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Henri Allaigre À propos de La religion dans la cité In: Autres Temps. Cahiers d'éthique sociale et politique. N°75, 2002. pp. 79-83. Citer ce document / Cite this document : Allaigre Henri. À propos de La religion dans la cité. In: Autres Temps. Cahiers d'éthique sociale et politique. N°75, 2002. pp. 79- 83. doi : 10.3406/chris.2002.2399 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/chris_0753-2776_2002_num_75_1_2399

A propos de la religion dans la Cité, Henri Allaigre

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Article sur la place de la religion dans le monde contemporain.

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Henri Allaigre

À propos de La religion dans la citéIn: Autres Temps. Cahiers d'éthique sociale et politique. N°75, 2002. pp. 79-83.

Citer ce document / Cite this document :

Allaigre Henri. À propos de La religion dans la cité. In: Autres Temps. Cahiers d'éthique sociale et politique. N°75, 2002. pp. 79-83.

doi : 10.3406/chris.2002.2399

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/chris_0753-2776_2002_num_75_1_2399

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ACTUELLES

À propos de La religion et la cité*

Henri Allaigre **

Titre d'actualité au moment où le rapport Debray préconise un retour de l'enseignement des religions à l'école pour éviter une amnésie collective aux jeunes générations ? Ou titre décalé dans une société française marquée par une laïcité stricte où la cité ne fait aucune place au religieux, relégué dans la sphère privée ? Ni l'un ni l'autre. Jean-Louis Vieillard-Baron prévient d'emblée : « il ne s'agit pas, dans le présent ouvrage, de traiter du problème théologico-politique... de chercher comment l'État peut se comporter vis-à- vis de la religion en général et des religions particulières ». En philosophe de la religion, il entend mener une réflexion fondamentale « sur les faits religieux, expériences et contenus, en mettant entre parenthèses la foi comme attitude vécue... Le minimum raisonnable, est qu'avant d'être pour ou contre la religion on ne mette pas dans le même sac Dieu, le sacré, l'éternité, la religion. » Celle-ci est d'abord située en cinq traits fondamentaux : l'existence d'un sujet religieux, le sacré comme renvoi de l'humain au divin dans une sphère symbolique, une communauté pour animer les rituels et former les consciences, une histoire manifestant la vie religieuse avec une eschatologie comme visée d'espérance, et une expérience religieuse individuelle (prière) ou collective (rituel). À partir de là, l'ouvrage va s'organiser en quatre parties, deux pour régler leur compte aux interprétations réductrices du religieux qui en ignorent la spécificité, deux pour construire une vision positive de celui-ci et dégager ce qui en fait la pointe.

La première partie dénonce ce qu'on pourrait appeler une double réduction collective de la religion : au politique d'une part, au lien social de l'autre. Le

* Jean-Louis Vieillard-Baron : La religion et la cité, PUF, collection « intervention philosophique », 2001, 250 p. ; 19,50 €.

** Henri Allaigre est psychologue et consultant en ressources humaines.

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père de la première est J-J Rousseau, avec sa distinction entre une religiosité du cœur, tout intérieure, sans dogmes, celle du vicaire savoyard, et, dans l'État, une religion civile de chaque citoyen « qui lui fasse aimer ses devoirs ». L'erreur est de les avoir dissociées alors que « la religion implique nécessairement les deux aspects, le pôle individuel et le pôle social ». C'est ici que l'auteur aborde la question de la laïcité : la religion n'est ni publique ni privée par essence. La réduire à une affaire de convictions privées, c'est vouloir que celles-ci restent secrètes. Imagine-t-on ainsi un parti politique ? « Une religion relève de la conviction, certes, mais elle joue son rôle sur la place publique ». Il ajoute : « L'homme du XXIe siècle, s'il est adulte, a besoin de connaître les religions principales de la Terre qui sont le patrimoine dont il vit. L'ignorance en matière religieuse est source d'inculture et de barbarie... C'est l'absence de connaissance religieuse qui est marque d'infantilisme et manifeste l'immaturité de la société comme de l'individu... Faire silence sur la religion, c'est s'exposer à une véritable aliénation de l'esprit. ». Si la théorie moderne de l'État use de concepts théologiques sécularisés, la présence du religieux dans la société est loin de disparaître, par exemple « dans les aspirations à se retrouver en communauté pour donner un sens à sa vie. » C'est ici que surgit la tentation sociologique, réduisant la religion à la fonction de lien social, dont Auguste Comte serait l'emblème avec l'instauration positiviste d'une « religion de l'humanité ». Durckheim lui fait écho : « Si la religion a engendré tout ce qu'il y a d'essentiel dans l'humanité, c'est que l'idée de la société est l'âme de la religion. ». Mais cette absorption du religieux dans la socialite conduit vite au fanatisme qui ne distingue pas « l'attachement à la communauté ecclésiale du message religieux lui- même... La réduction sociale et politique de la religion entraîne une violence religieuse effective. » Face à cela, le sociologue Georges Simmel « respecte la différence entre l'individuel et le social et admet en principe épistémolo- gique de sa pensée que tout dans l'homme n'est pas social. »

