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FlorenceNoivilleenvoyée spéciale à NewYork

Pourquoi ne pas l’avouer? Onest dans ses petits souliersquand on va voir Toni Morri-son. Ce monstre sacré des let-tres américainesn’a pas, selonla rumeur, un caractère facile.

«Là, vous avez touché le fond, non ?»,aurait-elleditunjouràunconfrèrebritan-nique rapidement invité à remballer sesquestions et à regagner la sortie.

On arrive avec cinq minutes d’avance,ce qui met le portier en émoi. «Ms Morri-son?»Pasquestiondeladérangermainte-nant. Il téléphonera à 11heures pile («Ele-ven sharp»). A l’heuredite, devant les por-tes de l’ascenseur qui se ferment, il mefixe longuement. Puis : «Good luck…!»

C’est une femme délicieuse qui m’ac-cueille pourtant ce jour-là. ToniMorrisonvient d’emménager à Tribeca. « Celachange d’Upstate New York, où j’habitaisenbordurede l’Hudson.PourquoiTribeca?J’ai tout de suite aimé cet appartement. Etle quartier est agréable, il y a quandmêmedes choses à mettre au crédit de MichaelBloomberg (lemaire deNewYork), dit-elleironiquement.C’est lapremièrenuitque jepasse ici…Voulez-vousdu café?»

Encelumineuxmatind’avril,ToniMor-risonestassisedansungrandcanapéd’an-gle.Devantelle,unelargebaievitréeetunevue étonnante sur le sud de Manhattan.Enserrées dans un foulard vert, ses drea-dlocks argentées lui donnent un air altieret une allure folle. A 81 ans, l’auteur de Be-loved conserve de l’énergie à revendre. Laveille de notre rencontre, elle était à Broo-klynpourfaireavancerlacauseduféminis-me. «Dans quelques semaines, j’irai à Lon-dres pour la première de ma pièce Desde-mona,qui a étémise en scènepar Peter Sel-lars.»Entre-temps,elleassuretambourbat-tant la promotion de son dernier roman,Home,paruauprintempsauxEtats-Unis.

S’arrêter, poser la plume? «Vous n’ypensezpas.Quandmes fils étaientpetits etque je les élevais seule, sans aide de leurpère, je me levais avant le soleil. Je voulaisavoirécrit quelquechoseaumomentoù ilscrieraient “Mama”.» Aujourd’hui, c’estpareil.Lebesoinest lemême.Elleexpliquequ’elle travaille à un nouveau livre– «dont les personnages évoluent dans lescosmétiques»–,quil’aconduiteàs’intéres-ser à Lady Gaga et qui lui fait un peu peurparce que, «pour la première fois, l’intri-gue se situe à l’époque contemporaine».Mais arrêter, ça, jamais. «Sans l’écriture, jesuis à la dérive…»

Etonnant,cemot«dérive»,danslabou-che d’un écrivain devenu à ce point uneinstitution. Prix Pulitzer 1988, Prix Nobel1993, Morrison a bien sûr ses détracteurs.Mais, pour beaucoup, elle est la grande«romancière nationale». Une consciencedont les livres, étudiés en classe, se ven-dent par millions. Un écrivain – noir,femme–quiafait la«une»desmagazinesquand cela ne s’était plus vu depuis laRenaissancedeHarlem,cemouvementderenouveau de la culture afro-américainedans l’entre-deux-guerres. Un auteur quireste à ce jour le seul Afro-Américain PrixNobel de littérature.

Nous parlons d’Obama, que Morrisonsoutient avec fougue – « Je pensais qu’ilserait bon, mais pas à ce point. » Aurait-elle réussi en littérature ce qu’il a fait enpolitique? «Ce qui est vrai, c’est que, pourune petite fille noire ayant des velléitésd’écrire, leNobelaujourd’huin’estplusunechose inaccessible.»

