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3 ibid., p. 105 1 6 EMES JOURNÉES NATIONALES DE LA FÉDÉRATION ADDICTION Marseille, 9-10 juin 2016 Représentations de soi, de l’addiction, du soin et de l’avenir : quelles rencontres et quelles co-constructions ? J. Schmitt-Debjay, médecin addictologue, P. Gaudriault, psychologue, E. Marchin, psychologue, V. Blanc, psychologue CAP14 ANPAA75 (5bis, rue Maurice Rouvier 75014 Paris) Nous allons vous présenter une démarche de recherche entreprise dans plusieurs CSAPA de l’ANPAA pour tenter de mieux comprendre les représentations chez les personnes en difficulté avec l’alcool et leur évolution au cours des soins. Il s’agit d’une recherche qualitative pluridisciplinaire qui explore et interroge plusieurs dimensions psychiques des personnes que nous rencontrons et que nous soignons : leur capacité cognitive, l’image qu’ils se font d’eux-mêmes et de leur rapport à l’alcool, et aussi la façon dont ils se représentent leur qualité de vie et de leur parcours de soins. Notre hypothèse est que toutes ces représentations sont susceptibles d’évoluer au cours des soins. Il s’agit de confirmer ce qui peut déjà s’observer cliniquement : un patient qui boit moins enrichit son activité mentale et représentationnelle ; un patient qui développe ses activités représentationnelles est capable de mieux contrôler son rapport à l’alcool. Cette hypothèse sur l’importance des représentations mentales dans la conduite addictive a été l’objet d’une réflexion chez un certain nombre d’équipes qui travaillent avec des patients en difficulté avec l’alcool. Dans un ouvrage récent, Henri Gomez et ses collaborateurs ont constaté, je cite, qu’« un des enjeux majeurs du soin consiste… à modifier les représentations que le sujet a de la molécule, du vin, de la bouteille, de lui-- même et de son environnement 1 ». Ces auteurs ont eu le mérite de mettre l’accent sur l’importance de « faire reculer les ombres portés sur la problématique alcoolique 2 ». C’est- à-dire qu’ils s’attaquent aux représentations négatives qui prévalent encore aujourd’hui à propos de l’alcool et qui ont fini par devenir des stéréotypes contribuant à l’enfermement de l’alcoolique dans son addiction. L’alliance thérapeutique avec les soignants et les aidants passe par la modification de ces représentations négatives, que Micheline Claudon et Henri Gomez considèrent comme autant de « mines prêtes à exploser 3 » risquant de ruiner toute possibilité de prise en charge. Nous ne pouvons que souscrire à cette perspective qui met l’accent sur la force des représentations sociétales qui affectent la personne abusant de l’alcool, aussi bien en elle-même que dans son environnement. 1 Henri Gomez, Micheline Claudon, Gérard Ostermann (2015). Les représentations de l’alcoolique. Images et préjugés. Paris, Eres, p. 9 2 ibid., p. 379

6èmes journée nationales de la Fédération Addiction - Représentations de soi, de l’addiction, du soin et de l’avenir : quelles rencontres et quelles co-constructions ?

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6EMES JOURNÉES NATIONALES DE LA FÉDÉRATION ADDICTIONMarseille, 9-10 juin 2016Représentations de soi, de l’addiction, du soin et de l’avenir : quelles rencontres et quelles co-constructions ?J. Schmitt-Debjay, médecin addictologue, P. Gaudriault, psychologue, E. Marchin, psychologue, V. Blanc, psychologue CAP14 – ANPAA75 (5bis, rue Maurice Rouvier 75014 Paris)

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3 ibid., p. 105

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6EMES

JOURNÉES NATIONALES DE LA FÉDÉRATION ADDICTION

Marseille, 9-10 juin 2016

Représentations de soi, de l’addiction, du soin et de l’avenir :

quelles rencontres et quelles co-constructions ?

