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ABRÉGÉ Du « CAPITAL » de Karl Marx PAR CARLO CAFIERO L’ouvrier a tout fait ; et l’ouvrier peut tout détruire, parce qu’il peut tout refaire. Un travailleur italien. Traduit en français par James Guillaume 1

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ABRÉGÉ

Du«CAPITAL»deKarlMarx

PAR

CARLOCAFIERO

L’ouvrieratoutfait;etl’ouvrierpeuttoutdétruire,parcequ’ilpeuttoutrefaire.

Untravailleuritalien.

TraduitenfrançaisparJamesGuillaume

1

RemerciementsauCIRAdeLausanne.Correction:LaurenceLassimouillas.CompendiodelCapitale,CarloCafiero,1878.Traduitdel’italienparJamesGuillaume,Stock,1910(premièreéditionfrançaise).

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ÀlamémoiredeSomp.

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Avant-proposdeJamesGuillaume(1)Carlo Cafiero est né à Barletta, ville de l’ancien royaume de Naples, sur l’Adriatique, en

septembre1846.IlestmortàNocerale7juin1892,danssaquarante-cinquièmeannée.Appartenantàunefamillericheettrèsattachéeàl’Eglise,ilreçutsapremièreéducationau

séminairedeMolfetta;ileutpourcondiscipleEmilioCovelli,quiplustarddevaitcombattreàsescôtésdanslesrangsdessocialistesrévolutionnaires.IlfutensuiteenvoyéàNaplespoury étudierle droit. Lorsqu’il eut obtenu ses diplômes, il se rendit à Florence, alors capitale du royaumed’Italie :on ledestinaità lacarrièrediplomatique,etpendantun temps il fréquenta lescerclespolitiques et parlementaires.Mais ce qu’il vit dans cemonde-là ne tarda pas à lui inspirer ledégoût ; et des voyages à l’étranger, entrepris ensuite, donnèrent à ses idées une directionnouvelle.En1870, ilvisitaParisetLondres ;danscettedernièreville,où il fitunséjourd’uneannéeenviron,ilentraenrelationsavecdesmembresduConseilgénéraldel’internationale,enparticulier avecKarlMarx. En 1871, étant retourné en Italie, il devintmembre de la Sectioninternationale de Naples. Cette section, fondée en 1868, avait été dissoute par un arrêtéministérieldu14août1871:maisellesereconstituasurl’initiativedeGiuseppeFanelli,levieuxconspirateur,anciencompagnond’armesdePisacane(2),etdequelquesjeunesgens,CarmelloPalladino, Errico Malatesta(3), Emilio Covelli, auxquels il s’associa. Cafiero fut chargé de lacorrespondanceavecleConseilgénéraldeLondres,etcommençaunéchangerégulierdelettresavecFriedrichEngels,alorssecrétaireduConseilgénéralpourl’Italieetl’Espagne.

C’étaitlemomentoù,parsapolémiqueretentissantecontreMazzini(4),quivenaitd’attaquerlaCommunedeParis,MichelBakouninegagnait au socialisme lapartie laplus avancéede lajeunesse révolutionnaire italienne, et l’enrôlait dans les rangs de l’internationale. C’était lemoment aussi où les résolutions de la Conférence de Londres (septembre 1871) venaient deprovoquer dans la grande Association ces luttes intestines qui allaient aboutir, d’abord à untriomphemomentanédupartiautoritaireauCongrèsdeLaHaye(1872),etensuite,unefoisqueles intrigues de la coterie dirigeante eurent été déjouées, au triomphe définitif des idéesfédéralistesetàlasuppressionduConseilgénéral(1873)(5).

Cafiero,trompésurl’étatréeldeschosesparleslettresd’Engels,avaitd’abordprispartipourles hommes de Londres ;mais il fut vite abusé : son bon sens lui fit reconnaître la vérité, sadroiturefut révoltéepar lesmanœuvres jésuitiquesemployéescontreBakounine ;etalors ilsedéclara résolument l’adversaire du Conseil général. C’est lui qui présida la Conférence (ouCongrès) de Rimini (4 août 1872), où fut fondée la Fédération italienne de l’internationale, etvotéelarésolutionfameusedéclarantque« laFédérationitaliennerompaittoutesolidaritéavecle Conseil général de Londres, affirmant d’autant plus la solidarité économique avec tous lestravailleurs» .Lesinternationalistesitaliensrefusèrentd’envoyerdesdéléguésauCongrèsdeLaHaye;maisCafieroy assistaenspectateur,etputy constaterlesprocédésdéloyauxdontusaientleshommesdelacoterieautoritaireà l’égarddeleurscontradicteurs.PuisavecFanelli,Pezza,Malatesta,Costa,ilreprésentalaFédérationitalienneauCongrèsinternationaldeSaint-Imier,quisuivitimmédiatementleCongrèsdeLaHaye.

Enmars1873,s’étantrenduàBolognepourlesecondCongrèsdelaFédérationitalienne,ilyfutarrêtéavecMalatesta,Costa,Faggiolietplusieursautres;ilnefutremisenlibertéqu’enmai.

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C’est cette année-là que, entré en possession de la part qui lui revenait de l’héritage de sesparents,ilconçutdecréerenSuisse,àproximitédelafrontièreitalienne,unemaisonderefugeoùpourraients’abriterlesinternationalistesproscritsparlesgouvernements.Ilachetaàceteffetunevilla appelée laBaronata, sur le lacMajeur, prèsdeLocarno (Tessin) : dans cettevilla, ilinstalla, pour commencer, Bakounine et quelques autres amis russes et italiens. Mais cetteentreprise,malconçueetmalexécutée,futunevéritabledilapidationdelafortunedugénéreuxetnaïfrévolutionnaire.Aumoisdejuillet1874,Cafierosetrouvaitàpeuprèsruiné.Ilemployales restesdesonpatrimoineauxpréparatifsdesmouvements insurrectionnelsquiéclatèrentenItalie en août 1874.Pendant l’annéequi suivit, confinédans la solitudede laBaronata(6), il ymena une vie d’anachorète avec sa femme Olympia Koutouzov, qu’il avait épousée à Saint-Pétersbourgenjuin1874;puis(octobre1875)ilentracommeemployéchezunphotographedeMilan, tandisquesacompagneretournaitenRussie,pours’y livrerà lapropagandesocialiste ;elley futarrêtéeaucommencementde1881,etexiléeenSibérie.

DeMilan,CafieroserenditàRomeen1876.DéléguéautroisièmeCongrèsdelaFédérationitalienne, – qui ne put se réunir à Florence comme il avait été projeté, et, pour échapper auxpersécutionsgouvernementales,duttenirsesséancesdansunendroitreculédel’Apennintoscan(21-22 octobre 1876) (7) – il fut envoyé par ce Congrès, avec Malatesta, à Berne, pour yreprésenterl’ItalieauhuitièmeCongrèsgénéraldel’internationale(26-29octobre1876).Pendantl’hiverde1876à1877,qu’ilpassaàNaples,ils’occupa,avecMalatestaetquelquesautres,parmilesquels lerévolutionnairerusseKravtchinsky (connudepuissouspseudonymedeStepniak),del’organisation d’un mouvement insurrectionnel qui devait éclater dans l’Italie méridionale aucommencementdel’étéde1877.Unetrahisonforçalesinternationalistesitaliensàprécipiterleschoses : bien que l’organisation ne fût pas terminée, et que la saison fût encore mauvaise,quelques-unsd’entreeuxprirentlesarmes.Onconnaîtl’histoiredecetteaventureuseexpédition(5-11avril1877):commencéeàSanLupo,prèsdeCerreto(provincedeBénévent),elleaboutit,après l’occupation momentanée des deux communes de Letino et de Galio (province deCaserte), à l’arrestation, sur lespentesdumontMatèse,de lapoignéed’héroïques jeunesgensqui,avecCafiero,MalatestaetCesareCeccarelli,avaientvouluessayerdesouleverlespaysansdelaCampanieetduSamnium(8).

Oncroiradifficilement,aujourd’hui,qu’aumomentoùCafieroetsesamisétaientenfermésdanslesprisonsdugouvernementitalienàlasuitedeleurgénéreusetentative,desinsulteursquisedisaientsocialisteslescouvrirentd’outrages.JulesGuesde,alorscollaborateurduRadical, deParis, les bafouadans les colonnesde ce journal, les appelant les « fuyardsdeCerreto» , etessayantdefairecroirequelagrandemajoritédessocialistesitaliensrépudiaienttoutesolidaritéaveceux.LeVorwärts,organecentralduPartide laSozial-Demokratied’Allemagne,prétenditque l’insurrection n’avait rien de commun avec l’internationale, et que les insurgés étaient de« simplesmalfaiteurs» (einfachesRaubgesindet).UnjournaldePaïenne,lePovero,danslequelécrivaitMalon(9) se distingua par son langage ignominieux à l’adresse de nos amis. MalonenvoyaenoutreauMirabeau,deVerviers,unecorrespondancecalomnieuseàlaquelleAndréaCosta, indigné, répondit en prenant énergiquement la défense de ses camarades emprisonnés.Enfin dans Tagwacht de Zürich, organe du Schweizerischer Arbeiterbund, Hermann GreulichinsinuaqueCafiero,Malatestaetleurscompagnonsétaientdes« agentsprovocateurs» etfitunrapprochemententrelesinternationalistesitaliensetlesblousesblanches(10)del’Empire.

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C’estpendantquecettepresse,oùécrivaientdessectairesméchantsouaveugles,luijetaitdelaboue,queCafiero,danssaprison,entrepritderédiger,poursescamaradesitaliens,unabrégéduCapitaldeMarx,quepersonneneconnaissaitencoreenItalie.

Cafiero,commetous lessocialistes révolutionnaires italiensetespagnols,commelaplupartdes socialistes de France, d’Angleterre, de Belgique, de Hollande, de la Suisse française, deRussie,d’Amérique,avaitluttécontrel’espritautoritairedeKarlMarx,etavaitrefusédelaisserétablirdans l’internationale ladictatured’unhomme.Mais il rendaithommageà la sciencedupenseurallemand;etileûtcertainementcontresignécesparolesécritesparBakounineàHerzenenoctobre1869:« JenesauraisméconnaîtrelesimmensesservicesrendusparMarxàlacausedusocialisme,qu’ilsertavec intelligence,énergieetsincéritédepuisprèsdevingt-cinqans,enquoiilnousaindubitablementtoussurpassés.Ilaétél’undespremiersfondateurs,etassurémentle principal, de l’internationale, et c’est là, àmes yeux, unmérite énorme, que je reconnaîtraitoujours, quoi qu’il ait fait contre nous. » Bakounine et Cafiero avaient le cœur trop haut pourpermettreàdesgriefspersonnelsd’influencerleurespritdanslasereinerégiondesidées.Etc’estainsiqu’ilarrivaquelapremièretraductionrusseduManifestecommunistedeMarxetd’EngelsfutfaiteparBakounineen1862;quelapremièretraductionrusseduCapitalfutcommencéeparBakounine en décembre 1869 (on sait que l’intervention malheureuse de Netchaïev(11)l’empêcha de continuer) ; et que ce fut Cafiero qui entreprit le premier, en 1877, de faireconnaîtrelegrandouvragedeMarxàl’Italie.

L’AbrégéduCapital occupaCafieropendant l’hiver 1877-1878 ; aumois demars 1878, leverdictdujury delacourd’assisesdeBénéventrenditàlalibertélesinsurgésdela« bandeduMatèse» ,eten1879l’opusculedeCafieroétaitàMilan,danslaBibliotecasocialista(C.BignamieC.),dontilformeletomeV.

Onsaitque lesdernièresannéesdeCafierofurentundouloureuxmarty re.Saraisons’étaitégarée.Savaillante femme, évadéedeSibérie en1883, se rendit en Italie et le soigna (1886)avec un dévouement qui resta impuissant. Ses frères, à leur tour, le reçurent dans la maisonpaternelle, àBarletta (1889),pouressayerde leguérir :mais il fallut reconnaîtreenfinque lemalétaitincurable.J’aieuentrelesmainsleslettresquelemédecinquiletraitade1890jusqu’àlafinécrivitàMadameOlympiaCafiero-Koutouzof,alorsretournéeenRussie,le4juillet1890pour lui raconter ses derniers moments : il résulte de la dernière lettre que Carlo Cafiero asuccombé à une tuberculose intestinale. Il supporta sa triste situation sans jamais proférer uneplainte:« Touteslesfoisquejeluidemandaiscommentilsetrouvait,–écritlemédecin,–ilmerépondaittoujoursavecsadouceurtranquille:Jen’aipasmal,docteur.»

J’aipenséquel’AbrégédeCafiero,écritdefaçonpopulaire,sansaucunappareilscientifique,etdonnantnéanmoinsl’essentielducontenuduCapital(c’est-à-direduvolumeparuen1867,leseulquiaitétépubliéparMarx lui-même),pourrait, traduitenfrançais, rendreserviceàceuxdeslecteursquin’ontpasletempsd’étudierlelivre,etquivoudraientcependantavoiruneidéedece qu’on y trouve. Cafiero a en effet très exactement résumé, en sty le simple, la partiethéorique, sa lucide analy se, qui néglige de s’attarder aux subtilités, introduit la clarté dans ladialectique obscure et souvent rebutante de l’original. Evitant les abstractions, il s’est attaché àmettreenrelief,commeilfallaits’y attendredesapart,laportéerévolutionnaired’unouvrageoù il voyait avant toutuneadmirable armedeguerre ; et, donnantune largeplace à lapartiehistorique, ainsi qu’à la description des misères du prolétariat de la Grande-Bretagne, il a suchoisirdefaçonjudicieuse,danslevastearsenaldefaitsoùilavaitàpuiser,lescitationslesplus

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instructivesetlesplusfrappantes.Quiconqueauraluavecattentionlescentetquelquespagesdecepetitvolumeseseraassimilélemeilleurdeshuitcentspagesdugroslivreallemand.

Cafiero s’est servi de la traduction française de J. Roy : c’est à cette traduction qu’il aemprunté ses citations, et que renvoient les indications de pages placées dans les notes. Enconfrontant cette version avec l’original allemand, je me suis aperçu que fréquemment letraducteur n’avait pas serré le texte d’assez près, et que parfois même il avait commis descontresens :au lieudoncde transcrire simplement laversion française, je l’ai retouchée làoùcelam’a semblé nécessaire, c’est-à-dire là où les différences entre la traduction française etl’originalallemandneprovenaientpasdesmodificationsqueMarxlui-même,commeonsait,afaitesàsontexteprimitifàl’occasiondelatraductiondeJ.Roy.

J.G.

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Préface

Italie,mars1878.Unprofondsentimentdetristessem’asaisi,enétudiantLeCapital, à la penséeque ce livre

était,etresteraitquisaitcombiendetempsencore,complètementinconnuenItalie.Maiss’ilenestainsi,mesuis-jeditensuite,celaveutdirequemondevoirest justementde

m’employerdetoutesmesforcesàcequ’iln’ensoitplusainsi.Etquefaire?Unetraduction?Ahmaisnon!Celaneserviraitàrien.Ceuxquisontenétatdecomprendrel’œuvredeMarxtellequ’ill’aécriteconnaissentcertainementlefrançais,etpeuventrecouriràlabelletraductiondeJ.Roy,entièrementrevuepar l’auteur,qui l’adéclaréedigned’êtreconsultéemêmedeceuxquiconnaissentlalangueallemande.C’estpourunetoutautresortedegensquejedoistravailler.Ilssedivisententroiscatégories:lapremièresecomposedetravailleursayantdel’intelligenceetun certain degréd’instruction(12) ; la seconde, de jeunesgens sortis de la bourgeoisie, qui ontépousé la cause du travail, mais qui ne possèdent néanmoins ni bagage d’études ni undéveloppement intellectuel suffisants pour comprendre LeCapital dans son texte original ; latroisième,enfin,decettejeunessedesécoles,aucœurviergeencore,quipeutsecompareràunebelle pépinière de plants encore tendres, mais qui donneront les meilleurs fruits s’ils sonttransplantésenterrainpropice.MontravaildoitdoncêtreunAbrégéfacileetcourtdulivredeMarx.

Celivrereprésentelavériténouvellequidémolit,metenpiècesetdisperseauxventstoutunséculaire édifice d’erreurs et de mensonges. Il est tout une guerre. Une guerre glorieuse, enraison de la puissance de l’ennemi, et de la puissance plus grande encore du capitaine qui l’aentrepriseavecune sigrandequantitéd’armes toutesneuves,d’instruments etdemachinesdetoutesorte,quesongénieasuextrairedetouteslessciencesmodernes.

Debeaucoupplus restreinte etmodeste estma tâche. Je dois seulement guider une trouped’adeptes empressés, par le chemin le plus facile et le plus sûr, au temple du capital ; et làdémolircedieu,pourquetouspuissentvoirdeleursyeuxettoucherdeleursmainslesélémentsdontilsecompose;etarracherlesvêtementsdesesprêtres,afinquetouspuissentvoirlestachesdesanghumainquilessouillent,etlesarmescruellesaveclesquellesilsimmolentchaquejourunnombresanscessecroissantdevictimes.

C’est avec ce dessein que je me mets à l’œuvre. Puisse, cependant, Marx remplir sapromesse,ennousdonnantlesecondvolumeduCapital,quitraiteradelaCirculationduCapital(livreII),etdesFormesdiversesqu’ilrevêtdanslecoursdesondéveloppement(livreIII),ainsiqueletroisièmeetderniervolume,quiexposera(livreIV)l’Histoiredelathéorie.

CepremierlivreduCapital,écritoriginairementenallemand,ettraduitensuiteenrusseetenfrançais,estmaintenantbrièvementrésuméenitaliendansl’intérêtdelacausedutravail.Quelestravailleurslelisentetleméditentattentivement,carilnecontientpasseulementl’histoireduDéveloppementdelaproductioncapitaliste,maisaussileMarty rologedutravailleur.

Et,enfinissant,jeferaiaussiappelàuneclassequiestautrementintéresséedanslefaitdel’accumulationcapitaliste,àlaclassedespetitspropriétaires.Commentsefait-ilquecetteclasse,

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naguèresinombreuseenItalie,ailleaujourd’huiendiminuanttoujoursdavantage?Laraisonenest très simple. C’est que, à partir de 1860, l’Italie s’est mise à parcourir d’une allure plusaccélérée le chemin que doivent nécessairement parcourir toutes les nations modernes ; lechemin qui mène à l’accumulation capitaliste, laquelle a atteint en Angleterre cette formeclassiquequ’elle tendàatteindreenItaliecommedanstouslesautrespaysmodernes.Quelespetits propriétairesméditent sur les pages de l’histoire d’Angleterre rapportées dans ce livre ;qu’ils méditent sur l’accumulation capitaliste, accrue en Italie par les usurpations des grandspropriétaires et par la liquidation des biens ecclésiastiques et des biens domaniaux ; qu’ilssecouentlatorpeurquipèsesurleurespritetsurleurcœur,etsepersuadentunebonnefoisqueleur cause est la cause des travailleurs, car ils seront tous inévitablement réduits, parl’accumulationcapitalistemoderne,àcettetristealternative:ousevendreaugouvernementpouravoirdupain,oudisparaîtreàtoujoursdanslesrangsépaisduprolétariat.

CarloCafiero

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CHAPITREPREMIER

Marchandise,monnaie,richesseetcapitalLamarchandise est un objet qui a deux sortes de valeur : la valeur d’usage, et la valeur

d’échangeouvaleurproprementdite.Si jepossède,parexemple,20kilogrammesdecafé, jepeux,soitlesconsommerpourmonpropreusage,soitleséchangercontre20mètresdetoile,oucontreunhabit,oucontre250grammesd’argent,si,aulieudecafé,j ’aibesoindel’uneoul’autredecestroismarchandises.

Lavaleurd’usagedelamarchandiseestfondéesurlesqualitéspropresdecettemarchandise,laquelleest,envertudesesqualités,destinéeàsatisfaireteldenosbesoins,etnontelautre.Lavaleur d’usage de 20 kilogrammes de calé est fondée sur les qualités que le café possède :qualitésquilefontapteànousfournirlebreuvagequechacunconnaîtmaisquinelerendentpascapabledenousvêtir,nidenousservirdematièrepourunechemise.Pourcetteraison,nousnepouvonsprofiterdelavaleurd’usagedes20kilogrammesdecaféquesinouséprouvonslebesoindeboireducafé;maissi,aucontraire,nousavonsbesoind’unechemise,oud’unhabit,nousnesavonsquefairedelavaleurd’usagedes20kilogrammesdecafé;ou,pourmieuxdire,nousnesaurions qu’en faire, si, à côté de la valeur d’usage, il n’y avait pas, dans lamarchandise, lavaleurd’échange.Ilarrivequenousrencontrionsuneautrepersonne,quipossèdeunhabit,maisqui n’en n’a pas besoin, et qui au contraire a besoin de café. Alors il se fait tout de suite unéchange.Nousluidonnonsles20kilogrammesdecafé,etellenousdonnel’habit.

Mais comment se fait-ilque lesmarchandises,bienqu’ellesdiffèrent toutes entre ellesparleursqualitésdiverses,c’est-à-direparleurvaleurd’usage,puissentnéanmoinss’échangertoutesentreellesendesproportionsdonnées?

