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Pierre Zaccone UNE HAINE AU BAGNE (1864)

51.15.8.9051.15.8.90/ebook/pdf/zaccone_une_haine_au_bagne.pdf · Table des matières I. LA MORT DU COMTE DE BURTY ...................................... 5 II. LES GENDARMES

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  • Pierre Zaccone

    UNE HAINE AU BAGNE

    (1864)

  • Table des matires

    I. LA MORT DU COMTE DE BURTY ...................................... 5

    II. LES GENDARMES ............................................................ 25

    III. LE RETOUR DU FORAT ............................................... 45

    IV LA VENGEANCE DE SALVIAT ........................................ 58

    V UN HROS DU BAGNE ..................................................... 70

    VI COMMENT ON SVADE DU BAGNE. ........................... 83

    VII LE PETIT-POT ................................................................. 99

    VIII UN DJEUNER DE GARON ...................................... 112

    IX LA MAISON DE M. MICHAUD ....................................... 131

    X MICHELETTE .................................................................. 148

    XI LE BOURREAU DU BAGNE .......................................... 162

    XII LA CHANE ................................................................... 183

    XIII LES AMOURS DE LUCIENNE ................................... 200

    XIV LES SUITES DUNE PARTIE DE BEZIGUE ............... 218

    XV DEUX CENT MILLE FRANCS EN BILLETS DE BANQUE ............................................................................... 235

    XVI PAUVRE LUCIENNE ! ................................................. 251

    XVII DES POUX ASSORTIS. ............................................ 267

    XVIII LA SUR DEUGNE SALVIAT ............................. 282

    XIX LA RUE DE LA FEMME-SANS-TTE ........................ 298

  • 3

    XX LE PERRUQUIER BARIGOUL ..................................... 317

    XXI LE TESTAMENT DU COMTE DE BURTY .................. 333

    XXII LARRESTATION ........................................................ 351

    XXIII TOULON. VALNOIR .............................................. 367

    XXIV UN BOULEMENT .................................................. 388

    XXV LHPITAL DU BAGNE ............................................. 406

    XXVI LES CLBRITS DU BAGNE ................................. 435

    XXVII XECUTION DUN FORAT .................................. 460

    XXVIII LE CIMETIRE ....................................................... 473

    XXIX LE PRE FICHET ..................................................... 489

    XXX LE CACHOT DU BAGNE ............................................ 497

    XXXI LINTERROGATOIRE ............................................... 517

    XXXII LE CLIPPER DE MAXIME ...................................... 549

    XXXIII DERNIER COUP DIL SUR LES BAGNES ......... 564

    XXXIV LE CADAVRE DE BLONDEL ................................. 578

    XXXV LLE DU DIABLE .................................................... 593

    XXXVI LE NAUFRAGE ....................................................... 610

    XXXVII LE RADEAU. .......................................................... 629

    XXXVIII LES INDIENS ....................................................... 646

    XXXIX LA PLANTATION DE M. HARRIS. ....................... 660

    XL FLEUR-DES-SAVANES. ................................................ 674

    XLI LE PRISONNIER .......................................................... 692

  • 4

    LXII LLE DES SERPENTS ................................................ 709

    XLIII RETOUR AU VAL-NOIR ........................................... 723

    XLIV LE COMPLOT ............................................................. 739

    XLV LA CHASSE AU TIGRE ............................................... 756

    XLVI LE GUET-APENS ....................................................... 773

    XLVII LE LASSO .................................................................. 788

    XLVIII LE SUPPLICE ......................................................... 805

    XLIX UNE VENGEANCE DU COMTE DE PRCIGNY ...... 821

    L LA MESSE DES FORATS .............................................. 836

    LI LE FORAT VOLONTAIRE ........................................... 850

    LII LA VEILLE ..................................................................... 865

    LIII UNE RENCONTRE ...................................................... 879

    LIV LE PIGE ...................................................................... 895

    LV DERNIER CRIME .......................................................... 910

    LVI LE TROU AUX CRABES ............................................... 921

    LVII LA MORT DE FLEUR-DES-SAVANES ....................... 929

    LVIII RETOUR TOULON ................................................ 938

    propos de cette dition lectronique ................................. 945

  • 5

    I.

    LA MORT DU COMTE DE BURTY

    lheure o la nuit tombe dans les rues de Paris, o les fentres sallument et brillent de toutes parts, depuis le rez-de-chausse jusqu la mansarde, o les passants glissent comme des ombres dans les demi-tnbres qui estompent les maisons de tons gristres ; cette heure, cent mille drames se jouent la fois sur ces cent mille thtres qui tincellent, drames sombres et terribles qui se passent derrire la toile, o nul spectateur nassiste, qui se nouent dans lorgie, se droulent dans le vice et ont tous pour pripties la faim, la douleur, le suicide ou le crime ? Et ces drames, que nul ne voit, sont autrement mouvants que tous ceux o se dmnent froid des hommes pays pour peindre la fureur ou le dsespoir, car, dans ceux-l, cest une fureur vraie qui tord les muscles de lacteur, cest le dsespoir seul qui imprime la pleur sur son visage, et, lorsquil tombe mort, ce nest plus pour aller se reposer dans la coulisse ; car la coulisse, pour lui, cest la tombe !

    Par une soire du mois de fvrier 1845, dans un petit salon simplement meubl, situ au fond dun des plus lgants htels de la rue dAumale, un de ces terribles dnoments se prparait.

    Un jeune homme tait l, crivant la lueur de deux bougies, et la rapidit fivreuse avec laquelle la plume courait sur le papier accusait la violence de lmotion laquelle il tait en proie.

    Ctait un homme de vingt-deux ans peine, dont les traits srieux et lair blas trahissaient cette exprience htive de la vie

  • 6

    qui distingue aujourdhui la jeunesse parisienne, et la marque dun cachet particulier ; il avait la moustache et les cheveux blonds, les yeux dun bleu fonc, le front bien dessin, mais dans la physionomie quelque chose de flottant et dirrsolu qui annonait un caractre la fois faible et impressionnable, une nature ardente, facile tous les entranements, puissante pour la satisfaction de ses apptits.

    Autour de lui tout accusait une vie de luxe, des habitudes de plaisir et des instincts artistiques ; ctait ici une panoplie o brillaient des armes rares, des boucliers, des cottes de mailles, des hauberts, des dagues et des pes dont les coquilles jour taient travailles comme des dentelles : plus loin, des bronzes de Barye, des rductions de lantique, une petite bibliothque contenant une centaine douvrages introuvables, et mille futilits ruineuses parses dans un dsordre qui et rvolt lil dun collectionneur et ravi celui dun artiste.

    Il allait commencer une troisime lettre lorsquun coup de sonnette se fit entendre. Distrait un moment par ce bruit, il se remit aussitt crire, mais un second coup vint de nouveau linterrompre.

    Ah ! dit-il avec un triste sourire, joubliais que jai donn cong Jean et que je lui ai mme recommand de ne pas rentrer avant minuit.

    Il se leva et alla ouvrir.

    Un instant aprs il revenait avec un jeune homme qui devait avoir quelques annes de plus que lui, et dont toute la personne formait avec la sienne le plus parfait contraste.

    Le nouveau venu tait brun, dune taille un peu au-dessus de la moyenne, mis avec une recherche et surtout un confortable un peu bourgeois. Autant il y avait dabandon et de ngligence dans la toilette de son ami, autant celui-ci tait

  • 7

    rigoureusement soign jusque dans les plus petits dtails dune tenue irrprochable, au point de vue de la convenance.

    Bonjour, Paul, dit le matre de la maison en tendant sa main ouverte au visiteur.

    Bonjour, Maxime, dit celui-ci en rpondant cette avance amicale avec une hsitation dans laquelle perait une certaine dfrence.

    Tu es toujours heureux, toi, reprit Maxime en approchant un sige du sien et faisant signe au jeune homme dy prendre place, le calme de ta vie se reflte si loquemment sur ton visage, quon se sent port envier ton existence sans la connatre.

    Que je puisse tre un sujet denvie pour qui que ce soit, voil dj qui est fort douteux, mais, coup sr, ce ne saurait tre pour le brillant Maxime de Bresc, dont les plus fiers lions du Boulevard de Gand se font un point dhonneur dimiter le luxe, le got et llgance.

    Et pourtant, rien nest plus vrai, rpliqua Maxime, et je donnerais sans hsiter dix annes de ma vie pour changer ma destine contre la tienne.

    En vrit, dit Paul en souriant, tu voudrais changer ton andalous pur sang contre une place au comptoir, o je passe douze heures tous les jours ; ta vie indpendante contre un abrutissant esclavage ; tes cinquante mille livres de rente contre mes six mille francs dappointements !

    Avec tes six mille livres de rente, tu trouves le moyen dtre heureux, nest-ce pas ?

    Non seulement je suis heureux, mais je fais des heureux ; quatre mille francs suffisent et au del mes besoins personnels ; jai donc par an un superflu de deux mille francs. Eh bien ! ce superflu a trouv son emploi, il me sert lever une

  • 8

    fille de ma sur, pauvre femme rive pour la vie un misrable dont les vices la rduisent une incurable misre, et qui subit sa destine avec une rsignation hroque ; une seule chose pouvait adoucir son dsespoir : ctait la pense de savoir sa fille labri du sort auquel elle semblait fatalement destine, et cette suprme consolation, jai pu la lui procurer en me chargeant de son enfant. Il y a cinq ans, elle en avait dix alors, je lai place dans un pensionnat, o avec mille francs je paye les frais de son instruction et de son entretien. Depuis la mme poque, je mets tous les ans mille francs de ct pour lui constituer une dot qui, avec les intrts, slvera un chiffre respectable lorsquelle atteindra sa vingtime anne ; ce qui me permettra alors de lui trouver un mari, non pas riche et brillant, mais avec une position modeste et solide, offrant toutes les conditions possibles de bonheur et de scurit.

    Le vicomte Maxime de Bresc avait cout ces dtails dun air sombre et avec tous les signes dune profonde agitation intrieure.

    Mais je termine, dit Paul, se mprenant sur le sentiment qui assombrissait les traits du jeune homme.

    Je te trouve admirable, et plus que jamais, je le rpte, je voudrais tre ta place, dit le vicomte avec une chaleur qui attestait lnergie de sa conviction.

    Comment ! dit Paul, toi

    Oui, moi, vicomte de Bresc, je renoncerais, non seulement sans hsiter, mais avec transport, mon nom et mon rang pour le nom et la position de Paul Mercier, le plus modeste, mais le plus noble, le plus honorable de mes camarades de collge.

    Javoue que jai peine croire ce que jentends, dit le jeune homme avec lexpression de la plus vive surprise.

    coute donc, reprit Maxime dun ton pntr.

  • 9

    Et, tirant de sa poche une lettre dont la suscription, crite en caractres menus, dlicats, un peu allongs, trahissait une main de femme.

