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DOMENACH Jean-Marie - La Propagande Politique - 1973

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LA PROPAGANDE POLITIQUE

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DU MÊME AUTEUR

Celui qui croyait au Ciel, biographie de Gilbert DRU (E.L.F.). Maurice Barres par lui-même (Edit. du Seuil). Yougoslavie, en collaboration avec A . PONTAULT (Edit. du Seuil). Le retour du tragique (Edit. du Seuil). Emmanuel Mounier (Edit. du Seuil).

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« QUE SAIS-JE ? » L E POINT DES CONNAISSANCES ACTUELLES

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LA PROPAGANDE POLITIQUE

par

Jean-Marie DOMENACH

SEPTIÈME ÉDITION MISE A JOUR

P R E S S E S U N I V E R S I T A I R E S D E F R A N C E

1 0 8 , BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS

1973 CINQUANTIÈME MILLE

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Dépôt légal. — l r e édition : 3e trimestre 1950 7e édition : 2e trimestre 1973

© 1950, Presses Universitaires de France Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation

réservés pour tous pays La loi du 11 mars 1957 n' autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de Var-ticle 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à Vusage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute repré-sentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'au-teur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa lei de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé qiœ ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 426 et suivants du Code Pénal.

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I N T R O D U C T I O N

La propagande politique est un des phénomènes dominants du XXE siècle. Sans elle, les grands bou-leversements de notre époque : la révolution com-muniste et le fascisme, n'auraient pas été conce-vables. C'est en grande partie grâce à elle que Lénine a pu instaurer le bolchevisme ; c'est essentiellement à elle que Hitler dut ses victoires, depuis la prise de pouvoir jusqu'à l'invasion de 40. Avant d'être des hommes d'Etat, des chefs de guerre, les deux hommes, qui, de façon certes bien différente, ont le plus pro-fondément marqué notre récente histoire, sont deux génies de la propagande, et tous deux ont proclamé la suprématie de cette arme moderne : « Le prin-cipal, a dit Lénine, c'est l'agitation et la propagande dans toutes les couches du peuple » ; et Hitler : « La propagande nous a permis de conserver le pouvoir, la propagande nous donnera la possibilité de conquérir le monde. »

Dans son livre Le pouvoir et l'opinion, Alfred Sauvy remarque justement qu'aucun Etat moderne à forme fasciste n'est tombé sans intervention exté-rieure, et il y voit la preuve de la puissance de la propagande politique. C'est là surtout, dira-t-on, l'effet de la police. Mais la propagande précédait la police ou l'armée et préparait son œuvre. Dans la hiérarchie des pouvoirs du totalitarisme moderne, elle occupe incontestablement le premier rang, et cela n'a rien d'étonnant : elle est liée, en effet, à ce

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type d'idéologies qui se sont disputé l'Europe, à leur mobilisation totale, à leurs subversions, à leurs guerres. La défaite du nazisme, en 1945, n'a pas mis fin à son rôle. La propagande a fait davantage pour le passage de la Chine au communisme que les divisions de Mao Tsé-tung. Radios, journaux, films, brochures, discours, affiches opposent les idées, se renvoient les faits et se disputent les hommes. Combien significative de notre époque, cette histoire des prisonniers japonais rentrant d'U.R.S.S., en 1949, convertis au communisme après un séjour dans des camps d' « éducation politique », et que des zélateurs de l'autre doctrine attendaient au débarquement, bible en mains, pour les soumettre à une « rééducation démocratique ».

Certes, depuis qu'il y a des compétitions poli-tiques, c'est-à-dire depuis l'origine du monde, la propagande existe et joue son rôle (1). C'est bien une sorte de campagne de propagande que Démosthène mena contre Philippe, ou Cicéron contre Catilina. Napoléon, fort conscient des procédés qui font aimer les chefs et diviniser les grands hommes, avait parfaitement compris qu'un gouvernement devait se préoccuper avant tout d'obtenir l'assen-timent de l'opinion publique : « Il ne suffit pas, pour être juste, de faire le bien, il faut encore que les administrés soient convaincus. La force est fondée sur l'opinion. Qu'est-ce que le gouvernement ? Rien, s'il n'a pas l'opinion. »

De tous temps, politiciens, hommes d'Etat et dictateurs ont cherché à développer l'attachement à leur personne et à leur système de gouvernement. Mais entre les harangues de l'Agora et celles de

(1) Sur les origines et l'histoire de la propagande jusqu'en 1920, on se reportera À Jacques ELLUL, Histoire de la propagande, « Que sais-je ? ».

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INTRODUCTION 7

Nuremberg, entre les graffiti électoraux de Pompéi et une campagne moderne de propagande, il n'y a pas de commune mesure. La coupure se situe tout près de nous. La légende napoléonienne elle-même, si puissante que, quarante ans plus tard, elle hissait au pouvoir un nouveau Napoléon, ne se compare pas au mythe qui entoure les chefs modernes. La propagande du général Boulanger relève encore de l'ancien temps : cheval noir, chansonnettes, images d'Epinal... Trente ans plus tard, les vagues formi-dables de la propagande auront pour les porter la radio, la photographie, le cinéma, la presse à grand tirage, les affiches gigantesques et tous les nouveaux procédés de reproduction graphique. A l'ensemble des moyens employés de tous temps par les hommes politiques pour le triomphe de leur cause et qui se rattachaient à l'éloquence, à la poésie, à la musique, à la sculpture, en somme aux formes traditionnelles des beaux-arts, succède une technique nouvelle qui use des moyens que la science met à sa disposition pour convaincre et diriger les masses qui se forment au même moment — une technique d'ensemble, cohérente et qui peut être, jusqu'à un certain point, systématisée. Le mot qui la désigne est lui-même contemporain du phénomène : propagande est un de ces termes que l'on détache arbitrairement des formules du latin pontifical ; employé par l'Eglise au temps de la Contre-Réforme (de propaganda fide), il est à peu près réservé au vocabulaire ecclésiastique (« Collège de la Propagande ») jusqu'à ce qu'il fasse, à la fin du XVIIIe siècle, irruption dans la langue laïque. Mais le mot garde sa résonance religieuse qu'il ne perdra définitivement qu'au XXE siècle. Les définitions qu'on peut en donner maintenant sont fort loin de ce premier sens apostolique : « La propa-gande est une tentative d'influencer l'opinion et la

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conduite de la société de telle sorte que les personnes adoptent une opinion et une conduite déterminée » (1). Ou encore : « La propagande est le langage destiné à la masse ; elle emploie des paroles ou autres sym-boles que véhiculent la radio, la presse, le film. Le but du propagandiste est d'influencer l'attitude des masses sur des points qui sont soumis à la propa-gande, qui sont objets d'opinion » (2).

La propagande se rapproche de la publicité en ce qu'elle cherche à créer, transformer ou confirmer des opinions et qu'elle use en partie de moyens qu'elle lui a empruntés ; elle s'en distingue en ce qu'elle vise un but politique et non commercial : les besoins ou les préférences que suscite la publicité visent tel produit particulier, alors que la propa-gande suggère ou impose des croyances et des réflexes qui modifient souvent le comportement, le psychisme et même les convictions religieuses ou philosophiques. La propagande influence donc l'attitude fondamentale de l'être humain. En cela elle peut être rapprochée de l'éducation ; mais les techniques qu'elle emploie habituellement et surtout son dessein de convaincre et de subjuguer sans for-mer, en font l'antithèse.

La propagande politique n'est cependant pas une science qu'on puisse condenser en formules. D'abord elle joue de mécanismes physiologiques, psychiques et inconscients trop complexes et dont certains sont mal connus ; ensuite ses principes relèvent autant de l'empirisme que de la science : conseils d'expé-rience, indications générales d'après lesquelles il reste à inventer ; et si les idées manquent, ou le talent, ou le public, il n'y a pas plus de propagande que de littérature. La psychagogie, autrement dit

(1) BARTLETT, Political Propaganda. (2) Propaganda, communication and public opinion (Princeton).

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INTRODUCTION 9

la direction de l'âme collective, emprunte beaucoup aux sciences modernes ; peut-elle devenir une science ? Nous aurons à nous le demander. Notre tentative n'est donc pas de la codifier, même dans son état actuel. Nous croyons — et nous espérons — qu'elle ne demeurera pas enchaînée aux règles fonctionnelles que nous lui reconnaîtrons.

D'ores et déjà s'amorce une mutation de la pro-pagande, et il apparaît qu'elle survivra aux tota-litarismes idéologiques et s'adaptera à d'autres formes sociales et politiques comme elle l'a fait au cours des âges. Les abus de la propagande totali-taire ont créé un début de « mithridatisation », dans les pays développés du moins. Est-ce à dire que la propagande soit liée au totalitarisme et disparaisse avec lui, laissant la place à une « persuasion poli-tique » qui emprunte ses méthodes à la publicité (1) ? En matière de manipulation, aucun secret ne se perd et les techniques se cumulent, elles ne s'annulent pas. La propagande est une façon de « persuader » les masses, dont le style change avec les situations. Il est vrai que la nouvelle propagande emprunte beaucoup à la nouvelle publicité, mais, à y regarder de près, celle-ci a beaucoup emprunté à l'ancienne propagande.

(1) Monica CHARLOT, La persuasion politique (Armand Colin).

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CHAPITRE P R E M I E R

LE CLIMAT

La propagande politique, telle que nous l'exami-nons, c'est-à-dire comme une entreprise organisée pour influencer et diriger l'opinion, n'apparaît qu'au XXE siècle, au terme d'une évolution qui lui apporte à la fois son champ d'action : la masse moderne — et ses moyens d'action : les nouvelles techniques d'information et de communication. Même si l'intention du propagandiste et certains de ses procédés sont en gros demeurés les mêmes depuis l'origine des sociétés politiques, la portée de son influence s'est tellement agrandie qu'il faut parler d'un saut qualitatif.

I. — Coagulation nationale et concentrations urbaines

D e u x faits essentiels caractérisent l'évolution de l'humanité au XIXe siècle : la formation de nations de plus en plus unifiées dans leur structure et leur esprit, d'autre part une révolution dans la démographie et l'habitat.

Dans de larges parties d'Europe et d'Amérique, le sujet devient citoyen. Il est progressivement appelé à voter ; il est appelé aussi à faire des guerres qui ne concernent plus seule-ment des spécialistes et des mercenaires. Théoriquement au moins, ses responsabilités s'étendent avec sa participation à la vie publique. La politique extérieure n'intéresse plus seulement les chancelleries ; elle secoue l'opinion nationale. Et l'opinion devient à son tour un moyen de politique exté-rieure ; on table sur son énervement ou sur son calme, on se sert d'elle pour soutenir sa politique ou faire pression sur la politique de l'adversaire : le déclenchement de la guerre de 1870, avec la dépêche d'Ems, les éditions spéciales des journaux,

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LE CLIMAT 11

l'embrasement soudain des chauvinismes sont le symptôme éclatant de cette coagulation nationale et signifient que l'opi-nion publique accède à un stade nouveau.

En même temps se produit une révolution complète dans la démographie et l'habitat. Entre 1800 et 1900, la population du monde a doublé ; celle de l'Europe, entre 1800 et 1932, augmente de 165 % . Ce nouveau peuplement se concentre surtout dans des villes industrielles, au profit desquelles, en certains pays, se vident les campagnes. Dans cet énorme brassage, les cellules traditionnelles se dissolvent : la maison, qui était la demeure, le patrimoine de la famille, devient un lieu de passage où l'on s'entasse ; le « quartier » impersonnel remplace le hameau et la paroisse. Ces communautés inter-médiaires, qui encadraient l'individu, lui constituaient une société particulière, munie de sa propre histoire, lui filtraient les mouvements du monde, disparaissent, le laissant isolé, désorienté, en face d'une société nationale en évolution rapide, exposé immédiatement aux sollicitations extérieures. La misère, l'insécurité de la condition ouvrière, la crainte du chômage et de la guerre créent un état permanent d'inquiétude qui exagère la sensibilité de l'individu et le pousse à se réfugier dans les certitudes de masse : « Des individus réduits à une vie animalement [il faudrait dire aussi psychologiquement et moralement] privée, adhèrent à ce qui dégage une certaine chaleur humaine, c'est-à-dire à ce qui a groupé déjà beaucoup d'individus. Ils ressentent l'attraction sociale d'une manière directe et brutale » (1).

Ainsi la dislocation des cadres anciens, le progrès des moyens de communication, la constitution d'agglomérations urbaines, l'insécurité de la condi-tion industrielle, les menaces de crise et de guerre, auxquelles se joignent les multiples facteurs d'uni-formisation progressive de la vie moderne (langage, costume, etc.), tout ceci contribue à créer des masses avides d'informations, influençables et susceptibles de réactions collectives et brutales. Dans le même temps les inventions techniques fournissent les moyens d'agir immédiatement et simultanément sur ces masses nouvelles.

(1) Jules MONNEROT, Sociologie du communisme, p. 359 (Gal-limard).

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12 LA PROPAGANDE POLITIQUE

II. — L'invention de nouvelles techniques

L'écrit, la parole et l'image, tels sont les supports permanents de la propagande. Mais leur emploi était limité :

— l'écrit, le plus puissant véhicule de propagande depuis l'invention de l'imprimerie, était gêné par la cherté de son prix et la lenteur de sa distribution ;

— la parole était limitée par la portée de la voix humaine ; — l'image se bornait à des dessins ou peintures, reproduits

par des procédés coûteux. Or les découvertes donnent à ces trois supports une extension

pratiquement indéfinie :

1. Extension de l'écrit imprimé. — Les idéologues du XVIIIe siècle ont usé de libelles, de livres (et même d'une encyclopédie) pour une propagande révolutionnaire d'un effet certain ; les approches de 48 verront une semblable floraison. Cependant, à part des exceptions que nous examinerons plus loin, le prix du livre en fait un objet réservé à une élite, et les délais d'impression retardent forcément l'actualité de brochures ou pamphlets moins coûteux. C'est le journal qui est le véhicule de propagande le mieux adapté.

Hegel disait déjà que la « lecture du journal est la prière du matin de l'homme moderne ». Les journaux d'opinion appa-rurent avec la Révolution française et y jouèrent un rôle actif. Cependant, jusque vers la moitié du XIXe siècle, les journaux restent très chers et sont réservés à une élite ; ils se diffusent surtout par abonnements et l'abonnement est un signe de richesse. Le journal coûte 5 sous quand la journée de travail est de 30 sous. En 1825, Le Constitutionnel a 12 000 abon-nés, le Times, 17 000, ce qui paraît énorme. Le journal de cette époque est d'une présentation austère, d'un style pon-déré, qui nous semble aujourd'hui ennuyeux.

Le journal moderne doit son existence aux facteurs suivants : — invention de la rotative qui augmente le tirage et diminue

le prix ; — utilisation de la publicité qui apporte des ressources

nouvelles ; — accélération de la distribution (le chemin de fer, l'auto,

l'avion permettent de transporter partout les exemplaires en un temps minimum) ;

— accélération de l'information (le télégraphe succède aux pigeons voyageurs ; de grandes agences d'information se constituent).

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LE CLIMAT 13

Ainsi se crée la presse moderne, dont le bas prix et la présen-tation font un instrument populaire et une puissance d'opinion formidable. Mais en même temps qu'ils augmentent leur tirage et leur influence, les journaux deviennent des « affaires », soumises aux servitudes du capitalisme ou de l'Etat et dépen-dent d'agences d'information elles-mêmes contrôlées.

2. L'extension de la parole. — Démosthène s'entraînait à couvrir de sa voix le bruit de la mer et il fallait à Jaurès un organe puissant pour surmonter les interruptions dans les réunions publiques. L'invention du microphone a permis de porter la voix humaine aux dimensions de salles immenses, de vastes halls, de stades, etc.

La T.S.F. a définitivement affranchi la parole de toute limite. Une voix peut être répercutée simultanément en tous les points du monde. L'augmentation constante du nombre des postes de radio tend à rendre à la parole la prédominance qu'elle avait un moment perdue au bénéfice de l'imprimé. Sans la radio, ni Hitler, ni le général de Gaulle n'auraient joué le rôle historique qu'ils ont joué.

3. L'extension de l'image. — La gravure, si importante, par exemple, dans la légende napoléonienne, bénéficie des procédés nouveaux de reproduction.

L'invention de la photographie permet une reproduction directe et par là plus probante, susceptible aussi d'un tirage illimité. Le cinéma donne une image encore plus véridique et plus saisissante, qui ne s'écarte de la réalité que par l'absence du relief.

Enfin la télévision a opéré, à l'égard de l'image, la même révolution que la radio à l'égard du son : elle la transmet instantanément à domicile.

Sur une masse dont une grande partie a été récem-ment transplantée, soustraite à ses cadres de vie, à sa morale, à sa religion traditionnelle, sur une masse devenue par conséquent plus sensible et plus malléable, les techniques modernes de diffusion déversent directement, par l'écrit, la parole et l'image, les nouvelles du monde entier ; elles lui livrent l'histoire quotidienne du monde sans qu'elle ait le temps ni les moyens d'exercer un contrôle rétrospectif ; elles l'empoignent par la crainte ou

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14 LA PROPAGANDE POLITIQUE

par l'espérance et la jettent à son tour dans l'arène. Masses modernes et moyens de diffusion sont à l'origine d'une cohésion sans précédent de l'opinion. Ph. de Félice, dans un livre récent, a voulu montrer que tous les peuples et toutes les époques ont offert des symptômes de délire collectif. Mais il ne s'agis-sait autrefois que de brusques et sauvages poussées, de soudains embrasements qui s'éteignaient après quelques ravages ; de nos jours la masse est en état de cristallisation latente, et la névrose collective, bien que ses formes délirantes demeurent limitées, atteint plus ou moins profondément mais en per-manence un grand nombre d'individus : « Même chez des sujets en apparence normaux, il n'est pas rare d'observer des accès inquiétants d'excitation et de dépression, de bizarres altérations de la logique, et surtout une déficience de la volonté qui se traduit par une plasticité singulière aux suggestions d'ori-gine intérieure ou extérieure » (1).

(1) Ph. de FÉLICE, Foules en délire, extases collectives (Albin Michel).

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CHAPITRE I I

LES DEUX SOURCES DE LA PROPAGANDE

I. — La publicité

Nous ne discuterons pas pour savoir, de la publi-cité ou de la propagande, laquelle est fille de l'autre. Jusqu'à l'époque moderne, elles se distinguaient à peine : la propagande de César, de Charlemagne ou de Louis X I V n'était en somme qu'une publicité personnelle, qu'assurèrent les poètes, historiographes et imagiers, et les grands hommes eux-mêmes, par leurs attitudes, leurs discours et leurs mots « histo-riques ». Propagande et publicité se donnent long-temps la main ; leur évolution est parallèle : au début on vante les doctrines comme le pharmacien vante ses onguents ; on en décrit les caractéristiques, on en explique les bienfaits : à la publicité informative, qui marque les débuts de l'art publicitaire, corres-pondent les programmes et exposés de systèmes, qui pullulent au x ix e siècle. Nombreux sont les procédés communs à la propagande et à la publicité : à la réclame correspond la « profession de foi », à la marque de fabrique le symbole, au slogan commer-cial le slogan politique. Il semble bien que ce soit la propagande qui s'inspire des inventions et des réussites de la publicité, et copie un style dont on pense qu'il plaît au public. Ainsi les partisans de Boulanger distribuent-ils des jeux de l'oie, tout comme les grands magasins, avec cette différence qu'images et légendes sont à la gloire du Général.

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16 LA PROPAGANDE POLITIQUE

Le progrès des techniques entraîne bientôt la publicité à un nouveau stade : elle cherche à « frapper » plutôt qu'à convaincre, à suggestionner plutôt qu'à expliquer. Le slogan, la répétition, les images attrayantes l'emportent progressivement sur les annonces sérieuses et démonstratives : d'informative, la publicité devient suggestive. Princi-palement sous l'impulsion américaine, de nouveaux modes de présentation, de nouvelles techniques sont mises en œuvre, bientôt appuyées sur des recherches de physiologie, de psychologie et même de psycha-nalyse. On mise sur l'obsession, sur l'instinct sexuel, etc. Ces procédés, nous le verrons, la propa-gande politique ne tardera pas à les emprunter.

En même temps la publicité tend à devenir une science ; ses résultats sont contrôlés et prouvent son efficacité. La plasticité de l'homme moderne est ainsi mise à nu : il échappe difficilement à un certain degré d'obsession, à certains procédés d'attraction. Il est possible de le guider vers tel produit et telle marque, et non seulement de lui imposer ce produit à la place d'un autre, mais même d'en faire naître le besoin. Formidable découverte, et qui sera déci-sive pour les ingénieurs modernes de la propagande : l'homme moyen est un être essentiellement in-fluençable ; il est devenu possible de lui suggérer des opinions qu'il tiendra pour siennes, de lui « changer les idées » au sens propre, et ce qui est possible en matière commerciale, pourquoi ne l'essayerait-on pas en matière politique ?

Tout un secteur de la propagande politique conti-nue de vivre en symbiose avec la publicité : les campagnes électorales aux Etats-Unis, par exemple, sont à peine différentes des campagnes publicitaires ; les fameuses « parades », avec orchestres, girls et pancartes, ne sont qu'une bruyante réclame. Cepen-

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LES DEUX SOURCES DE LA PROPAGANDE 17

dant une autre branche de la propagande politique, tout en continuant de s'inspirer des procédés et des styles publicitaires, s'est détachée de la publicité pour devenir une technique propre ; c'est cette propagande de nature plus étendue et plus carac-térisée, que nous étudierons d'abord, car c'est elle qui a influencé le plus profondément l'histoire contemporaine.

II. — L'idéologie politique

La propagande de type publicitaire se limite à des campagnes plus ou moins espacées dont le type est la campagne électorale ; c'est une mise en valeur de certaines idées et de certains hommes par des procédés bien délimités, expression normale de l'activité politique. La fusion de l'idéologie avec la politique donne un autre type de propagande, de tendance totalitaire, liée étroitement à la progression tactique, jouant de tous les ressorts humains — non plus une activité partielle et passagère, mais l'ex-pression même de la politique en mouvement, comme volonté de conversion, de conquête et d'exploitation. Cette propagande est liée à l'intro-duction dans l'histoire moderne des grandes idéo-logies politiques conquérantes (jacobinisme, mar-xisme, fascisme) et à l'affrontement de nations et de blocs de nations dans les guerres nouvelles.

C'est de la Révolution française que date vrai-ment cette propagande politique (1) ; des clubs, des assemblées, des comités révolutionnaires, que par-tirent les premiers discours de propagande, les premiers chargés de propagande (qu'étaient entre

(1) Le mot lui-même est employé, puisque, en 1793, se forma en Alsace une association qui prit le nom de « Propagande » et se chargea de répandre les idées révolutionnaires.

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18 LA PROPAGANDE POLITIQUE

autres les commissaires aux armées) ; ce sont eux qui entreprirent la première guerre de propagande et la première propagande de guerre. Pour la pre-mière fois une nation se libérait, s'organisait, au nom d'une doctrine tenue d'emblée pour universelle. Pour la première fois, une politique intérieure et extérieure s'accompagnait de l'expansion d'une idéologie et par là même sécrétait naturellement la propagande. La Marseillaise, le bonnet phrygien, la fête de la Fédération, celle de l'Etre Suprême, le réseau des clubs jacobins, la marche sur Versailles, les manifestations de masse contre les Assemblées, l'échafaud sur les grandes places, les diatribes de L'Ami du Peuple, les injures du Père Duchêne, toutes les ressources de la propagande moderne sont inaugurées alors.

De la Révolution procède aussi un type de guerre nouveau. Toutes les énergies nationales y seront progressivement mobilisées jusqu'au stade de la guerre totale qu'Ernst Jünger croyait atteint en 1914 et qui ne le fut réellement que dans la dernière guerre. Depuis 1791, l'idéologie s'allie aux armes dans la conduite des guerres et la propagande devient l'auxiliaire de la stratégie. Il s'agit de créer chez soi la cohésion et l'enthousiasme, chez l'ennemi le désordre et la peur. En abolissant toujours davan-tage la distinction du front et de l'arrière, la guerre totale offre pour champ d'action à la propagande non seulement les armées, mais les populations civiles, puisqu'on atteint peut-être plus sûrement les premières en visant les secondes, puisqu'on arrive même à soulever ces populations et à en faire surgir sur les arrières de l'ennemi de nouveaux types de sol-dats, hommes, femmes, enfants : espions, saboteurs ou partisans. On ne soulignera jamais assez à quel point les guerres modernes, en favorisant l'exalta-

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LES DEUX SOURCES DE LA PROPAGANDE 19

tion, la crédulité, le manichéisme sentimental, ont préparé le terrain à la propagande. Le « bourrage de crâne » de 14-18 ouvrit la voie aux mensonges gros-siers du hitlérisme. Tout un vocabulaire d'intimida-tion, toute une mythologie de conquête, sortent directement des guerres récentes. Comme pour les en-gins mécaniques, les guerres ont servi de laboratoire aux techniques de la psychagogie. La propagande s'est liée à la guerre au point qu'elle se substitue à elle naturellement : après 1947, elle a nourri la « guerre froide » comme elle nourrissait en 1939 la « guerre des nerfs »... La propagande, pourrait-on dire, c'est la guerre poursuivie par d'autres moyens.

Ce lien de l'idéologie et de la guerre a été re-pris, porté à un autre plan et perfectionné par le marxisme-léninisme. Au blanquisme et à l'insur-rection spontanée du type des Journées de Juin, le marxisme substitue progressivement une stratégie révolutionnaire de masses. Le mouvement ouvrier, autre facteur décisif du xix e siècle, crée une com-munauté supra-nationale qu'anime sa mythologie propre. Le parti de masse, ne l'oublions pas, a été inventé par la social-démocratie ; et c'est elle qui essaye un certain nombre de techniques de propa-gande (défilés, symboles, etc.) qui sont couramment utilisées depuis. Mais Lénine va beaucoup plus loin : ces masses social-démocrates tombées au pouvoir de politiciens embourgeoisés, il veut les dynamiser par l'agitation et la propagande. Combinant l'insur-rection et la propagande, Lénine et Trotsky réussis-sent en pleine guerre à décomposer l'armée et l'ad-ministration, et installent la révolution bolchevik. Comme l'écrit J. Monnerot : « Les pouvoirs destruc-teurs contenus dans les sentiments et ressentiments humains peuvent, donc être utilisés, manipulés par

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20 LA PROPAGANDE POLITIQUE

des spécialistes, comme le sont de manière conver-gente les explosifs purement matériels. » La leçon ne sera pas perdue. La politique de l'U.R.S.S. l'a retenue. Hitler s'en est puissamment inspiré.

