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Daniel VILLEY Professeur à la Faculté dt:: Di'oit et des Sciences économiques de Paris A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ECONOMIQUE EDITIONS GENIN PARIS

A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ECONOMIQUE · Daniel VILLEY Professeur à la Faculté dt:: Di'oit et des Sciences économiques de Paris A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ECONOMIQUE EDITIONS

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Daniel VILLEY

Professeur à la Faculté dt:: Di'oit et des Sciences économiques de Paris

A LA RECHERCHE

D'UNE

DOCTRINE ECONOMIQUE

EDITIONS GENIN PARIS

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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Charles-Brook Dupont- White, économiste et publiciste français. Sa vie, son œuvre~ sa doctrine. T. 1 : La Jeunesse de Dupont- /-Vhite et ses travaux économiques (1807-1851),1 vol. , LI-677 pages. Paris, Alean. Bibliothèque d' HistoIre comemporaine, 1936. Préface de M. H. Noyelle, Professeur à la Faculté de Droit de Paris.

Redevenir des hommes libres, Paris, Genin, .Librairie de Médicis, 1946,

Leçons de Démographie, 2v. br. ronéotypé, Paris, Ed. Montchres tien, 1951 et 1958.

Notes dv Philosophie économique. T. l. Le je\! des intérêts. 19()5. T. II. Parahpomènes au Jeu des intérêts, 19.66. T. III. Les intérêts impersonnels, 1966. Paris, Les Cours de Droit.

Petite Histoire des Grandes Doctrines économiques. Ed Génin, Paris 1954. Nelle. Ed. 1967.

La Grande Bretagne et le Marché Commun, Ed. de l'Epargne, 1961. La Question de Berlin, Ed. de l'Epargne, 1961.

2. PARTICIPATION A DES OUVRAGES COLLECTIFS.

Plaidoyer pour te conservateur (in Les Chrétiens et la pol/llque, par

Henri Guillemin et autres auteurs. Paris, Editions du Temps présent, 1948).

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Sind Wellbewerb und Planung vereinbar·? publié dans Planung in der Marktwirtschaft, Schriften,reihe der Friedrich Naumanns Stif­tung, Stuttgart, 1964.

L'économis/e devant fhis/oire, publié dans L'His/oire. science hu­maine du temps présent, Centre international de Synthèse, Albin Michel, 1965.

M. Jacques Rueff, un libéral moderne dans les Mélanges offerts à Jacques Rueff. Payot, 1967.

Préfaces à: Jean Gabillard, La fin de finJiation, SEDES 1953. ·Jean Massot: Les Banques et finvestissementen Allemagne occi­dentale, L. G. D. J.,1960. - Caetano Leglise da Cruz Vidal: A distribuiçqo eoseu Cus/o, Lisbon ne,1964, - François Bilger : La pensée économique libérale dans r AllelJ1a­.gl1e contemporaine, L. G. D. J .• , 1964.

3. ARTICLES ..

Pamphlet contre fidéologie des réformes de stuc/ure. (Les Cahiers politiques, juin 1945).

Les Condi/ions.économiques de la liberté. (La N F F ,juin 1946). Examèn de conscience de ·féconomie politique. (R. E. P. , nov-déc

1951). Examen de conscience de féconomie politique. (Annales de Science

économique appliquée, Louvain, mai 1952). L'économie de marché devant la pensée catholique. R. E. P. Nov-. déc.

1954: Au secours de r E/a/. Rev. Hist. ec. et soc., na 4, 1955. Discussion d'un cas de théorie écol1nmique : le sophisme du cheval

mangeur. R. E. P. mars-avril 1956. Karl Marx, Rev. d'Hist. ec. et soc. 1957. na 2. Déprécia/ion dufutur e/ préférence pour la liquidité. R. E. P. Nov-déc.

1957.

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Le marché commun dans roptique européenne, R. E. P., Janv-fév. 1959. .

Prolégof1!ènes à renseignement de la philosophie économique. R. E. P. Mai-juin 1959.

Le jeu des intérêts dans les relations économiques mternationales. Rev. hist ec. et soc. n04, 1959.

L'éducation pour la vensée européenne,. Rev. bist. ec~ et soc. 1960. n~ 1. Le jeu e/ le /ravail, la Nef, N°S 16-17, déc. 1963. Marc/ri et Plan, r opUon de système, R. E. P .• Mai-Juin 1964 RenI> Cour/in, rœuvre,m R. E. P., nov-déc. 19~4. La plllnificatlO,! en France, Il politIco, 1964, n03. Concentra/ion et Concurrence, - ibid -·1965, n04. Le phénomène « De Gaulle ». Farrnand, 75th. Anniversary Issue,

Oslo 1965. -Profit, Investissement, Au/oftnancement, Communication à l'Aca­

démie des Sciences morales et p<1litiques, 16 mai 1966.

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A ROBERT LAZURICK

qui m'a donné ridée de· ce petit essaI' .

Hommagp de déférente sympathie

D.v Lozère-sur- Yvette

le 1er. Décembre 1966

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LES DOCTRINES EN PERIL

Jusq~'à une époque toute récente - disons jusqu'à la seconde guerre mondiale - les écono­mistes étaient hommes de doctrine. Entre eux on ne les distinguait point tant, ·comme aujour­d'hui, par les techniques dont ils faisaient usage­ou bien par les domaines particuliers de leur disci­pline qu'ils avaient élus pour spécialité-que selon leurs doctrines. On eût mal~isément conçu qu'un économiste pût n'en point avoirtme. Il était agra­rianiste· ou industriàliste; nationaliste ou universa­liste. Il était libéral, ou socialiste, ou corporatiste, ou coopéraÙste, ou dirigiste. Aux yeux de sès prêtres non moins qu'à ceUK du public, l'économie

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politique avait essentiellement pour objet ce grand procès, sans cesse renaissant, où les partisans du laissez-faire affrontent ceux de l'intervention.

Non moins en allait-il ainsi dans les autres disciplines. Un biologiste était vitaliste ou méca­niste, fixiste ou évolutionniste. Un psychologue, c'était un innéiste ou un sensualiste, un champion' du libre arbitre ou bien du déterrnimsme psvchi­que. Partout s'affrontment des rriaîtr~s, des écoles, des systèmes de pensée. En tous domames la raison d'être de la science. sa justification majeure, c'était d'éclairer l~s controverses doctrinales. Le conflit des doctrines était le ferment de la vie de l'esprit. Les progrës de la connaissance germaient comme par surcroît sur le champ de bataille où se mesuraient les diverses doctrines rivales.

L'inquiétude doctrinale, l'émulation dt>ctrinale n'étaient au reste rien moins que l'apanage des seuls hommes d' étud e. La grande affaire de chaque homme, la supreme ambitIOn de son existence était de tirer au clair ce qu'il pensait, et de se façonner un système cohérent de convictions. Croyait-il donc en Pieu, ou seulement en l'homme, ou en la Nature ! Etait-il classique ou romantique, monarchiste ou républicain, conservateur ou partisan du mouvement, patriote ou citoyen du

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monde ?, Tout le long de' son existence il s'apph­quait à plus solidement fonder ses optiotts,'à les mieux ensemble accorder : à confirmer et parfaire sa doctrine.

Les temps ont bien changé. De moins en moins les gens ont cure de s'engager sur les questions fondamentales, de. se composer une vision du 'monde et une échelle de v<lleurs. Ils ont l'Impres­sion que cela les dépasse; qu'il doit bien exister pour cela des spécialistes ; que mieux vaut pour leur compte penser à autre chose. Etpeut-être ,bien est-ce'à dire qu'ils ne pensent plus du tout.

Parmi'les philosophes professionnels, on répu­gne à se proclamer aujourd'hui platonicien, tho-

, mis te, occamiste, cartésien, spinoziste, kantien ou bergsonien. Et ce n'est point que l'on s'avise' d'inventer de nouveaux sys,tèmes philosophiques, pou~ remplacer ceux d'autrefois. Nop.. La: source des systèmes aujourd'hui paraît bien tarie. Même la phil()sophie --.:. dont on ,eût pu penser que c'est ,la vocation propre de systématiser la connais­sance - traverse une éclipse des systèmes. , Quant aux économistes, qui d;entre eux aujour­d'hui se soucie de porter l'étiquette libérale, ou socialiste? Aus yeux de la plupart, ce dyptlque a perdu tout sens. Ils le tiennent pour dépassé. Non

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que de nouveaux clivages doctrinaux aient rempla­cé celui-là. Ce que nous délaissons, ce n'est pas telle ou telle doctrine économique," tel ou tel axe de controverse doctrinale. C'est la doctrine: comme outil de pensée, comme type de produit intellec­tuel, comme mode et comme plan de réflexion.

Prenez donc au hasard un élève de l'Ecole Na­tionale d'Administration. Demandez-lui s'il est royaliste ou républicain. Je gage que vous n'en obtiendrez qu'un haussement d'épaules indulgent ou agacé. Non point que la réponse lui semble aller

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de soi. Simplement, pour lui la "question n'existe pas. Cqmme il se trouve obligé de fréquenter cer­taines cérémonies officielles, il lui advient d'en­tendre jouer le Chant du Départ: « Un Français doit vivre pour elle. Pour èlle un Français doit mourir» Cela ne trouve en lui nulle résonance. La forme du gouvernement, qu'importe? Ce qui l'in­téresse. c'est tout autre chose: le taux de croissance, le plan, la promotion sociale, celle du tiers monde, la coexistence pacifique. Ne parlons pas d'une dépolitisation de la jeunesse - ou de l'opinion publiqut:en général. Bien plutôt s'"agit-il d'une «dédoxalisation» de la politique. Plus que jamais l'Etat - c'est-à-dire le politique - étend son emprise sur tous les domainl!s de la vie- sociale.

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Seulement de plus en plus la politique se vide de doctrine. M. Defferre - ou même M. Guy Mollet - sont-ils socialistes (comme l'était par exemple Léon Blum) ? M. Pinay est-II libéral? M. Pierre Massé est-il pianiste? Il n'y a guère que le général de Gaulle, qui soit gaulliste. Mais ici l'exception confirme la règle. Le gaullisme n'a rien d'une doctrine. Il est mépris et"refus de toute doc­trine. Que les « partis de jadis» ne profèrent plus én guise de pensée que des slogans de plus en plus fades et verbeux, cela n'est hélas que trop mani­feste. Mais les sarcasmes dont le Général les fusti­ge ne visent point la pauvreté intellectuelle, l'inconsistance doctrinale de leurs doctrines. C~ dont il les raille et les fouaille, c'est d'en avoir une, et de s'en réclamer. La grande nouveauté du phé~ nomène U. N. R., c'est l'émergence d'un grand parti politique parfaitement dénué de doctrine. Les succès électoraux du gaullisme manifestent et si­gnifient entre autres choses que le Français con­temporain ne ressent plus le besoin d'une doctrine, qu,'il n'a pas de doctrine, qu'il n'en veut plus. Et même qu'il érige en doctrine la maxime de n'en point avoir.

Que donc est la doctrin,e, qu'ainsi nous dédai-

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A LA RECHERCHE Q'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE

gnons? Au regard de l'empirisme, au regard des techniques, au règard de la science surtout, qui la prétendent supplanter et suppléer, comment peut-on caractériser la doctrine?

10) La science sépare les domaines, pour davan­tage connaître (la preuve n'est plus à faire de la fécondité heuristique de la spécialisation). La doctrine au contraire les relie, pour mieux com-

1 prendre. La pensée doctrinale, c'est d'abord un i effort de, raccordement, d'harmonisation des : divers compartiments' de l'esprit. Articuler en-semble mes diverses options intellectuelles, les relieraussi bien à mes options morales, politiques, esthétiques, religieuses, etc ... ; organiser ma pen­sée en un tout cohérent ; mutuellement accorder tous les jugements que je forme : jugements d'existence et jugements de valeurs. Mettre à l'unisson ma cosmogonie, ma sensibilité, ma ligne de conduite. Tendre à l'unité de l'esprit et du cœur. C'est cela, me faire une doctrine.

20 ) Et donc, à la différence de 1<\ pensée scienti­fique, la pensée doctrinale est personnelle. C'est mon prin.cipe individuel, en ce qu'il a de plus profondément intime et d'irréductiblement singu­lier, qui sert à ma doctrine de support fondamen­tal, de foyer moteur, d'axe d'organisation de ses

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divers éléments. Que Pythagore ou bien quicon­que ait découvert et formulé le théorème qui porte son nom, qu'importe? Le théorème de Pythagore est à tout le monde. Pour tout le monde il serait vrai, quand bien même Pythagore n'aurait pas existé. Au lieu que la doctrine nietzschéenne est inintelligible sans Nietzsche.

30) Les vérités scientifiques s'imposent à l'es­prit de façon contraignante. Comme dit Auguste Comte: « il n'y a pas de liberté de conscience en astronomie ». La doctrine au contraire est à base d'options, c'est-à-dire de choix personnels, et par­tiellement libres (dans le cadre du donné objec­tif). La science est une. Il est des doctrines d'être plurielles. Cela ne constitue pas un argument con­tre leur valeur gnoséologique. L'histoire des variations doctrinales ne pourvoit d'aucune excu­se valable cette démission de l'intelligence, qu'est le scepticisme. La réalité, sans doute, est beaucoup trop riche et complexe pour que nous la puissions tout entière connaître d\m seul point de vue, embrasser dans le cadre d'un seul système. Chaque ~octrine est une perspective particulière, valable, légitime, encore que nécessairement partielle, sur l'ensemble du réel. Les diverses doctrines opposées sont toutes vraies pour autant.

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Fausses seulement dans la mesure où elles pré­tendent exclure entièrement et définitivement les autres. Ne disons pas, à la façon des éclectiques, que toutes les doctrines contiennent une part de vérité. Chacune en vérité est part de vérité, chacune systématise. un aspect de la vérité. Que les doctrines s'affrontent, qu'elles entrent. en conflit les unes contre les autres, il faut cela pour que lumière se fasse. L'éclat propre de chaque doctrine frottée à ses rivales concourt à éclairer le monde aux yeux de l'esprit.

4°) La doctrine n'est pas seulement objet d'adhésion intellectuelle. Elle est encore objet de croyance et de ferveur, et norme de conduite. Pour quiconque en professe une, sa doctrine est raison de vivre, voire de mourir: c'est-à-dire d'accomplir et signer sa vie.

Notre époque cependant dédaigne, déprécie, voire condamne les doctrines. Elle est adoxale, adoxaliste, et même antidoxaliste. Pourquoi cela?

1°) Le prestige des sciences en pl~in essor sans doute a fait tort aux doctrines. Tandis que s'accé­lèrent les rythmes du progrès scientifique, les doctrines, lentes souvent à s'adapter, paraissent'

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facilement démodées. La pensée doctrinale semble être un genre préscientifique. Avant que Pascal fût monté sur le Puy de Dôme, il pouvait y avoir des dO,ctrinaires pour affirmer, d'autres pour nier - à grands renforts d'arguments logiques, voire théologIques - l'existence du vide. MalS l'expé­rience scientifique de Pascal a tranché la question. La doctrine n'était que l'antichambre de la scien­ce. Elle paraît maintenant palinodie. « Toutes les idéologies sont périmées », s'écrie M. Louis Armand dans son « Plaidoyer pour l'henir ». Et pourtant, s'il est vrai qu'historiquement la doctrine a précédé la science, cela n'emporte nullement que jamais la science puisse supplanter et remplacer la doctrine. Sous prétexte qu'elle n'en est plus au lyrisme de Taine e~ de Renan, notre époque très volontiers se targue d'avoir dé­passé les naïvetés du scientisme. Il est bien vrai qu'elle a perdu tout lyrisme, même celui-là. Taine et Renan dressaient la science contre la religion, mais à la place de lateligion traditionnelle - qu'ils niaient au nom de la science - finalement ils n'avaient su mettre qu'une sorte de grandiloquen­te religion de la science. Que nous ayons dépouillé c~ romantisme, cela n'emporte pas que le scientis­me soit révolu. CrOire que la science peut nous

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permettre de nous passer de 'doctrines, c'est cela très précisément, le scientisme. Le scientisme aujourd'hui n'est plus une religion. Il n'est plus professé, comme doctrine. Il est vécu : comme absence de doctrine.

2°) L'homme de doctrine croit à la vérité. Il aspire à l'embrasser tout entière, à s'en composer une image aussi large et fidèle que possible. Le grand ressort de l'effort doctrinal, c'était le pur amour de la vérité. Newman - qui fut peut-être le plus grand doctrinaire de la pensée doctrinale­disait: knowledge ilS own end (à soi-mêlIl't le savoir est sa propre fin). Or le désintéressement intellec­tuel, c'est une vertu, c'est une valeur qui se per­dent. Nous ne désirons plus tant le vrai que l'opé­rationnel et l't{ficient. La science est utile, de façon tangible. Mais la doctrine, à quoi cela sert-il ?

30) L'option doctrinale répugne à l'esprit con­temporain pour ce qu'elle comporte de subjectif et d'incertain. Nous n'entendons engager notre conviction qu'à coup sûr. Nous avons trop peur d'être dupes. Nous ne comprenons plus très bien qu'il' soit nécessaire, et légitime, 'et fécond que la volonté libre concoure à l'œuvre de la connaissan­ce.Nous n'avons plus le goût du risque intellectuel.

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Et cela veut dire peut-être que nous avons perdu le sens de la liberté de l'esprit. Il existe une crainte pu­sillanime de l'erreur, qui n'est que commencement de démission de l'intelligence. L'adoxalisme am­biant s'explique pour une large part par une cer­taine dévirilisation des espnts, qui détruit le sens de l'engagement personnel, et le goût de J'affronte­ment doctrinal. La technique appliquée, l'empi­risme, le neutralisme (même « actif»), le coexisten­tialisme,'l'éc1ectismç, le syncrétisme, l'irénisme, constituent autant de bons prétextes pour se tenir à l'écart de la mêlée, pour fuir les combats idéo­logiques.Signe des temps sans doute que l'esprit du Club Jean Moulin, qui rassemble quelques centai­nes parmi les têtes les plus valables et les plus influentes de la France d'aujourd'hui. Beaucoup d'idées, certes, mais le moins possible de pensée: car la pensée divise, et. le mot d'ordre est de ras­sembler. Beaucoup d'ingénieuses solutions con­crètes, très sérieusement et honnêtement étudiées. Pas de doctrine.

Nos contemporajns se font gloire d'être sans doctrine. A leurs yeux complaisants c'est signe de largeur d'esprit, d'objectivité scientifique, de

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mélturité intellectuelle. Pour moi l'adoxalisine serait plutôt un trait de décadence.

Il me semble que la pensée doctrinale répond à une exigence profonde, fondamentale, irrempla­çable de l'esprit humain.

La fonction de l'intelligence d'abord est de comprendre, c'est-à-dire d'harmoniser et systé­matiser.

La réflexion doctrinale en outre est d'une inesti­mable fécondité scientifique. C'est en confrontant mes idées les unes aux autres que je les teste,éprou­ve, édaire, approfondis. LeS gens qui n'examinent chaque question qu'en elle-même, à l'aide des seules données de la matière, sans référence à ce qu'ils savent et pensent par ailleurs, sans s'éclairer d'aucune doctrine, demeurent sourds aux réso­nances extérieures de1eurs thèmes d'étude, aveugles à leurs implications profondes, fermés à la perception des conséquences indirectes des solutions qu'ils adoptent. Non moins que le dogmatisme - qui n'est qu'une perversion de l'esprit doctrinaire - l'adoxalisme fait naître et perpétue un grand nombre d'erreurs.

