RichardAbibon

S’envoyerenl’airÀproposde«Lechâteaudansleciel»filmd’animationdeMiyazaki

Cela fait au moins trois fois que je vois ce chef-d’œuvre de Miyazaki, qui est

également son premier opus, datant de 1986. Cette fois, c’était en compagnie demespetitsenfants.Ilsadorent,sansêtrecapabledemedirepourquoi.Cettefois,j’aicomprisquelque chose: comme d’habitude, cette œuvre est grande parce qu’elle donne unversionparticulièredumythed’Œdipe.Commequoilesjaponaisn’yéchappentpas,pasplus que les chinois. J’ai déjà écrit quelques analyses de films basés sur des légendeschinoisesnotamment,letrèscélèbre«Voyageversl’occident»,oulesaventuresduroidessinges,SunWuKong.

Jene voyaisdans «Le châteaudans le ciel» quepurepoésie.Outre ce châteauflottantaucreuxdesnuagesparonnesaitquelmystère,lerécitestpeupléd’appareils

volantsimprobables.Undirigeablenéanmoinsmunisd’unpetitrotorhorizontal,

depetitsvéhiculesàailesvibrantescommedesabeilles,

uncerfvolantquisedétachedel’aéronefpourobservercequisepassedeplus

haut…

…et malgré cela, des humains qui restent soumis aux lois de la pesanteur,

notammentlejeunehéros,Pazu,souventpendudanslevideauxpierresbranlantesduchâteauqui,lorsqu’ellessedétachent,sesoumettentànouveauàl’universelleloi.Quantà la jeunehéroïne,Sheeta, tombéed’undirigeableaudébutdu film,elledoit lesalutàunepetitepierrequ’elleporteautourducoup,pierrequialepouvoirdecontrerlaloidelapesanteur.Bienentendu,elleestissuesanslesavoirdecemystérieuxchâteau.

Decesinfractionsàlaloidelapesanteur,aucuneexplicationnenousestdonnée.Onpourraéventuellement comprendre, à la findu film,qu’il s’agitdesproduitsd’unecivilisation aux technologies extrêmement avancées: des robots encore enfonctionnementveillentsurcetendroitdésertédetouteprésencehumaine.Jusqu’alorsjem’étaisdit,neboudantpasmonplaisir:licencepoétique!

Etpuisvoilàque jecomprendssoudain: toutescestransgressionde la loide lapesanteurrenvoientàlatransgressionplusfondamentaledeMuska,lechefdessoldats,qui veut s’emparer de ce château pour en piller les richesses et les ressourcestechnologiquesafind’imposersapuissanceaumonde.Lespirates,plussympathiques,«labandeàDora»,cherchentjusteàs’enrichir.Seulelajeunefille,Sheeta,estlégitime.Lapierre«magique»qu’elleporteladésignecommedernièredescendantedelalignéedesroisquiontconstruitcettecité.D’unautrecôté,ils’avèrequeMuskaseditêtreluiaussiundescendantdecesrois,maisilnedisposepasdelapierre.Ilcomprendravitequ’ildoitlaposséderpourfairefonctionnerlesmachineriesetrobotsdelacitadelle,quinerépondentqu’àcetappel.LavoleràSheetaseradoncunbutintermédiaire.

Envoilàunquiveutfairelaloiuniverselleetpourcelas’emparerd’unancêtrequiluiestaprioriinterdit.Iln’yaplusqu’unpetitpasinterprétatifàfaire:lechâteaudansleciel,c’estmamanetMuska,c’estOedipe.Ilveuts’enemparerendépitdelaloietcecipour s’assurer une identification à ce qu’était la mère pour tout bébé: un être toutpuissant.Ici,laloi,lafonctionpaternelle,aspécifiquementconfiélasuccessionàSheeta.Au sommet du château se tient un jardinmagnifique, peuplé de bassins et de fleurs.Parmi tous les robots endormis, un seul vaque encore à sa tâche: fleurir une tombe.Lorsqu’ilaperçoit

Sheeta,il luiconfielafleurqu’ilapportait,afinqu’elles’enchargeelle-même:lalois’écriticidanslatransmissiondeladettedueauxancêtres.