Ainsi la propagande a-t-elle été en quelque sorte laïcisée par le jacobinisme et les grandes idéologies modernes. Mais ne revient-elle pas, par un détour, à ses origines ? Il s'agit bien encore d'une foi à propager — de fide propaganda —, d'une foi toute terrestre certes, mais dont l'expression et la diffusion empruntent énormément à la psychologie et à la technique des religions. La première propagande du christianisme dut beaucoup au mythe eschatolo-gique. Les nouvelles propagandes politiques puisent elles aussi dans une mythologie de libération et de salut, mais liée à l'instinct de puissance et au combat — une mythologie à la fois guerrière et révolutionnaire. Nous employons ici le mot « mythe » au sens que Sorel lui a donné : « Les hommes qui participent aux grands mouvements sociaux se représentent leur action sous forme d'images de bataille assurant le triomphe de leur cause. Je propose de nommer mythes ces constructions. » Ces mythes qui touchent au plus profond de l'inconscient humain sont des représentations idéales et irration-nelles liées au combat ; ils possèdent sur la masse une puissante valeur dynamogénique et cohésive.

Les grandes propagandes puisent profondément aux mêmes sources. Une même histoire, militaire et révolutionnaire, qui est celle de l'Europe, une même aspiration à la communauté perdue les inspirent. Mais bien différente est la façon dont elles orchestrent et orientent les vieux rêves qu'a refoulés et aiguisés la société moderne.

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CHAPITRE I I I

LA PROPAGANDE DE TYPE LÉNINISTE

Le marxisme pourrait être caractérisé par son pouvoir de diffusion ; c'est une philosophie capable de se propager dans les masses, d'abord parce qu'elle correspond à un certain état de la civilisation indus-trielle, ensuite parce qu'elle repose sur une dialec-tique qui peut être réduite à son extrême simplicité sans être substantiellement déformée. Il est certain, cependant, que le marxisme n'aurait pas connu une expansion aussi large et rapide si Lénine ne l'avait transcrit en une méthode d'action politique pratique.

La conscience de classe est pour Marx la base de la conscience politique. Mais — et c'est l'apport fondamental de Lénine — la conscience de classe laissée à elle-même s'enferme dans la « lutte écono-mique », c'est-à-dire se borne à une conscience « trade-unioniste », à une activité purement syndi-cale et ne parvient pas à la conscience politique. Il faut préalablement l'éveiller, l'éduquer et l'entraîner à lutter dans une sphère plus large que celle consti-tuée par les rapports entre ouvriers et patrons. Cette tâche revient à une élite de révolutionnaires professionnels, avant-garde consciente du prolé-tariat. Le parti communiste doit être précisément l'instrument de ce rapport de l'élite à la masse, de l'avant-garde à la classe. A la conception social-démocrate du parti ouvrier, tel que l'ont connu surtout l'Allemagne et l'Angleterre, Lénine a subs-

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titué la conception dialectique d'une cohorte d'agi-tateurs qui sensibilisent et entraînent la masse. Dans cette perspective, la propagande, entendue en un sens très large (allant de l'agitation à l'éduca-tion politique), devient la courroie de transmission, le lien essentiel d'expression, à la fois rigide et très souple, qui continuellement rattache la masse au parti, l'entraîne peu à peu à rejoindre l'avant-garde dans la compréhension et dans l'action.

La propagande de type bolchevik peut se ramener à deux expressions essentielles : la révélation poli-tique (ou dénonciation) et le mot d'ordre.

Suivant la parole de Marx, qu' « il faut rendre l'oppression réelle plus dure encore, en y ajoutant la conscience de l'oppression et rendre la honte plus honteuse encore en la livrant à la publicité », Lénine invite les sociaux-démocrates à « organiser des révélations politiques dans tous les domaines » (1). Ces « révélations » consistent à démêler, sous les sophismes dont les classes dominantes enveloppent leurs intérêts égoïstes, la nature réelle de leurs appétits et le fondement réel de leur pouvoir, et à en donner aux masses une « représentation claire ». « Or, dit Lénine, ce n'est pas dans les livres que l'ou-vrier pourra puiser cette représentation claire ; il ne la trouvera que dans les exposés vivants, dans des révélations encore toutes chaudes sur ce qui se passe à un moment donné autour de nous, dont on parle ou chuchote entre soi et qui se manifeste par tels ou tels faits, chiffres, verdicts, etc. Ces révéla-tions politiques embrassant tous les domaines sont la condition nécessaire et fondamentale pour former les masses en vue de leur activité révolutionnaire. » C'est ici l'application concrète de la démystification

(1) Que fair» ? (Œuvres choisies en 2 vol., t. I, p. 229 sq.)

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marxiste : à propos de n'importe quel événement intéressant la vie des masses, le propagandiste léniniste doit remonter de l'apparence à la réalité, laquelle se trouve au niveau de la lutte de classe, et ne pas laisser les esprits dévier ou s'enliser dans des explications superficielles et fausses. Une guerre, une grève, un scandale politique, fournissent des occasions, mais plus souvent c'est à partir de faits minimes, les plus concrets, que la démonstration remontera à la cause pour rattacher ce qui n'appa-raissait être qu'un accident à l'explication politique générale qui est celle du parti communiste.

Prenons l'exemple du chômage partiel qui atteint l'activité des salons de coiffure : le client pourra penser que les salons de coiffure sont trop nombreux, que la mode est aux cheveux longs, ou même que les cheveux poussent moins cette année... toutes expli-cations simplistes ou même mythologiques, que rejettera le propagandiste communiste. Celui-ci fera facilement admettre au client que si les salons de coiffure sont vides, c'est que les gens ne possèdent que l'argent nécessaire à leurs besoins vitaux ; de là, il le conduira à la constatation que l'ensemble des salariés sont insuffisamment payés, et s'ils sont insuffisamment payés, c'est que l'argent qui devrait leur revenir est détourné par divers impôts et taxes au profit d'un budget que dévorent les préparatifs militaires qu'impose à la France la politique atlan-tique, qui n'est qu'une défense des intérêts du capi-talisme international... Ce n'est là qu'un exemple forgé par nous de cette argumentation systématique par laquelle un propagandiste formé à la méthode léniniste doit s'efforcer de rattacher la partie au tout en dénonçant inlassablement toutes les injustices de détail que suscite le régime capitaliste.

Le mot d'ordre nous conduit à l'aspect combatif

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et constructif de cette propagande. Le mot d'ordre est la traduction verbale d'une phase de la tactique révolutionnaire. Concept moteur, il exprime aussi clairement, brièvement et euphoniquement que possible l'objectif le plus important du moment : soit, en période révolutionnaire, l'anéantissement de l'adversaire et un objectif de ralliement pour les masses (« Tout le pouvoir aux Soviets », « Terre et Paix », « Pain, Paix, Liberté », « Pour un gouverne-ment de large union démocratique », etc.) — soit, en période d' « édification socialiste », un objectif de planification : (« Accomplir et suraccomplir le plan en quatre ans », etc.).

Il importe que le communiste ne fige pas la tac-tique en s'arrêtant à un mot d'ordre que les cir-constances ont déjà périmé. C'est ainsi que dans un article de 1917, A propos des mots d'ordre, Lénine montre que le mot d'ordre « Tout le pouvoir aux Soviets » a été juste, mais ne l'est plus depuis que les autres partis représentés dans les Soviets avaient fait alliance avec la bourgeoisie contre-révolutionnaire. Un mot d'ordre n'est pas une excitation creuse, il condense la ligne politique du moment : « Tout mot d'ordre doit être déduit de la somme des particularités d'une situation politique déterminée. » Les mots d'ordre jalonnent des plates-formes échelonnées qui permettent d'obliger les autres forces politiques à se déterminer pour ou contre la collaboration sur des objectifs concrets et séduisants pour les masses.

Tout mot d'ordre doit correspondre non seulement à la situation politique, mais aussi au niveau de la conscience des masses. Il n'a de valeur que s'il se répercute largement dans cette conscience, et pour cela il doit dégager des aspirations latentes sur le thème le plus favorable. « On nous accuse de créer

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l'opinion des masses, disait Trotsky. Le reproche est inexact, nous tentons seulement de la formuler. » Le secret du succès de la révolution bolchevik est là : en deux mots Lénine sut lier et exprimer les deux revendications fondamentales des millions de paysans-soldats de l'armée russe : « Terre et Paix ». Trotsky commente ce succès d'autant plus fou-droyant que les bolcheviks n'étaient qu'une poignée, et presque sans pouvoir : « La pauvreté des moyens dont disposait l'agitation bolchevik était frappante. Comment donc, avec un si faible appareil, et étant donné le nombre insignifiant des tirages de presse, les idées et les mots d'ordre du bolchevisme ont-ils pu s'imposer au peuple ? Le secret de l'énigme est très simple : les mots d'ordre qui correspondent au besoin aigu d'une classe et d'une époque se créent des milliers de canaux. Le milieu révolutionnaire, porté à l'incandescence, se distingue par une haute conductibilité des idées. »

Pour travailler le milieu, pour y propager révéla-tions et mots d'ordre, le bolchevisme a distingué deux sortes d'agents : les propagandistes et les agitateurs. C'est Plékhanov qui est l'auteur de cette distinction fameuse : « Le propagandiste inculque beaucoup d'idées à une seule personne ou à un petit nombre de personnes ; l'agitateur n'inculque qu'une seule idée ou qu'un petit nombre d'idées ; en re-vanche, il les inculque à toute une masse de per-sonnes. » Lénine, commentant cette définition (1), dit que l'agitateur, partant d'une injustice concrète engendrée par la contradiction du régime capitaliste, « s'efforcera de susciter le mécontentement, l'indi-gnation de la masse contre cette injustice criante, laissant au propagandiste le soin de donner une

(1) Que faire ? (Œuvres choisies, t. I, p. 226 sq.).

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explication complète de cette contradiction. C'est pourquoi le propagandiste agit principalement par écrit, l'agitateur de vive voix ». Cependant Lénine craint visiblement de laisser transformer en une distinction théorique ce qui n'est qu'une distinction pratique, essentiellement fondée sur des aptitudes de tempérament. On suivrait d'ailleurs facilement ces deux familles tout au long de l'histoire des révolutions, qu'elles soient sociales, politiques ou même religieuses. Hébert, Marat étaient des agita-teurs ; Robespierre, Saint-Just étaient des propa-gandistes. Mussolini n'a jamais pu dépasser le stade de l'agitateur. Hitler, au contraire, était un agita-teur qui sut s'élever au niveau de systématisation théorique du propagandiste.

Il est un point sur lequel Lénine revient à plusieurs reprises (1) : il ne s'agit pas seulement d'agiter et catéchiser la classe ouvrière, comme les sociaux-démocrates se contentent généralement de le faire, il faut « aller dans toutes les classes de la population comme propagandistes, comme agitateurs et comme organisateurs ». Il faut pratiquer des dénonciations, des révélations politiques vivantes qui intéressent le peuple entier : ouvriers, paysans, petits bourgeois. Et pour cela, « il faut que nous ayons « nos hommes », des sociaux-démocrates, partout et toujours, dans toutes les couches sociales, sur toutes les positions permettant de connaître les ressorts intérieurs du mécanisme de notre Etat ».

Le rôle de ces hommes est d'abord de faire la propa-gande et l'agitation par tous les moyens et en ayant soin d'adapter leurs arguments au milieu où ils se trouvent. Une des caractéristiques de la propagande communiste est la très grande diversité de sa presse.

(1) En particulier dans Que faire ? et dans La maladie infantile du communisme.

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En Union Soviétique, il y a des journaux pour chaque région et chaque profession ; ils disent tous la même chose mais ils la disent de façon appropriée aux diverses mentalités. D'autre part, il n'y a pas de propagande sans un apport constant d'information, et c'est le second rôle des spécialistes communistes que d'alimenter les révélations politiques par un flot continu de nouvelles puisées dans tous les secteurs professionnels et sociaux. Chaque cellule fonctionne comme une antenne d'information, et, dans les régimes soviétiques, les journaux possèdent une multitude de « correspondants populaires » placés à tous les niveaux des activités du pays. Ce travail d'information est pour la propagande com-muniste un incontestable élément de supériorité ; il lui permet en particulier de réagir beaucoup plus vite que les propagandes adverses, de les déconcerter, et souvent de les devancer.

Les partis communistes ont retenu de Lénine la « passion des révélations politiques » organisées « devant le peuple tout entier ». Pour eux, il ne peut s'agir en régime bourgeois de pratiquer cette poli-tique d'alliances et de compromis qui accaparent les forces des autres partis, mais, posés en ennemis irréconciliables du régime, de faire continuellement éclater chez l'adversaire des mines que celui-ci leur a inconsciemment préparées. Tout faux-pas d'un gouvernement, toute faiblesse d'une majorité, toute injustice et tout scandale sont ainsi « démasqués », « dénoncés » et systématiquement rattachés au thème politique central. Cette vaste et constante entre-prise se déroule depuis le moindre atelier, en passant par les conseils municipaux et généraux, les asso-ciations professionnelles, les salles des tribunaux, jusque dans l'enceinte du Parlement. Les élus communistes y disposent d'une tribune d'où les

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« dénonciations » tombent avec un bruit plus reten-tissant ; dans son II e Congrès, l'Internationale communiste avait rappelé à chaque député du parti qu'il n'était pas « un législateur cherchant un lan-gage commun avec d'autres législateurs, mais un agitateur du parti envoyé chez l'ennemi pour appliquer les décisions du parti ». Mais ce sont aussi les mots d'ordre du parti que les députés commu-nistes doivent appuyer et orchestrer par des propo-sitions d'apparence concrète, suivant la consigne que leur donnait déjà en 1924, le Bureau politique : « Les élus doivent déposer des projets purement démonstratifs, conçus non en vue de leur adoption, mais pour la propagande et pour l'agitation. »

Lénine, cependant, sait que des armées de propa-gandistes et d'agitateurs, quand même ils se comp-teraient par millions, ne suffisent pas à emporter la victoire si leur action n'est pas soutenue par une ligne politique juste et par des réalisations pratiques. Sans actes à l'appui, une propagande n'est qu'un verbalisme qui crée des illusions dangereuses et immobilise le cours de la tactique à un stade périmé.

En régime capitaliste, cette activité se traduit par le soutien des revendications, par l'action dans les syndicats et les groupements de toute sorte, mais aussi par des réalisations concrètes qui témoi-gnent d'une volonté sans équivoque et préfigurent déjà la future société socialiste. C'est ce rôle d'échan-tillon témoin qu'ont rempli en France, par exemple, les municipalités communistes en développant les oeuvres sociales, les colonies de vacances, en cons-truisant des logements et des terrains de sports. La propagande est ainsi authentifiée par des actes, et ceci est primordial pour la masse de ceux à qui une longue expérience a donné des doutes sur la valeur des programmes politiques.

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En période de conquête révolutionnaire et d'édi-fication socialiste, la fonction de ces prototypes est encore plus importante. C'est ainsi que la réforme agraire progresse dans les masses de la paysannerie chinoise d'abord par la contagion de l'exemple : la terre est mise en commun dans un village et cultivée par un groupe de travailleurs particulière-ment convaincus et éduqués ; les paysans des alentours viennent voir et se rendent compte peu à peu des avantages de cette solution.

Il est incontestable que la propagande politique sous sa forme moderne a été inaugurée par le bolche-visme et spécialement par Lénine et Trotsky. Par son génie de propagandiste et d'agitateur, Lénine lance en 1917 les mots d'ordre qui rythment les étapes de la conquête du pouvoir. Trotsky — inno-vation sans précédent — s'adresse par radio aux « masses souffrantes », par-dessus la tête de leurs gouvernements. Une propagande et une agitation d'une intensité inouïe se développent dans le prolé-tariat, la paysannerie, l'armée. Les cercles politiques, les « journaux d'usine », les orateurs de carrefour prolifèrent ; chez les éléments fidèles au régime tsariste, les agitateurs sont à l'œuvre et répandent souterrainement l'inquiétude et la division. Lorsque la révolution est installée à Leningrad et à Moscou, cette activité, bien loin de se relâcher, s'amplifie pour étendre et consolider le pouvoir des Soviets. Des « commissaires politiques » sont envoyés auprès des unités militaires pour commenter les ordres et les replacer dans le contexte politique général. Des « équipes volantes » de jeunes communistes se déplacent dans l'armée, se rendent dans les muni-cipalités rurales pour de brefs séjours au cours desquels ils font entendre théâtre, chant et confé-rences politiques. Ainsi se crée un vaste réseau

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psycho-politique qui par de multiples canaux (presse, radio, théâtre, cinéma, feuilles locales et feuilles d'usines, conférences, meetings, etc.), atteint les coins les plus reculés du pays. La direction de cette activité polymorphe est confiée à une direction « agit-prop » (abréviation de : agitation et propa-gande) qui a ses responsables à tous les échelons jusqu'à la cellule de base et qui sera toujours une branche essentielle de l'activité communiste. Par la suite, les révolutions communistes s'accompa-gneront d'un semblable travail de pénétration et d'éducation idéologique et politique. Partisans yougoslaves et chinois le feront marcher de pair avec l'organisation de leurs armées. « Il était rare, écrit M. Djilas, un des chefs de partisans yougoslaves, de trouver une unité ne possédant pas sa presse » (1).

Mais c'est en Chine que la propagande devait prendre sa plus grande extension. Mao Tsé-tung fut en effet le stratège et le théoricien d'un type nou-veau de guerre, qui s'inspire de l'expérience des partisans et qui a été appelée, en France, « guerre révolutionnaire ». Mao part du principe que l'armée doit être la pointe mobile d'une masse tout entière engagée dans le combat. Les liens institués par Lénine entre le Parti et la classe ouvrière, Mao les adapte aux rapports entre l'Armée et le peuple. Il se crée ainsi un appareil politico-militaire qui repose sur des « hiérarchies parallèles » (associations pro-fessionnelles, sportives, etc., organisation terri-toriale, organisation du parti), lesquelles véhiculent sans cesse les consignes officielles et l'éducation politique. Nul n'y échappe.

En temps de guerre, ce système est appliqué aux

(1) Le travail d'agitation et de propagande (Rapport au V* Congrès du P.C.Y.).

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prisonniers qui sont préalablement « mis-à-plat » (c'est-à-dire physiologiquement affaiblis et psycho-logiquement isolés) avant d'être soumis à la « réédu-cation », comme ce fut le cas dans les camps de la Corée du Nord et du Viet-minh (1).

En temps de paix, cette mobilisation des énergies est entretenue à des fins politiques et économiques. C'est en Chine encore que cette méthode a atteint son paroxysme. Des centaines de milliers d'hommes ont été poussés sur des chantiers de travail par des campagnes qui en font des « volontaires » enthou-siastes. En Chine, comme dans les démocraties populaires, le Parti développe une « mystique du plan », aussi bien par des proclamations générales que par des encouragements individuels (citation des réussites modèles et des dépassements de normes, décorations aux ouvriers d'élite, etc.).

Cette manipulation psychologique, le maoïsme l'a portée à son apogée en utilisant à une échelle inconnue toutes les ressources de l'esthétique col-lective. Outre les classiques meetings de réception (accueil des visiteurs officiels), il y a des meetings de colère (où l'on dénonce des personnages qui, parfois présents, sont affublés du « bonnet de honte »), les meetings de joie (où l'on acclame les chefs et les victoires remportées sur l'adversaire), sans parler des défilés et manifestations qui groupent parfois plus d'un million de personnes. Jusque dans les moindres villages, des agitateurs organisent des séances où des vieillards narrent les horreurs du

(1) L'expérience de la guerre d'Indochine a fait réfléchir certains oiliciers français sur les techniques de « guerre révolutionnaire » dont ils avaient été victimes. Ils en ont conclu à la nécessité d'une « action psychologique » qu'ils ont opposée en Algérie à la propagande du F.L.N. et des dirigeants égyptiens (cf. Ce1 Ch. LACHKROY, La guerre révolutionnaire, in La Défense nationale, Bibliothèque des Centres d'Etudes supérieures spécialisés, t. IV, Presses Universitaires de France).

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A ce happening, poussé au paroxysme, la Révolution culturelle a mêlé la récitation quasi religieuse des aphorismes de Mao Tsé-tung. Le moindre épisode devient prétexte à endoctrinement, tandis que les passions sont déchaînées par des méthodes théâtrales et en même temps étroitement contrôlées.

Ainsi s'est reconstituée, sous des formes propres à la Chine, cette propagande de type stalinien que caractérisent à la fois l'idolâtrie du Chef et le martè-lement dogmatique. Dans ce climat, il devient impos-sible de délimiter le domaine propre de la propa-gande. L' « esprit de parti », selon l'expression de Jdanov, s'empare de la science, de la littérature, de la musique, du sport, etc., pour former « l'homme nouveau ».

La propagande triomphe ici au point qu'elle se dissout dans l'ensemble des activités politiques, économiques et intellectuelles d'un Etat. C'est cha-cune de ces activités qui présente sa face de propa-gande. L'obsession qui en résulte, certains procédés de mise en scène collective, la direction centralisée des instruments de diffusion, la censure, l'exploita-tion des nouvelles, tout cela ne relève en rien du marxisme-léninisme mais d'une utilisation totali-taire de la propagande.

passé révolu.

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CHAPITRE I V

LA PROPAGANDE DE TYPE HITLÉRIEN

L'apport de Hitler et Gœbbels à la propagande moderne est énorme. Ils ne l'ont pas inventée, nous l'avons vu, mais ils l'ont transformée, nous n'osons dire perfectionnée. Le monde connaît aujourd'hui le point d'aboutissement de cette mécanique gigan-tesque. Cependant le grand nombre de techniques et de procédés que le nazisme a innovés en matière de propagande subsistent en dehors même du climat de délire et de haine où ils s'épanouirent, et rien ne peut faire qu'ils n'appartiennent désor-mais à l'arsenal de la propagande politique.

Il y a un monde entre la conception léniniste de la propagande et la conception hitlérienne. Dans la perspective léniniste, la propagande est la traduc-tion de la tactique, mais les buts qu'elle propose, pour être des buts tactiques, n'en sont pas moins des buts effectivement visés. Quand Lénine lance Terre et Paix, il s'agit réellement de partager la terre et de signer la paix ; quand Maurice Thorez lance Main tendue aux catholiques, il s'agit réelle-ment de faire alliance avec les catholiques, même si cette entente n'est qu'une étape provisoire vers la conquête du pouvoir. Mais lorsque Gœbbels, après avoir prêché un racisme antichrétien, proclame que le peuple allemand fait la guerre « pour la défense de la civilisation chrétienne », cette affirmation n'a pour lui aucune réalité concrète ; elle n'est qu'une

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formule opportune destinée à mobiliser de nou-velles masses. L'hitlérisme a corrompu la concep-tion léniniste de la propagande. Il en a fait une arme en soi dont on se sert indifféremment pour tous les buts. Les mots d'ordre léninistes ont une base rationnelle, même s'ils se rattachent en défi-nitive à des instincts et à des mythes fondamentaux. Mais quand Hitler lançait ses invocations sur le sang et la race à une foule fanatisée qui lui répondait par des « Sieg Heil », il ne se souciait que de surex-citer au plus profond d'elle-même la haine et le désir de la puissance. Cette propagande ne désigne plus des objectifs concrets ; elle se répand en cris de guerre, en imprécations, en menaces, en prophé-ties vagues, et s'il faut faire des promesses, celles-ci sont tellement folles qu'elles ne peuvent atteindre l'être humain qu'à un niveau d'exaltation où il répond sans réfléchir. Il faudrait faire l'histoire des variations successives qu'ont subies les thèmes de la propagande hitlérienne pendant la dernière guerre, depuis la conquête de l'espace vital jusqu'à la défense du peuple, en passant par la nouvelle Europe et la sauvegarde des valeurs chrétiennes.

Dès lors, la propagande n'est plus liée à une pro-gression tactique, elle devient elle-même tactique, un art particulier avec ses lois propres, utilisable au même titre que la diplomatie ou les armées. Considérée en raison de sa force intrinsèque, c'est une véritable « artillerie psychologique », où tout ce qui a valeur de choc est employé, où finalement l'idée ne compte plus, pourvu que le mot porte.

Les dictateurs fascistes ont parfaitement compris que la coagulation de la masse moderne offrait à leurs entreprises d'immenses possibilités qu'ils utilisèrent sans vergogne, avec le mépris le plus complet de la personne humaine : « L'homme mo-

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derne, disait Mussolini, est étonnamment disposé à croire. » Hitler, de son côté, avait découvert que la masse, en s'agglutinant, prend un caractère plus sentimental, plus féminin : « Dans sa grande majorité, le peuple se trouve dans une disposition et un état d'esprit à ce point féminin que ses opinions et ses actes sont déterminés beaucoup plus par l'impres-sion produite sur ses sens que par la pure réflexion. » Telle est bien la raison du succès de la propagande nazie sur la masse allemande : prédominance de l'image sur l'explication, du sensible brutal sur le rationnel. Nous aurons l'occasion de passer en revue les procédés qui contribuent à mettre la masse dans un état réceptif. Tout le monde a entendu parler des roulements de tambourin qui accompa-gnaient Hitler lorsqu'il gagnait la tribune du Congrès de Nuremberg et du clavier sur son pupitre, qui lui permettait de varier à son gré l'éclairage. On comprend aussi de ce point de vue que le nazisme ait fait volontiers appel à la femme, dans son sentiment le plus irrationnel, et qu'il l'ait fait avec succès. C'est Hitler encore qui déclarait : « Quand nous arriverons au pouvoir, chaque femme alle-mande obtiendra un mari. »

D'une part la propagande hitlérienne plonge ses racines dans les zones les plus obscures de l'incons-cient collectif, en exaltant la pureté du sang, les instincts élémentaires de meurtre et de destruction, en renouant même, par l'intermédiaire de la croix gammée avec la plus ancienne mythologie solaire, — d'autre part, elle utilise successivement des thèmes divers et même contradictoires avec la seule préoccupation d'orienter les foules dans la perspec-tive du moment. Jules Monnerot a parfaitement noté ce caractère à la fois irrationnel et discontinu de la propagande nationale-socialiste : « Les hitlé-

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riens avaient happé tous les thèmes utilisables en Allemagne, tous ceux qu'un minimum de conver-gence avec leurs intentions du moment rendaient tels » (1).

On doit toutefois se demander comment une telle discontinuité n'a pas nui à la propagande hitlé-rienne, puisqu'elle a réussi, non seulement à mobili-ser un peuple, mais à atteindre gravement certaines nations européennes. Certes son effort fut colossal. Hitler et Gœbbels, en ce domaine, ne laissaient rien au hasard. Toute manifestation était soigneusement préparée. Hitler avait même remarqué que les heures du soir étaient plus favorables que les autres à l'emprise d'une volonté étrangère. Le public, lui aussi, était « préparé ». Les communautés qui n'étaient pas d'Etat furent disloquées afin que disparût tout écran intermédiaire et que l'individu fût offert sans défense aux sollicitations de la pro-pagande ; il y avait bien peu de dimanches où une famille pouvait se réunir dans l'intimité. Le parti et le chef étaient partout présents, dans la rue, à l'usine et jusque dans la maison sur les murs des chambres. Presse, cinéma, radio répétaient sans cesse la même chose. Enfin il est indéniable qu'un certain nombre de mythes hitlériens correspondait soit à une constante de l'âme germanique, soit à une situation créée par la défaite, le chômage et une crise financière sans précédent.