Pour autant enfin que toute doctrine est per­sonnelle, la pensée doctrinale est personnalisante. La fidélité que nous gardons à nos grandes lignes

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de pensée' constitue notre continuité intérieure, notre identité profonde. Nous ne consistons que par une certaine permanence et par la cohérence en nous des options que nous avons faites. C'est en façonnant et repolissant ma doctrine que je m'informe, et, comme le dirait Berdiaev, en quelque sorte me crée moi-même.

Depuis Marx, aucune œuvre économique doc­trinale n'a vu le jour, qui seulement approche l'ampleur et la rigueur de la sienne. San.s doute est-ce l'une des explications de ce phénomène à tant d'égards si paradoxal et déconcertant, que constitue le regain marxiste des trente dernières années. En dépit de l'usure de ses dogmes, de l'archaïsme de sa construction théorique à peine renouvelée des classiques anglais, des erreurs et des contradictions logiques qui lui servent de fondement; malgré tous les démentis que l'histoi­re inflige à ses schémas prévisionnels; nonobstant l'inhumanité de son humanisme athée et collecti­viste ; en dépit des tyrannies qu'il a engendrées, de tous les crimes commis en son nom, en dépit même de la menace que suspend sur l'existence de notre civilisation, et de nos patries occidentales,

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l'impérialisme de celles qui se réclament de lui, la fortune du marxisme connaît - en particulier dans notre intelligenzia - une conjoncture ascen­dante. C'est que le marxisme apparemment répond à ce besoin de synthèse totale, à ce besoin de système qu'éprouve fondamentalement l'esprit humain, que parmi l'adoxalisme ambiant ressen­tent tout de même beaucoup plus de gens qu'on ne ne l'imagine, et qu'aucune école contemporaine d'économistes ne se paraît soucier de satisfaire. I..:un des secrets du croissant prestige du socialisme de Marx.- dit scientifique - c'est la révolte de l'appétit de doctrine contre une SCIence qui se re­croqueville et compartimente et décompose et dé­·grade en menue poussière de techniques purement instrumentales.

Entré les marxistes et les non-marxistes ado­xaux, la partie n'est pas égale. Ceux-là qui n'ont pas de doctrine sont la proie désignée de ceux qui en ont une. Rien n'est plus aisé que de les tromper sur la marchandise. De la meilleure foi du monde, naïvement ils feront leur telle maxime~ ils préconi­seront telle mesure dont ils ne savent discerner ni l'inspiration, ni les implications, ni les consé­quences. Pourvu qu'ils ne souhaitent point la catastrophe nucléaire, on leur fera signer l'appel

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de Stockholm. Pourvu qu'ils ne soient point amoureux des deux cents familles, on les enrôlera dans des campagnes pour telle réforme de structu­re qui mène droit au collectivisme, - ou pour cette trop fameuse « politique des revenus» qui, si elk devait un jour devenir quelque chose, serait la

. négation de l'économie libre. Il est temps pour les non-marxistes de mettre

fin à cette situation de désarmement idéologique unilatéral, qui est aujourd'~ui la leur, et qui les mène tout droit à la défaite. Plus que toute autre chose, ce qui nous fait aujourd'hui défaut, c'est une doctrine économique libérale amplement conçue, solidement pensée, fermement fondée, accordée au contexte du troisième quart du XXème siècle, et qui soit propre à éclairer, régir, ordonner notre politique économique. Afin qu'en dépit des remous d'une époque ardente, fascinante et terrifiante à la fois, soient sauvées et confirmées les valeurs éternelles et universelles de l'humanité, et celles qui ont fait la civilisation de l'Occident.

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II

LE SYSTÈME DU MARCHÉ

Nous avons jusqu'ici tenté de situer la pensée doctrinale en général. Qu'est-ce mamtenant, en particulier, qu'une doctrine écono11Jique ? C'est­à mon sens - une interprétation d'ensemble de la vie économique glo bale,mais qui se trouve en outre reliée, appuyée, intégrée à un système général de pensée, qu'elle inspire et réfléchit à la fois. Une doctrine économique opère non seulement le mutuel accord de toutes les idées que je puis avoir sur les divers aspects de la vie économique, mais encore l'harmonisation réciproque de ma pensée économique avec tout ce que je pense par ailleurs : en religion, en philosophie, en esthéti-

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que, en histoire, .:n prospective, en morale, en po­litique, etc ...

Toute doctrine économique débouche sur une option de régime (libéral, socialiste, corporatiste, etc ... ). Et donc au domaine économique l'effort doctrinal tend essentiellement à poser une préfé­rence . de système économique, articulée à un sys tème général de préférences (1).

Il convient ici de préciser ce que c'est, en écono­mie politique, que la question du système.

D'abord, quels que soient les temps et les lieux, quel que soit le degré de développement économi­que, quels que soient les cadres sociaux et juridi­ques de la vie économique, toujours se pose un même problème fondamental, que la vie écono­mique consIste à résoudre, et dont c'est l'objet propre de la science economique d'analyser comment il se resoud. Ce problème économique fondamental peut s'énoncer dans les termes que voici. Etant donné le fait de la rareté ~ c'est-à-dire

(1) Par analogie avec « préférences de structure» dont a parlé mon collègue. M. Jean Weiller, et'qui constituent l'une des normes de la politique cQmmerciale des nations.

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étant donné que les choses n'existent pas en quan­tité suffisante pour que tous les désirs de tous les hommes puissent être ensemble satisfaits -comment va s'opérer le départ entre les besoins qui sèront assouvis, et ceux qui seront sacrifiés? Ce qui revient à dire :

1°) Quelle combinaison de production sera préférée, parmi toutes celles qui seraient techni­quement réalisables ?

2°) Par quel procédé sera réglée la distribution des ressources productives entre leurs divers emplois possibles, d.e telle façon que se trouve réalisée précisément cette combinaison-là ?

Ce problème économique fondamental découle des données constantes de la nature et de la condi­tion des hommes. Bien avant qu'on l'ait su claire­ment poser, déjà Robinson dans son île, ou le seigneur féodal dans le cadre de son domaine, le résolvaient pratiquement au jour le jour. Mais à l'échelle globale, jusqu'à une date relativement récente, le problème économique fondamental n'a point fait problème. A J'intérieur du domaine rural régnait l'autoconsommation. L'artisan tra­vaillait sur commande. Les décisions de produire n'étaient pas dissociées des décisions de consom­mer. Tous les a.justements se fa isaient directement.

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Il en va tout autrement depuis la grande révolu­tion économique qui est advenue entre le XVlème et le XVlIIème siècle. La division du travail, la diversification des produits, l'allongement du processus de production ont bouleversé le paysage économique. Le cadre de la VIe économique s'est prodigieusement élargi, dans l'espace et dans le temps. Les décisions de produire et ies décisions de consommer ne sont plus désormais effec­tuées par les mêmes personnes, ni au même moment. Alors - depuis qu'est dépassée l'ère de l'économie de voisinage ~ la solution du pro­blème économique fondamental implique un système de régulation et de coordination, dans le cadre de la société tout entière, de l'ensemble des décisions de consommer et de produire.

Que le problème du système n'ait pratiquement surgi qu'avec la révolution industrielle, cela sans doute concourt à expliquer que la science écono­mique, dont il constitue l'objet central, ne soit elle-même apparue que vers cette époque-là. Mais si le problème du système. est un problème récent, il n'est pas moins, dans le contexte écono­mique contemporain, inéluctable. La première

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tâche de l'économiste consiste à le poser claire­ment. Ensuite, l'ééonomiste se doit préoccuper de la solution du problème du système. En com­porte-t-il une ? En comporte-t-il plusieurs ? Et alors, combien ? Cette simple question préjudi­cielle n'est jusqu'ici rien moins que tranchée. Elle divise encore les économistes.

Au XIXème siècle, la majorité d'entre eux tenait qu'un seul système économique est pensable et praticable, logiquement co~érent, propre à correctement résoudre le problème écono~ique fondamental : le système libéral, fondé sur le marché. «Il n'y a - dira Pantaleoni - que deux doctrines en économie politique : celle de ceux qui la savent et celle de ceux quine la savent pas». Pour Marx, en revanche, plusieurs systèmes sont théoriquement concevables, mais à chacun des stades de l'évolution de la technique productive, un seul convient, et s'impose absolument. Le capitalisme a été scientifiquement nécessaire. Demain, c'est le socialisme qui le sera.

Tenons-nous en, pour notre part, au plan 10-gique.Combien de solutions comporte le problème théorique du système? Un auteur entre tous a pris cette question p~t les cornes: un grand professeur de Fribourg-en-Brisgau, l'une des plus nobles

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figures de la résistance allemande au nazisme, l'inspirateur incontesté de l'orientation qu'a prise la politique économique allemande depuis 1948 : Walter Eucken. Pour Walter Eucken, le problème du système économique (il ditWirts­chaftsordnung) a deux solutions, ni plus ni moins: d'une part l'économie de marché, fondée sur la liberté"et la concurrence; et, d'autre part, l'écono- " mie « dirigée du centre », c'est-à-dire intégrale­ment et autoritairement planifiée.

Commençons par celle-ci. La planification autoritaire - ici l'adjectif n'est qu'une redon-: dance : toute planification par essence est autori­taire, ou bien" épiphénoménale - implique - à tout le moins sous sa forme la plus pure -qu'il n'y ait qu'un seul propriétaire de l'ensemble des facteurs productifs disponibles, un seul sujet"

" de toutes les décisions économiques : la collectivi­té, qu'incarne un Etat omnipotent et omniprésent. Seul juge des besoins sociaux, il définit souverai­nement l'optimum économique : c'est-à-dire l'objectif auquèl va se trouver ordonnée toute l'ac­tivité économique nationale. Seul maître absolu de l'appareil de production; il affecte souverainement

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toutes les ressources disponibles - terre, main d'œuvre, capitaux - aux divers emplois dont elles sont susceptibles, de telle sorte que soit réalisé le plan qu'il a lui-même conçu. A l'échelle de la so­ciété tout entière, on retrouve alors l'unicité du sujet économique qui caractérisait l'économie fobinsonienne (celle de Robinson, seul dans son île), ou l'économie domaniale. La coordination d'ensemble, dans ces conditions, ce n'est pas un pro,blème à résoudre: c'est une besogne, qui in­combe au planificateur. Tous les ajustements seront ~on œuvre consciente. La planification autoritaire tranche le problème du système en le supprimant.

Avec l'autre système - celui de l'économie de marché - la propriété est individuelle, le travail et l'entreprise libres, les sujets de décisions multi­ples et indépendants les uns des autres. Alors, faute d'une unique autorité qui contrôle l'ensem-' ble, il faut qu'un mécanisme impersonnel opère le mutuel ajustement de toutes les décisions de consommer et de produire. Tel est le'rôle du méca­nisme des prix. L'optimum économique n'est plus dès lors la ,satisfaction des besoins sociaux, tels que dans le système planifié les définissait et hiérar-

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chisait une seule autorité. C'est, et ce ne peut être que la satisfaction optima de la demande solvable, c'est-à-dire de la demande telle qu'elle s'exprime sur le marché. La distribution des facteurs n'est plus l'œuvre d'un seul cerveau souverain. Mais le mécanisme des prix coordonne les multiples décisions individuelles, de telle sorte que finale­ment l'offre et la demande de chaque mar­chandise se trouvent mutuellement ajustées, ainsi que les .diverses productions complémen­taires les unes des autres.

Pour peu que l'on sè donne une répartition initiale des fortunes, et un régime su~cessoral, le système est déterminé. La demande des biens dé­pend de la répartition des revenus, qui dépend des prix des facteurs, qui reflètent la valeur des produits, qui dépend de leur demande. Le cercle est clos. Le système économique tourne sur lui-même.

Et sans doute, l'optimum économique auquel il est ordonné comporte-t-il une large part· de convention. La demande solvable, dont l'écono­mie de marché maxime la satisfation, y est fonc­tion d'une distribution du pouvoir d'achat (for­tunes et revenus) qui résulte non seulement de la productivité actuelle de chacun, mais· aussi d'une

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succession de hasards historiques, dont les effets se sont, le long des décennies et des siècles, accu­mulés. L'épargne, et donc le taux de croissance, dépendent de la façon dont le déprécient ou appré­cient le futur les détenteurs de surplus de pouvoir d'achat, c'est-à-dire un nombre plus ou moins restreint de. gens plus ou moins tirés au sort. Le marché donc, c'est bien une balance où se pèsent les services rendus, mais non moins, à la longue, une roue de loterie. L'économie libérale est une économie organisée en mode de jeu. Et non point soumise à la volonté consciente d'un planificateur souverain, mais bien à une règle du jeu, qui, com­me toutes les règles de tous les jeux, consacre des conventio~s arbitraires. Ses partisans auraient grand tort de n'en pas convenir. Mais ils peuvent le faire sans la moindre fausse honte. Faire la part des choses, et celle du hasard, à côté de celle du calcul, c'est éminemment raisonnable. Pourquoi l'optimun économique que dégage le marché, en vertu des conventions qui le constituent (propriété, héritage, liberté des contrats), serait-il après tout moins aimable que cet autre sorte d'optimum que dicte arbitrairement l'autorité politique? Encore une fois, si l'on entend que chaque consommateur soit laissé libre de disposer

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sa consommation comme il l'entend (dans les limites de son pouvoir d'achat), et que chaque individu soit laissé libre de choisir son travail, et d'entreprendre telle production qu'il préfère (dans les limites de la rentabilité), alors il n'existe pas d'autre ordre économique concevable que celui qu'engendre le mécanisme des prix, et dont la norme est la satisfaction maximél de la demande solvable. Ce que le système du marché implique d'irrationnel convient à l'essence de l'homme, et garantit sa dignité.

Le marché d'une part, la planification d'autre part, constituent deux solutions antithétiques, l'une et l'autre logiquement correctes, du même inéluctable problème: celui de la coordination à l'échelle globale des divers éléments de la vie économique

Dans une certaine mesure, appréciable mais restreinte, on peut juxtaposer, voire ensemble combiner des éléments qui ressortissent à l'un et à l'autre des deux systèmes. On peut donc conce­voir des régimes mixtes, et tous les régimes effec­tivement pratiqués le sont à quelque degré. En ce genre toutefois, beaucoup~'en faut· que tout

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soit logiquement permis, et pratiquement inof­fensif. Rien sans doute ne s'oppose à ce que dans une économie de marché s'insère un secteur public judicieusement situé, et de dimension rai­sonnable. Mais on n'y saurait réglementer les prix et les revenus sans introduire au sein du sys­tème des distorsions, des rigidités, des zones

. d'indétermination, qui faussent et détraquent le fonctionnement de l'ensemble. On peut concevoir que dans une économie planifiée certains marchés partiels soient institués et laissés libres. Mais en général on n'y peut décentraliser la fonction de décision sans que ce soit aux dépen:- de la cohé­rence du plan, donc de l'efficiënce de l'économie.

Il est aujourd'hui très à la mode de prophétiser la convergence des systèmes : l'occidental et le . soviétique. Le développement du dirigisme d~ns les économies libres d'une part, et d'autre part certaines déclarations et certaines mesures spec­taculaires qui déjà, pour certains esprits pressés, amorcent une conversion des Russes à· la loi de l'offre et de la demande, et au principe du pro­fit, ont pu paraître accréditer cette perspective. Les deux régimes iraient à la rencontre l'un de l'autre. Le jour serait en vue où ils se rejoindront. Se regardant alors l'un l'autre face à face, quelque

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part dans le no man's land qui les sépare encore aujourd'hui, chacun d'eux croira voir son propre visage, comme dans un miroir. Voilà bien de quoi combler d'aise la grouillante cohorte de ces esprits confus qui fuient les dilemmes, et brouillent les oppositions. Je n'y crois guère pour ma part. Quand une économie de marché se politise et ré­glementarise, quand une économie planifiée se dé­centralise ou démocratise, l'une et l'autre pèche contre sa propre logique, contre la logique touJ.­court, partant contre l'économicité. L'on peut (très en gros) poser que c'est sous sa forme la plus pure que chacun des systèmes est le plus efficient. Je crois à la force d'attraction des formes pures. Ceux qui prédisent la convergence des systèmes extrapolent des processus très partièls qui sont des processus de dégradation, et que je ne crois guère appelés à se poursuivre. Les combinaisons stables . eJ;ltre le plan et le marché sont contenues dans d'é­troites limites. Dans la chimie des systèmes comme dans la nature zoologique, les hybrides sont rares, et ceux qui voient le jour sont rarement féconds.

Quelles que soient, au demeurant, les altéra­tions que l'on puisse imaginerùe l'un ou de l'autre système, jamais leur mutuel mélange ne saurait donner naissance à une forme médiane, intermé-

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diaire, neutre, organique, équilibrée, et qui repré­senterait en quelque sorte un tiers système. Un homme vivant peut avoir deux jambes de bois, deux bras artificiels, des yeux de verre, des artères coronaires en matière plastique: ce n'en est pas moins un homme vivant. On peut sur une poupée coller de vrais cheveux, de vrais ongles, voire de la vraie peau humaine. Elle n'en reste pas moins une poupée. Ainsi peut-on concevoir què dans une économie de marché l'on planifie certains secteurs ou certaines fonctions, ou que dans une économie planifiée soient insérés certains processus partiels de marché. Il n'en reste pas moins qu'en ultime instance la cO'ordination d'ensemble de l'économie sera l'œuvre soit du plan, soit du marché : non de l'un et l'autre à la fois.

L'option de système est dichotomique. Le grand mérite de Walter Eucken est de l'avoir montré. Je ne crois pas que sa démonstration théorique soit réfutable. Entre le marché et le plan, donc il faut choisir. Beaucoup de nos con­~emporains y répugnent. Ainsi en va-t-il des so­cialistes démocrates, des chrétiens-sociaux, des champions de certaines réformes de l'entreprise, des prophètes lyriques de la planification indica-

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live. Ce sont le plus souvent des moralistes, des idéalistes sociaux, qui consciemment ou non gardent la nostalgie de ce que furent autrefois les sociétés précapitalistes, avant que n'ait surgi le problème du système. Devant l'alternative que leur propose la logique économique, ils se cabrent ou se dérobent. L'individualisme capitaliste et la grégarisation communiste leur inspirent une égale aversion. Ils ne veulent entendre parler ni des aveugles mécanismes du marché, ni de l'univer­selle et inhumaine contrainte d'un Léviathan monstreux et . lointain. La jungle concurrentielle leur paraît sordide, mais non moins la paix des cimetières, et cette espèce d'ordre qui règne à Varsovie. Ils entendent préserver la liberté, mais condamnent ou décrient l'économie de marché, et ses· implications fondamentales : c'est-à-dire l'inégalité, la formation par le jeu de l'offre et de la demande des taux des diverses sortes de revenus, la sélection des consommateurs « par l'argent », la sélection des producteurs par la faillite, la maximation du profit comme norme du comportement des entreprises, la gestion des entreprises par leurs seuls propriétaires capita­listes, la spéculation, etc ... Leurs intentions certes som pures. Mais, si Walter Eucken a raison, leurs

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propos ne débouchent nulle part : à moins que dans la planifièation totalitaire.

Notre temps suscite en série des projets de réforme de l'entreprise, dont la plupart visent à ôter partiellement ou totalement sa gestion aux capitalistes. Beaucoup de gens ont l'impression qu'il n'y a rien là d'incompatible avec la liberté. Or il faut regarder en face les implications de la logique économique. Il n'y a pas en général de liberté possible sans marché. Le marché n'est pas pensable si le mobile de l'activité économique n'est plus le gain monétaire, si la norme de gestion de la firme n'est plus la maximation du proht. Or on ne peut concevoir une économIe de profit , que la gestion des entreprises ne SOIt

purement capitaliste. À rmitiative nécessairement est lié le risque. Seul le capital peut supportet; les risques de la production. Si l'on ne veut pas de la gestion capitaliste des entreprises, alors il faut instaurer le collectivisme d'Etat. Mais si l'on ne veut pas du collectivisme d'Etat, alors il faut maintenir la gestion capitaliste des entreprises.