J. Schmitt-Debjay, médecin addictologue, P. Gaudriault, psychologue,

E. Marchin, psychologue, V. Blanc, psychologue

CAP14 – ANPAA75 (5bis, rue Maurice Rouvier 75014 Paris)

Nous allons vous présenter une démarche de recherche entreprise dans plusieurs CSAPA de

l’ANPAA pour tenter de mieux comprendre les représentations chez les personnes en

difficulté avec l’alcool et leur évolution au cours des soins.

Il s’agit d’une recherche qualitative pluridisciplinaire qui explore et interroge plusieurs

dimensions psychiques des personnes que nous rencontrons et que nous soignons : leur

capacité cognitive, l’image qu’ils se font d’eux-mêmes et de leur rapport à l’alcool, et aussi la

façon dont ils se représentent leur qualité de vie et de leur parcours de soins. Notre hypothèse

est que toutes ces représentations sont susceptibles d’évoluer au cours des soins. Il s’agit de confirmer ce qui peut déjà s’observer cliniquement : un patient qui boit moins enrichit son activité mentale et représentationnelle ; un patient qui développe ses activités représentationnelles est capable de mieux contrôler son rapport à l’alcool.

Cette hypothèse sur l’importance des représentations mentales dans la conduite addictive a été l’objet d’une réflexion chez un certain nombre d’équipes qui travaillent avec des patients en difficulté avec l’alcool. Dans un ouvrage récent, Henri Gomez et ses collaborateurs ont constaté, je cite, qu’« un des enjeux majeurs du soin consiste… à modifier les représentations que le sujet a de la molécule, du vin, de la bouteille, de lui-­ même et de son environnement1 ». Ces auteurs ont eu le mérite de mettre l’accent sur l’importance de « faire reculer les ombres portés sur la problématique alcoolique2 ». C’est-­­ à-­­dire qu’ils s’attaquent aux représentations négatives qui prévalent encore aujourd’hui à propos de l’alcool et qui ont fini par devenir des stéréotypes contribuant à l’enfermement de l’alcoolique dans son addiction. L’alliance thérapeutique avec les soignants et les aidants passe par la modification de ces représentations négatives, que Micheline Claudon et Henri Gomez considèrent comme autant de « mines prêtes à exploser3 » risquant de ruiner toute possibilité de prise en charge. Nous ne pouvons que souscrire à cette perspective qui met l’accent sur la force des représentations sociétales qui affectent la personne abusant de l’alcool, aussi bien en elle-­­même que dans son environnement.

1

Henri Gomez, Micheline Claudon, Gérard Ostermann (2015). Les représentations de l’alcoolique. Images et

préjugés. Paris, Eres, p. 9 2

ibid., p. 379

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Mais notre optique de travail est un peu différente parce que nous pensons que la question des représentations n’est pas seulement une question sociétale et morale, mais aussi un problème d’expérience vécue, de vie émotionnelle et d’organisation psychique, qui sont directement affectées par l’abus d’alcool. Il s’agit donc plutôt de s’intéresser aux représentations psychiques ou mentales, c’est-­­à-­­ dire la façon dont une personne se considère elle-­­même et dans son rapport avec les autres. Et pour bien comprendre comment ces représentations sont affectées par l’alcool, il faut partir de l’état qui est originairement recherché dans la prise alcoolique, état de conscience modifiée, intensifiée ou annihilée, peut-­­être pour faire écran à ce qui est devenu intolérable en soi, ou insuffisant en absence de prise du produit.