    Cette lettre est de ma sur, qui habite la province avec ma mre, ajouta-t-il ; coute ce quelle mcrit :

    Cher et excellent frre, tu passeras donc ta vie te crer des tourments imaginaires, te trouver des torts qui nexistent que dans ton esprit et prennent leur source dans une dlicatesse porte lexcs ? quoi bon toutes ces explications pour un retard de quinze jours dans lenvoi de notre rente, et quavons-nous besoin de tous les dtails dans lesquels tu crois devoir entrer pour rassurer notre bonne mre sur le placement de la petite fortune quelle a sauve du naufrage ? Ne sais-tu pas que sous ce rapport comme sous tous les autres, elle a une foi entire dans ta prudence, et sen rapporte beaucoup mieux toi qu elle-mme ? Tu crains que ce retard ne nous gne ; rassure-toi, dix mille francs de rente sont une fortune la campagne, et jai fait des conomies qui nous mettent au moins pour six mois labri de toute crise financire. Adieu, cher Maxime ; chasse bien vite les proccupations qui tabsorbent, et songe enfin tamuser : voil ce que nous exigeons de toi, et il me semble que cest une recommandation facile suivre ton ge. Adieu, et pense quelquefois ta sur.

    MARIE DE BRESC.

    Aprs avoir lu cette lettre, Maxime la posa sur son secrtaire, et passa la main sur son front :

    Tu comprends, dit-il, par ce que tu viens dentendre, que jai lentire disposition de la fortune de ma mre, quelle sen rapporte aveuglment moi du soin de la placer et quelle croit seulement un retard de quinze jours dans lenvoi de sa rente ; eh bien, cette fortune, elle nexiste plus ; jai tout perdu, tout dvor.

  • 10

    Est-ce possible ! scria Paul atterr.

    Oui, mon ami, reprit Maxime, dont les traits staient couverts dune pleur mortelle, ma mre est ruine ; pour elle et pour ma sur, cest la misre la plus profonde, la plus complte, la plus foudroyante, car les pauvres femmes sont loin de souponner

    Il se leva tout coup, essuya son front, o perlaient des gouttes de sueur, et, jetant au ciel un regard brlant de dsespoir et dangoisse :

    Oh ! scria-t-il, que de fois, rveill la nuit par cette horrible pense qui me poursuit sans relche et magite jusque dans mon sommeil, que de fois jai espr que jtais sous lempire dun rve monstrueux, frottant mes yeux encore assoupis, attendant que lodieux cauchemar se dissipt, et retombant cras, ananti comme frapp didiotisme en face de la ralit.

    Mais comment un pareil malheur a-t-il pu arriver ? demanda Paul.

    Un malheur ! Ah ! dis un crime, un crime infme et impardonnable, sil en ft, car cest la vanit seule qui me la fait commettre. Et maintenant que tu sais quel prix jai pu tre un modle dlgance, donner le ton la jeunesse aristocratique de Paris, crois-tu que le vicomte de Bresc puisse envier le sort tranquille, le nom honorable, la conscience calme et intacte de son noble et obscur camarade, Paul Mercier ?

    Ah ! mon pauvre ami ! dit ce dernier en semparant de la main du vicomte et la pressant avec une vive effusion. La position est affreuse, jen conviens, mais aprs tout, tant quun homme est matre de sa vie et de sa raison, il ne doit jamais dsesprer ; appelle donc toi toute ton nergie, cherche quelles sont les ressources dont tu peux disposer, les amis que tu peux appeler ton aide, et lutte contre la catastrophe de

  • 11

    toute la force de ton intelligence et de ta volont ; peut-tre pourras-tu encore sortir de labme o tu es tomb.

    Non ! rpondit Maxime. Jai tout tent, tout tudi, tout examin, et je ne me suis laiss craser par le dsespoir quaprs mtre bien convaincu que jtais perdu sans espoir.

    Mais, ton oncle, ce comte de Burty, que lon dit trois ou quatre fois millionnaire ?

    En effet, rpondit Maxime, avec un amer sourire, mon oncle est riche de plus de quatre millions, et dans sa proprit de Brest o il vit retir, servi par une seule domestique, il dpense environ cinq mille francs par an ! Eh bien ! quand je ntais encore quau penchant du prcipice et quil et suffi dune cinquantaine de mille francs pour me sauver, il ma refus cette somme, massurant quil ne pouvait rien dplacer et quil tenait, dailleurs, faire pour moi des conomies que je serais trs heureux de trouver aprs sa mort. Jai tout mis en uvre, tout, pour toucher son cur ; autant et valu essayer dattendrir le roc sur lequel est bti son manoir Je quittai Brest la mort dans lme, et convaincu une fois de plus que le malheureux na pas damis sur cette terre

    Eh bien ! moi, dit Paul, je veux te prouver le contraire.

    Comment !

    Qui sait si je ne trouverai pas ce que tu as cherch en vain !

    Est-ce possible !

    M. Michaud, mon patron, est en relations daffaires avec des banquiers et des industriels fort riches, et je ne dsespre pas

    Maxime tendit la main son ami, par un mouvement plein dabandon.

  • 12

    Bon et excellent Paul, dit-il avec effusion je tai quelquefois mconnu, mais tu te venges noblement !

    Tu me remercieras quand je taurai oblig, dit Paul en se levant. Et prenant son chapeau en toute hte, il sortit rapidement, en promettant de revenir le lendemain.

    Ds quil fut seul, Maxime de Bresc retourna son secrtaire et se mit en devoir dachever la lettre quil avait commence ; puis, rejetant tout coup le billet et se levant brusquement :

    quoi bon ? dit-il dune voix sombre, il faut en finir ?

    Il ouvrit un tiroir, y prit un pistolet deux coups, tout arm et garni de ses deux capsules, et lexamina un instant.

    Lheure du chtiment est venue, murmura-t-il dun ton bris ; ma mre, ma mre ! me pardonneras-tu ?

    Aprs un long silence, pendant lequel son agitation allait toujours croissant, il se dcida enfin, et, levant lentement le pistolet, il introduisit le canon dans sa bouche, lappuya contre le palais, et alors, dune main ferme, il lcha la dtente.

    Un coup sec se fit entendre, mais ce fut tout !

    La capsule seule avait brl.

    Allons, murmura le jeune homme, cest recommencer.

    Une sueur abondante ruisselait de son front ; cependant il nhsita pas coller son palais le second canon du pistolet.

    Comme il allait poser le doigt sur la dtente, un violent coup de sonnette se fit entendre. Il sarrta et abaissa son pistolet.

    Ce nest pas le concierge qui sonne de la sorte ! pensa-t-il.

    Et jetant un regard sur larme quil tenait la main :

  • 13

    Eh ! que mimportent les affaires de ce monde, moi qui le vais quitter ! ajouta-t-il, en reprenant toutes ses rsolutions.

    Mais un second coup de sonnette lui fit de nouveau abaisser son arme.

    Allons, dit-il je veux savoir ce que cest !

    Et il courut ouvrir.

    Un homme se prcipita dans le salon.

    Ctait Paul Mercier !

    Ce dernier jeta un cri laspect du pistolet, que Maxime avait dpos sur son secrtaire.

    Ah ! mon pressentiment ne me trompait pas, scria-t-il, en saisissant larme dont il enleva rapidement la capsule.

    Quoi ! cest pour cela que tu es revenu ? lui demanda Maxime.

    Non, mais cest pour cela que jai agit si nergiquement ta sonnette ; cest pour cela que jallais la casser et enfoncer ta porte, si tu eusses tard une seconde fois louvrir Quant au motif qui ma fait revenir, le voici.

    Et il montrait son ami une lettre quil tenait la main.

    Quest-ce ? demanda Maxime, encore sous le coup des terribles motions quil venait de traverser.

    Une lettre portant le timbre de Brest, et cachete de noir, le concierge allait te la monter, mais jai voulu moi-mme

    Maxime ne le laissa pas achever ; il stait prcipit sur la lettre, et en un clin dil il lavait dcachete et dvore des yeux dun bout lautre.

  • 14

    Quand il leut acheve, il se laissa tomber lourdement sur son sige, et y resta immobile, le regard fixe et tincelant comme celui dun fou.

    Eh ? lui demanda Paul avec inquitude.

    Cette voix le rappela lui.

    Il montra du doigt la lettre quil avait laiss glisser terre, et dune voix basse et altre :

    Mourant ! dit-il, peut-tre mort lheure quil est !

    Qui donc ?

    Mon oncle !

    Paul Mercier ramassa la lettre, et la parcourant rapidement :

    Oui, dit-il, et on tappelle comme tant son plus proche parent et, selon toute probabilit, son lgataire universel Quand pars-tu ?

    Dans une heure, rpondit Maxime, retrouvant brusquement tout son sang-froid et toute sa lucidit desprit.

    Une heure aprs, le vicomte Maxime de Bresc prenait place dans une voiture de poste, qui lemportait sur la ligne de Brest.

    La nuit tait dj tombe, lorsque le lendemain, il se prsenta au manoir du comte de Burty.

    Sil ne let dj su, le silence et limmobilit qui rgnaient autour de cette demeure, dont presque tous les volets taient ferms, ne lui eussent pas appris que la mort venait de sabattre l, car, du vivant du matre, la maison avait cette physionomie triste, glaciale, inanime et pour ainsi dire inexorable, dans laquelle se refltaient le caractre et le genre de vie de celui qui lhabitait.

  • 15

    Non seulement personne ne vint recevoir le jeune homme au seuil du vieux chteau, mais il entra et parcourut successivement cinq ou six pices, toutes semblables, vastes, nues, sans rencontrer une me sur son passage.

    la fin, cependant, il crut entendre un lger bruit, comme un chuchotement de voix chantant et psalmodiant. Il se dirigea vers la pice do partaient ces voix et resta un moment immobile de surprise, en face du spectacle qui soffrit sa vue.

    Sur un lit vaste et lev, un vieillard, dans lequel il reconnut son oncle, tait tendu, le corps envelopp dun drap blanc, la face dcouverte, une branche de buis sur la poitrine, clair par la lumire de quatre cierges et dune chandelle, qui brlaient sur une table, et gard par deux femmes agenouilles au chevet du lit.

    Lune de ces deux femmes tait Marguerite, la servante du vieillard ; lautre tait sans doute une voisine.

    Elles taient absorbes toutes deux dans leurs prires lorsque Maxime qui tait arriv sans bruit jusqu elles, leur adressa la parole pour leur faire savoir qui il tait.

    Mais la premire syllabe qui frappa leur oreille, les deux vieilles jetrent un cri deffroi et baissrent la tte comme si elles se fussent attendues tre foudroyes sur le coup.

    Rassurez-vous, leur dit Maxime, qui comprit la terreur superstitieuse laquelle elles se trouvaient en proie, rassurez-vous, je suis le vicomte Maxime de Bresc, neveu de celui pour lequel vous priez cette heure.

    Les deux vieilles relevrent la tte, et Marguerite se rassura compltement en reconnaissant le vicomte, quelle avait dj vu au chteau.

    Eh bien ! vous avez reu la nouvelle ? dit-elle Maxime.

    Et lui montrant du doigt le corps du vieillard :

  • 16

    Voil le pauvre cher homme !

    Javoue, reprit Maxime, que jai prouv une vive motion en le voyant sur ce lit, car je croyais arriver assez temps pour le revoir.