Nous l’avons déjà dit. C’est parce que, à côté de la valeur d’usage, il existe dans lamarchandiselavaleurd’échange.Or,labasedelavaleurd’échange,ouvaleurproprementdite,c’est le travail humain nécessaire pour la production. La marchandise est procréée par letravailleur ; le travail humain est la substance génératrice qui lui donne l’existence. Toutes lesmarchandises,donc,bienquedifférantentreellesparleursqualités,sontparfaitementidentiquesdansleursubstance,parceque,fillesd’unmêmepère,ellesonttouteslemêmesangdansleursveines.Si20kilogrammesdecafés’échangentcontreunhabit,oucontre20mètresdetoile,c’estprécisément parce que, pour produire 20 kilogrammes de café, il faut la même quantité detravail humain qu’il en faut pour produire un habit, ou 20mètres de toile. La substance de lavaleurestdoncletravailhumain,etlagrandeurdelavaleurestdéterminéeparlagrandeurdecetravailhumain.Lasubstancedelavaleurestlamêmedanstouteslesmarchandises:iln’y adoncqu’àenégaliser lagrandeur,pourque lesmarchandisessoient,commeexpressionsde lavaleur,touteségalesentreelles,c’est-à-diretouteséchangeableslesunescontrelesautres.

Lagrandeurde lavaleurdépendde lagrandeurdu travail : endouzeheuresde travail,onproduitunevaleurdoubledecellequiestproduiteensixheuresseulement.Donc,dirapeut-êtrequelqu’un,plusunouvrierest lentà travailler,par inhabilitéouparparesse,etplusdevaleur ilproduit.Riendeplusinexact.Letravailquiformelasubstancedelavaleurn’estpasletravaildePierreouceluidePaul,maisun travailmoyen,quiest toujourségal,etquiestditproprement

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travail social. C’est le travail qui, dans un centre de production donné, peut être effectué enmoyenneparunouvriertravaillantavecunehabiletémoyenneetuneintensitémoyenne.

Connaissantledoublecaractèredelamarchandised’êtreàlafoisunevaleurd’usageetunevaleur d’échange, on comprendra que lamarchandise ne puisse naître que par l’opération dutravail,etd’untravailutileàtous.L’air,parexemple,lesprairiesnaturelles,laterrevierge,etc.,sont utiles à l’homme,mais ne constituent pas pour lui une valeur, parce qu’ils ne sont pas unproduit de son travail, et, par conséquent, ne sont pas desmarchandises.D’autre part, nousnepouvonsfabriquerpournotrepropreusagedesobjetsquinepourraientêtreutilesàautrui:dansce cas, nous ne produisons pas desmarchandises ; et nous en produisons encoremoins quandnoustravaillonsàfabriquerdesobjetsquin’ontaucuneutiliténipournousnipourlesautres.

Lesmarchandises,donc,s’échangententreelles;c’est-à-direquel’uneseprésentecommel’équivalent de l’autre. Pour la plus grande commodité des échanges, on convient de se servirtoujours,commeéquivalent,d’unecertainemarchandisedonnée:celle-cisort,parlà,durangdetouteslesautres,pourseplacerenfaced’ellescommeéquivalentgénéral,c’est-à-direcommemonnaie. La monnaie est donc la marchandise qui, par habitude ou par sanction légale, amonopolisélafonctiond’équivalentgénéral.C’estcequiestarrivécheznouspourl’argent.Tandisque, primitivement, 20 kilogrammes de café, un habit, 20 mètres de toile, et 250 grammesd’argentétaientquatremarchandisesquis’échangeaient indistinctemententreelles,aujourd’huiondiraque20kilogrammesdecafé,20mètresdetoile,etunhabitsonttroismarchandisesquivalentchacune250grammesd’argent,c’est-à-dire50francs.

Mais soit que l’échange se fasse immédiatement, d’unemarchandise contre une autre, soitqu’ilsefasseparl’intermédiairedelamonnaie,laloidel’échangerestetoujourslamême.Unemarchandisenepeutjamaiss’échangercontreuneautresileursvaleursd’échangenesontpaségales, si le travail nécessaire pour produire l’une n’est pas égal au travail nécessaire pourproduirel’autre.Ilfautbienretenircetteloi,parcequec’estsurellequesefondetoutcequenousauronsàdireparlasuite.

Une fois lamonnaie apparue, les échanges directs, ou immédiats, demarchandise contremarchandise,cessent.Leséchanges,dorénavant,doivent toussefairepar l’intermédiairede lamonnaie : en sorte qu’unemarchandise qui veut se transformer enune autre doit, d’abord, demarchandisesetransformerenmonnaie,puisdemonnaieseretransformerenmarchandise.Laformuledeséchanges,donc,neseraplusunechaînecontinuedemarchandises,maisunechaînealternativedemarchandiseetdemonnaie.Lavoici:

Marchandise–Monnaie–Marchandise–Monnaie–Marchandise–Monnaie.Or,sidanscetteformulenoustrouvonsindiquélecerclequeparcourt lamarchandisedans

ses transformations successives, nous y trouvons également indiqué le cercle parcouru par lamonnaie.Etc’estdecetteformulequenousextraironslaformuleducapital.

Quandnousnoustrouvonsenpossessiond’unecertaineaccumulationdemarchandises,oudemonnaie,cequiestlamêmechose,noussommespossesseursd’unecertainerichesse.Siàcetterichesse nous pouvons faire prendre un corps, c’est-à-dire un organisme capable de sedévelopper,nousauronslecapital.Prendreuncorps,ouunorganismecapabledesedévelopper,veutdirenaîtreetcroître ; et, en fait, l’essenceducapital reposeprécisément sur lapossibilitéd’obtenirquelamonnaieprolifère.

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Lasolutionduproblème:trouverlemoyendefairenaîtrelecapital,dépenddelasolutiondecetautreproblème: trouver lemoyendefairefaireà l’argentdespetits,ouplutôt : trouver lemoyendefaireaugmenterl’argentprogressivement.

Danslaformulequiindiquelecercleparcouruparlesmarchandisesetlamonnaie,ajoutons,au terme monnaie, un signe qui indique une augmentation progressive, en l’exprimant, parexemple,parunchiffre;nousaurons:

Monnaie–Marchandise–Monnaie1–Marchandise–Monnaie2–Marchandise–Monnaie

3.Voilàlaformuleducapital.

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CHAPITREII

CommentnaîtlecapitalEn examinant attentivement la formule du capital, on constate qu’en dernière analy se la

question de la naissance du capital revient à ceci : trouver unemarchandise qui rapporte plusqu’elle n’a coûté ; trouver unemarchandise qui, entre nosmains, puisse croître en valeur, defaçonqu’enlavendantnousrecevionsplusd’argentquenousenavionsdépensépourl’acheter.Ilfautquecesoit,enunmot,unemarchandiseélastique,qui,entrenosmains,étiréequelquepeu,puisseagrandirlevolumedesavaleur.Cettemarchandisesisingulièreexisteréellement,etelles’appellepuissancedetravail,ouforcedetravail.

Voici l’hommeauxécus, l’hommequipossèdeuneaccumulationderichesse,de laquelle ilveutfairenaîtreuncapital.Ilserendsurlemarché,enquêtedeforcedetravail.Suivons-le.Ilsepromènesur lemarché,ety rencontre le travailleur,venulà, luiaussi,poury vendre laseulemarchandisequ’ilpossède,saforcedetravail.Maisleprolétairenevendpascetteforceenbloc,ilnelavendpastoutentière;illavendseulementenpartie,pouruntempsdonné,pourunjour,pourunesemaine,pourunmois,etc.

S’illavendaitentièrement,alors,demarchand,ildeviendraitlui-mêmeunemarchandise;ilneseraitpluslesalarié,maisl’esclavedesonpatron.

Le prix de la force de travail se calcule de lamanière suivante.Qu’on prenne le prix desaliments,desvêtements,dulogementetdetoutcequiestnécessaireautravailleur,enuneannée,pour maintenir constamment sa force de travail dans son état normal ; qu’on ajoute à cettepremière somme le prix de tout ce dont le travailleur a besoin en une année pour procréer,entreteniretélever,selonsacondition,sesenfants;qu’ondiviseletotalpar365,nombredejoursdel’année,etonauralechiffredecequiestnécessaire,chaquejour,pourmaintenirlaforcedetravail:onenauraleprixjournalier,quiestlesalairejournalierdutravailleur.Sionfaitentrerdansce calcul aussi cequi estnécessaire au travailleurpourprocréer, entretenir et élever sesenfants,c’estparcequ’ilssontleprolongementdesaforcedetravail.Sileprolétairevendaitsaforce de travail non partiellement,mais en totalité, alors, devenu lui-même unemarchandise,c’est-à-direl’esclavedesonpatron,lesenfantsqu’ilprocréeraitseraientaussiunemarchandise,c’est-à-dire,commelui,lesesclavesdupatron;maisleprolétairen’aliénantqu’unefractiondesa forcede travail, il a ledroit de conserver tout le reste, qui se trouvepartie en lui-mêmeetpartieensesenfants.

Parcecalculnousobtenonsleprixexactdelaforcedetravail.Laloideséchanges,exposéedanslechapitreprécédent,ditqu’unemarchandisenepeuts’échangerquecontreuneautredemêmevaleur,c’est-à-direqu’unemarchandisenepeuts’échangercontreuneautresiletravailnécessairepourproduire l’unen’estpaségal au travailnécessairepourproduire l’autre.Or, letravailnécessairepourproduirelaforcedetravailestégalautravailqu’ilfautpourproduireleschoses nécessaires au travailleur, et par conséquent la valeur des choses nécessaires autravailleur est égale à la valeur de sa force de travail. Si donc le travailleur a besoin de troisfrancsparjourpourseprocurertoutesleschosesquisontnécessairesàluietauxsiens,ilestclairquetroisfrancsserontleprixdesaforcedetravailpourunejournée.

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Maintenantsupposonsquelesalairequotidiend’unouvrier,calculédelafaçonquivientd’êtredite,semonteàtroisfrancs.Supposons,enoutre,qu’ensixheuresdetravailonpuisseproduirequinzegrammesd’argent,quiéquivalentàtroisfrancs.

Lepossesseurd’argentaconclumarchéavecl’ouvrier,s’engageantàluipayersaforcedetravailàsonjusteprixdetroisfrancsparjour.C’estunbourgeoisparfaitementhonnêteetmêmereligieux,etilsegarderaitbiendefraudersurlamarchandisedel’ouvrier.Onnepourrapasluifaire un reproche de ce que le salaire est payé à l’ouvrier à la fin de la journée, ou de lasemaine,c’est-à-direaprèsquecelui-ciadéjàproduitson travail :carc’estcequisepratiqueaussipourd’autresmarchandisesdontlavaleurseréalisedansl’usage,commeparexempleleloyerd’unemaison,oud’uneferme,dontlemontantpeutsepayeràl’expirationduterme.

Lesélémentsdutravailsontaunombredetrois:1°la force de travail ; 2°la matière première du travail ; 3°le moyen de travail. Notre

possesseur d’argent, après avoir acheté sur lemarché la force de travail, y a acheté aussi lamatièrepremièredu travail,àsavoirducoton ; lemoyende travail,c’est-à-dire l’atelieravectous lesoutils,est toutpréparé ;etparconséquentet ilne luiresteplusqu’àsemettreenroutepour faire commencer tout de suite la besogne. « Une certaine transformation semble s’êtreopérée dans la physionomie des personnages de notre drame. L’homme aux écus prend lesdevantset,ensaqualitédecapitaliste,marchelepremier;lepossesseurdelaforcedetravaillesuit par-derrière comme son travailleur à lui ; celui-là le regard narquois, l’air important etaffairé;celui-citimide,hésitant,rétif,commequelqu’unquiaportésaproprepeauaumarché,etnepeutplusattendrequ’àunechose:êtretanné.(13)»

Nosdeuxpersonnagesarriventà l’atelier,oùlepatrons’empressedemettresonouvrierautravail;et,commeilestfilateur,ilplaceentrelesmainsdel’ouvrier10kilogrammesdecoton.

Letravailserésumeenuneconsommationdesélémentsquilecomposent:consommationde la forcede travail, consommationde lamatière, consommationdesmoyensde travail.Laconsommation desmoyens de travail se calcule de lamanière suivante : de la somme de lavaleur de tous les moyens de travail, atelier, outils, calorifères, charbon, etc., on soustrait lasommedelavaleurdetouslesmatériauxencoreutilisablesquipourrontresterdesmoyensdetravailmishorsd’usageparleuremploi;ondiviseleresteainsiobtenuparlenombredejoursque peuvent durer les moyens de travail, et on obtient ainsi le chiffre de la consommationquotidiennedecesmoyensdetravail.

Notreouvriertravaillependanttouteunejournéededouzeheures.Auboutdecettejournée,ilatransforméles10kilogrammesdecotonen10kilogrammesdefilés,qu’ilremetàsonpatron,etilquittel’atelierpourretournerchezlui.Mais,cheminfaisant,parcettevilainehabitudequ’ontles ouvriers de vouloir toujours faire les comptes derrière le dos de leurs patrons, il semet àcherchermentalementcombiensonpatronpourragagnersurces10kilogrammesdefilés.–Jenesaispas,àlavérité,combiensepaientlesfilés,sedit-ilàlui-même,maislecompteestvitefait.J’aivulecotonquandilaétéachetéaumarchéà3francslekilogramme.L’usuredetouslesmoyensdetravailpeutreprésenterunesommede4francsparjour.Doncnousavons:

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Pour10kilogrammesdecoton 30francsPourusuredesmoyensdetravail 4francsPoursalairedemajournée 3francsTotal 37francs

Les10kilogrammesdefilésvalentdonc37francs.Or,surlecotonlepatronn’acertainement

riengagné,puisqu’ill’apayésonjusteprix,pasuncentimedeplus,pasuncentimedemoins;ilaagidemêmeavecmoi,payantmaforcedetravailàsonjusteprixde3francsparjour;donc,ilnepeuttrouversongainqu’envendantsesfilésplusqu’ilsnevalent.Ilfautabsolumentqu’ilensoitainsi:sanscela,ilauraitdépensé37francs,pourrecevoirjuste37francs,sanscompterletempsqu’ilaperduet lapeinequ’ilaprise.Voilàcommentsont faits lespatrons! Ilsontbeauvouloirsedonnerl’aird’êtrehonnêtesavecl’ouvrierdontilsachètentlamatièrepremière:ilsonttoujours leurpoint faible,etnousautresouvriers,quiconnaissons leschosesdumétier,nous ledécouvronstoutdesuite.Maisvendreunemarchandisepluscherqu’ellenevaut,c’estcommevendreàfauxpoids,cequiestdéfenduparl’autorité.Doncsilesouvriersdévoilaientlesfraudesdes patrons, ceux-ci seraient forcés de fermer leurs ateliers ; et, pour faire produire lesmarchandises nécessaires aux besoins, peut-être ouvrirait-on de grands établissementsgouvernementaux:cequiseraitbeaucoupmieux.

Toutenfaisantcesbeauxraisonnements,l’ouvrierestarrivéchezlui;etlà,aprèsavoirsoupé,ils’estmisaulit,ets’estprofondémentendormi,rêvantàladisparitiondespatronsetàlacréationdesateliersnationaux(14).

Dors,pauvreami,dorsenpaix, tandisqu’il teresteencoreuneespérance.Dorsenpaix, lejour de la désillusion ne tardera pas à venir. Tu apprendras bientôt comment ton patron peutvendresamarchandiseavecbénéfice,sansfrauderpersonne.Lui-mêmeteferavoircommentondevientcapitaliste,etgrandcapitaliste,enrestantparfaitementhonnête.Alorstonsommeilnesera plus tranquille. Tu verras dans tes nuits le capital, comme un incube, qui t’oppresse etmenace de t’écraser. D’un œil épouvanté tu le verras grossir, comme un monstre à centtentaculesquichercherontavidementlesporesdetoncorpspourensucerlesang.Etenfintuleverras prendre des proportions démesurées et gigantesques, noir et terrible d’aspect, avec desyeuxetunegueuledefeu;sestentaculessetransformerontend’énormestrompesaspirantes,oùtuverrasdisparaîtredesmilliersd’êtreshumains,hommes,femmes,enfants.Surtonfront,alors,coulera une sueur de mort, car ton tour, celui de ta femme et de tes enfants sera tout prèsd’arriver… Et ton dernier gémissement sera couvert par le joyeux éclat de rire du monstre,heureuxdesonétat,d’autantplusprospèrequ’ilestplusinhumain.

Retournonsànotrepossesseurd’argent.Cebourgeois,modèled’ordreetd’exactitude,aréglétoussescomptesdelajournée;etvoici

commentilaétablileprixdeses10kilogrammesdefilés:

Pour10kgdecotonà3Flekilo 30francsPourusuredesmoyensdetravail 4francs

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Maisencequiconcerneletroisièmeélémententrédanslaformationdesamarchandise,lechiffrequ’ilainscritn’estpasceluidusalairedel’ouvrier.Ilsaittrèsbienqu’ilexisteunegrandedifférenceentre leprixde la forcede travailet leproduitdecette forcede travail.Lesalaired’une journée de travail ne représente pas du tout ce que l’ouvrier produit en une journée detravail. Notre possesseur d’argent sait très bien que les 3 francs de salaire payés par luireprésententl’entretiendesonouvrierpendantvingt-quatreheures,maisnonpascequecelui-ciaproduitpendantlesdouzeheuresqu’ilatravaillédanssonatelier.Ilsaittoutcela,précisémentcommel’agriculteursaitladifférencequ’ily aentrecequeluicoûtedel’entretiend’unevache,etcequ’elleluirendenlait,fromage,beurre,etc.Laforcedetravailacettepropriétésingulièrederendreplusqu’ellenecoûte,etc’est justementpourcelaque lepossesseurd’argentestallél’acheter sur le marché. Et à cela l’ouvrier n’a rien à répliquer. Il a reçu le juste prix de samarchandise;laloideséchangesaétéparfaitementobservée;etiln’apasledroitdes’ingérerdansl’usagequesonclientferadesonsucreoudesonpoivre.

Nous avons supposé, plus haut, qu’en six heures de travail on peut produire 15 grammesd’argent,équivalentsà3francs.Donc,siensixheuresdetravaillaforcedetravailproduitunevaleurde3francs,endouzeelleproduiraunede6francs.Voicidonclecomptequiindiquelavaleurdes10kilogrammesdefilés:Pour10kgdecotonà3Flekilo 30francsPourusuredesmoyensdetravail 4francsPourdouzeheuresdeforcedetravail 6francsTotal 40francs

L’hommeauxécusa,parconséquent,dépensé37 francs,etaobtenuunemarchandisequi

vaut40francs:ilagagnéainsi3francs;sonargentafaitdespetits.Leproblèmeestrésolu.Lecapitalestné.

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CHAPITREIII

LajournéedetravailAussitôtné,lecapitaléprouvelebesoindeprendredelanourriturepoursedévelopper;etle

capitaliste,quinevitdésormaisquedelavieducapital,sepréoccupeavecsollicitudedesbesoinsdecetêtre,devenusoncœuretsonâme,ettrouvelemoyendelessatisfaire.

Le premier moyen employé par le capitaliste dans l’intérêt de son capital, c’est laprolongationdelajournéedetravail.Assurément,lajournéedetravailaseslimites.D’abord,unjournesecomposequedevingt-quatreheures;puis,decesvingt-quatreheuresquotidiennes,ilfaut en déduire un certain nombre que l’ouvrier doit employer à satisfaire tous ses besoinsphysiquesetmoraux:dormir,senourrir,réparersesforces,etc.

« Lesvariationspossiblesdelajournéedetravailnedépassentdoncpaslecercleforméparles limites qu’imposent la nature et la société. Mais ces limites sont par elles-mêmes trèsélastiques,etlaissentlaplusgrandelatitude.Aussitrouvons-nousdesjournéesdetravaildedix,douze,quatorze,seize,dix-huitheures,c’est-à-direayantleslongueurslesplusdiverses.

« Lecapitalisteaachetélaforcedetravailàsavaleurd’unejournée.Ilaacquisledroitdefaire travailler pendant tout un jour le travailleur à son service.Mais qu’est-ce qu’un jour detravail?Danstouslescas,c’estquelquechosedemoinslongqu’unjournaturel.Decombien?Lecapitalisteasamanièredevoirspécialesurcettelimitenécessairedelajournéedetravail…Letempspendant lequel l’ouvrier travaille est le tempspendant lequel le capitaliste consomme laforcedetravailqu’ilaachetée.Silesalariéconsommepourlui-mêmesontempsdisponible,ilvolelecapitaliste.

