A N'Y PAS CROIRE

DU MEME AUTEUR

Essais :

J E U N E S S E D E LA M É D I T E R R A N É E

SEL D E LA MER

U L Y S S E OU L ' I N T E L L I G E N C E

F E U X V I V A N T S

F E U I L L E S D E F R E S N E S

Romans :

H É L I O T R O P E

LES COMPAGNONS DE L 'ERGADOR

LE C O L O M B I E R DE P U Y V E R T

C O N T R E T E M P S

Histoire :

LA V I E D E H A R O U N - A L - R A C H I D

H A N N I B A L

Théâtre :

INCARNADA

LA C L É M E N C E D U PACHA

NAUSICAA

Gabriel AUDISIO

A N ' Y PAS CROIRE

Récits et Portraits

del DUCA

© 1966, EDITIONS MONDIALES, PARIS Imprimé en France

Les récits et les portraits dont ce recueil est composé se présentent, dans une première partie, comme fabuleux, et, dans l'autre, comme réalistes. Mais j'en viens à douter de cette distinction : les plus fabuleux d'apparence ne seraient-ils pas les plus réels, et réciproquement ?

Quoi qu'il en soit on remarquera qu'ils tour- nent tous autour d'un même objet diversement considéré. Certains lecteurs y verront peut-être une obsession. De toute manière le recueil y trouve son unité.

G. A.

I

DU FOND DES EAUX

LE GRAND CERF

L soir, rien ne paraît plus calme que cet étang. Le soleil décline derrière le mur des frondaisons, l'eau rougit, les arbres plongent leurs reflets, les nuages se baignent doucement. Quel calme !

Mais il faut y voir de plus près. Quoi ? Une poule d'eau qui se fraie son sillage saccadé parmi les fleurs nautiques, un canard sauvage qui fouille à coups de bec les prèles palustres, un ragondin qui sort de sa hutte de roseaux et qui nage folle- ment, des myriades d'insectes propulsés par des forces prodigieuses, quels millions de vies, de luttes, d'amours, de morts ! Et ces plantes submergées qui grouillent, ces herbes impossibles, la renoncule scélérate, faux acore, épiaire, ah ! méfie-toi de l'eau qui dort !

Voilà bien de quoi faire sourire le Grand-Cerf, ces pauvres terreurs des humains. Car le Grand- Cerf est ici chez lui, le roi des forêts et des étangs, le mâle puissamment encorné de ramures à dix cors. Et il descend à une allure très noble les

degrés de son palais aquatique. Nous régnons, nous, le Grand-Cerf, ainsi soit-il !

Mais à chaque marche qu'il descend, le Grand- Cerf perd un andouiller qui reste accroché à la voûte et devient une lampe à gros œil d'albinos. Du sang coule au long de l'escalier, le Grand- Cerf poursuit sa descente, indifférent, avec la même majesté. Et il arrive enfin, le crâne déboisé, à la vase des profondeurs. Lentement il s'y englou- tit, dans un remous de caillots rouges.

Voilà bien de quoi faire sourire les humains à leur tour. Et pourtant c'est un homme, à la place du Cerf disparu, qui surgit de la vase san- glante : il est nu et blafard, et il est amputé de son membre viril. Il commence à remonter les

marches et il voit, à mi-hauteur de l'escalier monu- mental, une créature souveraine, debout, les bras ouverts. Elle est nue, mais enduite de la clarté rouge des lanternes, et parée de bijoux verts qui scintillent en triangle, deux aux pointes des seins et l'autre à la naissance du sexe.

L'homme remonte jusqu'aux pieds de la

reine, il s'incline, et, montrant la cicatrice de sa mutilation, il dit :

— Madame, je suis le délégué des statues. Alors elle lui tend la main et, tout sourire, lui

répond :

— Approchez-vous, seigneur ! Où le Cerf a perdu ses bois, l'amour reste embaumé.

L'EAU QUI DORT

D E quoi est faite la vase au fond de l'étang ?

Des cadavres de mille plantes qui furent jeunes et belles, et qui couvrirent de floraisons les miroirs de l'eau.

Les morts se vengent.

Du fond de l 'étang la vase ne cesse d'envoyer des bulles à la surface. Elle s'y épuise, mais elle jubile :

— Je vais pourrir le monde entier. Et elle lance de nouvelles bulles, de nouveaux

gaz, de nouveaux poisons.

Mais voyez où la pureté se niche ! En arri- vant à l'air, les bulles putrides deviennent de brillantes parures. Et quel plaisir de les voir au soleil éclater joyeusement !

Les morts pardonnent.

L'ETANG GELE

T RANSPARENCE hypocrite, la glace attend.

Amour parfait, un couple rêve. Une bergeronnette, c'est trop léger. Un furet,

c'est encore trop léger. Mais un homme, avec son poids de soucis et d'espérances, avec son cœur !

La comtesse en polissant ses ongles : — Que faites-vous, mon ami ? Et le comte :

— Je regarde tes yeux, mon amour.

L'ESPRIT DES EAUX

Q hommes étaient assis, des libellules volaient, par un beau matin de dimanche, des papillons erraient au bord d'un petit étang des sarcelles nageaient très isolé, très solitaire, des poules d'eau zigzaguaient entouré d'arbres des hérons barbotaient de tous côtés, des escadrilles de poissons grouillaient entre les herbes et ces hommes de bonne foi

mille grenouilles clapotaient

se félicitaient entre eux

cent mille araignées d'eau patinaient du repos qu'ils goûtaient

mille millions de moustiques, de guêpes, de mou- cherons zinzonnaient

loin de l'agitation des cités énormes dans l'énorme agitation de l'eau.

— Quel calme, quel délassement ! s'écrièrent les hommes.

— Quel tumulte, quelle fatigue ! soupira l'étang.

Alors l'esprit de Dieu, qui flottait sur les eaux :

— C'est par là que Nous avons débuté, on y voit Notre maladresse.

LA FORET VIERGE

A Lucienne et Georges Siegwald

N os rêves nous voient souvent

accomplir de fabuleux exploits. Plus d'un philoso- phe assure que ce n'est point là une illusion, et que nous avons, sous l'empire des songes, des pouvoirs qui nous sont refusés dans la veille. Ainsi meurt sur la barricade, deux nuits au moins par trimestre, celui qui tremble encore dans ses pantoufles trois ans après la dernière balle de l'insurrection.

Une femme, au visage d'anémone de mer, disait en rêve à un explorateur mythologique :

— Ami, ne me ferez-vous point traverser la forêt vierge en pirogue ?

— Certes, répondait-il, et avec joie ! Ce disant, il mesurait du regard la longueur

de ses membres inférieurs, car le songe, ainsi qu'il est notoire, allonge considérablement les jam- bes de l'homme.

Autant admettre qu'il hésitait, ce qu'on lui signifia sans ambages :

— Hé quoi, navigateur, ignorez-vous l'art de mener les pirogues ? Ou bien, si vous craignez la forêt vierge...

— Que non ! s'écria-t-il. Pour moi la pirogue est sans aucun secret, j'y suis de première force. Mais il me manque une science que je dois me faire enseigner, et cela sera très long : il faut d'abord que je prenne des leçons de cri de guerre.

Qu'il eût peur, c'est certain ; mais en songe, voilà qui ruine nos prémisses. Pourtant, si c'était la peur des forêts ou, sous leur couvert, la peur des vierges ?

La nuit porte conseil.