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A Jean-Marie Grassin

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1 Proviseur dictateur

Notre proviseur, monsieur Aboki mesure un mètre cinquante. Un peu plus ? Je pense plutôt que moins d’un mètre cinquante. J’ai toujours hésité de lui attribuer une taille. Chez les tribus des régions forestières de l’Afrique, il est interdit de dire combien mesure une personne. Mes parents nous interdisaient de mesurer l’un des nôtres. Ce geste raccourcit la vie. Je n’ai jamais cherché à avoir une idée sur la taille de mon père, ni de ma mère, non plus de mes grands frères et de mes petites sœurs. Je pensais toujours que mes parents étaient les colosses, les plus laborieux de ma ville. Mais quand je grandissais, je relativisais. Ils étaient peut-être les plus grands, sûrement les plus intelligents, et à coup sûr les plus sages et les plus compétents.

La taille n’a jamais été chez les tribus forestières du Cameroun, du Centrafrique, du Gabon, de la Guinée Equatoriale et du Kongo un critère de choix. Pas non plus un signe de maturité. On ne demande pas l’âge. Seuls ceux qui manquent de sagesse et de civilité demandent l’âge de quelqu’un. On ne sait de

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qui les anciens tiraient cette sagesse. De la Bible, du Veda, du Tipitaka, de Zhong Yong, du Tanak, du Coran ? Combien mesurait et pesait Jésus-Christ, l’un des personnages les plus importants de la Bible ? Quelle était la couleur de ses yeux ? Quelle était la couleur de ses cheveux ? Le livre sacré des chrétiens est muet sur ces questions capitales aux hommes et femmes aujourd’hui à la recherche de l’âme sœur sur le net.

Mon neveu qui n’avait que sept ans me mit un jour dans l’embarras avec une question de ce genre. La septième année est pour les enfants une grande époque questionneuse comme il ne s’en reproduira plus après, peut-être insidieusement pendant l’adolescence. Joie de découverte, prise de position intellectuelle du monde, essai de compréhension et de synthèse, recherche des causes et des fins, l’enfant est emballé dans cette luxuriante de l’esprit de connaître.

– Dieu est-il un homme ou une femme ? C’est la question posée par mon neveu. Il voulait

savoir le sexe de Dieu. J’étais désemparé. Lui dire que Dieu est un homme, il ferait une relation directe avec son papa, un homme toujours prêt à sévir à la moindre incartade. Et si je lui disais que Dieu est une femme, il le comparerait à sa maman, une mère trop large, une personne dont on peut abuser impunément de sa confiance. Lui dire que Dieu n’a pas de sexe, il le prendrait pour d’un être anormal. L’astuce fut de détourner son attention sur un autre sujet, sur d’autres questions. Il ne se préoccupa plus de cette question et en posa d’autres. Il y a des questions qui ne méritent pas de réponses et des réponses qu’on ne saurait comprendre.

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Un enquêteur dût un jour faire recours à son interprète et guide pour comprendre une réponse, pourtant claire d’une dame.

– Quel est l’âge de votre enfant ? avait demandé l’enquêteur.

– Mon enfant a mangé trois chenilles. L’enquêteur était ébahi par cette réponse

inattendue. Plusieurs fois, on lui avait offert des chenilles. Il les avait goûtées, non parce qu’il pouvait devenir insectivore, mais pour faire plaisir à ces peuples qu’il voulait connaître. C’est ce que son professeur de sociologie rurale lui avait conseillé de faire. Pourtant, il n’était pas en mesure de faire le lien entre l’âge et les chenilles.

– Madame, je ne veux pas savoir si votre enfant a faim ou non !

Les belles dents blanches que la dame affichait s’étaient éclipsées pour laisser la place à une mine très grave. Apeurée, la dame ne savait plus que dire.

– Les chenilles, ils les ont une seule fois chaque année, contrairement à l’arachide et au maïs qu’on peut semer et récolter deux ou trois fois la même année. Cette réponse signifie que l’enfant a trois ans, avait expliqué le guide à son enquêteur, un anthropologue expatrié qui voulait se spécialiser dans l’étude des peuples des régions forestières de l’Afrique.

Le chercheur n’était pourtant pas à sa première expérience de la parole imagée et du langage codé des peuples de la forêt dont il voulait en faire sa Sorbonne.

Quand un homme ou une femme atteint l’âge de procréer, les patriarches le discernent par des signes

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beaucoup plus discrets. Ils sont les seuls à pouvoir lire l’être humain. Pas n’importe qui. Ils ne se trompent jamais. Ils ne se posent pas de questions et ne mesurent jamais la taille.