(1) Jules Monnerot cite pêle-mêle : « matérialisme zoologique, pangermanisme, géopolitique, transposition de la guerre des classes en guerre des États, aryanisme contre sémitisme, socialisme prus-sien contre capitalisme occidental et bolchevisme asiatique, peu-ples prolétaires contre peuples capitalistes, le « sol et le sang » contre « l'esprit et l'argent », « idéalisme, liberté et démocratie nordiques » contre mollesse et corruption française, pureté contre impureté raciale, peuple enraciné contre finance sans parti, et, au tout dernier moment, défense de l'Europe contre les Juifs, les Anglo-Saxons et le bolchevisme » (Sociologie du communisme, p. 367).

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Ceci explique beaucoup de choses, mais n'explique pas tout, et en particulier n'explique pas l'influence paralysante exercée par la propagande hitlérienne sur des nations qui n'étaient pas allemandes. Pour que la propagande nazie ait pu réussir ainsi, malgré ses contradictions et ses outrances, pour qu'elle ait pu également enthousiasmer et terroriser des masses, dont certaines auraient dû normalement rester hors de son atteinte, il faut admettre que son action s'exerçait moins au niveau du sentiment et de la raison que dans une autre région, sur des zones physiologiques et inconscientes, où des passions et des habitudes, absurdes ou contradictoires au regard de la logique, trouvent leur prise et leur équilibre. Dans son livre (1) qui, malgré son caractère systé-matique, est le seul ouvrage fondamental consacré à notre sujet, l'écrivain russe Tchakhotine a éclairé le succès de la propagande nazie par une interpré-tation de la théorie des réflexes conditionnels de Pavlov.

En voici, brièvement décrite, l'expérience de base : plaçons un morceau de sucre devant un chien préala-blement immobilisé : le chien salivera. Associons ensuite la présentation du morceau de sucre à l'audi-tion d'un klaxon, et ceci plusieurs fois : le chien continuera de saliver normalement. Si maintenant, dans une troisième phase, nous nous contentons de faire entendre le klaxon, sans présenter le sucre, le chien salivera encore : nous aurons monté un réflexe conditionné, c'est-à-dire que le coup de klaxon aura été suffisamment associé à l'apparition du sucre pour provoquer à lui seul la salivation. Le klaxon est devenu lui-même un agent conditionnel. Notons

(1) Serge TCHAKHOTINE, Le viol des foules par la propagande politique (Gallimard).

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bien, pourtant, que cet excitant au second degré ne conservera pas toujours son efficacité. L'agent conditionnel complexe (le klaxon) tend en effet à perdre sa valeur de substitut de l'agent conditionnel simple (le sucre), s'il ne lui est pas associé à nouveau de temps à autre, autrement dit si l'on ne répète pas de temps à autre l'expérience primitive.

Mais si nous poursuivons encore cette même expérience, c'est-à-dire si nous continuons d'em-ployer nos excitants selon un rythme régulier, la salivation du chien n'ira pas croissante. Bien au contraire, nous obtiendrons une inhibition des fonc-tions réflexes, qui peut s'étendre à l'organisme entier et engendrer un état de somnolence. Notons enfin qu'un état semblable peut être obtenu d'une autre façon : alors ce n'est plus la répétition, mais l'intensité de l'excitant qui entre en jeu pour inhiber les réflexes normaux d'un individu. Ainsi l'appari-tion soudaine du serpent peut-elle inhiber les ré-flexes de fuite chez l'oiseau, qui, fasciné, ira se jeter dans sa gueule.

Il ne nous reste plus maintenant qu'à faire l'appli-cation. Prenons-la d'abord au niveau de la publicité : lorsque, pour vanter telle eau gazeuse sur les murs du métro, la publicité prend pour enseigne une jolie femme surgissant à travers les bulles, il n'y a évi-demment aucun lien d'ordre rationnel entre l'eau minérale X et la jolie femme. Il s'agit seulement de conditionner le futur client, de sorte que, pour re-prendre notre comparaison, il salivera désormais au seul nom de l'eau X qui lui évoquera immédia-tement l'image d'une jolie femme sortant de l'onde. De pareilles associations se créent plus naturelle-ment avec des marques de savon ou de bas. La publicité joue là à coup sûr de l'instinct sexuel.

La propagande politique peut aussi utiliser l'ins-

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tinct sexuel. La représentation des entités natio-nales par des femmes avenantes, comme Marianne, relève de ce réflexe, en l'occurrence assez atténué. Mais c'est surtout sur l'instinct de puissance qu'est fondé le conditionnement en grand qu'a réalisé le nazisme. Pour plus de clarté, nous y distinguerons deux phases correspondant aux deux expériences que nous avons analysées tout à l'heure : d'abord monter des réflexes et les faire fonctionner ; — en-suite les utiliser sur le rythme nécessaire pour créer l'état d'inhibition.

1° Il s'agit de monter les réflexes conditionnés qui constitueront les rouages de cette propagande, en l'occurrence d'associer l'objet désiré par la masse au parti qui se le propose pour but : ici la grandeur du Reich et le bonheur de tous les Allemands sont associés au parti national-socialiste. Mais il serait fastidieux, et d'un médiocre effet, d'entasser expli-cations et raisonnements pour démontrer chaque fois que ce sont là les buts poursuivis par le parti. Il est bien plus expédient de substituer progressi-vement à cet agent conditionnel simple qu'est la grandeur du Reich tel individu qui se propose de réaliser cette grandeur, telle phrase, telle image qui résument ou évoquent cette grandeur. Ainsi l'idée à propager est-elle liée à ce visage, à ce symbole, à ce slogan, à ce cri. Plus de programmes détaillés et de démonstrations pâteuses : la croix gammée, le sa-lut hitlérien suffisent, et le portrait du Chef répandu à des millions d'exemplaires... Autant de coups de klaxons qui font saliver tout un peuple. Cependant, nous l'avons vu, le symbole, l'excitant secondaire, perdrait son pouvoir s'il n'était pas revivifié, rafraîchi, par de nouvelles associations avec l'exci-tant primaire. Ainsi le morceau de sucre est-il distribué fragment par fragment : c'est l'Autriche,

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la Tchécoslovaquie, Memel... et finalement c'est le sucre tout entier qu'il faut jeter au chien.

2° Ces symboles, cependant, plus encore que des rappels de promesse, des évocations de grandeur, sont des rappels de force, des évocations d'angoisse. On connaît le mécanisme fondamental de la terreur hitlérienne ; le R. P. Fessard l'a parfaitement dé-monté à la lumière de la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave : « Si la volonté de l'esclave demeure subjuguée bien après l'issue du combat, et sans que s'exerce effectivement la plus grande force du maître, la raison en est que la terreur de la mort lui arrache le minimum de consentement qui le lie à la volonté du vainqueur. Au besoin, des châtiments partiels viendront ranimer le souvenir de ce moment d'angoisse où il a échangé la liberté contre la vie et le forcer de nouveau à une adhésion infinitési-male » (1). Avec un autre vocabulaire, c'est exacte-ment l'inhibition conditionnée que le R. P. Fessard décrit ici. Mais ce qu'il ne dit pas, c'est que ces rappels d'inhibition peuvent être effectués beau-coup plus économiquement : la propagande, en effet, fournit des substituts qui, pour rappeler l'angoisse, remplacent commodément les coups de fouet, ou tout au moins donnent d'excellents résul-tats quand on sait les associer à propos avec les coups de fouet. Ces substituts, ce sont les symboles, chants ou slogans. Ainsi la puissance de Hitler est-elle associée à la croix gammée et celle-ci est partout reproduite, de sorte que sa vue rappelle chaque fois au partisan le moment d'exaltation où il se voua corps et âme, à l'adversaire le moment de terreur où il vit arriver sur lui, groupés derrière leur drapeau

(1) G. FESSARD, Autorité et bien commun (Recherches de Science religieuse).

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sanglant, les uniformes bruns, matraques au poing, le moment où il dut conclure, bon gré mal gré, le pacte de servitude. La croix gammée, cette simple image, devient selon l'expression de Tchakhotine, un memento de la menace, qui provoque inconsciem-ment le raisonnement suivant : « Hitler, c'est la force, la seule force réelle, et puisque tout le monde est avec Hitler, il faut que moi, homme de la rue, je fasse de même, si je ne veux pas être écrasé. »

On voit toute l'importance du rythme sur lequel les hitlériens menaient leur propagande. Celle-ci ne cessait jamais, ni dans le temps ni dans l'espace, constituant ainsi un écran sonore et visuel perma-nent qui tenait le peuple en haleine, mais elle variait d'intensité. Si l'objectif paraissait lointain, on « laissait cuire l'âme du peuple », selon l'expression employée, afin qu'elle fût prête au bon moment. Certaines campagnes allaient inéluctablement à leur but dans un crescendo parfois très long et que les événements pouvaient ralentir. Ainsi l'Anschluss fut-il précédé d'une campagne de cinq ans. D'autres fois, la gradation était plus rapide et plus drama-tique, comme dans les quelques semaines qui précé-dèrent l'invasion de la Tchécoslovaquie. Mais, dans tous les cas, le coup était porté soudainement et sans annonce préalable. Ainsi le partisan était-il tenu dans un état d'exaltation continuel jusqu'à l'heure H. Quant à l'adversaire, soumis à une per-pétuelle alerte, psychiquement désarticulé, quasi endormi comme le chien de Pavlov, à force d'at-tendre le coup, il ne réagissait plus quand celui-ci fondait sur lui.

S'il ne s'agissait d'une pareille entreprise, on admirerait la façon dont jouait cet orchestre de propagande : la musique ne s'interrompait jamais. Il y avait toujours, dans la symphonie, une phrase

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en suspens quelque part et qu'on pouvait reprendre. Si la politique internationale ne marchait pas, on ressortait la question juive (1). Au contraire, pen-dant la guerre, c'est le thème aryen antichrétien qui laisse la place au mythe majestueux de la nou-velle Europe, héritière des valeurs chrétiennes, dressée contre la barbarie bolchevik. On ne se contredit pas, on ne se reprend jamais, c'est sim-plement un autre instrument qui donne. Ainsi la propagande antisoviétique est-elle brusquement arrêtée en août 39 pour reprendre en juin 41. Mais l'orchestre fait tellement de bruit que seuls quelques individus acharnés à réfléchir remarquent une dis-continuité. La règle est précisément de ne pas laisser le temps de réfléchir. Les appels aux urnes se succèdent, avec les proclamations de combat et la liste des nouveaux objectifs à atteindre.

La confirmation des expériences de Pavlov est donc éclatante. Mais, au sein même de cette stimu-lation permanente, s'établit une espèce d'alternance régulière : au sucre, on ajoute le fouet. Quand l'ennemi semble rétif, on le caresse ; puis, dès qu'il respire, on le menace à nouveau. C'est ainsi que, immédiatement après Munich, quand l'opinion mondiale crut pouvoir respirer, Hitler prononça deux de ses plus violents discours. Les auditeurs et les interlocuteurs de Hitler ont toujours remarqué l'habileté avec laquelle il alternait la séduction et la brutalité, ce qu'on a nommé sa « Gesprächstechnik », un art de la conversation, qui d'ailleurs n'était déjà pas inconnu de Napoléon.

Si donc, au lieu de répéter le stimulus, on crée une alternance dans l'excitation, on obtient à la

(1) Nous avons puisé plusieurs exemples des procédés employés par Hitler et Gœbbels, dans le récent ouvrage de Walter H A G E M A N N , Publizistik im dritten Reich (Hambourg, Hansicher Gildenverlag).

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LA PROPAGANDE DE TYPE LÉNINISTE 43

place de la simple inhibition cet état psychique ambigu et instable que P. Janet a décrit dans son livre De l'angoisse à l'extase. C'est ce que Tcha-khotine traduit dans la perspective qui lui est propre : « L'instinct de lutte mis en branle peut se manifester de deux manières antagonistes : l'une négative ou passive, qui s'extériorise par la peur et les attitudes de dépression, d'inhibition ; l'autre positive, qui mène à l'exaltation, à un état d'exci-tation et d'agressivité... L'excitation peut mener à l'extase, à un état qui comme son nom l'indique, relève d'une sortie hors de soi. » Et c'est bien là l'état ambigu de l'Allemand soumis à la propagande hitlérienne, à la fois pétri d'exaltation et d'une angoisse qui peut d'ailleurs être passée au sub-conscient. Beaucoup d'observateurs ont été frappés par l'aspect que prenaient, pendant un discours de Hitler, des individus figés dans l'attitude absente et rigide du somnambule. C'est en effet en jouant successivement des deux pôles de la vie nerveuse, la terreur et l'exaltation, que les nazis ont fini par avoir à leur discrétion le système nerveux des grandes masses, chez eux et hors de chez eux. Ceci relève finalement d'un même état psycholo-gique ambivalent qui, de la peur à l'enthousiasme, comprend tous les degrés.

Parmi les hommes qui jusqu'à la fin suivirent Hitler et moururent pour lui, beaucoup, certes, l'ont haï ; mais les procédés et le rythme même de sa propagande les avaient littéralement hypnotisés et arrachés à eux-mêmes. Conditionnés jusqu'à la moelle, ils avaient perdu la force de comprendre, la force de haïr. En vérité, ils n'aimaient ni ne détestaient Hitler : ils étaient fascinés par lui, ils étaient devenus des automates entre ses mains.

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CHAPITRE V

RÈGLES ET TECHNIQUES

La propagande politique a déjà une histoire. L'usage qu'en ont fait, de façon d'ailleurs très différente, les communistes et les nazis, est parti-culièrement précieux pour dégager certaines règles de la propagande. Nous l'essayerons ici, de la façon la plus objective possible, en écartant toute fausse pudeur. Et si l'on venait à s'en indigner, qu'on nous permette de rappeler qu'il fut une époque pas tellement lointaine — celle précisément où cette étude fut mise en chantier dans l'action avant d'être rédigée — une époque où la propagande n'était pas une curiosité ni une activité de second ordre, mais une lutte de tous les jours. Alors nous étions pris dans son réseau, et, des paroles aux actes, le passage était rapide : tout converti de l' « ordre nouveau », tout auditeur de Philippe Henriot était un dénonciateur en puissance. Mais celui que la Résistance ralliait à sa cause était un soldat enlevé à l'ennemi et gagné pour la nation. Alors il ne s'agissait pas tant de raisonner, mais d'abord de convaincre pour vaincre. Cette propagande qu'a-vaient méprisée les délicats était devenue une arme terriblement efficace entre les mains des nazis, et les Français apprenaient à leurs dépens à la retourner contre l'ennemi. Cet épisode de notre histoire suffirait à justifier qu'on s'intéresse aux formes de la propagande, même les plus outrées et

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les plus perverties. Que nous traversions aujourd'hui en Europe occidentale une période de propagande partielle et atténuée n'empêche pas que nous ayons connu et que nous risquions de connaître à nouveau une époque de propagande totale.

Nul ne saurait prétendre enfermer la propagande dans un certain nombre de lois fonctionnelles. La propagande est polymorphe et joue de ressources presque indéfinies. Comme l'a dit Gœbbels : « Faire de la propagande, c'est parler de l'idée partout, jusque dans le tramway. La propagande est illimitée dans ses variations, sa souplesse d'adaptation et ses effets. » Le vrai propagandiste, l'homme qui veut convaincre, applique toute sorte de recettes, selon la nature de l'idée et celle des auditeurs, mais d'abord il agit par la contagion de sa foi personnelle, par ses qualités propres de sympathie et d'élocution. Ce ne sont pas des éléments qu'on puisse facilement mesurer ; et pourtant la propagande de masse n'au-rait que peu d'effets si elle n'était soutenue par un effort tenace et multiple de propagande indi-viduelle.

La propagande individuelle s'exprime par la simple conver-sation, par la distribution de tracts et journaux, ou, plus sys-tématiquement par le porte à porte, méthode qui consiste à sonner successivement à toutes les portes d'un quartier pour y proposer des journaux ou des pétitions et, si possible, engager la conversation à partir de là.

La prise de parole nous met sur le chemin de la propagande de masses. C'est un procédé favori de « l'agitateur » commu-niste qui profite d'un incident quelconque pour prononcer un discours aussi bref et clair que possible.

Les supports techniques de la propagande de masse sont puissants et nombreux. Il nous est impossible de les traiter en détail ici. Contentons-nous d'une simple reccnsion.

L'imprimé. — Le livre, coûteux et long à lire, demeure cependant un instrument de base. Qu'on songe à l'importance

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du Manifeste communiste, des œuvres de Lénine et Staline, dans la propagande communiste ; au tirage de Mein Kampf en Allemagne.

Le pamphlet, arme de choix de la propagande au cours du XIXe siècle est aujourd'hui utilisé par les communistes, mais surtout à destination des intellectuels.

Le journal est l'instrument principal de la propagande imprimée, depuis les grands quotidiens jusqu'aux journaux de quartier ou d'usine, distribués et affichés (journaux muraux).

Enfin, l'affiche et le tract, qui doivent être d'une rédaction brève et frappante. Le tract présente l'avantage d'être peu encombrant et de pouvoir être facilement et anonymement distribué. Lorsque le tract est réduit à un slogan ou à un sym-bole, il prend le nom de papillon.

La parole. — Le principal instrument de diffusion de la parole est évidemment la radio. Les stations d'émission, principalement sur ondes courtes, ont été utilisées pendant la guerre et le sont encore à des fins de propagande intérieure et extérieure. On a constaté que la voix humaine donnait à l'argumentation une vie, une présence, qu'elle n'a pas dans un texte imprimé, et la renforçait considérablement. Les voix des speakers ont même été examinées aux Etats-Unis en fonction de leur pouvoir de séduction. La radio peut être mise tempo-rairement, en période électorale, à la disposition des partis politiques. Mais elle est beaucoup plus fréquemment utilisée par les gouvernements qui s'en servent pour soutenir leurs conceptions et leur politique dans des émissions destinées à leurs nationaux ou à des peuples étrangers. L'influence de la radio peut être encore accrue par « l'écoute collective ».

Le haut-parleur est utilisé dans les réunions publiques. Mais il peut aussi être déplacé à volonté : on s'en est servi de cette façon sur la ligne de front en 39-40 et pendant la guerre civile en Chine. Le haut-parleur est souvent monté sur camion : pendant la campagne électorale de juin 1950, le parti socialiste belge a utilisé des camions équipés de la sorte ; ces camions s'arrêtaient à l'improviste dans une localité ; après quelques disques qui alertaient la population, un orateur faisait son exposé au micro. Cette méthode présente l'avantage de toucher sur place des gens qui ne vont pas dans les réunions. Au Vietnam, le gouvernement français a aussi utilisé des camions haut-parleurs, mais dans ce cas, c'était un bazar ambulant qui servait à attirer la population.

Le chant est aussi un véhicule de propagande, qu'il s'agisse de chants révolutionnaires, politiques, épiques, ou de chansons

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satiriques qui sont une arme favorite des oppositions. Rappe-lons d'une part, La Marseillaise et L'Internationale, d'autre part, le succès des chansons satiriques diffusées par les émis-sions françaises de la B.B.C.

L'image. — Les espèces en sont multiples : photos, carica-tures et dessins satiriques — emblèmes et symboles — portraits des chefs. L'image est sans doute l'instrument le plus frappant et le plus efficace. Sa perception est immédiate et n'exige aucune peine. Accompagnée d'une brève légende, elle remplace avan-tageusement n'importe quel texte ou quel discours. C'est en elle que se résume de préférence la propagande, comme nous aurons l'occasion de le voir à propos des symboles.

Le spectacle. — Enfin, le spectacle est un élément essentiel de la propagande. La Révolution française, qui f i t de David un « grand maître des fêtes de la République », a eu le sens des manifestations de masses organisées avec une grandiose mise en scène (Fête de la Fédération, de l'Etre Suprême). Napoléon retint la leçon. Quant à Hitler, il sut admirablement monter des manifestations gigantesques dans un style d'une solen-nité à la fois religieuse et sportive : Congrès de Nuremberg, retraites aux flambeaux (notons le rôle joué par les projec-teurs, les illuminations, les torches : tout ce qui est flamme et lumière dans la nuit touche au plus profond de la mytho-logie humaine).

La propagande s'est introduite jusque dans la liturgie funè-bre. Aucun spectacle n'impressionne aussi profondément l'âme moderne et ne lui donne autant ce sentiment d'une communion religieuse où elle aspire ; c'est le seul — Péguy l'a remarqué — que réussisse avec quelque faste notre République civile et laïque. Gœbbels organisait avec soin et dans un style impres-sionnant les obsèques des chefs du parti ; Plievier nous ra-conte (1) qu'il alla jusqu'à monter les obsèques collectives de toute la VI e armée allemande dont une partie combattait encore dans la poche de Stalingrad.

Sans donner dans les romantiques somptuosités de la mise en scène hitlérienne, il est bien peu de manifestations politiques qui ne comprennent aujourd'hui une partie spectaculaire, sans aucun doute pour attirer et distraire les foules, mais aussi, plus profondément, pour répondre à leur regret d'une liturgie collective disparue.

(1) Th. PLIEVIER, Stalingrad (Robert Marin).

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Le théâtre, qui a joué un grand rôle dans la Révolution française, a retrouvé son efficacité de propagande pendant la Révolution bolchevique (1) et la Révolution chinoise.

Le théâtre a souvent inspiré la technique de la propagande : ainsi les « chœurs parlés » qui se produisent dans les manifes-tations ou qu'animaient Hitler et Mussolini eux-mêmes ; ainsi les « conférences dialoguées » où un compère se charge de tenir plus ou moins grossièrement le rôle du contradicteur. Le spectacle remplit une place de plus en plus grande dans les meetings ou les défilés : des figures carnavalesques incarnent les ennemis ; des chars décorés représentent des scènes idéales de l'avenir ; on assiste même à des sketches simplifiés, parfois réduits aux seuls gestes, espèces de mimes politiques.

Le cinéma est un instrument de propagande particuliè-rement efficace, soit qu'on l'utilise pour sa valeur documen-taire — il restitue la réalité avec son mouvement, et par là lui confère une authenticité indiscutable — , soit qu'on l'utilise comme le théâtre pour propager certaines thèses à travers une vieille légende, un sujet historique ou un scénario moderne.

Enfin la télévision porte à domicile une image animée et sonore. Elle offre à la propagande un merveilleux instrument de persuasion : la vue de l'orateur confère à celui-ci une présence complète, et le spectacle devient visible par tous. Cependant la télévision, parce qu'elle est plutôt une contem-plation solitaire ou familiale, exige de la propagande un style moins brutal, plus personnel et probablement plus rationnel. On a beaucoup insisté sur l'importance de la télévision, où quelques-uns ont même vu l'arme absolue de la propagande. Mais les enquêtes prouvent qu'à elle seule, elle ne modifie pas sensiblement la répartition des opinions et des suffrages. Ainsi, à une époque où les émissions ne couvraient pas l'en-semble du territoire français, les régions encore dépourvues de télévision n'ont pas voté d'une manière sensiblement dif-férente des autres.

Après cette rapide revue des principaux véhicules de la propagande, nous allons examiner les règles principales de son fonctionnement — règles d'usages qu'à titre indicatif on peut dégager de l'histoire récente de la propagande politique.

(1) Cf. Stefan PRIACEL (vol. Arts et littérature, Encyclopédie française).

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I. — Règle de simplification et de l'ennemi unique Dans tous les domaines, la propagande s'efforce

d'abord de faire simple. Il s'agit de diviser sa doctrine et son argumentation en quelques points qui seront aussi clairement définis que possible. Toute une gamme de formules est à la disposition du propagandiste : manifestes, professions de foi, programmes, déclarations, catéchismes, qui, sous une forme généralement affirmative, énoncent un cer-tain nombre de propositions en un texte bref et clair.

Il est remarquable qu'à l'origine des trois grandes propa-gandes qui ont bouleversé durablement la terre, nous trouvions trois textes de cette sorte : la foi catholique a été condensée dans le Credo ou Symbole de Nicée, la Révolution française a rédigé une Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, qui constitua, pour ainsi dire, l'alphabet de sa propagande, et qui, lui survivant aujourd'hui, témoigne encore de la vitalité de ses principes. Ces deux textes sont d'une densité et d'une clarté admirables, on n'y pourrait relever un mot de trop ; tous deux sont composés en phrases courtes et rythmées, de sorte qu'ils peuvent être assez facilement retenus de mémoire. Le marxisme, lui, s'est appuyé sur un document plu» long, le Manifeste communiste, dans lequel Marx et Engels condensèrent leur doctrine en formules percutantes.

Cet effort pour préciser et résumer est la nécessité préalable de toute propagande. Nous le relevons dans un texte célèbre comme la Déclaration en douze points du président Wilson, mais aussi bien, avec des réussites diverses, dans les multiples programmes, manifestes et professions de foi électorales qui sont le tout-venant de la vie politique.

Toujours progressant vers une plus grande simplification, nous trouvons le mot d'ordre et le slogan aussi brefs et bien « frappés » que possible, selon une technique qu'a développée la publicité. Le mot d'ordre, comme nous l'avons vu, a un contenu tactique : il résume l'objectif à atteindre ; le slogan fait plus directement appel aux passions politiques, à l'enthou-siasme, à la haine : « Terre et Paix » est un mot d'ordre ; « Ein Volk, ein Reich, ein Fiihrer », un slogan. « Pas un sou, pas un homme pour la guerre du Maroc » est un mot d'ordre ; « Doriot au pouvoir, Rex vaincra » sont des slogans. La dis-tinction n'est d'ailleurs pas toujours aussi nette.

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Enfin, à l'extrême, une doctrine ou un régime se résument dans un symbole : symbole graphique (S.P.Q.R., R.F., l'ini-tiale des souverains régnants, etc.), — symbole imagé (dra-peau, fanion, emblèmes ou insignes divers à formes d'ani-maux ou d'objets — croix gammée, faucille et marteau, etc.), — symbole plastique (salut fasciste, poing levé, etc.), — sym-bole musical (hymne, phrase musicale).

Le symbole qui, à l'origine, était surtout figuratif, comme la hache du licteur, le bonnet rouge de la Révolution française, s'est progressivement éloigné de la réalité qu'il représentait au profit de la facilité de reproduction. La croix gammée est un symbole solaire préhistorique qui n'a qu'un lien poétique avec le nazisme. De même les différentes sortes de croix qui ont été adoptées ces dernières années : la croix de Lorraine, par exem-ple, symbole de la France libre, évoquait un territoire mar-tyrisé, mais sa valeur résidait surtout dans sa simplicité (la croix est le symbole le plus simple et le plus facilement suscep-tible d'être reproduit). Le V anglais adopté comme symbole allié était une réussite parfaite. Lettre initiale de « Victoire », il avait une valeur figurative directe ; en outre, il se traduisait à la fois en symbole graphique extrêmement simple et commode à reproduire sur les murs, en symbole plastique (les deux doigts ou les deux bras levés) et en symbole sonore (les ... —, transcrip-tion de V en alphabet morse, qui annonçaient les émissions de la B.B.C. destinées aux territoires occupés), et par ce biais, le Y acquérait enfin une valeur poétique, puisqu'il se confondait avec le motif initial de la Ve Symphonie de Beethoven, qui évoque les coups frappés à la porte par le Destin.

Nous avons analysé dans le chapitre précédent, le mécanisme par lequel ces divers symboles évo-quent à eux seuls tout un ensemble d'idées et de sentiments. Retenons en tout cas que la réduction en formules claires, en faits, en chiffres est toujours de meilleur effet qu'une longue démonstration. C'est assurément une faiblesse de certains partis de n'être jamais parvenus à enfermer leur doctrine et leur programme en quelques formules et sym-boles frappants, que puisse conserver la mémoire.