Donc l'option de système est inéluctable. C'est la théorie économ,iql1e, qui en définit les termes.

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Non moins concourt-elle à l'éclairer, ne fût-ce que par ce qu'elle nous apprend des coûts de la coordi­nation dans chacun des systèmes, et de son rendement propre de système. Seulement la science ne nous dicte pas l'option de système. L'option de système est affaire de doctrine. Elle est toujours - partiellement - subjective. Il est inévitable - et il est légitime - qu'elle reflète le tempérament, le caractère, les goûts, les opinions, les valeurs de chacun. A mon option de système économique concourt l'ensemble de mon système d'options. Que je sois ou non chrétien, théiste ou athée, transcendantaliste, ou immanentiste, de droite ou de gauche, classique ou romantique; amateur d'art abstrait ou d'art figuratif, cela natu­rellement se reflètera de quelque manière - à vrai dire complexe et subtile - dans mon option de système économique. Les liens qui relient entre eux mes divers choix en divers domaines certes ne sont pas rigides. Ils tiennent de la résonance, plutôt que de la déduction. Ce sont des liens de réciproque convenance, plus que d~s corrélations logiques. Nul ne saurait tirer un système écono­mique de l'Ecriture Sainte. Même l'Ecriture Sainte n'en retentit pas moins sur l'option de système.

Chaque système économique suppose, implique

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engendre un contexte de civilisation. Des mœurs, une morale, une mentalité, un régime juridique, des structures sociales et politiques. C'est en raison de son contexte surtout que nous préférons tel ou tel système. Le s.ystème pIaniste suppose tout un accompagnement mental et institutionnel hors duquel il ne peut respirer, et dégénère: une mystique collective totalitaire, l'adhésion de tous à une vérité instrumentale officielle, une éthique de participation, d'obéissance, et de conformisme; et la dictature politique, voire policière. Au contraire le marché s'accorde à une axiologie fondée sur la dignité de l'individu, à la responsa­bilité personnelle, à la démocratie politique. C'est finalement pour l'amour de la liberté tout court que les libéraux préfèrent l'économie libre.

La principale raison d'être de toute doctrine économique, c'est de motiver, de fonder, de justi­fier, d'opérer une option de système économique. Deux systèmes seulement sont possibles, parce que logiquement et pratiquement, il n'existe pas de troisième formule. Pas de troisième principe de détermination de l'échelle des préférences socialès. Pas de troisième procédé d'ajustement mutuel des diverses grandeurs économiques. L'économie de marché d'une part, et d'autre part

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le collectivisme, sont l'un et l'autre logiquement cohérents et concrètement praticables. Le reste est confusion, et malthusianisme. Mais s'il n'y a que deux systèmes, en revanche le cl;tamp des doctrines est illimité. Parce que chaque système économique admet plus d'un accompagnement idéologique, plus d'une justification doctrinale: Pour les classiques anglais du XVIIlème siècle l'économie libre se fondait sur une philosophie utilitaire, qu'à juste titre nous trouvons aujour­d'hui bien pauvre, et fade et courte. Les ordolibé­raux de l'Allemagne contemporaine lui donnent une base kantienne. Pour les physiocrates, le libé­ralisme économique était lié au régime du despote éclairé. Aujourd'hui nous l'apparentons plutôt à la démocratie parlementaire. La doctrine se repense . et se renouvelle sans cesse. On peut imaginer du capitalisme un grand nombre de justifications et d'interprétations de rechange. Mais toutes les doc­trines libérales concluent à l'économie de marché.

Le libéralisme a fourni l'accompagnement des premiers vagissements de la science économique. Très longtemps l'un de l'autre on les a mal distin­gués. Quand j'étais étudiant encore, on ne pouvait

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parler d'un« économiste libéral» sans encourir le soupçon de pléonasme. Par rapport au planisme - qui ne remonte pas à Marx, mais à Staline­la doctrine libérale est donc ancienne. Et cela lui fait sans ·doute une plus grande maturité. Mais d'un autre cô!é c'est une disgrâce. L'accélé­ration de l'histoire, qui soumet les doctrines à des rythmes d'adaptation fébriles, a quelque peu pris les libéraux au dépourvu. La doctrine libérale s'est figée, affadie, démodée. Elle s'est essoufi1ée, elle n'a pas pu suivre. Parfois elle se raidit dans un dogp1atisme stérile. Parfois elle se dissout, dans. un modernisme empiriste qui l'altère et décom­pose. La pensée libérale contemporaine en quelque sorte a perdu pied. Elle manque à la fois de souplesse et de fermeté. La crise actuelle du libé­ralisme est avant tout carence de pensée. En pleine . fidélité à ses principes fondamentaux, il nous incombe d'adapter le libéralisme aux nou­veaux arrière-plans que font à la vie économique l'évolution des idées philosophiques, l'évolution des yaleurs, l'évolution des structures sociales.

En dépit d'une voyante et trompeuse façade de socialisation et de planification indicative, je crois qu'aujourd'hui l'économie de l'Occident, que l'économie française même demeurent fondamen-

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talement capHalistes. De fâcheuses interférences de l'Etat sans doute introduisent des frottements dans le système. Elles ne l'empêchent pas de fonctionner. C'est bien toujours l'appât du profit qui meut la production, c'est bien toujours la concurrence qui promeut le progrès, c'est bien toujours le mécanisme des prix qui opère ·les ajustements. Et cela nous donne d'étonnantes performances économiques. Le capitalisme est toujours en service. Mais la doctrine libérale est en déclin. Le capitalisme est toujours pt;atiqué, mais il n'est plus cru. Son principe n'est plus com­pris, les valeurs qu'il épanouit ne sont plus appré­ciées, les succès qu'il procure ne lui sont plus impu­tés. La condamnation du capitalisme est devenue le dénominateur commun de toute la littérature et de toute l'éloquence politiques. Dans la plus stu­péfiante confusion idéologique, les champions de l'anticapitalisme progressiste viennent faire écho à ceux de l'anticapitalisme traditionaliste et ar-chaïsant. Tout ce que l'on appelle les « forces vives» du pays se désolidarise du capitalisme. Avec une sincérité évidente et désarmante, on con­sidère comme allant de soi qu'il est immoral, malthusien, historiquement dépassé.

C'est là ce qu'il nous faut maintenant examiner.

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III

MORALITÉ DE L'ÉCONOMIE LIBRE.

Le capitalisme est-il immoral? La grande ma­jorité des Français n'en semble guère aujourd'hui douter. Très souvent même les défenseurs du mar­ché cultivent une sorte de mauvaise conscience. Bien sûr, concèdent-ils, si le socialisme était pos­sible, ce serait, au regard de la justice, le régi­me idéal. Mais les hommes ne sont pas des anges. Ils tiennent à leurs intérêts. Si l'on entend obtenir d'eux que librement ils travaillent et entrepren­nent, alors il faut bien les prendre par l'égoïsme.

Or, nous devons bien voir que jamais - et c'est leur honneur - les hommes ne se rallieront vrai­ment à l'économie du marché, tant que dans leur

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esprit pèsera sur elle le soupçon d'immoralité: tant qu'elle leur sera présentée comme une conces­sion que l'éthique devraIt opportunément consen­tir à l'efficacité.

Je doute que notre époque se puisse targuer d'être plus morale que celles qui l'ont précédée. Mais apparemment elle est beaucoup plus moralis:.. te. Il ne me semble pas que sa moralité soit plus élevée. Mais il s'y dessine une sorte d'impérialisme de la morale, qui de plus en plus éclipse et supplan­te les autres valeurs (la beauté, la vérité), et pose aujourd'hui d'impérieuses requêtes en maint do,.; maiiie qu'elle tenait nal!uèrç pour étranger à -sa compétence. On se montre de moins en moins exi­geant quand il s'agit de la conduite privée des indi­dus, mais de plus en plus on se préoccupe dé mora­liser les· structures, les institutions, la société.

Que donc cela peut-il bien être, que la moralité d'un système économique? Je conçois d'emblée que l'on puisse juger immoral un acte •. comme le mensonge; ou bien un homme, comme Don Juan: Mais le marché, la planification, peuvent-ils être vertueux ou vicieux? Sont-ce là des sujets éthiques? Qu'ils puissentfaire l'objet d'une qua­lification morale, cela ne va pas au premier abord tellement de soi. Pourtant, il semble que par

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deux biais les systèmes économiques puissent être rendus justifiables de la morale. D'abord tout système économique atrophie ou développe cer­tains ressorts psychologiques, il suppose et engendre un climat mental et un climat social que l'on peut regarder comme plus ou moins favora­bles à l'épanouissement de la moralité des hommes. En second lieu, le système lui-même peu t'être jugé moral ou immoral, selon qu'il garantit ou viole leur essentielle dignité. Aussi tiendra-t-on par exemple l'esclavage pour moralement condam­nable, ou pour le moins indésirable. Encore que 1;>eaucoup de simplismes aient cours en ce dom<l;i­ne, il semble qu'il y ait bien quelque chose comme une éthique des systèmes: et donc que le procès de moralité que l'on intente au libéralisme soit rece­vable, et mérite d'être instruit.

Que ses censeurs moralistes reprochent-ils à l'économie capitaliste ? Les griefs qu'ils lui opposent peuvent être classés sous quatre chefs distincts. , 1°) D'abord, opinent-ils, le libéralisme érige en ressort universel de l'activité économique un mobile immoral : la cupidité, l'égoïsme.

2°) Le système du marché repose sur la concur-

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rence, il implique de la part des hommes un com­portement de rivalité, un comportement de iutte.

3°) Le capitalisme, c'est l'économie constituée en mpde de jeu. Il livre largement au hasard le processus économique, et singulièrement la ré­partition des richesses entre les hommes.

4°) Il engendre l'inégalité des conditions, qui fait violence au principe moral de l'égalité des hommes en dignité.

Examinons maintenant chacun de ces quatre chefs d'accusation.

D'abord, le problème du mobile. C'est vrai, l'économie de marché comporte que chacun s'effor­ce-à maximer son gain. Chez les anciens auteurs classiques anglais, qui furent les premiers doctri­naires de l'économie de marché, le libéralisme économique était le prolongement d'une psycho­logie hédonistique, d'une morale de l'égoïsme, d'une philosophie dite « utilitaire» qui érigeaient le plaisir en valeur suprême. Tel que la nature l'a fait, disaient-ils, l'homme aspire à la jouissance, et redoute la souffrance. Se conduire rationnel­lement, c'est donc adopter un comportement tel qu'il nous procure la plus grande quantité possi-

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ble de plaisirs nets. Il n'y a pas d'autre finalité morale que le plaisir. La morale consiste à discer­ner, à pratiquer la règle de conduite qui nous assure, comme disait· Bentham « tlze greatest amount of ·enjoyment ». Le libéralisme écono­mique pâtit aujourd'hui encore de la marque qu'il a reçue de cette pseudo-philosophie, dont il est originellement issu. Il nous faut l'affranchir de l'hypothèque morale qui continue de peser sur lui, du fait de sa première inspiration utilitaire.

Tout d'abord, le mobile de l'activité économi­que en économie de marché, ce n'est pas le plaisir, mais l'intérêt. L'intérêt, c'est un mobile qui lar­gement excède l'appétit de jouissance, et fréquem­ment s'oppose à lui. Ne passons-nous pas notre vie à sacrifier des plaisirs à notre intérêt ? Ce n'est pas une notion facile à définir que l'intérêt; Pour les besoins de mes étudiants eh philosophie économique, j'ai proposé cette formule: « L'inté­rêt d'un sujet, c'est la maximation de sa quantité d'être terrestre». Je sais qu'une telle définition sou­lève de difficiles problèmes philosophiques. Qu'est~ce que mon « être terrestre» ? Pour ceux qui ne croient pOillt qu'il y ait rien au-deià de cette terre, ce ne saurait être qu'une redûndance. Et les autres contesteront sans doute que nous nous

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puissions définir une finalité purement terres­tre, séparée de la finalité totale de l'homme. Existe-t-il une fin seulement laïque, autonome au sein du royaume des fins? Je le crois pour ma part. Si Dieu a créé le monde, cela comporte que le monde lui soit extérieur. L'intérêt distingué du bien signifie au plan téléologique cette autonomie de la créature, qui n'est que l'autre face de la divine transcendance. Seulement, mon « être terrestre» est-il quantifiable, de telle sorte que l'on puisse calculer les conditions de sa maximation ? Ici n'est point le lieu d'approfondir ce genre de pro­blèmes. Mais il me semble que cette notion que je propose, de « maximation d'être terrestre» rend somme toute assez bien compte de ce que les hommes ont en tête, lorsqu'ils inv8quent leur intérêt. Mon intérêt, c'est d'étendre mes dimen­sions terrestres, la durée et le rayonnement de ma vie, et de la remplir le plus possible, d'accroître mon avoir, mon savoir, mon pouvoir, mon rayon­nement personnel, en sorte que mon existence occupe en ce bas monde le plus possible de temps et d'espace.

Cela dit, est-il contraire à la morale qu'un homme conçoive son intérêt, qu'il le vise, qu'il le serve, qu'il tâche à le réaliser? Je crains qu'il n'y

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ait beaucoup de pharisaïsme chez les contemp­teurs de l'intérêt personnel. Sans doute en tant que valeur, en tant qu'objectif de condJlite, l'inté­rêt se trouve grevé de trois limites essentielles:

1°) C'est une fin seulement terrestre : et je ne crois pas que l'homme vive seulement de pain.

2°) C'est une fin relative à un seul sujet: l'intérêt de chacun ne concerne que lui même.

3°) En troisième lieu c'est une fih calculée : la maximation d'une quantité. L'intérêt laisse en dehors de lui tout cela qui dépasse le calcul : tout ce qui est gratuit, tout ce qui est « inspiré ». Tout cela qui ne se compte pas (mais, au bout de compte, seul compte).

Non plus que le plaisir, 1 intérêt pour autant ne peut être érigé enfin suprême de la conduite humaine. Autant que l'hédonisme de Bentham et de Stuart Mill, je condamnerais une morale de l'intérêt. Mais toute morale qui condamne l'intérêt ne me semble pas moins pour autant con­damnable. Chercher à relever sa condition terres­tre, à vivre plus et mieux, à pouvoir davantage, quoi de plus naturel, quoi de plus sain ? Mon pro­pre être terrestre, après tout n'est-ce pas mon plus proche prochain? Et comment donc - Stuart Mill le notait déjà - pourrais-je bien aimer mon pro-

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chain comme moi-même, sije ne commençais par m'aimer bien moi-même? « Mon fils, honore ton âme, (c'est-à-dire: ta vie ~errestre) avec modestie - dit le Sirachide (1) - et donne-lui les bons morceaux qu'elle mérite ». Et Saint Paul confirme: « Nul ne hait sa propre chair» (2). Il est bon sans doute que chaque homme ait la responsabilité de sa vie terrestre, qu'il lui revienne de maintenir et d'améliorer sa propre condition. Grâce à la famille, l'intérêt personnel dépasse au reste l'indi­vidu. Grâce à l'héritage, il dépasse la génération présente,

La poursuite du gain monétaire n'implique rien moins qu'une âme égoïste et cupide. Elle est tout à fait compatible avec ce que le christia~ nisme appelle l'esprit de pauvreté, avec le déta­chement des biens de ce monde, avec la vertu mo­rale de désintéressement. Le capitalisme n'impli~ que pas que nous fassions du gain le but de nos' vies, mais seulement 1<\ norme de notre comporte­ment économique. L'intérêt personnel en écono­mie de marché n'est pas la valeur suprême (comme l'est en revanche l'intérêt collectif dans les sociétés (1) Ecclésiastique, V, 28, d'après l'hébreu ct le syri~que, trad. Smend

et Petcrs (cité par A. M. Dubarle, Les Sages d'Israel, Ed. du Cerf.p. 165)

(2) EpÎtreaux Ephésiens, V. 29.

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totalitaires planifiées). Il n'y est que l'enjeu de l'activité économiq ue.

Seulement, si détaché que l'on en puisse être, et si pures que l'on imagine les intentions des sujets appliqués à maximer leur gain, l'enjeu que le système capitaliste assigne aux sujets économiques est celui d'une compétition, d'une lutte. Chacun pour soi, chacun contre tous, tous contre chacun: la devise du capitalisme n'est-elle pas l'inverse de celle de la Mutualité? Sur le marché, les hommes s.:.affrontent. en nvaux. La loi du système eXIge qu'ils cherchent à se supplanter les uns les autres. N'est-ce pas une situation monstrueuse au regard de la morale, qui prêche pour sa part qu'ils s'en­traident et s'aiment les uns les autres?

Notons d'abord que ce n'est pas l'économie de marché qui a fait que les hommes sont rivaux. Telle est leur situation fondamentale. Et non point sans doute, comme le pensait le Marquis de Sade - ou comml;; le proclame M. lean-Paul Sartre ( « L'enfer, c'est les autres» ) - en vertu d'une essentielle et. universelle incompatibilité métaphysique des êtres (exister, c'est vouloir exister seul : toute autre existence jette un défi à ma propre existence). Non: mais tout simple-

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ment en raison de la rareté des choses. Les choses n'existent pas en quantité suffisante pour que tous les désirs des hommes puissent être ensemble satisfaits. Donc, il est fatal que chacun de nous rencontre en autrui un obstacle. L'économie planifiée ne supprime pas la mutuelle rivalité des hommes. Elle supprime entre eux la lutte, parce qu'elle les dispense et empêche de s'occuper eux­mêmes de leurs intérêts, et les dépouille de toute subjectivité économique. Le combat cesse alors faute de combattants. Les individus ne cessent d'être rivaux qu'en cessant d'exister.

La lutte est-elle immorale en soi ? Beaucoup le croient. Quiconque lutte, pensent-ils, veut et lait du mal à son adversaire, au lieu que la morale exige que nous aimions les hommes et leur fassions du bien.

Mais d'abord, si la concurrence implique un esprit d'émulation, est-il certain qu'elle suppose et développe entre les concurrents l'animosité? La concurrence ne serait rien d'autre, nous dit-on, qu'une guerre économique universelle et perma­nente, institutionalisée. Seulement dans la guerre il n'y a que deux adversaires. Au lieu qu'en con­currence, - du moins pure et parfaite - s'affron­tent des foules de vendeurs et d'acheteurs. Cette

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guerre de tous contre tous .n'oppose en réalité personne à personne. Le professeur allemand Wilhelm Krelle l'a bien mis en lumière (1). Soient deux paysans voisins qui cultivent l'un et l'autre des pommes de terre. Ils sont en concurrence. Se regardent-ils pour autant comme des rivaux? Plus la concurrence est pure - c'est à dire plus il y a de concurrence - et moins paraît valable l'analogie avec la guerre.

L'esprit de contention n;apparaît que dans les marchés non purement concurrentiels, dans les marchés de sm ail numbers, lorsque se forment des situations de monopole ou d'oligopole. Le con­current dès lors cesse d'être une foule anonyme., Il prend un visage. La compétition devient âpre et dure. C'est peut-être. alors qu'elle stimule le plus vigoureusement le progrès économique : précisément, parce que vraiment elle devient une lutte.