Au lycée de Gbalaté, la taille devint l’un de nos sujets favoris de conversation lors des heures creuses, quand on ne parlait pas du filou Hitler, du peureux Pétain, du fin stratège Charles de Gaulle, du Japon, de la Chine, des Etats-Unis, de la peureuse France pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ceux qui animaient la conversation étaient principalement les fils des fonctionnaires affectés à Gbalaté. Il y avait toujours Bindoumi le philosophe, Kité l’historien, Sengué le géographe. Malo le basketteur n’était jamais absent non plus. Chaque élève, chaque professeur, sa taille à l’appui, était le spécimen d’une ethnie, avec ses détestables mets préférés. Nos discussions attirèrent irrésistiblement les élèves de seconde et de première. Ces derniers ne faisaient qu’écouter et acquiescer. Ils ne pouvaient pas parvenir à formuler des phrases savantes avec des termes tels que le négationnisme, le platonisme, le socratisme, l’illusionnisme comme savaient le faire les élèves de terminale. Quand il y avait beaucoup de filles autour de nous, Sioké devenait de façon inimaginable très loquace. Dans la classe, il retrouverait sa fâcheuse timidité.

Aujourd’hui, c’est notre proviseur qui fait les frais de nos houleuses discussions. Le rapprochement entre sa taille et celle des pygmées est évident. Bindoumi se mit à démontrer par a+b que notre proviseur est pygmée. Ou plutôt son ethnie est proche de celle de ces « hommes-là ». Depuis ce jour, on lui attribua le sobriquet de « parent de ces hommes-là ». Et nous

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n’avions pas tort. Sa taille ne pouvait pas nous démentir. Il est forestier. Peu importe s’il est pygmée ou non. Nous avons une certitude : de la Kotaye jusqu’à la Mankri en passant par la Makéré, tous les forestiers sont proches des pygmées. Ils ne peuvent jamais vivre sans eux. Contournez un peu loin derrière leurs maisons, et vous trouvez les cases de ces pygmées. Les pygmées sont une partie d’eux-mêmes tout comme ils sont une partie des pygmées.

C’était quelques jours plus tard que Ngola, forestier lui aussi, apprit de quel odieux sobriquet on appelait désormais le proviseur. Une farouche bagarre faillit se déclencher entre Bindoumi et lui, n’eut été l’intervention diplomatique de Malo le basketteur.

– Un noiraud des noirauds, du charbon noir de Tombouctou comme ils sont là-bas dans leur désert de Ndélé, ose vraiment nous insulter, nous les Blancs de la forêt ?

Il jura qu’il y aura une franche explication entre lui et ce fils de gueulard, mangeur des criquets du désert de Bossangoa.

Heureusement, rien ne parvint aux oreilles du proviseur. Il fallait toujours se méfier de lui. Avec lui tout pouvait très vite dégénérer en conflit et défi. Il était un bon dictateur. C’est notre professeur de philosophie qui nous a expliqué pourquoi les hommes de petite taille sont pour la plupart de bons dictateurs. Il parlait de ce complexe établi par une science qu’il nommait la psychologie. Il nous disait que nous devons d’abord franchir les portes de l’université pour comprendre cette science qui théorise l’âme humaine, une science qui a pour objet l’abstraction. La psychologie explique que pour compenser le complexe né de la petite taille, la dictature devient la

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solution des hommes de petite taille. Elle les agrandit en esprit et tellement qu’ils pensent être très grands en esprit, ils font la confusion entre la taille et la grandeur de l’esprit, ce qui les pousse à vouloir tout gouverner, et à trop mentir.

Notre professeur de philosophie est grand et beau. Il n’a pas besoin de compenser un complexe. En plus il est très intelligent. Il connait beaucoup de choses, sur tous les sujets. Tout ce qu’il dit et explique est vrai. S’il nous avait enseigné que Dieu n’existait pas, je l’aurais cru et je serais devenu athée. Il est philosophe et croyant. Je serais comme lui. J’apprendrais la philosophie afin d’expliquer à qui de droit le Dieu des religions chrétiennes et africaines par la raison des philosophes. La philosophie est le summum des sciences et des savoirs. Quitter le lycée sans avoir fait la philosophie est synonyme de ne pas avoir été au lycée. Un seul cours de philosophie vaut plus que le baccalauréat.

En terminale, la philosophie était ma matière préférée et la favorite des matières. On avait ce cours presque chaque jour, à l’exception du week-end, ce qui me contraignait d’être au lycée tous les jours. C’est pour étudier cette matière que j’avais juré de ne pas quitter le lycée sans avoir fait la sacrée terminale où on enseigne cette matière.