    Et il y serait aussi, monsieur le vicomte, sil ft mort comme tout le monde, mais il est pass de vie trpas plus rapidement quune toile qui file dans le ciel ; cest pourquoi les mdecins ont dclar quil tait prudent de le garder un jour de plus quil nest coutume.

    Quoi ! la mort la frapp si vite que cela ? cest trange !

    Dautant que les mdecins avaient toujours dit quil ne mourrait jamais dun coup de sang, et cest justement de a quil est mort, ils lavouent bien aujourdhui.

    Tout en sentretenant de la sorte avec la vieille servante, Maxime de Bresc paraissait sous lempire dune proccupation profonde.

    Ainsi, dit-il aprs un moment de silence et en jetant autour de lui un regard inquisiteur, cest l sa chambre, cest dans cette pice quil se tenait de prfrence toute autre ?

    Oui, monsieur, et comme M. le comte tait un peu cachotier et dfiant de sa nature, le pauvre cher homme, cest ici quil recevait les fermiers et tous les gens, en gnral, qui avaient affaire lui pour des comptes dargent, et cest dans ces armoires quil renfermait tous ses papiers prcieux ; mais, quant largent, il en connaissait trop bien le prix pour ne pas lui faire rapporter des intrts, et aussi gros que possible.

    Le vicomte promena un long regard sur toutes les armoires qui garnissaient la chambre.

    Marguerite, dit-il au bout de quelques instants, voil deux nuits que vous passez prs de mon oncle, vous et cette brave femme ?

  • 17

    Hlas ! oui, monsieur le vicomte, nous ne pouvions pas le laisser seul, et quoique bien fatigues, nous allons encore passer celle-ci.

    Cest prcisment ce que je ne veux pas, Marguerite ; jarrive, moi, je ne suis pas fatigu, il est juste que je prenne votre place.

    Vous, monsieur le vicomte ! oh ! nous ne le souffrirons pas ; la chambre de monsieur le vicomte est prte, et nous allons ly conduire tout de suite, moins quil ne veuille souper auparavant.

    Non, je nai ni faim ni sommeil, et je tiens absolument ce que vous vous reposiez toutes deux ; dailleurs je considre comme un devoir rigoureux de passer cette dernire nuit prs dun oncle que jai toujours vnr et dont jai reu les plus grandes marques daffection.

    Ce sentiment-l part dun bon cur et vous portera bonheur pour lavenir, rpondit Marguerite ; nous allons donc nous retirer, puis que monsieur le vicomte lordonne, et nous irons nous coucher, Babette et moi.

    Les deux femmes salurent humblement le jeune homme, et sortirent.

    Quand il fut seul, celui-ci sapprocha dabord du mort quil contempla, puis, fouillant du regard toutes les parties de la vaste pice :

    Le testament doit tre l, dit-il voix basse.

    Et il parcourut lentement la chambre.

    Ce testament ne saurait minquiter, reprit-il bientt ; le vieillard vivait seul, il ne recevait personne, naimait en ce monde que lui-mme. Sil a pris des dispositions avant de mourir, elles ne sauraient tre quen ma faveur.

  • 18

    Il vint sasseoir au chevet du mort et demeura immobile quelques instants, absorb dans ses penses, et songeant toute autre chose quau tableau quil avait sous les yeux.

    Si ctait un rve pourtant ! dit-il, peu aprs ; si par un inexplicable caprice, ce vieillard avait du toutes mes esprances, creus plus profondment encore labme o jtais tomb en rendant ternelle, irrmissible, la ruine des deux pauvres femmes que son hritage seul pouvait sauver !

    cette pense, il porta la main sa tte, comme sil et t pris dun tourdissement subit. Cest quen effet lmotion quil venait dprouver tait si forte, si foudroyante, quil lui sembla quun nuage passait sur sa raison.

    Il se leva et se promena lentement le long des placards qui garnissaient la chambre, les examinant avec une attention minutieuse, comme sil et cherch quelque indice rvlateur.

    Enfin il sarrta en face dune armoire antique, dont le bois, plus bruni et plus luisant que celui des placards, attestait quelle servait plus frquemment.

    Ce doit tre l, dit Maxime aprs quelques instants dhsitation.

    Et, passant ses doigts sur les rainures de la porte, il tira machinalement. son extrme surprise, la porte souvrit.

    On voit que le matre nest plus l, dit le jeune homme.

    Il jeta un coup dil dans larmoire.

    Elle contenait une certaine quantit de papiers rangs, cass, et aligns dans un ordre parfait.

    Sil y a un testament, murmura Maxime, si cette crainte superstitieuse qui poursuit souvent les vieillards ne la pas empch de tracer ses dernires volonts, cest ici que je dois les trouver.

  • 19

    Il alla prendre un des cierges qui brlaient prs du mort, et parcourut du regard tous les papiers symtriquement rangs dans larmoire, mais sans les toucher.

    Enfin lune de ces pices absorba tout coup son attention. Ctait une espce de grande enveloppe carre, ferme par un large cachet noir qui frappa tout de suite sa vue, car cette pice tait tourne lenvers, prcaution qui confirma le soupon quavaient fait natre dans son esprit la forme solennelle de cette pice et le cachet qui la fermait.

    Il lenleva de la place quelle occupait, la retourna et lut, avec une motion quil avait peine contenir, ces deux mots simples et terribles comme un arrt : MON TESTAMENT.

    Une fois matre de cette pice, quil avait cherche avec tant danxit, Maxime la garda longtemps dans la main, la tournant en tous sens, se demandant si cet arrt, car cen tait un, contenait une sentence de vie ou de mort, mais ne pouvant se rsoudre rompre ce frle cachet, franchir cette fragile barrire derrire laquelle se cachait la vrit.

    Il revint sasseoir au chevet du lit, et, aprs avoir de nouveau considr lenveloppe, il prit tout coup son parti et rompit le cachet.

    Lenveloppe renfermait un papier pli en quatre.

    Maxime le dplia lentement ; il contenait peu prs dix lignes ; pas davantage.

    Il sembla au jeune homme que ces dix lignes taient traces en lettres de feu ; il et voulu les dvorer dun coup dil, et il les voyait danser et flamboyer devant ses yeux.

    Parvenu enfin dominer son motion, il commenait dchiffrer les premiers mots, quand il crut entendre un soupir deux pas de lui, mais si vague et si lger, quaprs avoir relev la tte et cout en frissonnant, Maxime se dit quil avait t dupe

  • 20

    et que ce quil avait pris pour un soupir ne pouvait tre que leffet de la bise soufflant au dehors.

    Et, retrouvant subitement tout son sang-froid, il lut, sans sarrter, le testament dun bout lautre :

    Voici ce quil contenait :

    Ceci est ma volont dernire Ma famille se divise pour moi en deux catgories : celle que je ne connais pas et celle que je connais trop. La premire mest indiffrente et je mprise la seconde ; cest pourquoi je dclare que je dshrite ma famille, sans en excepter un seul membre. Je dshrite donc mon neveu Maxime de Bresc comme les autres, et jinstitue mon lgataire universel, mon excellent et loyal ami Michaud, armateur, demeurant Paris, rue Saint-Antoine, n 154.

    Fait en mon chteau de Burty, le 10 mai 1845.

    Comte de Burty.

    Aucune expression ne saurait rendre le dsespoir qui sempara du jeune homme la lecture de ce testament. Cependant il ne jeta pas un cri, il ne fit pas un geste ; ctait un dsespoir muet, crasant, qui paralysait toutes ses facults et le frappait didiotisme.

    Plus de dix minutes se passrent avant que son intelligence, enveloppe dune nuit subite, parvnt se dgager du sombre chaos dans lequel elle flottait.

    Il retrouva enfin toute sa lucidit desprit, et cest alors seulement quil put bien comprendre sa position et mesurer limmensit de son malheur.

    En interrogeant sa conscience, en sondant son cur, il pouvait se rendre cette justice quil se sentait de force accepter courageusement la misre dans laquelle il stait plong lui-mme ; mais la destine terrible, effroyable quil tait prt subir, dans ses consquences les plus douloureuses et les plus

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    humiliantes, il ne pouvait linfliger sa mre et sa sur pour prix de laveugle et admirable confiance quelles avaient mise en lui.

    Ses regards taient fixs sur le fatal testament, tandis quil se livrait ses rflexions.

    Mais, scria-t-il tout coup en froissant violemment le papier entre ses mains, la fortune qui pouvait tout rparer, je la tiens en mon pouvoir, et, par un ridicule regret pour le lche et cruel caprice dun vieillard goste et sans entrailles, je me laisserais dpouiller de cette fortune qui mappartient ! jhsiterais carter de deux ttes innocentes un cortge de tortures et dhumiliations sous lesquelles elles succomberaient bientt ! Allons donc !

    Et, sans un instant dhsitation, il roula le papier entre ses mains et lapprocha de la lumire dun des quatre cierges qui brlaient prs de lui.

    Mais au moment o le papier allait toucher la flamme, il sentit une main tomber sur son paule et sy crisper comme la griffe dun tigre.

    Maxime se retourna brusquement, et il demeura ptrifi dhorreur et dpouvant laspect du mort moiti sorti de son linceul, fixant sur lui deux yeux tincelants, ouvrant la bouche sans pouvoir parler, et tendant sa main dcharne vers le testament que le jeune homme tenait toujours froiss entre ses doigts.

    Mon Dieu ! murmura Maxime dune voix brise et pouvant peine articuler chaque syllabe, tant ses dents claquaient ; mon Dieu ! ce nest pas possible, cest une vision, les morts ne reviennent pas la vie.

    Ah ! tu me croyais mort, dit le vieillard et voil pourquoi tu me volais ma fortune !

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    Vivant ! il est vivant !

    Oui, grce au ciel ! et cest Dieu lui-mme qui me rappelle la vie pour tarracher cette fortune que tu allais tapproprier par un crime et dont tu nauras pas une obole.

    Il ntait quendormi, murmura Maxime en recouvrant rapidement tout son sang-froid et fixant sur le vieillard un regard perant, on a pris la lthargie pour la mort !

    Allons, rends-moi ce papier, malheureux, dit le comte, dont les forces revenaient peu peu.

    Savez-vous que ce testament commet une grave injustice, mon oncle, dit Maxime en se dbarrassant de ltreinte du vieillard et se reculant de quelques pas.

    Si jai pu le croire un instant, tu viens de me prouver le contraire, misrable.

    Ainsi, vous ne voulez pas mme me laisser la moiti de cette fortune, qui, en consultant mon droit et la plus stricte justice, devrait me revenir tout entire.

    Je te rpte que tu nen auras pas un centime et que je prfrerais la laisser au premier mendiant qui viendra frapper ma porte.

    Cest une mauvaise action que vous voulez faire l, mon oncle, dit Maxime dune voix basse et brve.

    Je nai pas discuter avec toi cet gard, mon parti est pris.

    Ainsi, cest bien rsolu, reprit le jeune homme avec une sombre nergie dans la voix, vous ne voulez rien me laisser de votre fortune ?

    Rien, rien, rien.

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    Il y eut un moment de silence, pendant lequel loncle et le neveu, les regards fixs lun sur lautre, semblaient mditer tous deux quelque sinistre vengeance.