Et elle ? Son rêve de petite fille, quelétait-il? Quand elle naît, en 1931, à Lorain,Ohio, ToniMorrison s’appelle ChloeWof-

ford. C’est plus tard, lorsqu’elle se conver-tira au catholicisme, qu’elle prendra com-me nom de baptême Anthony, que sesamis abrégeront en Toni. Famille ou-vrière. Quatre enfants. La mère a un donpour raconter et chanter. Chloe-Toniadore l’écouter, de même que son grand-père, qui a « lu cinq fois la Bible de la pre-mière à la dernière lettre». Très tôt, elleacquiert le goût des mots. «A 3 ans, sur letrottoir, j’ai tracé mes premières lettres,“C.A.T”. Plus tard, avec ma sœur, on for-mait des phrases avec des cailloux. Je mesouviens qu’on avait écrit “I Hate You”.»Etait-ce destiné aux Blancs? Elle ne fait

pas de commentaire. Elle dit justeque Lorain n’était pas un ghetto,mais que, sous les lois Jim Crow, laségrégation était partout. Que pasune minute il n’était possible de s’ysoustraire.Mêmeenpensée.

A Lorain, Toni Morrison lit avecavidité. Jane Austen, Mark Twain,Richard Wright… «Un jour, j’avaistrouvé un petit boulot demagasinier

à la bibliothèque.Mais, au lieude remettreles livres en rayon, je passaismon temps àles lire.Onafiniparmetransféreraudépar-tementdescatalogues!»Ellegranditaussiavec la radio, «les sons, l’imaginaire…». Et,bien sûr, la musique des années1940-1950. Il y a dans la langue de ToniMorrison – l’un de ses livres s’appelleJazz–, toute l’intensité, les désespoirs etles tourmentsde«l’âmenoire». Les révol-tesdeBillieHoliday, les ferveursdeMaha-

lia Jackson, lesmélancolies de Nina Simo-ne… «Ah, Nina Simone», dit-elle dans unsoupir…Ellehésite, commes’ilyavait tropà dire. Puis résume simplement : «Ellenousamaintenus en vie…»

Pendant dix-neuf ans, pour gagner lasienne, Toni Morrison a été éditrice chezRandom House, où elle a notammentpubliéAngelaDavis, lamilitante dumou-vement des droits civiques proche desBlackPanthers. Jusqu’en2006,elleaensei-gné à Princeton. Mais elle n’a jamais étéaussiheureuseque le jouroùelle apu ins-crire « écrivain » sur sa déclarationd’impôts…Legrandventde l’histoireetdela mémoire afro-américaine souffle dansseslivres–dixromanstraduitschezChris-tian Bourgois. Dans Beloved (1989), Sethe,ancienneesclave évadéed’uneplantationen 1870, est hantée par le fantôme de safille, qu’elle a tuée de ses mains. Dans LeChant de Salomon (1996), un homme semet enmarche vers le Sud en quête d’untrésor mythique qui n’est autre que lesecretde sesorigines.DansParadis (1998),cinq femmes sont retrouvées mortes,dans les années 1970, à Ruby, une petiteville de l’Oklahomaque l’on croyait pour-tanthorsdumonde…

L’Histoire donc. Mais sans pathos nimorale. Sans politique ni démonstration.Comme siMorrison avait réussi à agrégerles colères de Ralph Ellison, les visions deJamesBaldwin, la ragedeMalcolmX,et…àtransformer tout ça en bien autre chose.Quoi ? Le tableau d’une communautéd’hommesetdefemmesquiparlent,pleu-rent, chantent, prient, meurent, violent,manipulent, assassinent…Bref – etmêmesil’arrière-planhistoriqueetsocialesttou-jours là en transparence –, ce qui chatoied’abord, sous la plume de la Morrison,c’est le tableau de la vie, complexe, pétriede contradictions, donc vraie.

Car l’écrivain ne s’arrête pas aux appa-rences. Elle cherche le pourquoi incons-cientdeschoses.Et trouvelesmotspourledire. Dans une préface à L’Œil le plus bleu– son premier roman (écrit à 39 ans etpublié en France en 1994), où elle raconteles affres d’une jeune fille noire rêvantd’être blanche et d’avoir les yeux bleus–,Morrison explique: «J’ai essayé de com-prendre pourquoi (ce personnage) n’avaitpas fait et ne ferait probablement jamaisl’expérience de ce qu’elle possédait. Pour-quoi elle priait si fort pour être radicale-mentdifférente. Il y avaitdans cedésiruneautodétestation raciale implicite, mais

d’où venait-elle? Qui la lui avait mise entête? Qui l’avait regardée et trouvée insi-gnifiante sur l’échelle de la beauté? Monroman est comme un coup de bec dansl’œil qui l’a un jour condamnée.»