Concentrer sur une seule personne les espoirs du camp auquel on appartient ou la haine qu'on porte au camp adverse, c'est évidemment la forme de

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simplification la plus élémentaire et la plus rentable. Les cris de « Vive un tel ! » ou « A bas un tel ! » appartiennent aux balbutiements de la propagande politique et lui ont toujours fourni une bonne partie de son langage de masses. Ramener la lutte poli-tique à une rivalité de personnes, c'est substituer au difficile affrontement des thèses, au lent et complexe mécanisme parlementaire, une sorte de jeu dont les peuples anglo-saxons aiment l'allure sportive et les peuples latins, le côté dramatique et passionnel.

Les Américains sont passés maîtres dans la « per-sonnalisation » des campagnes électorales. Chacun des deux grands partis mobilise en faveur de son candidat toutes les ressources de la publicité mo-derne : photos de toute dimension, biographies emphatiques, description légendaire d'une vie fami-liale heureuse... Ce n'est pas un surhomme que l'on présente aux masses, comme faisaient jadis les hit-lériens : c'est un homme comme les autres, mais exemplaire dans les vertus communes, un modèle qui suscite une amoureuse admiration et non la crainte. C'est sur le mode familier, presque intime, que l'on acclame ou que l'on conspue les candidats, dont le petit nom sert à forger des slogans rimés : I like Ike (« J'aime Ike », c'est-à-dire Eisenhower) ; Bury Barry (« Enterrez Barry », c'est-à-dire Goldwater).

L'individualisation de l'adversaire offre beaucoup d'avantages. Les nazis transformaient chaque scru-tin en un « combat contre le dernier opposant ». Les hommes aiment être affrontés à des personnes visibles plutôt qu'à des forces obscures. Particuliè-rement en les persuadant que leur ennemi véritable n'est pas tel parti ou telle nation, mais le chef de ce parti ou de cette nation, on fait coup dou-ble : d'un côté on rassure ses partisans, convaincus

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d'avoir en face d'eux, non pas une masse résolue comme eux, mais une foule mystifiée conduite par un mauvais berger et qui l'abandonnera quand ses yeux s'ouvriront ; d'un autre côté on peut espérer diviser le camp adverse et en détacher certains éléments. On s'attaquera donc toujours à des indi-vidus ou à de petites fractions, jamais à des masses sociales ou nationales dans leur ensemble. Ainsi Hitler n'a-t-il jamais prétendu combattre la classe ouvrière marxiste, mais quelques « judéo-marxistes qui tirent les ficelles », jamais l'Eglise, mais « une clique de prêtres hostiles à l'Etat ». Dans leur pro-pagande destinée aux catholiques et aux socialistes, les partis communistes se comportent selon cette règle (1). On aperçoit ici les raisons de la place énorme prise dans la propagande par les notions de clique, de complot, de conspiration. Les grands procès politiques, comme celui de l'incendie du Reichstag ou le procès Rajk, viennent à point pour authenti-fier la réalité du complot dénoncé et convaincre la masse qu'elle n'a effectivement contre elle qu'une clique d'espions, de saboteurs et de traîtres.

Autant que possible, on essayera de rattacher ce lot infime d'adversaires reconnus à une seule caté-gorie ou à un seul individu. La propagande hitlé-rienne nous a présenté la « conspiration contre l'Europe, des démocrates, ploutocrates, et bolche-viks », comme dirigée par la « juiverie interna-tionale » (2). Quand cette catégorie apparaît insuf-

(1) La propagande communiste a coutume d'isoler certains adver-saires qu'elle transforme en « têtes de turc » et pilonne sans merci, leur attribuant personnellement la responsabilité de décisions et de faits qui dépassent souvent les limites de leur action ou de leur connaissance. Ainsi ce titre de L'Humanité du 13-1-48, dirigé contre le ministre socialiste Lacoste : « A Petite-Rosselle criant sa douleur le grisou qui a tué seize mineurs était décelé depuis plusieurs jours. Lacoste ne pouvait l'ignorer. »

(2) Pendant l'Occupation, une affiche de la Propagandastaffel représentant un gros Juif fumant un cigare et tenant par des ficelles

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fisamment homogène, on la crée d'autorité en reliant ses adversaires dans une énumération répétée aussi fréquemment que possible, pour répandre la conviction qu'ils sont à mettre « tous dans le même sac ». La propagande communiste use ainsi fréquemment d'énumérations inattendues où l'on voit confondus pêle-mêle dans une même détes-tation un politicien radical, un archevêque et un philosophe existentialiste. C'est ce que nous appel-lerons la méthode de contamination par laquelle un parti suggère que les divisions de ses adversaires ne sont que des artifices destinés à tromper le peuple, alors qu'ils s'entendent en réalité contre lui.

Il y avait, dans la façon dont la propagande hitlérienne exploitait le sens de l'ennemi, une tac-tique d'une extraordinaire efficacité psychologique et politique. C'est l'art du bluff poussé à sa limite, qui consiste à charger l'adversaire de ses propres erreurs ou de sa propre violence, parade générale-ment déconcertante. P. Reiwald remarque avec justesse que « le fait de prêter à l'ennemi ses propres défauts et de lui attribuer les actes que l'on est sur le point de commettre est devenu, grâce à Hitler, le propre de la propagande nationale-socialiste » (1). Et il cite une parole étonnante de Hitler à Rau-schning, qui prouve que le Fuhrer, en personnalisant à outrance son ennemi, assignait à sa propagande une véritable fonction de catharsis, d'autopurifi-cation par la haine : « Nous portons tous le Juif en nous-mêmes, mais il est plus facile de combattre l'ennemi visible que le démon invisible. »

un groupe de marionnettes composé de banquiers de la City, de bolcheviks, d'hommes d'affaires américains, etc.

(1) De l'esprit des masses (Delachaux & Niestlé, p. 257). Nous avons beaucoup emprunté à cet intelligent recueil des diverses théories de psychologie collective.

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II. — Règle de grossissement et de défiguration

Le grossissement des nouvelles est un procédé journalistique couramment utilisé par la presse de tous les partis qui « monte en épingle » toutes les informations qui vont dans son sens : une phrase hasardée d'un politicien, le passage d'un avion ou d'un navire inconnu, se transforment en preuves menaçantes. L'usage habile de citations détachées de leur contexte est aussi un procédé fréquent.

La propagande hitlérienne s'est servie systéma-tiquement de la nouvelle comme d'un moyen de diriger les esprits. Les « informations » importantes n'étaient jamais livrées brutes ; à leur apparition, elles étaient déjà valorisées, chargées d'un potentiel de propagande. Walter Hagemann donne un exem-ple tiré de la façon dont la presse allemande présenta une grève aux Etats-Unis ; elle ne disait pas : « Roosevelt rend un arbitrage qui est refusé par les grévistes », mais : « Les grévistes répondent par le refus de l'arbitrage à la stupide politique sociale de Roosevelt. » Le grossissement commence donc au stade de l'information, et il est généralement accen-tué par le titre et le commentaire.

La préoccupation constante des propagandistes hitlériens a été de faire gros : « Toute propagande, lit-on dans Mein Kampf doit établir son niveau intellectuel d'après la capacité de compréhension du plus borné parmi ceux auxquels elle s'adresse. Son niveau intellectuel sera donc d'autant plus bas que la masse d'hommes à convaincre sera plus grande. » D'où l'ironie lourde, la raillerie cynique, les injures (1), qui caractérisent l'éloquence hitlé-

(1) Churchill a été traité de « paralytique, ivrogne, sac à vin, idiot, fou, radoteur, paresseux, menteur, Erostrate, etc. ».

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rienne. Jules Monnerot a souligné que les tyrans modernes ont eu le don de « primariser » et ont récrit leur doctrine en un « langage de masses ». D'après le tableau de tous les grands propagan-distes, qu'a dressé Bruce L. Smith (1), un seul d'entre eux, le D r Gœbbels, a fait des études supé-rieures humanistes.

Sans donner dans de tels excès, il est certain que la propagande réclame une expression qui soit comprise du plus grand nombre. Il faut le moins possible nuancer et détailler, mais d'abord présenter sa thèse en bloc, et de la manière la plus frappante. On ne croira pas celui qui commence par mettre lui-même des limites à ses affirmations. Il vaut mieux, pour qui recherche la faveur des foules, ne pas dire : « Quand je serai au pouvoir, les fonction-naires toucheront tant, les allocations familiales seront augmentées de tant, etc. », mais plutôt : « Tout le monde sera heureux. »

III. — Règle d'orchestration

La première condition d'une bonne propagande est la répétition inlassable des thèmes principaux. Gœbbels disait drôlement : « L'Eglise catholique tient parce qu'elle répète la même chose depuis deux mille ans. L'Etat national-socialiste doit agir pareillement. »

Cependant la répétition pure et simple engen-drerait vite la lassitude. Il s'agit donc, tout en maintenant obstinément le thème central, de le présenter sous des aspects variés : « La propagande doit se limiter à un petit nombre d'idées et la répéter inlassablement. La masse ne se souviendra des idées

(1) The polilical communication specialist of our times (Princeton).

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les plus simples que si elles sont répétées des cen-taines de fois. Les changements qu'on y apporte ne doivent jamais affecter le fond de l'enseignement qu'on se propose de répandre, mais seulement la forme. C'est ainsi que le mot d'ordre doit être pré-senté sous des aspects différents, mais figurer toujours condensé en une formule invariable en manière de conclusion » (1). Ce qui n'est pas une in-vention, mais la systématisation d'un procédé connu déjà du vieux Caton qui terminait toutes ses haran-gues par « delenda Carthago », et que pratiquait aussi Clemenceau lorsqu'il plaçait dans chacun de ses discours la fameuse formule : « Je fais la guerre. »

La permanence du thème, alliée à la variété de sa présentation, c'est la qualité maîtresse de toute campagne de propagande. L'orchestration d'un thème consiste en sa répétition par tous les organes de propagande dans des formes adaptées aux divers publics et aussi variées que possible. « Pour un public différent, toujours une nuance différente », prescrivait une des directives de Gœbbels, et le même Gœbbels poussait le souci d'adaptation au public jusqu'à noter dans son Journal que « la pro-pagande dans le domaine de la culture reste toujours la plus efficace à l'égard des Français ».

Comme pour une campagne militaire, chacun combat avec ses propres armes dans le secteur qui lui est affecté. Ainsi la campagne antisémite des nazis était-elle menée simultanément par les jour-naux, qui « informaient » et polémiquaient, par les revues qui publiaient de savants articles sur la notion de race, et par le cinéma qui produisait des films comme Le Juif Siiss. Lorsque les nazis eurent en mains les moyens d'agir sur toute l'opinion

( 1 ) H I T L E R , Mein Kampf.

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européenne, leur technique d'orchestration atteignit son ampleur maximale : à ce moment, paraissait chaque semaine, dans Das Reich, un éditorial du Dr Gœbbels qui était repris immédiatement dans des langues et des registres différents, et avec les corrections que nécessitaient les diverses mentalités nationales, par les journaux et la radio allemande, par les journaux du front et par la presse de tous les pays occupés.

Le parti communiste pratique aussi à sa manière une excellente orchestration. Les thèmes fonda-mentaux, précisés chaque semaine par un procès-verbal du Bureau politique en un texte toujours clair et concis, sont développés par l'ensemble de la presse communiste et de ses orateurs, et repris jusqu'à l'échelon de base sous forme d'affiches, de pétitions, de propagande orale, de porte-à-porte, etc. C'est ainsi que les grandes campagnes lancées par le parti communiste se répercutent dans tous les coins du pays et atteignent d'une façon ou d'une autre presque tous les citoyens. Une grande cam-pagne de propagande réussit lorsqu'elle s'amplifie en échos indéfinis, lorsqu'elle parvient à susciter un peu partout les reprises les plus diverses du même thème, et que s'établit entre ceux qui l'ont lancée et ceux qui la répercutent un véritable phénomène de résonance dont le rythme peut être suivi et amplifié. Il est d'ailleurs évident que, pour que cette résonance soit obtenue, l'objectif de la cam-pagne doit correspondre à un désir plus ou moins conscient dans l'esprit de larges masses. Poursuivre et développer une campagne de propagande exige qu'on en suive de près la progression, qu'on sache la nourrir continuellement d'informations et de slogans nouveaux et qu'on la relance au bon moment sous une forme différente et aussi originale que

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possible (rallyes, votes, collectes de signatures, manifestations de masse, etc.). Une campagne a sa durée et son rythme propres : elle doit « accrocher » au départ à un événement spécialement important, se développer aussi progressivement que possible et finir en apothéose, généralement par une manifes-tation de masse. C'est un véritable feu d'artifice où les fusées se succèdent, de plus en plus nourries, échauffant l'enthousiasme jusqu'à un comble qui sera atteint avec l'envoi du « bouquet ». La rapidité est en tout cas le facteur primordial d'une campagne de propagande. Il faut « sortir » continuellement des révélations, des arguments nouveaux, à un rythme tel que, lorsque l'adversaire y répondra, l'attention du public soit déjà portée ailleurs. Ses réponses successives ne parviendront pas à rattraper le flot montant des accusations, et sa seule ressource sera de ressaisir l'initiative, s'il le peut, et d'attaquer avec plus de rapidité encore.

Les faits imposent parfois une durée beaucoup plus longue : ainsi la campagne de révision du procès Dreyfus, magnifiquement ouverte par le pamphlet de Zola, se développa harmonieusement, mettant en œuvre tous les moyens d'influencer l'opinion, et secouant le pays dans ses profondeurs comme aucune autre campagne ne l'a jamais fait. Il est vrai que ce fut une espèce d'embrasement et que les passions y prirent rapidement une place qui en fit un mouvement d'opinion plus spontané que ne le sont ordinairement les modernes campagnes de propagande.

Les campagnes nazies, en particulier, étaient conduites de bout en bout par une méthode minutieuse. Gœbbels, reprenant la tradition bis-marckienne, obtient par la contrainte ce que le Chancelier de fer devait à la corruption de son

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fameux « fonds des reptiles » : la complète servilité de la presse. Les instruments de l'orchestre en-chaînent les uns avec les autres, suivant une parti-tion écrite à l'avance. Citons par exemple la façon dont furent préparées les agressions contre la Tchécoslovaquie et la Pologne : ce sont d'abord les journaux des marches frontières qui commencèrent par donner des « informations » sur les atrocités subies par les minorités allemandes, puis ces récits furent « reproduits » par tous les journaux comme s'ils provenaient de sources différentes, et par conséquent avec une apparence d'authenticité supplémentaire. C'est l'astuce du camelot qui fait vanter son produit par un soi-disant client qui n'est autre qu'un compère.

Cette gigantesque stratégie de l'opinion comporte même des « missions spéciales ». Dans tous les pays, certains journaux, certains commentateurs de radio sont chargés de lancer des « ballons d'essai ». La façon dont réagit l'opinion nationale et interna-tionale est une précieuse indication pour orienter la politique. Le « ballon d'essai » est surtout employé par la propagande de guerre ou pour préparer un changement de politique extérieure. Ce sont parfois des « missions sacrifiées » : si la réaction de l'opinion est défavorable ou si les circonstances ont soudaine-ment changé, le journal ou l'informateur chargés de lancer le ballon d'essai sont désavoués et accusés de manquer de sérieux ou même d'être des « provo-cateurs » au service de l'adversaire.

Il y a des pays où certains journaux ont pour mission de parler à l'étranger en des termes plus sereins et plus mesurés que ceux employés pour l'usage interne. C'était le cas de la Frankfurter Zeitung en Allemagne. Gœbbels avait poussé la division des tâches jusqu'à faire certaines fois jouer

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à part les ressources de la propagande orale. Son ministère avait procédé à des essais, d'où il résultait qu'un bruit lancé à Berlin parvenait le surlendemain dans les villes rhénanes et revenait le cinquième jour à Berlin sous une forme d'ailleurs modifiée. Il se servait donc parfois de ce moyen détourné pour expliquer ce qui ne pouvait être expliqué officiel-lement. Il raconte dans son Journal son embarras à propos du « péril jaune » : ce vieux thème de la propagande germanique, qu'avaient repris les nazis, ne pouvait être traité publiquement sous peine de diviser l'Axe ; il fallait donc « renoncer à s'expliquer publiquement et essayer de faire répandre dans le peuple nos véritables raisons par le moyen d'une propagande orale ». Celle-ci peut être utilisée aussi pour amortir les chocs : Gœbbels, par exemple, a soin de faire annoncer d'abord « sous le manteau » la réduction des rations alimentaires afin d'éviter un choc dont le contrecoup serait nuisible au moral du peuple et gênerait les effets de la propagande en cours sur l'augmentation du rendement.

Il arrive que certains thèmes doivent être aban-donnés parce qu'ils sont contredits par les faits ou par la propagande adverse. Dans ce cas, le propa-gandiste ne reconnaît pas son erreur — c'est une règle évidente que la propagande ne se contredit pas. Il se tait sur les points où il est faible. C'est devenu un procédé quasi universel que la dissimulation ou le truquage des nouvelles favorables à l'adversaire. W. Hagemann qui a dépouillé les quelque cinquante mille directives envoyées à la presse par Gœbbels a constaté que le quart d'entre elles étaient des consignes de silence. Mais le silence s'accompagne ordinairement d'offensives de diversion. Le même auteur raconte qu'en 1935, alors que les persécutions antisémites scandalisaient l'opinion étrangère, Gœb-

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bels déclencha dans la presse allemande une cam-pagne contre la persécution par les Anglais des catholiques irlandais. La diversion est une tactique favorite de la propagande de guerre ; mais elle est aussi utilisée par tous les propagandistes pris en défaut, et Gœbbels, à vrai dire, y était passé maître. Son biographe, M. Curt Riess (1), s'attarde à juste titre sur un fait marquant du début de sa carrière. Député et journaliste, Gœbbels attaquait violem-ment ses adversaires sous le couvert de l'immunité parlementaire. Celle-ci ayant été levée, Gœbbels fut traduit en justice pour diffamation. Il ne pouvait nier les faits, aussi décida-t-il de contre-attaquer, et il se lança dans une furieuse diatribe, insultant juges et procureurs. Médusé, le tribunal condamna pour outrage Gœbbels à 200 marks d'amende et en oublia le fond du procès.

La condition essentielle d'une bonne orchestration est, dans tous les cas, d'adapter soigneusement le ton et l'argumentation aux différents publics. Ceci semble aller de soi, et pourtant il est souvent difficile à des propagandistes de formation intellectuelle de parler le langage convenable à des foules de paysans ou d'ouvriers. Là aussi Hitler était passé maître dans l'art de varier ses effets : devant ses anciens compagnons, il évoquait l'héroïsme des luttes pas-sées ; devant des paysans, il parlait du bonheur familial ; devant des femmes, de leurs devoirs de mères allemandes, etc. Napoléon, qu'on peut consi-dérer comme un des précurseurs de la propagande moderne, particulièrement par son art de la concision et du slogan, savait aussi s'adresser en termes adéquats à ses troupes, aux académiciens, aux Musulmans d'Egypte...

( 1 ) Curt R I E S S , Joseph Gœbbels, eine Biographie (Zurich, édit. Europa).

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IV. — Règle de transfusion

Les vrais propagandistes n'ont jamais cru qu'on puisse faire de la propagande à partir du néant et imposer aux masses n'importe quelle idée à n'im-porte quel moment. En règle générale, la propa-gande opère toujours sur un substrat préexistant, qu'il s'agisse d'une mythologie nationale (la Révo-lution française, les mythes germaniques, etc.), ou d'un simple complexe de haines et de préjugés traditionnels : chauvinismes, « phobies » ou « philies » diverses. C'est un principe connu de tout orateur public qu'on ne contredit pas de front une foule, mais qu'on commence par se déclarer d'accord avec elle, par se placer dans son courant avant de l'in-fléchir. Le grand publiciste américain Walter Lipp-mann écrit dans Public Opinion : « Le chef poli-tique en appelle d'abord au sentiment prépondérant de la foule (...). Ce qui compte, c'est rattacher par la parole et par des associations sentimentales le programme proposé à l'attitude primitive qui s'était manifestée dans la foule. » Cette méthode, nous la retrouverions facilement chez les plus grands ora-teurs de l'Antiquité, Démosthène et Cicéron. Les spécialistes modernes de la propagande n'ont fait qu'en étendre systématiquement l'usage à de larges masses, un usage qu'avait d'ailleurs perfectionné la publicité. Le repérage et l'exploitation des goûts du public, même dans ce qu'ils ont parfois de plus trouble et de plus absurde, afin d'y adapter la publicité et la présentation d'un produit, consti-tuent le souci majeur des techniciens de la publicité. L'essentiel est de donner raison d'emblée à la clientèle, en déclarant par exemple que tel dentifrice blanchit les dents ou que telle huile est plus « grasse » qu'une autre, ce qui ne constitue aucunement une

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qualité véritable pour une huile ou un dentifrice. Il existe ainsi dans la psyché des peuples des

sentiments conscients ou inconscients que la propa-gande capte et exploite. Nous avons eu déjà l'occa-sion de voir comment Hitler avait simultanément joué de tous les vieux mythes germaniques ainsi que des rancœurs issues de la défaite. La germano-phobie française a été exploitée successivement depuis trente ans par les partis de droite, la Résis-tance et le parti communiste. Pendant la guerre, les nazis ont systématiquement excité en Europe les vieux antagonismes nationaux, parfois avec succès (Croates contre Serbes), parfois sans succès lorsqu'il ne s'agissait plus que d'un particularisme atténué (autonomisme breton) ; ils ont même essayé de réveiller en France la tradition anti-anglaise de Jeanne d'Arc et Napoléon (1).

On aurait donc tort de voir dans la propagande un instrument tout-puissant pour orienter les masses dans n'importe quelle direction. Même le « bourrage de crânes » se fait dans un sens bien déterminé. Les journalistes le savent bien, qui n'offrent à leurs lecteurs que des informations choisies et digérées afin qu'elles les rassurent et les renforcent encore dans leur conviction. Tout l'art des « journaux d'opinion » consiste à suggérer au lecteur, par le tri et la présentation des nouvelles, des arguments à l'appui de ses propres partis pris, et ce sentiment réconfortant qui s'exprime par des phrases comme : « J'en étais sûr » ; « Je l'avais bien dit » ; « Je l'aurais parié », etc.

La propagande joue toujours le rôle d'accoucheuse, même si ce sont des monstres qu'elle met au jour. Pol Quentin dans son livre sur la propagande poli-

Ci) Cf. la translation des cendres de l'Aiglon.

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tique (1) a fort bien exprimé cette nécessité d'aller dans le sens des opinions préconçues et des préjugés parfois infantiles, des archétypes ancestraux : « Aucune énergie, fût-elle potentielle, ne doit se perdre dans un domaine où le gain de temps est primordial. L'école américaine de psychologie constate, par exemple, que les préjugés raciaux sont établis solidement chez l'individu dès l'âge de cinq ans. Une campagne politique plaçant la rapidité avant tout s'efforcera de rattacher par quelque point ses programmes nouveaux à la source d'énergie mentale que constitue ce stéréotype préexistant. Elle bénéficiera ainsi d'une véritable « transfusion » de la conviction analogue à la vente de sa clientèle que fait un médecin renommé à un plus jeune. »

Il est à peine besoin de préciser que le dépit ou la menace doivent être écartés du langage de la propagande, lorsqu'elle veut convaincre et en-traîner. « Français, vous avez la mémoire courte » a laissé un mauvais souvenir ; et le slogan de l'em-prunt de Libération, en octobre 1944 : « Il y a des mesures plus radicales que l'emprunt », était de très mauvaise propagande.

V. — Règle d'unanimité et de contagion

Depuis qu'il existe une sociologie, on a mis en lumière la pression du groupe sur l'opinion indivi-duelle et les multiples conformismes qui naissent dans les sociétés. Ces observations ont été confirmées par les psychologues modernes et particulièrement par les spécialistes américains de l'opinion publique. Il est connu de tous ceux qui pratiquent les « son-dages d'opinion » qu'un individu peut très sincère-

(1) La propagande politique (Pion).

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ment professer deux opinions très différentes et parfois même contradictoires sur un même sujet, selon qu'il opine en tant que membre d'un groupe social (Eglise, parti, etc.), ou bien à titre privé. Il est évident que des opinions antagonistes ne subsis-tent dans l'esprit du sujet que par la pression des divers groupes sociaux auxquels il appartient. La plupart des hommes tiennent avant tout à « con-sonner » avec leurs semblables ; ils oseront rare-ment troubler l'harmonie qui règne autour d'eux en émettant une idée contraire à l'idée générale. Il s'ensuit qu'un grand nombre d'opinions publiques ne sont en réalité qu'une addition de conformismes et ne se maintiennent que par l'impression qu'a le sujet que l'opinion qu'il professe est bien l'opinion générale, unanimement professée autour de lui. La propagande aura donc pour tâche de renforcer cette unanimité et même de la créer artificiellement.

Gallup raconte une légende qui illustre bien cette habileté élémentaire : l'histoire de trois tailleurs de Londres, qui jadis adressèrent une pétition au Roi en signant : « Nous, le peuple anglais. » Toutes les proclamations, tous les manifestes commencent ainsi par une affirmation d'unanimité : « Les femmes de France exigent » ... « le peuple de Paris, réuni au Vélodrome d'Hiver... ». Il est amusant de voir quelquefois deux partis opposés réunir à quelques jours d'intervalle dans la même salle le « peuple pari-sien », ou s'adresser également au gouvernement au nom « du sentiment populaire unanime ». Le même souci conduit les partis à gonfler le nombre de leurs manifestants dans des proportions incroyables et parfois absurdes. Il s'agit toujours de créer ce sentiment pétri d'exaltation et de peur diffuse, qui pousse l'individu à adopter les mêmes conceptions politiques que semblent partager la quasi-totalité

J . - M . D O M E N A C B 3

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des gens autour de lui, surtout s'ils la professent avec une ostentation non dépourvue de menace. Créer l'impression d'unanimité et s'en servir à la fois comme d'un moyen d'enthousiasme et de terreur, c'est le mécanisme de base des propagandes totalitaires, comme nous avons eu déjà l'occasion de l'entrevoir à propos du maniement des symboles et de la loi de l'ennemi unique.

L'étude des sociétés d'abeilles a conduit Espinas à mettre en lumière une « loi de contagion psychique ». Selon lui, c'est le spectacle de la sentinelle en colère qui déchaîne la fureur de la ruche. Trotter confirme que l'animal faisant partie d'un troupeau est plus sensible à la réaction des autres individus qu'aux stimulations extérieures. Cette loi de sympathie immédiate, cet entraînement grégaire se retrouve dans les sociétés humaines et s'observe de façon particulièrement nette dans les sociétés enfantines. Certains procédés de propagande paraissent se conformer à cette loi de contagion. Pour entraîner l'assentiment, pour créer l'impression d'unanimité, les partis ont fréquemment recours à des manifes-tations et à des défilés de niasses. On a souvent remarqué, en particulier à propos des manifestations hitlériennes, qu'il était très difficile à un spectateur indifférent ou même hostile de n'être pas entraîné malgré lui. Le simple défilé d'un régiment, musique entête, aspire déjà les badauds. Un groupe d'hommes disciplinés, en uniforme, marchant en bon ordre l'air résolu, est toujours d'un puissant effet sur la foule. Tchakhotine raconte que pendant les journées de Leningrad au début de la révolution bolchevique, alors qu'une panique s'était emparée de la foule, le défilé d'une section militaire avec masques à gaz ramena l'ordre par un effet presque immédiat de « désinhibition ».