    Mon oncle, dit enfin le jeune homme en se rapprochant de deux pas, savez-vous quil est imprudent de dire un homme au dsespoir : voil la planche de salut qui te spare de labme, eh bien ! cette planche, je vais la briser sous tes pieds, et tu vas rouler au fond du gouffre pour ty tordre de douleur et y mourir de dsespoir.

    Que mimportent ton dsespoir et ta douleur ! dit le vieillard dun ton sec et inexorable.

    Comprenez-vous, reprit Maxime en baissant la voix et en se rapprochant encore du lit, comprenez-vous que cette imprudence est doublement grave, doublement inexcusable, quand on se trouve seul au milieu de la nuit avec lhomme envers lequel on se montre aussi impitoyable ?

    Je te rpte que ma rsolution est arrte et que rien ne pourra la changer, rpliqua le vieillard.

    Ne devinez-vous pas enfin que cette imprudence touche la folie de la part dun homme qui est mort pour tous et quil est si facile de recoucher dans sa tombe, sans quon souponne jamais quil en est sorti un instant.

    En prononant ces derniers mots, Maxime dardait sur le vieillard deux yeux o brillaient ces reflets mtalliques que lance dans lombre le regard de la bte fauve.

    Rends-moi ce papier, rends-le-moi, cest ma fortune, et tu nen auras pas un centime, je te le rpte, scria le vieillard qui, en face mme des sinistres projets que trahissaient les regards et les paroles de Maxime, songeait plutt ses richesses qu son existence menace.

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    Et, avec une agilit dont il semblait incapable, il slana sur la main du vicomte, et lui arracha le testament.

    Malheureux ! scria Maxime, si tu pouvais voir dans ma vie, si tu savais tout ce que je puis effacer ou empcher avec cette fortune, ma dernire, mon unique ressource, tu comprendrais que je ne puis tre arrt par aucun obstacle pour me la procurer, et tu tempresserais de dtruire toi-mme cette pice, au lieu de me la disputer imprudemment comme tu le fais cette heure ! Cette minute est suprme, entends-tu, rends-moi donc ce testament, te dis-je, rends-le-moi, ou sinon !

    laccent vibrant de sa voix, lagitation profonde qui se manifestait dans tous ses traits, le vieillard comprit limminence du danger, et, se reculant lentement vers la ruelle du lit comme pour se soustraire toute tentative, il sortit lentement son bras du lit, et lallongea tout coup vers un cordon de sonnette qui pendait sa porte.

    Mais avant quil ne let atteint, la main de Maxime stait empare de la sienne et paralysait tous ses mouvements.

    Misrable ! balbutia le vieillard, dont les forces spuisaient rapidement.

    Et, comme il faisait mine de vouloir appeler, Maxime lui appliqua brutalement un mouchoir sur les lvres, et ly maintint dune main de fer !

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    II.

    LES GENDARMES

    Non seulement le comte de Burty ne pouvait plus profrer une syllabe, mais la respiration mme tait intercepte.

    Il se dbattit longtemps, avec toute lnergie que communiquent la fois la souffrance et la terreur de la mort ; mais la main contint le mouchoir sur la bouche, aussi forte, aussi inexorable que si elle et t de bronze.

    Peu peu, les soubresauts perdirent de leur violence ; au bout de quelques minutes, le corps ne sagitait plus que faiblement ; puis les derniers symptmes de vie se manifestrent par quelques tressaillements insensibles, et enfin le corps reprit, pour toujours cette fois, la rigidit complte de la mort.

    Alors Maxime, pench sur le vieillard tout le temps quil avait donn signe de vie, se releva lentement, se redressa tout fait, et aprs avoir promen autour de lui, puis fix sur le cadavre, un regard effar :

    Cest lui qui la voulu ! murmura-t-il dune voix sourde, cest

    Il sarrta comme effray par le bruit de ses propres paroles et apercevant le papier dans les mains crispes du comte, il sempressa de lui ouvrir les doigts et parvint, non sans peine, le lui arracher.

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    Enfin, cette fortune est moi ! dit-il en approchant dune lumire cette pice fatale, quil venait dacqurir au prix dun crime.

    Il sarrta encore au moment de la dtruire ; un bruit venait de frapper son oreille et de lui glacer le cur en lui montrant tout coup ce crime dans toute son horreur, dans toutes ses effroyables consquences.

    Ce bruit, ctait un coup de canon, bientt suivi de plusieurs autres, et ces coups de canon, signal dont la signification lui tait bien connue, annonaient la ville de Brest et aux environs lvasion dun forat, recommandant tous de lui courir sus comme une bte froce, et promettant une prime de cent francs qui larrterait hors de la ville.

    Or, ce forat, quavait-il fait pour passer vingt annes, sa vie entire peut-tre, dans cet enfer o il trouvait runi tout ce que limagination peut inventer de misres, de tortures et dhumiliations ? quel crime avait-il commis pour une pareille destine ? Celui dont lui-mme venait de se rendre coupable, et dont le tmoignage tait l sous ses yeux.

    cette pense, au hideux tableau qui soffrit tout coup son esprit, et dans lequel il se vit couvert de lignoble livre du bagne, accoupl un odieux compagnon, horrible daspect, plus horrible encore de cynisme et de frocit, Maxime se laissa tomber sur un sige, plus ple et plus effrayant voir que le cadavre qui gisait ct de lui.

    Le froissement dun papier glissant terre le rappela au sentiment de sa position ; ctait le testament, qui venait de schapper de ses mains.

    Il le ramassa vivement et le fit flamber la lumire dun cierge.

    Mais il nen avait pas fini avec les terribles motions de cette nuit, car, au moment o il tenait en main le fatal

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    testament, et le regardait brler, un bruit violent se fit entendre en face de lui, et il vit aussitt la fentre souvrir et un homme slancer du balcon dans la chambre un homme dont laspect le glaa dpouvante, car il portait lhabit du forat et lui montrait tout coup, face face, la terrible image que venait dvoquer son imagination.

    Il y avait dans cette apparition un -propos dont linfernale ironie branla si vivement la raison de Maxime, que, cdant subitement une invincible terreur, il jeta terre le papier enflamm et slana dehors.

    Il arriva, toujours courant, dans un vaste jardin assez mal entretenu, encombr de hautes herbes parmi lesquelles slevait a et l quelque arbre fruitier rachitique, min par les manations salines, et tordu par les grands vents venant de la mer.

    Du haut de la falaise sur laquelle tait bti le chteau du comte de Burty, il entendit la plainte ternelle de lOcan et vit ses vagues tinceler au loin sous la vive clart de la lune. Le calme imposant de ce spectacle exera peu peu son influence sur lesprit du jeune homme, et, au bout dune heure de promenade en face de cette grande nature, si sereine et si tranquille, il sentit tomber son exaltation et ses sombres terreurs.

    Retrouvant alors tout son courage, il rsolut de savoir quel tait lhomme qui lui tait apparu si trangement et auquel il avait d causer une terreur au moins gale celle quil avait prouve lui-mme, car cet individu ne pouvait tre que le forat dont le canon du port avait annonc lvasion.

    Un instant aprs, il rentrait donc dans la chambre mortuaire ; mais au premier regard quil y jeta, il saperut quelle tait vide et silencieuse, et il ny vit que le corps du vieillard, toujours clair par la lumire des quatre bougies.

  • 28

    Le forat avait disparu.

    Maxime courut la place o il avait laiss tomber le testament ; il ny trouva quun petit tas de cendres gristres ; le feu lavait dvor. Tout est consum ! murmura le jeune homme dune voix grave, attendons le jour, et tchons doublier.

    Ne se sentant plus le courage de sasseoir prs du mort, il alla saccouder sur le balcon par lequel tait entr le forat, et l, la tte plonge dans les deux mains :

    Oublier, balbutia-t-il tout bas oublier voil donc dsormais tout leffort et tout le but de ma vie !

    Les vnements que nous venons de raconter se passaient dans la nuit du 13 mai 1845, quelques jours aprs celui o le comte de Burty, cdant sans doute quelque triste pressentiment, prenait ses dernires dispositions, car si le lecteur sen souvient, son testament portait la date du 10 mai.

    La journe qui succda cette nuit tragique suscita mille incidents, dont chacun vint raviver cruellement dans lesprit du vicomte de Bresc le souvenir de son crime.

    Oublier ! avait-il dit, voil dsormais le but de ma vie !

    Mais il avait compt sans cet hte inexorable qui gt au fond de tous les curs, toujours debout, veillant sans cesse, se servant de tout pour rappeler lhomme les fautes ou les crimes o lont entran ses vices.

    Cet hte sans piti, cest la conscience, et celle de Maxime le harcela sans relche pendant cette terrible journe.

    Quand Marguerite entra le matin dans la chambre mortuaire, elle le trouva si ple et si abattu, quelle courut lui, sinformant avec inquitude de sa sant et se reprochant davoir cd au dsir quil avait exprim, de passer la nuit prs du mort :

  • 29

    Jai eu tort, dit-elle : mon ge, on supporte facilement les veilles, et le cur est un peu endurci toutes les motions, tandis qu vingt-cinq ans on ne peut gure rester de sang-froid en face de la mort et le sommeil est aussi ncessaire que lair quon respire.

    Tandis que Marguerite lui exprimait ainsi sa sollicitude, Maxime sassurait du regard quil avait bien fait disparatre toute trace de cendres de lendroit o avait t consum le testament, et que le linceul, soigneusement tendu sur le corps du comte, ne gardait aucun tmoignage de la lutte qui avait eu lieu, et dont il avait eu lhorrible courage de rparer les effets.

    Hlas ! tout nest pas encore fini pour vous, monsieur le vicomte, reprit Marguerite, il vous reste encore de tristes devoirs remplir, car cest vous quil appartient de faire toutes les dmarches ncessaires pour lenterrement.

    Lenterrement ? rpta le jeune homme en tressaillant.

    Vous comprenez bien que cest vous seul que cela regarde, monsieur le vicomte ; dabord, comme tant le plus proche parent du pauvre dfunt, et ensuite comme hritier de sa fortune, car cest vous quelle doit revenir, il ny a pas en douter.

    Cependant, objecta Maxime, des affaires de la plus haute importance mappellent Paris, et quelle que soit la peine que jen prouve, il me sera impossible de rester pour rendre les derniers devoirs mon oncle.

    Si monsieur le vicomte veut rflchir un instant au mauvais effet que cela produirait dans le pays, rpliqua gravement Marguerite, il comprendra quil doit laisser de ct toutes ses affaires et rester ici jusqu ce que toute la crmonie soit accomplie, jusqu ce quil ait conduit lui-mme le corps en terre, la tte de toute la famille, car cest l quest sa place, et il est impossible quil y manque.

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    Je vous le rpte, Marguerite, que jen prouve le plus vif regret, mais que des raisons srieuses me forcent partir immdiatement, dit Maxime, bien rsolu se soustraire au spectacle de cette lugubre crmonie, en face de laquelle il et craint de se trahir.

    Je ne peux pas vous forcer, monsieur le vicomte, dit Marguerite, mais je puis vous dire que vous agirez mal, que ce sera un scandale dans le pays, et que vous mettrez tout le monde contre vous.