« Lecapitalistes’appuiedoncsurlaloidel’échangedesmarchandises.Ilcherche,commetoutautreacheteur,àtirerdelavaleurd’usagedesamarchandiseleplusgrandprofitpossible.Maistoutàcoups’élèvelavoixdutravailleur,quidit:

« –Lamarchandisequejet’aivenduesedistinguedelafouledesautresmarchandisesencequesonusagecréedelavaleur,unevaleurplusgrandequecellequecettemarchandiseacoûté.C’estpourcetteraisonquetul’asachetée.Cequi,pourtoi,apparaîtcommeunemiseenvaleurdecapital,estpourmoiunexcèsdedépensedeforcedetravail.Loietmoi,nousneconnaissonssur lemarché qu’une seule loi, celle de l’échange desmarchandises. La consommation de lamarchandise appartient non au vendeur qui cède,mais à l’acheteur qui l’acquiert. À toi doncappartient l’usagedema forcede travail journalière.Mais il fautqu’aumoyendesonprixdeventejournalierjepuissechaquejourlareproduirepourlavendreànouveau.Abstractionfaitede l’usure naturelle par l’âge, etc., il faut que je reste capable de travailler demain commeaujourd’hui,danslesmêmesconditionsnormalesdeforce,desantéetd’entrain.Tumeprêchesconstamment l’évangile de l’épargne et de l’abstinence. Fort bien ! Je veux, en administrateurraisonnableetéconomedemonuniquefortune,laforcedetravail,l’économiseretm’abstenirdetoutefolleprodigalité.Jeneveux,chaquejour,enmettreenmouvement,enconvertirentravail,que la quantité compatible avec sa durée normale et son développement régulier. Par uneprolongation démesurée de la journée de travail, tu peux, en un seul jour, employer une plusgrande quantité dema force de travail que je ne puis en reproduire en trois jours.Ce que tu

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gagnesainsientravail,jeleperdsensubstancedetravail.Orl’usagedemaforcedetravailetlevoldecetteforcesontdeuxchosestrèsdifférentes.Silapériodemoyennedelavied’unouvriermoyensoumisàunerègledetravailraisonnableestdetrenteans,etquetuconsommesendixansmaforcedetravail,tunemepaiesqu’untiersdesavaleurjournalière,tume voles chaquejourlesdeuxtiersdemamarchandise.Tupaiesuneforcedetravaild’unejournée,tandisquetuen consommes une de trois journées. Je demande donc une journée de travail de longueurnormale,etjelademandesansfaireappelàtoncœur,cardanslesaffairesd’argentlesentimentn’apasdeplace.Tupeuxêtreunbourgeoismodèle,peut-êtremembredelaSociétéprotectricedesanimaux,etpardessuslemarchéenodeurdesainteté:maislachosequetureprésentesvis-à-visdemoin’apointdecœurquibattedanssapoitrine.Cequi sembley palpiter,cesont lesbattementsdemonproprecœur.Jeréclamelajournéenormaledetravail,parcequejeréclamelavaleurdemamarchandise,commetoutautrevendeur.

« Commeonlevoit,abstractionfaitedebornestrèsélastiques,iln’y arien,clanslanaturemêmedelaloidel’échangedesmarchandises,quiimposeunelimiteàlajournéedetravail,et,par conséquent, une limite au surtravail. Le capitaliste ne fait qu’exercer son droit d’acheteur,lorsqu’il cherche à prolonger le plus possible la journée de travail, lorsque d’une journée detravail il cherche à en faire deux. D’autre part, la nature spéciale de lamarchandise vendueimpose des bornes à sa consommation par l’acheteur, et l’ouvrier ne fait qu’exercer son droitcommevendeurlorsqu’ilveutrestreindrelajournéedetravailàuneduréenormaledéterminée.Ily adonciciuneantinomie,droitcontredroit,l’unetl’autreportantégalementlesceaudelaloiquirèglel’échangedesmarchandises.Entredeuxdroitségauxc’estlaforcequidécide(15).»

Commentagitlaforce,quiaujourd’huiappartienttouteaucapitaletfonctionneàsonservice,les faits que nous allons exposer le diront. Les faits cités dans ce livre sont tous empruntés àl’Angleterre : premièrement, parce que c’est le pays où la production capitaliste a atteint sonmaximumdedéveloppement,maximumverslequel,dureste,tendenttouslespayscivilisés;et,en second lieu, parce que ce n’est qu’en Angleterre qu’il existe un matériel convenable dedocuments concernant les conditions de travail, réunis par les soins de commissionsgouvernementalesrégulières.LesmodesteslimitesdecetAbrégénepermettront,toutefois,quela reproductiond’unepetite partie seulement des richesmatériaux recueillis dans l’ouvragedeMarx.

Voici quelques faits empruntés aux enquêtes faites en 1860 et 1863 dans l’industriecéramique,W.Wood,âgédeneufans,avaitseptansetdixmoisquandilcommençaàtravailler.Iltravaillaittouslesjoursdelasemaine,desixheuresdumatinàneufheuresdusoir,soitquinzeheuresparjour.J.Murray,âgédedouzeans,travaillaitàporterlesformesetàtournerlaroue.Ilcommençaitàtravailleràsixheures,etquelquefoisàquatreheuresdumatin;etsontravailseprolongeait,parfois,jusqu’aulendemain.Etiln’étaitpasseul,maisencompagniedehuitàneufautresjeunesgarçons,quiétaienttraitéscommelui.LemédecinCharlesPiarsonaécritcequisuit a un commissaire du gouvernement : « Je ne puis parler que d’après mes observationspersonnellesetnond’aprèslastatistique;maisjecertifiequej ’aiétésouventrévoltéàlavuedecespauvresenfants,dontlasantéestsacrifiéepoursatisfaire,paruntravailexcessif,lacupiditédeleursparentsetdeleurspatrons.» Ilénumèrelescausesdesmaladiesdespotiers,etclôtsalisteparlacauseprincipale,leslonguesheuresdetravail.

Danslesmanufacturesd’allumettes,lamoitiédestravailleurssontdesenfantsau-dessousdetreizeansetdesjeunesfillesau-dessousdedix-huit.Cetteindustrieinsalubreetrépugnanteasi

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mauvaiseréputationquec’estseulementlapartielaplusmisérabledelapopulationquiluifournitdesenfants.ParmilestémoinsquelecommissaireWhiteaentendusen1863,ily enavaitdeuxcentsoixanteau-dessousdedix-huitans,quaranteau-dessousdedixans,dixn’avaientquehuitans,etenfincinqavaientsixansseulement.Lajournéedetravailvariaitentredouze,quatorze,quinze heures. On travaille la nuit ; les repas sont pris à des heures irrégulières, et presquetoujoursdanslelocalmêmedelafabrique,toutempestédephosphore.

Danslesfabriquesdetapis,pendantlasaisonlaplusactive,d’octobreenavril,letravaildurepresquesansinterruptiondesixheuresdumatinàdixheuresdusoiretplustardencoredanslanuit.Dans l’hiverde1862, surdix-neuf jeunes filles, sixdurentquitter la fabriquepar suitedemaladies causées par l’excès de travail. Pour tenir les autres éveillées, on était obligé de lessecouer.Lesenfantsétaientsifatiguésqu’ilsnepouvaientpastenirlesyeuxouverts.Unouvrierdéposadevant laCommissiond’enquête ences termes :« Monpetitgarçonquevoici, j ’avaiscoutumedeleportersurmondos,quandilavaitseptans,pouralleràlafabriqueetrevenir,àcausedelaneige,etiltravaillaithabituellementseizeheures!Biensouventjemesuisagenouilléà côté de lui, pour le fairemanger pendant qu’il était à lamachine, parce qu’il ne devait pasl’abandonnerniinterrompresontravail.»

Vers lafinde juin1863, les journauxdeLondresfirentbeaucoupdebruitàcause lamort,« causéeparsimpleexcèsde travail» ,d’unemodistedevingtans,employéedans lamaisond’un fournisseurde lacour.Cetteouvrière,qui travaillaitd’ordinaire seizeheuresetdemieparjour, journée moyenne des modistes, avait dû, pour un bal de la cour, travaillerexceptionnellementvingt-sixheuresetdemiesansinterruption,avecsoixanteautresjeunesfilles.Maisavantd’avoirpuacheversatâche,elleétaitmorte.Lemédecin,appelétroptardàsonlitdemort,déclaraqu’elleétaitmorteparsuitedelonguesheuresdetravaildansunateliertroppleinetdansunechambreàcouchertroppetiteetsansventilation.

DansundesquartierslespluspopuleuxdeLondres,lamortalitéannuelledesforgeronsestde31pour1000.Cetteprofession,quienelle-mêmen’offreriendenuisibleàlasanté,devient,parlasimpleexagérationdutravail,destructivedel’homme.

Voilà comment le capital exploite et marty rise le travail. Celui-ci après avoir beaucoupsouffert, cherche, à la fin, à lui résister.Les travailleurs se coalisent et demandent aupouvoirsocial la fixationd’une journéenormalede travail.Oncomprend facilement cequ’ilspeuventobtenir,sionconsidèrequela loidoitêtrefaiteetappliquéeparcesmêmescapitalistescontrelesquelslesouvriersvoudraients’enprévaloir.

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CHAPITREIVLaplus-valuerelative

Laforcede travail,produisantunevaleurplusgrandeque leprixqu’ellecoûte (lesalaire),

c’est-à-dire une plus-value, a engendré le capital, et elle a procuré ensuite au capital unenourrituresuffisantepoursonpremierâge, laplus-valueayantétéaugmentéeaumoyendelaprolongationdelajournéedetravail.

Mais le capital croît, et la plus-value doit augmenter encore pour satisfaire à ses besoinsaccrus.Et,commenousl’avonsvu,augmentationdelaplus-valueneveutpasdireautrechosequeprolongationnouvelledelajournéedetravail:cettejournée,toutefois,bienqu’ellesoitd’unelongueurfortélastique,trouveàlafinsalimitenécessaire.Quelqueminime,eneffet,quesoitletempslaisséparlecapitalisteàl’ouvrierpourlasatisfactiondesesplusindispensablesbesoins,lajournéedetravailseratoujoursinférieureàvingt-quatreheures.Lajournéedetravailrencontredonc une limite naturelle, et l’accroissement de la plus-value, par conséquent, un obstacleinsurmontable.ReprésentonsunejournéedetravailparlaligneAB:

ADCB

La lettreAen indiquera lecommencement, la lettreB la fin,c’est-à-direce termenaturel

au-delà duquel il n’est pas possible d’aller. Soit AC la partie de la journée pendant laquellel’ouvrier produit la valeur équivalente au salaire reçu, et CB la partie de la journée pendantlaquelle ilproduit laplus-value.Nousavonsvuquenotre fileurdecoton, recevant3 francsdesalaire, reproduitdansunemoitiéde la journée lavaleurde son salaire, etdans l’autremoitiéproduit3francsdeplus-value.LetravailAC,parlequelonreproduitlavaleurdusalaire,estdittravail nécessaire, tandis que le travail CB, qui produit la plus-value, s’appelle surtravail. Lecapital est altéré de surtravail, parce que c’est le surtravail qui engendre la plus-value. Lesurtravail prolongé prolonge la journée de travail ; et celle-ci finit par rencontrer sa limitenaturelle B, qui présente un obstacle insurmontable au surtravail et à la plus-value.Que fairealors?Lecapitalisteavitetrouvéleremède.Ilobservequelesurtravailadeuxlimites:l’une,B,terme de la journée de travail ; l’autre, C, terme du travail nécessaire ; or, si la limite B estimmuable,iln’enn’estpasainsidelalimiteC.SionréussitàtransporterlalimiteCaupointD,onaura accru le surtravailCBde la longueurDC, et enmême temps diminué d’autant le travailnécessaire AC. La plus-value aura trouvé ainsi le moyen de continuer à croître, non plus defaçon absolue comme précédemment, c’est-à-dire en prolongeant toujours davantage la

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longueur de la journée de travail, mais en accroissant le surtravail par une diminutioncorrespondantede travailnécessaire.Lapremièreétait laplus-valueabsolue, lasecondeest laplus-valuerelative.

La plus-value relative se fonde sur la diminution du travail nécessaire ; la diminution dutravailnécessairesefondesurladiminutiondusalaire;ladiminutiondusalairesefondesurladiminutionduprixdeschosesnécessairesàl’ouvrier:donclaplus-valuerelativeestfondéesurl’abaissementdelavaleurdesmarchandisesdontl’ouvrierabesoin.

Il y aurait unmoyen plus expéditif de produire la plus-value relative, dira quelqu’un : ceseraitdepayerautravailleurunsalaireinférieuràceluiquiluirevient,c’est-à-diredenepasluipayer le juste prix de samarchandise, la force de travail. Cet expédient, qui est très souventemployé dans la pratique, ne peut pas être pris en considération par nous, parce que nousn’admettons que la plus parfaite observation de la loi des échanges, selon laquelle toutes lesmarchandises,etparconséquentaussilaforcedetravail,doiventêtrevenduesetachetéesàleurjuste valeur. Notre capitaliste, comme nous l’avons déjà vu, est un bourgeois absolumenthonnête ; il n’usera jamais,pourgrossir soncapital, d’unmoyenquine serait pas entièrementdignedelui.

Supposonsque,enunejournéedetravail,unouvrierproduisesixarticlesd’unemarchandisequelecapitalistevendpourleprixde7,50francs,parcequedanslavaleurdecettemarchandiselamatière première et lesmoyensde travail entrent pour 1,50 franc et la forcede travail dedouze heures pour 6 francs : les trois éléments réunis formant la somme de 7,50 francs. Lecapitalistetrouvesurlavaleurde7,50francsqu’asamarchandiseuneplus-valuede3francs,etsur chaque article uneplus-valuede50 centimes, parceque, le salaire de l’ouvrier étant de3francset ladépenseenmatièrepremièreetenmoyensde travailde1,50 franc,pourchaquearticleiladépensé75centimesetquedechacund’euxilretire1,25franc.Supposonsqu’avecunnouveau sy stèmede travail, ou seulementavecunperfectionnementde l’ancien, le capitalistearriveàdoublerlaproduction,etqu’aulieudesixarticlesparjourilréussisseàenobtenirdouze.Si dans six articles lamatière première et lesmoyens de travail entraient pour 1,50 franc, ilsentrerontpour3francsdansdouzearticles,c’est-à-diretoujourspour25centimesdanschaquearticle.Ces3francsjointsaux3francsquelecapitalistepaieàl’ouvrierpourl’usagedesaforcede travail pendant douze heures font 6 francs, qui représentent le prix de revient des douzearticles:chacund’euxluicoûteparconséquent50centimes,auxquelss’ajouteledouzièmedelaplus-value(3francs),soit25centimes:chaquearticleadoncunevaleurde75centimes.

Lecapitaliste amaintenantbesoind’obtenirundébitplusgrand sur lemarchépourvendreunequantitédoubledesamarchandise;etily réussitendiminuantquelquepeuleprixdecelle-ci.End’autres termes lecapitalisteabesoinde fairenaîtreune raisonpourque sesarticles sevendent aumarchéenquantitédouble ; et cette raison il la fournit à l’acheteurparunebaisseprix.Ilvendradoncsesarticlesàunprixunpeuinférieurà1,25franc,quiétaitleprixantérieur,maissupérieurà75centimesquiestlechiffredecequ’ilsvalentaujourd’hui.

Illesvendra,parexemple,1francpièce,etilauraainsiassuréledoublementdudébitdesesarticles, sur lesquels il gagne aujourd’hui 6 francs : 3 francs de plus-value, et 3 francs quireprésententladifférence,multipliéepar12,entrelavaleurdechaquearticle(75centimes)etsonprixdevente(1franc).

Comme on le voit, le capitaliste a tiré un grand avantage de cette augmentation de laproduction.Touslescapitalistessontdoncgrandementintéressésàaccroîtrelesproduitsdeleur

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industrie, et c’est ce qu’ils réussissent à faire chaque jour dans n’importe quel genre deproduction.Maisleurgainextraordinaire,celuiquireprésenteladifférenceentrelavaleurdelamarchandiseet leprixauquelellesevend,durepeu,parcequebientôtlesy stèmenouveauouperfectionnédeproductionestadoptépartousparnécessité.Lerésultatestalorsqueleprixdeventedelamarchandiseestramenéàlavaleurréelledecelle-ci:autrefoiscettevaleurétaitde1,25 franc, et l’article sevendait1,25 franc : aujourd’hui ellen’estplusquede75centimesetl’article se vend non plus 1 franc, mais 75 centimes. Mais le capitaliste, s’il n’a plus le gainprovenant de la différence entre la valeur de la marchandise et le prix de vente, conservetoujoursl’intégritédelaplus-value:celle-ciestrépartiesurdouzearticles,auheudel’êtresursixseulement;maiscommelesdouzearticlessontproduitsdanslemêmetempsquel’étaientlessix,c’est-à-direendouzeheuresdetravail,laplus-valueestrestéelamême;etona,commedernierrésultat, toujours trois francs de plus-value sur une journée de douze heures, mais avec uneproductiondoublée.

Quand cette augmentation de la production porte sur les marchandises nécessaires auxtravailleurs, elle a pour résultat l’abaissement du prix de la force de travail, et par suite, ladiminutiondutravailnécessaire,etl’augmentationdusurtravailquiproduitlaplus-valuerelative.

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CHAPITREVCoopération(16)

Ily adéjàunmomentquenousnenous sommesoccupésquedes faitsetgestesdenotre

capitaliste, qui certainement a dûprospérer dans l’intervalle.Retournons à son atelier, oùnousauronspeut-êtreleplaisirderevoirnotreamilefileur.Nousvoiciarrivés.Entrons.

Quellesurprise!Nousvoyonsàlabesogne,maintenant,nonplusunouvrier,maisunegrandequantitéd’ouvriers,toussilencieuxetrangésenbonordrecommeautantdesoldats.Ilnemanquepasdesurveillantsetd’inspecteurs,qui, telsquedesofficiers,passentdans les rangs,observanttour,donnantdesordresetveillantàleurponctuelleexécution.Ducapitaliste,onnevoitmêmepas l’ombre.Voiciques’ouvreuneportevitréequiconduità l’intérieur ;peut-êtresera-ce lui?nousallonsvoir.C’estungravepersonnage,maiscen’estpasnotrecapitaliste.Lessurveillantss’empressentautourdunouveauvenu,etreçoiventsesordresaveclaplusgrandeattention.Onentend le bruit d’une sonnerie électrique ; un des surveillants court appliquer son oreille àl’extrémitéd’untubedemétalquiduplafonddescendlelongdumur;etilvientaussitôtannonceràMonsieur ledirecteurque lepatron l’appellepourconféreravec lui.Nouscherchonsdans lafouledesouvriersnotrevieilleconnaissancelefileur;etnousfinissonsparledécouvrirdansuncoin,toutabsorbéparsontravail.Ilestdevenupâleetdécharné;sursafigureselituneprofondetristesse.Nousl’avonsvu,autrefois,surlemarché,traitantd’égalàégalavecl’hommeauxécuspourlaventedesaforcedetravail;maiscombien,aujourd’hui,s’estaccrueladistancequilessépare!C’estmaintenantunouvrierperdudanslafouledeceuxquipeuplentl’atelier,etécrasépar une journée de travail d’une longueur excessive ; tandis que le possesseur d’argent,transformédésormaisengrandcapitaliste,trônecommeundieuauhautdesonOlympe,d’oùilenvoiesesordresàsonpeupleaumoyend’unearméed’intermédiaires.

Qu’est-il donc arrivé ? Rien de plus simple. Le capitaliste a prospéré. Le capital s’esténormément accru, et, pour satisfaire à ses nouveaux besoins, le capitaliste a établi le travailcoopératif, qui est le travail exécuté par l’union des forces. Dans cet atelier où autrefoisfonctionnaituneseuleforcedetravail,onvoitfonctionneraujourd’huitouteunecoopérationdesforcesdetravail.Lecapitalestsortidel’enfance,etseprésentepourlapremièrefoissoussonvéritableaspect.

Lesavantagesquelecapitaltrouvedanslacoopérationpeuventêtrerangéssousquatrechefs.Premièrement,c’estdanslacoopérationquelecapitalréaliselanotiondutravailsocial.La

force sociale du travail étant, comme nous l’avons déjà dit, lamoyenne prise dans un centredonnédeproduction,surunnombred’ouvriersquitravaillentavecundegrémoyend’habileté,ilestclairquechaqueforceindividuelledetravails’écarteraplusoumoinsdelaforcemoyenneousociale,laquellenepeutparconséquentêtreobtenuequ’enréunissantdanslemêmeatelierungrandnombredeforcesdetravail,–c’est-à-dire,qu’enpratiquantlacoopération(17).

Le second avantage est l’économie des moyens de travail. Le même atelier, les mêmescalorifères,etc.,quineservaientqu’àunseul,serventmaintenantàbeaucoupd’ouvriers.

Le troisième avantage de la coopération est l’augmentation de la force de travail. « Demêmequelaforced’attaqued’unescadrondecavalerieoulaforcederésistanced’unrégimentd’infanterie diffère essentiellement de la somme des forces individuelles déployées isolément

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par chacun des cavaliers ou des fantassins, de même la somme des forces mécaniquesd’ouvriers isolés diffère de la force mécanique qui se développe dès qu’ils fonctionnentconjointementetsimultanémentdansunemêmeopérationindivise.»

Lequatrièmeavantageestlapossibilitédecombinerlesforcesdefaçonàpouvoirexécuterdes travaux qu’avec des forces isolées il eût été impossible d’accomplir, ou qui n’eussent étéaccomplisqued’unemanièretrèsimparfaite.Quin’avucomment50ouvrierspeuventdéplacerdes masses énormes en une heure, tandis qu’un ouvrier isolé n’arriverait pas, en 50 heuresconsécutives,àleremuersipeuquecesoit?Quin’avucomment12ouvriers,faisantlachaînedubasenhautd’unemaisonenconstruction,montentenuneheureunequantitédematériauximmensémentplusgrandequecellequ’unseulouvrierpourraitmonterendouzeheures?Quinecomprendque20maçons font beaucoupplus de travail enune journée, qu’unmaçon seul nepourraitenfaireen20jours?

« Lacoopérationestlemodefondamentaldelaproductioncapitaliste.»

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CHAPITREVIDivisiondutravailetmanufacture

Quand lecapitaliste réunitdanssonatelier lesouvriersquiexécutent lesdiversespartiesdu

travailnécessaireàlafabricationd’unemarchandise,ildonnealorsàlacoopérationuncaractèrespécial : il établit la division du travail et la manufacture, laquelle n’est autre chose qu’« unorganismedeproductiondontlesmembressontdeshommes» .