Dans la seconde partie, l'auteur veut en finir avec deux autres façons d'escamoter la spécificité religieuse, qu'il globalise sous le nom de « religieux sans religion » : l'assimilation du religieux au sublime et du christianisme à la démocratie. La religiosité du sublime est d'abord d'ordre pathétique ou affectif et répondrait à la question posée par Pascal : « Qu'est-ce que la grandeur ? ». Pour Kant, à l'opposé de toute expérience mystique, elle est dans la magnanimité, dans la conscience morale de l'homme qui mérite notre admiration et lui permet ainsi d'accomplir son devoir. Pour Chateaubriand, « la religion chrétienne s'élève tout naturellement au sublime par un sentiment de la grandeur teinté de tristesse et de gravité que la mythologie des Anciens ne connaissait pas », en particulier par le spectacle de la nature et la

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À propos de La religion dans la cité

beauté de l'au-delà. Mais, morale ou esthétique, cette dérive sublime est du « pseudo-religieux » qui ne mérite pas le nom de religion. Quant aux accointances de la démocraties avec le christianisme, elles sont connues : déjà Fichte unifiait la communion spirituelle des hommes et la transcendance de l'Un. La démocratie au sens moderne, égalitarisme et justice sociale, n'est pas à chercher dans la philosophie antique, opposant homme libre et esclave. C'est bien le christianisme (défense des petits, partage, critique du pouvoir et des puissants, valeur infinie et irremplaçable de la personne humaine) qui est à l'origine de la plupart des « valeurs démocratiques ». Mais on ne saurait y subsumer le religieux : l'état naturel de l'homme, souligne Hegel, est la violence, la lutte pour le pouvoir. La fondation de l'ordre politique repose donc sur l'Idée, la force de l'Esprit. L'État n'a donc en fait de valeur que comme manifestation d'un principe qui le dépasse. Que le religieux devienne une simple affaire privée serait éliminer de la Cité toute dimension symbolique, instauratrice des rapports de l'homme au monde. Il ne peut y avoir « d'auto- fondation du politique... L'idéologie qui met le politique compris comme la démocratie au-dessus et au principe de toute réalité humaine aboutit à une fermeture radicale de la pensée sur elle-même ».

Ayant ainsi déblayé tout ce qui prétendait s'y substituer, l'auteur peut partir en quête de la spécificité du religieux. Et d'abord par son pôle subjectif, celui de l'intériorité. La troisième partie s'ouvre donc sur un « plaidoyer en faveur de l'âme », définie comme un principe d'individualité dynamique et créatrice irréductible au cosmos terrestre et céleste ou au moi psychologique, non pas l'être à la Heidegger, mais, selon Bergson, élan spirituel et mouvement. C'est cette expression de la vie intérieure que l'on va suivre alors à travers l'accueil de la conscience croyante à la révélation, le rapport intersubjectif de l'homme avec Dieu et avec les autres dans la prière comme création lyrique, le travail de la méditation vu avec Heidegger comme le merci d'une mémoire, et l'ouverture en confiance vers l'avenir qu'est l'espérance : « le dernier mot de l'existence humaine n'est pas la souffrance et la mort ». Il y a là de très belles pages dégageant avec force l'originalité du sujet religieux traduite aussi en une foi : « Croire en Dieu n'est pas autre chose que croire en la force infinie de l'amour qui, malgré la méchanceté naturelle des hommes, assure dans l'humanité un progrès global de l'esprit. » Lavelle rapproche conversion philosophique (détournement des sollicitations extérieures ou du divertissement pour un apprentissage progressif de la réflexion intérieure) et religieuse (irruption de la grâce comme chez Pascal), traduisant ensemble « le dynamisme et l'inventivité de l'esprit ». À ce titre, la foi des individus est impossible à oublier au sein de la Cité.