En 2010, ToniMorrison a perdu le plusjeunede ses fils, Slade, âgé de 45 ans. Aveclui, elle signait des livres pour enfants.Home lui est dédié. Au début du roman,comme au fronton d’une maison (homeen anglais), elle a écrit son nom. Juste sonnom, Slade. «Mon éditeur voulait que jemette autre chose, mais je n’ai pas pu.»C’estlaseulefoisdanssavieoùToniMorri-sonn’apas su trouver lesmots. p

ToniMorrison

Extrait

A81ans, laPrixNobeldelittératurecontinued’explorertambourbattant lesréalitésdelaconditionafro-américaine.«Home»,sonnouveaulivre,enestlelumineuxetenvoûtanttémoignage

«Sansl’écriture,jesuisàladérive»

«Même si les chaussuresétaient essentiellesà son éva-sion, le patientn’enavait pas. Aquatreheures dumatin, avantle leverdu soleil, il réussit à des-serrer les sanglesde toile, à selibérer et à déchirer la blouse del’hôpital. Il enfila sonpantalonet sa vestemilitaires, puis seglissapieds nus jusqu’auboutdu couloir. A l’exceptiondesbruits de sanglotsprovenantde la chambre voisinede l’issuede secours, tout était silen-cieux. Les gondsgémirent lors-qu’il ouvrit la porte et que lefroid l’étourdit commeuncoupdemarteau (…). Il avait samédaillede combattantdanssapochemais pas demonnaie,si bienqu’il ne lui vint pas àl’idéede chercherune cabinetéléphoniquepourappeler Lily.Il ne l’aurait pas fait de toutefaçon, non seulement en raisonde la froideurde leurs adieuxmais parcequ’il aurait euhonted’avoir besoind’elle encet instant –unéchappédel’asile sans rien auxpieds.»

Home, pages17-18

Home,deToniMorrison,traduit de l’anglais (Etats-Unis)parChristine Laferrière,ChristianBourgois, 154p., 17 ¤.

Rencontre

JESPON/WRITER PICTURES/LEEMAGE

Elle n’a jamais étéaussi heureuse quele jour où elle a puinscrire « écrivain » sursa déclaration d’impôts

L’enversdesannées1950

Parcours

IL FAUDRAIT FAIREune thèsesur la notionde «maison» chezToniMorrison. Lieuhanté,«pleinde venin»dansBeloved.Hôtel déserté dans Love. Et ici,une idée, presqueune chimère,fantasmée,détestée.Obsédanteaupoint que la romancière en faitun titre (au fond intraduisible):Home.

Le roman, son dixième, com-menceainsi : «Cettemaison estétrange. Ses ombresmentent.Dites, expliquez-moi, pourquoi saserrure correspond-elleàmaclef?»C’est FrankMoneyquiparle.Nous sommesen 1952.Money rentrede la guerre de

Corée, va-nu-piedsbrisé, torturé,enproie à des attaquesd’angoissequi le laissentpantelant. Lorsquenous faisons sa connaissance, ils’évaded’unhôpital psychiatri-que à Seattle et entreprendunlongpériple pour regagner Lotus,dans saGéorgienatale, poursuivipar deuxmots: «WhiteOnly».Nous sommesenpleine ségréga-tion raciale – leCivil RightsActneseravoté qu’en 1964. Et la rage quiemplit le cœur de Frankpèse surl’Amérique commeun couvercle.D’autantqu’il lui faut vite gagnerle Sudpour sauver Cees, sa sœuraimée, utilisée commecobayeparunmédecinblanc…Morrison

démythifie les années 1950.«Celam’agaçait qu’on y pense avecnos-talgie. Parce que c’était l’après-guerre, que les gens gagnaient del’argent et qu’ils se repaissaientdefilmsà l’eaude rose à la télévi-sion.»Déchirant le voile, ellemon-tre les démons et les traumasd’une communauté. Les droitsciviques, en germeaussi, et ce«home»où l’on se reconstruit –peut-être.

Le résultat est saisissant.Uneépoustouflanteéconomiedemoyens.Uneparabole épurée,sensuelle, violemmentpoétique.Grâce et densité. Un livre bel etbon. p Fl. N.

1931ChloeWofford, futureToniMorrison,naît à Lorain,Ohio, Etats-Unis.

1970Elle publie sonpremierroman, L’Œil le plus bleu(ChristianBourgois).

1988Beloved reçoit le prixPulitzer et l’AmericanBookAward.

1989-2006Elle enseigneà Princeton.

1993Elle reçoitle prixNobel de littérature.

12 0123Vendredi 24 août 2012

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