Bienquelamanufacturesoittoujoursfondéesurladivisiondutravail,elleanéanmoinsunedouble origine. En effet, dans quelques cas, lamanufacture a réuni dans lemême atelier lesdiverses opérations requises pour la confection d’unemarchandise, opérations qui, à l’origine,restaientdistinctesetséparéesl’unedel’autre,commeétantdesmétiersdifférents;dansd’autrescas,elleadivisé,maisenlesconservantdanslemêmeatelier,lesdiversesopérationsdutravail,qui autrefois formaient un tout dans la confection d’une marchandise. « Un carrosse était leproduit collectif des travauxd’ungrandnombred’artisans indépendants les unsdes autres, telsquecharrons,selliers,tailleurs,serruriers,ceinturiers,tourneurs,passementiers,vitriers,peintres,vernisseurs,doreurs,etc.Lamanufacturecarrossièrelesaréunistousdansunmêmelocal,oùilstravaillaientenmêmetempsetdelamainàlamain.Onnepeutpas,ilestvrai,doreruncarrosseavant qu’il soit fait ; mais si l’on fait beaucoup de carrosses à la fois, le doreur peut êtreconstammentoccupéàdorerceuxquisontachevés,tandisquelesautrespassentencoreparuneautrephasedelafabrication.» Lafabricationd’uneépingleaétédivisée,parlamanufacture,enplus de vingt opérations partielles, qui forment les parties de ce qui autrefois était exécuté entotalitéparunseulépinglier.Lamanufacture,donc,tantôtréunitplusieursmétiersenunseul,ettantôtdiviseunmétierenplusieurs.

Lamanufacturemultiplielesforcesetlesinstrumentsdetravail,maislesrendéminemmenttechniques et simples, en les appliquant constamment à une seule et unique opérationélémentaire.

Grandssontlesavantagesquelecapitalréaliseparlamanufacture,enspécialisantchacunedesdiversesforcesdetravailàuneopérationélémentaireetconstammentlamême.Laforcedetravail acquiert considérablement en intensité et en précision.Tous ces petits intervalles qui setrouvent, tels que des pauses, entre les diverses phases de la fabrication d’une marchandiseexécutée par un seul individu, disparaissent, quand cet individu exécute toujours la mêmeopération. L’ouvrier ne doit plus dorénavant apprendre tout un métier, mais seulement uneopérationuniqueettoutesimpledecemétier,qu’ilapprendenbeaucoupmoinsdetempsetavecunebienmoindredépensequ’iln’enfallaitpourapprendrelemétiertoutentier.Cettediminutiondedépenseetdetempsapourconséquenceuneaugmentationcorrespondantedusurtravailetdela plus-value, car tout ce qui raccourcit le temps nécessaire à la reproduction de la force detravailagranditledomainedusurtravail.Lecapitaliste,envraiparasite,s’engraissetoujoursplusauxdépensdutravail,etletravailleurensouffregrandement.

« Lamanufacturerévolutionnedefondencomblelemodedetravailindividuel,etattaqueàsaracinelaforcedetravail.Elledéformeletravailleurendéveloppantdefaçonmonstrueusesadextéritédedétailauxdépensdetoutunmonded’aptitudesproductives,demêmequedanslesÉtatsdeLaPlataonsacrifieunbœufentierpouravoirsapeauousonsuif.

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« Cen’estpasseulement le travailquiestdivisé,subdiviséet répartientredivers individus,c’estl’individului-mêmequiestmorceléetmétamorphoséenressortautomatiqued’unebesognepartielle,desortequel’onvoitréaliserlafableabsurdedeMénéniusd’Agrippa,quireprésenteunhommecommesimple fragmentdesonproprecorps.DugaldStewartnomme lesouvriersdemanufacture« automatesvivantsemployésauxdétailsdel’ouvrage» .

« Originairement l’ouvrier vend au capitaliste sa force de travail, parce que les moyensmatérielsdelaproductionluimanquent.Maintenantsaforceindividuelledetravailn’existeplusqu’àlaconditiond’êtrevendue.Ellenepeutplusfonctionnerquedansunensemblequ’elletrouveseulementdansl’atelierducapitaliste,aprèss’êtrevendue.Demêmequelepeupleportaitécritsursonfrontqu’ilétaitlapropriétédeJéhova,demêmeladivisiondutravailimprimeàl’ouvrierdemanufactureunsceauquilemarquecommelapropriétéducapital.Storchdit:« L’ouvrierqui porte dans sesmains tout unmétier peut aller partout exercer son industrie et trouver desmoyensdesubsister;l’autre(celuidesmanufactures)n’estqu’unaccessoirequi,séparédesesconfrères,n’aplusnicapaciténiindépendance,etquisetrouveforcéd’accepterlaloiqu’onjugeàproposdeluiimposer.»

« Lespuissancesintellectuellesdelaproductionsedéveloppentd’unseulcôté,parcequ’ellesdisparaissent sur tous les autres. Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentre enopposition à eux dans le capital. La divisionmanufacturière du travail pose en face d’eux lespuissancesintellectuellesdelaproductioncommeunepropriétéd’autruietunepuissancequilesdomine.Cettescissioncommencedéjàdanslasimplecoopération,oùlecapitalismereprésente,vis-à-visdutravailleurisolé,l’unitéetlavolontédutravailleurcollectif;ellesedéveloppeensuitedans la manufacture, qui mutile le travailleur en faisant de lui un ouvrier parcellaire ; elles’achève enfin dans la grande industrie, qui sépare la science du travail en faisant d’elle unepuissancedeproductionindépendantedeluietenrôlecelle-ciauserviceducapital.

« Danslamanufacture,l’enrichissementdutravailcollectif,etparconséquentducapital,enforceproductivesocialeapourconditionl’appauvrissementdutravailleurenforcesproductivesindividuelles.

« L’ignorance – dit Ferguson – est la mère de l’industrie comme de la superstition. Laréflexionetl’imaginationsontsujettesàs’égarer;maisl’habitudedemouvoirlepiedoulamainnedépendnidel’unenidel’autre.Aussipourrait-ondirequelaperfection,encequiconcernelesmanufactures, consiste à pouvoir se passer de l’esprit, demanière que l’atelier puisse êtreconsidérécommeunemachinedontlespartiessontleshommes.»

Et quelquesmanufactures, en effet, aumilieu duXVIIIe siècle, pour certaines opérationssimples,quiconstituaientunsecretdefabrique,employaientdepréférencedesouvriersàmoitiéidiots.

« AdamSmith dit : « L’esprit de la plupart des hommes se développe nécessairement enconformitédeleursoccupationsdechaquejour.Unhommedonttoutelaviesepasseàexécuterunpetitnombred’opérationssimplesn’aaucuneoccasiond’exercersonintelligence.Ildevientengénéralaussistupideetignorantqu’ilestpossibleàunecréaturehumainedel’être.» Aprèsavoirdépeint l’abêtissement de l’ouvrier parcellaire, Smith continue ainsi : « L’uniformité de sa viestationnaire porte aussi atteinte, naturellement, à sa hardiesse d’esprit ; elle détruit mêmel’énergiedesoncorpsetlerendincapabled’appliquersaforceavecvigueuretpersévéranceàautrechosequ’à l’opérationaccessoirequ’ilaapprisàexécuter.Sadextéritédans l’occupationspéciale à laquelle il est voué paraît ainsi avoir été acquise aux dépens de ses vertus

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intellectuelles,socialesetguerrières.Etdanstoutesociétéindustrielleetcivilisée,c’estlàl’étatoùdoittombernécessairementlepauvre,c’est-à-direlagrandemassedupeuple.» Pourempêcherla complète déchéance des masses populaires, résultat de la division du travail, Adam Smithrecommandel’organisationparl’Étatdel’instructionpourlepeuple,maisseulementàdesdosesprudemmenthoméopathiques.Sontraducteuretcommentateurfrançais,GermainGarnier,plusconséquent, le contredit sur ce point : aussi bien ce traducteur devait-il devenir sénateur dupremierEmpire.L’instructiondupeuple,ditGarnier,heurtelesloisprimordialesdeladivisiondutravail, et en la donnant on proscrirait tout notre sy stème social. « Comme toutes les autresdivisionsdutravail,–dit-il–cellequiexisteentreletravailmécaniqueetletravailintellectuelseprononced’unemanièreplusforteetplustranchanteàmesurequelasociété»(ilemploiecetteexpressionpourdésignerlecapital,lapropriétéfoncière,etl’Étatquilesprotège)« avanceversunétatplusopulent.Cettedivision,commetouteslesautres,estuneffetdesprogrèspassésetunecausedesprogrèsàvenir…Legouvernementdoit-ildonctravailleràcontrariercettedivisiondutravail,etàlaretarderdanssamarchenaturelle?Doit-ilemployeruneportiondurevenupublicpour tâcher de confondre et demêler deux classes de travail qui tendent d’elles-mêmes à sediviser?»

« Fergusondit:« L’artdepenser,dansunepériodeoùtoutestséparé,peutlui-mêmeformerunmétier àpart. » « Uncertain rabougrissementducorps etde l’esprit est inséparablede ladivision du travail en elle-même, dans la société en général. Mais comme la périodemanufacturière pousse cette séparation sociale des branches du travail beaucoup plus loin, enmêmetempsqueparladivisionquiluiestpropreelleattaquel’individuàlaracinemêmedesavie, c’est elle qui a fourni pour la première fois les matériaux et l’occasion d’une pathologieindustrielle.Ramazzini,professeurdemédecinepratiqueàPadoue,apubliéen1713sonouvrageDemorbisartificum(Desmaladiesdesartisans).Soncataloguedesmaladiesdesouvriersaéténaturellement très augmenté par la période de la grande industrie, comme le montrent lesécrivainsvenusaprèslui:leDrA.-L.Fontenel,Paris,1858;EdouardReich,Erlangen,1868,etautres,ainsiquel’enquêteentrepriseen1854parlaSociety ofArtsenAngleterre,etlesRapportsofficielssurlasantépublique.

« D.Urquhart dit : « Subdiviser un homme, c’est l’exécuter, s’il amérité la sentence, etl’assassiners’ilnel’apasméritée.Lasubdivisiondutravailestl’assassinatd’unpeuple.»

« Hegel professait des opinions très hérétiques sur la division du travail. « Par hommescultivés,ondoitd’abordentendreceuxquipeuventfairetoutcequefontlesautres» ,dit-ildanssaPhilosophiedudroit.

« La division du travail, dans sa forme capitaliste, n’est qu’une méthode particulière deproduiredelaplus-valuerelative,c’est-à-dired’accroîtreauxdépensdutravailleurlerendementducapital,cequ’onappellerichessenationale.Auxdépensdutravailleur,elledéveloppelaforceproductivesocialedu travailauprofitexclusifducapitaliste.Ellecréedesconditionsnouvellespour la domination du capital sur le travail. Si, d’une part, elle apparaît comme un progrèshistoriqueetcommeunephasededéveloppementéconomiquedelasociété,elleestenmêmetemps,d’autrepart,unmoyenciviliséetraffinéd’exploitation.»

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CHAPITREVIIMachinesetgrandeindustrie

« JohnStuartMill,danssesPrincipesd’économiepolitique,adit:« Onpeutsedemandersi

toutes les inventionsmécaniques faites jusqu’à ce jour ont allégé le labeur quotidien d’un êtrehumain quel qu’il soit. » Mill aurait dû dire : « d’un être humain non entretenu par le travaild’autrui» ,carlesmachinesontincontestablementaccrudemanièreconsidérablelenombredesoisifs distingués. Le but des applications capitalistes des machines, d’ailleurs, n’était pas desoulager la fatigue des travailleurs. Comme tous les autres développements de la forceproductivedutravail,leuremploiestsimplementdestinéàdiminuerleprixdesmarchandises,defaçon à raccourcir la portion de la journée de travail dont l’ouvrier a besoin pour payer sonentretien,etàallonger l’autrepartiedecette journée,cellequ’ildonnepourrienaucapitaliste.C’estunmoyendeproduiredelaplus-value.»

Maisquipensejamaisautravailleur?Si lecapitalistes’occupedelui,c’estseulementpourétudier le meilleur moyen de l’exploiter. L’ouvrier vend sa force de travail, et le capitalistel’achète comme l’unique marchandise qui, par sa plus-value, puisse faire naître et croître lecapital. Le capitaliste, donc, ne s’occupe de rien d’autre que de fabriquer de la plus-value enquantité toujours plus grande. Après avoir épuisé les ressources de la plus-value absolue, il atrouvé la plus-value relative. Il voit maintenant que, par les machines, il peut obtenir dans lemêmetempsunproduitdeuxfois,quatrefois,dixfoisplusgrandqu’auparavant;etiladoptelesmachines. La coopération, la manufacture, se transforment ainsi pour devenir la grandeindustrie,etl’atelierdevientlafabrique.

Le capitaliste, après avoir mutilé l’ouvrier par la division du travail, après l’avoir limité àl’exécutiond’uneseuleopérationpartielle,nousfaitassisteràunspectacleplus tristeencore. Ilarrachedesmainsdutravailleurl’uniqueprérogativequiluirappelaitencoresonart,sonancienétatd’hommecomplet,etladonneàlamachine.Aulieud’assigneràlamachinelerôledeforcemotrice, en laissant à l’ouvrier celui d’exécuteur demain-d’œuvre, il fait de lamachine elle-mêmel’organedel’opérationmanuelle,etnelaisseplusàl’ouvrierd’autreemploiqueceluidesurveillant,etparfoisdemoteur.

Avecl’introductiondesmachines,lecapitalisteréalisetoutd’abordunénormeprofit,commeon lecomprendra facilementsionse rappellecequenousavonsditàproposde laplus-valuerelative.Maisaveclapropagationdusy stèmedelaproductionmécanique,legainextraordinairecesse, et il reste seulement l’augmentation de la production qui, rendue générale par lagénéralisation desmachines, diminue la valeur des choses nécessaires à l’ouvrier, et par là laduréedutravailnécessaire,letauxdusalaire,etaugmenteparconséquentlesurtravailetlaplus-value.

Lecapitalsedistingueencapitalconstantetcapitalvariable.Onnommecapitalconstantceluiqui est représenté par les moyens de travail et les matières premières. Les bâtiments, lescalorifères, les outils, les matières auxiliaires, comme le suif, le charbon, l’huile, etc., lesmatièrespremières,commelefer,lecoton,lasoie,l’argent,lebois,etc.,toutesceschosesfontpartieducapitalconstant.Lecapitalvariableestceluiquiestreprésentépar lesalaire,c’est-à-direparleprixdelaforcedetravail.Lepremierestappeléconstant,parcequesavaleurreste

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constantedanslavaleurdelamarchandisedontellefaitpartie;tandisquelesecondestappelévariable, parce que sa valeur augmente en entrant comme partie composante dans la valeurd’unemarchandise.C’estlecapitalvariablequiseulcréedelaplus-value;etlamachinenepeutfairepartiequeducapitalconstant.

Lecapitalistesepropose,danslagrandeindustrie,deprofiterd’unemasseénormedetravailpassé, de la même façon qu’il profiterait d’une masse de forces naturelles, c’est-à-diregratuitement.Pouratteindrecebut,toutefois,ilfauttoutunmécanisme,lequelsecomposeradematériauxplusoumoinscoûteux,etabsorberatoujoursunecertainequantitédetravail.Maisiln’abesoind’acheternilaforcedelavapeur,nilespropriétésmotricesdel’eauetdel’air;iln’apas besoin d’acheter les découvertes et leurs applications mécaniques, ni les inventions et lesperfectionnementsdel’outillaged’unmétier.Ilpeutseservirdetoutcela,tantqu’ilvoudra,sansla moindre dépense ; il lui suffit de se procurer le mécanisme correspondant. La machine,commeilaétédit,faitpartieducapitalconstant;etlaproportiondanslaquelleellecontribueàlacompositiondelavaleurdelamarchandiseestenraisondirectedesaconsommationetdecellede ses matières auxiliaires, charbon, graisse, etc., et en raison inverse de la valeur de lamarchandise.Celaveutdirequeplussontgrandesl’usured’unemachineetlaconsommationdesesmatièresauxiliairesdans laproductiond’unemarchandise,plus lamachinecommuniqueàcelle-ci de sa valeur ; tandis que plus la valeur de la marchandise pour laquelle la machinetravailleestgrande,plusestpetite,proportionnellement,lapartdevaleurquecommuniqueàlamarchandisel’usuredelamachine.

« Si l’usure quotidienne d’un marteau à vapeur, sa consommation de charbon, etc., serépartissent sur d’énormes masses de fer martelées, chaque quintal de fer n’absorbe qu’uneportionminimedevaleur;cetteportionseraitévidemmentconsidérable,sil’instrument-cyclopenefaisaitqu’enfoncerdepetitsclous.»

Lorsque,parlagénéralisationdusy stèmedelagrandeindustrie,lamachinecessed’êtreunesource directe de profit extraordinaire par le capitaliste, celui-ci réussit à trouver beaucoupd’autresvoiesparlesquellesilpourracontinueràretirerunequantitéconsidérabledeplus-valuedecenouveaumodedeproduction.

« Lecapital,unefoisenpossessionde lamachine,poussaaussitôtcecri :« Dutravaildefemmes, du travail d’enfants ! » Ce puissantmoyen de diminuer les labeurs de l’homme sechangea ainsi en unmoyen d’augmenter le nombre de salariés ; il courba tous lesmembresd’unefamille,sansdistinctiond’âgeetdesexe,souslebâtonducapital.Letravailforcépourlecapitalusurpa laplacenonseulementdes jeuxde l’enfance,maisencoredu travail libredansl’intérieurdelafamilleetpourlafamille.

« Lavaleurdelaforcedetravailétaitdéterminéeparletempsnécessaireàlaconservationnonpasseulementdel’ouvrieradulte,maisaussidesafamille.Enjetantsurlemarchétouslesmembresdelafamille,lamachinediviseainsilavaleurdelaforcedetravaildel’hommepourlarépartirsurlafamilletouteentière;elledéprécieparlàlaforcedetravaildel’ouvrier.L’achatdesquatreforcesdetravailenlesquelles lafamilleaurapu,parexemple,êtreainsimorcelée,coûterapeut-êtrepluscherquenecoûtaitautrefois l’achatde la forcede travailduchefde lafamille;maisaussiquatrejournéesdetravailontprislaplaced’uneseule,etleurprixabaisséenproportiondel’excèsdusurtravaildequatresurlesurtravaild’unseul.Quatrepersonnesdoiventmaintenant fournir aucapitalnon seulementdu travail,mais encoredu surtravail, pourqu’une

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seulefamillevive.C’estainsiquelamachine,enagrandissantlechampd’exploitationducapital,c’est-à-direlematérielhumainexploitable,intensifieenmêmetempsledegréd’exploitation.

« L’emploi capitaliste du machinisme altère foncièrement le contrat, dont la premièrecondition était que capitaliste et ouvrier devaient se présenter en face l’un de l’autre commepersonneslibres,commepropriétairesdemarchandisesindépendants,l’unpossesseurd’argentetde moyens de production, l’autre possesseur de force de travail. Mais maintenant le capitalachètedesmineursoudesquasi-mineurs.L’ouvriervendaitprécédemmentsapropre forcedetravail, dont il pouvait librement disposer.Maintenant il vend sa femme et ses enfants. Il estdevenumarchandd’esclaves.»

« Si lamachineest lemoyen lepluspuissantd’accroître laproductivitédu travail,c’est-à-direderaccourcirletempsdetravailnécessaireàlaproductiond’unemarchandise,elledevient,comme support du capital, dans les branches d’industrie dont elle s’empare, lemoyen le pluspuissantdeprolongerlajournéedetravailau-delàdetoutelimitenaturelle.Lemoyendetravail,devenumachine, se dresse indépendant en face des travailleurs. Une seule passion anime lecapitaliste : ilveutréduire l’obstaclequeluiopposelanaturehumaine–naturerésistante,maisélastique – à un minimum de résistance. La facilité apparente du travail à la machine, etl’élément plus maniable et plus docile que sont les femmes et les enfants, l’aident dans cetteœuvred’asservissement.

« L’usurematérielledesmachinesseprésentesousundoubleaspect.Elless’usent,d’unepart,enraisondeleuremploi,commelespiècesdemonnaieparlacirculation;et,d’autrepart,parlenon-emploi, comme une épée qui se rouille dans le fourreau ; ceci est la destruction par leséléments.Lepremiergenred’usureestplusoumoinsenraisondirecte,etledernier,àuncertaindegré, en raison inverse de leur emploi. Lamachine est en outre sujette à ce qu’on pourraitappelerl’usuremorale.Elleperddesavaleurd’échangeàmesurequedesmachinesdemêmeconstruction peuvent être fabriquées àmeilleurmarché, ou que desmachines perfectionnéesviennentluifaireconcurrence.»

Pour réparer cedernierdommage, le capitaliste abesoinde faire travailler samachine leplus possible, et il commence, avant tout, par prolonger le travail quotidien, en introduisant letravail de nuit et le sy stème des relais. Comme l’indique le mot lui-même, employé pourindiquerlechangementdeschevauxdeposte,lesy stèmedesrelaisconsisteàfaireexécuterletravailpardeuxéquipesde travailleurs,qui se rechangent toutes lesdouzeheures,oupar troiséquipesquiserechangenttoutesleshuitheures,defaçonqueletravailsoitcontinuésansaucuneinterruptionpendantlatotalitédesvingt-quatreheures.Cesy stème,siprofitablepourlecapital,estadoptéégalementaupremiermomentdel’apparitiondesmachines,momentoùlecapitalisteahâtederecueillirlaplusgrandesommepossibledeceprofitditextraordinaire,quidoitcesserparlagénéralisationdeleuremploi.