Est-ce moralement condamnable ou choquant? L'idéologie ambiante de notre époque est devenue bien curieusement irénique. Nous perdons le sens

(1) Cf. Wilhelm Krell~ : Au delà de la concurrence parfaite, dans l'ouvrage collectif intitulé « Les Formes moderl'les de la Concur­rence» publié par André Piatier, Paris,Gauthier-Villars, 1964, p.58

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des vertus contentieuses. Chaque fois que nous voyons des gens se -battre pour quelque chose, nous les soupçonnons de fanatisme. Cependant que les hommes de pensée éludent les contro­verses doctrinales, l'opinion publique tient volon­tiers pour sordides les conflits de puissance entre nations. On n~ se veut plus d'ennemis : dût-on pour autant épouser le parti des ennemis. de ses propres croyances ou de sa propre Patrie. Après cette semaine de la pensée marxiste de 1964, au cours de laquelle, sur l'estrade, le R. P. Jolif gratifia d'une accolade théâtrale M. Roger Garau­dy, M. Henri Lefèvre a pu s'écrier: « Décidement, c'est le temps des copains ».

Est-il si évident que la morale y trouve son compte? Je crains que cette horreur des antago­nismes, cette fureur de« dialogue» et de concilia­tion que nous voyons partout ne traduisent un affadissement des cœurs, des croyances, des. ferveurs,des caractères. La lutte exalte les hommes, elle trempe les éorps et âmes. Elle suppose, elle exerce, elle éduque le courage. Or les Latins n'avaient qu'un seul mot pour dire ind.ifféremme~t le courage ou la vertu. La lutte n'est rien moins qu'exclusive de l'amour. Elle exprime d'abord, et prouve et réalise l'amour q~e celui qui lutte

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porte à: ceux qu'il défend, ou à ce qu'il défend. Et pour .l;ennemi lui-même, est-ce que le zèle que je mets 4 l'affronter n'est pas une forme de mâle tendresse ? « 0 mes fraternels adver­saires », s'écriait Brasillach, à Fresnes, dans l'at­tente de la mort. « Le courage de ton ennemi t'ho­nore», dit Mahmoudi, dan~ le si beau livre de Jean Brune (l). Et Montgomery gardait sur sa table le portrait de Rommel. Le type du soldat ri'est rien moins que ct;:lui d"un homme sans cœur. Après tout, les hommes sont terriblement seuls, imper­méables les uns aux autres. La lutte, qui les froUe les uns aux autres, les dépouille de cette écorce qui les isole les uns des autres. L'affrontement est une forme comme une autre, plus féconde que beaucoup d'autres, d.t:: l~èommunication. Ensem­ble ceux qui s'affrontent communient à la noblesse du combat.

La lutte sans doute suppose la dureté, la cruau­t€:, la souffrance. Mais ce qui rachète les luttes humaines, c'est qu'elles ne sont rien moins que déchaînement de violence. Elles impliquent une discipline. Elles obéissent à uoe règle du jeu. Il y a des coups permis et des coups défendus. Il y

(1) Jean 'Brune : Celle haine qui ressemble à ramour, Paris, la Table Ronde, 1961

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a des lois, il y a un code d'honneur de l'affronte­ment. C'est par l'obéissance aux lois de la lutte que s'exprime et que s'accomplit le respect que se portent mutuellement les adversaires. La guerre, même d'apparence la moins chevaleresque, la guerre même prétendue totale - que nous avons vécue - a ses lois encore, qui la retiennent de tomber dans l'absolu de la barbarie, et lui conser­vent sa noblesse. Or, bien sûr, la discipline de la concurrence est beaucoup plus restrictive encore que celle de la guerre. La loi du marché, ce n'est· rien moins que la loi de la jungle. Supposons que vous soyez mon rival en affaires. S'il m'était per­mis de vous tuer, de faire main basse sur le conte­nu de votre tiroir caisse, de répandre des calom­nies sur votre compte ou sur le compte de vos marchandises, de vous réduire en esclavage,de m'acoquiner avec vous pour exploiter le consom­mateur, sans doute n'entrerais-je pas avec vous en concurrence. C'est parce que la règle du jeu me dêfend tout cela, et que toutes ces issues me sont. bouchées, qu'il ne me reste plus qu'un seul moyen de l'emporter sur vous: mieux que vous satisfaire le consommateur, et donc servir l'intérêt général.

Le système du marché, c'est l'économie cons­tituée en modeje.!;!. Sous le régime du plan, bien

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au contraire, le processus économique global se présente comme un travail. Le plan propose un programme collectif, qui se décompose en une foule de tâches individuelles. Et chacun, telle qu'elle lui est dictée, accomplit sa propre tâche, fraction de l'ensemble. Notre époque idolâtre le travail. Elle prête audience à la foule des petits prophètes, teilhardiens ou paramarxistes, qui lui annoncent une « civilisation du travail ». On veut «participer », au lieu de ooncourÎl;-. Les champions de notre planification indicative se targuent de remplacer les « situations de conflit» qui carac­térisent le marché, par des« situations de coopéra­tion ». A l'encontre de l'esprit de compétition, on exalte « l'esprit de concertation ». « Economie concertée» : la formule nous vient de M. Jean MonneL J'admire beaucoup M. Jean Monnet, mais je n'admire point cette formulé. A la concurrence dans le respect d'une règle du jeu qu'imposent les lois et les mœurs, elle suggère que soit substituée une sorte de collusion permanente entre les entrepreneurs, et non moins avec les fonc­tionnaires responsables de la politique économi­que. Nul dès lors ne sait plus quel est l'intérêt dont il est chargé. Il y a l'intérêt de chaque entrepre­neur, en concurrence avec les autres. Eventuelle-

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ment l'intérêt de la branche, en tension avec ceux des menbres qui fa composent, et avec ceux des au­tres branches. Et l'intérêt nation1!J, qui se peut trouver en opposition avec les intérêts privés des producteurs. La clarté veut que chaque intérêt ait son champion, et que tous s'affrontent sur le mar­ché. Mais l' « économie concertée» brouille toutes les cartes du système des finalités. Elle en opère un mélange informe. Au lieu que les divers intérêts s'opposent sur le marché, on en cui­sine ·'des compromis empiriques, et dépourvus de toute norme claIre. On échange des conces­sions. On se montre « coopératif ». On cqltive en famille les voluptés de la bonne conscience. Si pourtant l'entrepreneur fait une concession gra­tuite à ses concurrents ou à l'Etat, ne trahit-il pas l'intérêt des actionnaires de la firme, dont il a la charge ? Et si le fonctionnaire compo~e avec les intérêts privés, ne trahit-il pas l'intérêt nati_onal, dont il a la charge? Si bien que l'économie ccincer­tée, c'est en somme le régime de la prévarication universelle institutionalisée. En même temps qu'elle détraq ue le système du marché,elle dégrade les hommes. Elle invoque une morale de la coopé­ration; mais je crois bien qu'elle représente tout le contraire d'un progrès moral. .

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La morale n'exclut point la lutte, elle veut seu­lement que la lutte soit réglée, c'est-à-dire qu'elle s'apparente au jeu. La lutte chevaleresque rappro­che les hommes, en même temps qu'elle les fait rivaux. Le jeu est noble, le travail servile. Que l'économie soit constituée en mode de jeu, c'est­à-dire fondée sur la concurrence, cela sans doute suppose et cela engendre un climat moral supé­rieur à celui que nous annoncent l'éconowie con­certée et la planification indicative.

La forme ludique qui est celle du processm économique dans le régime du marché cependant comporte que ses résultats partiellement dépen­dent des aléas de la mêlée concurrentielle. Dans l'économie de marché, le hasard a sa place, et joue son rôle. Le hasard, n'est-ce pas l'irration­nel, alors que la morale consiste à placer toute la vie sous l'empire de la raison? Notre époque n'aime pas le hasard. Peut-être parce qu'elle en a peur, elle le dénonce et lui fait la chasse. Affamés que nous sommes de sécurité, lé hasard nous hé­risse. Pour notre génération -la même qui pour­tant s'est avisée de déifier l'absurde -le hasard est devenu une sone d'objet de scandale. Le hasard,

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c'est l'inhumain. Le hasard: c'est le mal. Le régime du marché consacre le hasard. Le plan, comme dit M. Massé, c'est« l'antihasard ». La planification, donc est morale, et le marché, immoral.

Je ne sens point ainsi. Certes il est naturel à l'homme d'aspirer à s'affranchir du hasard. Aussi s'efforèe-t-il autant que possible d'atténuer sa souffrance,ou de retarder sa mort. S'ensuit-il que l'on puisse, ou que l'on doive souhaiter cesser d'être mortels, ou de souffrir? Ainsi en va-t-il du hasard. Nous dialoguons avec la fortune, nous affrontons le hasard. Mais c'est bien nous qui serions les premiers marris s'il nous advenait un jour d'emporter sur le hasard une victoire totale, et de nous réveiller privés de cet il1terlocuteur fami­lier. N'est-ce pas la condition de l'homme, que de rencontrer en chemin des événements, des caprices du. destin qu'il n'avait pas prévus ? Le hasard c'est le risque, mais c'est aussi la chance. L'homme vit en perpétuelle attente de l'imprévu. Cela le tient en haleine et virilise, et chaque soir lui donne occasion de remercier le Ciel, qui lui a épargné beaucoup de maux qu'il savait possibles, et qui ne sont pas advenus. Et de quoi donc vivrait-il, s'il n'escomptait sans cesse obscurément quelque bonne surprise ? S'il n'y avait plus en notre vie

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cette part d'inhumain qu'y figure le hasard, c'est toute notre vie qui deviendrait inhumaine. L;im­prévu, l'inattendu. nous piquent, nous stimulent, éprouvent notre faculté de réagir, nous font exis­ter.Le refoulement, le refus du hasard nous feraient un avenir clos, nécessaire, implacable, lugubre, désespérant, mortel. C'est souvent certes que les coups du hasard nous frappent et nous accablent, mais de même que ce sont les caprices des femmes qui nous les rendent aimables, ainsi en va-t-il de ceux de notre destin. Et c'est pour autant seule­ment que nous acceptons de demeurer partielle­ment sujets du hasard que nous ne dépendons pas entièrement des autres hommes, et de la collectivi­té. J'aIme mieux demeurer exposé au hasard que de devenir l'esclave d'un Etat qui planifierait et déterminerait mon avenir.

La liberté certes n'est pas le hasard, mais elle implique une certaine contingence des événements et des choses. Quiconque refuse ou déconsidère le hasard menace la liberté. Or, non seulement la liberté est une valeur morale, mais si l'homme n'était plus libre, il cesserait du même coup d'être un sujet moral. Dans un monde sans liberté, la morale aurait perdu toute raison d'être : il n'y aurait plus I;>lace pour aucune morale.

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Les hasards et les lois du marché engendrent l'inégalité. Donc, nous dit-on, les résultats sociaux de l'économie capitaliste sont immoraux.

Mais est-il d'abord tellement certain que l'éco­nomie de marché soit plus qu'une autre inégali­taire? Bien des idées fausses ont cours à ce sujet. Par exemple on impute "très ordinairement au régime libéral la responsabilité de la misère ou­vrière qui a marqué d'une note tragique, voire in­fâmante, les débuts de l'industrialisation de l'Oc­cident européen. Le capitalisme aurait réduit les travailleurs à la misère, jusqu'à ce qu'ait surgi le syndicalisme ouvrier, qui les en aurait sauvés. Rien ne me paraît plus l;onstestable que ce lieu commun. J'incline à penser que ni le capitalisme n'est pour grand chose dans les bas salaires d'avant 1860, ni le syndicalisme dans leur relèvement ultérieur. La dure condition des ouvriers du siècle dernier ne me paraît pas imputable à des causes institutionnelles, mais bien à des causes naturel­les et techniques: d'une part l'accroissement rapi­de de la population en Angleterre et même en France (conséquence du vaccin antivariolique et des progrès rapIdes de la productivité en agricul­ture) et d'autre part, comme l'a montré M. Alfred Sauvy, le fait que les innovations « récessives»

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(celles qui rempiacent l'homme par la machine) ont à cette époque prédominé sur les innovations « processives » (celles qui créent des appels de main d'œuvre, comme la mise en exploitation de nouvelles terres, ou de nouveaux gisements miniers, etc .... ). Tels sont les faits qui ont provo­qué les bas salaires. EUes bas salaires à leur tour ont permis cette épargne massive, qUI touJours, quel que soit le système économique en vigueur, est la condition de l'industrialisation, laquelle ne se conçoit point sans une sévère compres­sion de la consommation· des masses. Par d'autres circuits, la Russie des premiers plans quinquennaux n'a pas moins cruellement exploité ses travailleurs que l'Angleterre de. Peel ou la France de Guizot. En régime collectiviste, sans doute ignore-t-on l'inégalité des fortunes, puis­qu'il n'y a plus de fortunes privées, (encore qu'en U.R.S.S. la pratique des emprunts d'Etat les ait fait renaître quelque peu). Mais l'éventail des reve­nusne semble pas être en Russiemoins ouvert qu'en Occident. Des inégalités accentuées, ne serait-ce pas une implication universelle des phases initia­les de l'industrialisation ? Au fur et a mesure qu'une société s'enrichit, alors elle devient plus égalitaire. Le nivellement des conditions sociales,

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c'est un luxe des natIOns parvenues à l'opulence, et qui vient amortir le rythme de leurs progrès. Telle paraît bien être la loi de toutes les sociétés, qu'elles soient communistes ou capitalistes.

Maintenant, l'inégalité est-elle immorale ? Est-il évident que, toutes choses égales d'ailleurs, une société plus égalitaire soit moralement préfé­rable à celle qui l'est moins? Aux yeux de la majo­rité de nos contemporains, même économistes, cela ne semble guère entrer en discussion. Dès lors que fondamentalement tous les hommes sont égaux en dignité, ne s'ensuit-il pas logiquement qu'autant que possible ils devraient aussi bien l'être par leur condition économique? Seulement, qu'est-ce à dire, que les hommes sont égaux en dignité? Ce qui est vrai, c'est qu'en chaque indivi­du réside une parcelle d'infini. Pour tout ce qui relève en eux de la finitude (la beauté, la santé du corps, les dons intellectuels, le caractère) les hommes très manifestement ne sont rien moins. qu'égaux. Quant à cette étincelle d'infini que cha­cundenous porte en soi, mieux vaudrait parlersans doute d'incommensurabilité, que d'égalité. L'infini n'est pas une grandeur déterminée. On ne peut écrire: infini égale infini. C'est rabaisser la dignité des hommes que de les dire égaux en dignité.

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Pourquoi maintenant l'égalité de dignité com­manderait-elle celle des conditions économiques? Que la femme en dignité soit l'égale de l'homme, cela comporte-t-il - comme le paraît penser l'auteur du« Deuxième sexe» - que nos compa­gnes soient titulaires d'une sorte de droit naturel, indûment violé par la nature, à tous les attributs de la virilité ? L'inégalité économique, ce n'est après tout que l'une des formes de la diversité des êtres humains. Et cette diversité fait l'humanité plus complexe et riche en couleurs : elle enrichit pour a,utant l'existence de chacun de nous. Il sied que les vocations soient multiples et complémen­taires. La richesse et la pauvreté comportent l'une et l'autre feur style moral, leurs servitudes et leur grandeur, .leurs hontes et leur fierté, leurs vertus parfois héroïques. Une société égalitaire, ce serait comme un tableau 'peint d'une seule nuance, comme un morceau de musique qui ne comporte­rait qu'une seule note ; comme un paysage sans relief. Loin de s'identifier avec le progrès moral, l'érosion sociale se présente comme un processus pour le moins moralement ambigu. Non seule­ment elle épuise ces différences de potentiel qui donnent naissance aux courants de l'histoire et au progrès, mais elle rétrécit l'inventaire des types

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d'humanité, elle diminue l'espèce humaine en estompant les différences, en atténuant les ten­sions qui font sa grandeur. L'évolution progres­sive, disait Spencer, va de l'homogène à l'hétéro- . gène. Non l'inverse, comme le supposent implici­tement les égalitaristes.

Etant donné que dans le procès moral du capi­talisme je n'étais pas le plaignant, je m'.en suis tenu à la défensive. Mais l'on pourrait aussi passer à la contre-attaque. Seule l'économie librè fait de tout homme un sujet d'intérêt autonome, un sujet de décisions libres, une personne économique à part entière. Elle reconnaît et impose à chacun la responsabilité de son propre sort, celle du sort des siens. Elle implique la loyauté des mœurs, le respect par tous des droits d'autrui, et celui de la règle du jeu du marché, l'obéissance aux conven­tions sociales. Mais aussi bien, dans le cadre de ces conventions, l'initiative personnelle et l'esprit d'entreprise. L'économie libre faIt les hommes libres, et l'homme libre est un homme moralement supérieur. En préférant le capitalisme à la planifi­cation je n'ai nullement l'impression de compro­mettre avec l'immoralité. C'est au contraire avant

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tout pour des raisons éthiques que je choisis le capitalisme: parce que seul il me semble réaliser la dignité morale des hommes.

Ce n'est point cependant à la seule morale qu'il revient de trancher entre les systèmes. Même on pourrait dire qu'en ce domaine une position pure­ment moraliste serait moralement erronée : car enfin le premier devoir d'un système économique, ce n'est pas de moraliser les hommes ni la société, mais de se bien acquitter de sa fonction propre, qui est économique, et qui consiste à enrichir le corps social. Pour que le système du marché soit moralement défendable, d'abord il faut qu'il soit économiquement efficient. Dans le prochain chapitre, nous allons examiner ce qu'il en est.

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IV

EFFICACITÉ DE L'ÉCONOMIE LIBRE

Le capitalisme est-il malthusien? S'acquitte-t-il correctement de son métier de système économi­que, qui consiste à promouvoir la prospérité, l'équilibre, la croissance ?

L'on ne saurait imaginer qu'aucun système éco­nomique pût fonctionner parfaitement. Toujours la coordination à l'échelle globale des divers élé­ments d'un ensemble implique des coûts - exem­pIes: en régimeplanifj.~le coût de l'élaboration du plqn ; en économie de marché, les coûts de fonc­tionnement de la Bourse des valeurs - et compor­te aussi des ratés, des gaspillages, des erreurs. Pour mesurer l'efficience d'un système économi-

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que - ou d'une combinaison donnée. des deux systèmes - il faut comparer son rendement avec ses coûts, et les confronter au rendement et aux coûts de l'autre système, ou d'autres types de combinaison entre les deux systèmes. Que vaut à ce critère l'économie de marché?

D'aucun point de vue peut-être elle n'est aussi généralement méconnue et calomniée. Dès qu'il s'agit de la productivité du régime libéral, on est surpris d'observer combien naïvement de grands esprits même s'offrent en proie à la superstition. J'ai lu et relu certains passages de la « Critique de la raison dialectique» de M. Jean-Paul Sartre, et quelques autres dè ses écrits. Ou je n'y ai rien com­pris, ou M. Sartre croit sincèrement que la pau­vreté du monde est le résultat du régime économi­que des pays occidentaux, et que - sinon sans doute immédiatement, du moins infailliblement­le communisme entraînerait sa disparition. A l'appui d'une telle conviction, M. S'artre n'avance pas l'ombre d'une preuve, pas même un commen­cement de démonstration. Simplement la pensée de la pauvreté d'autrui lui est intolérable. Il s'en ressent coupable. Il lui est insupportable de s'en sentir coupable. Il lui faut absolument pour se réhabiliter lui-même trouver un autre responsable:

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il s'en prend au régime libéral. M. Sartre sans doute répugne au communisme: parce qu'il tient à la liberté de l'esprit. Le cynisme que dans son

. action révolutionnaire professe et pratique le Parti le met mal à l'aise. Si M. Sartre néan­moins toujours garde quelque mauvaise conscien­ce de n'être pas tout à fait communiste, c'est que pas un instant il ne met en doute que le communis­me ait en soi de quoi supprimer la rareté,les misères qu'elle engendre, les rivalités qu'elle suscite entre les classes sociales et entre les hommes. M. Sartre a fixé sur le communisme le rêve mythique d'abon­dance qui le possède, auquel il lui est impossible de renoncer.