La tentation de quitter le lycée était pourtant grande en classe de seconde. On m’avait proposé une formation religieuse après quoi je serais embauché comme évangélisateur, avec un salaire à la clé. J’avais refusé. Il fallait que je fasse ma terminale, pour étudier la philosophie. Jusqu’en classe de seconde, je connaissais déjà tout, sauf la philosophie.

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Malheureusement ma première année en classe de terminale ne dura que deux mois. Pourtant les cours avaient bien démarré au lycée de Gbalaté. Et ce fut la grève. Depuis quelques années, c’est le syndicat qui détient les commandes dans le pays. S’il renvoie tous les enseignants (ils sont les plus impliqués et les plus nombreux dans le syndicat) au travail, ils le feront. Et s’il décide que tout le monde reste à la maison, tous les fonctionnaires (à l’exception des douaniers, policiers, gendarmes, militaires, contrôleurs, magistrats et inspecteurs des impôts) obéiront avec une immense joie et un grand plaisir. Ils n’ont pas tort. Tous, à l’exception des hauts perchés, cumulent des années d’arriérés de salaire. Aller au travail tout comme rester à la maison est synonyme d’arriérés de salaire.

Le préavis de grève déposé était pour une semaine, et dès que la grève fut déclenchée, ce fut pour deux semaines, ensuite deux mois, puis trois, quatre, cinq, six… Pendant les deux premiers mois, j’étais resté à Gbalaté. J’accompagnais ma tante au champ. Je ne craignais pas l’odeur de la terre ni de la sueur qui coulait abondamment sur tout mon corps quand je m’adonnais aux travaux champêtres. Quand je n’étais pas au champ, je jouais au damier avec mes amis du quartier. Nous jouions parfois de 8 heures du matin à 17 heures et quand nous étions las, nous allions nous baigner dans le marigot Sabanza. De 17 heures à 18 heures, nous étions toujours très nombreux à nous laver. L’eau devenait souvent trouble mais cela n’inquiétait personne. Le savon était là. En troisième, notre professeur de biologie nous avait appris que le savon est un solvant, il chasse et détruit cent pour cent de bactéries et microbes. On massait et remuait

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le savon dans l’eau ; toutes les saletés qui flottaient sur l’eau s’éparpillaient. Celui qui n’avait pas apporté de savon en demandait aux autres. Mais il y en avait qui n’apportait jamais de savon. Ceux-là quémandaient toujours pour qu’on leur prête le savon pour quelques minutes.

La place de baignade des femmes se trouve en aval. Là-bas, elles se lavent toutes nues, comme nous les hommes. Quand on est entre hommes ou entre femmes, on ne peut pas avoir peur de se mettre à poil. Il n’y a que les garçons qui ne sont pas circoncis qui ont honte de se mettre entièrement à nu devant les hommes. Au marigot, on les reconnaît très facilement. Ils se lavent toujours avec leurs sales caleçons troués. Nous les circoncis, nous exhibons fièrement nos organes de virilité. Nous aimons aussi faire des commentaires sur nos engins.

Sans les cours, la vie à Gbalaté devient rapidement très monotone. A Bonola, on se baigne à la rivière ; on nage, on joue, on s’amuse comme on veut. La saison sèche est très belle. Tous les après-midis, quand nous ne partions pas visiter nos pièges de rats et d’oiseaux, nous allions à la rivière. Tout le monde : hommes, femmes et enfants se lavent ensemble. Les jeunes filles et les jeunes garçons se lavent tous nus, alors que tous ceux qui ont atteint l’âge de procréer mettent des caleçons ou des shorts. On fait des jeux de course poursuite dans l’eau avec les filles.

J’aimais plonger en profondeur dans l’eau de la rivière. Une fois dans l’eau, je tirais les jambes d’une fille et dès qu’elle tombait, j’en profitais pour toucher ses seins. Les adultes n’aimaient pas que les jeunes garçons touchassent les seins des filles. Nous usions donc de cette astuce pour caresser un peu brutalement

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ces armes aux pointes chargées de fleurs marron que les filles nous exhibaient fièrement.

Entre garçons, nous étalions le nombre des filles dont nous avions touché ou caressé les seins. Mais si l’un de nous désignait ma sœur, une bagarre se déclenchait entre lui et moi. Nous évitions toujours de désigner une fille dont le frère était parmi nous.