Le capitaliste, donc, supprime grâce aux machines tous les obstacles de temps, toutes leslimitesde la journée,quidans lamanufactureétaient imposésautravail.Etquandilestarrivéauxlimitesdelajournéenaturelle,c’est-à-direàl’absorptionintégraledesvingt-quatreheuresdecelle-ci,iltrouvelemoyendefaire,d’uneseulejournée,deux,trois,quatrejours,etdavantage,en intensifiant le travail deux, trois, ou quatre fois. En effet, si dans une journée de travail iltrouvemoyendefaireexécuteràl’ouvrieruntravaildeuxfois,troisfois,quatrefoisplusgrandqu’auparavant,ilestclairquel’anciennejournéedetravailcorrespondraàdeux,àtrois,àquatrejournées.Et le capitaliste trouve lemoyende le faire, en rendant, commenous l’avonsdit, le

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travailplusintense,encondensant,end’autrestermes,enuneseulejournéeletravaildedeux,detrois,dequatrejournées.C’estparlesmachinesqu’ilobtientcerésultat.

« Leperfectionnementdelamachineàvapeuraaccrulenombredescoupsdepistonqu’elledonneparminute,etapermisenmêmetemps,paruneplusgrandeéconomiede laforce,demettreenmouvementunmécanismeplusconsidérableaveclemêmemoteur,sansaugmenterlaconsommationducharbon,etmêmeenladiminuant.Leperfectionnementdumécanismedetransmissionadiminuélefrottement,etaréduit lediamètreet lepoidsdesgrandsetdespetitsarbresmoteurs,desroues,destambours,etc.,àunminimumtoujoursdécroissant;parlàonestarrivéà faire transmettreplus rapidement la forceaccruedumoteur à toutes lesbranchesdumécanisme. Tout en accroissant la vitesse et la puissance d’action de lamachine, on a pu endiminuerladimension,commedanslemétieràtissermoderne,ouaugmenter,enagrandissantlacharpente,lenombreetladimensiondesoutilsqu’ellemène,commedanslamachineàfiler,ou accroître lamobilité de ces outils par desmodifications de détails comme celles qui, vers1837,accrurentd’uncinquièmeenvironlavitessedesfuseauxdelaself-actingmule(18).

« Unfabricantanglaisdisaiten1836:« Encomparaisond’autrefois,l’effortdetravailquenécessitent les opérations des fabriques s’est considérablement accru, à cause du degré plusgrand d’attention et d’activité exigé de l’ouvrier par la vitesse grandement augmentée desmachines » . Et en 1844 LordAshley disait à la Chambre des communes : « Le travail desouvriers employésdans les opérationsdes fabriques est aujourd’hui trois fois plus grandqu’aumomentoùcesopérationsontétéintroduites.Lesmachinesont,sansaucundoute,accompliuneœuvre qui remplace les tendons et les muscles de millions d’hommes qui sont soumis à leurterriblemouvement.»

« Dans la fabrique, la virtuosité dans le maniement de l’outil passe de l’ouvrier à lamachine…La distinction essentielle est celle qui classe les travailleurs en ouvriers réellementoccupésauxmachines-outils(indépendammentdequelquestravailleurschargésdesurveilleretd’alimenterlamachinemotrice)etensimplesmanœuvres(presqueexclusivementdesenfants)subordonnés aux premiers. À ces manœuvres appartiennent plus ou moins tous ceux qu’onappelle des feeders (alimenteurs), chargés seulement de présenter aux machines la matièrepremièreàouvrer.Àcôtédecesdeuxgrandesclassesprendplaceunpersonnelnumériquementinsignifiant, occupé au contrôle de tout l’outillage mécanique et aux réparations nécessaires,ingénieurs,mécaniciens,menuisiers,etc.C’estuneclassesupérieuredetravailleurs,dontlesunsontreçuuneéducationscientifique,etdontlesautresexercentunmétier:ilsrestentendehorsducercledesouvriersdefabrique,auxquelsilsnesontquejuxtaposés.

« Le travail à la machine exige que l’ouvrier soit rompu de bonne heure à ce genred’occupation,afind’apprendreàréglersespropresmouvementssurlemouvementuniformeetcontinudel’automate…Larapiditéaveclaquellelesenfantsapprennentletravailàlamachinesupprime la nécessité d’avoir une classe particulière d’ouvriers pour ce genre de travail…Laspécialitéquiconsistaitàmanier toutesavieunoutilparcellaire,devient laspécialitédeservirtoutesavieunemachineparcellaire.Onabusedumachinismepour transformer le travailleurlui-même, dès l’enfance, en une fraction d’unemachine fractionnée.Non seulement les fraisqu’exigesareproductionsetrouventainsiconsidérablementdiminués,maisenmêmetempssadépendancecomplètedelafabrique,commedutoutdontiln’estqu’unepartie,etparconséquentducapitaliste,estconsommée.

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« Danslamanufactureetdanslemétier,l’ouvriersesertdel’outil;danslafabrique,c’estluiqui sert la machine. Là, le mouvement de l’instrument de travail part de lui ; ici, c’est à cemouvement qu’il doit obéir. Dans la manufacture, les ouvriers forment les membres d’unmécanismevivant.Danslafabrique,ilexisteunmécanismemort,indépendantd’eux,etauquelils sont incorporés comme des accessoires vivants… La facilité même du travail devient unmoyendetorture,carlamachinenelibèrepasletravailleurdutravail,maiselleprivesontravaildecontenu…Parsaconversionenautomate, l’instrumentde travailsedressedevant l’ouvrier,durantletravailmême,commecapital,commetravailmort,dominantetabsorbantlaforcedetravailvivante.

« Laséparationdespuissancesintellectuellesdelaproductiond’avecletravailmanuel,etlatransformationdespremièresenpuissancesdedominationducapitalsurletravail,s’accomplit,comme il a déjà été indiqué, dans la grande industrie fondée sur la base du machinisme.L’habileté de détail de l’ouvrier individuel, aidé par la machine, disparaît comme unimperceptible accessoire, devant la science, devant les prodigieuses forces naturelles, devantl’immensetravailsocialquis’incarnentdanslamachineetquiconstituentavecellelapuissancedumaître.Cemaître,danslecerveauduquellamachineetlemonopolequ’ilexercesurellesontinséparablement unis, pourra jeter à ses ouvriers, en cas de conflit, ces parolesméprisantes :« Lesouvriersdefabriquedevraientconserverlasalutairemémoiredecefait,queleurtravailestenréalitédequalité très inférieure ;etqu’iln’enestpointquisoitplusfacilementapprisourelativementmieuxpayé,ouqui,aumoyend’uncourtapprentissagedonnéauxmoinsexperts,puisseêtreplusrapidementetplusabondammentfourni.Lesmachinesdumaîtrereprésententenréalitéunfacteurbienplusimportantdelaproductionqueletravailetl’habiletédel’ouvrier,quesix mois d’apprentissage peuvent enseigner, et que le moindre travailleur peut apprendre. »(Rapport duComité duFonds de défense desmaîtres filateurs etmanufacturiers,Manchester,1854.)

« Lasubordinationtechniquedel’ouvrieràlamarcheuniformedel’instrumentdetravail,etlacompositionparticulièrede l’effectifdes travailleurs, forméd’individusdesdeuxsexesetdetoutâge,créentunedisciplinedecasernesetdonnentnaissanceaurégimedesfabriques;là,onvoitarriveràleurplushautdegrédedéveloppementcetteorganisationdesurveillance,dontiladéjà été parlé, et la division des travailleurs en ouvriersmanuels et contremaîtres, en simplessoldats et sous-officiers de l’armée industrielle. LeDrUre, le chantre ly rique des beautés durégimedesfabriques,ditàcepropos :« Laprincipaledifficulté,dans la fabriquemécanique,consistait dans la discipline nécessaire pour faire renoncer les hommes à leurs habitudesirrégulières dans le travail et les identifier avec la régularité invariable du grand automate.Inventer etmettre envigueur avec succèsuncodedediscipline répondant auxbesoins et à lacélérité du sy stème automatique était une entreprise digne d’Hercule. » Dans le code de lafabrique, lecapitalformuleenlégislateurprivé,etenvertudesonbonplaisir, l’autocratiequ’ilexercesursesouvriers,sanssepréoccuperduprincipedelaséparationdespouvoirs,sicheràlabourgeoisie, ni du sy stème représentatif plus prôné encore par elle. Le fouet du conducteurd’esclavesestremplacéparlelivretdepunitionsducontremaître,punitionsquitoutesserésolventnaturellementenamendesetenretenuessurlesalaire.»

Friedrich Engels dit : « L’esclavage auquel la bourgeoisie a soumis le prolétariat ne seprésentenullepartplusclairementquedanslesy stèmedesfabriques.Icitoutelibertécesse,dedroitetdefait.L’ouvrierdoitêtreà la fabrique lematinàcinqheuresetdemie ;s’ilarriveun

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couple deminutes plus tard, il est puni ; s’il est en retard de dixminutes, on ne laisse entrerqu’aprèsledéjeuneretilperdunquartdejournéedesalaire.Ilfautqu’ilmange,boiveetdormeau commandement…Le fabricant est législateur absolu. Il fait des règlements selon son bonplaisir;ilamendesoncodeety faitdesadditions,commebonluisemble;qu’ily introduiselesdispositionslesplusextravagantes,lestribunauxn’endirontpasmoinsàl’ouvrier:« Puisquevousavez librement accepté ce contrat, vous devez vous y soumettre. » Ces travailleurs sontcondamnés à vivre, de l’âge de neuf ans jusqu’à leur mort, sous la verge spirituelle etcorporelle.» (LaFormationdelaclasseouvrièreenAngleterre,1845.)

« Prenonsdeuxcascommeexempledecequedisentlestribunaux.ASheffield,en1866,unouvrier s’était embauché pour deux ans dans une fabrique métallurgique. À la suite d’unequerelleaveclefabricant,ilquittalafabrique,endéclarantqu’ilrefusaitabsolumentdecontinuerà travailler pour son patron. Poursuivi pour rupture de contrat, il fut condamné à deux moisd’emprisonnement. (Si c’est le fabricant qui rompt le contrat, il ne peut lui être intenté qu’uneactioncivile,et ilne risquequ’unecondamnationàdesdommages-intérêts.)Une fois l’ouvriersortideprison,lefabricantluiintimal’ordrederentreràlafabriqueenvertudel’anciencontrat.L’ouvrierrefusa,disantqu’ilavaitpurgésapeine.Ilfutpoursuividenouveau,etcondamnéuneseconde fois, bien que l’un des juges,M. Shee, eût dénoncé publiquement le cas comme uneénormitéjuridique,envertudelaquelleunhommepourraitêtrecondamnépériodiquementtouesaviepourlemêmedélit.Cejugementn’apasétéprononcépard’ignorantsjugesdecampagne,maisparunedesplushautescoursdejusticedeLondres.

« Lesecondcass’estproduitdansleWiltshire,ennovembre1863.Environtrentetisseusesaumétiermécanique,occupéesparuncertainHarrupp,fabricantdedraps,s’étaientmisesengrèveparce que le dit Harrupp avait l’agréable habitude de faire des retenues sur leurs salaireslorsqu’ellessetrouvaientenretardlematin,àsavoirsixpencepourdeuxminutes,unshillingpourtroisminutes,etunshillingsixpencepourdixminutes:orlesalairemoyendecesouvrièresétaitdedixàdouzeshillingsparsemaine.Harruppavaitchargéunjeunegarçondesonnerl’heuredela fabrique ; celui-ci sonnaitparfoisavant sixheureset,dèsqu’il avait cessé, lesportesétaientfermées,etlesouvrièresquin’étaientpasentréesétaientpassiblesdel’amende;commeiln’yavait pas d’horloge dans la fabrique, les malheureuses femmes étaient à la merci du jeunesonneur, inspiré par Harrupp. Les ouvrières en grève, mères de familles et jeunes filles,déclarèrentqu’ellesreprendraientletravailsilesonneurétaitremplacéparunehorloge,etsiuntarif d’amendes plus raisonnable était établi. Harrupp cita dix-neuf femmes et jeunes fillesdevant les juges, pour rupture de contrat. Elles furent condamnées chacune à six penced’amendeetàdeuxshillingssixpencedefrais,àlagrandeindignationdel’auditoire.Harrupp,àla sortie de l’audience, fut reconduit à coup de sifflets par la foule. » Les tristes effets de lafabrique et de la grande industrie sont toujours prévus par les travailleurs, comme lemontrel’accueilqu’ilsontfaitdanschaquecirconstanceauxpremièresmachines:

« AuXVIIesiècleeurentlieudanspresquetoutel’Europedesrévoltesd’ouvriersàl’occasiond’une machine à tisser des rubans et des galons, inventée en Allemagne, où elle fut appeléeBandmühleouBanstuhl.L’abbéLancelottiracontecequisuitdansunlivrequiparutàVeniseen1636:« AntoineMüller,deDanzig,avudanscettevilleily aenvironcinquanteans(Lancelottiécrivaiten1579)unemachinetrèsingénieuse,quiexécutaitquatreàsixtissusàlafois;maisleConseildeville,ayantcraintquecetteinventionneréduisîtàlamendicitéunequantitéd’ouvriers,supprimal’inventionetfitsecrètementétoufferounoyerl’inventeur.»

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« En1629,cettemêmemachinefutemployéepourlapremièrefoisàLeyde;lesémeutesdes passementiers forcèrent d’abord la municipalité à l’interdire. Boxhorn dit à ce propos :« Danscetteville,quelques-uns inventèrent ily aunevingtained’annéesunmétierà tisseraumoyen duquel un seul ouvrier peut fabriquer plus d’étoffe, et plus facilement, que plusieursouvriersdanslemêmetemps.Delàdestroublesetdesquerellesparmilestisserands,jusqu’àcequ’enfinl’emploidecemétierfûtinterditparlemagistrat.» Aprèsavoirrenducontrecemétierdiverses ordonnances qui en restreignaient l’emploi, en 1632,1639, etc., lesÉtats-Généraux deHollande finirent par en permettre l’usage, sous certaines conditions, par l’ordonnance du 15décembre1661.

« Cettemachine fut interdite enCologne en 1676 ; et son introduction enAngleterre à lamêmeépoquey provoquadestroublesparmilestisserands.Unéditimpérialdu19février1685endéfenditl’usagedanstoutel’Allemagne.ÀHambourgellefutbrûléepubliquementparordreduConseildeville.L’empereurCharlesVI renouvelaen février1719 l’éditde1685 ;etce futseulementen1765quel’usagepublicenfutpermisdanslaSaxeélectorale.

« Cettemachinequiafaittantdebruitdanslemondefutleprécurseurdesmachinesàfileret à tisser, c’est-à-dire de la révolution industrielle duXIXe siècle. Elle permettait à un jeunegarçonquinesavaitriendumétierdetisseurdemettreenmouvementlemétieravectoutessesnavettes, rien que par le va-et-vient d’une manivelle, et elle exécutait, dans sa formeperfectionnée,quaranteàcinquantepiècesàlafois.

« VerslafindupremiertiersduXVIIesiècleunescierieàvent,établieparunHollandaisdanslevoisinagedeLondres,futdétruiteparlapopulace.EncoreaucommencementduXVIIIesiècle, les scieries à eau, en Angleterre, ne triomphèrent que difficilement de la résistancepopulairesoutenueparleParlement.LorsqueEverett,en1758,construisitlapremièremachineàeau pour tondre la laine, centmille hommes privés par elle de leur travail allèrent la brûler.CinquantemillehommesquivivaientducardagedelalainepétitionnèrentauprèsduParlementcontre les machines à carder d’Arkwright. La destruction de nombreuses machines dans lesdistrictsmanufacturiers de l’Angleterre, pendant les quinze premières années duXIXe siècle,fournitaugouvernementleprétextedeviolencesréactionnaires.

« Ilfautdutempsetdel’expérienceavantquelesouvriers,ayantapprisàdistinguerentrelamachineetl’emploiqu’enfaitlecapitalisme,dirigentleursattaquesnonpluscontrelemoyendeproductionlui-même,maiscontresaformesocialed’exploitation.»

Voilàdoncquelssontlesrésultatsdesmachinesetdelagrandeindustriepourlestravailleurs.Ceux-cisont,toutd’abord,chassésengrandnombredesfabriques,danslesquelleslamachineapris leur place. Le petit nombre de ceux qui y restent doivent subir l’humiliation de se voirarracher des mains le dernier outil de travail, et d’être réduits à la condition de serfs de lamachine; ilsdoiventsupporterlefardeaud’unejournéedetravailextraordinairementaccrue;renoncer à leurs femmes et à leurs enfants, devenus les esclaves du capital ; et endurer,finalement, d’inexprimables souffrances, que fait naître la torture d’un travail progressivementintensifiéparlafollepassiondelaplus-valuedontlecapitalisteestenvahidanslapériodedelagrande industrie. Mais les théologiens ne manquent pas pour glorifier le dieu Capital, enexpliquantetenjustifianttoutparcequ’ilsappellentles« loiséternelles» .Aucridésespérédestravailleurs affamés par les machines, ils répondent par l’annonce d’une étrange « loi decompensation» :

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« Une phalange d’économistes bourgeois, JamesMill,Mac Culloch, Torrens, Senior, JohnStuartMill,etc.,soutiennentquelamachine,lorsqu’ellechassedesouvriersdelafabrique,rendtoujoursdisponible,simultanémentetnécessairement,uncapitalpropreàfourniruneoccupationnouvelleàcesmêmesouvriers.

« Supposonsquedansunemanufacturedetapisuncapitalisteemploie100ouvriers,àchacundesquels il paie en salaires une sommeannuelle de30 livres sterling ; le capital variable ainsidépensé par lui s’élève donc à 3000 livres sterling. Il congédie 50 ouvriers, et emploie les 50autresàservirdesmachinesquiluicoûtent1500livressterling.Poursimplifierl’exemple,jefaisabstraction du bâtiment, du charbon, etc. Supposons de plus que les matières premièresemployées coûtent, après comme avant, 3 000 livres sterling par an. Est-ce que, par cettemétamorphose,uncapitalquelconqueaétérendudisponible?Dansl’ancienmoded’exploitation,letotaldelasommeemployée,capitalconstantetcapitalvariable,étaitde6000livressterling.Ellesecomposemaintenantde4500livressterlingdecapitalconstant(3000livressterlingpourlesmatières premières, 1 500 livres sterling pour lesmachines), et de 1 500 livres sterling decapitalvariable(pourlesalairede50ouvriers).L’élémentvariableesttombédelamoitiéàunquartducapitaltotal.Loind’avoirétérendudisponible,uncapitalde1500livressterlingsetrouveaucontraireengagésousuneformedanslaquelleilcessed’êtreéchangeablecontredelaforcedetravail,c’est-à-direquedevariableilestdevenuconstant.Àl’avenir,lecapitaltotalde6000livressterlingn’occuperajamaisplusde50ouvriers,etilenoccuperaunmoinsgrandnombreàchaqueperfectionnementdelamachine.

« Si lesmachines nouvellement introduites coûtaientmoins que la somme de la force detravail supprimée et des outils qu’elle employait, par exemple 1000 livres sterling au lieu de1500,uncapitalvariablede1000livressterlingsetrouveraittransforméencapitalconstant,etun capital de 500 livres sterling deviendrait disponible.Ce dernier, le salaire restant lemême,pourraitpermettred’occuperenviron16ouvriers,tandisqu’ily enaeu50decongédiés;etpasmême16,car,pourêtretransforméesencapital,les500livressterlingdisponiblesdevrontêtreenpartieemployéescommecapitalconstant,instrumentsdetravail,matièrespremières,etc.,etil n’en restera qu’une partie qui puisse être utilisée, comme capital variable, pour payer de laforcedetravail.

« La construction de la machine donne du travail à un certain nombre d’ouvriersmécaniciens qui n’en auraient pas eu sans cela : mais est-ce là une compensation pour lesouvriersde lamanufacturede tapis jetés sur lepavé?Dans tous lescas, laconstructionde lamachine occupe moins d’ouvriers que son emploi n’en déplace. La somme de 1 500 livressterling qui, pour les ouvriers de la manufacture renvoyés, ne représentait que des salaires,représente,parrapportàlamachine,troisélémentsdivers:lavaleurprovenantdesmoyensdeproduction nécessaires à sa construction, le salaire des ouvriers mécaniciens, et la plus-valueempochéepar leurmaître.Enoutre,une fois construite, lamachinenedevra être refaitequelorsqu’elleauracesséd’existeret,pouroccuperd’unemanièrepermanentelesmécaniciensquil’ontfabriquée,ilfaudraqued’autresmanufacturesdetapisremplacent,l’uneaprèsl’autre,desouvrierspardesmachines.

« Maiscen’estpasd’unedisponibilitédecapitalainsientenduequeveulentparlerenréalitéles théoriciensde lacompensation. Ilsvisentautrechose : lesmoyensdesubsistanceafférentsauxouvrierscongédiés.Onnepeutpasnier,eneffet,que,dansnotreexemple, lamachineaitnonseulement« rendudisponibles» 50ouvriers,maisqu’elleaitrompularelationentreceux-ci

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etdesmoyensdesubsistanced’unevaleurde1500livressterling;cesmoyensdesubsistance,quelesouvriersneconsommerontpasfautedesalaire,ontdoncété« rendusdisponibles» .