Nous nous référons là aux travaux de la psychanalyste Joyce Mc Dougall qui, dans une phrase célèbre, a affirmé que ce qui sous-­­tend la conduite addictive « est le besoin de se débarrasser aussi rapidement que possible de tout sentiment d’angoisse, de colère, de culpabilité ou de tristesse…, voire même des sentiments en apparence agréables ou excitants mais qui sont vécus inconsciemment comme défendus ou dangereux4 ». Il y a donc là, avec l’effet de l’alcool, un évitement de certaines représentations qui vont finir par s’estomper ou disparaître, l’alcool va brouiller durablement les capacités représentationnelles et cognitives de celui ou celle qui s’y adonne. La fonction thérapeutique et les soins psychiques qui peuvent être entrepris visent donc à restaurer, au moins en partie, ces capacités représentationnelles et cognitives, et de se confronter à la part du soi qui a été masquée par l’alcool, et c’est cette évolution que nous voulons montrer dans notre recherche.

Une première recherche sur les psychothérapies

Une première recherche a été réalisée dans le CSAPA de l’ANPAA75 entre 2011 et 20145. Elle cherchait à montrer que les psychothérapies réalisées dans ce cadre pouvaient permettre de développer de nouvelles représentations de soi et de restaurer une certaine liberté de pensée à laquelle l’alcool s’opposait.

Cette hypothèse a été étudiée en observant des patients en difficulté avec l’alcool à deux moments de leur thérapie : au début de leur traitement (t1) et une deuxième fois, un an plus tard (t2). Ce double examen comprenait un entretien semi-­­directif et un test de Rorschach. Cinq psychologues thérapeutes de l’ANPAA 75 ont été impliqués dans la recherche. Leurs méthodes psychothérapiques étaient éclectiques, mais avaient en commun l’objectif d’aider le patient à progresser dans la représentation de soi et de réfléchir à son rapport à l’alcool. 18 patients ont été inclus dans la recherche seulement 13 ont effectué une psychothérapie et ont pu être retestés en t2. Dans 11 cas sur 13, le rapport à l’alcool avait sensiblement changé, son usage avait diminué au stade t2 ou était devenu intermittent.

4 Joyce Mc Dougall (2001), « L’économie psychique de l’addiction », in Anorexie, addictions et fragilités

narcissiques, Paris, Puf., p. 15. 5

Elodie Marchin,Valérie Blanc, Pierre Gaudriault, Ruben Rosenberg (2015), Une recherche clinique et

projective sur les psychothérapies en alcoologie. Psychotropes, 21(4), 81-­­103.

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L’un des résultats les plus importants de cette étude est que les patients qui avaient progressé cliniquement avaient développé de nouvelles représentations dans leur Rorschach dans le retest un an après le début de leur thérapie6. Ces représentations étaient en rapport avec une meilleure capacité relationnelle, ce qu’on appelle dans le Rorschach, des kinesthésies coopératives, par exemple : « deux clowns qui se tiennent par la main et qui dansent… » (Femme, 58 ans, planche II). Mais on voyait aussi apparaître en t2 des réponses moins harmonieuses et même franchement inquiétantes, par exemple « un animal maléfique avec des ailes impressionnantes, une chauve-­­souris gigantesque et terrifiante… » (homme, 51 ans, planche I). Ces réponses, sensiblement dysphoriques (cotées Clob), sont plus surprenantes. Elles pourraient correspondre à l’émergence d’angoisses archaïques contre lesquelles les patients tentaient justement de se protéger avec l’alcool. Elles constituent en fait un progrès dans la représentation de soi. Il pourrait s’agir d’un stade nécessaire du traitement avant de trouver l’apaisement.

Une nouvelle recherche élargie

Cette étude pilote nous a conforté dans l’intérêt d’approfondir la question des représentations mentales comme un marqueur important de la capacité des patients de modifier leur rapport à l’alcool et de retrouver une certaine autonomie psychique. L’analyse critique de cette étude nous a fait évoluer à partir de fin 2015 vers la mise place d’un protocole de recherche élargi dans deux directions nouvelles.