La Sangha est belle à cette saison. Il y a des bancs de sable, que nous appelons îles, en plein milieu de la rivière. Sur les deux rives, des branches d’arbres, pleines de feuilles vertes se balancent perpétuellement dans l’eau. Il y a donc mille jeux à faire. Nous grimpions dans les arbres qui encadrent les bords de la rivière et nous nous projetions dans le vide. La chute dans l’eau est plaisante. L’eau nous amortissait et nous nagions vite s’accrocher à une branche, pour se laisser ensuite entraîner par les vagues ou se laisser balancer par les courants doux et caressants de la rivière. Souvent, on nageait jusqu’au banc de sable, notre île. Là, on jouait au foot ou au volley-ball. Si l’un des partants à l’île ne savait pas nager, un bon nageur l’aidait à arriver au banc de sable. Mais au retour, c’était chacun pour soi, Dieu pour tous. Chacun se débrouillait comme il pouvait. C’est de cette façon qu’on apprenait très vite à nager. Nos aînés étaient toutefois vigilants. S’ils voyaient un novice sur le point de se noyer, ils volaient vite à son secours.

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2 L’élève enseignant

Les nouvelles en provenance de la capitale (siège du gouvernement et du syndicat) étaient divergentes pendant les deux premiers mois de grève. On nous informait que la reprise était imminente. Quelques jours après, d’autres nouvelles, de sources plus sûres que les premières, infirmaient la possibilité d’une reprise des enseignements. De nouvelles encore, plus alarmantes et de sources sûres aussi, confirmaient qu’une année blanche se profilerait à l’horizon. De toute évidence, la grève qu’on vivait ressemblait comme deux goûtes d’eau à celle qui s’était soldée par une année blanche il y avait de cela deux ans.

Je n’aimais pas ce monstre d’année blanche, cette couleur ne lui correspond pas. Année blanche est un monstre qui s’amuse à faire travailler les écoliers, élèves et étudiants pendant plusieurs mois et attribue finalement à tous ces braves jeunes la note de zéro à la fin de l’année. L’année suivante, tous ces jeunes reprendront leurs classes. Et si ça l’amuse encore, ce monstre anime de nouveau des grèves, puis des grèves illimitées. Puis l’année s’achève sur des grèves

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illimitées, sans examen. Je pensais toujours que c’est parce que le démon est représenté en Afrique par la couleur blanche qu’on attribue à une année noire la couleur blanche. On l’aurait appelée année noire.

Ma tante me donna la permission d’aller à Bonola où je pourrais partir à la chasse, à la pêche ou travailler dans les mines de diamant. Les mines de diamant de Bonola sont la richesse et la pauvreté des Bonolais. Un gros diamant trouvé à tout hasard pourrait faire de moi un richissime homme d’affaires et me faire oublier en un clin d’œil les souffrances des lycéens de Gbalaté. Dès que la reprise serait effective, je reviendrais à Gbalaté si la chance ne me souriait pas dans les mines de Bonola.

* * *

Cette fois-ci, je suis revenu à Bonola avec un bagage intellectuel. J’ai eu droit aux cours de philosophie pendant deux mois ! Je peux enfin quitter le lycée ! A Bonola, c’est moi qui dirige les débats. Je profite de toutes les occasions pour faire valoir mes connaissances en philosophie. J’organise des cours gratuits de philosophie à tout le monde, sans limite d’âge à partir de 14 heures. Le matin, je vais d’abord au champ, et je reviens vers 10 heures. A 14 heures, la salle Saint-Kizito est bruyante, pleine de ce monde avide d’entendre parler de Socrate, Platon, Hegel, Kant, Auguste Comte, Karl Marx… En dehors des cours organisés, les occasions d’enseigner ne manquent pas. Les attroupements des buveurs de

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Ngbako1 et de vin de palme sont nombreux. Il y a aussi des paillotes d’hommes. On y raconte des parties de chasse aux éclats de rire en attendant que les femmes apportent une boule fumante de manioc accompagnée d’une sauce bien assaisonnée.

Elles mangeront pour elles dans la cuisine avec leurs filles et tous les enfants en bas âge. Tous les hommes mangent dans la paillote. Seulement quelques rares gourmands du quartier se permettent de manger en cachette avec leurs femmes dans la cuisine. Tous les hommes bien éduqués demandent à leurs femmes d’apporter la nourriture dans l’espace public, la paillote. Ceux qui arrivent en retard mangent debout car on peut prévoir le nombre de bouches qui avaleront à une folle allure de grosses boules de manioc. Avant et après le repas, c’est la causerie à haute voix.