Voilà le fait dans sa triste réalité ! Priver l’ouvrier de ses moyens de subsistance, rendre« disponible » ce qui devait le nourrir, cela s’appelle, en langage d’économistes, rendredisponible,aumoyendelamachine,uncapitaldestinéàfairesubsisterl’ouvrier.Onlevoit,toutdépenddelamanièredes’exprimer.Nominibusmollirelicetmala:

Ilestpermisdepallierlesmauxenleurdonnantd’autresnoms.»

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CHAPITREVIIILesalaire

Lessoutiensdumodecapitalistedeproductionprétendentque le salaireest lepaiementdu

travailetquelaplus-valueestleproduitducapital.Maisqu’est-cequeletravail?Letravail,oubiense trouveencoredansle travailleur,oubienestdéjàsortide lui ;cequi

veutdirequeletravail,oubienestlaforce,lepouvoirdefaireunechose,oubienestcettechosemême,déjàfaite;ensomme,letravailestoubienlaforcedetravailoubienlamarchandise.Letravailleurnepeutpasvendreletravaildéjàsortidelui,c’est-à-direlachosequ’ilaproduite,lamarchandise,carelleappartientaucapitaliste,etnonàlui.Pourqueletravailleurpûtvendredutravaildéjàsortidelui,c’est-à-direunemarchandiseproduiteparlui,illuifaudraitposséderlesmoyensdetravailetlesmatièrespremières,etalorsilseraitmarchanddesmarchandisesqu’ilauraitproduites.Maisilnepossèderien,c’estunprolétaire,quipourvivre,abesoindevendreàautruileseulbienquiluireste,quiestsonpouvoirdetravailler,saforcedetravail.Lecapitalistenepeutdoncacheterdeluiautrechosequedelaforcedetravail.

Cette forcede travail, comme toutes les autresmarchandises, a unevaleur d’usage et unevaleur d’échange.Le capitaliste paie au travailleur la valeur d’échange, ouvaleur proprementdite, de lamarchandise que celui-ci lui vend.Mais, par ce paiement, il se trouve avoir acquiségalement la valeur d’usagede lamarchandise qu’il a achetée.Or, la valeur d’usagede cettemarchandisesingulièreaunedoublequalité.Lapremièreestcelle,qu’elleaencommunaveclavaleurd’usagedetouteslesautresmarchandises,desatisfaireunbesoin;lasecondeestcelle,quiluiestspéciale,etquidistinguecettemarchandisedetouteslesautres,decréerdelavaleur.

Donc,lesalairenepeutpasreprésenterautrechosequeleprix,nondutravail,termevagueetéquivoque,maisdelaforcedetravail.Etlaplus-valuenepeutpasêtreunproduitducapital,parceque lecapitalestunematière inerte,quidans lamarchandisese retrouve toujoursen lamêmequantitédevaleurenlaquelleily estentré;c’estunematièrequin’apointdevie,etqui,laisséeàelle-même,sanslaforcedetravail,n’enpourraitjamaisavoir.C’estlaforcedetravailquiseulepeutproduiredelaplus-value.C’estellequiapporteaucapitallepremiergermedevie.C’estellequientretienttoutelavieducapital.Celui-cinefaitautrechosequesucer,puisabsorberpartouslespores,etenfinpomperénergiquementlaplus-valuedutravail.

Lesdeuxformesprincipalesdusalairesontlesalaireautempsetlesalaireauxpièces.Lesalaireautempsestceluiquiestpayépouruntempsdonné:pourunejournée,pourune

semaine, pour unmois, etc., de travail. Ce n’est qu’une transformation du prix de la force detravail.Aulieudedirequel’ouvrieravendusaforcedetravaild’unejournéepour3francs,onditquel’ouvriertravaillepourunsalairede3francsparjour.

Lesalairede3francsparjourestdoncleprixdelaforcedetravailpourunejournée.Maiscettejournéepeutêtreplusoumoinslongue.Sielleestdedixheures,parexemple,laforcedetravailestpayée30centimesl’heure,tandisquesielleestdedouzeheures,laforcedetravailestpayée25centimesl’heure.Donc,lecapitaliste,enprolongeantlajournéedetravail,diminueleprixqu’ilpaieàl’ouvrierpoursaforcedetravail.Lecapitalistepeutaussiaugmenterlesalaire,toutencontinuantàpayeràl’ouvrier,poursaforcedetravail,lemêmeprixqu’avant,oumême

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unprixmoindre.Siuncapitalisteaugmentelesalairedesonouvrierenleportantde3francsà3,60francs,etqu’enmêmetempsilprolongelajournéedetravail,quiétaitdedixheures,enlaportantàdouze,ilpaieratoujoursàl’ouvriersaforcedetravailàraisonde30centimesl’heure.Silecapitaliste,toutenportantlesalairede3francsà3,60francs,prolongeenmêmetempslajournée en la portant de dix heures à quinze, il paiera à l’ouvrier sa force de travail moinsqu’auparavant,c’est-à-dire24centimesl’heureaulieude30.Lecapitalisteobtientlemêmeeffetlorsque,aulieud’augmenterlalongueurdetravail,ilenaugmentel’intensité,commenousavonsdéjàvuqu’ilpeutlefaireaumoyendesmachines.Ensomme,lecapitaliste,enaugmentantletravail,réussitàfrauderhonnêtementl’ouvrier:etilpeutlefaireensedonnantenmêmetempsunairdegénérosité,parl’augmentationdusalairequotidien.

Quandlecapitalistepaieàl’ouvrieràl’heure,iltrouveencorelemoyendeluifairetort,enaugmentantouendiminuantletravail,maisenpayanttoujourshonnêtementlemêmeprixpourchaqueheuredetravail.Supposonsquelesalaired’uneheuredetravailsoitde25centimes.Silecapitalistefaittravaillerl’ouvrierhuitheures,aulieudedouze,illuipaiera2francsaulieude3;c’est-à-direqu’illuiferaperdre1franc,letiersdecequiestnécessaireàl’ouvrierpoursatisfaireses besoins journaliers. Si au contraire le capitaliste fait travailler l’ouvrier quatorze ou seizeheures,aulieudedouze,bienqu’illuipaie3,50francsou4francsaulieude3francs,ilprendàl’ouvrierdeuxouquatreheuresdetravailàunprixinférieuràcequ’ellesvalent.Eneffet,aprèsdouzeheuresdetravaillesforcesdel’ouvrierontdéjàsubiunediminution;etlesdeuxouquatreheuresdetravailfaitesenplusdoiventsepayeràunautretauxquelesdouzepremières.Cetteréclamation, présentée par les ouvriers, a été admise dans plusieurs industries, où les heuresfaitesenplusdel’horaireétablisepaientàunprixplusélevé.Plusleprixdelaforcedetravail,danslesalaireautemps,estminime,plusletempsdetravailestlong.Etilestclairqu’ildoitenêtreainsi.Silesalaireestde25centimesl’heureaulieude30,letravailleurabesoindefaireunejournéededouzeheures,aulieud’enfaireunededix,pourseprocurerles3francsqueréclamela satisfaction de ses besoins journaliers. Si le salaire est de 2 francs par jour, le travailleur abesoinde faire trois journées, au lieudedeux,pour seprocurer cequi lui estnécessairepourdeuxjoursseulement.Iciladiminutiondusalairefaitaugmenterletravail;maisilarriveaussique l’augmentation du travail fasse diminuer le salaire. Par l’introduction des machines, parexemple,unouvrierarriveàproduireledoubledecequ’ilproduisaitavant;alorslecapitalistediminue le nombre des bras ; en conséquence l’offre de la force de travail augmente, et lessalairesbaissent.

Le salaire aux pièces n’est pas autre chose qu’une transformation du salaire au temps,comme le montre d’ailleurs le fait que ces deux formes de salaire sont employéesindifféremment, non seulement dans des industries différentes, mais parfois aussi dans unemêmeindustrie.

Unouvriertravailledouzeheuresparjourpourunsalairede3francsetproduitunevaleurde6francs. Ilest indifférentdedireque l’ouvrier reproduit,dans lessixpremièresheuresdesontravail, les 3 francs de son salaire, et, dans les six autres heures, produit les 3 francs de plus-value ; on pourrait, en effet, dire tout aussi bien que l’ouvrier produit, dans chaque premièredemi-heure, 25 centimesqui représentent unedouzièmepartie de son salaire, et, dans chaqueseconde demi-heure, 25 centimes qui représentent une douzième partie de la plus-value. Demême, si l’ouvrier produit, en douze heures de travail, vingt-quatre pièces d’unemarchandisedonnée,etreçoit12centimesetdemiparpièce,entout3francs,c’estexactementcommesil’on

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disait que l’ouvrier produit douze pièces pour reproduire les 3 francs de son salaire, et douzeautrespiècespourproduire3francsdeplus-value;ouencore,quel’ouvrierproduit,danschaqueheuredetravail,unepiècepoursonsalaire,etunepiècepourlebénéficedesonpatron.

« Dansletravailauxpièces,laqualitédutravailestcontrôléeparl’ouvragemême,quidoitêtre d’une bontémoyenne pour que la pièce soit payée au prix convenu. Sous ce rapport, lesalaire aux pièces devient une source inépuisable de prétextes pour faire des retenues sur lepaiementdel’ouvrier.Ilfournitenmêmetempsaucapitalisteunemesureexactedel’intensitédu travail. Le temps de travail qui s’incorpore dans une quantité de marchandises fixée àl’avance, et expérimentalement déterminée, est seul regardé comme temps de travailsocialement nécessaire, et est seul payé.Dans les grands ateliers de tailleurs deLondres, unepiècedonnée,ungiletparexemple,etc.,s’appelleuneheure,unedemi-heure,etc.,l’heureétantcomptéeàsixpence.Lapratiqueafaitconnaîtrequelestleproduitmoyend’uneheure.S’agit-ild’unemode nouvelle, de réparations, etc., il y a un débat entre l’employeur et l’ouvrier poursavoirsitelleoutellepièceéquivautàuneheure,etc.,jusqu’àcequel’expérienceaitprononcé.Lamêmechosesepassechezlesébénistes,etc.Sil’ouvriernepossèdepaslacapacitémoyenned’exécution,s’ilnepeutpaslivrerdanssajournéeuncertainminimumd’ouvrage,ilestcongédié.

« Laqualitéetl’intensitédutravailétantainsicontrôléesparlaformemêmedusalaire,unegrandepartiedutravaildesurveillancedevientsuperflue.Cetteformeconstitueainsilabasedutravail à domicilemoderne, et de tout un sy stème hiérarchiquement organisé d’exploitation etd’oppression. D’une part, le salaire aux pièces facilite l’intervention de parasites entre lecapitaliste et l’ouvrier, lemarchandage. Le gain de l’intermédiaire, dumarchandeur, provientuniquementdeladifférenceentreleprixpayéparlecapitalistepourletravailexécuté,etlapartdeceprixquel’intermédiaireconsentàabandonneràl’ouvrier.Cesy stèmeporteenAngleterrelenomcaractéristiquedesweatingsystem (sy stèmequi faitsuer le travailleur).D’autrepart, lesalaireauxpiècespermetaucapitalistedepasseruncontrat,pourlepaiementdetantparpièce,avec l’ouvrier principal, – dans lamanufacture avec le chef d’un groupe, dans lamine avecl’ouvrierquiextraitlecharbon,danslafabriqueavecleconducteurdelamachine,–cetouvrierprincipal se chargeant d’embaucher et de payer lui-même ses auxiliaires. L’exploitation destravailleurspar lecapitalseréalise iciaumoyendel’exploitationdel’ouvrierpar l’ouvrier lui-même.

« Le salaire auxpièces une fois établi, l’intérêt personnel poussenaturellement l’ouvrier àintensifierlepluspossiblesoneffortdetravail,cequifaciliteaucapitalisteuneélévationdudegrénormal de l’intensité. Bien que ce résultat se produise de lui-même, on emploie souvent desmoyensartificielspourmieuxl’assurer.ALondres,parexemple,chezlesmécaniciens,raconteDunning,secrétaired’unetrade-union,c’estuntruchabituel,delapartducapitaliste,« dechoisirpourchefd’uncertainnombred’ouvriersunhommed’uneforcephysiqueetd’unehabiletéau-dessusdelamoyenne.Onluipaiechaquetrimestreunsupplémentdesalaireàlaconditionqu’ilfera tout son possible pour susciter la plus vive émulation chez les travailleurs placés sous sesordres,quinereçoiventquelesalaireordinaire» .L’ouvrierestégalementintéresséàprolongerla journée de travail, parce que c’est le moyen d’accroître son salaire journalier ouhebdomadaire.Ilsuitdelàuncontre-couppareilàceluiquiaétédécritàproposdusalaireautemps, sans compter que la prolongation de la journée, même si le salaire aux pièces resteconstant,impliqueparelle-mêmeunabaissementduprixdutravail.

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« Lesalaireauxpiècesest leprincipalappuidusy stèmequiconsisteàsalarier letravailàl’heure,aulieud’embaucherl’ouvrieràlajournéeouàlasemaine.

« Dans les établissements soumis auxFactoriesActs(19) (lois sur les fabriques), le salaireauxpiècesdevientlarèglegénérale,parcequelàlecapitaln’aplusd’autremoyend’augmenterlasommedutravailquotidienquedel’intensifier.»

L’augmentationdelaproductionestsuiviedeladiminutionproportionnelledusalaire.Quandl’ouvrierproduisaitdouzepiècesendouzeheures,lecapitalisteluipayait,parexemple,unsalairede25centimesparpièce.Si laproductionestdoublée, l’ouvrierproduitvingt-quatrepièces aulieudedouze,etlecapitalisteabaisselesalairedemoitié,nepayantplusque12centimesetdemiparpièce.

« Cette variation du salaire, bien que purement nominale, provoque des luttes continuellesentre le capitaliste et l’ouvrier : soit parceque le capitaliste s’en fait unprétexte pour abaisserréellement le prix du travail, soit parce que l’augmentation de productivité du travail estaccompagnée d’une augmentation de l’intensité de celui-ci, soit encore parce que l’ouvrier,prenantausérieuxl’apparence,crééeparlesalaireauxpièces,quec’estsonproduitquiluiestpayé, et non sa force de travail, se révolte contre une diminution de son salaire qui n’est pasaccompagnéed’unediminutioncorrespondanteduprixdeventede lamarchandise.Lecapitalrepousseavecraisondesemblablesprétentions,commedictéesparunegrossièreerreursurlanaturedutravailsalarié;etildéclarebrutalementquelaproductivitédutravailneregardepasletravailleur.»

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CHAPITREIXL’accumulationducapital

Sinousobservonslaformuleducapital,nouscomprenonsfacilementquelaconservationde

celui-cireposeentièrementsursareproductionsuccessiveetcontinuelle.En effet, le capital se divise, comme nous le savons déjà, en capital constant et capital

variable.Le capital constant, représenté par lesmoyens de travail, et lesmatières premières,subituneusurecontinuelleparl’effetmêmedutravail.Lesoutilss’usent;lesmachiness’usent,ainsiquelecharbon,lesuif,etc.,dontlesmachinesontbesoin;enfinlebâtimentdelafabriques’use.Lesmatièrespremièressontabsorbées.Maisenmêmetempsqueletravailusedelasortelecapitalconstant,illereproduitdanslesmêmesproportionsdanslesquellesilleconsomme.Le-capital constant se trouve reproduitdans lamarchandisedans laproportionen laquelle il a étéconsommédurant la fabricationde celle-ci.Laportiondevaleur consomméedesmoyensdetravail et des matières premières est toujours exactement reproduite dans la valeur desmarchandises, comme nous l’avons déjà vu. Si donc le capital constant est partiellementreproduit dans chaque marchandise, il est clair que, dans la valeur d’un nombre donné demarchandisesproduites,onretrouvetoutlecapitalconstantconsommépourleurfabrication.

Il en est du capital variable comme du capital constant. Le capital variable, celui qui estreprésenté par la valeur de la force de travail ; c’est-à-dire par le salaire, se reproduitexactement,luiaussi,danslavaleurdelamarchandise.Nousl’avonsdéjàvu.L’ouvrier,danslapremièrepartiedesontravail,reproduitsonsalaire,etdanslasecondepartieilproduitdelaplus-value.Commelesalairen’estpayéàl’ouvrierquelorsqu’ilafinisontravail,ilsetrouvequ’ilnetouchesonsalairequ’aprèsenavoirdéjàreproduitlavaleurdanslamarchandiseducapitaliste.

L’ensemble des salaires payés aux travailleurs est donc reproduit incessamment par eux.Cette incessantereproductiondufondsdessalairesperpétue lasujétiondu travailleurenvers lecapitaliste.Quandleprolétaireestvenusurlemarchépoury vendresaforcedetravail,ilaprislaplacequeluiassignelemodedeproductioncapitaliste,encontribuantàlaproductionsocialepour lapartqui lui est afférente, et en recevant,pour sonentretien,du fondsdes salaires,unefractionducapitalvariablequ’ildevra,toutd’abord,reproduireparsontravail.

C’esttoujourslachaîneéternellequimaintientlasujétionhumaine,quecesoitsouslaformedel’esclavage,souscelleduservage,ousouscelledusalariat.

L’observateur superficiel croit que l’esclave travaille pour rien. Il ne réfléchit pas quel’esclave doit avant tout dédommager son maître de tout ce que celui-ci dépense pourl’entretenir ;etonobserveraquel’entretienassuréà l’esclaveestparfoisbiensupérieuràceluidontlesalariéestforcédesecontenter,parcequelemaîtredel’esclaveesthautementintéresséàlaconservationdecelui-ci,commeàcelled’unepartiedesoncapital.Leserfqui,ainsiquelaterreàlaquelleilestattaché,appartientàsonseigneur,est,pourl’observateursuperficiel,unêtredontlaconditionestenprogrèssurcelledel’esclave,parcequ’onvoitclairementqueleserfnedonneàsonmaîtrequ’unepartiedesontravail, tandisqu’ilemploie l’autrepartieàextrairedupeude terrequi luiestassignésesmoyensdesubsistance.Et le salariat,àson tour,apparaîtàl’observateur superficiel comme un état de beaucoup supérieur au servage, parce que le

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travailleursemble,danscetétat,parfaitementlibreetqu’ilal’airderecevoirlavaleurdutravailexécutéparlui.

Etrangeillusion!Siletravailleurpouvaiteffectivementréaliserpourlui-mêmelavaleurdesontravail,alorslemodedeproductioncapitalistenepourraitplusexister.Nousl’avonsdéjàvu.Letravailleurnepeutrienobtenird’autrequelavaleurdesaforcedetravail,seulechosequ’ilpuisse vendre, parce que c’est le seul bien qu’il possède au monde. Le produit du travailappartient au capitaliste, lequel paie au prolétaire le salaire, c’est-à-dire son entretien. De lamême façon, le morceau de terre laissé au serf par son seigneur, ainsi que le temps et lesinstrumentsnécessairespourlecultiver,représentent lasommedesmoyensqueleserfapourvivre,pendantqu’ildoittravaillertoutlerestedutempspoursonseigneur.

L’esclave, le serf et l’ouvrier travaillent, tous trois, en partie pour produire ce qui estnécessaireàleurentretien,etenpartiepourleprofitdeleurmaître.Ilsreprésententtroisformesdiverses de la même chaîne de sujétion et d’exploitation humaine. C’est toujoursl’assujettissement de l’homme dépourvu de toute accumulation antérieure (c’est-à-dire desmoyens de produire, qui sont lesmoyens de vivre) à l’hommequi possède une accumulationancienne,lesmoyensdeproduction,lessourcesdelavie(20).Laconservationducapital,c’est-à-diresareproduction,estprécisément,dans lemodedeproductioncapitaliste, laconservationdecettechaînedesujétionetd’exploitationhumaine.

Maisletravailnereproduitpasseulementlecapital:ilproduitenoutredelaplus-value,quiforme ce qu’on appelle la rente(21) du capital. Si le capitaliste reporte chaque année tout oupartie de sa rente sur son capital, nous aurons une accumulation de capital ; le capital ira ens’accroissant.Parlareproductionsimple,letravailconservelecapital;parl’accumulationdelaplus-value,letravailgrossitlecapital.

Quand la rente s’ajoute au capital, cette rente se trouve employée partie en moyens detravail, partie enmatières premières, et partie en force de travail.C’est le surtravail passé, letravailpassénonpayé,quigrossitlecapital.Unepartiedutravailnonpayédel’annéeécouléepaieletravailnécessairedel’annéeprésente.Voilàcequeréussitàfairelecapitaliste,grâceàl’ingénieuxmécanismedelaproductionmoderne.

Une fois admis le sy stème de production moderne, entièrement fondé sur la propriétéindividuelleetsurlesalariat,onnepeutrientrouveràredireauxconséquencesquiendérivent,dont l’uneest l’accumulationcapitaliste.Qu’importeà l’ouvrierAntoineque les trois francsquiserventàpayersonsalairereprésententletravailnonpayédel’ouvrierPierre?Cequ’ilaledroitde savoir, c’est si les trois francs sont le justeprixde sa forcede travail, c’est-à-dire s’ils sontl’exactéquivalentdeschosesquiluisontnécessairespourunjour,si la loideséchanges,enunmot,aétérigoureusementobservée.

Quand le capitaliste commenceàaccumuler capital sur capital,unenouvellevertu,qui luiappartient en propre, se développe en lui : la vertu qu’on appelle l’abstinence, qui consiste àlimiter le plus possible ses dépenses, afin d’employer la plus grande partie de sa rente pourl’accumulation.