La première tient au constat que les psychothérapies réalisées dans le CSAPA75 ne constituaient qu’une partie des soins et de l’accompagnement prodigués aux patients. Sans doute la réflexion sur les représentations était particulièrement développée au cours de ces thérapies mais nous savons bien que la prise en charge alcoologique nécessite d’autres interventions à différents niveaux, que ce soient des soins médicaux ambulatoires, des hospitalisations de sevrage ou de post-­­cure, un accompagnement social, des ateliers thérapeutiques ou de la psychomotricité. C’est la globalité de cette prise en charge, personnalisée pour chaque patient, qui contribue à son soin psychique et lui permet d’évoluer dans ses représentations. Nous avons donc mieux intégré dans cette nouvelle recherche la dimension interdisciplinaire des soins en y impliquant différents partenaires, médecins, psychologues et travailleur social. Notons que notre équipe de recherche s’est élargie également à des membres des CSAPA ANPAA du Val d’Oise et de l’Yonne, nous les remercions ici de leur soutien, notre groupe de recherche comprend ainsi dix personnes. Elles incarnent une certaine diversité dans l’abord clinique et l’accompagnement des patients selon leur statut professionnel et la structure dans laquelle elles travaillent.

Il est possible que les représentations des patients se co-­­construisent dans la relation établie avec tel professionnel et que cette relation ne soit pas la même dans un entretien, dans un groupe, en position assise, debout, allongée, avec ou sans médiation, dans ou hors les murs de l’institution. Et c’est finalement le patient lui-­­même qui va accorder plus ou moins d’importance à certains aspects de sa prise en charge, qu’il investit

6 Ces résultats sont tirés d’un rapport présenté à la 6

ème journée d’étude de l’ANPAA75 par V. Blanc, L. Fouré,

P. Gaudriault, D. Leclerc, E. Marchin, R. Rosenberg.

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librement auprès d’un ou plusieurs interlocuteurs dans le dispositif de soins. Les professionnels apportent des outils spécifiques acquis par leur formation et leur expérience mais ils considèrent que le patient lui-­­même est le mieux placé pour décider de ce qui lui convient le mieux, c’est-­­à-­­dire, en évitant d’enfermer le patient dans une trajectoire déjà écrite et où il n’aurait plus l’espace pour créer sa voie propre. Se soigner est finalement une formidable occasion d’ouvrir et d’explorer sa créativité, ce qui était indicible alors par d’autres voies. On peut ainsi penser que le fait même de travailler sur les représentations est thérapeutique et qu’il peut même constituer un outil en soi. Sans oublier les événements de vie qui participent à l’évolution de ces représentations.

Nous avons observé dès notre première étude, que les patients se sont saisis de cette situation comme d’une occasion d’en savoir plus sur eux-­­mêmes, et pour certains, comme d’un prolongement de leur thérapie. Au terme de la recherche, les patients ont pu bénéficier d’une restitution de leurs résultats, ce qui leur permettait de faire le point sur leur état avec un observateur extérieur à leur traitement. Nous souhaitons réellement que cette nouvelle recherche prolonge et développe cette perspective d’enrichissement de la pratique clinique, dans une position de praticiens-­­ chercheurs, nous apparentant ainsi à une recherche-­­action, comme elle a été conceptualisée dans le domaine des sciences sociales par René Barbier, le rôle et la fonction du chercheur devant être interrogés dans leurs implications par rapport à la pratique7.

Moyens d’observation

En plus de cette dimension pluridisciplinaire, nous avons voulu donner une assise plus large à nos moyens d’observation des changements dans les représentations au cours des soins. Cette question des représentations se trouve au carrefour de plusieurs niveaux de réalité, une réalité culturelle, familiale et sociale, et également une réalité psychique tenant à l’histoire particulière d’un sujet, et c’est l’interaction de ces réalités qui se combine à la conduite alcoolique. Il s’agit donc d’un phénomène complexe qui exige plusieurs niveaux d’observation. Nous avons choisi d’en sélectionner quatre.