    La vieille servante achevait peine de prononcer ces paroles svres, lorsque le roulement dune voiture se fit entendre du ct de la grande porte dentre.

    Maxime tressaillit ce bruit, car tout tait pour lui un sujet deffroi depuis quelques heures, et lincident le plus insignifiant le faisait frissonner.

    Quy a-t-il donc ? demanda-t-il Marguerite, qui stait approche de la fentre.

    Attendez, rpondit la vieille, voici Babette qui ouvre la porte, et nous allons savoir qui nous arrive pareille heure.

    Sans pouvoir se rendre compte de son motion, tout en reconnaissant mme que rien ne pouvait la justifier, Maxime tait en proie une violente anxit ; mais, dans la crainte de la laisser souponner, il restait immobile sa place et affectait une complte indiffrence.

    Cependant, comme le silence de Marguerite se prolongeait, il ne put dominer plus longtemps son impatience.

    Eh bien ? demanda-t-il.

    Ah ! les voil enfin qui entrent.

    Il y a plusieurs personnes ?

  • 31

    Jen vois dj quatre.

    Quelles sont ces gens ?

    Dame ! ils sont habills tout en noir, avec des cravates blanches, des figures ples, lair srieux, et pas trs avenants.

    Des hommes de loi ! scria vivement Maxime.

    Et il fit un mouvement pour slancer la fentre.

    Mais la rflexion le retint aussitt ; la pense dun tribunal, dun interrogatoire, dune dposition de Marguerite, des preuves cherches dans un geste, dans un mot, cette pense traversa son esprit comme un clair et lui donna la force de garder toutes les apparences du plus grand calme.

    Aprs tout, reprit-il, quy a-t-il l dtonnant ? larrive des hommes de loi dans la maison dun mort o ne se trouve ni un fils, ni aucun autre hritier direct, est un fait tout simple et qui doit se prsenter tous les jours.

    Cest bien possible, rpondit la vieille, et je comprends a pour les hommes noirs, mais les gendarmes, quest-ce quils viennent faire ici ?

    Hein ? quoi ? les gendarmes ! il y a des gendarmes ? balbutia Maxime dune voix trangle.

    Et, incapable de se contenir cette fois, il courut la fentre.

    L, il vit en effet quatre hommes vtus de noir qui traversaient la cour, suivis de deux gendarmes.

    cette vue, il se sentit pris dun tremblement subit ; ses jambes flchirent sous lui, et il eut besoin de sappuyer au balcon pour ne pas tomber.

    Un instant aprs, les six individus pntraient dans la chambre mortuaire, et lun des hommes vtus de noir montrant du doigt Marguerite ses compagnons :

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    Voici, leur dit-il, la vieille et fidle servante du feu comte de Burty ; cest elle qui nous donnera tous les renseignements dont nous avons besoin ; car, depuis vingt ans, elle habite seule ce chteau avec son matre, dont elle avait toute la confiance.

    Je suis votre service et prte rpondre tout ce quil vous plaira de me demander, rpondit Marguerite en faisant une profonde rvrence.

    Vous me reconnaissez bien, Marguerite ? reprit celui qui venait de prendre la parole.

    Oh ! que oui, dit la vieille sans se dconcerter ; vous tes M. Vacher, le notaire de mon pauvre matre.

    Et ces messieurs, dit le notaire en montrant ceux qui laccompagnaient, sont M. le commissaire, M. le substitut du procureur imprial et son secrtaire ; ils viennent ici pour une affaire de la plus haute gravit et auront besoin de certains renseignements quil est de votre devoir de leur fournir.

    Je suis lhumble servante de ces messieurs, rpondit Marguerite en faisant une nouvelle rvrence, et je ne leur cacherai rien de ce que je peux savoir.

    Celui que M. Vacher avait dsign comme tant le substitut du procureur du roi tait un jeune homme de petite taille, un peu replet, la figure pleine et dune pleur jauntre, lil noir, rond, vif et perant comme celui du vautour ; du reste, glacial, impassible et impntrable comme un vieux diplomate.

    Tandis que le notaire changeait avec la vieille servante le dialogue que nous venons de rapporter, le substitut avait un entretien voix basse avec son secrtaire et le commissaire, et tout en causant il jetait de temps autre un rapide regard du ct de Maxime ; ce dernier plissait chaque coup dil, et se sentait dfaillir, comme loiseau sous le regard fatal du reptile dont il va devenir la proie.

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    Monsieur, dit enfin le magistrat en regardant fixement Maxime, monsieur est sans doute le vicomte de Bresc, neveu du dfunt ?

    Prcisment, monsieur le substitut, rpondit Maxime avec un mlange de politesse et de hauteur, quil crut propre imposer, et qui, au contraire, chez un homme aussi perspicace que le jeune magistrat, eut pour rsultat dveiller sa dfiance.

    Il reprit, aprs un instant de rflexion et en fixant toujours sur Maxime ce regard dont la pntration le gnait au dernier point :

    Monsieur le vicomte de Bresc est arriv ici hier au soir, nest-il pas vrai ?

    Oui, monsieur ; vous tes renseign miracle, rpondit Maxime, toujours sur le mme ton.

    Impassible comme le Code, le substitut paraissait ne rien voir de ces intentions.

    Il reprit, en sadressant cette fois la servante :

    Qui a veill M. le comte de Burty ?

    Moi, pendant les deux premires nuits, rpondit celle-ci.

    Et pendant la dernire ?

    M. le vicomte de Bresc.

    Le substitut dit quelques mots loreille du commissaire, qui, son tour, jeta un regard sur Maxime.

    Celui-ci, qui rien nchappait, ni un regard, ni un geste, subissait une intolrable torture, mais plus que jamais, il comprenait la ncessit de cacher son angoisse sous un masque, et il souriait avec la mort dans le cur et la terreur dans lme.

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    Pour un il exerc, ce sourire mme le trahissait, car il jurait dune trange faon avec la contraction de ses traits et leffrayante pleur de son teint.

    Comment se fait-il, demanda le substitut la vieille servante, que vous, dont tout le monde vante le profond attachement votre dfunt matre, vous ayez pu consentir passer loin de lui cette dernire nuit, et imposer ce pnible devoir un jeune homme qui arrivait bris de fatigue, videmment incapable de passer de longues heures sans sommeil ?

    Cest prcisment ce que jai fait observer M. le vicomte, dit Marguerite, mais il a voulu absolument me remplacer, et comme ctait lui dsormais commander ici et que, dailleurs, ce dsir-l ne prouvait autre chose que la bont de son me, jai d obir et aller me reposer.

    Ah ! dit le substitut en se tournant vers Maxime, cest monsieur le vicomte lui-mme qui a tenu passer cette dernire nuit prs de son oncle ?

    Mon oncle tant, aprs ma mre et ma sur, mon plus proche parent, rpondit froidement Maxime, je crois que tout le monde comprendra le sentiment auquel jai obi dans cette circonstance.

    Non seulement tout le monde comprendra ce sentiment, rpliqua le magistrat dune voix dont lintonation toujours uniforme ne laissait jamais percer une intention, ni une arrire-pense, mais tout le monde ladmirera chez un jeune homme qui sest fait Paris une rputation de raillerie et de scepticisme, entirement oppose lacte tout chrtien quil a accompli cette nuit, et dont nous ne pouvons que le fliciter.

    Maxime fut stupfait de voir ses habitudes, son caractre, ses opinions les plus intimes si bien connus dun homme quil

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    voyait pour la premire fois, et qui, la veille peut-tre, ignorait son existence.

    Et en songeant que cet homme tait un magistrat, il se demanda avec pouvante, dans quel but, dans quel intrt il avait pu se procurer si rapidement ces renseignements, et comment il tait parvenu les obtenir aussi exacts.

    Il est temps de vous faire connatre enfin le but de notre visite, monsieur le vicomte, dit le substitut Maxime, dont son regard piait sans cesse la physionomie.

    Maxime sinclina lgrement.

    Cest votre intrt qui nous amne, reprit le magistrat.

    Maxime voulut rpondre, mais il lessaya en vain ; la bouche sche, les dents serres lune contre lautre, il ne pouvait profrer une parole.

    Monsieur Vacher, dit le jeune magistrat au notaire, veuillez communiquer M. le vicomte de Bresc la lettre que vous avez reue ce matin.

    Le notaire tira une lettre de sa poche et en lut le contenu, qui tait conu en ces termes :

    Monsieur,

    Jai lhonneur de vous prvenir que le testament de M. le comte de Burty a t vol et dtruit cette nuit, dans la chambre mme du mort. Rendez-vous sur les lieux avec la justice, et l, il ne vous faudra pas une grande sagacit pour pntrer la vrit et distinguer linnocent du coupable.

    Un ami.

    Aprs la lecture de cette lettre, Maxime, cras, perdu, fou de terreur, ferma un instant les yeux, et fut sur le point davouer tout haut son crime.

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    La voix du substitut, qui larrta, lui donna le temps de se remettre.

    Il y avait l des intrts si graves prserver, dit le magistrat, que, malgr linvraisemblance et labsurdit de cette dnonciation, nous avons d en tenir compte et nous transporter immdiatement sur les lieux, pour nous mettre labri de tout reproche de ngligence. Et maintenant, monsieur le vicomte, permettez-moi de vous adresser quelques questions :

    Parlez, monsieur, rpondit Maxime dune voix qui trahissait hautement le trouble sous lequel flchissait sa volont, en dpit de ses efforts pour se dominer.

    Nous savons dj, monsieur, que cest vous qui avez veill cette nuit, prs de M. le comte de Burty.

    Cest moi, monsieur.

    Vous tiez seul ?

    Tout fait seul.

    Vous tes rest seul la nuit entire ?

    La nuit entire.

    Fort bien.

    Le magistrat reprit, aprs quelques instants de silence :

    Vous connaissiez sans doute lexistence du testament dont il est question dans la lettre qui vient de vous tre lue ?

    Je lignorais compltement.

    Quoi ! vous ne souponniez mme pas

    Je ne souponnais rien et ne pouvais rien souponner, puisque mon oncle tait mort quand je suis arriv ici.

  • 37

    Ce nest donc pas de vous que nous pourrons apprendre o M. le comte de Burty a pu renfermer cette pice.

    Assurment.

    Cest donc vous, Marguerite, que nous demanderons un renseignement cet gard, dit le substitut la vieille servante.

    Hlas ! monsieur le juge, rpondit Marguerite, je nen sais pas plus sur ce point-l que M. le vicomte ; mon matre tait un homme si dfiant et si mystrieux de sa nature, que personne na jamais su un mot de ses affaires, et tout ce que je puis vous dire, comme je lai dit M. le vicomte lui-mme, cest que tous ses papiers prcieux sont renferms dans ces armoires, et que, sil a fait un testament, cest l que vous devez le trouver.

    Fort bien ; voil dj un indice qui va nous guider et abrger nos recherches.

    Et, sadressant ceux qui laccompagnaient :

    Messieurs, nous allons faire une perquisition dans cette chambre.