Contrairementàbiendesfamilles,oùladettesepayeenterriblessentimentsde

culpabilité,lasommen’estpasbiencontraignante:justeunefleur,autrementditunpursymbole,carcequisetransmetestessentiellementlafonctionsymbolique.

Sur la pierre tombale, un très long texte est gravé. Tels les hiéroglyphes avantChampollion,nousne savonspas cequeçaveutdire.Peu importe: cela faitpartiedumystèredesancêtres.Commedanstoutes les familles,onnesaitplusgrand-choseau-delàdesgrandsparents.Néanmoinsquelquechoses’esttransmis:l’usagedelalangue,etdonclerespectdelaloidulangageetdel’interditdel’inceste, latransmissiondeladette. Ces lois sont corolaires des lois du monde physique, avec cependant unedifférence de taille: les lois de l’humanité posent des interdits, les lois du mondephysiqueimposentdesimpossibles.Ilestpossibledetransgresserlespremières,paslessecondes.

Or, lechâteaudanslecieldémontreunimpossible: les loisdumondephysiqueont été transgressées, ou alors la technologie de cette civilisation échappe à notreentendement. Serait-ce une métaphore poétique pour nous faire comprendre qu’unetransgression majeure a eu lieu, qui serait à la source de l’extinction de cettecivilisation? La transgression de l’impossible comme image du non respect del’interdit? Le désir de toute puissance de Muska semble aller dans ce sens. D’où lanécessitédeposséder lapierre, c'est-à-dire le symbolecommetel.Lesymbolec'est-à-

direlelangage,c’estlaclefdel’insertiondanslemondedeshumains,oùiln’yapasdechâteaudansleciel.Onnevolepas,onneconvolepasavecmaman.

Parailleurs,dansLaputa(c’est lenomde lacitédesnuages)abandonnée,seulsles automatismes restent, les robots, sans sujet. Il y a là-dedans quelque chose de lathéorie lacanienne, telle qu’entendue par certains: le signifiant fonctionneraitindépendammentdusujet,commeleschainesdeMarkovétudiéesparLacandans«lalettre volée». La loi toute seule, se déroule commeunprogramme informatique, sansaucune possibilité de transgression. Or, il y a du sujet et c’est ce qui apporte cettepossibilitépuisquelechampdulangageapportelapossibilitédel’interdit,quin’estpasl’impossible.Ilestcertesenpartiedéterminéparlesloistransmisesdesancêtres,danslamodalité toute particulière adoptée par ses parents,mais il lutte toute sa vie pourexister en tant que tel, libre de ses déterminismes. Il n’y parvient qu’en partie, unepsychanalyseluipermettantsouventd’yaider.UnpeucommeDescartess’écartantdelascholastique: jepense,doncjesuis,etceci, je l’aitrouvéenmoi-même,parmoi-mêmenon dans l’étude infinie d’ouvrages encyclopédiques. Je l’ai trouvé par l’étude de laréalitéàtraversmonexpérience,cequidonneausavoiruneassiseautrementsolidequelacompilationdesouvragesdesgrandsanciens.

Lasubtilitédufilmvaplusloin.Lecomportementdesrobotsaquelquechosedeprofondément humain. Ainsi, celui chargé de fleurir la tombe interrompt sa rondemécaniquelorsqu’ilaperçoitSheeta.Illuiconfielafleuravecunetelletendressedanslemouvement qu’on en est ému. Lemessage subliminalme semble devoir être entenduainsi: tout cela est beaucoup plus nuancé, il pourrait y avoir du sujet dans la loimécanique, et le sujet qui se conformerait totalement à la loi, s’il n‘était plus qu’un

programme, ilne leseraitqueparunchoixdesujet.Autrementdit,dans lecircuitquis’organiseentrecequim’estdonné(parlesparentsetlesancêtres)etcequej’invente,ilest difficile de démêler l’un de l’autre. La confrontation des robots, en principe pursautomatismes,etdeshumains,musparundésirpassilibrequeça,s’offreicidanstoutesacomplexité.