1) McGill Illness Narrative Interview (MINI) et représentation de sa maladie

C’est un questionnaire semi-­­structuré qui explore les représentations que le patient se fait de sa maladie. Allan Young, l’un des créateurs du MINI, a suggéré que les individus utilisent de multiples schémas représentationnels et des modes de raisonnement pour raconter leur maladie, d’une façon qui peut être complexe et quelques fois contradictoire8. Il a montré que des patients confrontés à des maladies graves ne donnent pas toujours d’attribution causale à leur maladie. Les modèles d’attributions causales de la maladie révèlent seulement une petite partie des nombreuses représentations qui sont en jeu dans les comportements par rapport à la santé. Il s’agit donc de susciter chez le patient un récit de sa maladie. Ce récit peut intégrer des

7 BARBIER R. (1996). La recherche-action. Paris, Anthropos.

8 Danielle Grolleau, Allan Young, Laurence J. Kirmayer, (2006). The McGill Narrative Interview (MINI) : an

interview Schedule to elicit meanings and modes of reasoning related to illness experience. Transcultural

psychiatry, 43(4), 671-691.

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représentations personnelles, familiales et sociales de la maladie. Le MINI est organisé pour faire apparaître trois types de raisonnement au sujet des représentations des symptômes ou des maladies :

1. Les modèles explicatifs, fondés sur une attribution causale (Ex : « J’ai eu une

attaque cardiaque parce que j’étais trop stressé »). 2. Les prototypes impliquent un raisonnement fondé sur des événements saillants

de sa propre expérience ou de l’expérience des autres, qui permettent d’élaborer une signification de la maladie par analogie (Ex : « L’année dernière, mon oncle et ma tante sont morts d’un cancer du poumon, j’ai été effrayé et j’ai décidé de ne plus fumer »).

3. Les complexes de chaîne dans lesquelles les expériences passées sont liées aux symptômes actuels à travers une séquence d’événements concomitants aux symptômes sans aucune connexion causale ni prototype saillant (Ex : « À l’époque de mon divorce, j’ai commencé à avoir des douleurs dans la poitrine. Puis j’ai attrapé une toux qui ne voulait pas partir »).

Quoique le MINI ne semble pas avoir été utilisé en retest (ni d’ailleurs en alcoologie), nous faisons l’hypothèse que le discours sur la maladie est susceptible d’évoluer au cours des soins, et surtout qu’ils peuvent se développer et s’organiser dans une vision cohérente de son histoire personnelle.

2) AQoLS et représentation de la qualité de vie

L’élaboration de cette échelle de qualité de vie pour les personnes souffrant d’un trouble de l’usage de l’alcool est fondée sur la critique de la méthode traditionnelle d’évaluation des résultats des traitements qui ne prend en compte que le nombre de jours d’abstinence. Ceci d’autant plus que la stratégie de soins actuelle souvent ne vise plus l’abstinence totale mais la réduction des consommations. Quoi qu’il en soit, la mesure des consommations ne rend pas suffisamment compte de leur qualité de vie en rapport avec leur santé (HRQOL). On sait que cette qualité de vie est gravement perturbée en cas d’abus d’alcool. Elle devrait évoluer avec le changement de comportement par rapport à l’alcool. La qualité de vie (HRQOL) est définie par l’Agence des médecines européennes comme « la perception subjective du patient de l’impact de sa maladie et de ses traitements sur sa vie quotidienne, matérielle, de son fonctionnement psychologique et social et de son bien-­­être ».

L’étude de validation de l’AQoLS a été réalisée sur un échantillon de 236 cas 9, faisant apparaître sept dimensions :

-­­ limitations de l’engagement dans les activités familiales, sociales et professionnelles,

-­­ impact négatif dans les relations à l’entourage et dans la confiance et la communication avec les autres,

-­­ coût financier et délaissement des aspects organisationnels,

9 Luquiens A., Whalley D., Crawford S.R., Laramée P., Doward L., Price M., Hawken N., Dorey J. Owens L. ,

Llorca P.M.,Falissard B., Aubin H.J. (2015). Validation of a new patient-reported outcome instrument of health-

related quality of life specific to patients with alcohol use disorder : the Alcohol Quality of Life Scale (AQoLS).