    Cest inutile, dit M. Vacher, ce que M. le comte de Burty a cach tous, il me la confi, moi, son notaire ; et je sais o est dpos son testament, car cest moi-mme qui lai plac sous ses yeux.

    Et il se dirigea sans hsiter vers larmoire antique dont Maxime avait fractur la serrure.

    Le vicomte suivait ces quatre hommes dun il hagard, ne cherchant plus cacher son trouble qui se trahissait ouvertement aux yeux des deux gendarmes en face desquels il laissait clater toute son anxit.

    Cette serrure a t force ! scria tout coup le substitut.

  • 38

    Et examinant la porte du vieux meuble avec cette sagacit dinvestigation qui distingue les gens de justice, il ajouta :

    Et le bris de cette porte est tout rcent, comme latteste ce fragment de bois qui ne tient plus pour ainsi dire que par un fil.

    Sadressant alors Marguerite :

    tes-vous sre que ce meuble ft bien ferm, il y a quelques jours ?

    Il ltait encore hier, rpondit la vieille ; mon matre mavait tant recommand de visiter tous les jours ses meubles et ses placards, que je naurais eu garde dy manquer, mme aprs sa mort, et jy ai regard hier soir, comme tous les autres jours.

    Monsieur le vicomte de Bresc pourrait-il nous donner lexplication de ce fait, lui qui na pas quitt cette chambre partir du moment o Marguerite en est sortie, aprs stre assure que ce meuble tait bien ferm ?

    cette foudroyante question du substitut, Maxime demeura quelques instants muet, cherchant une rponse et ne pouvant formuler une pense, tant son esprit tait boulevers.

    Mavez-vous entendu, monsieur le vicomte, et voulez-vous que je rpte ma question ? reprit le magistrat.

    Non, non, jai compris, rpondit Maxime avec une extrme volubilit, mais je ne sais, je ne puis mexpliquer comment on a pu briser ce meuble.

    Avant de pousser plus loin votre interrogatoire, dit le notaire au substitut, ne serait-il pas propos de nous assurer dabord si le testament est toujours sa place ?

    En effet, mais pouvez-vous nous dire quel endroit vous avez plac cette pice ?

  • 39

    Sur la dernire planche, entre deux cahiers recouverts denveloppes bleues.

    Regardez.

    Le notaire ouvrit le meuble, jeta un coup dil sur la seconde planche.

    Eh bien ? demanda le substitut.

    Voyez, rpondit le notaire, une place vide entre les deux cahiers bleus que je viens de signaler.

    Maxime comprit quil tait perdu ; il se sentit pris de ce vertige qui, en face de lvidence, sempare tout coup des plus audacieux criminels, abat leur nergie et les pousse irrsistiblement faire des aveux devant lesquels ils pourraient reculer encore.

    Monsieur le vicomte de Bresc, lui dit en ce moment le substitut, persistez-vous reconnatre que vous avez pass la nuit entire seul dans cette chambre ?

    La nuit entire, rpondit Maxime, sauf une heure, pendant laquelle je suis all respirer dans le jardin le grand air dont javais besoin.

    Et avez-vous quelque raison de croire que quelquun ait pu sintroduire ici pendant cette courte absence ?

    Mais, balbutia Maxime, la disparition de ce testament ne peut gure sexpliquer autrement, moins, ajouta-t-il avec un ricanement qui mourut aussitt sur ses lvres blmes, moins quon ne maccuse moi-mme de lavoir dtruit, ce qui serait pousser un peu loin le mpris des richesses, car personne nignore que je suis lhritier naturel du comte de Burty, que son intention tait de me laisser toute sa fortune, et que ce testament devait mettre labri de toute contestation des droits qui, maintenant, vont mtre disputs.

  • 40

    Tout cela est au moins trs probable, rpliqua le notaire, mais il y a un moyen de prouver hautement linnocence de M. le vicomte de Bresc ; M. le comte de Burty a fait son testament en double il y a trois jours ; il la crit de sa propre main, puis il ma appel, non pour men faire connatre le contenu, mais pour men confier une copie et me faire dposer moi-mme dans cette armoire celle que nous ny retrouvons plus ; or, je vais envoyer chercher chez moi la copie qui ma t confie, je vais la dcacheter et la lire ici, sous les yeux de M. le vicomte et de M. le substitut : si ce testament est fait lavantage de M. de Bresc, il va sans dire quil est aussitt labri de tout soupon ; dans le cas contraire, il faut avouer quil y aurait l sinon une preuve, au moins une prsomption fcheuse mais nous ne pouvons rien prjuger, et le testament seul va fixer ou dissiper nos soupons en ce qui concerne M. de Bresc.

    Quoi ! scria Maxime, on oserait me souponner !

    Nullement, monsieur le vicomte, rpondit le substitut ; les apparences slvent contre vous, les plus tranges combinaisons du hasard leur donnent une certaine force, et nous allons chercher dans les dispositions du testament de M. le comte de Burty, un argument qui va dtruire dun seul coup les prsomptions dont on pourrait se faire une arme si nous les laissions subsister.

    Le substitut appela deux gendarmes qui se tenaient immobiles la porte de la chambre.

    Cest fini, murmura Maxime voix basse, ce testament est ma condamnation, je suis perdu sans retour.

    Le substitut donnait quelques instructions aux gendarmes, et le notaire traait au crayon quelques lignes contenant lordre de remettre celui-ci le testament du comte de Burty lorsquun homme entra dans la cour, slana rapidement vers le corps de logis et arriva bientt dans la chambre mortuaire les traits ples et lair trs agit.

  • 41

    Cet homme tait le premier clerc de M. Vacher, qui, en voyant lmotion de celui-ci, redouta aussitt quelque malheur.

    Quavez-vous donc, monsieur Dumont et quest-il arriv chez moi ? lui demanda-t-il.

    Je crains que nous nayons t dupes de quelque audacieux voleur, rpondit le clerc.

    Comment cela ? de quel vol sagit-il ?

    Vous avez envoy chercher ce matin le testament de M. le comte de Burty ?

    Moi ? nullement.

    Pourtant, voyez cet crit.

    Le notaire prit le papier que lui tendait son clerc, et dont le contenu tait ainsi conu :

    Je prie M. Dumont de remettre au porteur le testament de M. le comte de Burty, quil trouvera dans lun des trois cartons rangs sur mon secrtaire, jattends cette pice.

    JEAN VACHER

    Cette pice, dit le notaire au comble de la surprise et de linquitude, mon criture et ma signature ont t imites.

    Mais si parfaitement imites, reprit le clerc, que tout le monde dans ltude y a t tromp : et puis lexactitude du renseignement, donn par le faussaire, sur lendroit o se trouvait le testament, et suffi pour dissiper nos soupons, si nous eussions pu en concevoir.

    De sorte que le testament du comte de Burty a t remis cet homme ?

    Prcisment.

  • 42

    Les deux testaments disparus la fois ! scria le notaire avec un vritable dsespoir, que faire maintenant ? comment parvenir connatre les dernires dispositions du dfunt ?

    Eh bien ! messieurs, dit alors Maxime, qui comprit tout de suite le parti quil pouvait tirer de cet incident, commencez-vous croire que ce testament a d tre vol par un autre que par moi.

    Je ne vois pas que cela me paraisse trs probable, rpondit le substitut, cependant

    Il fut interrompu par lirruption subite de Barbette, qui arriva en ce moment, lair pour le moins aussi effar que le premier clerc de M. Vacher.

    Messieurs, dit-elle dune voix mue, notre pauvre chien Csar a t empoisonn cette nuit.

    Csar ? scria Marguerite, quoi ! ce pauvre Csar !

    Empoisonn ! et en voil la preuve, dit Barbette, en montrant trois ou quatre boulettes quelle tenait dans sa main. Voil ce que jai trouv prs de son corps ; quant lui, le pauvre animal, il avait les quatre pattes en lair, raides comme quatre pieux, et il ne donnait pas plus signe de vie quun chien de carton.

    Et autour de lui, avez-vous remarqu quelques traces de pas ou de dgradation ? demanda le substitut Barbette.

    Certainement, il y a des traces de gros souliers, trs visibles, vu que le terrain est dtremp par les pluies de la veille, et, outre cela, de grandes raies le long du mur, et de gros pltras tombs du fate.

    Eh bien ! messieurs, que pensez-vous de cela ? demanda Maxime compltement rassur et de plus en plus triomphant.

  • 43

    Nous pensons, monsieur le vicomte, rpondit le jeune magistrat, que cette double rvlation va mettre enfin la justice sur la trace du vrai coupable, et je suis heureux, pour mon compte, de reconnatre que nos soupons portaient faux.

    Le doute nest plus permis sur ce point, dit le notaire, mais quel peut tre cet homme, et quel intrt pouvait-il avoir dtruire ces deux testaments ?

    Cest sans doute quelque hritier qui se trouvait ls, rpliqua Maxime, et qui aura trouv dans le testament la ralisation de ses pressentiments ; sans quoi il et au moins renvoy lun des deux.

    Allons, dit le substitut, cest de ce ct dsormais quil faut porter toutes nos recherches, et, avant de quitter cette maison, nous allons dabord constater la dgradation du mur qui a t escalad, et prendre lempreinte des pas remarqus par cette brave femme.

    Et sadressant Barbette :

    Veuillez nous conduire, lui dit-il.

    Barbette sortit suivie de tout le monde, except de Maxime, qui demanda rester prs de son oncle.

    Quand il fut seul, il se laissa tomber sur un sige, accabl de fatigue, bris par les douloureuses motions quil venait de traverser :

    Me voil sauv, murmura-t-il dune voix touffe, mais quel est cet trange mystre ? Que faut-il craindre ou esprer de lhabile et audacieux individu qui vient de semparer si adroitement du testament de mon oncle ? Dans quelle intention sest-il rendu matre de cette pice, au risque de reprendre lhorrible chane, quil vient de briser ? Je suis sauv, mais est-ce pour longtemps ?

  • 44

    Mille sombres rflexions traversrent son esprit et vinrent attnuer singulirement la joie quil avait prouve dabord de voir les soupons se fixer sur un autre que sur lui !

    Au bout dune heure, il entendait de nouveau le roulement de la voiture, mais cette fois, ce bruit, au lieu de linquiter, le soulageait dun poids immense, car il lui annonait le dpart des hommes qui venaient de le torturer si cruellement, et dont il navait plus rien redouter dsormais.

  • 45

    III.

    LE RETOUR DU FORAT

    Sur la lisire de la Picardie, dans un pays peu accident, sombre daspect, gris et morne de tons, sans bois, sans eau, sans culture, sans rien de ce qui arrte et charme le regard, slve le petit hameau de Saint-Georges, triste et isol dans le pli de terrain o il sest blotti.

    Ce village a une sinistre clbrit dans la contre, et le voyageur qui se hasarderait le traverser, malgr les conseils qui ne manqueraient pas de len dtourner, serait frapp de son trange et sombre physionomie, et de laspect plus lugubre encore de ses habitants, quon rencontre nonchalamment tals sur le seuil de leurs chaumires, ou errant autour des demeures, couverts de sordides haillons, le front contract, portant sur tous les traits lempreinte du vice et de la frocit, jetant autour deux le regard la fois inquiet et cruel de la bte fauve qui se sent traque, et montre sans cesse ses crocs formidables.

