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8 Toute la théologie repose sur l’affirmation selon laquelle l’orthodoxie est première, les hérésies venant ensuite. L’histoire a-t-elle la capacité, par la connaissance qu’elle apporte de la construction des concepts ou des dogmes, de trancher l à où les t héologiens de diverses obédiences s’affrontent ?  p 39-42 En 2009, paraît pour la première fois en langue française un livre intitulé Orthodoxie et hérésie aux débuts du christianisme 1 . Il s’agit d’une traduction de l’ouvrage de Walter Bauer  Rechtgläubigkeit und Ketzerei im ältesten Christentum,  paru en 1934 qui est, à l’époque, une sorte de synthèse de l’ensemble des  problèmes posés depuis plusieurs décennies par le modernisme. Le temps passé entre sa parution et sa traduction en français est une illustration du coup de frein qu’enregistre le modernisme dès la fin de la première moitié du XX ème  siècle. Dans cet ouvrage, Walter Bauer fait valoir que : a) des idées préconçues existent sur le clivage entre orthodoxie et hérésie,  b) les auteurs ecclésiastiques des premiers siècles ont pu classer comme hérétiques des manifestations de la vie chrétienne qui n’étaient en réalité que des formes particulières, au milieu d’un certain nombre d’autres, le tout constituant le christianisme des origines,  c) la doctrine de l’Église est inexistante au temps de Jésus ; les apôtres n’ont  pas joué le rôle qu’on leur attribue dans la constitution du dogme, lequel est à distinguer de la révélation,  p39 d) la doctrine actuelle de l’Église ( au sens large que Bauer lui donne ) ne serait  pas nécessairemen t la version première du christianisme, tandis que ce que l’on appelle les hérésies n’en seraient pas davantage des altérations ; cette conception ne serait pas obligatoiremen t fausse, mais ne peut pas non plus se targue r de la force de l’évidence ni d’avoir été démontrée et confirmée. Le dossier, selon Walter Bauer en 1934, doit être ré-ouvert. C’est exactement dans cet esprit que nous avons souhaité orienter notre propre recherche en restreignant toutefois le champ aux seuls deux premiers dogmes, c’est-à-dire la divinité de Jésus (ou c onsubstantialité du Fils et du Pè re) et à la Trinité du Dieu unique. Parmi les communautés diverses et hétérogènes qu’on  peut deviner aux origines du ch ristianisme, si l’une ou l’autre est convaincue de la divinité de Jésus, ou de la Trinité de Dieu, pourquoi l’est-elle ? D’où le tient-elle ? Communique-t-elle avec d’autres ? Pourquoi en existe-t-il d’autres qui pensent autrement ? Comment, par quels moyens, sous quelle autorité, à quelle époque, l’unité sera faite, c’est-à-dire l’orthodoxie, telle qu’elle est officiellement explicitée ? 1 Bauer Walter Orthodoxie et hérésie aux débuts du christianisme Paris 2009 

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  • 8 Toute la thologie repose sur laffirmation selon laquelle lorthodoxie est premire, les hrsies venant ensuite. Lhistoire a-t-elle la capacit, par la connaissance quelle apporte de la construction des concepts ou des dogmes, de trancher l o les thologiens de diverses obdiences saffrontent ?

    p 39-42

    En 2009, parat pour la premire fois en langue franaise un livre intitul Orthodoxie et hrsie aux dbuts du christianisme 1. Il sagit dune traduction de louvrage de Walter Bauer Rechtglubigkeit und Ketzerei im ltesten Christentum, paru en 1934 qui est, lpoque, une sorte de synthse de lensemble des problmes poss depuis plusieurs dcennies par le modernisme. Le temps pass entre sa parution et sa traduction en franais est une illustration du coup de frein quenregistre le modernisme ds la fin de la premire moiti du XXme sicle. Dans cet ouvrage, Walter Bauer fait valoir que : a) des ides prconues existent sur le clivage entre orthodoxie et hrsie, b) les auteurs ecclsiastiques des premiers sicles ont pu classer comme hrtiques des manifestations de la vie chrtienne qui ntaient en ralit que des formes particulires, au milieu dun certain nombre dautres, le tout constituant le christianisme des origines, c) la doctrine de lglise est inexistante au temps de Jsus ; les aptres nont pas jou le rle quon leur attribue dans la constitution du dogme, lequel est distinguer de la rvlation,

    p39 d) la doctrine actuelle de lglise ( au sens large que Bauer lui donne ) ne serait pas ncessairement la version premire du christianisme, tandis que ce que lon appelle les hrsies nen seraient pas davantage des altrations ; cette conception ne serait pas obligatoirement fausse, mais ne peut pas non plus se targuer de la force de lvidence ni davoir t dmontre et confirme. Le dossier, selon Walter Bauer en 1934, doit tre r-ouvert.

    Cest exactement dans cet esprit que nous avons souhait orienter notre propre recherche en restreignant toutefois le champ aux seuls deux premiers dogmes, cest--dire la divinit de Jsus (ou consubstantialit du Fils et du Pre) et la Trinit du Dieu unique. Parmi les communauts diverses et htrognes quon peut deviner aux origines du christianisme, si lune ou lautre est convaincue de la divinit de Jsus, ou de la Trinit de Dieu, pourquoi lest-elle ? Do le tient-elle ? Communique-t-elle avec dautres ? Pourquoi en existe-t-il dautres qui pensent autrement ? Comment, par quels moyens, sous quelle autorit, quelle poque, lunit sera faite, cest--dire lorthodoxie, telle quelle est officiellement explicite ?