Si pour M. Sartre, et pour tant de nos contem­porains éclairés, l'improductivité du capitalisme est ainsi tenue pour allant de soi, c'est que d'abord bien plus de g5!ns que l'on ne croirait n'ont jamais une bonne fois saisi le principe de son fonction­nement. Trois sortes d'arguments ont largement cours, qui me semblent impliquer la méconnais­

. sance de la logique fondamentale du système. Premièrement, dit-on. l'économie de marché,

c'est une économie de profit. Elle implique que chacun fasse de son intérêt personnel la norme de son comportement économique.· Personne en

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régime capitaliste ne veille à l'intérêt général : ni les particuliers, qui ne pensent qu'à leur propre gain ; ni la puissance publique, à laquelle on en­joint de s'abstenir. Par quel miracle, l'optimum social pourrait-il se trouver de la sorte réalisé? Prenez autant de billes de plomb que vous vou­drez : vous n'en tirerez pas un gramme d'or. De même on ne voit pas comment d'un faisceau d'égoïsmes individuels pourrait sortir le bien pu­blic. Ceux qui raisonnent ainsi - du moins à ce niveau d'abstraction logique - apparemment n'imaginent pas que le mécanisme des prix puisse faire du profit le signe et la mesure du service rendu à la société. S'ils avaient d'abord compris cela, ensuite bien sûr ils pourraient montrer qu'il s'en faut que cette mesure soit toujours exacte et par­faite. Ils mettraient en valeur les écarts qui se creusent entre le profit de l'entrepreneur et sa productivité sociale nette. Ils invoqueraient les distorsions que comporte le système, c'est-à-dire les accidents, les défauts qui le déparent. Même ils pourraient soutenir que ces défauts sont tels que lui-même n'est pas acceptable. Seulement le discer!1ement des défauts d'exécution suppose l'intelligence du modèle.

Souvent encore entendons-nous dire: en éco-

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nomie de marché, tout individu prodUit comme il l'entend. Chaque décision économique est prise dans l'ignorance de toutes les autres, indépen­damment de toutes les autres. Par quel miracle cela pourrait-il faire un ordre ? Et comment s'étonner qu'il y ait toujours des crises en régime capitaliste? Le capitalisme, c'est l'anarchie éco­nomique. Le déséquilibre est inscrit dans l'essence même du marché .. Ceux qui parlent ainsi parais­sent postuler .qu'un ordre social jamais ne saurait résulter que d'une volonté consciente. Ils n'imaginent pas que le mécanisme du lllarché sache coordonner ensemble toutes les décisions individuelles, ni comment sur chaque décision individuelle pèsent les prix, qui reflètent toutes les décisions de tous les autres individus, de telle sorte qu'une « main invisible» mutuellement ajuste tous les libres comportements de tous les libres agents économiques. Cela compris, certes, ils pourraient alors arguer qu'elle ne le fait pas parfaitement, et tenir même qu'elle le fait beaucoup trop maladroi­tement pour qu'il soit défendable de lui faire con­fiance. Seulement, avant de dénoncer sa maladres­se, encore faut-il au préalable avoir conçu l'exis­tence de cette « invisible main », dont parlait Adam Smith.

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Autre theme fréquent: l'economie de marché s'ordonne à la satisfaction de la demande, non des besoins réels. Elle satisfait les désirs des hommes dans l'ordre de leur solvabilité, non de leur urgence veritable. Le superflu des riches passe avant le nécessaire des pauvres. La loi du système capitaliste, c'est la sélection des consom­mateurs par l'argent. La structure de la produc­tion reflète l'arbitraire de la répartition. Rien n'est moins contestable. Mais l'on n'en peut tirer argu­ment contre le système de marché, à moins que l'on ne soit d'une part persuadé qu'il existe vrai­ment une échelle sociale des besoins, objective et déterminée, et d'autre part disposé à faire confian­ce à l'Etat pour la définir et pour l'imposer. Il faut en somme ou bien que chacun soit libre de con­sommer ce qu'il lui plaît dans les limites de son re­venu - qui reflète la valeur, pour les autres con­sommateurs, de l'apport qu'il a fait à la société­ou bien que nul individu ne soit' libre de rien,et , que l'Etat détermine souverainement l'ordre dans les besoins seront satisfaits. Arbitraire pour arbi­traire, force de choisir entre celui d'un mécanisme imper~onnel et conventionnel, et celui de l'om.m­potence étatique. Mêmes les régimes autoritaires, pour autant qu'ils se préoccupent aujourd'hui de

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rétablir la liberté de la consommation, se voient obligés d'infléchir les plans, afin de les ordonner à la satisfaction de la demande, et non plus des besoins « objectifs ».

J'ai donc l'impression que nombre de reproches que l'on adresse à l'économie de marché trahissen t une mentalité non seulement précapitaliste, mais préscientifique. Depuis qu'à la Faculté l'on n'en­seigne plus guère l'économie politique, mais en son lieu etplacetouteune série de techniques adven­tices et plus ou moins barbares, nous voyons renaître une certaine forme d'ignorantisme que voici seulement trente ans l'on pouvait crOIre en voie de définitive élimination.

Tant s'en faut néanmoins que tous ceux qui contestent l'efficacité économique du capitalisme en méconnaissent le principe. Beaucoup d'entre eux, et singulièrement les économistes mar­xistes sérieux, comprennent très bien le fonction­nement du marché. Volontiers ils reconnaissent que le capitalisme offre une solution logiquement cohérente du problème économique fondamentaL La machine libérale, disent-ils, était ingénieuse­ment conçue. Seulement elle fonctionne mal, et

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devient de moins en moins adéquate à la situation. Elle n'est plus en bon état de m:::.rche, et non plus même réparable. L'évolution des structures du capitalisme le rend chaque jour plus impropre à jouer son rôle de système. Il est temps de le mettre au rebut.

Le rôle d'un système économique quelconque, c'est d'engendrer le maximum de production compatible avec le stock des ressources disponi­bles, et l'équilibre, et la croissance. Voyons à quelles critiques se trouve confronté le capitalisme, quant à son aptitude à remplir chacune de ces trois fonctions.

Qu'en est-il d'abord de la productivité de l'éco­nomie libre? Le principe du système, c'est que chacun, ne visant qu'à maximer son propre gain monétaire, se trouve incité, sans le savoir et sans l'avoir voulu, à se comporter en toutes choses de la façon la plus favorable à l'intérêt. général. ,Le profit est le point de mire de l'entrepreneur. L'a­vantage collectif est l'objectif caché, que nul ne vise, mais que tous infailliblement atteignent, pourvu seulement que le point de mire ait été correctement visé.

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Seulement, d'abord, cela suppose, nous dit-on, que la norme de gestion de l'entrepreneur soit bieh la maximation de son profit. Ne suffit-il pas d'observer le comportement des entrepreneurs pour s'apercevoir qu'il n'en est pas ainsi, et qu;il en est ainsi de moins en moins? Autrefois le résul­tat de l'entreprise se mesurait à celui d'une simple soustraction. II ne s'agissait que d'accroître l'écart entre les recettes encaissées et les frais déboursés, pour se mettre en mesure de distribuer, à la fin de l'exercice, les plus hauts dividendes possibles. Or la maximation du profit, ainsi entendue, n'est plus, pour l'entrepreneur, qu'un objectif parmi d'autres, de plus en plus nombreux et divers. Arrondir le dividende de fin d'année, voilà qui devient presque le moindre de ses soucis. Toutes choses égales d'ailleurs, sans doute l'entreprise y tend-elle bien encore. Mais, en outre et bien plu­tôt vise-t-elle à conquérir la sécurité, l'invulnéra­bilité, la stabilité, la puissance. Elle ambitionne d'étendre sa« surface». Elle'soigne sa réputation, elle se fait les reins solides pour affronter les re­mous de la conjonctùre, elle s'attache et agrège un bon réseau de fournisseurs, une clientèle stable, un personnel de qualité et qui lui soit fidèle, elle SOlgne . sa réputation, elle cultive un réseau

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de relations privées et officielles, elle se forge un programme et des moyens d'action sur les pou­voirs publics, etc ...

L'intérêt de l'entreprise ainsi nouvellement conçu devient tellement chargé, tellement com­plexe qu'à vrai dire on n'y voit plus très clair. Il semble que l'on se complaise à lui inventer sans cesse de nouvelles rubriques. Et ce faisant, on l'obscurcit. Au fur et à mesure que l'entreprise prend davantage co·nscience de la richesse et de la variété de ses objets d'intérêt, son intérêt de plus en plus échappe à toute précise formulatioh. Il éclate en une multitude d'éléments hétérogènes et auto­nomes.

La plupart des économistes de l'entreprise - et des économistes d'entreprise - qui pullulent présentement parmi nous s'acharnent contre l'idée de la maximation du profit. Ce serait à les croire une norme de gestion complètement péri­mée, dépassée. Ni clairement déterminée (en rai-. sol). notamment de l'arbitraire du choix de la pé­riode sur laquelle on se proposerait de maximer le profit). Ni exhaustive (puisqu'il existerait tout un réseau de finalités de l'entreprise qui lui demeu­raient extérieures ). Elle ne rendrait plus compte du tout du comportement des entrepreneurs.

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Qu'en convient-il de penser? Et qu'est-ce tout d'abord que le profit? Bien certainement, ce n'est pas le dividende. Le profit, c'est ce que l'entreprise rapporte àsonpropriétaire.Or elle lui rapporte non seulement des dividendes, mais encore la plus­value éventuelle de ses titres. Le rendement d'une action Rio Tinto durant l'année, c'est le coUpon, plus (ou moins) la différence positive (ou négative) entre le cours eh bourse de l'action Rio Tinto au 31 décembre de l'année et son cours au 1er janvier de la même année. Inclure dans le profit les plus­values (ou moins-values) d'actif, matériel et immatériel, telles que plus ou moins exactement elles se reflètent au jour le jour en plus-values (ou moins-values) boursières, ce n'est pas étendre indûment la notion de profit, ce n'est que la correctement préciser. Et certes cette précision devient de plus en plus indispensable, au fur et à mesure que s'accroît l'importance des capitaux fixes par rapport au chiffre d'affaires et au compte des profits et pertes, et que s'allonge le processus de production, et que se développe la pratique de l'autofinancement, et. que, - pour des raisons soit conjoncturelles (instabilité économique ou monétaire) soit structurelles (croissance rapide, progrès technique accéléré qui entraîne l'obsoles-

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cence de nombreux outillages, modifications brusques et imprévisibles dans l'activité relative des diverses branches de la production) augmente aussi bien l'incertitude des prévisions de l'entre­preneur. Mais dès lors que l'on définit ainsi large­ment le profit, on peut se demander s'il existe vrai­ment des finalités de l'entreprise qui demeurent extérieures à la norme de sa maximation, et qui se puissent trouver en opposition avec elle. On vient n6us dire :'l'entreprise voit dans le futur plus loin que l'actionnaire. C'est oublier que cha­que jour à chaque cotation le cours de ses actions reflète et actualise tout l'avenir prévisible de'l'en­treprise. On nous dit encore: l'intérêt de l'action­naire se réduit à la rentabilité, alors que l'entre­prise vise pour sa part en outre d'autres fins: la sécurité par exemple. Mais en vérité toutes les fins que l'on oppose au profit - la réputation de l'entreprise, sa stabilité, son pouvoir -tout cela se traduit dans les cours de bourse des actions. Le critère du profit actualise sur n'importe qùelle courte période tout un avenir de durée indéterminée, et ramène à l'unité la foule entière des éléments disparates, souvent non mesurables (directement), en tout cas entre eux (autrement) incommensurables de l'intérêt de

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l'entreprise. Il est bien vrai: l'économie a évolué de telle façon que pour les firmes la préocupation de leur sécurité devient prédominante. Mais cela ne veut pas dire du tout que l'entreprise capitaliste ait changé de norme de gestion. Pourvu seulement que l'on consente à cesser de confondre le profit avec le bénéfice comptable, la sécurité ne s'oppose plus à la rentabilité. Elle y contribue, au premier chef. Elle en représente un élément essentiel. Toute la confusion intellectuelle qui règne en la matière peut-être est imputable à l'impérialisme des comp­tables, et provient de ce que le vocabulaire des comptables, dont l'adéquation théorique laisse beaucoup à désirer, de plus en plus déteint sur le langage des économistes. Sans doute le réseau des éléments qui concourent à la maximation du pro­fit. s'est-il compliqué. Nous avons une connaissan­ce plus détaillée, plus analytique de ses moyens. Mais la finalité de l'entreprise capitaliste n'a pas substantiellement changé. L'économie de marché reste bien une économie de profit.

Seconde question maintenant.: le. comporte­ment que dicte à l'entrepreneur le projet qu'il poursuit de m'lximer son profit est-il bien celui

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que requiert la satisfaction maxima du consom­mateur ? Il faut bien comprendre que toute la justification du capitalisme repose sur la coïnci­dence entre la rentabilité (individuelle) et la pro­ductivité (sociale): c'est-a-dire entre d'une part la comptabilité des entreprises (qui comporte des dépenses et des recettes monétaires, et dégage le profit) et d'autre part le calcul économique fonda­mental (qui compare des sacrifices et des avan­tages sociaux). Il n'est pas contestable que les progrès de l'analyse économique aient mis en lu­mière un certain nombre de discordances (entre la rentabilité et la productivité) que la tradition libérale antérieure n'avait point aperçues, ou dont elle avait fait trop bon marché. Par exem­ple, un entrepreneur ne supporte le poids d'au­cune indemnité pour les mauvaises odeurs ou les fumées dont il empeste l'atmosphère quo­tidienne des voisins de son usine. Ce n'est pas lui non plus qui paie les investissements ferroviaires et routiers dont il bénéficie. En revanche il ne se voit pas attribuer tout le' fruit des inventions techniques dont il fait les frais. Lord Keynes, dans les hypothèses très particulières qui 'sont celles de toute sa théorie (sous emploi chronique, rigidité à la baisse des salaires et ~es prix) a mon-

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tré qu'un investissement même non rentable peut tres bien être productif (pour autant qu'il pourvoit d'un revenu des chômeurs, dont la demande four­nira du travail à d'autres chômeurs etc ... )

Tout défaut de coïncidence entre la rentabilité et la productivité engendre ce qu'en éconÇlmie de marché l'on appelle une distorsion, c'est-à-dire un écart entre d'une part la combinaison qui se trouve spontanément et effectivement réalisée par l'effet du mécanisme des prix, sous l'impulsion du désir de gain des entrepreneurs, et d'autre part la combinaison optima : celle qui maximerait la satisfaction de la demande solvable; Que le systè­me capitaliste comporte des· distorsions, cela n'est point contestable. Le principe sans doute reste l'harmonie des . intérêts. Les distorsions ne sont jamais que des exceptions. Il convient d'en mesurer l'étendue, d' enjauger la gravité.

Je ne crois pas, pour ma part, qu'elles soient si importantes que la valeur du système s'en puisse trouver sensiblement altérée. En outre, s'il est vrai que certaines distorsions tiennent à des causes naturelles (par exemple à la difficulté d'organiser l'indemnisation des victimes de la pollution atmosphérique) il semble que la plupart d'entre elles doivent l'existence à ne malencontreuses

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interventions de la puissance publique, qui sC souvent faussent ou bloquent le filécanisme des prix. Enfin beaucoup de distorsions, naturelles QU artificielles, sont susceptibles d'être corrigées, neutralisées par un régime convenable de taxes et de sùbventions.

Beaucoup de nos contemporains croient qu'en système capitaliste le champ des distorsions est considérable, et qu'il se trouve en constante extension relative. Le régime capitaliste serait de plus en plus distorsionniste. Par 1'effet du proces­sus de concentration que Marx a découvert, et qu'il a érigé en loi universelle du devenir écono­mique, le capitalisme, disent-ils, a cessé d'être atomistique. Ses structures sont devenues « molé­culaires », voire « monolithiques» (Jean Marchal). Or la concentration tue la concurrence. Elle détra­que et fausse le système du marché.

Qu'en est-il? Bien sûr, la théorie économique pure enseigne que la parfaite coïncidence de la rentabilité avec la productivité suppose la concur­rence pure et parfaite, c'est-à-dire très précisément cette modalité morphologique extrême du marché que nous avons proposé de baptiser: le « polypo­lopolypsone pliopolopliopsonistique ». (ce qui signifie : multiplicité des acheteurs et des ven-

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deurs, et libre entrée des uns et des autres sur le marché). Alors, et alors seulement, chaque pro­ducteur a intérêt à pousser sa production jusqu'au point où son coût marginal de production s'éga­lise au prix du marché. La concurrence des nou- . veaux entrants dans la branche tend à égaliser pour toutes les firmes le coût marginal et le coût moyen. Toutes les marchandises sont vendues exactement à leur coût, sans profit, et la réparti­tion des facteurs disponibles se fait de telle façon que se trouve assurée la satisfaction maxima de la demande solvable. Mais dès que l'on s'écarte du polypolopolypsone pliopolopliopsonistiq ue, il n'en va plus ainsi. En monopole par exemple - pour prendre le cas extrême et aussi le plus simple de marché non purement concurrentiel -les marchandises monopolisées sont produites en quantité moindre, et vendues à un prix plus élevé qu'elles ne le seraient dans l'hypothèse de la concurrence pure. Dès lors que la production de certains biens se trouve monopolisée, la réparti- . tion des facteurs socialement disponibles entre leurs différents emplois possibles n'est donc plus optima. Le monopole est distorsionniste.

En théorie, cela n'est point niable. Je n'en incline pas moins à penser qu'en beaucoup de

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milieux - non point seulement hostiles au systè­me capitaliste, mais par exemple aussi parmi les libéraux allemands de l'Ecole de Fribourg - on exagère les méfaits de la monopolisation. Voici qcelques brèves remarques à ce sujet:

1°) La distorsion qu'ici l'on dénonce est propre au monopole. Lorsque la concentration ne va pas jusque là, lorsqu'elle s'arrête en chemin, ses effets économiques sont très différents. Or peu de mono­poles absolus sont naturels. Un monopole ne se peut établir spontanément que dans le cas très particulier des branches pour lesquelles le coût de production unitaire décroît indéfiniment, au fur et à mesure que s'accroissent les quantités produites. Il en va fréquemment ainsi dans la branche des transports. Mais la plupart des mono­poles sont artificiels. Ils résultent de l'action de l'Etat, qui parle protectionnisme soustrait l'indus­trie nationale à la concurrence étrangère, ou bief). qui encourage et privilégie l'autofinancement des entreprises, ou qui encore, sous le signe de l'éco­nomie concertée, favorise et suscite lui-même des collusions et ententes malthusiennes entre les producteurs concurrents d'un même secteur.

2°) S'il est vrai que toutes choses égales d'ail­leurs le monopole a pour effet de contracter les

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quantités offertes sur les marchés monopolisés, cela libère des facteurs qui viennent accroître l'activité des autres branches. Le monopole n'empêche pas le plein emploi des facteurs. Son effet n'est pas de réduire le volume physique global de la production. Il dévie seulement sa structure.

3°) L'importance de cette déviation - c'est-à­diI;e l'ampleur d'e la distorsion monopolistique -varie en fonction inverse de l'élasticité de la de­mande du produit monopolisé. Or plus l'aisance se répand dans la société, plus se diversifient la production et la consommation, plus aussi t~us les produits deviennent proches substituts les uns des autres, plus s'élèvent l'ensemble des coeffi­cients d'élasticité de substitution et d'élasticité de demande. Il n'y a plus de concurrence-sur le mar­ché du produit monopolisé. Mais entre les divers monopoles la concurrence se fait de plus en plus. vive, et le marché exerce une forte pression sur les producteurs monopolistes qui doivent constam­ment s'ingénier à reconquérir et, pour cela, satis­faire leurs clients. On dit souvent que la concen­tration tue la concurrence. Plus probablement, en réalité, elle l'intensifie.