Revenonsàlacontradictionétrangeduchâteaudansleciel:iltientenl’air,maisquandPazu,legarçonquis’estfaitl’alliédeSheeta,setrouvesuspenduàdescolonnesdudessous,despierressedétachentsoussespieds; ilseraccrochetoujoursplushautpour éviter la chute. Le tout tient, mais les parties détachées tombent. J’y lis unesymboliquequinousdétachedelaquestiondelapesanteur(loiphysiqueimpossibleenprincipeàtransgresser)pourpasseràlaproblématiquedelacastration(imaginaireissudelasymboliquehumaineetnondesloisdelaphysique).Monexpériencemefaitdireque l’ensemble tientnonpasmalgré lespierresqui s’endétachent,maisgrâceà cette

chute. Le tout tient, c'est-à-dire l’image du corps tient comme unité, grâce à cetimaginairedelacastrationquel’onsoitfilleougarçon.Car,desapositionpenduedansle vide, il est à la fois phallus de lamère, en risque de s’en séparer par la naissance(castrationdelamère)etenrisquedecastration,deperdreunmorceaudelui-même,cequiest représentéparcettemétaphorepoétique. Il triomphedesdeuxenrétablissantson équilibre, c'est-à-dire en s’assumant commegarçon. La castration, il court dessus,maisilcontinueaulieud’êtreparalyséparlevertigec'est-à-direparl’angoissequecetteconfrontationpourraitsusciter.Iltientmalgréleschutesdepierres,commelechâteautientenl’air,commelephallusenérection.

Voilàdesmomentsoùl’onfrémittoutenseréjouissantdelevoirtriompherdelasorte.Celaparleàtoutlemondeetdoncàmespetitsenfants.Ilsnesaventpaspourquoi,mais, en rapport à ce que j’analyse demoi-même, je peuxm‘autoriser à en formulerl’hypothèse.

Tout cela est cohérent avec la formephalliquedesdirigeablesdont le seulbut,celui des pirates de Dora comme celui des miliciens de Muska, est de parvenir às’amarreràlacitémère,enunemétaphoredel’actesexuelinterdit.

Il se trouve que Pazu a aussi un passé avec Laputa. Son père, un aviateur des

premièresheuresdelaconquêteduciel,l’aaperçueunjour.Ilenamêmefaitunephoto.Onl’aprispourunmenteuretilenabeaucoupsouffert.Pazuadoncluiaussisadetteàpayerauxancêtres:iltentedeconstruiredesenginsvolantspourretrouverlacitédanslecieletprouverainsiquesonpèren’étaitpasunmenteur.C’estunefaçonderespecterlaloidupèreetau-delà,desancêtres.

Enretour,voilàquidonnesensàlapetitepierreducollierdeSheeta,l’héritière.Elleestàlafoiscequicontreditlaloidelapesanteuretlaclefdelacitédesnuages.Orcette dernière, nous venons de le voir grâce aux acrobaties vertigineuses de soncompagnon, nous pouvons l’assimiler à lamère. Le phallus lorsqu’il s’érige, contreditd’unecertainefaçonlaloidelapesanteur,delamêmefaçonquelamère,pourl’enfant,apparaît toute puissante, au-dessus des lois. On comprend dès lors pourquoi ce petitobjetaucoudelajeunefilleralentitsachute,bienquefinalementelleatterrissedanslesbras d’un garçon. Il faut finalement cette occurrence pour être une fille et vice-versapourlegarçon.