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A vrai dire, pour entraîner l'assentiment, rien ne remplace l'exemple humain, le rayonnement de l'apôtre, la conviction du prosélyte, le prestige du héros. Gabriele d'Annunzio a pratiqué dans un style héroïque un mélange romantique de putsch et de propagande. Plus humblement et plus fréquemment, c'est à des militants, à des hommes de certitude et de dévouement que la plupart des convertis doivent leur conviction. C'est beaucoup par la « contagion de l'exemple », par le contact et l'entraînement personnel, que progressent les grandes croyances politiques, de même qu'a progressé le christianisme ; en tout cas elles ne s'implantent profondément qu'ainsi. La masse moderne,, déprimée et doutant d'elle-même, est attirée spontanément vers ceux qui lui semblent posséder le secret d'un bonheur qui la fuit et qui étanchent sa soif d'héroïsme, vers les « types », les initiés, les possesseurs de l'avenir. Et quand l'exemple humain est collectif, son rayonne-ment s'en accroît. L'Eglise catholique a toujours fait avancer de pair ses prêtres et ses monastères. Les reli-gions politiques du monde moderne ont elles aussi suscité leurs ordres et leurs couvents : groupements d'élites, écoles de cadres, camps de jeunesse... il n'est pas de meilleur agent de propagande qu'une commu-nauté d'hommes vivant des mêmes principes dans une atmosphère de fraternité. Les images d'amitié, de santé et de joie sont un dénominateur commun de toutes les propagandes. Rondes d'enfants, jeunes gens au stade, moissonneurs qui chantent, ces poncifs du cinéma de propagande de tous les pays jouent du désir de bonheur et de liberté, du besoin d'évasion du citadin rivé à son bureau ou à sa machine et privé de vrais contacts humains. Nous savons malheureuse-ment d'expérience quelle réalité de misère et d'an-goisse peuvent camoufler ces riants tableaux.

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Pour créer l'illusion d'unanimité, la propagande a toutes sortes de ressources. Curt Riess raconte par exemple comment Gœbbels, avant la prise du pouvoir, réussit à redresser une situation compro-mise : en novembre 1932, les nazis étaient en perte de vitesse ; ils avaient perdu 2 millions de voix et 34 sièges au Reicbstag. Gœbbels décida alors de frapper un grand coup. Il concentra toute la propagande du parti sur les élections partielles de Lippe-Detmold, arrondissement de 150 000 habi-tants. Les « ténors » du parti s'y succédèrent et l'arrondissement fut méthodiquement travaillé. La manœuvre réussit et les nazis triomphèrent à Lippe-Detmold. L'opinion eut l'impression que la ten-dance était renversée et qu'un vrai « raz de marée » hitlérien était déclenché. Banquiers et industriels recommencèrent à financer les nazis ; le 30 jan-vier, Hindenburg appelait Hitler à la Chancel-lerie. On voit l'importance de ce qu'on a justement appelé les « élections pilotes ». Le fasciste belge Léon Degrelle avait voulu recommencer la même opération lors de la fameuse élection de Bruxelles en 1937. Mais ses adversaires, sentant le danger, lui opposèrent le candidat le plus marquant qu'ils purent trouver, Van Zeeland, qui démissionna de son siège exprès pour affronter la bataille, et concen-trèrent eux aussi sur Bruxelles tout leur effort de propagande. Le rexisme en subit un échec dont il ne se releva pas.

Les écrivains, savants, artistes, sportifs en renom jouent aussi à l'occasion le rôle de « personnalités pilotes ». Le public qui les admire, parfois aveuglé-ment, se laisse volontiers impressionner par leurs options politiques, sans bien toujours se rendre compte qu'il ne s'agit pas de la même chose. C'est là un véritable transfert de confiance et d'admira-

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tion dont la publicité avait donné l'exemple en faisant recommander par telle star ou tel chanteur en vogue une marque de savons ou de chapeaux mous. L'adhésion des intellectuels est un des moyens favoris dont use une propagande pour se cautionner. Elle entraîne la sympathie des foules beaucoup plus largement qu'on ne croit d'ordinaire, surtout en des pays comme la France où le prestige des élites de culture est resté très vif. On sait que les partis sont allés parfois chercher leurs références en ce domaine jusque dans l'histoire : « Garibaldi aurait voté non », « Pasteur aurait voté oui, etc. ».

Le moyen de contagion le plus répandu est évi-demment la manifestation de masse, meeting ou défilé. On y discerne facilement les éléments des-tinés à donner à la foule un être unique :

— Les drapeaux, étendards, vélum, créent un décor imposant et d'autant plus exaltant que la couleur dominante est généra-lement le rouge, dont l'effet physiologique a été maintes fois souligné.

— Les emblèmes et insignes sont reproduits sur les murs, sur les fanions, et se retrouvent sur les brassards et aux bouton-nières des partisans. Ils produisent à la fois un effet physiolo-gique immédiat de fascination et un effet quasi religieux, puisque ces symboles se chargent d'une signification profonde, comme s'il était de leur pouvoir propre de réunir de pareilles masses autour d'eux dans une sorte de culte rituel.

—- Les inscriptions et devises condensent les thèmes du parti en slogans que reprennent les discours et les cris de l'assistance.

— Les uniformes des partisans complètent la décoration et surtout créent une atmosphère héroïque.

— La musique contribue puissamment à noyer l'individu dans la masse et à créer une conscience commune. Ph. de Felice a fort bien analysé (1) l'effet mystérieux qu'elle produit sur une foule : « Son pouvoir suggestif s'exerce sur la vie psychique latente, c'est-à-dire, sur un ensemble d'instincts et de penchants communs à tous les hommes. On s'explique donc qu'elle soit particulièrement apte à créer entre eux, par-delà leurs diver-

(1) Op. cit., p. 344.

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gences individuelles, des états collectifs où se mêlent et se confondent les tendances identiques qui sommeillent en eux. » Selon le même auteur, la musique instrumentale (où dominent généralement les instruments à percussion), l'accentuation du rythme accroissent encore l'effet exaltant et cohésif de la musique. Tout le monde a entendu parler du déclenchement quasi automatique du délire mystique par la prolongation d'une mélopée obsédante de chants et de tambourins dans certaines sectes religieuses primitives. Même les individus les plus évolués se soustraient difficilement à l'empire de certaines phrases musicales. Cette émotion, cette communion culminent dans l'hymne, chant symbolique du parti ou de la nation, dont chaque note, pour ainsi dire, s'entend directement par la poitrine, et qui est repris en chœur par les assistants avec une religieuse gravité. Le chant collectif est le plus sûr moyen de fondre une foule en un seul bloc et de lui donner le sentiment qu'elle constitue un seul être. Fanfares, hymnes, chants, cris 6candés, tous ces « toxiques sonores » sont des ingrédients essentiels du délire de foule.

— S'il fait nuit, projecteurs et torches augmentent la fasci-nation et contribuent à créer une atmosphère religieuse où flottent les mythes. Dans sa pénétrante étude, la Psychanalyse du feu, Gaston Bachelard a montré que le feu poussait l'homme à diverses et profondes rêveries. Le feu produit un effet à la fois exaltant et terrifiant, bien dans la ligne de la propagande hitlérienne qui l'utilisa dans ses retraites aux flambeaux et ses manifestations nocturnes.

— Enfin les saluts, les « assis et debout », le dialogue avec l'assistance, les vivats, les minutes de silence constituent cette gymnastique révolutionnaire que Tchakhotine conseille aux meneurs de foule. Ph. de Felice met ces procédés en parallèle avec ceux qu'employaient les prophètes orientaux : « Les effets physiologiques et psychiques d'une gesticulation poussée ainsi jusqu'à la frénésie sont comparables à ceux d'une intoxi-cation. Les désordres fonctionnels introduits par ce moyen dans l'organisme provoquent des vertiges et finalement une inconscience totale qui permet les pires folies. Il arrive parfois qu'une agitation de ce genre s'empare des assemblées politiques et y donne lieu à des scènes tumultueuses, qui rappellent les spectacles offerts par les confréries des derviches hurleurs. »

Entre le « meneur » et la foule s'établit un rapport que Le Bon qualifiait d ' « hypnose » et dans lequel Ph. de Felice voit une véritable possession. Il est

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certain que le grand homme, au moins en politique, s'est considérablement dévalué : en celui qu'elle admire, la foule cherche moins les qualités natu-relles qui le distinguent d'elle, que ce par quoi il résume ses désirs et ses rêves, traduisant et lui renvoyant comme un écho ce qu'elle lui suggère et qu'elle attend de lui. Le meneur de foules, le conduc-teur de masses répond à la définition que Victor Hugo donnait du prophète — malheureusement il ne désigne pas toujours les étoiles. Le contact, le fluide qui circule entre lui et ceux qu'il incarne est une réalité, bien qu'elle échappe à tous nos instruments de mesure. Il n'est pas besoin d'autre exemple que celui dont le monde est encore meurtri : le mons-trueux mariage de Hitler avec les foules germaniques.

L'action du conducteur de foule est presque toujours multipliée par une cohorte de partisans organisés. Néron avait déjà créé des troupes de spécialistes chargées de déclencher les applaudis-sements. Les « brigades d'acclamation », organisées ou spontanées, se retrouvent dans toutes les mani-festations de masses. Judicieusement réparties, elles activent la foule et l'échauffent progressivement. Dans chaque meeting, dans chaque défilé se retrouve la distinction des « meneurs » et des « menés », des « actifs » et des « passifs », comme dit Tchakhotine qui pense pouvoir établir entre eux une proportion presque régulière (les « actifs » constituant environ 8 % de la population totale). Toute la tâche de la propagande consiste donc, aussi bien d'ailleurs dans ses phases extrêmes que sont les manifestations publiques que dans son travail quotidien, à conqué-rir les « passifs », à les mobiliser, à les amener pro-gressivement à suivre les « actifs ».

Quiconque a assisté à une puissante manifestation de masse, défilé ou meeting, a pu repérer les mé-

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thodes que nous venons d'analyser, employées avec plus ou moins de bonheur et d'intensité. Lorsque s'avance sur toute la largeur d'une avenue un front de drapeaux précédant une masse compacte qui chante ses hymnes, il est bien peu de spectateurs qui ne sentent vibrer quelque chose au profond de leur cœur. Alors les adversaires préfèrent s'éloigner pour échapper aux prestiges. L'organisation de pareilles manifestations demande un soin parti-culier, car leur durée et leur rythme sont essentiels pour créer le « délire de foule ». Les hitlériens utili-saient surtout des procédés d'ordre physiologique qu'ils portaient à leur extrême limite. Lorsqu'une grande manifestation avait lieu, dans le stade de Nuremberg par exemple, elle commençait dès le matin, par l'arrivée des premiers assistants, puis, à partir de 12 h 30, les délégations se succédaient et prenaient place derrière leurs fanfares et leurs musiques, ce qui était chaque fois un prétexte d'acclamations et de saluts ; vers 19 heures, arri-vaient les dignitaires du parti : nouvelle gesticula-tion ; alors commençait une période de recueillement pendant laquelle l'attente se faisait de plus en plus insistante et solennelle. Puis arrivaient Gœbbels et Gœring, enfin Hitler lui-même, salué par une gigantesque ovation. Et le Führer au micro, pendant les premières minutes, paraissait essayer sa voix, cherchant le contact passionnel avec cette foule qui n'en pouvait plus de l'attendre depuis des heures.

On aurait tort d'ailleurs de croire que le délire de foule soit un état simple qui s'entretient dans une exaltation croissante. C'est essentiellement un état rythmique, qui comprend des périodes de tension auxquelles succèdent de brusques relâchements. La mise en scène d'un défilé ou d'un meeting doit tenir compte de ce rythme. Et les orateurs ont soin

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de couper leurs discours de bons mots, de phrases ironiques qui détendent brusquement la salle et engendrent le rire, qui est le meilleur moyen de souder une foule, en lui donnant le sentiment d'une espèce de complicité joyeuse.

Il est des moyens d'organiser et de rythmer une manifestation moins grossiers que ceux qu'em-ployaient les hitlériens. Dans son livre, Tchakhotine nous livre le rapport d'un chef du Front d'Airain, qui avait entrepris de faire échec à Hitler, lors des élections de 1932, par une contre-propagande puis-samment organisée. Ainsi fut monté en Hesse, selon une technique à la fois psychologique et esthétique très poussée, un défilé modèle qui nous est décrit de la façon suivante :

« Une procession devait représenter en quelque sorte un livre de plusieurs pages illustrées, réunies d'une façon logique, qui devaient produire un effet toujours croissant, afin d'en-traîner même involontairement les spectateurs dans un torrent d'idées déterminées, et de les impressionner par l'accord final : votez pour nous. Le « livre » était divisé en « chapitres », à leur tour subdivisés en groupes symboliques, qui se suivaient à intervalles déterminés, constitués des formations de la « Ban-nière du Reich », de formations des syndicats, de nos spor-tifs, etc. ; c'était rationnel ; ainsi, après chaque groupe, le spectateur pouvait reprendre haleine, pour mieux se laisser impressionner par le groupe suivant. Les quatre « chapitres » caractéristiques étaient : a) La tristesse de l'actualité ; b) La lutte de nos forces contre celle-ci ; c) L'ironie appliquée à l'ennemi ; d) Nos buts et nos idéaux. Enumérés dans le même ordre, les quatre sentiments fondamentaux auxquels on faisait appel, étaient : a) La compassion ; b) La peur (chez les adver-saires) et le courage (chez nous) ; c) Le rire ; d) La joie. Les spectateurs étaient donc exposés à parcourir toute une gamme de sentiments. »

Un défilé de cette sorte a donc une valeur à la fois démonstrative et passionnelle. Il explique, mais avec une mise en scène et selon une progression qui

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intéresse le spectateur et l'entraîne habilement, en lui faisant éprouver un cycle de sentiments sembla-bles à celui qu'il aime trouver au théâtre et au cinéma. Nous avons eu l'occasion d'organiser dans le maquis des veillées dont l'inspiration était très proche de celle qui présida au défilé de Hesse : leur schéma partait d'une atmosphère de « catastrophe » (défaite de la France, occupation) pour aboutir à des évocations d'espérance (victoire et libération). Bien que d'une façon moins systématique, les grands cortèges populaires du 1e r mai ou du 14 juillet mettent en œuvre les mêmes éléments de base, avec des chars, des dépliants, des chants, qui expriment tour à tour la douleur de l'oppression, la grandeur de la lutte et l'espoir de la délivrance.

L'unanimité est en même temps une démons-tration de force. C'est un des buts essentiels d'une propagande que de manifester l'omniprésence des partisans et leur supériorité sur l'adversaire. Les symboles, les insignes, les drapeaux, les uniformes, les chants constituent un climat de force indispen-sable à la propagande. Il s'agit de montrer « qu'on est là » et « qu'on est les plus forts ». On ne saurait expliquer autrement les efforts que déployent les partis pour imposer leurs orateurs, leurs cris ou leurs chants et « rester maîtres du terrain », parfois au prix de sanglantes bagarres. Les uniformes, les graffiti, les hymnes créent une impression de pré-sence diffuse qui affermit les sympathisants et démoralise les adversaires. Cependant la démons-tration de force, souvent utile, se retourne quelque-fois contre ceux qui l'ont organisée, si une contre-propagande efficace sait exploiter l'indignation naissante contre les brutalités ou les entraves à la liberté d'expression. Les démonstrations de force ne sont d'ailleurs pas toujours violentes. Rappelons

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la manifestation organisée par le Front Populaire à l'occasion du suicide de Roger Salengro. La consigne était de silence absolu, et ces milliers d'hommes qui marchaient sans bruit dégageaient une impression de recueillement, mais aussi de puissance, bien plus convaincante que n'aurait été une manifestation avec chants et cris.

Un autre exemple, qui fut discuté au temps de la Résistance : lorsque des éléments du maquis de l'Ain arrivèrent soudainement à Oyonnax et y défilèrent le 11 novembre 1943, leur geste était indéfendable d'un point de vue strictement militaire puisqu'il dé-masquait des combattants clandestins et risquait de provoquer des représailles, mais il était pleinement justifié du point de vue de la propagande car il mani-festait de façon disciplinée l'apparition de la Résis-tance armée. Cette démonstration de force eut un re-tentissement inappréciable en France et à l'étranger.

Ces techniques de propagande sont-elles dépassées à l'époque de l'automobile et de la télévision ? Il ne semble pas. On continue de manifester, de défiler, d'afficher... De nouveaux procédés, cependant, apparaissent, tels les cortèges d'autos pavoisées scandant sur les avertisseurs le rythme d'un slogan. Les Cubains aiment animer les défilés par de brus-ques galopades : la foule semble charger un ennemi imaginaire. En France, durant les journées de mai-juin 1968, les anciennes techniques (défilés, prises de parole, affiches, tracts) ont prouvé leur actualité et ont été renouvelées de façon pittoresque : slogans souvent ironiques, repris sur un rythme syncopé (« Ce n'est qu'un début / Continuons le / combat ») inspiré du jazz, affiches souvent humo-ristiques, reposant parfois sur un calembour (« Crève, Général ») dont le dessin reprenait les

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graphismes les plus modernes, parfois ceux des comics, tribunes libres permanentes, cinés-tracts (succession de plans fixes contrastant avec le com-mentaire), etc. Tout cela témoigne d'autant plus de la vitalité de la propagande qu'il n'y avait aucune organisation centrale pour lancer les mots d'ordre et monter les manifestations.

VI. — La contre-propagande La contre-propagande, c'est-à-dire la propagande

en tant qu'elle combat les thèses de l'adversaire, peut être caractérisée par quelques règles secondaires qui lui sont propres :

1° Repérer les thèmes de l'adversaire. — La propagande adverse est « démontée » en ses éléments constitutifs (1). Isolés, classés par ordre d'importance, les thèmes de l'adversaire peuvent être plus facilement combattus : en effet, dépouillés de l'appareil verbal et symbolique qui les rendait impression-nants, ils sont réduits à leur contenu logique qui est générale-ment pauvre et parfois même contradictoire ; on pourra donc les attaquer un à un et peut-être les opposer l'un à l'autre.

2° Attaquer les points faibles. — C'est un précepte fonda-mental de toute stratégie. Contre une coalition d'adversaires, l'effort porte naturellement sur le moins solide, le plus hésitant, et c'est sur lui que se concentrera d'abord la propagande. Cette méthode fut systématiquement utilisée par la propagande de guerre : pendant la première guerre mondiale, les Allemands s'occupèrent surtout de démoraliser les Russes, tandis que les Alliés portaient leur principal effort sur l'Autriche-Hongrie. Pareillement, parmi les thèses adverses, c'est le plus faible qui sera le plus violemment contrebattu. Trouver le point faible de l'adversaire et l'exploiter est la règle fondamentale de toute contre-propagande.

3° Ne jamais attaquer de front la propagande adverse lorsqu'elle est puissante. — Pol Quentin note justement : « Souvent les propagandes contemporaines, jugeant nécessaire de combattre

(l)"On trouvera un exemple de repérage et de classement por-tant sur la propagande nazie à destination des Etats-Unis dans H . D . L A S S W F . L T , Describina thc contents of communication (Pro-paganda, communication and public opinion),

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l'opinion existante pour la rectifier et y mettre bon ordre le plus rapidement possible, l'attaquent perpendiculairement. De cette faute viennent 90 % des échecs rencontrés par les propagandes en question, bonnes tout au plus à renforcer l'opinion des gens convaincus, par conséquent à enfoncer magistralement les portes ouvertes. Ces propagandes mécon-naissent ce principe initial : pour combattre une opinion, il faut partir de cette opinion même, trouver un terrain commun. » C'est là un corollaire évident de la « loi de transfusion ».

La discussion rationnelle des thèmes de l'adversaire est généralement interprétée comme un signe de faiblesse. Elle n'est possible que si l'on se place d'abord dans sa perspective et son langage, ce qui est toujours dangereux. Cependant cette méthode qui commence par concéder à l'adversaire pour l'amener peu à peu à des conclusions inverses des siennes est généralement pratiquée par les contradicteurs de réunions publiques et par les spécialistes du porte à porte.

4° Attaquer et déconsidérer l'adversaire. — L'argument per-sonnel, nous l'avons vu, porte plus loin en cette matière que l'argument rationnel. On s'épargne souvent la peine de dis-cuter une thèse en déconsidérant celui qui la soutient. La « diversion personnelle » est une arme classique à la tribune du Parlement et des réunions publiques, ou dans les colonnes des journaux : la vie privée, les changements d'attitude politique, les relations douteuses, en sont les munitions ordinaires. L'histoire récente de la France est jonchée d'hommes d'Etat et de politiciens, qui, plus ou moins réellement compromis dans des scandales, ont été « mis dans le bain » et « exécutés » par de féroces campagnes de presse. Quelques-uns pourtant — Clemenceau en est le modèle — ont réussi à se rétablir en ne s'avouant jamais coupables et en rendant coup pour coup.

Si l'on retrouve dans le passé d'un parti ou d'un homme politique des déclarations ou des attitudes qui contredisent ses déclarations ou ses attitudes présentes, l'effet est sans doute encore plus grand : non seulement l'homme ou le parti sont discrédités (rien n'est plus méprisé que les « girouettes » ou ceux qui « retournent leur veste »), mais ils sont encore contraints

, de s'expliquer et de se justifier : position d'infériorité. C'est le pain quotidien de la contre-propagande.' Il nous souvient d'une phrase particulièrement réussie par laquelle le porte-parole de la France libre, Maurice Schumann, ouvrit une de ses émis-sions dirigées contre la propagande de Philippe Henriot, chroniqueur de la radio de Yichy ; celui-ci s'était, paraît-il, fait réformer lors de la première guerre mondiale : « Philippe

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Henriot, auxiliaire de l'armée française en 1915, auxiliaire de l'armée allemande en 1944... » En quelques mots, l'homme était bafoué. • 5° Mettre la propagande de l'adversaire en contradiction avec les faits. — Il n'existe pas de réplique plus confondante que celle apportée par les faits. S'il est possible de produire une photo ou un témoin qui, ne serait-ce que sur un seul point, contredise l'argumentation adverse, l'ensemble de celle-ci s'en trouve discréditée. La preuve est souvent difficile à faire de façon incontestable : les récits de voyage sont contradictoires, les photos peuvent être truquées ; on fera donc appel autant que possible à des enquêteurs ou à des témoins dont le passé et les attaches garantissent la neutralité. En tout cas, rien ne vaut comme arme de contre-propagande le démenti des faits, formulé en termes aussi nets et secs que possible. Ce démenti est sans réplique lorsque les faits allégués ont été puisés à des sources d'information contrôlées par l'adversaire lui-même. Je citerai en exemple, à ce propos, un écho des Lettres françaises clandestines qui réfutait une affirmation de la propagande hitlérienne en lui juxtaposant simplement et sans aucun com-mentaire une information parue au même moment dans la presse de la France occupée :

« Une affiche apposée dans Paris démontre que tous les libé-rateurs et terroristes sont des Juifs étrangers. — La Cour d'Appel de Bourges condamne les auteurs et compliees de l'attentat contre M. Déat : Jacques Blin (de Ménétrol-sous-Sancerre), Marcel Delicié (de Vierzon), Emile Gouard (de Pouilly-sur-Loire), Jean Simon (de Nevers), Louis Bannos (de Thouvensi). »

6° Ridiculiser l'adversaire, soit en pastichant son style et son argumentation, soit en répandant sur son compte des plaisanteries, de courtes histoires comiques, ces « Witz » qui jouèrent un grand rôle dans la contre-propagande orale menée par les anti-nazis allemands. La dérision est une réaction spontanée, quand la propagande se fait totalitaire et supprime les propagandes adverses. C'est sans doute l'arme des faibles, mais la rapidité avec laquelle diffusent les plaisanteries qui tournent en ridicule les puissants, l'espèce de complaisance qu'elles trouvent parfois auprès de leurs partisans eux-mêmes, en font un agent corrosif dont l'effet n'est pas à dédaigner. De tous temps, les chansonniers ont été du parti de l'opposition.

Nous ne pouvons énumérer les multiples moyens de tourner un adversaire en ridicule ; souvent grossiers, ils sont cependant efficaces. Ne prenons qu'un exemple dans la campagne anti-

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rexiste dont nous avons déjà parlé : les adversaires de Degrelle répondirent à ses défilés monstres en faisant circuler dans les rues de Bruxelles des ânes avec une pancarte où on lisait : « Je vote pour Degrelle parce que je suis un âne. »

Nous touchons ici à une forme de dérision très différente de celle dont nous avons parlé tout à l'heure : non plus ce rire méprisant qui soude une foule dans le sentiment de sa supé-riorité, et que Hitler savait si bien faire lever dans l'arène de Nuremberg, mais un rire solitaire, explosion d'irrespect, protestation vitale de la liberté contre la pensée préfabriquée, ce rire dont Nietzsche disait qu'il serait un des derniers refuges de l'homme libre contre les mécanismes de la tyrannie, et qui, même dans les plus tragiques époques, est une des armes les plus redoutables dont on puisse user contre une propagande totalitaire. Contentons-nous d'évoquer cet admirable film anti-fasciste qu'était Le Dictateur de Charlie Chaplin, où Hitler et Mussolini apparaissaient en grotesques. Et dans les heures lourdes de l'occupation, à combien de Français la parodie des puissants du jour n'a-t-elle pas rendu espoir ? Dans une société qu'une propagande hurlante et menaçante commence de fasciner, le rire, à coup sûr, détend les hommes contractés, leur rend la santé de leurs réflexes, crée un effet immédiat de désinhibition.

7° Faite prédominer son « climat de force ». — Il est impor-tant, pour des raisons certes matérielles, mais aussi psycholo-giques, de ne pas laisser l'adversaire « tenir le haut du pavé » et créer à son profit une impression d'unanimité. Mais il cherche à imposer aussi son langage et ses symboles, qui par eux-mêmes portent sa puissance. Souvent on essaye de l'attein-dre dans ce qu'il a de plus cher : le nom qu'il porte et qui est le premier de ses symboles. Ainsi les gaullistes ont-ils appelé les communistes « séparatistes » et ceux-ci ont répondu par « gogos ». Le mot semble avoir gardé de sa valeur magique primitive, et le fait même de « nommer » est de la plus haute importance. L'appellation est à la fois un drapeau et un pro-gramme. Parfois lorsque l'adversaire ne parvient pas à faire disparaître le nom qui lui a été donné dans une intention infamante, il le retourne et s'en sert comme d'un titre de gloire : ainsi firent les « whigs » et les « tories » ; plus près de nous ceux qui s'étaient nommés « maquisards » finirent par endosser de bon cœur l'appellation de « terroristes » ; de même encore l'épithète de « stalinien », d'abord décochée comme une injure, a été reprise par les communistes comme un titre de gloire.