4°) S'il est vrai que le monopoliste se trouve en

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mesure de vendre au dessus de ses coûts, en revanche son intérêt l'incite toujours, en harmonie avec l'intérêt général, à les réduire.

5°) Pour ce faire, il se trouve stimulé à engager de généreuses dépenses de recherche scientifique et technique: et cela d'autant plus qu'il n'est pas exposé, comme l'entrepreneur en concurrence, à ce que d'autres s'emparent immédiatement des procédés techniques neufs qu'il aura découverts, et lui en enlèvent le bénéfice.

6°) Les profits de monopole - qui constituent et mesurent l'avantage pour l'entrepreneur, et le coût pour le consommateur, de la distorsion monopolistique - jouent sans aucun doute un rôle positif, comme source généreuse de formation de capitaux neufs. Entre 1870 et 1913, les deux pays qui ont connu les rythmes d'équipement le plus -élevés - les Etats-Unis et l'Allemagne -sont aussi ceux où l'on trouvait le plus de mono­poles. Sans doute n'y a-t-il pas là: pure coïncidence.

Le cas du monopole n'est ici qu'un exemple. Seulement le monopole est l'un des arguments que l'on avance le plus fréquemment chaque fois que l'on entame le procès de la productivité du régime capitaliste. Or il nous a semblé qu'une analyse pré­cise conduit à réduire considérablement sa portée.

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Outre une production abondante, un système économique,quel qu'il soit, se doitd'assurerl'équi­libre. Ceux qui contestent l'efficacité économique du capitalisme ne lui reprochent pas seulement d'être malthusien, ils l'accusent d'être fondamen­taie ment instable. L'idée est ancienne ; elle remon­te à Sismondi et à Marx. Mais aujourd'hui encore, combien de gens tiennent pour acquis que le capi­talismese trouve frappé d'une sorte de tare orga~ nique, qui le voue au déséquilibre? Sous sa forme chronique, la maladie s'appellera sous-consom­mation permanente. surépargne constante et croissante, stagnation séculaire. Sous sa forme . épisodique, elle se manifeste par les crises cycliques de surproduction. De toute manière, le capita­lisme - nous dit-on - ne saurait échapper au chômage, permanent ou périodique. Et le mal, à long terme, serait mortel pour le système lui-même

Cette manière de voir s'appuie sur l'expérience des fluctuations cycliques, quel 'on a effectivement observées depuis le début du XIXème siècle, c'est-à-dire depuis l'avènement du capitalisme industriel. On supp~te que le phénomène ira s'emplifiant, jusqu'à faire sauter le système. Et Marx, qui croit à la fois à la sous-consommation permanente et aux crises périodiqùes, s'appuie

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là-dessus pour affirmer que le capitalisme serait voué à l'autodestruction. L'ampleur et la durée· jusqu'alors inouïes de la Grande Dépression de 1929 ont pu sembler justifier ce schéma. L'un des slogans qui coururent à l'époque, c'est que l'on ne se trouvait point en face d'une« crise de conjonc­ture » de type traditionnel, mais bien d'une véri­table« crise de structure », qui mettait en question le régime.

Seulement depuis. 1929, il y a eu Schacht, et Keynes. Et je crois bien que l'on peut aujourd'hui tenir pour certain que jamais nous ne revivrons une expérience du type de la Grande Dèpression. Parce que Keynes a découvert le sérum qui neu­tralise les contractions économiques : le déficit budgétaire, les grands travaux publics, la politique des bas taux d'intérêt. La diphtérie, la syphilis, la tuberculose ont aujourd'hui cessé d'être des maladies graves. Nous savons étouffer leur déve­loppement dans l'œuf. Ainsi en va-t-il maintenant des crises économiques. Si demain venait à se pro­duire un phénomène analogue à celui d'octobre 1929 - M. Jacques Rueff n'a peut-être pas tort de penser que le Void Exchange Standard en porte en soi la menace - il est hors de doute que l'on' emploierait le sérum keynésien, et qu'il aurait

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raison de la crise. Ce qui maintenant paraît à craindre, c'est bien plutôt que l'on n'abùse du remède, comme font certains médecins des anti­biotiques. Car s'il est infaillible, il n'est pas sans danger. En temps normal la politique systémati­que d'argent à bon marché, en temps de crise le deficit spending et les« escalades» de dévaluations monétaires peu à peu développent au sein de l'or­ganisme économique l'intoxication inflationniste. Le refus de toute déflation correctrice de la part des pays qui connaissent une balance des compt~s déficitaire peut complètement détraquer lesystè­D;le économique international. Et les politiques conjoncturelles à sens unique, en éliminant - ou du moins en abrégeant à l'excès -les récessions, privent l'organisme économique du bienfait des fécondes réactions spontanées que normalement il leur oppose. Car les récessions sont utiles. Elles éliminent les entreprises obsolescentes, mal con­çues ou mal gérées. Elles contraignent les autres

- à de fécondes reconversions. Elles stimulent la rationalisation. Elles accélèrent le progrès techni­que. L'organisme économique pâtit, lorsqu'on le dispense artificiellement de ces temps de pénitence dont il a besoin pour s'e périodiquement retremper. Pour nous désormaï"s, après Keynes, ce ne sont

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pas les déséquilibres qui menacent le capitalisme, mais bien plutôt l'inflation, la surchauffe chro­nique ou bien encore l'excès d'équilibre, l'excès de stabilité et de sécurité, qui pourraient à long terme affaiblir le système, exténuer ses impulsions progressives.

C'est sur le long terme que finalement se juge un régime. Maximer la production actuelle, éviter de trop sérieux « incidents de parcours» (P. Massé) cela n'épuise point son roll et. Il lui faut encore engendrer un rythme satisfaisant de crOIssance.

Le taux de la croissance à long terme dépend à la fois du rythme du progrès technique, et de celui de la formation des capitaux. Nous laisserons de côté la question du progrès technique. Non qu'elle ne soit essentielle, mais parce que ce n'est pas un domaine où l'on accuse fréquemment le capitalis­me de déficience. Beaucoup plus épineux est le problème de savoir si le capitalisme est (ou non) capable de former des capitaux à une cadence suffisante pour gagner sur le communisme la course à la prospérité. En principe, en économie de marché, l'investissement est fonction de l'épar-

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gne spontanée des individus. Or, d'une part dans les pays pauvres l'épargne privée est presque in­existante, et les adversaires du capitalisme ne manquent pas d'en conclure que le capitalisme se­rait incapable d'assurer le « décollage» des écono­mies du tiers monde. Quant aux pays riches, si Keynes et Hansen les disaient hier encore en proie au péril permanent de la surépargne, c'est plutôt l'inverse qui nous préoccupe aujourd'hui. Il semble que les structures et les mœurs évoluent dans un sens défavorable à l'épargne. L'enrichis­sement général engendre le nivellement des reve­nus, et, toutes choses égales d'ailleurs, l'égalisation des conditions diminue la propension à épargner. Les fortunes familiales ont perdu leur prestige. De

. plus en plus rares aujourd'hui sont les particuliers qui se soucient d'en édifier une. Les impôts sur les successions et la dépréciation monétaire ont dé­couragé les gens de penser à leurs héritiers. On ne dote plus guère les filles. La sécurité sociale, ies assurances privées, la généralisation des retraites dispensent le père de famille de l'obligation d'amasser pour faire face aux aléas de l'exis­tence des siens, et aux besoins de ses vieux jours. La fureur de consommer dévore les jeunes généra­tions. Rien d'étonnant dès lors si, du moins dans

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l'ensemble des pays d'Europe, les marchés finan­ciers sont devenus peu actifs. La traditionnelle bourgeoisie prévoyante incontestablement décli­ne. Le capitalisme lui peut-il survivre? En écono­mie de marché l'investissement dépend du volume de l'épargne privée volontaire. Qu'est-ce donc qui nous garantit que celle-ci sera suffisante pour sou­tenir lift rythme satisfaisant de. croissance écono­mique générale ? Est-ce que le développement économique en système capitaliste ne serait pas soumis à une sorte de frein logistique : le progrès engendrant la sécurité, la sécurité dispensant les gens d'épargner et l'insuffisance d'épargne di­minuant alors progressivement le rythme du progrès? .

La question sans doute est sérieuse, et mérite' l'examen. Quelques remarques toutefois s'impo­sent à ce sujet.

D'abord pour une large part le déclin de l'épargne est le fait du prince. L'inflation, la fiscalité, les abus de la sécurité sociale en sont lourdement responsables. Ce sont là des facteurs artificiels, contraires à l'esprit du système. Les par­tisans de l'étatisme sont peut-être spécialement malvenus, pour prétendre transférer à l'Etat la ges­tion de l'économie, à s'appuyer précisément sur ce

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qui surtout est le résultat de sa mauvaise politique. Deuxièmement, l'on se hâte un peu trop en cer­

tains milieux de -proclamer le tarissement de l'épargne privée. L'épargne n'a point tant dimi­nué que changé de forme. Aujourd'hui, sans dou­te, beaucoup moins d'individus que naguère poursuivent l'accumulation d'une fortune. Mais on épargne encore: pour, dans quelques années, s'installer dans un logement plus confortable, marier sa fille, ou faire l'acquisition d'une automo­bile. Cette épargne là ne porte pas entre les mains de chacun sur de très grosses sommes, et n'est pas conservée par l'épargnant au delà de quelques années, voire de quelques mois. Mais elle est le fait de couches sociales beaucoup plus étendues que ne l'était la classe des épargnants d'autrefois. Les analyses théoriques de l'école allemande d'Erlangen, (1) et la pratique des banques alle­mandes depuis 19481'0nt bien montré: elle peut être mobilisée pour des investissements à long terme.

Troisièmement : à côté de l'épargne des parucu­liers, il y a ceHe des entreprises, qui est aussi de l'épargne privée. L'autofinancement sans doute

(l)Cf.lean Massot: Les Banques et finvestissement en Allemagne occidentale, Paris,'L.G.D.l., 1960.

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n'est pas une pratique sans reproche au regard de la théorie économique : il suppose et il perpétue les monopoles, il engendre une situation dans laquelle les capitaux vont aux entreprises qui ont fait des profits, alors qu'ils se devraient diriger sur celles qui en feront. Mais on peut imaginer que l'épargne des entreprises puisse alimenter le mar­ché financier, et que, plutôt que de s'équiper elles mêmes ou de chercher par des participations à s'assurer le contrôle d'autres firmes, elles se cons­tituent des portefeuilles de rapport. Le régime fiscal actuel semble ne savoir qu'inventer pour les en décourager. Il suffirait d'aménagements fiscaux adéquats pour qu'elles y fussent au con­traire incitées.

Quatrièmement enfin, je ne vois pas en quoi ce serait contraire à l'esprit ou nuisible au fonc­tionnement du système capitaliste, que dans une mesure raisonnable l'investissement public vînt compléter l'investissement privé, lorsque celui-ci est insuffisant. Cela semble mêmt:; particu­lièrement indiqué dans le secteur public, qui de toute manière existe, et tient une place importante en toute économie de marc~é de structure moder­ne. Présentement, l'Etat mobilise l'épargne privée pour financer ses propres activités. Aux entrepri-

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ses publiques, fonds publics, c'est-à-dire finance­ment par des recettes fiscales : je trouverais pour ma part cette formule··excellente. Et je ne vois pas en quoi donc elle s'écarterait des principes fonda­mentaux du capitalisme. Les adversaires du libé­ralisme s'en font volontiers une conception faus­sement intégriste qui bien souvent surprend et déroute les vrais libéraux.

Jetons maintenant un bref regard sur les faits . . Au XIXème siècle, c'est le régime libéral qui a produit l'essor industriel de l'Angleterre et de la France, puis en un second temps celui de l'Allema­gne et des Etats-Unis. Actuellement tous les pays industriels du monde, à la seule exception de la Russie et de la Tchécoslovaquie, sont des pays capitalistes. Le monde libre dans son ensemble est beaucoup plus riche que le monde communiste, et tous les grands pays capitalistes assurent à leurs citoyens un niveau de vie considérablement supé­rieur à celui même des Soviétiques. Si l'on tient compte des différences qui existent" dans les métho­des de computation du Produit National Brot, les taux de croissance des pays libres du continent européen, et celui des Etats-Unis, sont supérieurs

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a ceux de la Russie. Enfin, parmi les pays capitalis­tes, c'est celui dont la doctrine officielle, les struc­tures, la politique économique satisfont le plus étroitement aux exigences de l'orthodoxie libéra­le - l'Allemagne de l'Ouest - qui détient le re­cord mondial des taux de croissance.

Voilà donc un faisceau d'observations certes sommaires, mais qui ne m'en paraît pas moins èloquent. Devant cela, libre encore à M. Jean-Paul Sartre d'associer le capitalisme à la misère,' et d'identifier le communisme avec l'abondance. En régime libéral on peut dire n'importe quoi, et n'en demeurer pas moins un philosophe et un écri­vain honoré. Mais enfin le tableau qu'à nos yeux offre aujourd'hui le monde ne suggère rien moins que l'infériorité du capitalisme, au regard de la prod uctivité .

.le ne prétends pas que la planitication solt incapable d'enrichir une société, de développer une économie. Elle dispose pour cela de deux atouts maîtres: le travail forcé, l'épargne forcée: grâce à quoi sans doute, particulièrement au début d'un processus d 'ind ustrialisation, - pour opérer le « décollage» d'un pays arriéré - elle peut, en dépit des gaspillages qui lui sont inhérents, aligner de saisissantes performances. La Russie nous en a

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fourni la preuve. II se faut garder du simplisme de cet argument massue, que constituerait la simple et sommaire confrontation des niveaux de vie à l'Est et à l'Ouest. Si le monde communiste dans l'ensemble est pauvre, cela n'emporte pas que le communisme en soit responsable. Il y a l'héritage des siècles, la pression démographique, la pénurie de compétences. Ce n'est pas en quelques années que la révolution communiste pouvait venir à bout de tout cela. Il n'empêche qu'au XIXème siècle, en Occident, le capitalisme en est bel et bien venu à bout. II a remarquablement réussi le « décol­lage » des économies ouest-européennes, nord­américaine, et japonaise. Et c'est lui qui aujourd'­hui encore opère et soutient leur prospérité écono­mique.

En dépit de certaines apparences (et par exem­ple chez nous en dépit de notre planification dite démocratique), en dépit des nombreuses entorses que nous avons apportées à l'esprit du système, et des frottements que nous avons introduits dans son fonctionnement, nous sommes bien toujours en économie de marché. Le capitalisme, certes, a évolué. C'est le propre de tout ce qui vit que de s'adapter sans cesse. Mais les changements qui ont affecté le capitalisme n'ont point altéré son essen-

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ce, ni troqué son principe. Les données unt chan­gé, non les processus fondamentaux. Les cadres ont changé, non les mécanismes. Les structures ont changé, non le système. C'est toujours la quête du profit qui anime et règle l'activité des entrepri­ses, c'est toujours le jeu des prix qui opère les ajus­tements.· Fondamentalement, tel que les écono­mistes classiques en avaient construit la théorie, le système est resté lui-même. Il n'est pas détraqué. II n'est pas sérieusement altéré. Présentement, il ne manifeste aucune grave déficience, aucun signe d'affaiblissement qui soit vraiment inquiétant. Il se porte bien. Je ne vois pas que son rendement fléchisse. II n'a pas démérité. Il fonctionne réelle­ment et efficacement.

Voilà pour le présent. L~ capitalisme a-t-il pour lui l'avenir? C'est ce qu'il nous reste à examiner.

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ACTUALITÉ DE L'ÉCONOMIE LIBRE

Tâchons de situer le capitalisme dans l'histoire. Beaucoup de nos contemporains, que ne lais­

sent insensibles ni les valeurs morales et humaines dont l'économie de marché conditionne l'épa­nouissement,ni l'efficacité économique de ses mécanismes, n'en sont pas moins intérieurement convaincus que ses jours sont comptés. Le capita­lisme, selon leur vision des choses, c'est le régime du passé. C'est un régime dépassé. Ali XIX ème siècle, individualiste et bourgeois, il a p~OIi1U l'essor économique de l'Occident européen. Au vingtième il se survit encore, mais altéré chaque jourdavantage,et corrodé par la progressive soçia-

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lisation des mentalités, des idéaux, des structures, des institutions, de la politique économique. Aussi fatalement que naguère l'agriculture sédentaire a remplacé l'élevage nomade et la cueillette, demain, que cela plaise ou non, le socialisme remplacera l~ capitalisme.

Peu d'esprits en France échappent tout à fait à l'envoûtante emprise d'une telle perspective. Elle a marqué notre langage même: c'est bien souvent que nous parlons du capitalisme à l'imparfait, même pour le défendre. Et du socialisme, même pour le pourfendre, au futur.

Pour l'avenir du capitalisme, c'est en somme assez inquiétant que tant de gens ressentent tant de peine à lui supputer un avenir. Car l'avenir, après tout, c'est l'idole de notre époque (1). Dans notre naïve croyance au progrès, nous ne sommes plus qu'aversion pour ce qui fut et pour ce qui est, pâmoison devant ce que nous supputons qui sera. Notre génération vit à l'affût du moindre remous historique, qui lui puisse suggérer quelque trait du futur. Comme un vieillard qui s'abêtit devant un berceau, elle est à genoux devant ce qu'elle prévoit que penseront, que feront, que seront les

(1) Le R. P. Rahner, S. J. n'a-t-il pas récemment écrit que « Dieu, c'est l'avenir absolu » ?

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générations qui lui feront suite. On ne s'intéresse point tant à discerner ce qui est beau, ce qui est vrai, ce qui est bon. On cherche à deviner ce qui pour demain paraît historiquement vraisembla­ble. Et le futur probable devient notre norme suprême. La prospective nous tient lieu d'axiolo­gie. A la place de l'échelle des valeurs, nous avons mis l'axe du temps. Folle fuite en avant, et qui tourne à la débandade. Nous nous évadons dans le futur,nous ne sommes plus présents à notre beau présent. La maladie mentale spécifique de notre époque, on pourrait l'appeler la « futuromanie ». C'est une maladie sénile. Les sociétés vieillissantes connaissent, elles aussi, leurs crises de jouvence.

L'idolâtrie de l'avenir procède de la croyance au « sens de l'histoire ». Voilà bien la plus sotte superstition de notre temps, lq plus démoralisante aussi. Elle vient de Marx. Mais qui parmi nous n'est pas tant soit peu marxiste sur ce point?

Qu'est-ce donc que l'on appelle aujourd'hui le « sens de l'histoire» ? Ce« sens» se peut enten­dre en trois sens différents.

En premier lieu l'on pourrait dire de chacun de nous qu'il a, qu'il n'a pas, qu'il a plus ou moins le sens de rhistoire : c'est-à-dire le sens histori­que. Un sens: comme le goût ou l'odorat, ou le

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sens poétique, ou le sens des autres. Le sens de l'histoire serait alors une sorte d'intuition du pas­sé, le don d'évoquer le passé, de le ressusciter, de le comprendre, et de comprendre les enchaînements historiques.

Le « sens de l'histoire» , cela pourrait encore signifier sa signification. Il est clair que l'histoire n'est pas, qu'en tout cas elle n'est pas seulement absurde. Elle nous apprend bien quelque chose sur la nature humaine, sur les lois naturelles de la société, sur la façon dont mutuellement s'àrticu­lent le libre i;!t le nécessaire. Elle est le champ d'ex­périence par excellence du' philosophe et du socio­logue. Le sens de l'histoire, ce serait alorsl'ensem­ble des leçons que nous livre l'histoire.

