailloux. Je me souviens qu’on avait écrit “I Hate You”. » Etait-ce destiné aux Blancs ? Elle ne fait pas de commentaire. Elle dit juste que Lorain n’était pas un ghetto, mais que, sous les lois Jim Crow, la ségrégation était partout. Que pas une minute il n’était possible de s’y soustraire. Même en pensée. A Lorain, Toni Morrison lit avec avidité. Jane Austen, Mark Twain, Richard Wright… « Un jour, j’avais trouvé un petit boulot de magasinier à la bibliothèque. Mais, au lieu de remettre les livres en rayon, je passais mon temps à les lire. On a fini par me transférer au dépar- tement des catalogues ! » Elle grandit aussi avec la radio, « les sons, l’imaginaire… ». Et, bien sûr, la musique des années 1940-1950. Il y a dans la langue de Toni Morrison – l’un de ses livres s’appelle Jazz –, toute l’intensité, les désespoirs et les tourments de « l’âme noire ». Les révol- tes de Billie Holiday, les ferveurs de Maha- lia Jackson, les mélancolies de Nina Simo- ne… « Ah, Nina Simone », dit-elle dans un soupir… Elle hésite, comme s’il y avait trop à dire. Puis résume simplement : « Elle nous a maintenus en vie… » Pendant dix-neuf ans, pour gagner la sienne, Toni Morrison a été éditrice chez Random House, où elle a notamment publié Angela Davis, la militante du mou- vement des droits civiques proche des Black Panthers. Jusqu’en 2006, elle a ensei- gné à Princeton. Mais elle n’a jamais été aussi heureuse que le jour où elle a pu ins- crire « écrivain » sur sa déclaration d’impôts… Le grand vent de l’histoire et de la mémoire afro-américaine souffle dans ses livres – dix romans traduits chez Chris- tian Bourgois. Dans Beloved (1989), Sethe, ancienne esclave évadée d’une plantation en 1870, est hantée par le fantôme de sa fille, qu’elle a tuée de ses mains. Dans Le Chant de Salomon (1996), un homme se met en marche vers le Sud en quête d’un trésor mythique qui n’est autre que le secret de ses origines. Dans Paradis (1998), cinq femmes sont retrouvées mortes, dans les années 1970, à Ruby, une petite ville de l’Oklahoma que l’on croyait pour- tant hors du monde… L’Histoire donc. Mais sans pathos ni morale. Sans politique ni démonstration. Comme si Morrison avait réussi à agréger les colères de Ralph Ellison, les visions de James Baldwin, la rage de Malcolm X, et… à transformer tout ça en bien autre chose. Quoi ? Le tableau d’une communauté d’hommes et de femmes qui parlent, pleu- rent, chantent, prient, meurent, violent, manipulent, assassinent… Bref – et même si l’arrière-plan historique et social est tou- jours là en transparence –, ce qui chatoie d’abord, sous la plume de la Morrison, c’est le tableau de la vie, complexe, pétrie de contradictions, donc vraie. Car l’écrivain ne s’arrête pas aux appa- rences. Elle cherche le pourquoi incons- cient des choses. Et trouve les mots pour le dire. Dans une préface à L’Œil le plus bleu – son premier roman (écrit à 39 ans et publié en France en 1994), où elle raconte les affres d’une jeune fille noire rêvant d’être blanche et d’avoir les yeux bleus –, Morrison explique : « J’ai essayé de com- prendre pourquoi (ce personnage) n’avait pas fait et ne ferait probablement jamais l’expérience de ce qu’elle possédait. Pour- quoi elle priait si fort pour être radicale- ment différente. Il y avait dans ce désir une autodétestation raciale implicite, mais d’où venait-elle ? Qui la lui avait mise en tête ? Qui l’avait regardée et trouvée insi- gnifiante sur l’échelle de la beauté ? Mon roman est comme un coup de bec dans l’œil qui l’a un jour condamnée. » En 2010, Toni Morrison a perdu le plus jeune de ses fils, Slade, âgé de 45 ans. Avec lui, elle signait des livres pour enfants. Home lui est dédié. Au début du roman, comme au fronton d’une maison (home en anglais), elle a écrit son nom. Juste son nom, Slade. « Mon éditeur voulait que je mette autre chose, mais je n’ai pas pu. » C’est la seule fois dans sa vie où Toni Morri- son n’a pas su trouver les mots. p Toni Morrison Extrait A 81 ans, la Prix Nobel de littérature continue d’explorer tambour battant les réalités de la condition afro-américaine. « Home», son nouveau livre, en est le lumineux et envoûtant témoignage «Sans l’écriture, je suis à la dérive » « Même si les chaussures étaient essentielles à son éva- sion, le patient n’en avait pas. A quatre heures du matin, avant le lever du soleil, il réussit à des- serrer les sangles de toile, à se libérer et à déchirer la blouse de l’hôpital. Il enfila son pantalon et sa veste militaires, puis se glissa pieds nus jusqu’au bout du couloir. A l’exception des bruits de sanglots provenant de la chambre voisine de l’issue de secours, tout était silen- cieux. Les gonds gémirent lors- qu’il ouvrit la porte et que le froid l’étourdit comme un coup de marteau (…). Il avait sa médaille de combattant dans sa poche mais pas de monnaie, si bien qu’il ne lui vint pas à l’idée de chercher une cabine téléphonique pour appeler Lily. Il ne l’aurait pas fait de toute façon, non seulement en raison de la froideur de leurs adieux mais parce qu’il aurait eu honte d’avoir besoin d’elle en cet instant – un échappé de l’asile sans rien aux pieds. » Home, pages 17-18 Home, de Toni Morrison, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière, Christian Bourgois, 154 p., 17 ¤. Rencontre JESPON/WRITER PICTURES/LEEMAGE Elle n’a jamais été aussi heureuse que le jour où elle a pu inscrire « écrivain » sur sa déclaration d’impôts L’envers des années 1950 Parcours IL FAUDRAIT FAIRE une thèse sur la notion de « maison » chez Toni Morrison. Lieu hanté, « plein de venin » dans Beloved. Hôtel déserté dans Love. Et ici, une idée, presque une chimère, fantasmée, détestée. Obsédante au point que la romancière en fait un titre (au fond intraduisible) : Home. Le roman, son dixième, com- mence ainsi : « Cette maison est étrange. Ses ombres mentent. Dites, expliquez-moi, pourquoi sa serrure correspond-elle à ma clef ? » C’est Frank Money qui parle. Nous sommes en 1952. Money rentre de la guerre de Corée, va-nu-pieds brisé, torturé, en proie à des attaques d’angoisse qui le laissent pantelant. Lorsque nous faisons sa connaissance, il s’évade d’un hôpital psychiatri- que à Seattle et entreprend un long périple pour regagner Lotus, dans sa Géorgie natale, poursuivi par deux mots : « White Only ». Nous sommes en pleine ségréga- tion raciale – le Civil Rights Act ne sera voté qu’en 1964. Et la rage qui emplit le cœur de Frank pèse sur l’Amérique comme un couvercle. D’autant qu’il lui faut vite gagner le Sud pour sauver Cees, sa sœur aimée, utilisée comme cobaye par un médecin blanc… Morrison démythifie les années 1950. « Cela m’agaçait qu’on y pense avec nos- talgie. Parce que c’était l’après- guerre, que les gens gagnaient de l’argent et qu’ils se repaissaient de films à l’eau de rose à la télévi- sion. » Déchirant le voile, elle mon- tre les démons et les traumas d’une communauté. Les droits civiques, en germe aussi, et ce « home » où l’on se reconstruit – peut-être. Le résultat est saisissant. Une époustouflante économie de moyens. Une parabole épurée, sensuelle, violemment poétique. Grâce et densité. Un livre bel et bon. p Fl. N. 1931 Chloe Wofford, future Toni Morrison, naît à Lorain, Ohio, Etats-Unis. 1970 Elle publie son premier roman, L’Œil le plus bleu (Christian Bourgois). 1988 Beloved reçoit le prix Pulitzer et l’American Book Award. 1989-2006 Elle enseigne à Princeton. 1993 Elle reçoit le prix Nobel de littérature. 12 0123 Vendredi 24 août 2012