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De même a-t-on vu à Paris, en mai 1968, les étudiants reprendre les expressions destinées à les déconsidérer, soit en les retournant contre les autorités (« La chienlit, c'est lui ! »), soit en se les appliquant ironiquement (« une dizaine d'en-ragés ») ou fièrement (« nous sommes tous des Juifs allemands »).

Toujours dans la même ligne, nous rencontrons ce que Tchakhotine a appelé « la guerre des symboles ». Le chef du Front d'Airain dont il transcrit le récit explique comment il opposa aux croix gammées dont les images menaçantes proli-féraient sur les murs les trois flèches, symbole des jeunesses socialistes, au cri de « Heil Hitler ! » celui de « Freiheit, ! », et au salut fasciste le salut du poing levé. Pendant l'occupation, nous assistâmes à la création d'un symbole d'ailleurs dénué de toute signification et de toute force attractive : le gamma de la Milice. Par contre, la croix de Lorraine du gaullisme était un symbole clair et chargé de sens ; il avait en outre sur tous les autres une grande supériorité graphique. On se souvient peut-être que deux méthodes furent employées contre le gamma : ou bien il fut surchargé par une croix de Lorraine qui le rayait automatiquement, ou bien il fut ridiculisé de façon très simple : inscrit dans une circonférence, deux points étant marqués en guise d'yeux, le gamma dessinait la figure de l'idiot parfait.

Les règles sous lesquelles nous avons essayé de subsumer les différents procédés dont use la propa-gande politique n'ont rien de normatif. Certes, il existe des constantes de la psychologie collective qu'on ne peut méconnaître : en ce sens, se dégagent des règles que nous avons énumérées un certain nombre d'indications qui demeurent valables pour toute espèce de propagande. D'autres, par contre, sont plutôt des « recettes » qui ont réussi une fois et qui, employées dans d'autres conditions, ou simple-ment parce qu'elles ont déjà été employées, risquent

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de perdre de leur efficacité. Il est néanmoins probable que des recettes proches peuvent être découvertes, et que, se fondant sur l'immense faculté d'oubli qui caractérise les masses et sur laquelle jouent à coup sûr les propagandes, d'autres partis, d'autres ré-gimes, peuvent reprendre à leur compte certains éléments de la formidable entreprise hitlérienne qui se caractérise par le mépris de l'opinion, le bluff, l'effronterie, la méthode du « coup de poing psycho-logique » et tout un appareil de sortilèges scientifi-quement élaborés.

Il est trop évident que la mise en œuvre d'une propagande ou d'une contre-propagande demande des moyens puissants. Il n'entre pas dans notre intention de discuter ici des schémas d'organisation. Nous tenons seulement à souligner que la propa-gande ne va pas sans un effort constant d'informa-tion qui porte non seulement sur les faits susceptibles de l'alimenter, mais aussi sur l'état des secteurs d'opi-nion qui sont visés. L'Osvag, organisé au début de la révolution bolchevik, allait jusqu'à porter les informations collectées sur des cartes géographiques, pour obtenir de véritables « cartes de météorologie politique » : « Tous les événements d'importance, se référant à la situation économique et politique (comme le transport, les troubles agraires, l'agita-tion antigouvernementale ou antisémite, etc.), étaient marqués en couleurs, ce qui donnait une orientation topographique rapide et surtout révélait nettement une interdépendance de certains facteurs politiques, économiques et sociaux » (1). Gœbbels suivait même de très près la statistique des suicides.

Un effort semblable d'information doit s'exercer sur les résultats des campagnes de propagande.

( 1 ) S . TCHAKHOTINE, o p . cit., p . 1 4 3 .

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Lorsque des élections ne permettent pas d'apprécier le rendement d'une propagande, ce contrôle, pour-tant très utile, s'avère difficile. Les « sondages d'opinion » sont devenus d'un usage courant et donnent de précieux renseignements, mais leur maniement et leur interprétation restent délicats. En Angleterre, les « lettres à l'éditeur » permettent de déceler dans une certaine mesure la sensibilité de l'opinion à tel ou tel thème. Enfin, les rapports des agents de l'administration ou de la police donnent des indications, mais qui sont fréquemment faussées.

Il est évident que la propagande n'agit pas en secteur clos : son terrain, l'opinion publique, est susceptible d'être influencé par d'autres facteurs, et spécialement par les décisions du gouvernement. Si ces décisions entraient en contradiction avec la propagande, celle-ci serait mise en difficulté. Et ce qui est valable pour un gouvernement l'est aussi pour un parti à qui l'on risque d'objecter ses votes au Parlement. Le ministre de la Propagande du Reich, Gœbbels, était consulté par les autres ministères sur toutes les décisions susceptibles d'avoir un retentisse-ment dans l'opinion publique. Il s'y opposait parfois, en particulier lorsqu'il s'est agi d'augmenter le prix de denrées essentielles ; d'autres fois, lorsque la mesure était inévitable (l'enlèvement des cloches, par exem-ple), il y faisait surseoir jusqu'à ce que le parti en eût suffisamment expliqué les raisons à la population.

La propagande ne se mène pas isolément. Elle exige une politique cohérente, et d'être accordée à cette politique. Vers la fin de la première guerre mondiale, Lord Northcliffe avait réussi à faire comprendre à son gouvernement que la propagande de guerre dont il était chargé ne pouvait être menée sans que fût définie une politique précise qui posât des actes pour le présent et s'assignât des objectifs

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pour l'avenir. La propagande, lorsqu'elle ne se livre pas à un bluff mensonger, lorsqu'elle est utilisée sainement, n'est en somme rien autre que l'expli-cation et la justification d'une politique. En retour, elle oblige la politique à se définir et à ne pas se contredire, ce qui est lui rendre un grand service.

Les perfectionnements de la technique (impri-merie, radio et cinéma), l'étatisation ou le contrôle étatique des grands canaux de diffusion confèrent évidemment d'emblée une énorme supériorité aux propagandes gouvernementales dans les régimes de parti unique. La contre-propagande, alors clan-destine, en est réduite à des moyens limités : graffiti, machine à écrire, et surtout machine à ronéotyper qui est son instrument favori. Il ne faut pas sous-estimer non plus l'importance que prend en de telles circonstances la contre-propagande orale. Il arrive aussi, comme sous l'occupation allemande, qu'une contre-propagande clandestine dispose d'imprimeries pour y tirer ses journaux. Enfin, les émissions radiophoniques venues de l'étranger, les tracts et brochures parachutées peuvent être un adjuvant considérable. Mais il semble bien qu'en de pareilles circonstances, le pire ennemi d'une propagande totalitaire, ce soit elle-même : la répétition finit par lasser et l'abus des fausses nouvelles détruit son crédit. La propagande politique synchronisée, obsédante et mensongère n'atteint-elle pas un point où elle s'affaiblit elle-même et où, pour l'abattre, il faut user d'armes d'un autre ordre ?

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CHAPITRE V I

L E M Y T H E , L E M E N S O N G E E T L E F A I T

La propagande politique de type moderne n'est pas simplement l'usage pervers des techniques de diffusion de masses. Elle a précédé l'invention de la plupart de ces techniques : son apparition coïncide avec celle des grands mythes qui entraînent un peuple et le soudent dans une commune vision d'avenir. Il y eut d'abord l'éclosion du mythe révolutionnaire à la fin du XVIII E siècle en France ; puis, au milieu du X I X E , la cristallisation, plus lente, mais tout aussi bouleversante du mythe socialiste et prolétarien. Le premier, après avoir explosé comme une série de fusées à retardement dans les divers pays d'Europe, a perdu progressive-ment de sa virulence jusqu'à la fin du X I X E siècle où il faisait vivre encore la IIIe République à son début ; il connut, avant de passer à l'état de culte historique, un regain de jeunesse avec l'affaire Dreyfus ; quant au second, après avoir soulevé de grandes batailles civiles, juin 48, la Commune, et d'innombrables grèves, il fut pris en charge par le marxisme, puis par le léninisme ; il meurt aujour-d'hui d'énormes masses en Extrême-Orient.

La puissance avec laquelle ces deux grands mythes révolutionnaires ont déferlé sur le monde a servi d'enseignement aux penseurs politiques. Ils ont compris de quel secours pouvaient être ces représentations motrices dont le contenu à la fois

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idéologique et sentimental agit directement sur l'âme des foules. Georges Sorel, le premier, avait parfaitement discerné l'affadissement qui menaçait une social-démocratie devenue verbaliste et parle-mentaire et il avait proposé pour remède que l'on recourût à des mythes violents, capables d'engager réellement les travailleurs dans la Révolution : « Tant que le socialisme demeure une doctrine entièrement exposée en paroles, il est très facile de la faire dévier vers un juste milieu, mais cette trans-formation est manifestement impossible quand on introduit le mythe de la grève générale, qui com-porte une révolution absolue. » Ce sont les réflexions de Sorel qui, exploitées dans une tout autre direc-tion par Mussolini, ont amené celui-ci à construire le fascisme sur des mythes nationaux du passé (grandeur de la Rome antique) et des mythes conquérants d'avenir (exaltation de la force et de la guerre, de la vocation impériale de l'Italie, etc.). La réanimation des mythes du passé et la création des mythes d'avenir caractérisent désormais les pro-pagandes fascistes, que ce soit celle de Hitler, de Mussolini, ou de Franco. Mais alors qu'en Italie ou en Espagne, les mythes ainsi fabriqués restent des arguments rhétoriques et ne parviennent à enflam-mer qu'une minorité de fanatiques, ils rencontrent un écho profond dans les foules allemandes.

Dans cette première moitié du x x e siècle, on discerne partout en Europe une réaction contre l'abus de la pensée rationaliste et libérale du xviii e siècle français. A vrai dire, une telle pensée était restée l'apanage d'une élite. Des masses entrent en scène qui ne se reconnaissent pas dans la société libérale, sans cadres naturels et sans valeurs communes, que lui offre la bourgeoisie capitaliste, non plus que dans le fonctionnement terne et

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complexe du régime parlementaire. L'ennui n'est pas seulement la clef stendhalienne d'une psycho-logie individuelle; c'est un facteur décisif de la psychologie collective moderne. Les masses s'en-nuient, Dans la France du X I X E siècle, c'est évident depuis la chute de Napoléon. Le second Napoléon mise et gagne sur cette carte. Mais au rêve de gloire s'ajoute le rêve de bonheur que font des masses souffrantes, et le rêve de communauté que font des masses aliénées. Le socialisme se présente ainsi comme un « idéal », comme une « mystique », avant d'être une philosophie et, avec Marx, une doctrine d'action ; il le demeurera, dans une proportion considérable. G. Le Bon a souligné « à quel point l'imprécision des doctrines socialistes est un des éléments de leur succès ». Et cet espoir de libération, ce besoin de fraternité, toujours déçus et parfois noyés dans le sang, les fascismes vont s'en emparer pour les détourner à leur profit. Tout un monde privé de joie est livré à l'empire des mythes. Leur fonction est de rapprocher le désir obscur, informulé, de sa satisfaction : entre lui et elle ne subsiste plus qu'un mince intervalle que combleront la lutte et le sacrifice ; déjà les images, les chants, les discours, les drapeaux dans le vent et les défilés menaçants ont aboli cette distance : le but est presque entre nos mains, et nous jouissons à l'avance du bonheur qu'il nous donne ; des millions d'hommes vivent la terre promise grâce à cette exaltation poétique de la foule, qui décuple sa foi et anticipe sans peine sur l'avenir. Le mythe est une participation anti-cipée, qui comble un moment le désir du bonheur et l'instinct de puissance ; le mythe est indissoluble-ment promesse et communion.

En ceci, la propagande rejoint la poésie et se nourrit d'elle. C'est à la création et à l'embellisse-

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ment de mythes nationaux que furent consacrées les plus grandes œuvres poétiques de l'Antiquité, celles d'Homère et de Virgile. De nos jours, la propa-gande a relayé la poésie épique dans sa fonction primitive, qui était de « raconter des histoires » à un peuple, les histoires de son passé et celles de son avenir, et par là de lui donner une âme commune, comme fit Pisistrate à partir de poèmes homériques. La propagande a emprunté à la poésie, nous l'avons vu, un grand nombre de ses procédés : la séduction du rythme, le prestige du verbe et jusqu'à la vio-lence des images. Dans son maniement même, on retrouverait facilement certains artifices de la progression dramatique, avec ses rebondissements, ses temps forts et ses temps faibles, ses « coups de théâtre » ménagés pour exciter la crainte ou l'espé-rance.

Nous croyons volontiers que certains des aspects de la propagande moderne relèvent d'une fonction plus poétique que politique, qui est de faire rêver le peuple aux grandeurs passées et aux lendemains meilleurs. Ce n'est pas par hasard qu'à ses formes extrêmes s'appliquent naturellement les mots de « délire », de « rêve éveillé », et que nous ayons pu caractériser de « somnambulique » l'attitude des foules hypnotisées par Hitler. Gustave Le Bon avait noté chez la foule un mécanisme naturel d'exagé-ration. Freud, dans ses Remarques sur Le Bon, met ce fait en rapport avec l'exagération que l'on observe dans les rêves, où il arrive que l'on frappe ou que l'on tue un homme pour une futilité. La propagande aurait donc dégagé en de nombreux cas de véritables rêves collectifs qu'elle entretiendrait par Les pro-cédés que nous avons examinés plus haut. La pro-pagande politique a capté cette rêverie que chaque homme entretient sur ses origines et son avenir,

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rêverie d'enfance et désir caressé du bonheur. A l'aide des mythes dont elle se nourrit et qu'en retour elle amplifie, elle a, comme dans un rêve, rapproché à l'absurde le désir ou la haine de leur objet qu'en état de veille les hommes n'osent ou ne peuvent atteindre. Ce genre de rêverie n'est pas forcément malsain ; tous les peuples vivants l'entretiennent. Mais stimulé par un savant machiavélisme, il finit en cauchemar.

Comme le rêve, la propagande contribue à nous faire vivre une autre vie, une vie par procuration. La politique peut jouer ici le même rôle d'exutoire que le sport, et la foule « projette » son désir d'aven-tures et d'héroïsme sur un homme d'Etat ou sur un chef de parti comme sur un grand champion cycliste. Toute l'habileté de la propagande consiste à nous faire croire que cet homme d'Etat, ce chef de parti, ce gouvernement nous « représentent », non seule-ment défendent nos intérêts, mais assument nos passions, nos soucis, nos espoirs. O. Mannoni, étudiant les réactions des peuples colonisés, a dégagé dans une perspective freudienne une loi qui n'est pas seulement valable pour des peuples « primitifs », mais qui inspire la propagande politique dans les nations les plus évoluées : « Le chef n'est vraiment reconnu comme tel que si le sujet a le sentiment (illusoire, peu importe) qu'il le comprend, qu'il devine ce qu'il va faire, qu'il agirait de même à sa place (...). Un gouvernement peut avoir certaines qualités — être honnête, clairvoyant, capable — il ne donne satisfaction qu'à la fraction de la popu-lation qui possède les mêmes qualités. Il ne devient populaire que du jour où l'homme de la masse, incapable de juger de cette manière, mais poussé par des sentiments beaucoup plus puissants et beaucoup plus obscurs, réussit à se mettre inconsciemment à

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sa place, jusqu'à s'illusionner et à croire que le gouvernement agit pour des sentiments identiques aux siens. Si cette identification est impossible, bien qu'elle soit assez facile à réaliser en temps normal, alors le gouvernement devient l'objet de la pro-jection de tous les mauvais sentiments, et il ne peut plus agir, pense la masse, que par méchanceté, bas intérêt, trahison, imbécillité » (1). Tous les chefs d'Etat s'efforcent d'obtenir cette « projection » de la masse sur leur personne, certains en forçant l'adhésion populaire par des procédés lyriques et quasi médiumniques, comme Hitler, d'autres, comme Roosevelt et Churchill, en invitant sur un ton fami-lier leurs concitoyens à partager leurs soucis et leurs espoirs ; on se rappelle les fameuses « causeries du foyer » dans lesquelles Roosevelt s'adressait régu-lièrement par radio à chaque Américain comme à un ami qu'il fallait associer à ses peines et ses pro-jets. L'argumentation du type : « Je suis l'un d'entre vous », ou : « Mettez-vous à ma place » est la ressource favorite des hommes d'Etat dans les pays démocra-tiques (2). Dans les circonstances tragiques, cette projection sur le chef est favorisée par le besoin de chercher refuge auprès d'un « père » qui vous pro-tège ; l'exploitation de ce sentiment constitua la base de la propagande paternaliste de Pétain.

Cette fonction poétique et psychanalytique de la propagande peut conduire aux pires perversions. Si elle n'est pas contrôlée, si elle peut disposer à sa guise de tous les moyens de diffusion, une telle propagande prétend bientôt imposer son rêve à tous

(1) O. MANNONI, Psychologie de la colonisation (Editions du Seuil, coll. « Esprit »)•

(2) On connaît la bonhomie plaisante qu'affectent les candidats américains pendant les élections présidentielles. Truman présentait aux électeurs sa fille et sa femme dans les termes suivants : « Voilà la fille du patron, et voilà la patronne du patron... »

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et lui donner raison à tout prix, c'est-à-dire substi-tuer jusque dans les détails à la réalité une autre réalité à laquelle doivent se plier les hommes et les faits. D'où l'usage courant, et devenu en quelque sorte normal, de la censure et de la fausse nouvelle : la censure pour interdire la diffusion de nouvelles contraires à la cause qu'on défend et aux faits qu'on prétend établis ; la fausse nouvelle pour créer à partir d'un événement réel qui est déformé, ou même d'un événement forgé de toutes pièces, les faits qui viendront à l'appui de la thèse soutenue. La propagande de guerre, qui inventa « le bourrage de crânes », a implanté dans les mœurs cette double méthode en des époques difficiles où les gouverne-ments ont estimé qu'il était un devoir patriotique de se servir de l'information comme d'une arme de guerre entre d'autres. Depuis, la censure, occulte ou déclarée, a continué de régner en permanence sur une grande partie du monde ; quant à la fausse nouvelle, elle a été utilisée sans vergogne par les hitlériens comme moyen de persuasion ou de provo-cation. Mais elle sévit assez régulièrement dans la presse des pays démocratiques où elle préfère sou-vent au ton affirmatif le ton conditionnel. La presse du soir en fournit un contingent spécialement impor-tant chaque jour.

Contre la fausse nouvelle, le démenti est généra-lement sans force, car il est très difficile de démentir sans « avoir l'air » de se défendre « comme un accusé », et il arrive que plus le faux est grossier, plus il a d'effet, et plus il est difficile de le rectifier, car le public se fait naturellement le raisonnement suivant : « Ils n'oseraient pas affirmer une chose pareille s'ils n'en étaient pas sûrs. » Hitler savait que la crédibilité d'un mensonge augmente souvent en fonction même de son énormité : « Le mensonge

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le plus impudent laisse toujours des traces, même s'il a été réduit à néant. C'est là une vérité qui est connue de tous ceux qui sont passés maîtres en l'art de mentir et qui continuent à travailler à son perfectionnement. »

Jusqu'à quel point la propagande, tronquant, truquant et inventant les faits, peut-elle se substituer à la réalité ? C'est une question à laquelle les nazis ont apporté une première réponse : il est possible de faire vivre un peuple dans un univers mythologique entièrement fabriqué, dans un monde qui n'a plus de rapport avec le monde, et qui a rompu une fois pour toutes avec ses critères de véracité. La propa-gande hitlérienne, tantôt inventant les faits, tantôt les interprétant, réussit à suivre toute l'évolution de la guerre jusque dans les événements qui lui étaient le plus défavorables. Prenons pour exemple, le tournant de cette guerre qui fut précisément le plus tragique pour l'Allemagne, Stalingrad : dans une première phase, la propagande nazie orchestre la marche victorieuse, Hitler déclare qu'il occupera Stalingrad quand il voudra ; lorsque les armées allemandes sont encerclées, Hitler proclame que Stalingrad sera défendue jusqu'au bout, que son sort est lié à celui de l'Allemagne ; enfin lorsque les armées allemandes sont anéanties, il n'est plus question de la conquête ni de la défense de Stalin-grad, mais on transforme en épopée légendaire l'inutile sacrifice de 300 000 hommes.

Cependant l'usage de la censure et la falsification de l'information finissent par se retourner contre la propagande. Lorsqu'il apparaît qu'une propagande monopolise l'information pour la diriger à sa guise, une réaction presque spontanée se produit. On va à la recherche d'autres sources d'informations qui ne soient pas polluées, ou qui tout au moins permettent

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d'entendre un autre son de cloche. Sous la carapace officielle de l'information dirigée se constitue alors un réseau clandestin d'information où les nouvelles se transmettent « de bouche à oreille ». « Il existe un besoin d'informer les autres de ce qu'on a ouï dire, besoin dont la fonction sociale est évidente dans une société où la transmission des nouvelles de bouche en bouche était le moyen d'information principal » (1). Il paraît que tout récemment encore chez les popu-lations coupées des techniques modernes de diffu-sion, comme en Laponie et en Guyane, les nouvelles étaient transmises « sans discrimination et avec une grande fidélité » (1). Mais l'usage des grands moyens de diffusion a émoussé cette faculté primitive et détérioré ce réseau oral d'informations, qui fonc-tionnait autrefois avec une exactitude relative par une sorte d'autocontrôlé spontané. Les nouvelles transmises hors du circuit d'Etat sont fréquemment propagées par opposition aux nouvelles officielles : elles sont donc marquées d'un certain coefficient passionnel ; en outre elles sont plus ou moins consciemment exagérées pour pouvoir lutter contre l'autorité dont disposent malgré tout la presse et la radio et acquérir ainsi de la crédibilité. Il s'ensuit que les informations orales dans les sociétés civi-lisées sont généralement inexactes : « rumeurs » ou « bobards » qui s'amplifient d'autant plus que le système d'information officiel persiste à les ignorer.

Quand, par un abus de propagande, l'autorité de l'information de masse est affaiblie, la circulation des rumeurs s'intensifie et il se crée ainsi presque naturellement une information clandestine qui fournit des nouvelles de sens contraire mais (bien qu'inconsciemment souvent) tout aussi déformées

(1) E. et F. ZKRNEH, Rumeurs et opinion publique (Cahiers inter-nationaux de Sociologie, vol. V).

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et mensongères que celles de la propagande officielle. L'excès dans la direction de l'information suscite donc une force de sens inverse qui, bien que d'un moindre pouvoir, gêne considérablement la propa-gande officielle et l'amène parfois à composer. Les nazis eux-mêmes aperçurent le danger : les Alle-mands se mettaient de plus en plus à écouter les radios étrangères ; bien plus, cette écoute devint un moment presque officielle par l'intermédiaire d'un bulletin spécial réservé en principe aux hauts fonc-tionnaires, mais qui bientôt circula dans tous les bureaux des ministères. Dans son Journal, Gœbbels s'emporte à plusieurs reprises contre la prolifération des informations colportées et des « bulletins confi-dentiels ». Il finit par aboutir mélancoliquement à cette constatation que, « dans les périodes agitées, il faut toujours étancher la soif de nouvelles, d'une façon ou d'une autre ».

Gœbbels faisait recueillir méthodiquement les « bruits » en circulation et il organisait une contre-propagande pour les neutraliser, soit par la voie orale, soit par la presse, la radio, le cinéma, ou bien il faisait appel à des « témoins » étrangers, générale-ment des reporters complaisants. Et comme en pareil cas les prophéties, prédictions et horoscopes se multiplient, il n'hésitait pas à faire donner de Nostradamus une interprétation officielle qui fût favorable aux desseins du Reich. Un exemple parti-culièrement remarquable de sa virtuosité est le suivant : en fin d'été 1943, la rumeur publique diffusait la nouvelle de l'exécution de nombreuses hautes personnalités du régime ; Gœbbels fit alors surenchérir en donnant à ses sections spécialisées la consigne de répandre le bruit que Himmler lui-même venait d'être arrêté et jugé, ce qui causa une grande sensation ; le moment venu, on fit reparaître

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Himmler partout, ce qui, par contrecoup, ruina l'ensemble des bruits colportés sur ce sujet. C'était détruire une fausse rumeur par une rumeur plus fausse encore, mais dont on pouvait prouver la fausseté.

Tous les pays occupés et soumis à la propagande totalitaire du Reich ont connu ce recours massif aux radios étrangères, aux « informations confiden-tielles », et ce pullulement de rumeurs souvent fan-taisistes, de récits enjolivés, de prophéties (1) et d'horoscopes.

Cette réaction spontanée aux excès de l'informa-tion orientée n'est guère qu'un des aspects du dis-crédit qui semble avoir frappé la propagande dans la mesure même où elle étendait sa puissance. Déjà pendant la guerre de 14-18, les soldats du front accablaient de leurs sarcasmes le Bulletin des armées. « Bobards » et « bourrage de crânes » étaient sévèrement jugés. Le langage populaire est instruc-tif : il a inventé deux termes qui furent parmi les plus usités ces dernières années : « baratin » et « bla-bla-bla » qui traduisent bien un dégoût profond des discours de propagande. Ce dégoût n'est pas seulement le fait des indifférents ; il semble bien, en France du moins, que plus un milieu est sincère-ment convaincu, plus il répugne à la propagande exagérée ou emphatique de sa propre cause. Nous avons pu constater nous-même dans les maquis que les journaux de Résistance et les émissions en langue française de la B.B.C. soulevaient moins d'intérêt que chez les sympathisants des villes. Cette consta-tation avait amené un officier à diffuser régulière-ment dans les maquis du Vercors un bulletin

(1) Rappelons la fameuse « prophétie de sainte Odile », qui circula beaucoup sous l'occupation.

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ronéotypé (1), qui se bornait à donner objectivement une vue synthétique de la situation à partir d'infor-mations recueillies à tous les postes émetteurs étrangers. Toute intention de propagande était absente de ces synthèses rédigées sur le ton serein d'une explication ; si l'espérance de la victoire s'y affirmait toujours, les points noirs de la situation n'étaient pas dissimulés pour autant. Parfois ce bulletin d'information était complété d'une annexe qui présentait en synoptique les thèmes de la pro-pagande nazie et vichyste, et les arguments qui pouvaient lui être opposés. L'effet de ce bulletin sur le « moral » des combattants clandestins fut très supérieur à celui des petits journaux imprimés par la Résistance ou parachutés par les alliés.

Cette attitude correspondait à un sentiment pro-fond : une grande partie de la population euro-péenne, saturée de propagande par le nazisme, en est venue à confondre toutes les « propagandes » dans la même exécration. La fausseté et l'outre-cuidance de la propagande hitlérienne furent telles que la meilleure des contre-propagandes devait se borner à exposer les faits avec simplicité et franchise. Aidé par le côté sportif du peuple anglais, Churchill le comprit tout de suite, et se révéla ainsi un homme politique de génie. Au lieu d'opposer aux outrances hitlériennes des bulletins de victoires imaginaires, il présenta toujours devant les Communes un état parfaitement objectif de la situation, ne cachant point les coups très durs portés sur les villes anglaises ni les premières défaites des armées britanniques refoulées sur l'Egypte. Au lieu de la « guerre fraîche et joyeuse », il promit aux Anglais « de la sueur, du

( 1 ) La collection en a été publiée depuis : Xavier de V I R I E U , Radio-Journal libre (éd. Jean Cabut).