Mais plus couramment aujourd'hui nous enten­dons le « sens de l'histoire» en un troisième sens infiniment contestable. L'histoire aurait un sens: c'est-à-dire un sens unique, une direction constan­te, vers un aboutissement d'avance déterminé, que nous pourrions prévoir et dont nous devrions hâter l'échéance. L'histoire serait linéaire. Le de­venir historique obéirait à une simple et unique loi. Telle est bien la croyance aujourd'hui prévalente, et que j'entends ici combattre. Elle me semble à· la fois blasphématoire, fausse, et démoralisante.

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Blasphématoire d'abord. Ce qui incontesta­blement a un sens, une orientation constante vers une consommation finale prophétisée, c'est l'his­toire sacrée, l'histoire du salut : celle qui va de la Création à la Parousie, en passant par Adam, Abraham, Moïse, David, Jésus-Christ, et l'Eglise chrétienne. Que l'histoire sacrée ait un sens, cela justement signifie sa transcendance au regard de l'histoire profane : qui, elle,capricieusement, déambule par monts et par vaux. Mais la transcen­dance n'est pour Marx qu'une illusion aliénante. S'il impute à l'histoire humaine ce qui constituait la prérogative de l'histoire sacrée, c'est bien pré­cisément pour nier l'histoire sacrée, pour faire descendre en ce monde-ci la Jérusalem céleste, et promouvoir le profane à la place du divin.

La croyance au sens de l'histoire (profane) est antiscientifique .. Bien sûr, l'histoire n'est pas un chaos. Il y a des enchaînements historiques nécessaires, des séquences historiques qui se répè­tent. Il y a des lois d'alternance. Il est bien certain par exemple que l'anarchie appelle la dictature. Mais qu'il existe des nécessités historiques, cela n'emporte pas que l'ensemble du déroulement historique soit néces~aire, ni que le processus historique total soit réductible à une loi compara-

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ble à ce qu'est à l'astronomie la loi de Newton, ou bien à la physique l'équation d'Einstein (1). Bien loin que l'histoire aille toujours dans le même sens, l'expérience nous la montre tissée de retour­nements, de nouveautés, d'imprévus, de renais­sances. Elle se présente à nous comme un champ d'événements, de surprises, d'actes libres. Qui donc en 1900 aurait prévu Lénine, Hitler, le réveil

; de l'Islam, ou le Baby-boom, (c'est-à-dire le brus­\ que relèvement de natalité qu'a connu l'humanité blanche aux alentours de la seconde guerre mon­diale) ? Sans doute - c'est là le grand principe de la géométrie analytique - n'importe quelle cour­be à sa formule, et donc aussi la courbe générale de l'histoire. Mais la formule nous en échappe .. Et non seulement parce qu'elle est sûrement d'une complication inouïe : mais surtout parce qu'il nous faudrait, pour la calculer, connaître la tota-· lité de l'histoire, jusqu'à sa fin. Dans l'état présent des choses, il ne nous est pas permis d'extrapoler vers l'avenir le seul tronçon - peut-être relati­vement infime - de la courbe historique, que d'ores et déjà nous connaissons. Rien n'est plus antiscientifique que l'impatience incontrôlée de connaissance scientifique. (1) Cf. René Sédillot : L'histoire n'a pas de sens, Paris Fayard, 1965.

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Dégager, définir le sens de l'histoire, telle fut la commune ambition de toutes ces constructions sommaires et simplistes que l'on appelle les « philosophies de l'histoire », encore que leur pro­pos n'ait absolument rien à voir avec la philoso­phie, et fort peu de chose avec l'histoire. Elles met­tent habituellement les historiens très mal à l'aise. Ils les prennent difficilement au sérieux. Elles ne sont à leurs yeux que primaires échafaudages.

Si la croyance au sens de l'histoire connaît par­mi no,us un si large succès, cela pourrait bien être parce qu'elle munit l'homme contemporain d'une justification pour démissionner de ses responssa­bilités historiques. L'histoire, il nous appartient après tout de la faire, de l'orienter, de la conduire, de l'écrire avec notre intelligence, avec notre cœur, avec notre sueur et avec notre sang. Et non point (seulement) de la prévoir, de la servir, de la subir: Sans doute - comme le disait Marx - si les hommes font leur propre histoire, ils ne la font pas selon leurs caprices. A l'histoire comme à la na­ture, nous ne commandons qu'à la condition de lui obéir d'abord. Mais cela ne va point à dire que l'homme n'ait qu'à se mettre à la remorque du destin. Si l'histoire a un sens prédéterminé, alors ma vie n'a plus de signification. Je ne suis plus un

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agent de l'histoire, mais seulement un acteur, qui joue son rôle dans une pièce écrite d'avance.

Il semble qu'aujourd'hui l'Occidental ait perdu le goût d'affronter le destin, de le braver, de le maîtriser. Il n'a cure de nager contre le courant. Il n'entend plus assumer les aléas de l'histoire. Il ne veut plus parier qu'à coup sûr. Avant de prendre les armes,. il lui faut absolument savoir à qui « l'histoire» réserve la victoire, afin surtout qu'il n'aille,pas risquer de se trouver dans le camp des vaincus. Il répugne au risque d'avoir finale­ment œuvré en vain. Il ne se sent nulle vocation pour les opérations de retardement, pour les compats d'arrière-garde, pour la défense des causes perdues. Il court au devant de l'histoire, et se propose de la précéder plutôt que de l'infléchir. Il a bien oublié la leçon du Taciturne. Pour entre­prendre, il n'a pas besoin d'espérer seulement, il lui faut être sûr que « l'histoire» lui garantit le succès. Bien souvent la superstition du sens de l'his­toire n'est qu'un alibi de la lâcheté. Elle nous a fait perdre l'Algérie. Craignons qu'elle ne nous fasse perdre la liberté.

La croyance au sens de l'histoire a travesti la discipline historique. L'histoire, c'était la science du passé. On nous en fait une di~p.use de bonne

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aventure. Elle était mémoire des morts, chronique de leurs destinées et de leurs gestes, résurrection mentale des civilisations révolues, intelligence des enchaînements chronologiques. Elle devient une technique d'extrapolation prospective. Ce que maintenant nous demandons à l'histoire, c'est de nous enseigner le futur probable, â'fin que nous en puissions faire la norme de nos jugements, et la règle de notre action.

La croyance au sens de l'histoire est tout spécia­lement nocive dans les pays où le « vent de l'his­toire» ne souffle pas du bon côté. Elle se présente alors à la fois comme un trait de décadence, et comme un accélérateur de la décadence. Il ne me semble guère contestable que le monde contem­porain, que la France en particulier se trouvent présentement em brayés sur un processus de déclin. Byzantinisme, bureaucratie, érosion sociale, tradi­tions délaissées, exotisme, cosmopolitisme, ébran­lement de l'hégémonie internationale des nations les plus civilisées, religion du confort, déferlement d'idéologie futuristes, universalistes et humani­taires, débauches d'artifice, tout cela, qui fait écho au scénario fondamental de toutes les décadences antiques, suggère que nous sommes en marche vers une nouvelle barbarie, techpicienne sans dou-

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te et non plus ignorantiste, mais qui n'en signifie pas moins une redescente par rapport aux sommets de civilisation déjà atteints. Je reconnais mon temps et mon pays pour ambuler sur les voies de la décadence. Cela ne m'empêche nullement d'aimer mon pays, ni mon temps. Mon temps, c'est dans te temps mon plus proche prochain. Les temps de décadence ont eux aussi leur charme, leur parfum, leur saveur, leur piquant, leur valeur. C'est parmi les miasmes de la décadence juive qu'a surgi le christianisme. La décadence de l'héllénisme a donné Plotin. Celle de la romanité, Saint-Augus­tin. Ce sont les plus belles fleurs qui poussent sur le fumier. La décadence au reste n'est pas un pro­cessus unilatéral, fatal, irréversible. Elle peut être retardée, déviée, stoppée. La décadence, pourvu que l'on ne se complaise pas en elle, ne justifie rien moins que le désespoir.

Il existe de belles vocatiol)s pour l'homme spirituel, et pour l'homme de bien, en conjoncture de décadence. L'attitude qui convient alors porte un beau nom. Elle s'appelle la résistance. Il ne s'agit pas alors de se précipiter aux devants du morne avenir qui s'annonce. C'est au contraire le moment de s'accrochèr aux valeurs éternelles, et aux valeurs temporelles de civilisation que me-

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nace le courant historique. 011 en sauvera bien toujours quelque chose, et du moins l'honneur. Et certes nous ignorons tout à fait si nous gagne­rons cette bataille. Nous savons seulement que, contre la barbarie qui déferle, nous devons nous battre. Car si même noJre civilisation se doit effondrer, du moins ainsi ménagerons-nous les chances des renaissances à venir.

Les tenants du « sens de l'histoire» croient à la fois qu'elle en a un, qu'on le peut discerner, qu'eux mêmes en ont clairement connaissance, enfin que c'est l'histoire qui leur dicte leur devoir, et qu'ils n'en ont point d'autre que celui de coopérer avec l'histoire, pour hâter l'accouchement du futur en gestation. Je conteste tout cela. Mais, quoi qu'il en soit du sens de l'histoire, il y a, sans aucun doute, des processus historiques partiels et continus, à l'intérieur du contenu de tel secteur limité, de telle période particulière. Que donc vaut ce schéma qui constitue comme l'arrière plan de l'opinion con­Û:mporaine en la matière, et qui voudrait qu'il y eût une succession historique nécessaire des sys­tèmes économiques, et que dans un 'avenir prO­chain le capitalisme dût fatalement céder la place

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à l'économie planifiée? Le capitalisme, dans cette perspective,irréversiblement se corrompt et décli­ne. Il est de' moins en moins en harmonie avec le contexte que lui font la technique, la mentalité, la pOlitique contemporaines. Il s'épuise et détra­que. La société se trouve engagée dans un proces­sus de «socialisation» progressive, quine peut dé­boucher que dans le socialisme;. Il y a ceux qui croient que le royaume du Plan est proche. Et ceux qui - plus sagement - confessent n~en connaître ni le jour ni l'heure. Même si les appréciatio~s diftërent sur le timing, tout le monde a bien la même représentation de l'ordre du scénario. Comme la féodalité a remplacé l'esclavage, comme l'économie libérale a détrôné la féodalité, demain le socialisme supplantera le capitalisme.

y aurait-il donc du moins un sens de l'histoire des divers systèmes économiques? J'ai l'impres­sion que beaucoup d'esprits se montrent ici bien pressés d'emboîter le pas à Marx sur le chemin du relativisme et du déterminisme historiques. Sans aucun doute, le système économique est solidaire de son contexte, et dépendant des diverses varia­bles extraéconomiques qui lui servent de cadre, et de l'évolution de la civilisation en général. Respectivement néanmoins les diverses variables

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historiques sont largement autonomes. Beaucoup . de choses, beaucoup de vérités, beaucoup de valeurs transcendent l'histoire. On n'aperçoit clairement en somme un « sens de l'histoire » (encore n'est-ce guère que sur une tranche d'his­toire : les trois cents dernières années) que pour la variable technique. La technique, sans doute, est une variable relativement indépendante. C'est, Marx l'a montré, une variable motrice. Est soumis au « sens de l'histoire» cela - mais peut-être cela seulement - qui se trouve dans la mouvance de la variable technique. Quand on m'explique qu'à l'époque de la désintégration de l'atome et de la cosmonautique, il devient impossible de croire à l'Immaculée Conception, je réponds que je ne vois pas le rapport. Pour ce qui est en revanche du régime économique, assurément ne le peut-on tenir pour indifférent à l'évolution de la technique. Il est incontestable que des forces historiques pro­fondes tendent constamment à le lui adapter. Mais il ne me paraît nullement démontré qu'un seul sys­tème économique puisse convenir à tel stade don­né de la technique, ni qu'un même système écono­mique ne se puisse accorder à plusieurs contextes techniques historiquement successifs, et substan­tiellement différents.

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En outre, si même il existait un ordre fatal de succession des systèmes, il ne semble nullement prouvé que sur la lignée des systèmes le capitalis­me et le socialisme se situent bien selon ce qu 'ima­ginent la majorité de nos contemporains. Si pour tant d'esprits il semble aller de soi que le ca­pitalisme est avant, et le socialisme après, sans doute est-ce pour ce que la révolution russe est chronologiquement postérieure à la Révolution Française. Mais la qu·estion n'est pas de millésime. L'on ne voit point que nulle part jusqu'à présent le socialisme se soit implanté sur les ruines d'un capitalisme mûr. La Russie en 1917, la Chine en 1948 n'étaient rien moins que des pays de capi­talisme avancé. Il y aurait bien l'exemple de la Tchécoslovaquie, mais c'est une exception qui confirme la règle: l'instauration du communisme en Bohême n'a nullement été le résultat d'une évolution autonome de ses structures économi­ques nationales: elle fut imposée de l'extérieur, par des remous militaires et diplomatiques, et sur l'organisme économique tchécoslovaque le moins que l'on puisse dire est que cette greffe étrangère n'a pas pris si aisément. Parmi les pays capitalistes évolués, ceux où l'idéologie communiste rencon­tre le plus d'audience dans l'opinion publique sont

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aussi bien ceux dont ies structures sont le moins capitalistes et le moins évoluées : la France et l'Italie. On peut alors se demander si leur relative perméabilité aux idéaux du socialisme ne reflète­rait pas l'archaïsme de leurs structures, encore largement précapitalistes. Aux Etats-Unis, en Angleterre, en Allemagne au contraire, c'est-à­dire dans les trois pays où les processus classiques de mûrissement du capitalisme -la mobilisation des richesses, l'urbanisation de la population, l'industrialisation des structures, la concentration de la production - sont le plus avancés, la propa­gande marxiste ne rencontre que des échos négli­geables. Enfin, - et bien qu'il ne se faille point hâter de proposer leur carte de membre de la Mont Pélerin Society à MM. Liberman et Trapeznikov, il est tout de même assez frappant que les deux seuls pays communistes qui aient atteint un niveau de développement économique relativement élevé -la Russie etla Tchécoslovaquie-commencent maintenant à redécouvrir les vertus de certains mécanismes du marché. Un tel faisceau de faits incline à mettre en doute que le socialisme soit vraiment le successeur probable du capitalisme, voire l'aboutissement fatal de son mûrissement. La planification ne se situerait-elle pas plutôt comme

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une transition (facultative) entre la féodalité et le capitalisme ? Aprés tout l'on comprend bien mieux qu'elle soit apte à forcer l'industrialisation d'un pays féodal, en imposant une massive épar­gne forcée, et la priorité de l'industrie lourde, plutôt qu'à réaliser les innombrables ajustements qu'implique une économie riche et complexe. L'extrême diversité des produits, la complication des processus productifs et celle des liaisons que comporte une économie hautement évoluée appelle la finesse, la souplesse, l'automatisme des mécanismes· du marché. Mais alors, sur l'axe historique de la succession des systèmes, c'est le socialisme qui est avant, et le capitalisme qui vient après.

Est-il vrai que le capitalisme s'autodétruise ? Marx l'avait affirmé. La mentalité générale l'ad­met implioitement dans notre pays .. Mais il est frappant que tous les arguments que depuis cent ans l'on invoquait à l'appui de cette thèse se soient les uns après les autres effondrés : et que tous les processus d'autodestruction que l'on invoquait se soient l'un après l'autre perdus dans des impasses.

Le capitalisme. disait~.on, engendre ses propres

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fossoyeurs. La prolétarisation des masses, la paupérisation des prolétaires grossissent et for­tifient continuellement les forces révolutionnaires qui le doivent un jour renverser. Or c'est exacte­ment le contraire que nous pouvons maintenant voir. L'évolution progressive du capitalisme relève sans cesse les salaires réels, elle égalise de plus en plus les conditions. La classe des travailleurs ma­nuels a cessé de s'accroître en nombre relatif. Elle est au reste de moins en moins prolétarienne, et de moins en moins révolutionnaire.

Les crises périodiques, la sous-consommation permanente minent le système et le tueront un jour, ajoutait-on. Or il apparaît aujourd'hui que la grande dépression de 1929 a vraisemblablement marqué la fin des crises. Ce n'est pas le capitalisme qui est dépassé, ce sont les cycles. L'économie contemporaine ne connaît plus que de légères et brèves récessions, qu'en dépit de leurs avantages trop méconnus l'on peut certes tenir pour une tare du régime, mais qui ne le menacent plus dans son existence. Quant aux dépressions, nous l'avons dit, Keynes a découvert le sérum qui les neutrali­serait infailliblement s'il y avait lieu.

Pour dénier l'avenir au capitalisme on invo­quait la concentration. La constante diminution

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du nombre des unités de production, disait-on, achemine, à la limite, vers la centralisation des décisions économiques. Elle fait le lit du planisme. Elle tue progressivement la concurrence, âme du régime. En réalité, que voyons-nous ? D'abord c'est un fait connu que le phénomène de la concen­tration, que Marx a eu le mérite de discerner, et la loi de concentration, qu'il a eu le mérite de formu­ler, n'ont pas du tout la portée qu'il leur prêtait. Le processus de concentration n'est ni universel ni indéfini. Beaucoup de secteurs, comme l'agricul- ' ture, le commerce, les services lui échappent ou résistent plus ou moins. D'autre part ni la concen­tration technique, ni même la concentration des entreprises n'entraînent, comme l'avait imaginé Marx, celle de la propriété du capital. Il est enfin, nous l'avons dit, très contestable que la concen­tration exténue la concurrence, et même qu'elle en fausse gravement le mécanisme. Il ne me semble pas évident que finalement le capitalisme de gran~ des unités soit moins conforme au « modèle» d'un marché parfaitement ordonné à la satisfaction maxima de la demande solvable, et moins subs­tantiellement fidèlè à l'esprit de l'économie de marché, que n'était le régime du XIXème siècle, à base de petites entreprises individuelles 'et fami-

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liales. Le calcul èconomique des grandes firmès est beaucoup plus éclairé et précis. Dans le climat qu'engendre la' concentration, les compétitions se font plus intenses, la pression concurrentielle est plus vive et plus efficace sans doute que ce n'était le cas lorsque la forme des marchés se rapprochait davantage du polypolopolypsone pliopoloplio­psonistique.

De tous les arguments traditionnels que depuis cent ans brandissaient les prophètes de la chute du capitalisme, il paraît donc qu'il n'e reste pas grand'chose.

Cela ne signifie pas que l'avenir du régime soit sans problèmes. Les vieux périls peut-être sont conjurés. L'histoire cependant lance au capitalis­me de nouveaux défis. Tels, par exemple, l'infla­tion, l'information, l'ascension du personnage économique de l'Etat, la planification indicative.

Ljnflati<:m endémique contemporaine repré­sent~ sans doute une véritable mutation du capi­talisme. Elle manifeste un changement de menta­lité. L'opinion publique n'accepte plus de bon cœur les disciplines monétaires. L'étalon or a été partiellement ahand_onné, et l'on ne saurait dire

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que les contraintes qu'il comportait soient rem­placées par des normes équivalentes. La plupart des pays se montrent jaloux de leur souveraineté monétaire, et n'entendent pas s'astreindre à ce qui serait nécessaire pour maintenir l'équilibre des balances des comptes dans la liberté. On refuse toute compression nominale des revenus. La con­séquence en est que les mouvements généraux des prix sont maintenant à sens unique : tous les ajustements se font à la hausse. Enfin la croyance s'est largement répandue qu'il existe une antino­mie entre la croissance économique et la stabilité monétaire, et qu'au moindre signe de ralentisse­ment de l'expansion des affaires, tout de suite c'est celle-ci qu'il convient de sacrifier. Tel est l'état d'esprit qui caractérise ce que M. Jacques Rueff appelle « l'âge de l'inflation ».