Manuscrit accepté in Quality Life Research, 24(6), 1471-81.

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-­­ émotions négatives : culpabilité, honte, gêne, haine de soi, apathie et absence de plaisir,

-­­ dégradation de l’estime de soi, -­­ perte de contrôle et restriction de la liberté de choix, -­­ altération du sommeil.

Cette échelle est construite dans le but d’obtenir une modification du score global avec l’évolution thérapeutique. A notre connaissance, aucune étude de ce genre n’a encore été faite avec cet instrument.

3) Etude des représentations d’objet avec le Rorschach

Dans le Rorschach, le concept de représentation d’objet a été élaboré par Sydney Blatt10. Il a défini la représentation d’objet comme l’ensemble de schèmes mentaux conscients et inconscients en rapport avec soi-­­même et avec son entourage affectif. Il y a une interaction permanente entre les relations interpersonnelles passées et présentes et le développement de ces représentations qui constituent le monde interne d’un individu. Elles peuvent évoluer avec la psychothérapie. Le Rorschach peut témoigner de cette évolution, comme nous l’avons déjà observé dans la précédente recherche. Nous faisons à nouveau l’hypothèse que les soins psychiques vont permettre un développement de la mentalisation et que ce développement apparaîtra dans de nouvelles réponses expressives qui ne sont pas toujours harmonieuses et socialisées, comme nous l’avons vu, elles peuvent traduire des angoisses archaïques qui étaient occultées par l’alcool, mais correspondre à un passage nécessaire dans l’évolution psychique du patient.

4) Etude du déficit cognitif avec le MoCa

Des chercheurs de Sofia (Bulgarie), Svetoslav Savov and Nikola Atanassov (2013), ont noté que le concept de mentalisation « combine l’herméneutique psychodynamique avec l’évidence fondée sur la pratique et est ouverte aux avancées dans les théories neuro-­­ cognitives contemporaines » (p. 5), ce qui va dans le sens d’associer la réflexion dans ces deux domaines de la recherche. Hélène Beaunieux & al. (2013, ibid.) ont constaté que le déficit de la mémoire épisodique, les troubles exécutifs et de la prise de décision peuvent réduire la motivation au changement. Ils peuvent compromettre la capacité d’acquérir de nouvelles connaissances complexes (Pitel & al., 2007). Ces observations ont été faites avec des programmes d’éducation thérapeutique, mais on peut penser qu’elles concernent aussi toutes sortes de soins psychiques. La gestion de l’alcool pourrait demander un effort cognitif et la capacité de planifier de nouvelles réponses comportementales.

Ainsi le maintien ou la récupération de compétences neuro-­­cognitives pourraient constituer une condition de base dans le processus de développement de la mentalisation. Les études récentes de Marc Copersino & al. (2009), Régis Alarcon & al. (2015) confirment que le MoCa est sensible aux déficits neurocognitifs dûs à l’abus de

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Blatt S.J. (1990). The Rorschach : a test of perception or an evaluation of representation. Journal of

Personality Assessment, 55, 394-416

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substances11. Différentes versions du MoCa permettraient de déceler une éventuelle modification des troubles cognitifs.

Bien entendu, il va y avoir un travail important pour tenter de synthétiser toutes ces données qui n’appartiennent pas du tout au même champ conceptuel. Mais c’est sans doute le challenge auquel nous confronte la question de l’alcool, celui de plonger dans des niveaux de compréhension très différents, ce à quoi la pratique clinique nous convie quotidiennement.