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FlorenceNoivilleenvoyée spéciale à NewYork

Pourquoi ne pas l’avouer? Onest dans ses petits souliersquand on va voir Toni Morri-son. Ce monstre sacré des let-tres américainesn’a pas, selonla rumeur, un caractère facile.

«Là, vous avez touché le fond, non ?»,aurait-elleditunjouràunconfrèrebritan-nique rapidement invité à remballer sesquestions et à regagner la sortie.

On arrive avec cinq minutes d’avance,ce qui met le portier en émoi. «Ms Morri-son?»Pasquestiondeladérangermainte-nant. Il téléphonera à 11heures pile («Ele-ven sharp»). A l’heuredite, devant les por-tes de l’ascenseur qui se ferment, il mefixe longuement. Puis : «Good luck…!»

C’est une femme délicieuse qui m’ac-cueille pourtant ce jour-là. ToniMorrisonvient d’emménager à Tribeca. « Celachange d’Upstate New York, où j’habitaisenbordurede l’Hudson.PourquoiTribeca?J’ai tout de suite aimé cet appartement. Etle quartier est agréable, il y a quandmêmedes choses à mettre au crédit de MichaelBloomberg (lemaire deNewYork), dit-elleironiquement.C’est lapremièrenuitque jepasse ici…Voulez-vousdu café?»

Encelumineuxmatind’avril,ToniMor-risonestassisedansungrandcanapéd’an-gle.Devantelle,unelargebaievitréeetunevue étonnante sur le sud de Manhattan.Enserrées dans un foulard vert, ses drea-dlocks argentées lui donnent un air altieret une allure folle. A 81 ans, l’auteur de Be-loved conserve de l’énergie à revendre. Laveille de notre rencontre, elle était à Broo-klynpourfaireavancerlacauseduféminis-me. «Dans quelques semaines, j’irai à Lon-dres pour la première de ma pièce Desde-mona,qui a étémise en scènepar Peter Sel-lars.»Entre-temps,elleassuretambourbat-tant la promotion de son dernier roman,Home,paruauprintempsauxEtats-Unis.

S’arrêter, poser la plume? «Vous n’ypensezpas.Quandmes fils étaientpetits etque je les élevais seule, sans aide de leurpère, je me levais avant le soleil. Je voulaisavoirécrit quelquechoseaumomentoù ilscrieraient “Mama”.» Aujourd’hui, c’estpareil.Lebesoinest lemême.Elleexpliquequ’elle travaille à un nouveau livre– «dont les personnages évoluent dans lescosmétiques»–,quil’aconduiteàs’intéres-ser à Lady Gaga et qui lui fait un peu peurparce que, «pour la première fois, l’intri-gue se situe à l’époque contemporaine».Mais arrêter, ça, jamais. «Sans l’écriture, jesuis à la dérive…»

Etonnant,cemot«dérive»,danslabou-che d’un écrivain devenu à ce point uneinstitution. Prix Pulitzer 1988, Prix Nobel1993, Morrison a bien sûr ses détracteurs.Mais, pour beaucoup, elle est la grande«romancière nationale». Une consciencedont les livres, étudiés en classe, se ven-dent par millions. Un écrivain – noir,femme–quiafait la«une»desmagazinesquand cela ne s’était plus vu depuis laRenaissancedeHarlem,cemouvementderenouveau de la culture afro-américainedans l’entre-deux-guerres. Un auteur quireste à ce jour le seul Afro-Américain PrixNobel de littérature.

Nous parlons d’Obama, que Morrisonsoutient avec fougue – « Je pensais qu’ilserait bon, mais pas à ce point. » Aurait-elle réussi en littérature ce qu’il a fait enpolitique? «Ce qui est vrai, c’est que, pourune petite fille noire ayant des velléitésd’écrire, leNobelaujourd’huin’estplusunechose inaccessible.»

Et elle ? Son rêve de petite fille, quelétait-il? Quand elle naît, en 1931, à Lorain,Ohio, ToniMorrison s’appelle ChloeWof-

ford. C’est plus tard, lorsqu’elle se conver-tira au catholicisme, qu’elle prendra com-me nom de baptême Anthony, que sesamis abrégeront en Toni. Famille ou-vrière. Quatre enfants. La mère a un donpour raconter et chanter. Chloe-Toniadore l’écouter, de même que son grand-père, qui a « lu cinq fois la Bible de la pre-mière à la dernière lettre». Très tôt, elleacquiert le goût des mots. «A 3 ans, sur letrottoir, j’ai tracé mes premières lettres,“C.A.T”. Plus tard, avec ma sœur, on for-mait des phrases avec des cailloux. Je mesouviens qu’on avait écrit “I Hate You”.»Etait-ce destiné aux Blancs? Elle ne fait

pas de commentaire. Elle dit justeque Lorain n’était pas un ghetto,mais que, sous les lois Jim Crow, laségrégation était partout. Que pasune minute il n’était possible de s’ysoustraire.Mêmeenpensée.