Cettepierreestdonclephallusfémininquilafaittenirenl’aircommel’érection

masculinesejouedelapesanteur.Attardons-nousuninstantausymbolegravésurcettepierre:

Onpourrayvoird’abordunestylisationdel’imagegravéesurlatombedujardin

céleste,

Lechâteaudans lecielyestmétaphoriséparune tourailée flottantentredeux

planètesetpeut-êtrelecroissantdelalune.Maisdanslaformeépurée,nedirait-onpasla figure d’un utérus avec la trompe qui y dépose unœuf, àmoins que ce ne soit unphallusquiyintroduitunspermatozoïde?Lesecretduchâteaudanslecieln’est-ildoncrien d’autre que celui de la rencontre sexuelle et de la génération? Je ne sais pascommentonditleschosesenjaponaismais,enfrançais,nes’agit-ilpasdes’envoyerenl’air?Toutlemondearêvéunjourd’envoloudechute,quelquesoitsalangue.

Devenue l’alliéedespirates,Sheetaserendutiledans ledirigeableen faisant la

cuisinepourlaflopéedefilsdelavieilleDora.Ceux-citombenttousamoureuxd’elleettrouventn’importequelprétextepourresteràsescôtés;ellelestransformedonctousenaide-cuisiniers,cequinousoffrecettescènecocasseoùcesrudespiratessontattelésaux tâches ménagères dans le seul souci de plaire. L’un d’eux a cependant cetteremarque pertinente: «un jour elle deviendra commemaman!» C'est-à-dire commeunevieilledamemasculiniséeetautoritairequinedégageplusunpoildecharme.Cela,c’est le rappel d’une autre pesanteur: celle du temps qui passe. Par chance, pour cesgarçonsellevadans lesensdurespectde la loide l’interditde l’inceste: leurdésirvavers laplus jeune,endehorsde la famille.Enpureperte cependant,puisquePazuestl’éludu cœurde labelle. Cequi fait rebondir laquestion: que font-ils tous encore auservicedemaman,alorsqu’ilsont l’âgedecavalerendehorsdeson influence?Aucunpère,danscette familledepirates,pourédictersapossessionsur lamèrequidès lorspeutexercersondespotismesurtouslesenfants.

Pazu,onl’avu,estaucontrairebranchésurcesoucideréhabilitersonpère.C’est

unêtredesentraillesdelaterre,unmineurquinerêvequedeciel.Lorsqu’ilreçoitdanssesbraslafilletombéeduciel,ildevientlereprésentantdelaterrequefécondeleciel,autreimageenabîmedusymboleapposésurlapierre«magique».C’estunemétaphorequel’onretrouvedanslaplupartdesmythologies,ycomprischrétienne,puisqueJésusestletombéducielpourréhabiliterl’humanité.AuxIndes,ceseraKrishnaouShiva,unfilsducielvenantsurterrepourlasauver.

C’estundesaspects,sansdouteinconscient,dugéniedeMiyazaki,d’avoirinversélesvaleurshabituellesdestraditionsreligieuses:ici,lefilsducielestunefille.

Àlafindufilm,SheetaetPazufontfaceàMuska.Ilsunissentleursmainssurlapierre, sur le phallus commun, ce qui déclenche une puissance destructricephénoménale. Muska et ses soldats sont défaits et les fortifications de la cités’effondrent,retrouvantlaloidelapesanteur.Delapertedusystèmededéfenses’élèvecependantunreste,celuidel’arbregéantquicouronnaitlechâteauetl’enveloppaitdanssesracines.Ilporteàsonsommetlejardintranquilleabritantlatombeetlerobotquilafleurit. Cet ensemble allégédes nécessitésmilitaires de laméfiance grimpe lentementdans le ciel jusqu’à se perdre dans l’espace. Selon le point de vue, on n’y verra quel’arbre,onytrouveraressemblanceavecunemédusecéleste,ouonyapercevral’imagedéfinitived’unphallus.

4sept.16