    1 Bauer Walter Orthodoxie et hrsie aux dbuts du christianisme Paris 2009

  • Bauer termine son introduction par ces mots :

    Le Nouveau Testament ne semble pas pouvoir servir de point de dpart fructueux et incontestable. La plupart de ses crits dirigs contre les hrtiques ne peuvent tre situs avec certitude ni dans le temps ni dans lespace ; dautre part, les circonstances prcises de leur composition ne peuvent pas tre dtermines avec lexactitude souhaitable. Il semble donc opportun de consulter dabord dautres sources sur le rapport entre orthodoxie et hrsie, afin de se rapprocher, grce ce quelles peuvent apporter, des premiers temps dfinis chronologiquement et gographiquement. 2

    Voulant rexaminer la question du rapport entre orthodoxie et hrsie , W. Bauer dcide alors, pour avoir un aperu de lapparition et des caractristiques initiales du christianisme hors des contres que le Nouveau Testament nous montre gagnes par cette religion de porter ses regards, sur Edesse (royaume dOsrone sur lequel rgna entre autres Abgar V, dont nous parle Eusbe de Csare) et sur lgypte (o Philon nous fait dcouvrir lexistence des Thrapeutes ). Demble, une telle dcision constitue une rupture radicale avec lhistoire conventionnelle qui situe lorigine du christianisme dans laxe Jrusalem-Rome, ou pour reprendre un titre de John P. Meier et Raymond E. Brown, dans laxe Antioche et Rome 3, par rfrence la phrase bien connue des Actes des Aptres : Cest Antioche que, pour la premire fois, le nom de chrtiens fut donn aux disciples (Ac 11, 26). Nul doute que les origines du christianisme apparaissent sous des jours diffrents si on les cherche Rome ou en Palestine plutt qu Alexandrie et en Msopotamie. W. Bauer dit aussi quil convient non seulement dlargir le champ gographique, mais aussi le cadre chronologique. On peut penser quil serait lgitime, dans cette perspective, de chercher lan zro du christianisme, aussi bien avant quaprs lan zro de lre chrtienne.

    pp 40-41

    2 op.cit. page 29 3 Meier John P et Brown, Raymond E : Antioche et Rome, Berceaux du christianisme, Cerf 1988

  • Deux ans avant le livre de Bauer, en 2007, tait galement paru en France un fort intressant ouvrage, portant le titre de Les christianismes disparus, apocryphes, faux et censures d la plume de Bart D. Erhmann, thologien vanglique, professeur de sciences religieuses lUniversit de Caroline du Nord (USA).

    Cela fut un choc pour la plupart [ des tudiants de B. Ehrman ] de constater que lglise navait pas toujours eu le Nouveau Testament sa disposition. Mais les critures chrtiennes ne sont pas descendues des cieux quelques annes aprs la mort de Jsus. Les livres qui, finalement, composrent le canon, furent crits par une varit dauteurs sur une priode de soixante soixante-dix ans, diffrents endroits pour diffrents publics. Dautres livres furent crits durant la mme priode, certains par les mmes auteurs. Par la suite, lglise vit apparatre une abondance de textes prtendument crits par les premiers disciples de Jsus, des faux signs du nom des aptres, produits pendant des dcennies, des sicles mme, longtemps aprs que les aptres furent morts et enterrs . (...) Nous reviendrons plus loin sur la question de la datation des vangiles canoniques et des autres, de mme que sur la notion d'apocryphes et de faux. (...) Cest une question dcisive pour ltude du rapport entre lorthodoxie et lhrsie. Des textes utiles la comprhension du christianisme originel furent crits aprs, mais aussi en mme temps, que ceux que lon trouve dans le Nouveau Testament, nous dit Bart Ehrman. Il est loin dtre impossible quil en ft mme crits avant.

    pp 41-42

    Le grand mrite de ce livre de Bart Ehrman est de mettre en valeur le fait que des christianismes disparus ont exist, dont lun ou lautre aurait pu donner celui daujourdhui, qui auraient t diffrents de celui que nous connaissons,

  • tandis que celui que nous connaissons aurait pu faire partie des christianismes disparus. Encore faut-il que lhistoire puisse dire tout ce quelle sait des conditions par lesquelles un certain christianisme triompha de tous les autres. Un autre mrite du livre de Bart Ehrman est de manier le concept de christianismes proto-orthodoxes, sachant que le christianisme apparaissant dans le Nouveau Testament, indpendamment de savoir comment il triomphera des autres, fait lui-mme, selon Bart Ehrman, partie des christianismes proto-orthodoxes et que ces christianismes proto-orthodoxes dans la mesure o ils ouvrent la voie au christianisme orthodoxe, font galement partie des christianismes disparus. Tous les christianismes primitifs, y compris ceux que nous connaissons, le christianisme de Clment de Rome, celui de Justin, celui d'Ignace, font partie, en ralit, des christianismes disparus.

    p 42