« Lavolontéducapitalisteetsaconscienceneréfléchissantquelesbesoinsducapitalqu’ilreprésente, ilnesauraitvoirdanssaconsommationpersonnellequ’unesortedevol,d’emprunttoutaumoins,faitàl’accumulation:et,eneffet,latenuedeslivresdecomptesenpartiesdoublesfait figurer les dépenses privées au passif, comme sommes dues par le capitaliste au capital.L’accumulation,c’estlaconquêtedumondedelarichessesociale.Enaugmentantlenombrede

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ses sujets, elle étend la dominationdirecte et indirecte du capitaliste, quepousseune ambitioninsatiable.

« Luthermontretrèsbien,parl’exempledel’usurier–cetteformeancienneducapitaliste,maisqu’onrencontreencoreàl’étatsporadique–,queledésirdedominationestunélémentdelapassion de s’enrichir : « Les païens, guidés par la simple raison, ont pu qualifier l’usurier dequadruple larron et meurtrier. Mais, nous, chrétiens, nous le tenons en tel honneur, que nousl’adoronspresqueàcausedesonargent.Celuiquidérobe,voleetdévore lanourritured’autruiaccomplitunmeurtretoutaussigrand(autantqu’ilestensonpouvoir)queceluiquilefaitmourirdefaimetl’extermineOrc’estlàcequefaitunusurier,etpourtantildemeureassisensûretésursa chaise, tandis qu’en bonne justice il devrait être pendu au gibet et dévoré par autant decorbeauxqu’ilavoléd’écus,àsupposerqu’ileûtassezdechairpourquetantdecorbeauxpussenten avoir chacun unmorceau. Les petits voleurs sontmis aux fers, les grands voleurs vont seprélassantdansl’oretlasoie.Iln’y apassurterredeplusgrandennemideshommes(aprèslediable)qu’unavareetunusurier,carilveutêtredieusurtousleshommes.LesTurcs,lesgensdeguerre,lesty ranssontaussiuneméchanteengeance,maisilfautpourtantqu’ilslaissentvivrelesgens,etilsconfessentqu’ilssontdesméchantsetdesennemis;ilspeuventmêmeavoirparfoispitié de quelques personnes. Mais un usurier, un avaricieux, voudrait que tout le monde soitaccablédefaimetdesoif,dechagrinetdemisère,pourtoutposséderàluitoutseul,etpourquechacun ne reçût rien que de lui, comme d’un dieu, et fût son serf à perpétuité. Il porte unmanteau,deschaînesd’or,desbagues,sefaitpasserpourunhommepieuxethonnête.L’usurierestunmonstre affreux,pirequ’unogredévorant…Et sion roueet ondécapite lesvoleursdegrand chemin et les meurtriers, combien plus ne devrait-on pas chasser, maudire, rouer etdécapitertouslesusuriers.»

L’accumulation capitaliste réclame une augmentation de bras. Il faut que le nombre destravailleurss’accroisse,pourqu’unepartiede la rentepuisseêtreconvertieencapitalvariable.L’organismemêmedelareproductioncapitalistefaitensortequeletravailleurpuisseconserversaforcedetravailaumoyendelanouvellegénération,oùlecapitallaprendpourcontinuersonœuvredereproductionincessante.Maisletravailquelecapitalréclameaujourd’huiestsupérieuràceluiqu’ilréclamaithier;etparconséquentleprixendevraitnaturellementaugmenter.Etlessalaires augmenteraient en effet, si dans l’accumulationmême du capital il n’y avait pas uneraisonpourlesfaireaucontrairediminuer.

La portion de la rente qui s’ajoute annuellement au capital est convertie, nous l’avons vu,partieencapitalconstant,etpartieencapitalvariable,c’est-à-direpartieenmoyensdetravailetmatièrespremières,etpartieenforcedetravail.Maisilfautconsidérerque,simultanémentavecl’accumulation du capital, se produisent les perfectionnements des anciens sy stèmes deproduction, les nouveaux sy stèmes de production et les machines : toutes choses qui fontaugmenterlaproduction,etdiminuerleprixdelaforcedetravail,commenouslesavonsdéjà.Amesure que croît l’accumulation du capital, sa partie variable diminue, tandis que sa partieconstante augmente. C’est-à-dire qu’on voit augmenter les bâtiments, lesmachines avec leursmatières auxiliaires, et les matières premières du travail, mais qu’en même temps, et àproportiondecetteaugmentation,avecl’accumulationducapitaldiminuelebesoindelaforcedetravail, le besoin de bras. Le besoin de force de travail diminuant, la demande cette forcediminue,etfinalementleprixendiminueaussi.Ilenrésultequeplusprogressel’accumulationducapital,pluslessalairess’abaissent.

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L’accumulation du capital prend de vastes proportions aumoyen de la concurrence et ducrédit. Le crédit porte spontanément un grand nombre de capitaux à se fondre ensemble, ouplutôtàsefondreavecuncapitalplusfortquechacund’euxenparticulier.Laconcurrence,aucontraire,estlaguerrequesefonttouslescapitauxentreeux;c’estleurluttepourl’existence,delaquellesortentplusfortsencoreceuxqui,pourvaincre,avaientdûêtredéjàlesplusforts.

L’accumulation du capital rend donc inutile un grand nombre de bras : c’est-à-dire qu’ellecréeunexcédentrelatif–nonabsolu–depopulationparmilestravailleurs(22).

« Et, tandis que le progrès de l’accumulation de la richesse sur la base capitaliste produitnécessairementune surpopulationouvrière relative, celle-cidevient à son tour le levier lepluspuissantdel’accumulation,uneconditiond’existencedelaproductioncapitalistedanssonétatdedéveloppementintégral.Elleformeunearméeindustriellederéserve,quiappartientaucapitald’unemanièreaussiabsolueques’ill’avaitélevéeetdisciplinéeàsespropresfrais.Ellefournitlamatière humaine toujours exploitable et disponible pour la fabricationde la plus-value…C’estseulement sous le régime de la grande industrie que la production d’un superflu de populationouvrièredevientunressortrégulierdelaproductiondesrichesses.»

Cette armée industrielle de réserve, cette surpopulation ouvrière, revêt d’une manièregénérale trois formes, qu’on peut appeler la forme flottante, la forme latente, et la formestagnante.Lapremièreformeestmieuxpayée,ellesouffremoinsquelesautresdumanquedetravail,toutenfaisantuntravailmoinspénible.Ladernièreforme,aucontraire,estcomposéedetravailleurs qui sont occupés plus rarement que tous les autres, et toujours à un travail plusfatigantetrépugnant,quileurestpayéauplusbasprixquepuisseêtrerétribuéletravailhumain.

Cettedernièreformeestlaplusnombreuse,nonseulementàcausedugroscontingentqueluienvoiechaqueannéeleprogrèsindustriel,maissurtoutparcequ’elleestcomposéedegensplusprolifiques,commelefaitmêmeledémontre.

« AdamSmithdit:« Lapauvretésemblefavorableàlagénération.» C’estmêmelàunedisposition particulièrement sage de la Providence, selon le galant et spirituel abbé Galiani :« Dieu fait que les hommes qui exercent les métiers de première utilité naissentabondamment.» Laingdémontre,parlastatistique,que« lamisère,pousséemêmeaupointoùelleengendrelafamineetlesépidémies,tendàaugmenterlapopulationaulieud’enarrêterledéveloppement» .

« Au-dessousdecestroisformes,ilnerestequeledernierrésidudelasurpopulationrelative,quihabitel’enferdupaupérisme.Abstractionfaitedesvagabonds,descriminels,desprostituées,desmendiants, et de tout cemondequi constitue à proprement parler le prolétariat des gueux(das Lumpenproletariat), cette couche sociale se compose de trois catégories. La premièrecomprenddesouvrierscapablesdetravailler.Ilsuffitdejeteruncoupd’œilsurlesstatistiquesdupaupérismeanglaispourvoirquesamasses’enfleàchaquecriseetdiminueàchaquereprisedesaffaires.Lasecondecatégoriecomprendlesorphelinsetlesenfantsd’indigentsassistés.Cesontdescandidatsàl’arméeindustriellederéservequi,auxépoquesdegrandeprospérité,sontenrôlés promptement et en masse dans l’armée active. La troisième catégorie comprend lesdéchus,lesdégradés,lesgensincapablesdetouttravail;cesont,d’unepart,ceuxqueladivisiondutravailaprivésdel’occupationqui lesfaisaitvivre;puisceuxdont l’âgeadépasséla limitenormaledelaviedel’ouvrier;enfinlesvictimesdel’industrie,dontlenombrevacroissantavecceluidesmachinesdangereuses,desexploitationsminières,desfabriquesdeproduitschimiques,etc.,estropiés,malades,veuves,etc.

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« Le paupérisme est l’hôtel des invalides de l’armée active du travail, et le poidsmort del’arméeindustriellederéserve.Ilestproduitparlacausequiengendrelasurpopulationrelative,sanécessitérésultedelanécessitédecelle-ci;ilforme,commeelle,uneconditiond’existencedelaproductioncapitalisteetdudéveloppementdelarichesse.

« On comprend donc toute la sottise de la sagesse économiste, qui prêche aux ouvriersd’accommoderleurnombreauxbesoinsducapital.C’estlemécanismemêmedelaproductionet de l’accumulation capitalistes qui accommode constamment ce nombre à ses besoins. Lepremiermot de cette accommodation, c’est la création d’une surpopulation relative ou arméeindustrielle de réserve ; son dernier mot, c’est la misère de couches toujours croissantes del’arméeactivedutravail,c’estlepoidsmortdupaupérisme.

« Laloienvertudelaquelleledéveloppementdelaforceproductivesocialedutravailfaitdiminuerprogressivementladépensedeforcedetravail,enraisondel’efficacitéaccrueetdelamasse augmentée des moyens de production, cette loi, qui met l’homme social en état deproduiredavantageavecmoinsde travail,aboutiten régimecapitaliste–oùcenesontpas lesmoyensdeproductionquisontauservicedutravailleur,maisbienletravailleurquisetrouveauservicedesmoyensdeproduction-,àcetteconséquencetoutecontraire:que,pluslesmoyensdeproductiongagnent en ressources et enpuissance, plus le nombredes ouvriers sans emploiaugmente,etplusdevientprécaireparconséquentlaconditiond’existencedusalarié,laventedesaforcedetravail.

« L’analy sedelaproductiondelaplus-valuerelativeamontréquetouteslesméthodespouraccroître la force productrice du travail se développent, en régime capitaliste, aux dépens dutravailleur individuel ; que tous lesmoyens pour augmenter la production se transforment enmoyensd’asservissementetd’exploitationduproducteur ;qu’ilsmutilent l’ouvrierenfaisantdeluiunhommefragmentaire,ledégradentàlaqualitédesimpleappendicedelamachine;qu’ilsenlèventautravailsoncontenu,etenfontunesouffrance;qu’ilsisolentl’ouvrierdespuissancesintellectuelles de la production, la science devenant à son égard une puissance étrangère ethostile;qu’ilsrendentdeplusenplusanormaleslesconditionsdanslesquellesildoit travailler;qu’ils le soumettent, durant le travail, à un despotisme aussi mesquin que haïssable ; qu’ilsallongent, pour lui, la durée de travail au point de ne plus lui laisser le temps de vivre ; qu’ilsjettentsafemmeetsesenfantssouslesrouesduchardeJagernaut(23)dudieucapital.

« Lemoine vénitienG.Ortès, un des principaux économistes duXVIIIe siècle, voit dansl’antagonisme inhérent à la production capitaliste une loi générale naturelle réglant la richessesociale. Ildit :« Aulieudeprojeterdessy stèmes inutilespour lebonheurdespeuples, jemeborneraiàrechercherlaraisondeleurmalheur…Dansunenation,lebienetlemaléconomiquesefont toujourséquilibre ; l’abondancedesbienschezlesunsest toujourségaleaumanquedecesbienschezlesautres.Lagranderichessed’unpetitnombreesttoujoursaccompagnéedelaprivationdunécessairechezunbeaucoupplusgrandnombre.» Larichessed’unenation,ajoute-t-il, correspond à sa population, et samisère correspond à sa richesse.Le travail chez les unsproduitl’oisivetéchezlesautres.Lespauvresetlesoisifssontdesfruitsnécessairesdel’existencedesrichesetdeslaborieux.

« DixansaprèsOrtès,unecclésiastiqueprotestantde laHaute-Eglise,Townsend,glorifiaitbrutalementlapauvretécommelaconditionnécessairedelarichesse:« Uneobligationlégaledu travail entraînerait tropdepeine, deviolence et debruit, tandis que la faimnon seulementexerce une pression paisible, silencieuse et continue, mais encore, commemobile naturel de

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l’industrieetdutravail,suscite lepluspuissanteffort.» Ilnes’agitdoncquederendrelafaimpermanente dans la classe ouvrière et, selon Townsend, le principe de population(24) qui estparticulièrementactifchezlespauvres,s’encharge.« Celaparaîtêtreuneloidelanature,quelespauvresaienttoujoursuncertaindegréd’imprévoyance,ensortequ’ils’entrouvetoujoursenquantitésuffisantepourl’accomplissementdesfonctionslesplusrépugnantesetlesplusabjectesdelacommunauté.Lefondsdubonheurhumainestparlàconsidérablementaugmenté,lesplusdélicats sont affranchis de ces corvées, et peuvent vaquer sans trouble à des occupations plusrelevées…Les lois des pauvres(25) tendent à détruire l’harmonie et la beauté, la symétrie etl’ordredecesy stème,queDieuetlanatureontétablidanslemonde.»

« Silemoinevénitientrouvaitdanslafatalitééconomiquedelamisèrelaraisond’êtredelacharité chrétienne, du célibat, des couvents, etc., le révérend anglais y trouve au contraire unprétextepourcondamnerlessecoursaccordésauxpauvres.

« Storchdit:« Leprogrèsdelarichessesocialeenfantecetteclasseutiledelasociété…,quiselivreauxoccupationslesplusennuyeuses,lesplusbasses,lesplusrebutantes;quiprend,enunmot,sursesépaulestoutcequelavieadedésagréableetd’avilissant,etquiprocureparlàauxautresclassesleloisir,lesjoiesdel’espritetladignitéconventionnelleducaractère.» Puisaprèss’être demandé quel avantage cette civilisation capitaliste, avec la misère et la dégradationqu’elle impose aux masses, offre sur la barbarie, il n’en trouve à mentionner qu’un seul : lasécurité!

« EnfinDestuitdeTracy dittoutsimplement:« Lesnationspauvres,c’estlàoùlepeupleestàsonaise;etlesnationsriches,c’estlàoùilestordinairementpauvre.»

Voyons maintenant, par les faits, quels sont les effets de l’accumulation du capital. Ici,comme plus haut, tous les exemples sont pris de l’Angleterre, le pays par excellence del’accumulationcapitaliste,verslaquelle(ilfautlerépéter,etonnedoitjamaisl’oublier)tendenttoutes les nationsmodernes.Nous regrettons de ne pouvoir reproduire qu’une petite partie desnombreuxmatériauxrecueillisparMarx.

« En 1863, le Conseil privé ordonna qu’une enquête serait faite, sous la direction de sonmédecin officiel, le Dr Simon, sur la détresse de la partie la plus mal nourrie de la classeouvrièreanglaise.Ilfutconvenuqu’onprendraitpourrègle,danscetteenquête,dechoisir,danschaque catégorie, les familles les plus saines et relativement les mieux situées. Et le résultatgénéralauquelonarrivafutcelui-ci:chezlesouvriersurbainssurlesquelsaportél’enquête,dansuneclasseseulementlaconsommationd’azotedépassait,etdefortpeu,leminimumabsoluau-dessousduquel se produisent lesmaladies causées par l’inanition ; dansdeux classes il y avaitdéficit, et dans l’une de celles-ci déficit très considérable, tant en nourriture azotée qu’ennourriture carbonée ; chez les ouvriers agricoles, plus d’un cinquième recevait moins que laration indispensable de nourriture carbonée, plus d’un tiers recevait moins que la rationindispensable de nourriture azotée ; enfin, dans trois comtés (Berkshire, Oxfordshire etSomersetshire) leminimumdenourritureazotéen’étaitnullepartatteint.Parmi les travailleursdel’agriculture,ceuxquiétaientleplusmalnourrisétaientceuxdel’Angleterre,quiestpourtantlapartielaplusricheduRoyaume-Uni.Danslapopulationagricole,l’insuffisanced’alimentationavaitétéconstatéesurtoutchezlesfemmesetlesenfants,car« ilfautquel’hommemange,pourpouvoir faire son ouvrage » .Une pénurie bien plus grande encore exerçait ses ravages danscertaines catégories d’ouvriers urbains : « Ils sont si mal nourris, que les cas de privationscruellesetruineusespourlasantédoiventêtrenécessairementnombreux.»

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« Danssonrapportgénéral,leDrSimons’exprimeainsi:« Quiconqueesthabituéàtraiterdesmaladespauvresouceuxdeshôpitauxpourrarendretémoignagequelescasoùlemanquedenourritureproduitdesmaladiesoulesaggravesontinnombrables…Aupointdevuesanitaire,d’autrescirconstancesdécisivesviennents’ajouterici…Ilfautserappelerquetouteréductionsurla nourriture n’est supportée qu’à contre-cœur, et qu’en général la diète forcée n’est acceptéequ’aprèsqu’ons’estimposéaupréalablebiend’autresprivationsdetoutenature.Bienavantquel’insuffisance d’alimentation ne vienne à peser dans la balance hygiénique, bien avant que lephysiologistenesongeàcompterlesdosesd’azoteetdecarboneentrelesquellesoscillelavieetla mort par inanition, tout autre confort matériel a déjà disparu du foyer domestique. Levêtementetlechauffageaurontétéréduitsbienplusencorequel’alimentation.Plusdeprotectionsuffisantecontrelesrigueursdelatempérature;rétrécissementdulogisd’habitationàundegréoù il engendre desmaladies ou les aggrave ; à peine une trace demeubles ou d’ustensiles deménage.Lapropretémêmeestdevenuetropcoûteuseoudifficile.Si,parrespectdesoi-même,on fait encore quelques efforts pour l’entretenir, chacun de ces efforts représente uneaggravationdelafaim.Onhabiteralàoùlesloyerssontlesplusbas,danslesquartiersoùl’actiondelapolicesanitaireestnulle,oùily aleplusdecloaquesinfects,lemoinsdecirculation,leplusd’immondicesenpleinerue,lemoinsd’eauoul’eaulaplusmauvaiseet,sic’estdansuneville,lemoins d’air et le moins de lumière. Tels sont les dangers auxquels la pauvreté est exposéeinévitablement, quand cette pauvreté implique le manque de nourriture. Si la somme de cesmaux pèse d’un poids effrayant sur la vie, lemanque de nourriture, à lui seul, est une choseterrible…Cesont làdespenséesangoissantes,surtoutsi l’onsesouvientquelapauvretédont ils’agit n’est pas la pauvreté méritée que produit la paresse. C’est la pauvreté des gens quitravaillent.Encequiconcerne lesouvriersurbains, le travailauprixduquel ilsobtiennent leurmaigrepitanceestgénéralementprolongéau-delàdetoutemesure.Etnéanmoinsonnepeutdireque dans un sens très relatif qu’il leur permette de vivre. Leur travail les achemine, par desdétoursplusoumoinslongs,verslepaupérisme.»

« Tout observateur impartial voit que plus la concentration des moyens de productions’accroît,pluss’accroîtl’agglomérationdestravailleurssurunespacerestreint:ilenrésultequeplus l’accumulation capitaliste est rapide, plus sont misérables les conditions de logement desouvriers.Chacunvoitqueles« embellissements» desvillesquiaccompagnentl’accroissementde la richesse : démolitiondes quartiersmal bâtis, constructiondepalais pour les banques, lesentrepôts, etc., élargissement des rues pour la circulation commerciale et les voitures de luxe,introduction de chemins de fer urbains, etc., ont pour résultat de chasser les pauvres dans desrecoinsdeplusenplusinsalubresetdeplusenplusencombrés.CitonsuneobservationgénéraleduDrSimon:« Quoiquemonpointdevueofficielsoitexclusivementphysique,laplussimplehumaniténepermetpasdefermerlesyeuxsurl’autrecôtédumal.Parvenuàuncertaindegré,il implique presque nécessairement une telle négation de toute délicatesse, une si malproprepromiscuitédecorpsetdefonctionscorporelles,untelétalagedenudités,quel’onsetrouvedansle domaine de la bestialité et non plus de l’humanité. Etre soumis à ces influences, c’est unegradationquidevientplusprofondeàproportiondesadurée.Pourlesenfantsnésdanscemilieumaudit, c’est un baptême d’infamie (baptism into infamy). Et c’est se bercer de la plus vaineillusionqued’espérerquedespersonnesplacéesdansdepareilles conditionspuissent aspirer àcetteatmosphèredecivilisationdontl’essenceestlapropretéphysiqueetmorale» .

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« Lesnomadesduprolétariatserecrutentdanslescampagnes,maisleursoccupationssontpourlaplupartindustrielles.C’estl’infanterielégèreducapital,jetée,selonlesbesoins,tantôtsurunpoint,tantôtsurunautre.Letravailnomadeestemployéàdiversesopérationsdeconstruction,dedrainage,àlafabricationdebriques,auservicedesfoursàchaux,àceluidescheminsdefer,etc.Colonnemobile de la pestilence, elle apporte, dans les endroits au voisinage desquels elleassoitsoncamp,lavariole,lafièvretyphoïde,lecholéra,lascarlatine,etc.Danslesentreprisesquiexigentuneavanceconsidérabledecapitaux,commelaconstructiondecheminsdefer,etc.,l’entrepreneur fournit généralement lui-même à son armée des baraques en planches, etc.,villagesimprovisés,sansaucuneprécautiondesalubrité,endehorsdelasurveillancedel’autoritélocale,mais source de gros profits pourMonsieur l’entrepreneur, qui exploite doublement sesouvriers,commesoldatsdel’industrieetcommelocataires.Suivantquelabaraquecontientune,deuxoutroisouvertures,sonhabitantdoitpayerun,deuxoutroisshillingsparsemaine.