    Cest que ce village de Saint-Georges, monstrueux phnomne social, renferme toute une population de voleurs et dassassins ; cest quil serait impossible dy trouver une famille qui nait fourni son contingent aux prisons, aux bagnes, lchafaud ; cest que tous ceux que lon rencontre l ont pass de longues annes Brest ou Toulon, do ils sont revenus plus gangrens quauparavant, et que leur premier soin a t de faire profiter les jeunes gens de la terrible exprience quils ont acquise dans ces enfers du crime, o le cur se bronze et devient inaccessible tout sentiment humain.

  • 46

    Objet de mpris et de terreur pour toutes les communes environnantes, les habitants de Saint Georges ne se marient quentre eux, comme les juifs et les bohmes du moyen ge, de sorte qu la longue, tout le hameau, dune population de quatre cents mes environ, a fini par ne faire quune seule et mme famille.

    Cette famille se divise en deux branches : les Marchal et les Salviat, anims les uns contre les autres dune de ces haines profondes, formidables, auxquelles lhabitude du crime donne des proportions inconnues partout ailleurs.

    Au moment o lenchanement des vnements nous amne Saint-Georges, cette haine mortelle, cette soif inextinguible de vengeance venaient de saccrotre encore la suite dun fait qui datait de deux annes peine.

    Un jeune homme de vingt ans environ, Eugne Salviat, stant rendu coupable dun meurtre dans une commune des environs, tait parvenu dpister les investigations de la justice, et il se croyait labri de tout soupon, lorsque, plus dune anne aprs le crime, il avait t arrt, traduit en cour dassises et condamn vingt ans de travaux forcs, peine quil subissait Brest en ce moment.

    On ne tarda pas savoir que larrestation dEugne Salviat tait le rsultat dune dnonciation et que le dnonciateur tait Jean Marchal, forat libr comme presque tous les habitants de Saint-Georges.

    quelque temps de l, Jean Marchal recevait un coup de couteau en pleine poitrine. Mais comme il se tenait sans cesse sur ses gardes, il avait pu amortir la violence du coup en le parant avec la main, et au bout dun mois il tait rtabli.

    dater de cette poque, cest--dire depuis un an environ, les relations qui existaient forcment entre les Marchal et les Salviat, malgr ltat dhostilit permanente o ils vivaient vis--

  • 47

    vis les uns des autres, avaient compltement cess, et les membres de chaque camp ne sortaient plus que de jour et arms.

    Par une chaude soire du mois daot, dans une des plus intimes chaumires du pays, une femme, assise sur un escabeau, ct dun rouet charg de chanvre, prenait son repas, qui se composait dun morceau de pain noir et dun oignon cru.

    Cette femme pouvait tre ge de cinquante ans, et ses traits, vaguement clairs par la lumire rouge et fumeuse dune lampe de fer accroche au mur, avaient un air de rsolution sombre et de duret implacable, que rendaient plus saisissants encore la teinte bronze de la peau et lpaisseur des sourcils jauntres, sous lesquels flamboyaient deux grands yeux gris clair, tincelants et cruels comme ceux du chat-tigre.

    Cette femme tait Mathurine Salviat, la mre de Salviat qui, en ce moment, subissait sa peine au bagne de Brest ; et ctait elle, du moins on lassurait dans le pays, qui avait port Jean Marchal le coup qui avait mis celui-ci au lit pour un mois.

    De temps autre, Mathurine cessait de manger et murmurait sourdement entre ses dents des paroles qui ressemblaient des menaces. Tout coup, elle fit un geste violent, et levant la voix :

    Michelette ! cria-t-elle.

    Une porte souvrit aussitt, et une jeune fille apparut.

    Elle comptait dix-sept ans peine, et il y avait tant de charme, de fracheur et de grce nave dans ses traits presque enfantins, tant de puret dans ses yeux bleus, sur son front, magnifiquement encadr dune luxuriante chevelure blonde, quelle absorbait pour ainsi dire le regard, et quon ne voyait pas les misrables vtements qui enveloppaient cette ravissante

  • 48

    figure, vritable apparition au milieu de la misre noire et nue, et de latmosphre de crime o elle vivait.

    Mathurine la regarda quelques instants en silence et il et t difficile de deviner, sur ses traits impassibles, le sentiment que faisait natre en elle la vue de cette enfant.

    Michelette, dit-elle enfin, dune voix basse et sombre, et en lui montrant le couteau dont elle se servait pour couper son pain, vois-tu cela ?

    La jeune fille regarda le couteau et se mit frissonner, effraye par le ton dont sa mre venait de prononcer cette parole.

    Tu vois ce couteau, reprit Mathurine, eh bien ! retiens ce que je vais te dire : on ma assur quon tavait rencontre un soir, causant avec Joseph Marchal, le fils du misrable qui a vendu ton frre ; je ne te demande pas si cest vrai, ni si tu es capable dune pareille lchet : je te dis seulement que le jour o jen aurai la preuve, la lame de ce couteau me dbarrassera de toi !

    Mre, balbutia la jeune fille dune voix tremblante, je vous assure

    Tais-toi ! scria la vieille ; que ce soit vrai ou non, tu nieras ; tais-toi donc ! je ne men rapporte qu moi seule, du soin de connatre la vrit. Je veillerai, et tu sais si je suis capable de tenir ma parole ; maintenant, va-t-en, cest tout ce que javais te dire.

    La jeune fille se retira dans sa chambre sans rpondre un mot.

    Une heure aprs, la chaumire de Mathurine Salviat tait plonge dans lobscurit.

    Lombre avait tout envahi et tout dormait alentour.

  • 49

    Mais Michelette veillait ; elle attendit une heure encore, puis se leva, shabilla la hte, et quand elle se fut assure que le sommeil de sa mre tait trop profond pour quun bruit lger pt lveiller, elle ouvrit avec une extrme prcaution la porte de la chaumire, et sortit.

    Une fois dehors, elle jeta droite et gauche des regards inquiets, puis tourna droite et se mit marcher rapidement, en rasant les maisons et en choisissant le ct de la ruelle qui se trouvait dans lombre.

    Au bout de quelques instants elle atteignait la lisire dun petit bois de chtaigniers, jet comme une verte oasis dans ce pays nu, morne et plat.

    Elle hsita un instant pntrer dans le bois, dont la sombre paisseur avait quelque chose de mystrieux et de sinistre, bien fait pour effrayer une jeune fille, surtout cette heure de la nuit ; mais son nom murmur quelques pas la rassura comme par enchantement, et elle slana sans hsiter dans le petit sentier, lentre duquel elle stait arrte.

    Elle avait fait dix pas peine lorsquune main sempara de la sienne, quelle ne chercha pas retirer.

    Michelette ! murmura linconnu dune voix pleine dmotion.

    Joseph ! dit Michelette en sappuyant sur lpaule du jeune homme, je ne sais comment jai eu le courage de venir jusquici.

    Qui peut donc teffrayer de la sorte ?

    Ma mre souponne notre amour, et tout lheure elle ma fait des menaces qui me font frmir. Ah ! cest que tu ne connais pas ma mre, Joseph !

    Eh ! comment ne la connatrais-je pas ? rpondit le jeune homme, nest-ce pas elle qui a frapp mon pre ? Nous devons

  • 50

    tout craindre dune pareille femme, et cest pour cela, Michelette, que jai hte de quitter ce pays maudit, o le crime est partout, jusque dans lair que lon respire, o nous finirions par succomber nous-mmes, toi comme ta sur ou ton frre, moi comme mon pre.

    Joseph Marchal, car ctait lui, pronona ces derniers mots voix basse et avec laccent dune profonde tristesse.

    Michelette allait rpondre lorsquun lger bruit se fit entendre dans un massif darbustes qui slevait quelques pas deux.

    La jeune fille se jeta toute tremblante dans les bras de son amant.

    Tu as peur ! dit celui-ci en souriant.

    Nas-tu pas entendu ? fit Michelette.

    Ce bruit ? mais cest le vent de la nuit, ou quelque livre peureux que nos paroles effrayent.

    Ah ! nimporte, il faut que je rentre.

    Dj ?

    Si ma mre sapercevait de mon absence

    Joseph serra les mains de lenfant dans les siennes.

    Pauvre Michelette ! dit-il dune voix douce et tendre, ta vie est une continuelle inquitude, tu vis au milieu de craintes incessantes Mais cela a dj trop dur, et crois-moi jai lespoir de toffrir bientt une autre existence.

    Que dis-tu ?

    Jai des projets.

    Lesquels ?

  • 51

    Il y a un mois environ, jai crit M. Michaud.

    Ton parrain !

    Lui-mme.

    Il est riche ?

    Et il maime il sait que je veux rester honnte homme, que je veux travailler, et que je nai quune ambition, celle de quitter ce village maudit

    Tu partirais !

    Jen ai lespoir M. Michaud ma rpondu il est heureux des sentiments que je lui ai exprims, et dans la lettre quil mcrit et que jai sur moi, il mannonce quil va venir ici, lui-mme, pour causer avec moi !

    Bientt ?

    Ce soir je lattends il memmnera avec lui ; il me donnera une place dans sa maison ; comprends-tu ? et une fois l, Michelette, tu viendras aussi ; nous travaillerons, nous ferons des conomies, et, qui sait, un jour peut-tre, je pourrai tappeler ma petite femme

    Pour toute rponse, Michelette remua tristement la tte.

    Partir ! murmura-t-elle, avec un sanglot, nous sparer et que deviendrai-je, quand tu ne seras plus l Ta prsence au moins me soutient et me donne du courage la pense de te voir quelquefois adoucit lamertume de ma position, et sil me fallait y renoncer je sens que jen mourrais.

    Joseph baisa doucement le front de la jeune fille

    Voyons ! voyons, lui dit-il, ne te fais pas de peine, ma bonne petite Michelette ; si je te voyais pleurer, cela mterait tout mon courage et Dieu sait que jen ai besoin eu ce moment.

  • 52

    Et tu es sr que M. Michaud va venir ?

    Dans une heure.

    Il ta prvenu de son arrive ?

    Il doit arriver par le chemin creux qui longe le bois, et comme mon parrain connat le pays, quil sait combien il est dangereux dy voyager la nuit, il ma pri de venir au-devant de lui.

    Michelette ne rpondit pas.

    Pour la seconde fois, un bruit singulier venait de se faire entendre dans le massif contre lequel ils taient adosss, et, pour la seconde fois aussi, Michelette avait fait un mouvement effar.

    Oh ! jai bien entendu ! scria-t-elle dune voix trangle.

    En effet rpondit Joseph.

    Qui cela peut-il tre ?

    Le jeune homme tait dj all voir mais quand il atteignit le massif, il ny avait plus personne.

    Ce ntait pas un livre cependant, ce ntait pas le vent non plus ; ctait bien un homme qui sy tenait cach, et qui depuis un quart dheure navait rien perdu de leur conversation.

    Quand il eut appris tout ce quil voulait savoir, il se glissa hors du massif, comme un reptile, rampa tortueusement le long du bois, et gagna, le corps pench, loreille au guet, attentif au moindre bruit, la chaumire o habitait Mathurine Salviat.