Or, l'inflation sans doute attaque les bases du du système du marché. L'inflation viole la pro­priété, décourage l'épargne, fausse tous les con­trats. Elle est exclusive de tout ordre économique international. Pour la refouler, les pouvoirs pu­blics se laissent entraîner à toutes sortes s'inter­ventions sélectives, génératrices de d1storsions, de rigidités, d'indéterminations. Ils s'engagent sur la voie de j'autarcie, qui permet et suscite le diri-

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gisme. On doit sérieusement se demander si le capitalisme - à la longue - pourrait survivre à la stabilité monétaire.

Le mal toutefois n'est peut-être ni si enraciné, ni si irréversible qu'on le pourrait croire. Les pro­grès des libres échanges internationaux restaurent certaines contraintes monétaires. Grâce au Mar­ché Commun par exemple, la France ne peut plus aujourd'hui rétablir le régime du contingentement généralisé, ou le contrôle des changes. Même la perspective d'une nouvelle dévaluation du franc n'est plus si aisément concevable. L'inflation dès lors retrouve son châtiment naturel, qui est la con-

. traction : par laquelle il faut bien passer pour stopper tout mouvement inflationniste une fois déclenché. Nous en savons quelque chose dans la France de 1965. On peut espérer que la leçon aurà porté, et qu'à l'avenir nos dirigeants tien­dront à prévenir un mal qu'on ne peut plus guérir sans passer par où nous en sommes.

Sans doute aussi bien reculera cette fausse croyance à l'incompatibilité du progrès économi­que avec des prix stables-, qui nous a fait tant de mal. L'exemple de l'Allenlag~e ici me paraît élo­quent. Le pays qui depuis dix huit ans bat tous les records mondiaux en fait de taux de croissance

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est celui qui détient aussi le record de la stabilité monétaire.

Peut-être estimera-t-on paradoxal que parmi les nouveautés dont l'histoire contemporaine défie le capitalisme, nous ayons mentionné les progrès de l'information. La publicité des offres et des demandes, n'est-ce pas l'essence même des marchés? Un marché parfait ne se définit-il pas comme une maison de verre? C'est vrai. Mais cela n'emporte pas que le marché se trouve tou­jours bien que.toutes choses deviennent transpa­rentes pour tout le monde. Les sujets économiques en régime de marché n'ont pas besoin de tout sa­voir. L'invisible main qu'évoque Adam Smith voit dans le secret: et c'est dans le secret qu'elle opère les ajustements. Selon la théorie statique du mar­ché, un entrepreneur en concurrence pure et par­faite doit connaître le prix de marché de son pro­duit, et sa propre courbe de coûts. Ces deux seules données lui suffiseLt peur qu'il puisse déterminer son débit. Peu lui importent les diverses courbes de coûts de ses innombrables concurrents, et la courbe de la demande globale de la marchandise, et les conditions de marché des autres ·biens. Il n'a

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vraiment que faire d'être informé de tout cela. Et cela représente justement un atout majeur pour l'économie de marché: qu'elle permet une énorme économie de transparence. Un planificateur doit tout savoir, et tout prévoir. Au lieu que le marché concurrentiel fonctionne tout seul, sans qu'il soit besoin que personne ait été renseigné sur les quan­tités produites, ni sur les courbes globales d'offre et de demande. Comme la Répubtique n'a pas besoin de savants, on pourrait dire de l'économie de marché qu'elle n'a pas besoin de statisticiens.

Telle était la leçon de la théorie statique pure de la concurrence parfaite. Mais l'évolution des conditions économiques générales a considéra­blement modifié les choses. La concentration d'abord a multiplié les situations d'oligopole. A l'oligopoliste les conditions de production de ses partenaires, leurs intentions, leurs stratégies, ne sont plus indifférentes, et pas non plus la courbe de la demande globale du produit. Peut-être bien que l'intérêt général préférerait qu'il n'en fût point informé. Plus en effet il ignorera de choses, et moins le comportement de l'ologopoliste s'éloi­gnera du comportement classique de l'entrepre­neur en polypolopolypsone pliopolopliopsonis­tique. Mais rien ne saurait faire que lui-même ne

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cherchât pas à savoir. D'autre part le processus de production s'allonge, les investissements se font à termes de plus en plus longs, les progrès techni­ques démodent les outillages à des rythmes accé­lérés, les structures de la demande sont de moins en moins stables, les liens de complémentarité entre les diverses productions deviennent à la "rois plus nombreux, plus complexes et plus rigides. Tout cela fait que les décisions de l'entrepreneur réquièrent de plus en plus qu'il suppute l'avenir. Or dans l'avenir chaque élément dépend de tous les autres. Pour prévoir ce qui précisément l'in­téresse, l'entrepreneur ressent le besoin de tout connaître. Ainsi l'évolution économique accroît­elle le besoin de prévision. Et le besoin de prévi­sion développe spectaculairement l'information. L'économie de marché perd progressivement cet avantage qui lui était propre, de pouvoir fonc­tionner correctement dans les ténèbres. Et la lumière qu'elle même désormais appelle ne ris­que-t-elle pas de lui être funeste? La poussée ver~ tigineuse de la documentation statistique, l'avé­nement de la comptabilité nationale, les calculs prospectifs des plans indicatifs ne la menacent-ils pas?

L'on peut et l'on doit certes poser une telle

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question. La \""Unnaissance vulgarisée des stocks et des flux globaux, des trends généraux, de l'ave­nir prévisible tel}dent à créer une situation dans laquelle tout le monde spécule. en même temps et dans le même sens. Une économie consciente, et qui demeure libre, n'est-elle pas vouée dès lors à l'instabilité? N'est.,.il pas à craindre que l'infor­mation sur les déséquilibres amplifie les déséqui­libres ? En outre, lé développement des statisti­ques fournit aux gouvernements les moyens de la planification. Or ce qui rend possible la planifica­tion ne risque-t-il pas de l'engendrer ? Lénine avait bien vu .que le socialisme présuppose la statistique. Réciproquement. la statistique ne seèréterait-elle pas le socialisme? C'est souvent que l'organe crée la fonctio.n.

Tels sont-Ies périls que les progrès de l'informa­ti011 suspendent sur l'avenir du capitalisme. Rien ne nous dit toutefois qu'ils ne puissent être conju­rés. Un peu d'information sur la conjoncture et sur les changements structurels prévisibles mena­ce peut-être -l'équilibre général. Beaucoup d'in- . formation pourrait fort bien être susceptible de le servir. Et l'on peut imaginer d'efficaces politiques rééquilibrantes qlli n'altèrent pas le système de marché. Quant àla tentation de planification que

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porte en soi l'essor des statistiques, il n'est nulle­ment fatal que l'on y succombe. Il est faux que l'existence d'une technique impose tous les usages dont elle est susceptible. On ne s'est point servi des gaz de combat durant la seconde guerre mon­diale. Depuis Byzance la technique de la castra­tion a fait de gigantesques progrès : mais l'on castrait alors des hommes, et l'on n'en castre plus.

N'est-il pas toutefois manifeste que déjà notre économie se sociaHse'? Le marché sous nos yeux étouffe dans ce réseau de contraintes étatiques proliférantes qui l'enserre, le fausse, le sclérose, le paralyse. Avec un secteur public pléthorique, de massifs investissements d'Etat, le contrôle du crédit, le contrôle des émissions de valeurs mobi­lières, les prix bloqués, l'Etat maintenant devenu le plus gros producteur, le plus gros client, le plus gros banquier du pays, la géographie volontaire, la planification certes indicative encore, mais de plus en plus ambitieuse, la politique des revenus ... sommes-nous bien encore en économie libérale ? C'est ainsi que les entorses que l'on perpètre con­tre les principes du libéralisme se muent en argu-

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ments contre l'avenir du système. Et si pourtant la socialisation progressive de l'économie tradui­sait une tendance vraiment profonde et incoerci-: ble et procédait d'une nécessité historique ?

L'objection n'est pas de celles dont on se dé­·.barrasse avec des pirouettes. Mais ici je ne puis que soumettre au lecteur quelques brèves obser­vations.

D'abord il s'en faut beaucoup que toute inter-, vention étatique soit contraire à l'esprit et nuisi­

ble au fonctionnement de l'économie libérale. Une législation sociale raisonnable, un secteur public judicieusement. situé dans les secteurs où les coût& sont longtemps décroissants, le.déficit budgétaire keynésien qUJllld les circonstances le recommandent, l'aide aux pays sous-développés, un protectionnisme modéré, maintenu pour des fins ~e défense nationale ou pour satisfaire à des « préférences de structure» (Jean Weiller), une politique conjoncturelle menée par des moyens principalement monétaires, des subventions dé­gressives propres à permettre l'euthanasie des activités déclinantes... : ce ne soint point là des entorses au libéralisme, mais des perfectionne­ments de l'économie de marché. Le système libé­ral n'implique rien moins que l'effacement de

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l'Etat. L'altératIOn du capitalisme ·ne se mesure pas au volume des interférences étatiques. Son vrai critère est la nature - « conf()rme » ou bien « contraire » - des interventions. Et de fait, il existe un très grand nombre d'interventions « contraires ». Elles engendrent des distorsions, des rigidités, des indéterminations. Elles font dévier le marche, elles écartent seS' resultats du « modèle ». qui maximerait la satisfaction de la demande solvable. Elles enlèvent au système de la souplesse. M'ais le plus souvent, elles ne l'empê­chent pas de fonctionner. Le capitalisme a bon estomac. Il peut digérer beaucoup de cailloux, beaucoup de mesures.étatiques malencontreuses, et n'en continuer pas moins à se bien porter.

Quant à la planification indicative, doit-on penser que petit à petit elle supplée les ajustements par le mécanisme des prix, et qu'elle annonce un nouveau régime économique, qui ne serait plus

. le capitalisme? J'ai toujours eu beaucoup de peine à saisir en quoi réellement consiste la planification indicative. Je vois bien que beaucoup de Français, parmi les meilleurs, parmi les plus soucieux de la chose publique, dans les mouvements de jeunesse

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et les syndicats, et dans le milieu des jeunes écono­mistes, ont fixé sur elle leurs enthousiasmes et leurs espoirs. Mais je ne parviens pas à la claire­ment situer, au regard de la logique des systèmes. Comment donc l'Etat peut-il planifier une pro­duction qu'il ne contrôle pas ? La planification indicative ne se refuse-t-elle pas les moyens de ses ambitions ? On ne m'ôtera point aisément de l'esprit que l'adjectif ici s'accorde mal avec le su bs tan tif.

Alors que sous la IVème République le Com­missariat au Plan demeurait étrangement discret, presque clandestin, voici que la Cinquième lui fait une bruyante réclame. Le pouvoir et l'opposi­tion font assaut de planisme indicatif. Il semble que l'on en fasse une sorte de religion nationale. Mais quelle est pratiquement la portée du plan? La France a-t-elle un plan? Sans doute, on le peut lire au Journal officiel. Mais est-ce bien son plan qui régit l'économie française? Si depuis dix-huit ans, nous n'avions pas eu de plan, la production françai~e en 1964 aurait-elle été supérieure, inférieure, ou égale à ce qu'elle a été? Les structu­res de l'économie française seraient-elles différen­tes de ce qu'elles sont? J'ai naïvement proposé ces questions à plusieurs de mes collègues, pour la

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plupart pIanistes. Presque tous ont confessé ne pouvoir honnêtement répondre. Alors on peut se demander si notre planification « souple », offi­ciellement tant orchestrée et célébrée, ne serait pas surtout épi phénoménale - ou encore, comme on l'a spirituellement dit, plutôt qu'indicative, décorative.

Cela ne signifie pas qu'elle soit neutre. Effecti­vement, elle est à tout le moins en quelque sorte éducative. Le prestige du plan a sûrement aidé les Français à prendre conscience de certaines vérités économiques élémentaires, qu'ils mécon­naissaient auparavant. L'on sait aujourd'hui très généralement que la croissance implique l'inves­tissement, et que l'investissement suppose des restrictions de consommation. L'on n'ignore plus que lorsque les salaires s'élèvent plus rapIdement que la productivité du travail, il en résulte soit le chômage, soit l'inflation, et que l'inflation nuit aux classes laborieuses. Le prestige du Plan freine les démagogies: syndicales, parlementaires, gou­vernementales, ou élyséennes.

Cela ne peut toutefois nous faire oublier ses méfaits. Le Plan d'abord est gros consommateur de compétences hautement qualifiées, qui trouve­raient à son défaut, au sein des entreprises, un

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emploi sans doute plus productif. Précisément parce qu'il n'est qu'indicatif, et respecte en princi­pe la liberté des entreprises, il conduit la puissance publique à multiplier les interventions sélectives : génératrices de distorsions malsaines, de rigidités, de gaspillages. L'Etat qui pratique la planification indicative se trouve contraint de marchander en permanence avec les entreprises, voire personnel­lement avec leurs gérants. Cela le dégrade, e( ra­vale plus ou moins au rôle de marchand de tapis. De tels marchandages dégradent aussi bien les entrepreneurs. Un entrepreneur en système capi­taliste, c'est un individu qui décide, prend des risques, affronte la concurrence, assume ses res­ponsabilités : c'est un homme. Un exploitant soviétique, en quelque sorte, est un militaire. Il reçoit des ordres. Il les exécute. C'est un homme encore. Mais la planification indIcative transfor­me l'entrepreneur privé en raLd'élntichaJ;l1bre de ministères, en coureur de rubans, en convive habitué des déjeûners officiels. Elle dévirilise les sujets économiques individuels.

Bien plus que le Plan toutefois, c'est le planismè qui me paraît déplorable. Le plan indicatif fait chez nous l'objet d'une my.~!!gue. Il cultive la mystique dont il est l'objet. Il en a besoin pour

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suppléer les autres moyens de s'imposer, dont il demeure privé. La planification souple suppose et engendre un climat mental dans lequel l'idéal national est en passe de se réduire ai.. relèvement d'un point ou d'une fraction de point du taux annuel de la croissance économique. Elle ravale l'esprit public, elle vide le civisme de tout contenu élevé. Elle prosaïse et rabaisse les thèmes du patrio­tisme, au point qu'elle pourrait bien un jour l'éteindre.

Pour toutes ces raisons, je me méfie grandement de la planification indicative. Mais je ne crois pas qu'elle mette sérieusement en péril le capitalisme. Le Plan, c'est largement une mystification. Nous sommes en économie libérale. Le Plan n'est que la mouche du coche. Les champions de la planifica­tion démocratique aspirent à un troisième systè­me. Mais il n'y a pas de troisième système qui soit logiquement cohérent, théoriquement pensable, pratiquement réalisable. La planification souple est une impasse. Je suis convaincu qu'elle avorte­ra. La France actuelle s'imagine volontiers qu'elle est en train de jeter les fondements du régime de l'avenir: un régime qui serait plus efficient, plus juste, plus fraternel, plus humain. Je l'aperçois plutôt comme assise entre deux chaises. Ou bien

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la plan indicatif dégénerera, pour devenir autQri­taire. Alors un beau matin, nous nous réveillerons communistes. Ou bien le plan indicatif s'étiolera, et nous retournerons vers des formes d'économie plus conformes à l'orthodoxie libérale. C'est la seconde éventualité qui me semble le plus proba~ ble.

En raison tout d'abord du Babybopm. Dans. dix ans, les générations plus nombreuses qui sont nées depuis 1946 commenceront à peser sérieu­sement dans la cité, Nul ne sait encore ce que cela changera. Mais à coup sûr, cela changera quelque chose. Il en peut sortir le pire comme le meilleur. Il me paraît assez vraisemblable que la pression des nouvelles classes montantes doive bientôt faire éclater cet étau de réglementations malthu­siennes, protectrices des droits acquis, où l'écono­mie francaise est présentement empêtrée.

Et puis il yale contexte étranger. Volontiers les Français regardent la planification indicative comme une sorte de nouvel évangile révolution­naire, appelé comme l'autre à faire le tour du mon­de dans les plis du drapeau tricolore. Même toutes proportions décemment gardées, rien ne me paraît plus fallacieux. Ni la mystique ni la formule du Plan français ne m'apparaissent propres à séduire

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d'autres que nous. Je ne leur crois ni larges chances d'expansion, ni longues chances d'avenir. Sans doute sommes-nous en présence d'une sorte de mirage typiquement hexagonal, que la France a forgé pour se donner le change, après l'infiniment douloureuse et désastreuse et honteuse sécession de l'Algérie. Comme aussi bien toute forme de diri­gisme économique, la planification 'indicative a pour effet de replier la nation s.ur elle-même. Cependant la libéralisation des échanges va son train. Déjà, grâce à la restauration du franc en 1958 et au Marché Commun, les marges d'option dont disposent nos planificateurs se rétrécissent singulièrement. Et-si l'Europe doit un jour se f~ire - j'entends les Etats-Unis de l'Europe des Six ~ tout porte à pressentir que ce sera sur les structu­res libérales de l'Allemagne de l'Ouest, bien plus probablement que sur les nôtres,que s'alignera la .fédération. S'il nous est au reste permis d'espé­rer que les Etats nationaux actuels accepteront d'immoler sur l'autel de l'Europe leurs pouvoirs économiques souverains, il semble beaucoup plus difficile d'imaginer qu'ils consentent à les trans­férer entiers à l'autorité politique commune. La logique même du processus d'unification impli­que que l'intégration de l'Europe la libéralise,

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S'il en' est ainsi, le libéralisme économique n'est pas le passé: c'est l'avenir. Un avenir auquel les esprits chez nous sont bien mal préparés. Partout, dans l'Université, dans les Eglises, parmi les« for­ces vives », le climat mental est anticapitaliste. Une renaissance de l'économie libérale suppose de notre part un immense effort de pensée et d'appro­fondissement théorique, de renouvellement doc­trinal, et de persuasion de l'opinion publique.

Socialisme et libéralisme ne luttent pas ici à armes égales. Le socialisme mobilise les ferveurs. Jamais le capitalisme ne sera objet d'enthousias­me. L'économie libérale n'est pas une solution exaltante. C'est une' solution raisonnable et efficace. La doctrine socialiste se propose comme un substitut de religion. Le libéralisme est la doc­trine qui refuse de faire du système économique une religion. Instaurez le socialisme, nous dit-on: il vous procurera le bonheur, la justice, la concor­de. Les libéraux répondent: aucun système écono­mique ne peut donner aux hommes la joie ni la vertu. Organisez correctement l'économie de marché, cela vous permettra de vous exalter pour autre chose, et qui vraiment soit digne de votre ferveur. Le libéralisme est la doctrine économique qui remet la chose économique à sa place. Les

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libéraux n'attendent rien d'autre du système capi­taliste que de constituer un cadre propice, afin que sur d~autres plans les hommes se trouvent mis en mesure de réaliser, d'épanouir'leur dignité spécifique.

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SOMMAIRE

1 - Les doctrines en péril . . . . . . . .. Il

2 - Le système du marché ....... 27

3 - Moralité de l'économie libre .. 47

4 _. Efficacité de l'économie libre .. 73

5 - Actualité de l'économie libre . .1 05

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COMPosÉ SUR MONOPHOTO EN TIMES

CORPS Il CE VOLUME A É1É ACHEVÉ

D'IMPRIMER SUR LES PRESSES. DE

JOSEFH FLOCH MAITRE-IMPRIMEUR A

MAYENNE LE 20 MARS 1967 . N° D'ÉDITEUR 379 N° D'IMPRIMEUR 2769