Critères d’inclusion des patients

En ce qui concerne notre dispositif de recherche, nous avons d’abord défini des critères d’inclusion d’une trentaine de patients suivis dans un des CSAPA de l’ANPAA (Paris, Val d’Oise, Yonne). Ces patients devront être inclus au début de leur prise en charge, c’est -­­à-­­ dire dans les trois premiers mois suivant le premier rendez-­­vous. Les patients souffrants de comorbidités psychiatriques aiguës sont exclus de la recherche. Chaque patient devra signer un formulaire de consentement attestant de son engagement éclairé et volontaire dans la recherche.

Quatre stades d’observation

Dans la précédente recherche, les patients étaient examinés au début de leur prise en charge et un an plus tard. Mais on ne peut définir, dès le début du traitement, le temps nécessaire pour obtenir un véritable changement dans les représentations. De fait, l’évolution de chaque patient étant extrêmement variable, ce seuil des douze mois peut se révéler arbitraire et, dans certains cas, largement insuffisant pour observer des remaniements psychiques. L’évolution d’un patient qui modère sensiblement sa consommation d’alcool ou qui devient abstinent traverse souvent une période difficile de sevrage psychique pendant laquelle il peut être extrêmement troublé voire dépressif avant de retrouver un nouvel équilibre dans sa vie. Dans cette nouvelle recherche, nous avons donc décidé d’observer plus finement l’évolution des patients au cours du temps en effectuant après un premier testing en début de prise en charge, trois retests tous les six mois jusqu’à un an et demi après le début des soins. Ces retests comprennent l’utilisation de l’AQoLS pour recueillir le point de vue patient sur son état et de la CGI « amélioration » de R. Von Frenckell12, qui est une hétéro-­­évaluation pour recueillir l’impression clinique globale de son soignant principal. C’est une échelle d’évolution thérapeutique en 7 points qui va de « fortement amélioré » à « fortement dégradé » ; dans notre protocole, elle est cotée trois fois de suite à 6 mois d’intervalle pendant le traitement.

11 M.L. Copersino & al., (2009), Rapid cognitive screening of patients with substance use disorders, Exp. Clin.

Psychopharmacol., 17(5), 337-44 ; Alarcon R., Nalpas B., Pelletier S., Perney P., (2015), MoCa as a screening

tool of neuropsychological déficits in acoholo-dependent patients, Alcoholism Clinical and Experimental

Research, 39(6), 12

Von Frenckell R. (1991) Impressions cliniques globales (CGI), in Guelfi J.D.(Ed.), L'Evaluation Clinique

Standardisée en Psychiatrie, vol. I, 93-97, Editions Pierre Fabre, Castres.

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Vous voyez donc, dans le dispositif général d’observation, qu’il y a quatre stades ; à un an et demi du début des traitements, le MINI, le Rorschach et le MoCa sont repassés une deuxième fois, ainsi que l’AQols, et la CGI pour le soignant principal.

Dispositif d’observation sur un an et demi après le début des soins

Observation T1 Début traitement

T2 à six mois T3 à 12 mois T4 à 18 mois

MINI X X Rorschach X X

AQols X X X X

Moca X X

CGI X X X

Conclusion

Nous avons voulu vous présenter ce tournant dans notre réflexion et notre recherche qui devrait nous conduire sur plus de deux années. C’est un travail de longue haleine et comme toute recherche longitudinale, nous savons qu’il exige de nous patience et persévérance. Mais nous sommes prêts à nous y engager, puisque nous avons déjà constaté que ce type de travail peut donner un nouveau souffle à la pratique et la réflexion clinique. Sans doute est-­­il nécessaire de ne pas perturber le parcours thérapeutique des patients qui est prioritaire et nous croyons qu’au contraire, cette entreprise ne consiste pas à faire d’eux des cobayes, mais des partenaires dans la réflexion à laquelle nous les associons et à laquelle nous pensons qu’ils participeront volontiers, à la fois pour leur progrès personnel et pour contribuer, à leur façon, à l’amélioration des protocoles de soins.