    Arriv au seuil de la porte, il sarrta jeta un regard furtif derrire lui, pour bien sassurer que personne ne lavait suivi et navait pu le voir, et, poussant la porte, il pntra hardiment dans la chambre

  • 53

    Au bruit quil fit en entrant, la vieille se dressa en sursaut sur son lit, et son il ardent chercha percer lobscurit qui lenveloppait.

    Qui va l ? cria-t-elle dune voix nergique et forte.

    Chut ! fit lhomme en se dirigeant vers le lit.

    Mais Mathurine avait dj allum une chandelle, et avait saut courageusement bas de son lit.

    Elle se trouva alors en face de linconnu et sarrta stupfaite et presque effraye.

    Toi ! toi ! ici ! scria-t-elle, avec un rayonnement subit dans toute sa physionomie.

    Oui, moi, rpondit lhomme.

    Tu as pu tchapper de l-bas ?

    Vous voyez

    Ah ! je savais bien que je te reverrais

    Et la malheureuse, tendant les bras, lattira sur sa poitrine, o elle le retint quelques minutes, en laccablant de caresses et de baisers. Ctait son fils ! Eugne Salviat

    Il stait vad du bagne de Brest, et avait russi gagner le village de Saint-Georges. Lamour maternel a parfois dtranges aberrations, et ctait cet enfant que Mathurine avait toujours prfr.

    Mais voyons, mon enfant, dit-elle aprs les premiers moments deffusion, tu as faim, nest-ce pas ? tu es fatigu tu as besoin de prendre quelque chose Je vais rveiller ta sur.

    Michelette !

    Ne veux-tu pas la voir ?

  • 54

    Je lai vue ! rpondit Salviat, avec un singulier sourire.

    Comment ? dit la mre.

    Vous croyez quelle dort ?

    Sans doute.

    Eh bien ! elle est plus veille que vous et moi.

    Qui te la dit.

    Je viens de la rencontrer.

    O cela ?

    Prs du bois.

    Avec Marchal, peut-tre ?

    Prcisment

    La vieille fit entendre un grognement sourd et prolong, et ses poings se crisprent avec fureur.

    Ah ! je veux aller les trouver, scria-t-elle les yeux pleins dclairs.

    Son fils la contint.

    Nen faites rien, mre, rpondit-il laissez, au contraire, Michelette avec le Marchal, et reposez-vous sur moi pour le reste.

    Quelle est donc ton ide ?

    Vous le saurez.

    Que comptes-tu faire ?

    Je vais retourner au petit bois.

  • 55

    Que dis-tu ? mais on peut te voir te dnoncer ! Reste ici plutt et cache-toi chez un des ntres ; tu sais bien que tous les Salviat nous sont dvous.

    Je le sais, mais, dabord, il faut que personne ici, pas mme ma sur ne me voie, car, ds demain, les gendarmes, prvenus de mon vasion, viendront faire une battue dans Saint-Georges, et il est bon que tout le monde soit convaincu, en dclarant que je nai pas t vu dans le pays. Habitus par mtier lire sur les physionomies, ils reconnatront bien quon leur dit la vrit ; ils battront alors la campagne dun autre ct, et perdront ma trace.

    Je comprends cela ; mais o comptes-tu aller en quittant Saint-Georges ?

    Paris.

    Cest bien dangereux.

    Cest au contraire le parti le plus prudent : un homme se voit dans un dsert, il est confondu dans une foule ; et puis, jai un plan ! Enfin, vous verrez bientt des choses qui vous tonneront singulirement, je ne vous en dis pas davantage pour aujourdhui.

    Mais tu ne mas pas dit ce que tu voulais aller faire au petit bois.

    Eugne Salviat ne rpondit pas ; il promena lentement ses regards autour de lui ; puis, apercevant le couteau dont sa mre stait servi, deux heures auparavant, il le prit, lexamina attentivement, en serra le manche dans sa main comme pour voir sil sy adaptait bien ; et, regardant Mathurine avec une expression qui la fit frissonner :

    Comprenez-vous ? lui dit-il.

    Oui, oh ! oui, je tai compris, murmura celle-ci avec une joie froce ; tu vas le tuer, lui, le fils de notre ennemi.

  • 56

    Le forat haussa lgrement les paules :

    Allons donc, dit-il, me prenez-vous pour un niais ? moi, aller assassiner Joseph Marchal, le surlendemain de mon vasion ! mais autant vaudrait crire au procureur du roi pour lui faire savoir la route que jai prise, le sjour que jai fait ici, et la direction que je prendrai en partant ; car le premier, ou pour mieux dire, le seul individu sur lequel se porteraient immdiatement les soupons de la justice, ce serait moi, forat vad, victime et ennemi mortel de Jean Marchal et de son fils. Non, non, je ne suis pas si simple que cela ; je vous dis, mre, que jai une vengeance terrible entre les mains, et vous en jugerez bientt. Les imbciles ou les faibles sacrifient leur fortune leur vengeance, moi je suis de ceux qui savent utiliser jusqu leur vengeance et la faire concourir leur fortune. Mais le temps presse, donnez-moi cette lampe pour un instant.

    Il prit la lampe de fer et passa dans la chambre de sa mre, o celle-ci le laissa bientt seul, aprs lui avoir trouv une veste brune et un pantalon de toile grise.

    Quelques minutes suffirent au forat pour changer de toilette et de physionomie ; quand il reparut devant sa mre, celle-ci le trouva compltement mconnaissable et lassura quil pourrait tromper galement les regards de ses meilleurs amis et ceux de ses plus mortels ennemis.

    prsent, mon couteau, dit le forat.

    Il prit larme, la glissa dans sa poche et se prpara sortir.

    Je ne te demande pas qui tu vas frapper, puisque tu juges propos de garder ce secret pour toi, lui dit Mathurine, mais je te recommande la prudence, mon enfant, et je tengage te rappeler ton pre, tu dun coup de pistolet par un voyageur quil croyait sans armes.

    Mon pre navait pas pass deux annes, au bagne, rpondit Salviat ; or, sil est un lieu au monde on lon apprenne

  • 57

    la ruse et la circonspection, cest l. Adieu donc, ma mre, et brlez ou enterrez les vtements dont je viens de me dbarrasser.

    Je ny manquerai pas ; o et quand te reverrai-je ?

    Bientt, et Paris.

    La vieille voulut encore parler elle avait mille choses lui dire ; mille inquitudes aussi lui troublaient lesprit ; mais Salviat tait impatient, il sarracha vivement aux questions de sa mre, repoussa avec douceur ses embrassements, et, slanant dans le chemin plein dombre, il reprit la route quil avait suivie pour venir.

    Un quart dheure aprs, il arrivait lendroit quil voulait atteindre.

  • 58

    IV

    LA VENGEANCE DE SALVIAT

    Quand Eugne Salviat ne fut plus qu cent pas du bois de chtaigniers, il aperut sur une petite minence Joseph et Michelette, qui, la main dans la main, paraissaient se parler voix basse. Ils demeurrent ainsi quelques instants, vivement clairs par les limpides rayons de la lune, et formant, sur la hauteur o ils se dessinaient, un groupe quon et dit sculpt par quelque grand artiste, tant la pose et les lignes en taient harmonieusement combines.

    Enfin, ils se rveillrent comme en sursaut du beau rve quils faisaient tous deux, et Michelette prsenta son front au chaste baiser de son amant.

    Dieu veuille, dit-elle dune voix mlancolique et douce, que tous ces projets se ralisent, car je serais bien heureuse, sil en tait ainsi.

    Et pourquoi ne se raliseraient-ils pas ? scria Joseph, avec la conviction nave et forte de la jeunesse. Crois-le bien, Michelette, cest notre honntet qui nous sauvera Dieu est avec nous, et, sil ne faut que travailler et persvrer dans la voie que jai choisie, je suis sr darriver mon but.

    Que le ciel tentende !

    Prie-le pour nous deux.

    Adieu donc, Joseph !

  • 59

    bientt, Michelette ! bientt ! Et ils se sparrent.

    Ctaient deux beaux enfants, honntes, chastes et vaillants. Ils avaient souffert ensemble les mmes douleurs, leurs curs avaient saign de la mme blessure, et ils faisaient le rve de traverser la vie en se donnant la main.

    Pauvres enfants ingnus ! ils ne savaient pas quelles dures preuves les attendaient dans le rude sentier o ils sengageaient si hroquement.

    Michelette descendit lentement le chemin qui conduisait au village, et tandis que Joseph la suivait du regard, Salviat se glissa jusqu lendroit au-dessus duquel slevait le bois, et se blottit derrire un pais rideau de ronces et de plantes grimpantes, qui tombaient comme une cascade, de lminence o se tenait Joseph jusquau bas du chemin creux.

    Une demi-heure se passa dans le plus profond silence, Joseph Marchal rvant Michelette, et Eugne Salviat cherchant distinguer, parmi les bruits vagues et confus qui slvent la nuit dans la campagne, les pas dun cheval ou ceux dun homme ; car il ignorait comment voyagerait M. Michaud, et ctait lui quil attendait.

    Au bout de trois quarts dheure environ, un bruit cadenc se fit entendre au loin, mais si lger que Joseph ne lentendit pas, et quil fallut toute lattention de Salviat pour le saisir.

    Bon, pensa-t-il, le voil, et il est cheval.

    Il se dgagea de la touffe de plantes sous laquelle il stait enfoui, tira son couteau de sa poche, et, layant ouvert, il attendit tranquillement que le cavalier ft sa porte.

    Quelques minutes se passrent de la sorte ; puis le forat prta de nouveau loreille avec une expression inquite.

    Cest trange, murmura-t-il entre ses dents, on dirait quils sont plusieurs.

  • 60

    Convaincu quil ne pouvait tre vu par Joseph Marchal, le terrain o se tenait celui-ci surplombant de deux pieds lexcavation dans laquelle il stait cach, Eugne Salviat sortit tout fait de sa retraite, monta sur une grosse pierre, position do son regard pouvait stendre dans la plaine, et tourna les yeux vers la direction o venait de se faire entendre un trot de cheval.

    Dabord, il naperut quun cavalier, mais, en portant ses regards plus loin, il vit deux cents pas en arrire un groupe mobile, dans lequel il crut reconnatre deux ou trois autres cavaliers.

    Diable ! pensa-t-il, voil des gens qui vont me gner.

    Il attendit quelques instants encore, les regards toujours tourns vers le mme point, et cherchant deviner de combien de personnes se composait le groupe qui suivait le premier cavalier, cest--dire M. Michaud, car Salviat ne doutait pas que ce ne ft lui.

    mesure que les cavaliers se rapprochaient, linquitude se peignait sur les traits du forat, puis bientt une violente motion le fit tressaillir.

    Mais non, scria-t-il tout coup, je ne me trompe pas, ce sont bien eux !

    Et se penchant hors de lexcavation, plaant sa main sur ses yeux pour donner plus dacuit son regard :

    Maldiction ! reprit-il presque aussitt les dents serres et avec un accent de rage concentre, ce sont eux les gendarmes ? ils so