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sang, et des larmes ». Mais cette franchise fit davan-tage que les fanfaronnades. Un homme qui ne dissi-mule pas les faiblesses de sa cause, un homme qui, le moment venu, reconnaît ses erreurs et promet d'y porter remède — Lénine le savait et pratiqua tou-jours cette règle — inspire plus de confiance que le matamore qui répète inlassablement ses hauts faits. Si grands qu'aient été les succès de la propagande mythologique du IIIe Reich, n'oublions pas que quelques paroles simples et graves, un ton objectif, la franchise absolue, firent davantage que toutes les fanfaronnades pour sauver la liberté dans les jours sombres de l'automne 40.

Notre époque, qui connut les succès foudroyants d'une propagande fondée sur le mensonge et le bluff, manifeste en même temps les signes de son inefficacité profonde. Les discours enflammés, les « communiqués » mensongers, les tirades lyriques, ont finalement aiguisé la soif des faits. Et l'on a tant menti que la vérité simple et nue apparaît comme la plus puissante des armes de propagande. Que l'on fasse réellement ce qu'on disait qu'on allait faire, voilà qui, par contraste, devient confondant. Gœbbels s'étonne de cette méthode singulière pra-tiquée en certains points du front par les Sovié-tiques : « Dans le secteur du front des groupes d'armées du centre, les bolchevistes se sont livrés, par haut-parleur, à une propagande des plus étranges : ils annoncent qu'ils attaqueront dans quatre jours. L'ennemi a déjà révélé une fois ses intentions de cette manière, puis il a effectivement attaqué au jour dit. On reste perplexe devant cette bizarre conception de la propagande, car, en agissant ainsi, l'ennemi n'a réussi qu'à augmenter fortement ses pertes. » En réalité ce genre de propa-gande n'a rien de bizarre, il fut même habituellement

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pratiqué dans les débuts par les bolcheviks qui, comme le constatait Ludovic Naudeau dans son journal L'Entente, « agissent au grand jour, ouver-tement, audacieusement, sans mâcher leurs mots, sans dissimuler leurs intentions (...), leur propagande allant jusqu'à fixer d'avance le jour où ils prendront les armes, le jour où ils s'empareront du pouvoir ». Prédire ce qu'on fera et le faire réellement est sans doute l'habileté suprême de la tactique politique ; cela dégage une impression de sûreté, de force irré-sistible, qui parvient à paralyser l'adversaire. Gœb-bels aurait pu noter que cette méthode dont il s'éton-nait si fort fut employée par Hitler lui-même, qui n'hésita pas à dévoiler dans Mein Kampf ses plans et ses ruses les plus machiavéliques.

Les peuples aiment rêver, mais il arrive aussi un moment où ils ne veulent plus « s'en laisser conter ». Partout on réclame des faits, des chiffres, des témoignages. Le style même des discours et des articles a dépouillé l'emphase et la période pour rechercher les phrases brèves et tranchantes, les formules frappantes à valeur mnémonique. On a vite fait de rejeter sans la lire une brochure dont la présentation fait dire « qu'elle sent la propagande ». Et lorsqu'on a été dupé, le ressentiment reste vivace. Certaines propagandes ont été grandement affai-blies pour avoir été démenties sur un fait : ainsi la propagande anti-soviétique en France qui, non contente de dénoncer le régime de l'U.R.S.S., pré-tendait avant guerre qu'il était sans force et que son armée s'effondrerait à la première attaque ; or le comportement de l'armée rouge a apporté à cette allégation un complet démenti. De même, la propagande arabe qui, en 1967, avait annoncé l'écrasement de l'armée israélienne, s'est trouvée discréditée par une défaite qu'elle ne pouvait cacher.

J . - M . D O M E N A C H 4

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De nombreux symptômes indiquent qu'une grande partie des populations européennes manifestent de la répulsion pour tout ce qui évoque la propa-gande. Le dégoût des propagandes est certainement un des facteurs essentiels de l'abstentionnisme électoral. Les partis politiques feraient bien de ne plus trop compter sur une faculté indéfinie d'oubli chez les masses ; il est temps de leur rappeler que la propagande n'est pas seulement l'énoncé d'un programme attrayant qui n'engage à rien ou la mise en œuvre d'habiletés tactiques, mais que les ressources du mensonge finissent par s'épuiser, que les mécanismes psychiques les mieux montés se détraquent brusquement, et que, pour être efficace, une véritable propagande ne progresse que de plate-forme à plate-forme, autrement dit qu'on ne s'élance vers des objectifs nouveaux que les pieds bien plantés sur un terrain déjà conquis. Le men-songe est finalement nuisible à la propagande ; et si le mythe lui est essentiel, les faits ne le sont pas moins.

Certes, les succès de la propagande sont grands, à notre époque. Mais si on les examine de près, on s'aperçoit qu'ils ne peuvent être séparés de certaines conditions de réceptivité : misère, déception, humi-liation, espoir de bien-être ou de liberté... Si efficaces qu'apparaissent les techniques d'action psycholo-gique, on se tromperait en imaginant qu'elles sont à la disposition de n'importe quel appareil visant n'importe quel but. Il y faut un contenu politique et une résonance dans la population. L'échec de l' « action psychologique » menée en Algérie par des bureaux spécialisés de l'armée française entre 1956 et 1960 en est une preuve récente.

« Propagande » est un des mots les plus décriés de la langue française. L'usage qu'en ont fait les nazis

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a habitué à considérer la propagande comme une méthode de perversion et de mensonge. Cette réac-tion, en son fond, est saine. Mais la conséquence en est redoutable : la propagande, qui est une fonction politique naturelle, devient honteuse ; elle reflue sur l'information, elle se cache derrière les « nou-velles » et les statistiques. Plus personne ne veut entendre parler de « propagande » : on fait de la « documentation », de « l'information », des « repor-tages ». La propagande est de moins en moins poétique et de plus en plus statistique. Mais un tableau de chiffres ou une dépêche d'agence peuvent mentir autant qu'un discours, et la falsification en est souvent plus difficile à déceler. On a remarqué que de nos jours, où il suffit de quelques heures pour qu'une dépêche, ou même une image, fasse le tour du monde, il devient pratiquement impossible de connaître la vérité sur les questions les plus importantes. Et comme au Moyen Age on écoute avidement le voyageur qui revient d'Orient ou d'Amérique pour savoir « ce qui se passe réellement ». Les moyens d'information, qu'ils soient aux mains des puissances étatiques ou des puissances d'argent, véhiculent, comme un poison secret, une propagande qui n'ose pas dire son nom — c'est au point qu'un auteur anglais, C. F. E. Lamley, a défini la propa-gande comme une « excitation essentiellement ca-chée » ; et cette propagande pour être moins violente que la propagande effrontée du D r Gœbbels, per-vertit à la longue les esprits, les divise, les désempare, leur ôte la possibilité de se rassembler sur une réalité communément admise, de prendre sur le monde extérieur la référence constante qui leur est néces-saire pour former leur jugement et situer leur action.

Pour remédier à cette perversion sournoise des canaux d'information, il faudrait d'abord séparer

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la fonction de propagande de la fonction d'infor-mation. Certes, il est difficile en l'état actuel du monde d'établir un statut universel de l'information et une autorité internationale qui ait pouvoir de vérifier les faits contestés et de démentir publique-ment les fausses nouvelles. Du moins est-ce dans cette direction qu'on devrait s'avancer, à l'échelon national d'abord, en élaborant un statut des moyens de diffusion capable de garantir l'intégrité de l'information.

Malheureusement, la distinction entre la propa-gande et l'information devient de plus en plus diffi-cile. Si la propagande a perdu beaucoup de sa vio-lence, elle ne se dissimule que mieux derrière une information d'apparence objective. Dans le bloc soviétique, la censure filtre les contacts avec l'exté-rieur : les journaux et les films étrangers ne parvien-nent qu'en petit nombre et rigoureusement triés ; les informations et les commentaires sont orientés dans le même sens par les consignes de l'Etat et du parti ; la littérature, l'éducation, le cinéma, les arts plastiques, les sciences elles-mêmes relèvent d'une seule doctrine et sont employés également à la propagande. Du côté américain, la circulation des informations est, certes, beaucoup plus libre, et la censure, en appa-rence, n'existe pas. Mais l'opinion y est peut-être plus dépendante qu'ailleurs des instruments de diffusion de masse ; et ceux-ci, gouvernés par la loi du profit, ont tendance à flatter le goût des masses et à les orienter dans le sens de leurs partis pris. Assurément, les informations sont fournies en nom-bre considérable et sans qu'un contrôle d'Etat intervienne pour les arrêter ou les déformer. Mais justement, « elles sont si précises et si détaillées que personne n'a le temps de les lire et qu'il convient pour la commodité du lecteur d'en faire des résumés.

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Une fois admis ce principe, il est tentant de suivre la tendance naturelle du public à la simplification, il suffit de donner des titres, sonores autant que possible et frappants, c'est-à-dire démagogiques ; de là à tomber dans la propagande pure et simple, il n'y a qu'un pas qu'on est toujours sur le point de franchir » (1). Si l'on ajoute que certaines « chaînes » de journaux et magazines sont rattachées à des intérêts financiers, on s'aperçoit que la sélection des nouvelles opère là aussi, bien que d'une manière moins radicale et plus subtile, son effet de pro-pagande.

Dans une telle situation, il devient de plus en plus difficile d'isoler la propagande politique. On peut même se demander si elle ne tend pas à dis-paraître au profit d'une sorte de propagande de civilisation, une « propagande sociologique », comme dit Jacques Ellul (2), laquelle vise à intégrer l'en-semble des citoyens à une mentalité, à des mœurs homogènes. C'est une conception globale de la vie qu'on cherche à répandre, aussi bien par l'art, le cinéma, la littérature, que par des moyens d'expres-sion proprement politiques. La propagande améri-caine à l'extérieur est moins le fait de quelques organismes publics et privés que d'une « image » des Etats-Unis que diffusent les films d'Hollywood, les comics, la publicité commerciale pour les autos ou le coca-cola. Cette propagande de civilisation porte très au-delà de ses frontières et s'infiltre jusque dans les pays communistes qui, sauf la Chine, ont renoncé aux méthodes obsédantes et se défendent plus ou moins par la censure ou la répression. En tout cas, si l'on met à part certains pays en voie de dévelop-

(1) J. AYENCOURT, L'Américain, son information, la guerre et la paix (Esprit, juin 1949).

(2) Propagandes (Armand Colin).

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pement, la tendance de la propagande politique à se dépolitiser est patente. Ce ne sont plus des idéo-logies ou des régimes qui s'opposent, mais des poten-tiels économiques, des niveaux de vie, des succès techniques, des prouesses sportives. Les spoutnik, les avions supersoniques, les médailles olympiques, les prix Nobel, voilà quelles sont les armes principales de la nouvelle propagande, sans parler du tourisme. On a même vu récemment une petite nation s'adres-ser à une agence publicitaire pour améliorer son image à l'étranger!

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CHAPITRE V I I

OPINION ET PROPAGANDE

Faut-il, pour les raisons que nous venons de donner, porter une condamnation d'ensemble contre la propagande ? Soucieux d'en saisir les manifes-tations diverses, et les plus aiguës, nous n'avons pas encore posé la question fondamentale de ses rapports avec l'être humain qu'elle prétend influencer. Il faut nous demander maintenant dans quelle mesure la propagande est ce « viol psychologique » dont le hitlérisme nous a donné le tragique exemple et au-quel il serait impossible à l'individu de résister. Bref, il nous reste à situer par rapport à la propagande l'in-dividu, sa réceptivité et ses possibilités de défense.

D'abord, le projet même d'influencer l'opinion dans un sens déterminé est-il admissible ? Il semble à beaucoup qu'il suffise de faire confiance au « bon sens » de l'opinion individuelle judicieusement éclairée. A chacun de se faire un avis, et il est pro-bable que cet avis rejoindra la réalité objective, si précisément des pressions extérieures n'interviennent pas pour le fausser... Cette confiance dans la santé naturelle de l'opinion est une thèse fréquente, parti-culièrement chez les théoriciens politiques anglo-saxons. Nous pourrions déjà répondre, avec le grand publiciste, pourtant Américain lui-même, Walter Lippmann, que « bien que l'accent soit mis sur la liberté des citoyens, celle-ci ne constitue nullement une garantie d'objectivité dans l'opinion publique moderne (...) puisque cette opinion porte en réalité sur un monde inconnu ». Il est certain que la com-

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plexité de nombreux problèmes économiques et sociaux dépasse l'entendement de l'opinion publique. Et pourtant des questions aussi peu accessibles que le bilan national, le rapport des salaires et des prix, l'équilibre démographique, déterminent toujours davantage la vie politique réelle d'un Etat moderne.

Les réalités étrangères présentent des difficultés d'appréciations souvent plus grandes encore. Outre qu'il s'agit de pays dont la mentalité apparaît de prime abord bizarre, dont l'histoire et la langue sont généralement mal connues, la bataille des informations, la falsification des nouvelles, la cen-sure, contribuent à répandre l'obscurité et à ac-croître l'incompréhension.

L'individu a donc beaucoup de peine à se faire une opinion. Il est d'ailleurs très rare qu'il cherche réellement à porter un jugement qui lui soit propre. Même dans des domaines accessibles, il commence par prendre référence au groupe social dans lequel il vit, à son journal, ses parents, ses amis. Les travaux des sociologues ont mis en évidence l'aspect collectif de l'opinion, au point que Jean Stœtzel a pu donner de celle-ci une définition qui élimine tout élé-ment de jugement personnel et en fait un phénomène purement social : « Opiner, c'est, pour le sujet, se situer socialement par rapport à son groupe et aux groupes externes. Il est donc non seulement légitime, mais recommandable d'interpréter la signification de son opinion en la rapportant à l'opinion commune. »

C'est ce que font les enquêteurs lorsqu'ils tirent de leurs sondages une moyenne statistique qui est cen-sée représenter l'opinion publique sur tel ou tel sujet. Cependant, ces sondages atteignent difficilement l'opinion d'un individu engagé dans un groupe, mais plutôt une opinion déjà abstraite, puisqu'elle

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OPINION ET PROPAGANDE 105

est artificiellement dégagée et située d'emblée sur le plan national ou international. Le sondage d'opinion fait la moyenne de ce qui est déjà une moyenne. D'où ses limites et ses possibilités d'erreur. En effet, l'opinion brute se dégage au niveau du groupe dans lequel le sujet opine ; mais comme ces groupes sont ordinairement multiples (famille, syndicat, parti, salon, etc.), l'individu peut émettre des opinions différentes à ces divers niveaux, et parfois même des opinions contradictoires. Sauf à certains moments de crise où se coagule une opinion de parti (crise poli-tique ou révolution) ou une opinion nationale (guerre étrangère), l'opinion individuelle se situe autour de la moyenne d'opinions diverses, ou d'esquisses d'opinions plus ou moins solidement formées au niveau des divers groupes sociaux ; parfois cette moyenne n'est pas atteinte et l'opinion indivi-duelle oscille entre les diverses attitudes qui lui sont suggérées.

On sait que, pour Freud, il n'y a pas d'instinct social primaire : le « monde » de l'individu se cir-conscrit à un petit groupe d'hommes ayant acquis à ses yeux « une importance grandiose ». Ceci est confirmé par Gallup : « La tendance de la majorité à suivre ce que les psychologues appellent « l'im-pression de la totalité » (impression of universality), doit être interprétée comme la tendance à suivre non pas l'opinion de l'ensemble de la nation, mais du petit groupe intime qui représente le monde bien délimité de l'électeur » (1). Cette tendance à opiner avec le groupe a été baptisée par les psychologues « typicalité ». Un individu est « typique » lorsqu'il se rallie naturellement à l'opinion moyenne de son groupe ; il est « atypique » au contraire lorsqu'il

(1) Cité par P . REIWALD, op. cil., p . 104.

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rejette cette opinion. Or, mis à part une certaine pro-portion de « typiques » et d ' « atypiques » absolus, c'est-à-dire d'hommes qui régulièrement admettent ou rejettent l'opinion du groupe où ils se trouvent, typicalité et atypicalité ne sont pas régulièrement distribuées. Certains peuvent être typiques dans certains groupes et atypiques dans d'autres. Ainsi un jeune bourgeois converti au communisme sera atypique dans sa famille, avec laquelle il entrera en conflit, mais il sera parfaitement conformiste, ty-pique, dans son parti. Ou bien tel qui est volontiers chauvin dans son amicale régimentaire deviendra antimilitariste dans son usine.

L'opinion formée au niveau d'un groupe est considérablement modifiée par la perspective propre de ce groupe. Le groupe réagit avec excès dans le sens de la surestimation ou de la sous-estimation selon son intérêt propre, sa mentalité, sa tradition ; c'est ce qu'Alfred Sauvy appelle les « déviations optiques » de l'opinion. Il en donne une illustration éclatante en se référant à la marge qui sépare l'indice psychologique de l'indice réel du coût de la vie, et particulièrement en comparant les variations qui affectent cet indice psychologique en fonction de divers groupes sociaux : à une question posée en mars 1947 par l'Institut français d'Opinion publi-que : « Estimez-vous que, dans l'ensemble, ce sont les prix industriels ou les prix agricoles qui ont subi, depuis la Libération, la hausse la plus impor-tante ? », il a été ainsi répondu :

Réponses des

cultivateurs Réponses

des ruraux

Réponses des citadins

(villes de plus de 2 000 hab.)

2 5 % 3 8 % 6 0 % 5 8 - 4 3 - 2 5 -1 7 - 1 9 - 1 5 -

Ce sont les prix agricoles

Sans opinion industriels

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OPINION ET PROPAGANDE 107

L'examen de ce tableau montre que les réponses données par les cultivateurs et les citadins sont presque inversement symétriques, les réponses des ruraux s'établissant à peu près à la moyenne.

On voit donc que l'opinion, d'une part n'a pas ce caractère original, authentiquement personnel, que d'aucuns lui confèrent, mais qu'elle est relative à un groupe ou à plusieurs groupes — d'autre part qu'elle ne reflète pas naturellement la réalité, mais bien au contraire en donne une image déformée par les intérêts communs au groupe, qu'il s'agisse d'inté-rêts de classe, d'intérêts professionnels ou d'intérêts nationaux. Agir sur l'opinion n'est donc pas empié-ter injustement sur l'autonomie personnelle ; c'est influencer des forces elles-mêmes collectives, elles-mêmes résultant des pressions sociales et dans lesquelles l'individu n'est que secondairement en-gagé. Agir sur l'opinion n'est pas non plus forcément déformer la vérité : c'est modifier une vision qui, d'ordinaire, s'est déjà beaucoup éloignée de la réalité et ce peut être pour la rapprocher de la réalité. Ceci suffit à justifier le projet de propagande, sinon, bien entendu, tous ses modes d'application.

Nous pouvons maintenant rechercher dans quelle mesure l'individu subit la propagande et quelles possibilités il garde de la rejeter. A ce sujet, les expériences sont apparemment contradictoires. La formidable propagande nazie a assuré la victoire de Hitler, non seulement dans son peuple, mais, pendant quelque temps, bien au-delà de ses fron-tières. Le régime hitlérien a tenu jusqu'à ce que le Führer disparût dans le brasier de la Chancellerie, et la propagande fut sans aucun doute le ciment de cette extraordinaire cohésion. Cependant, la propagande hitlérienne elle-même, malgré sa per-fection technique et son diabolique agencement, a

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108 LA PROPAGANDE POLITIQUE

connu des échecs. Le plus caractéristique lui fut infligé par ce jeune chef du Front d'Airain dont Tchakhotine nous a transmis le rapport. Nous avons vu comment, lors des élections de 1932, il organisa, en dernière heure mais avec le plus grand soin, des campagnes de propagande dans quelques circonscriptions de Hesse. Cette mobilisation de propagande parvint à faire reculer le nazisme là où elle avait été déclenchée.

Cette célèbre expérience est réconfortante : elle prouve qu'une propagande, si puissante soit-elle, et jouissant déjà du préjugé de la victoire, peut être arrêtée par une propagande bien organisée de sens contraire. Donc aucune propagande, fût-ce la propa-gande hitlérienne, n'est invincible si elle rencontre une autre propagande en face d'elle. Ceci ruine la croyance dans la toute-puissance de certaines propa-gandes, auxquelles on prétend qu'il serait impossible de se soustraire. Il est probable que si l'expérience tentée dans la Hesse avait pu être étendue à toute l'Allemagne, la vague hitlérienne aurait reflué et l'histoire du monde aurait été changée.

Cependant cette expérience, si elle prouve qu'au-cune propagande, à elle seule, n'est invincible, semble démontrer la toute-puissance de la propa-gande comme technique (1). Il semblerait donc que la propagande politique judicieusement maniée ait un rendement assuré, et peut-être même chiffrable,

(1) Une autre expérience, dirigée par le psychologue américain Collier, tend à prouver que cette influence de la propagande s'exerce même sur des gens préalablement mis en garde. Collier avait d'abord testé les attitudes d'un groupe d'étudiants à l'égard de la propagande nazie : puis il avait démontré devant eux les ressorts de cette pro-pagande ; enfin il les avait laissés directement en contact avec le matériel de propagande. Le second test prouva que l'attitude du groupe avait évolué dans un sens plus favorable au nazisme. (Voir la relation de cette expérience dans Théorie et problèmes de psychologie sociale, par David K R E C H et R . S . C R U T C H F I E L D , t. II, p. 4 3 4 , Presses Universitaires de France.)

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OPINION ET PROPAGANDE 109

comme est le rendement d'une publicité. Cette conclusion ouvre un horizon terrifiant : si réelle-ment il est possible de « préparer » l'opinion et de la gagner par une campagne bien menée, c'est que l'opinion politique sur laquelle se fondent les démo-craties est aussi superficielle et changeante que le sentiment qui pousse un client à quitter une marque de dentifrice pour une autre, plus parfumée ou mieux présentée. On ne voit pas, si cette conclusion se vérifiait, qu il puisse rester une justification quelconque aux régimes parlementaires.

Nous ne pensons pas qu'on puisse admettre ce relativisme total de l'opinion politique. Certes, pour reprendre l'exemple de la Hesse, il est probable que, si la campagne du Front d'Airain n'avait pas eu lieu, les suffrages gagnés par lui seraient allés au nazisme, comme le montrent les résultats obtenus dans le reste de l'Allemagne. Cependant, si l'on se réfère au nombre d'habitants des circonscriptions en question, on s'aperçoit que les gains sont restés assez limités (entre 0,91 % et 4,10 %). De plus, rien ne prouve que ces nouveaux suffrages pro-viennent de nazis convertis par cette soudaine pro-pagande. Selon toute probabilité, il s'agissait d'hési-tants qui furent entraînés à voter « Front d'Airain », parce que la propagande leur avait fait sentir qu'ils seraient nombreux à le faire, mais aussi parce qu'elle les avait convaincus que ce vote correspondait à leur sentiment profond, ou tout au moins en était la meilleure approximation. Les hésitants sont rare-ment des indifférents ; ce sont des hommes qui ont une opinion partagée, c'est-à-dire qu'ils oscillent selon la pression des divers groupes auxquels ils appartiennent. En l'occurrence la campagne de pro-pagande du Front d'Airain avait pour premier but d'éviter, par son existence même et son climat de

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force, que la pression ne s'exerçât que d'un seul côté, au bénéfice du parti nazi. Bien loin de violenter l'électeur, elle rétablissait au contraire les condi-tions d'une élection libre. Mais en outre, elle avait pour second but de faire pencher les hésitants de son côté, par la démonstration qui visait à les convaincre que leurs aspirations allaient bien dans ce sens.

Enfin, une fois encore, on retiendra que la propa-gande ne peut rien si elle ne rencontre un terrain favorable. Dans l'Allemagne de 1932, et générale-ment dans tous les pays, les classes moyennes, nouvelles couches sans tradition et sans insertion définie, sont plus perméables à la propagande que les autres classes sociales ; menacées par la misère et la prolétarisation, comme elles l'étaient alors en Allemagne, elles formaient une masse particulière-ment instable qui se laissa facilement envoûter par les slogans hitlériens.

L'opinion a ses amarres qui la rattachent à la fois au groupe et à l'individu. Elle résiste d'autant mieux qu'elle est liée à un groupe plus structuré. Mais il existe aussi, par-dessous l'opinion reçue, superfi-cielle et changeante, une « opinion profonde », qui n'est pas sans subir inconsciemment les contrecoups de la pression de groupe, mais qui, elle, est authen-tiquement rattachée à la personne, à son tempé-rament, son expérience, à ses croyances religieuses et philosophiques, à sa volonté propre. On a cherché à expliquer et à excuser de plusieurs façons l'échec de l'enquête Gallup qui, lors des élections prési-dentielles aux Etats-Unis en novembre 1948, avait prédit 44,5 % des voix pour Truman, alors qu'il en eut plus de 50 % . Son concurrent, Dewey, avait bénéficié d'une puissante campagne de presse et il était généralement donné gagnant, si bien

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OPINION ET PROPAGANDE 111

que « l'impression de totalité » devait normale-ment jouer en sa faveur. Or, il fut battu. On a parlé d'un revirement de dernière heure dans l'opi-nion. Il reste à expliquer le pourquoi de ce revire-ment. Aucun fait d'envergure ne le justifiant, il faut donc supposer qu'en deçà des raisons qui faisaient répondre aux électeurs interrogés par Gallup qu'ils voteraient pour Truman ou Dewey, il y avait une raison plus profonde, bien qu'informulée, qui s'est déclarée au dernier moment sous des influences, des réflexions, des faits, d'apparence peut-être insignifiante. Ce noyau personnel de l'opinion, le sondage Gallup ne pouvait le déceler. Les sondages peuvent difficilement dépasser la sphère sociologique de l'opinion claire, exprimée, qui n'est pas forcément celle qui se dégagera le jour du scrutin ou au moment d'une crise. Il est exact que dans cette sphère, selon la définition de Jean Stœtzel, « opiner, c'est pour le sujet se situer socia-lement par rapport à son groupe et aux groupes externes » — mais dans cette sphère seulement, et il nous paraît excessif d'assigner à l'opinion une définition dont les limites sont celles d'une méthode d'investigation.

L'opinion individuelle n'est pas seulement ce champ clos des sociologues où se joue une sorte de partie de pelote entre les divers groupes qui se renvoient la balle ; l'opinion ne subit pas qu'une circulation latérale, mais aussi une circulation ver-ticale et pour autant qu'elle s'ancre en la personne, il y a une dynamique de l'opinion qui s'opposera toujours à ce que son importance soit entièrement mesurable et son expression mathématiquement prévisible.