A Lorain, Toni Morrison lit avecavidité. Jane Austen, Mark Twain,Richard Wright… «Un jour, j’avaistrouvé un petit boulot demagasinier

à la bibliothèque.Mais, au lieude remettreles livres en rayon, je passaismon temps àles lire.Onafiniparmetransféreraudépar-tementdescatalogues!»Ellegranditaussiavec la radio, «les sons, l’imaginaire…». Et,bien sûr, la musique des années1940-1950. Il y a dans la langue de ToniMorrison – l’un de ses livres s’appelleJazz–, toute l’intensité, les désespoirs etles tourmentsde«l’âmenoire». Les révol-tesdeBillieHoliday, les ferveursdeMaha-

lia Jackson, lesmélancolies de Nina Simo-ne… «Ah, Nina Simone», dit-elle dans unsoupir…Ellehésite, commes’ilyavait tropà dire. Puis résume simplement : «Ellenousamaintenus en vie…»

Pendant dix-neuf ans, pour gagner lasienne, Toni Morrison a été éditrice chezRandom House, où elle a notammentpubliéAngelaDavis, lamilitante dumou-vement des droits civiques proche desBlackPanthers. Jusqu’en2006,elleaensei-gné à Princeton. Mais elle n’a jamais étéaussiheureuseque le jouroùelle apu ins-crire « écrivain » sur sa déclarationd’impôts…Legrandventde l’histoireetdela mémoire afro-américaine souffle dansseslivres–dixromanstraduitschezChris-tian Bourgois. Dans Beloved (1989), Sethe,ancienneesclave évadéed’uneplantationen 1870, est hantée par le fantôme de safille, qu’elle a tuée de ses mains. Dans LeChant de Salomon (1996), un homme semet enmarche vers le Sud en quête d’untrésor mythique qui n’est autre que lesecretde sesorigines.DansParadis (1998),cinq femmes sont retrouvées mortes,dans les années 1970, à Ruby, une petiteville de l’Oklahomaque l’on croyait pour-tanthorsdumonde…

L’Histoire donc. Mais sans pathos nimorale. Sans politique ni démonstration.Comme siMorrison avait réussi à agrégerles colères de Ralph Ellison, les visions deJamesBaldwin, la ragedeMalcolmX,et…àtransformer tout ça en bien autre chose.Quoi ? Le tableau d’une communautéd’hommesetdefemmesquiparlent,pleu-rent, chantent, prient, meurent, violent,manipulent, assassinent…Bref – etmêmesil’arrière-planhistoriqueetsocialesttou-jours là en transparence –, ce qui chatoied’abord, sous la plume de la Morrison,c’est le tableau de la vie, complexe, pétriede contradictions, donc vraie.

Car l’écrivain ne s’arrête pas aux appa-rences. Elle cherche le pourquoi incons-cientdeschoses.Et trouvelesmotspourledire. Dans une préface à L’Œil le plus bleu– son premier roman (écrit à 39 ans etpublié en France en 1994), où elle raconteles affres d’une jeune fille noire rêvantd’être blanche et d’avoir les yeux bleus–,Morrison explique: «J’ai essayé de com-prendre pourquoi (ce personnage) n’avaitpas fait et ne ferait probablement jamaisl’expérience de ce qu’elle possédait. Pour-quoi elle priait si fort pour être radicale-mentdifférente. Il y avaitdans cedésiruneautodétestation raciale implicite, mais

d’où venait-elle? Qui la lui avait mise entête? Qui l’avait regardée et trouvée insi-gnifiante sur l’échelle de la beauté? Monroman est comme un coup de bec dansl’œil qui l’a un jour condamnée.»