Moi j’enseigne la philosophie. Je connais tous les philosophes, toutes les théories philosophiques, et toutes les sources d’inspiration de tous les philosophes. Kant a dit ceci, Platon a expliqué ceci, Karl Marx a démontré cela, Sigmund Freud a prouvé ceci et cela…Me voilà en train de commenter, d’interpréter, d’expliquer des théories et des pensées philosophiques. Il m’arrive de fixer quelqu’un dans les yeux et de lui dire que je suis en train de lire ses pensées. Si quelqu’un me pose une question ou s’il se met à raisonner, je lui attribue les réflexions de René Descartes, de Heidegger, de Jean-Paul Sartre, de Max Weber ou de Jacques Derrida. Tout le monde reste alors accroché à mes lèvres. On m’offre de la boisson alcoolisée seulement pour que je sois dans le groupe,

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pour que je parle. Lors des veillées mortuaires, on devine facilement là où je me suis assis. L’attroupement s’agrandit vite là où je suis. Je suis fier d’apprendre à toute la population de Bonola les pensées de Socrate, de Hegel, de Durkheim… en attendant que les cours reprennent à Gbalaté. La chasse ne m’intéresse plus, je ne vais plus au champ régulièrement. Je reste au quartier et je cause, je discute, j’enseigne. Je prépare des cours de philosophie et je les dispense à tout le monde, là où je trouve du monde. Cette activité me préoccupa à telle enseigne que je ne vis pas passer les onze mois de vacances forcées passés.

Sur les ondes de la radio nationale, on demanda à tous les écoliers, élèves et étudiants de repartir à l’école, au collège, au lycée, à l’université. Au début, je prenais ce communiqué pour une plaisanterie. J’étais tellement habitué à la vie de Bonola que je ne voyais plus l’importance de repartir à l’école. Mais le virus de l’enseignement, surtout le vif désir d’acquérir encore d’autres connaissances et notions philosophiques me convainquit de reprendre le chemin du lycée. J’avais ainsi débarqué à Gbalaté avec un mois de retard.

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3 La triche accablante

D’un geste de la main droite, le proviseur me fit signe de m’asseoir. Il rangea rapidement le dossier qu’il farfouillait et quand il leva les yeux sur moi, juste au moment où je croyais qu’il allait s’intéresser à moi, le professeur Bilandi frappa à la porte et sans attendre la réponse du proviseur, il entra. Il venait pour signaler au proviseur un cas de fraude. Une fille, en classe de seconde, venait de réaliser un exploit en réussissant à recopier des chapitres entiers du cours d’histoire sur ses cuisses. Le devoir sur table en question n’était pas terminé, et le professeur dût faire recours à un surveillant pour continuer de surveiller les élèves pendant qu’il se rendait chez le proviseur, afin de le mettre à l’évidence de ce qu’il lui a tant expliqué au sujet de ces élèves de seconde qui battaient tous les records en tricherie. Jamais une interrogation dans cette salle de classe sans détecter un cas de fraude.

Bilandi était l’un des professeurs les plus craints du lycée. On l’appelait le désarmeur. Il lui arrivait et ceci très fréquemment de dénicher une fraude et sans faire des reproches au coupable, il lui demandait tout

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simplement de continuer maintenant qu’il est désarmé. Quand Bilandi surveillait une interrogation écrite, il ne sortait jamais de la salle sans avoir mis la main sur plusieurs tricheurs et déchirer plusieurs cartouches2. Tous les élèves du lycée ne l’aimaient pas. Il avait de très grosses lèvres avec de petits yeux rentrants et un nez aplati qui rappelle un chimpanzé.

Au moment où se déroulait l’interrogation, de loin, il avait remarqué que l’élève Abourka regardait constamment ses cuisses, mais avec beaucoup de discrétion. Il passa d’abord tout près de cette pimpante fille et vérifia au sol pour se rassurer que la charmante demoiselle n’avait pas caché une cartouche sous ses pieds. N’ayant rien trouvé, il repartit et se mit à guetter la suspecte avec discrétion. Il constata de nouveau que tout ce que la fille recopiait était pris du côté du carrelage, sous ses pieds, en tout cas quelque part vers ses pieds. En furie, il revînt et demanda à la fille de lui montrer ce qu’elle lisait sous ses pieds. La fille jura qu’elle ne lisait rien sous ses pieds. Tout ce qu’elle mettait noir sur blanc venait de sa cervelle, avait-elle juré avec la sincère conviction d’une fille chrétienne. Elle était d’ailleurs chrétienne, baptisée et confirmée. Le mensonge ne pouvait pas sortir d’une bouche qui prend la communion chaque dimanche.

A la troisième reprise, et face à l’évidence, le professeur tonna et redemanda à l’élève de se confesser et de lui expliquer franchement pourquoi elle regardait d’abord ses jambes avant d’écrire quelque chose sur sa copie.