C'est une des fonctions essentielles de la propa-gande que d'assurer ce dégagement de l'opinion

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112 LA PROPAGANDE POLITIQUE

profonde, ce passage de l'obscur à l'exprimé, de la velléité à la prise de parti, cette croyance qu'un homme et un programme « représentent » au mieux, ou au moins mal, ce qu'on désire au dedans de soi, et que par conséquent il faut voter pour eux. Cette fonction s'exerce sur l'énorme masse des hésitants, de ceux qui cherchent à se former une conviction. Il est rare que ces individus soient absolument indifférents. Il y a presque toujours chez eux un point de vue plus ou moins inhibé par des raisons personnelles ou sociales, une opinion dormante qu'il appartient à la propagande de réveiller et d'aiman-ter. Celle-ci n'agit pas ex nihilo. Comme nous l'avons vu en étudiant la « loi de transfusion », elle construit sur une plate-forme qui existe déjà ; elle part d'une idée, d'un sentiment, d'un mot simplement, déjà formés et aimés dans le cœur de ceux qu'elle sollicite.

L'impulsion qu'elle donne est parfois minime, mais suffit à transformer entièrement une attitude politique, car elle mord principalement sur un secteur d'opinion ambivalente, qui peut être égale-ment amenée aux attitudes opposées. Dans son livre sur Le pouvoir et l'opinion, Alfred Sauvy, analysant les attitudes de défaitisme et de courage y discerne cinq variantes :

1° Travailler pour la défaite ; 2° Espérer la défaite et s'en réjouir à l'occasion,

sans toutefois travailler pour elle ; 3° Craindre la défaite, sans résister à ce sentiment ; 4° Combattre la crainte de la défaite et entre-

tenir l'espoir ; 5° N'envisager aucune possibilité de défaite. Sur les groupes 1 et 2, les propagandes adverses,

ayant affaire à des convaincus, n'exerceront, cha-cune pour leur compte, qu'une action d'entretien

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OPINION ET PROPAGANDE 113

et de confortation. Sur le groupe 2, la propagande ennemie pourra mordre davantage, en essayant de le faire passer du sentiment à l'acte, d'un espoir honteux à une trahison pratique ; de même la propagande amie essayera de ramener le groupe 4 au groupe 5 et de transformer ses partisans en fana-tiques. Mais c'est le groupe 3 qui offrira un terrain d'élection aux propagandes ; ceux qui redoutent la défaite mais n'en écartent pas l'idée sont également vulnérables : à la propagande ennemie qui joue sur le second aspect, le sentiment de la possibilité d'une défaite, et cherche à le transformer en sentiment de la fatalité d'une défaite — à la propagande amie, qui joue sur le premier aspect, la peur d'une défaite, et cherche à transformer cette peur en une décision de se défendre sans esprit de recul.

On voit ainsi le rôle essentiel de la propagande sur certaines zones mobiles de l'opinion, qui sont souvent les plus vastes. Et l'on comprend qu'à des époques de crise, la propagande puisse faire basculer d'un extrême à l'autre une masse instable» Cette ambiguïté de l'opinion était particulièrement ré-pandue en Allemagne à l'époque où se déroulait l'expérience que nous avons mentionnée et où des millions d'hommes avaient à choisir entre la solution socialiste et la solution nazie, et choisirent au fond pour les mêmes raisons : le sentiment qu'il fallait sortir d'une crise, d'un blocage intérieur et exté-rieur de la situation, résorber le chômage, trouver une issue pour l'Allemagne.

Cette masse hésitante, bien qu'elle soit caracté-risée par une même tonalité d'opinion, ne forme évidemment pas un groupe caractérisé. Le rôle d'une propagande est de la soumettre à l'influence d'un groupe actif. Cette influence peut être plus ou moins poussée. Pour déclencher et soutenir une

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114 LA PROPAGANDE POLITIQUE

campagne d'opinion, il est courant de constituer des associations, des comités, des ligues, qui se proposent des buts de politique intérieure ou extérieure, et font pression sur le Parlement et le gouvernement par divers moyens : campagne de presse, confé-rences, réunions publiques, pétitions, etc. Les uns représentent des intérêts professionnels plus ou moins camouflés ; d'autres poursuivent des buts patriotiques, culturels, religieux, internationalistes. Leur nombre est certes considérable et leur in-fluence n'est pas à négliger. Mais alors que ce type d'action, dans les pays latins, demeure ordinaire-ment confiné en des cercles étroits, et s'exerce parfois de manière souterraine, il est beaucoup plus voyant et populaire dans les nations anglo-saxonnes, où la fonction de propagande n'est pas autant que chez nous assumée par les partis politiques. C'est ainsi que les comités des suffragettes, par exemple, ont réussi, après des campagnes tenaces et souvent tapageuses, à obtenir le vote des femmes. Aux Etats-Unis, de tels groupes s'efforcent de faire triompher une idée ou un homme en commen-çant par créer les conditions sociologiques de ce succès ; les procédés employés rappellent quelque-fois le lancement d'une mode, la création d'un snobisme plutôt qu'une campagne de propagande de style européen. Ces noyaux d'influence ont cer-tainement une efficacité de propagande supérieure à celle des grandes « machines » politiques. Roose-velt, pour lancer le New Deal, avait créé une organisation spéciale et fait appel à toutes les ressources de la propagande. Un million cinq cent mille propagandistes volontaires avaient été rapi-dement instruits, munis de documentation et déco-rés de l'insigne symbolique de l'aigle bleu ; un cortège de 255 000 militants « aigle bleu » avait

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OPINION ET PROPAGANDE 115

défilé à New York, le 14 septembre 1933, escorté par 200 orchestres.

A cette influence, d'un type assez proche de la publicité, peut être substituée l'action plus brutale de la foule. La foule constitue un groupe artificiel où s'agglomèrent provisoirement les membres de groupes divers : un meeting, un défilé, nous l'avons vu, peuvent entraîner les passifs, mais si cette influence est exaltante, elle est rarement durable, à moins que l'excitation de foule ne soit régulière-ment répétée et ne devienne obligatoire, selon une pratique où s'est distingué le nazisme. En effet, l'individu retournant à la vie normale sera repris par l'influence de sa famille, de ses amis, de ses compagnons de travail, etc. Ces influences diverses constituent évidemment l'obstacle primordial au développement illimité d'une propagande. Nous avons vu qu'un individu peut être typique dans un groupe, atypique dans un autre, ou même typique dans deux groupes d'opinion opposée.

La propagande se heurte ainsi à des typicalités contraires, et elle peut échouer si elle ne parvient pas à créer et à fortifier celle de son groupe, c'est-à-dire à créer son propre conformisme de pensée et d'attitude. On a souvent souligné que l'intense campagne menée contre la réélection de Roosevelt par la grande majorité de la presse américaine n'avait pas influencé les électeurs. A une moindre échelle, il existe en France une région où, pour des raisons locales, le journal communiste est le plus répandu, et pourtant les populations, en majorité catholiques, votent au centre ou à droite, ce qui prouve que l'influence du journal n'a pu entamer la cohésion du groupe religieux.

Ce pluralisme des influences sociales, que Dur-kheim a nommé l' « entrecroisement des groupes »,

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116 LA PROPAGANDE POLITIQUE

est l'obstacle principal qui s'oppose au triomphe de la propagande totalitaire. Celle-ci s'appuie sur un groupe unique, le parti de gouvernement ; quant aux autres groupes, ils sont supprimés ou, de préfé-rence, ils sont rattachés au parti unique, de sorte que leurs influences, au lieu de contrarier celle du parti unique, s'exercent dans le même sens et la renforcent. Certaines communautés, que leur struc-ture ou leur tradition rendent imperméables à la propagande unique, sont dissoutes (associations religieuses, monastères, loges maçonniques, certaines corporations professionnelles, estudiantines, etc.) ; d'autres, qui risquent de faire écran mais que leur caractère naturel rend nécessaire, sont réduites à une existence minimum (c'est principalement le cas de la cellule familiale) ; d'autres enfin sont simple-ment annexées (syndicats, associations culturelles, mouvement de jeunesse). Lorsque règne ainsi le groupe unique, dont la pression est encore renforcée par la pression convergente des groupes secondaires subordonnés, il devient très difficile à l'individu de résister à la propagande.

L'opinion individuelle ne peut se dégager et s'exprimer que dans une certaine sphère sociale, dont la force lui sert de couverture. Nous saisissons ici la raison profonde de la « règle d'unanimité » et du « climat de force » : ce n'est pas tant le plaisir de faire parade de sa force et de se livrer à de grossières manifestations de violence, que la nécessité de maintenir une sphère d'expression visible, un champ social dont l'opinion a besoin pour s'affirmer. La démocratie, dont les définitions idéalistes ne se comptent plus, repose sur un équilibre de forces.

Certes, il serait inexact d'abstraire aussi ces forces. Dans le jeu d'influences auquel est soumise l'opinion publique et dans la manière dont elle y

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OPINION ET PROPAGANDE 117

réagit, entrent bien des facteurs individuels et so-ciaux. Il est certain que la propagande clandestine de la Résistance française n'a pris un grand essor que lorsque la puissance militaire des alliés se fut elle-même affirmée. Cependant elle avait commencé aussitôt la défaite, et sans attendre que les condi-tions de la Libération fussent réunies. Un certain nombre d'hommes, appuyés sur leurs traditions religieuses, nationales, politiques, familiales, refu-sèrent de désespérer et prirent sur eux de propager leur foi en même temps que de forger un instrument de combat.

La propagande hitlérienne en France s'est heurtée à deux sortes de résistance : l'une spontanée, d'abord individuelle, réaction de patriotisme, d'honneur, de foi politique et humaine, favorisée par le non-conformisme traditionnel du tempérament français qu'irritent les disciplines et les contraintes — l'autre organisée, qui était la propagande et l'action des mouvements clandestins : une « atypicalité » fré-quente en France a exercé une opposition au nazisme de même sens que la « typicalité » que déve-loppaient les mouvements de Résistance en incar-nant toujours davantage le devoir patriotique et l'espérance de la victoire, et en créant à leur profit l'impression de totalité. Mais sans une force orga-nisée, sans une contre-propagande puissante, la somme des réactions individuelles, des mécontente-ments, des non-conformismes, n'aurait opposé à l'ennemi qu'une multitude de points d'appuis rapidement débordés, non pas une ligne de front continue.

La propagande exerce donc sur l'opinion une double fonction : maïeutique et protectrice. Elle dégage l'opinion individuelle et la pousse à s'ex-primer publiquement ; elle protège cette expression

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118 LA PROPAGANDE POLITIQUE

en créant les conditions logiques, psychiques et sociales d'une opinion collective, attractive, sûre d'elle-même. Cette double fonction peut être assu-mée de façons très différentes. La propagande hitlérienne conquérait et agglutinait les individus par le mythe, l'appel aux forces de l'inconscient, la terreur, et modifiait la structure sociale afin de lever les obstacles qui gênaient son expansion. D'autres agissent par l'explication rationnelle et l'exposition des faits, sans renoncer cependant au mythe qui se dégage forcément à tous les niveaux de la propagande — ne serait-ce que le mythe de l'opinion publique lui-même.

Lamartine avait prophétisé « l'ère des masses ». Le Bon croyait à l'ère des foules et Tarde à l'ère de l'opinion publique. Notre époque est tout cela : ère des masses, entraînées par les sectes d'agitateurs, selon les préceptes léninistes — coagulées en foules délirantes par la magie hitlérienne — diluées en une opinion publique passive et amorphe, imbibée des produits digestibles de la technique américaine. Dans tous les cas, la propagande déferle sur des collectivités désossées. S'il faut lui résister, ce ne peut être que dans une solitude tragique, ou bien solidement adossé à des communautés de vocation et de volonté. L'ère des masses est aussi l'ère de l'homme isolé. Il n'est pas impossible non plus que lui succède un jour l'ère des monastères, des com-munautés et des ordres.

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CHAPITHE VIII

DÉMOCRATIE ET PROPAGANDE

Les possibilités inouïes de la propagande politique ont fait peser et continuent de faire peser sur le monde une épouvantable menace. Déjà sont appa-rues de véritables « épidémies psychologiques » sciemment provoquées, déjà des « ingénieurs d'âme » ont fabriqué en série des individus à mentalité téléguidée. Aux artifices et aux subtilités des déma-gogues de tous les temps, la moderne psychagogie a substitué une stratégie de masses qui, selon l'expression de J. Monnerot, « étend les opérations combinées à la dimension invisible ».

Ere des masses ? nous demandions-nous. Oui, car la propagande est faite pour les masses. Mais aussi, de plus en plus, elle permet de se passer d'elles et réduit la spontanéité de leur concours. Derrière un symbole, des foules et des armées se mettent en mouvement ; le motif d'un éditorial donne à des millions d'hommes la même pensée qui convient au même jour. Une secte qui s'est emparée des postes émetteurs et des imprimeries de presse tient à sa disposition les moyens les plus puissants d'influencer les masses et peut désormais prétendre se réclamer d'elles et agir en leur nom. Certes, l'influence potentielle des masses a grandi. Mais leur influence réelle ? La propagande politique n'est-elle pas précisément l'instrument de choix qui, aux mains de la puissance d'Etat ou des puissances

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d'argent, permet de neutraliser cette influence, de l'endormir et de l'exploiter à son profit ?

Dans une fameuse anticipation, A. Huxley a fait la satire des esprits préfabriqués : dès sa naissance, l'enfant y est conditionné par des hauts-parleurs qu'entend son inconscient, puis par l'école et la société qui l'orientent infailliblement vers la case qui lui est destinée. Et il a prêché l'éducation contre la propagande : la formation d'esprits doués du pouvoir de choix, d'hommes conscients et respon-sables. Contre l'invasion du mensonge et du mythe, il faut dresser et fortifier la faculté de refus sans laquelle il n'existe pas de morale, et non plus d'intelligence, Descartes l'a montré : la faculté de suspendre, pour examiner, pour se soustraire au préjugé -— fût-il porté par 100 millions d'hommes — la faculté de résister à l'appel dévorateur des mythes, « séduisants refuges, remplaçant pour chacun la grandeur conquise par la grandeur clamée, l'effort intérieur par la servilité confortable » (1).

La liberté ne s'enseigne pas, mais l'éducation y prépare. La liberté, comme toutes choses humaines, ne fonctionne valablement que sur un fond d'habi-tudes acquises. Pour compléter notre analyse du conditionnement, il faut ajouter cette autre expé-rience : les animaux de Pavlov sont d'autant plus réceptifs qu'ils ont été habitués plus longtemps à la servilité : ainsi des chiots élevés en cage ; par contre, ils seront d'autant plus réfractaires qu'ils auront vécu plus librement et que le « réflexe de liberté » sera plus développé en eux. La maladie totalitaire n'est pas hors de l'homme, et aucune technique n'est plus bacillaire qu'une autre ; elle est en l'homme et c'est là qu'il faut la soigner en préparant non point

( 1 ) E . M O U N I E B , La révolution contre les mythes (Esprit, mars 1 9 3 4 ) .

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des automates, mais des citoyens responsables. On dira peut-être qu'il s'agit de vieilles histoires

et que, du moins dans les démocraties libérales, nous n'avons plus affaire aux violences et aux exhi-bitions d'une propagande discréditée, mais à des méthodes de persuasion qui s'inspirent de la publi-cité commerciale. Il est vrai qu'un style nouveau de propagande est né du dégoût des outrances et des mystifications. On n'impose plus un candidat, on le « vend ». A l'instar des Etats-Unis, les can-didats et même les gouvernements s'adressent à des agences spécialisées dans les « relations publiques », qui opèrent selon les règles du marketing et de la promotion des ventes. Il s'agit en effet de condi-tionner un produit selon les vœux supposés du consommateur. Des sommes parfois énormes sont employées à lancer une vedette politique, un mou-vement ou un thème.

L'affaiblissement des idéologies politiques et la montée de la consommation ont introduit en Europe occidentale ces mœurs américaines (1) : étude préalable du « marché » politique par enquêtes et sondages, « simulations » portant sur les diverses tactiques, choix d'emblèmes et de slogans, mise au point d'un calendrier d'interventions dans le style des campagnes publicitaires, etc.

En apparence, ce nouvel arsenal est très différent de celui de la propagande : au lieu d'être « violé », le public est séduit, caressé ; on ne cherche pas à lui faire avaler de force un produit fini, on fabrique le produit à son goût. On fait appel au raisonnement, aux faits ; on s'entoure de statistiques et de son-dages ; on invite les gens à discuter « en direct », dans une salle ou au coin de la rue. Ce sont des

( 1 ) Cf. Monica C H A R L O T , La persuasion politique (Armand Colin).

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sourires qui se substituent aux hurlements cadencés ; fanfares, majorettes, tout un carnaval publicitaire succède aux défilés de masse...

En réalité, si des techniques douces remplacent des techniques dures, le fond de la propagande n'est pas essentiellement changé. Hitler et Staline se présentaient aussi comme l'incarnation de leur peuple, faisaient la cour à l'homme moyen et n'hési-taient pas à flatter les enfants. C'est une image de paix plus qu'une image de guerre que les dictateurs proposaient à leur peuple. Certes, en des temps plus calmes, dans des nations relativement satis-faites, l'agressivité décline et il est inutile de concen-trer la haine contre l'ennemi avec la même violence que naguère. Pourtant, ici aussi, un rapprochement s'impose : avec plus de subtilité, les propagandes « publicitaires » s'emploient elles aussi à transférer la culpabilité sur un « bouc émissaire ». Ainsi les communistes tiennent-ils à l'Ouest le rôle que les partis communistes de l'Est attribuent aux capi-talistes. H. Marcuse a justement parlé d'une sorte d'épuration mutuelle de l'adversaire, entre Etats-Unis et U.R.S.S., qui permet à chacune de ces puis-sances de renforcer chez elle le consensus (1). Quant aux « faits » qui sont l'artillerie favorite de ces nouvelles propagandes, ils sont presque toujours truqués : l'expérience prouve qu'il est impossible aux camps affrontés de s'entendre sur les données de base.

Même les fameux sondages dont usent abondam-ment partis et gouvernements sont un élément de manipulation et d'intimidation ; ils visent à créer ce sentiment d'unanimité, ou au moins de prépon-dérance, que les propagandes totalitaires recher-

( 1 ) H. M A R C U S E , L'homme unidimensionnel (Point, Seuil).

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chent par des moyens brutaux. Certes, il n'est pas question d'assimiler la propagande obsessionnelle et terroriste des Etats totalitaires à celle que connaissent les démocraties capitalistes. Mais il reste que l'une et l'autre sont fondées sur le tru-quage de la réalité et le mépris des citoyens, et qu'elles visent, par des voies différentes à « nor-maliser » les esprits. La proche histoire, aussi bien en France qu'aux Etats-Unis, nous prouve que les politiques ne correspondent jamais aux propagandes et souvent les contredisent : Guy Mollet et de Gaulle ont fait à l'égard de la guerre d'Algérie le contraire de ce que proclamaient les mouvements qui les portèrent au pouvoir. Il est rare qu'une campagne électorale traite un thème essentiel, ou, si c'est le cas, ce thème est présenté de telle sorte qu'il ne peut être l'objet d'un choix véritable. On peut le dire aussi bien des dilemmes impressionnants (« moi ou le chaos », « mon parti ou la dictature ») que de la démagogie quantitative (« Nous vous donnerons des transports en commun et la libre circulation automobile »). Qu'il s'agisse de propagande totali-taire ou de propagande publicitaire, le but est tou-jours de convaincre une « masse » (1) flattée et méprisée.

Or il n'y a de démocratie véritable que là où le peuple est tenu au courant, là où il est appelé et à connaître et à participer à la vie publique. « La démocratie totale, la démocratie tout court exige une large, très large diffusion des connaissances ; le souverain doit être éclairé. Il ne s'agit pas unique-ment d'instruction, de formation intellectuelle, mais aussi de connaissance des affaires publiques. » Au

(1) Que le public soit, plus que jamais, une « masse », les livres de MeLuhan en donnent une démonstration intéressante.

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lieu de quoi, comme le souligne Alfred Sauvy, l'auteur de ces lignes, les gouvernements tiennent généralement la nation à l'écart des affaires de l'Etat, selon le principe ironiquement exprimé par Valéry, que « la politique est l'art d'empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde ». Le secret qui gouverne les entreprises capitalistes semble être aussi de règle en ce qui concerne les affaires d'Etat. A peine si, de temps en temps, les gouvernements informent le Parlement — encore a-t-on remarqué que le Parlement lui-même n'avait jamais ouvert un débat de fond sur des questions clefs comme celle du logement, ou du rapport des prix et des salaires. Curieuse démocratie qui ne daigne même pas expli-quer au peuple les problèmes dont dépendent sa vie et sa santé ! Le débat public se confine à des disputes qui ont traditionnellement nourri les élections depuis un siècle, alors que les véritables problèmes de l'Etat moderne ne sont ni discutés, ni même posés, mais demeurent le privilège de quelques spécialistes. Ce n'est que dans les crises graves, trop tard bien souvent, que les gouvernants se décident à « dire la vérité au pays », et l'effet de choc qui en résulte n'est pas toujours salvateur.

L'hygiène politique réclame qu'on « ouvre » largement les institutions, qu'on étale devant le peuple les données de la vie politique. Dans son livre si remarquable, Le pouvoir et l'opinion, Alfred Sauvy a esquissé les grandes lignes de cette œuvre d'information et de propagande nationale : la créa-tion d'un office de documentation, l'usage de la radio pour mettre le public au courant des grandes questions économiques, sociales et démographiques, une large extension du droit de réponse, « qui pourrait aller jusqu'à l'insertion obligatoire d'un certain nombre de faits indiscutables », etc. Bien des

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raisons justifient l'existence d'une franche propa-gande nationale, ne serait-ce que l'existence de pro-pagandes plus ou moins dissimulées qui servent des intérêts professionnels qu'elles parviennent souvent à faire triompher aux dépens de l'intérêt général (1).

Sans doute sommes-nous parvenus au point où la démocratie — surtout en France — souffre d'un manque grave de participation. Absorbée par la gestion économique, elle ne sait plus faire reconnaître et vivre sa légitimité. C'est pourquoi, par-dessous un consentement fragile, elle est secouée de conflits qui s'enveniment brusquement, et les forces créa-trices, celles de la jeunesse en particulier, s'exercent hors des institutions et souvent contre elles. Peut-être, comme le suggère Ch. Morazé (2), faudrait-il constituer un nouveau pouvoir — pouvoir d'infor-mation et de connaissance, pouvoir culturel — capable de dégager les besoins authentiques et les formes nouvelles de penser et de sentir. C'est à travers l'expression des différences que pourraient se rétablir un dialogue et une participation.

Si la transformation de la conscience politique en conscience religieuse est bien la maladie totalitaire par excellence (mais n'est-ce pas en grande partie une réaction à la « laïcisation » libérale de la démo-cratie ?), il n'en est pas moins vrai que toutes les sociétés humaines ne se maintiennent que par une « piété » commune, par certain respect, certaine ferveur qui va à quelque chose en elles de « sacré ». Certes le mythe a démontré sa malfaisance quand il s'empare de tout l'homme pour en faire un délirant

(1) Comme exemples de ces démagogies professionnelles qui se sont retournées contre l'intérêt national, A. Sauvy cite particulière-ment le soutien donné à l'automobile contre le rail et l'encouragement à la production d'alcool.

( 2 ) Ch. M O R A Z É , Le général de Gaulle et la République (Flam-marion).

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fanatique ; mais quand il est encadré dans une poli-tique raisonnable et au service d'une Cité qui de-meure complexe dans sa structure et ouverte aux valeurs non politiques, le mythe est un élément de jeunesse et de cohésion, une assurance d'avenir national.

Du moins, certaine propagande internationaliste n'a pas craint de puiser à cette source : la « mondia-lisation » des communes, la création de « routes mondiales », les chantiers de reconstruction du service civil, c'est la mise en œuvre de nouveaux mythes supranationaux capables de faire naître et grandir une nouvelle conscience mondiale.

« La propagande n'est pas française, écrit Gertrude Stem dans Paris-France ; il n'est pas civilisé de vouloir faire croire aux autres ce que l'on croit soi-même. » Il est vrai qu'existe chez nous un sens critique, un respect des opinions d'autrui, un mépris ironique des fanatismes, qui sont un obstacle, et souvent un obstacle sain, à la propagande. Pourtant l'histoire montre, et plus qu'une autre l'histoire de France, que lorsqu'on croit vraiment à quelque chose, on cherche à le faire croire aux autres. Si la France n'a pas su organiser sa propagande et a offert de telles possibilités de manœuvres au « Maré-chal Psychologos » qui n'était pas le dernier des auxiliaires de Hitler, c'est peut-être qu'alors les Français ne croyaient pas vraiment à l'avenir de leur pays, à la supériorité de leur cause — je veux dire, n'y croyaient pas de cette foi sans laquelle la vie ne se continue ni ne se donne. La propagande est une manifestation naturelle des sociétés qui croient en elles, en leur vocation, en leur avenir.

Le mal que la propagande a fait et qu'elle continue de faire est énorme. Mais ceux-là même qui veulent abolir toute propagande au nom de la

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vérité s'imaginent-ils que la vérité, en notre monde, n'ait qu'à paraître pour être reconnue ? Nous avons appris à nos dépens qu'il ne suffit pas de la conserver au cœur de quelques initiés pour qu'elle survive. Pour ne prendre qu'un exemple, le peuple tchécoslovaque, en août et septembre 1968, aurait-il gardé sa cohé-rence, sa maîtrise de soi sans l'action d'une radio-télévision passée soudain à la clandestinité ? La vérité a besoin d'un climat pour exister et conquérir. Il serait vain de croire qu'on puisse lui créer un tel climat, un tel champ de force, dans un siècle où tous les problèmes se posent en termes de masse, sans recourir à la puissance de la propagande. Comme il serait vain de croire qu'on puisse, en écartant la propagande par je ne sais quelle mystique de la virginité de l'opinion publique, faire écbec aux entre-prises des imposteurs. Il serait d'ailleurs dangereux de laisser croire à l'innocence des nouvelles méthodes qui ont succédé en Europe au martèlement tota-litaire. Les « bourreaux mous », comme disait Péguy, peuvent être aussi nuisibles que les autres. On n'a pas cessé, on ne cesse pas de mentir au peuple sur des tons différents. Il vaut mieux en prendre conscience que de se voiler la face.

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION 5

CHAPITRE PREMIER. — Le climat 10 I. Coagulation nationale et concentrations urbaines, 10. —

II. L'invention de nouvelles techniques, 12.

CHAPITRE II. — Les deux sources de la propagande.. . 15 I. La publicité, 15. — II. L'idéologie politique, 17.

CHAPITRE III. — La propagande de type léniniste. . . . 21

CHAPITRE IV. — La propagande de type hit lérien. . . . 33

CHAPITRE V. — Règles et techniques 44 I. Règle de simplification et de l'ennemi unique, 49. —

II. Règle de grossissement et de défiguration, 54. — III. Règle d'orchestration, 55. — IV. Règle de transfusion, 62. — V. Règle d'unanimité et de contagion, 65. — VI. La contre-propa-gande, 76.

CHAPITRE VI. — Le mythe, le mensonge et le fait . . 84

CHAPITRE V I L — Opinion et propagande 103

CHAPITRE VIII . — Démocratie et propagande 119

1973. — Imprimerie des Presses Universitaires de France. — Vendôme (France) É D I T . N ° 3 2 6 0 0 IMPRIMÉ EN FRANCE I M P . N ° 2 3 3 9 6

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