En 2010, ToniMorrison a perdu le plusjeunede ses fils, Slade, âgé de 45 ans. Aveclui, elle signait des livres pour enfants.Home lui est dédié. Au début du roman,comme au fronton d’une maison (homeen anglais), elle a écrit son nom. Juste sonnom, Slade. «Mon éditeur voulait que jemette autre chose, mais je n’ai pas pu.»C’estlaseulefoisdanssavieoùToniMorri-sonn’apas su trouver lesmots. p

ToniMorrison

Extrait

A81ans, laPrixNobeldelittératurecontinued’explorertambourbattant lesréalitésdelaconditionafro-américaine.«Home»,sonnouveaulivre,enestlelumineuxetenvoûtanttémoignage

«Sansl’écriture,jesuisàladérive»

«Même si les chaussuresétaient essentiellesà son éva-sion, le patientn’enavait pas. Aquatreheures dumatin, avantle leverdu soleil, il réussit à des-serrer les sanglesde toile, à selibérer et à déchirer la blouse del’hôpital. Il enfila sonpantalonet sa vestemilitaires, puis seglissapieds nus jusqu’auboutdu couloir. A l’exceptiondesbruits de sanglotsprovenantde la chambre voisinede l’issuede secours, tout était silen-cieux. Les gondsgémirent lors-qu’il ouvrit la porte et que lefroid l’étourdit commeuncoupdemarteau (…). Il avait samédaillede combattantdanssapochemais pas demonnaie,si bienqu’il ne lui vint pas àl’idéede chercherune cabinetéléphoniquepourappeler Lily.Il ne l’aurait pas fait de toutefaçon, non seulement en raisonde la froideurde leurs adieuxmais parcequ’il aurait euhonted’avoir besoind’elle encet instant –unéchappédel’asile sans rien auxpieds.»

Home, pages17-18

Home,deToniMorrison,traduit de l’anglais (Etats-Unis)parChristine Laferrière,ChristianBourgois, 154p., 17 ¤.

Rencontre

JESPON/WRITER PICTURES/LEEMAGE

Elle n’a jamais étéaussi heureuse quele jour où elle a puinscrire « écrivain » sursa déclaration d’impôts

L’enversdesannées1950

Parcours

IL FAUDRAIT FAIREune thèsesur la notionde «maison» chezToniMorrison. Lieuhanté,«pleinde venin»dansBeloved.Hôtel déserté dans Love. Et ici,une idée, presqueune chimère,fantasmée,détestée.Obsédanteaupoint que la romancière en faitun titre (au fond intraduisible):Home.

Le roman, son dixième, com-menceainsi : «Cettemaison estétrange. Ses ombresmentent.Dites, expliquez-moi, pourquoi saserrure correspond-elleàmaclef?»C’est FrankMoneyquiparle.Nous sommesen 1952.Money rentrede la guerre de

Corée, va-nu-piedsbrisé, torturé,enproie à des attaquesd’angoissequi le laissentpantelant. Lorsquenous faisons sa connaissance, ils’évaded’unhôpital psychiatri-que à Seattle et entreprendunlongpériple pour regagner Lotus,dans saGéorgienatale, poursuivipar deuxmots: «WhiteOnly».Nous sommesenpleine ségréga-tion raciale – leCivil RightsActneseravoté qu’en 1964. Et la rage quiemplit le cœur de Frankpèse surl’Amérique commeun couvercle.D’autantqu’il lui faut vite gagnerle Sudpour sauver Cees, sa sœuraimée, utilisée commecobayeparunmédecinblanc…Morrison

démythifie les années 1950.«Celam’agaçait qu’on y pense avecnos-talgie. Parce que c’était l’après-guerre, que les gens gagnaient del’argent et qu’ils se repaissaientdefilmsà l’eaude rose à la télévi-sion.»Déchirant le voile, ellemon-tre les démons et les traumasd’une communauté. Les droitsciviques, en germeaussi, et ce«home»où l’on se reconstruit –peut-être.

Le résultat est saisissant.Uneépoustouflanteéconomiedemoyens.Uneparabole épurée,sensuelle, violemmentpoétique.Grâce et densité. Un livre bel etbon. p Fl. N.

1931ChloeWofford, futureToniMorrison,naît à Lorain,Ohio, Etats-Unis.

1970Elle publie sonpremierroman, L’Œil le plus bleu(ChristianBourgois).

1988Beloved reçoit le prixPulitzer et l’AmericanBookAward.

1989-2006Elle enseigneà Princeton.

1993Elle reçoitle prixNobel de littérature.

12 0123Vendredi 24 août 2012