C'est le développement de cette foi en expression manifeste qu'aborde la

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quatrième partie. Et tout d'abord en sa dimension symbolique à la richesse complexe, bien dite par Baudelaire et ses « forêts de symboles », signes multiples et confus du divin adressés à l'homme. Les trois niveaux possibles de compréhension du symbole, infraconceptuel chez Kant et Hegel, conceptuel chez Bergson et Piaget, ou supraconceptuel dans la mouvance herméneutique, chez Ricœur et Corbin, indiquent la nécessité du symbole dans la vie spirituelle, ramassée dans la célèbre formule kantienne qui enchante Ricœur : « Le symbole donne à penser ». Je ne pose pas le sens, il m'est donné, mais j'ai de quoi penser. « Incarnation de l'infini » selon Carlyle, il peut même être une personne comme on le disait de Rilke. « Tout ce qui vise à exprimer l'expérience spirituelle a une tendance symbolique » dont on peut rendre compte par analogie avec le paradigme esthétique et la communauté d'admiration pour l'œuvre d'art, source de réconciliation avec soi-même et les autres. « Ce que l'art, mieux que la morale, laisse entrevoir, la foi religieuse peut le donner... dans la dynamique d'un amour intersubjectif... fondée en la personne de PHomme-Dieu, Jésus-Christ... qui implique aussi l'amour entre les hommes ». C'est ce thème de Pintersubjectivité, essentiel pour la religion dans son rapport à la Cité, par lequel la relation de Pâme à Dieu s'inscrit dans l'histoire au lieu de s'en détourner, que l'auteur va creuser en analysant d'abord le rôle du témoignage. Il se réfère pour cela à Bergson, avec son idée de l'intuition mystique, « celle de la force infinie de l'amour qui peut être nommée Dieu » et des « génies mystiques » qui, plus que saints, héros ou génies créateurs en art ou en politique, sont témoins de Dieu, ainsi qu'à Lévi- nas pour qui l'Infini n'a de gloire (ce qui « pèse lourd » par son importance et sa valeur propre) que « par la subjectivité et l'aventure humaine de l'approche de l'autre ». La signification ultime d'une vie humaine est transhistorique. Henry Corbin parle là d'une histoire des événements de l'âme où se répondent entre eux ces témoins de résurrection que sont les philosophes mystiques.

Quel est alors le rôle d'une communauté religieuse intégrée dans la Cité et laissant leur place aux témoins de l'Esprit ? La théologie chrétienne la fonde sur l'amour, « communauté sans uniformité et personnalité sans individualisme » à l'image de la Trinité, « relation dynamique d'habitation réciproque ». Cependant, l'Église visible, qui prétend réaliser cette communion, la manque de fait : déficience historique, antinomie constitutive, indépassable, entre l'institution et sa visée ou son sens spirituel. C'est donc vers la relation à autrui définie par Lévinas comme vraiment métaphysique qu'il faut se tourner pour trouver dans la Cité une dimension religieuse fondamentale. Gabriel Marcel la précise comme « le fait d'être ensemble dans la lumière », de « tenir compte de l'autre » dans un lien confiant d'ouverture.

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À propos de La religion dans la cité

Les témoins spirituels cités plus haut et présents par la médiation du Texte n'en sont pas absents, par une sorte d'intersubjectivité herméneutique. « La Cité est le lieu de la finitude humaine, conclut l'auteur, qu'elle soit religieuse ou sécularisée. La religion est au contraire l'ouverture de l'âme humaine à l'au-delà, au monde spirituel sans lequel aucune relation interpersonnelle ne saurait avoir de fondement. » Dans un monde livré à la superficialité, à la futilité, au règne de l'objet, on peut être reconnaissant à l'auteur d'avoir mis en valeur, à rebours des modes passagères, cette dimension transcendantale de l' intersubjectivité spirituelle qui vient donner à la Cité le sens, le « supplément d'âme » appelé par Bergson, dont notre société « post-moderne » en son agitation tourbillonnaire a un si grand besoin.

H. A.

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