« En septembre 1864, dit le Dr Simon, les faits suivants furent dénoncés au ministre del’intérieurparlecomitédepolicesanitairedelaparoissedeSevenoaks:lavarioleétaitencore,un an auparavant, complètement inconnue dans cette paroisse. Peu avant cette date furentcommencés des travaux pour la construction d’un chemin de fer de Lewisham à Tunbridge.Danscettedernièreville,auvoisinagede laquelles’exécutaient les travauxlesplus importants,fut installé le dépôt principal de toute l’entreprise.Vu l’impossibilité de loger dans les cottagesdisponiblestoutlenombreuxpersonneloccupéauxtravaux,l’entrepreneurfitconstruirelelongde la voie des baraques, dépourvues de ventilation et de tuyaux de décharge et, de plus,nécessairement encombrées, chaque locataire devant loger avec lui toute sa famille, sinombreusequ’ellepûtêtre,bienquelesbaraquesn’eussentquedeuxpièces.Lerapportmédicalexpose que ces pauvres gens, pour éviter les exhalaisons pestilentielles des eaux salescroupissantesetdeslatrinesplacéessousleursfenêtres,étaientobligésdetenirportesetfenêtreshermétiquement closes, et de souffrir ainsi la nuit tous les tourments de la suffocation. Unmédecin,chargéd’uneenquête,qualifiaentermessévèresl’étatdecesprétendueshabitations,etdéclaraquelessuiteslesplusfunestesétaientàcraindresidesmesuresdesalubritén’étaientpasprisesimmédiatement.L’entrepreneurs’étaitengagéàpréparerunemaisonpour lespersonnesqui seraient atteintes de maladies contagieuses, mais il n’a pas tenu sa promesse, quoiqueplusieurscasdevariolesefussentdéclarésdansdesbaraquesdontlesconditionsétaientdécritescommeeffroyables.L’hôpital de la paroisse est, depuis unmois, encombrédemalades.Dansune seule famille, cinq enfants sont morts de la variole et de la fièvre. Du 1er avril au 1erseptembre,ily aeudixcasdemortdusàlavariole,dontquatredanslesbaraques,foyerdelacontagion. Il n’est pas possible d’indiquer le chiffre exact des cas de maladie, parce que lesfamillesoùilsseproduisentfonttoutcequ’ellespeuventpourlescacher.»

Voyonsmaintenant leseffetsdescrises sur lapartie lamieuxpayéede laclasseouvrière.Voici ce que raconte le correspondant du journal le Morning star, qui, en janvier 1867, àl’occasiond’unecriseindustrielle,visitalesprincipaleslocalitésatteintes:

« Dans la banlieue Est de Londres, plus de quinze mille ouvriers se trouvent, avec leursfamilles, réduits à la plus extrême misère ; parmi eux sont plus de trois mille mécaniciens,travailleursd’élite…J’aieubeaucoupdepeineàarriverjusqu’àlaporteduworkhousedePoplar,qu’assiégeaitune fouleaffamée.Elleattendaitdesbonsdepain,mais l’heurede ladistributionn’étaitpasencorearrivée.Danslacour,toutencombréedeneige,quelqueshommes,abritéssousunauvent,étaientoccupésàcasserdespierrespourmacadamiserlaroute:chacund’euxdevait

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encasser5boisseaux(leboisseauéquivautà36décimètrescubesenviron),etrecevaitpoursajournée3pence(30centimes)etunbondepain.Dansuneautrepartiedelacouronvoyaitunepetite cabane délabrée. En ayant ouvert la porte, nous trouvâmes ce réduit rempli d’hommesserréslesunscontrelesautres,épaulecontreépaule,pourseréchauffer.Ilseffilaientdescâblesde navire, et mettaient leur point d’honneur à travailler le plus longtemps possible avec unminimumdenourriture.Ceseulworkhouse distribuait des secours à septmille personnes, dontbeaucoupavaientgagné,ily asixouseptmois,lessalaireslesplusélevésqu’onpuisseobtenirencepays.Leurnombreeûtétédouble,s’iln’existaitpastantdegensqui,aprèsavoirmangétoutesleurséconomies,renâclentnéanmoinsdevantlerecoursàlaparoisse,tantilsontencorequelquechoseàmettreengage…

« Enquittant leworkhouse, j ’entrai dans lamaison d’un ouvriermétallurgiste, sans travaildepuis vingt-sept semaines. Je le trouvai assis avec toute sa famille dans une chambre dederrière.Lachambren’étaitpasencorecomplètementdégarniedemeubles,etily avaitdufeu.

C’étaitindispensablepourempêcherlespiedsnusdesenfantsdegeler,carilfaisaitunfroidterrible.Surunplat,devantlefeu,ily avaitunecertainequantitéd’étoupe,quelafemmeetlesenfantsdevaientfilerenéchangedupainreçuduworkhouse.L’hommetravaillaitdansunedescoursdécritesci-dessus,pourunbondepainet troispencepar jour. Ilvenaitd’arriverpour lerepas de midi, ayant grand appétit, comme il nous le dit avec un amer sourire, et son dînerconsistaitenquelquestranchesdepainavecdusaindouxetunetassedethésanslait.

« Lasecondeporteàlaquellenousfrappâmesnousfutouverteparunefemmed’âgemoyenqui, sansmotdire,nousconduisitdansunepetitechambredederrièreoù toutesa familleétaitassise, silencieuse, les yeux fixés sur un feuqui achevait de s’éteindre.Cesgens et leur petitechambreoffraientuntelspectacled’abandonetdedésespoirquejedésirenejamaisrevoirunescènepareille. « Ilsn’ont riengagné,monsieur,medit lamèreenmontrant les enfants, rien,depuisvingt-septsemaines,et toutnotreargentestparti, tout l’argentquelepèreetmoiavionsmisdecôtédansdestempsmeilleurs,ennousfigurantquenousgarantissionsainsilasécuritédel’avenir.Voyez!» ,cria-t-elled’unaccentpresquesauvage,etenmêmetempsellenousmontraun livretdebanqueoùétaient régulièrement inscrites toutes lessommesverséeset retirées,desortequenouspûmesvoir comment lepetitpécule avait commencéparunpremierdépôtdecinqshillings,pourgrossirpeuàpeujusqu’àvingtlivressterling(cinqcentsfrancs),puiss’étaitfondu graduellement, de livres sterling en shillings, et de shillings en pence, jusqu’à ce que ledernier retrait eût transformé le livret en un simple papier sans valeur.Cette famille recevaitchaquejourunmaigrerepasduworkhouse…

« Dansuneautremaisonjetrouvaiunefemmemaladed’inanition,étenduetouthabilléesurunmatelas,etàpeinecouverted’unlambeaudetapis,cartoutelaliterieétaitaumont-de-piété.Sesmisérablesenfantsquilasoignaient,avaientl’aird’avoirplutôtbesoineux-mêmesdessoinsmaternels.Elleracontal’histoiredesonpassédemisère,ensanglotantcommesielleavaitperdutoute espérance d’un avenir meilleur…Appelé dans une autremaison, j ’y trouvai une jeunefemmeetdeux jolisenfants :unpaquetde reconnaissancesdumont-de-piétéetunechambreentièrementnue,voilàtoutcequ’ilsavaientàmemontrer.

« Ilestdemode,parmilescapitalistesanglais,depeindrelaBelgiquecommeleparadisdel’ouvrier,parcequelalibertédetravailn’y estgênéeniparledespotismedesTradeUnions,nipardesloissurlesfabriques.M.Ducpétiaux,inspecteurgénéraldesprisonsetdesétablissementsde bienfaisance belges, nous renseigne à ce sujet dans son ouvrage Budget économique des

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classes ouvrières enBelgique (Bruxelles, 1855).Nous y trouvons un parallèle entre le régimed’unefamilleouvrièrebelgenormaleetceluidusoldat,dumarindel’Etatetduprisonnier.Toutesles ressources de la famille ouvrière, exactement calculées, s’élèvent annuellement à 1068francs.Voicilebudgetannueldelafamille:

Lepère,300jours àfr.1,56 fr.468Lamère,“ » 0,89 fr.267Lefils,“ » 0,56 fr.168Lafille,“ » 0,55 fr.163Totalannuel: fr.1068« La dépense annuelle de la famille et son déficit s’élèveraient aux chiffres ci-dessous, à

supposerquel’ouvriereûtl’alimentationsoitdumarin,soitdusoldat,soitduprisonnier:

DÉPENSE DÉFICITPremiercas(marin), fr.1828 fr.760Deuxièmecas(soldat), fr.1473 fr.405Troisièmecas(prisonnier), fr.1112 fr.44

« UneenquêteofficiellefutfaiteenAngleterreen1863,sur l’alimentationet le travaildes

condamnésà la transportationetauxtravauxforcés.Unecomparaisonétablieentre l’ordinairedesdétenusanglaisetceluidespauvresduworkhouseetdestravailleursagricolesaprouvéquelespremierssontbeaucoupmieuxnourrisquel’uneetl’autredecesdeuxclassesdetravailleurs,etquelasommedetravailexigéed’uncondamnéauxtravauxforcésn’estguèrequelamoitiédecellequ’accomplitenmoyennel’ouvrieragricole.

« D’unrapportsurlasantépublique,de1865,parlantd’unevisitefaite,durantuneépidémie,chez des paysans, cite entre autres le fait suivant : « Une jeune femmemalade de la fièvrecouchaitdanslamêmechambrequesonpère,samère,sonenfantillégitime,deuxjeunesgensses frères, et ses deux sœurs, chacune avecun enfant bâtard, en tout dixpersonnes.Quelquessemainesauparavant,treizeenfantscouchaientdanscettemêmepièce.»

Lesmodestes proportionsde cetAbrégé ne nous permettent pas de reproduire ici l’exposédétaillé de l’état horrible auquel sont réduits les paysans en Angleterre. Nous terminerons cechapitre en parlant d’un fléau tout spécial qu’a produit, en Angleterre, parmi les travailleursagricoles,l’accumulationducapital.

L’excèsdepopulationagricoleapoureffetd’amenerlabaissedessalaires,sanstoutefoisquecettepopulationpuissesuffireàtouslesbesoinsducapitalaumomentdestravauxexceptionnelseturgentsqu’exigel’agricultureàcertainesépoquesdel’année.Ilenrésultequ’ungrandnombre

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de femmes et d’enfants sont engagés par le capital pour des besognes momentanées, aprèsl’accomplissementdesquellescesgensvontaugmenterlasurpopulationouvrièredescampagnes.CefaitafaitnaîtreenAngleterrelesy stèmedesbandesambulantes(gangsystem).

« Une bande (gang) se compose de dix à quarante ou cinquante personnes : femmes,adolescentsdesdeux sexes (toutefois lesgarçonsquittentordinairement labandevers l’âgedetreizeans),etenfantsdesdeuxsexes,desixàtreizeans.Lechefdelabande,gangmaster,estunouvrier de campagne ordinaire, généralement un mauvais sujet, noceur, ivrogne, maisentreprenantetdébrouillard.C’estluiquirecrutelabande;elletravaillesoussesordres,nonceuxdu fermier. Ce chef prend d’ordinaire l’ouvrage à la tâche, et son gain, qui en moyenne nedépasseguèreceluidel’ouvrierordinaire,dépendpresquetoutentierdel’habilitéaveclaquelleilsait,danslemoinsdetempspossible, tirerdesabandeleplusdetravailpossible.Lesfermierssavent, par expérience, que les femmes ne travaillent bien que sous l’autorité dictatoriale del’homme,maisque,d’autrepart, lesfemmeset lesenfants,unefois lancés,sedépensentavecune fouguevéritable, ainsi que l’avait remarquéFourier, tandis que l’ouvriermâle adulte, plusavisé,seménageleplusqu’ilpeut.Legangmastervad’unefermeàl’autre,etoccupesabandesix à huit mois de l’année. Il est en conséquence pour les familles ouvrières un client plusavantageuxetplussûrquelefermierisolé,quin’emploielesenfantsqu’occasionnellement.Cettecirconstance établit si bien son influence dans les villages que dans beaucoup d’endroits on nepeutseprocurerdesenfantssanssonintermédiaire.

« Lesvicesdecesy stèmesontl’excèsdetravailimposéauxenfantsetauxjeunesfilles,lesmarchesénormesqu’illeurfautfairepourserendrechaquejouràdesfermeséloignéesdecinq,six,etparfoisseptmilles(dehuitàonzekilomètres),etpourenrevenir,etenfinladémoralisationdugang.Bienquelechefsoitarméd’unlongbâton,ilnes’ensertquerarement,etuntraitementbrutaldesapartestuneexception.C’estunempereurdémocratique,ouquelquechosecommele« meneurderats» delalégendeallemande.Ilabesoind’êtrepopulaireparmisessujets,etilseles attache par les attraits d’une vie de bohème. Licence désordonnée, joyeux sans-gêne,libertinage effronté sont les caractéristiques du gang. Ordinairement, la paie a lieu dans uncabaret, après quoi, le chef, titubant, s’appuyant de droite et de gauche sur deux robustescommères,prendlatêtedelacolonne,tandisquederrièreluienfantsetfilles,tapageurs,suiventenentonnantdeschansonsobscènes.Iln’estpasraredevoirdesfillesdetreizeouquatorzeansgrosses du fait de garçons du même âge. Les villages qui fournissent le contingent du gangdeviennentdesSodomesetdesGomorrhes,etprésententlamoitiéplusdenaissancesillégitimesquelesautreslocalitésduroyaume.

« La bande, dans la forme classique qui vient d’être décrite, s’appelle bande publique,commune, ou ambulante (public,common, trampinggang). Il existe aussi des bandes privées(private gangs). Celles-là sont composées comme la bande publique, mais sont moinsnombreuses,ettravaillentsouslesordres,nond’ungangmaster,maisd’unvieuxvaletdefermequelefermiernesauraitpluscommentoccuperautrement.Ici,cen’estpluslajoyeuseviedebohème,mais,d’aprèslesdépositionsrecueillies,lesenfantsy sontdeplusenplusmalpayésetplusmaltraités.

« Ce sy stème qui, dans ces dernières années, s’est constamment étendu, n’existeévidemment pas pour le bon plaisir du chef de bande. Il existe parce qu’il enrichit les grosfermiersetlespropriétaires.Lespetitsfermiersn’emploientpaslesbandes;ellesnesontpasnonplus employées sur les terres pauvres.Un propriétaire, redoutant desmesures répressives qui

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auraientpuamenerunediminutiondesa rente,déclaradevant lacommissiond’enquête,aveccolère,quetoutletapagefaitàceproposvenaitseulementdunomdonnéausy stème:ilsuffira,dit-il,deremplacerlenomdebandeparceluid’Associationcoopérativeindustrielle-agricoledela jeunesse rurale, et personne n’y trouvera à redire. « Le travail par bandes est meilleurmarchéquetoutautretravail,etvoilàpourquoionl’emploie» ,aditunanciengangmaster.« Lesystèmedesbandesestlemoinscherpourlesfermiers,etsanscontreditlepluspernicieuxpourlesenfants» ,adéclaréunfermier.Ilestcertainqu’iln’y apasdeméthodeplusingénieusepourquelefermierpuissemaintenirsonpersonnelbienau-dessousduniveaunormal, toutenayanttoujoursàsadisposition,pourchaquebesogneextra,unpersonnelextra;pourqu’ilpuisseobtenirlaplusfortesommedetravailpossibleaveclamoindredépensepossible,etpourquelesouvriersmâlesadultessoientrendussuperflus.Sousprétexteque les travailleursagricolesfontdéfautetémigrentvers lesvilles,etqued’autrepart le travailmanqueraitpour lesoccuperauxchampsd’unemanièrepermanente,lesy stèmedesbandesestdéclaréindispensable.»

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CHAPITREXL’accumulationprimitive

Nousvoiciarrivésàlafindenotredrame.Nous avons rencontré un jour le travailleur sur lemarché, où il était venu pour vendre sa

forcedetravail,etnousl’avonsvucontracterd’égalàégalavecl’hommeauxécus.Ilnesavaitpas encore combien serait dur le chemin du calvaire qu’il devait gravir, il n’avait pas encoreapproché de ses lèvres l’amer calice qu’il devait vider jusqu’à la lie. L’homme aux écus, quin’étaitpasencoredevenucapitaliste,n’étaitalorsquemodestepossesseurd’uneminimerichesse,timide,incertaindelaréussitedel’entreprisedanslaquelleilengageaittoutesafortune.

Voyonsmaintenantcommentachangélascène.L’ouvrier,aprèsavoir,parsonpremiersurtravail,donnénaissanceaucapital,aétéopprimé

par le travail excessif d’une journée excessivement prolongée. Par la plus-value relative, letempsdetravailnécessaireàsonentretienfutrestreint,etprolongéceluidusurtravail,destinéànourrir toujoursplus richement lecapital.Dans lacoopérationsimple,nousavonsvu l’ouvrier,soumisàunedisciplinedecaserne,etentraînéparlecourantdetoutunenchaînementdeforcesde travail, s’exténuer toujours plus pour alimenter davantage le capital sans cesse grossissant.Nousavonsvul’ouvriermutilé,avilietdépriméauplushautpointparladivisiondutravail,danslamanufacture.Nousl’avonsvuendurerlesindiciblessouffrancesmatériellesetmoralesqueluiacauséesl’introductiondesmachinesdanslagrandeindustrie.Expropriédeladernièreparcelledesavertud’artisan,nousl’avonsvuréduitàl’étatdesimpleserfdelamachine,transformé,demembrequ’ilétaitd’unorganismevivant,enappendicevulgaired’unmécanisme,torturéparletravail vertigineusement intensifié de la machine, qui à chaque instant menace d’arracher unlambeaudeseschairs,oudelebroyercomplètementdanssesterriblesengrenages;et,deplus,nous avons vu sa femme et ses jeunes enfants devenus les esclaves du capital. Et pendant cetemps le capitaliste, immensément enrichi, lui paie un salaire qu’il peut à son bon plaisirdiminuer,toutensedonnantl’airdelemainteniraumêmetaux,oumêmedel’augmenter.Enfin,nousavonsvul’ouvrier,temporairementinutiliséparl’accumulationducapital,passerdel’arméeindustrielleactiveàlaréserve,puistomberensuitepourtoujoursdansl’enferdupaupérisme.Lesacrificeestconsommé!

Maiscommentcelaa-t-ilpuarriver?D’une façonbien simple.L’ouvrier était, il estvrai, possesseurde sa forcede travail, avec

laquelle il aurait puproduire chaque jourbeaucoupplusquecedont il avaitbesoinpour lui etpoursafamille;maisilluimanquaitlesautresélémentsindispensables,c’est-à-direlesmoyensdetravailetlesmatièrespremières.Dépourvudoncdetouterichesse,l’ouvrieraétéforcé,pourgagnersavie,devendresonuniquebien,saforcedetravail,àl’hommeauxécus,quienafaitson profit. La propriété individuelle et le salariat, fondements du sy stème de productioncapitaliste,ontétélacausepremièredetantdesouffrances.

Maisc’estuneiniquité!C’estuncrime!Quidoncaconféréàl’hommeledroitdepropriétéindividuelle ? Et comment l’homme aux écus a-t-il pu se trouver en possession d’une« accumulationprimitive» (26),originedetantd’infamies?

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UnevoixterriblesortdutempledudieuCapital,etcrie :Toutcelaest juste,parcequetoutcela est écrit dans le livre des lois éternelles. Il y eut autrefois un temps, très lointain, où leshommes vaguaient encore libres et égaux sur la terre. Un petit nombre d’entre eux furentlaborieux, sobres et économes ; tous les autres furent paresseux, jouisseurs et dissipateurs. Lavertu fit riches les premiers, le vice fit misérables les seconds. Ceux qui formaient le petitnombre eurent le droit (eux et leurs descendants) de jouir des richesses, vertueusementaccumulées;tandisqueceuxquiformaientlegrandnombrefurentcontraintsparleurmisèreàsevendreauxriches,furentcondamnésàperpétuitéàlesservir,euxetleursdescendants.

Voilà comment expliquent la chose certains amis de l’ordre bourgeois. « Voilà l’insipideenfantillagequeM.Thiers(27),parexemple,pourdéfendrelapropriété,rabâcheencore,avecsolennité,auxFrançaisjadissispirituels.»

Sitelleeûtété,eneffet, l’originedel’accumulationprimitive,lathéoriequiendériveseraitaussi justequecelledupéchéorigineletcellede laprédestination.Lepèreaétéparesseuxetjouisseur,lefilsdoitêtrevouéàlamisère.Celui-ciestlefilsd’unriche,ilestprédestinéàêtreheureux, puissant, instruit, robuste, etc. ; celui-là est le fils d’unpauvre, il est prédestiné à êtremalheureux, faible, ignorant, abruti, etc. Une société fondée sur une loi semblable devracertainement finir comme ont fini déjà tant d’autres sociétés, moins barbares et moinshypocrites,tantdereligionsetdedieux,encommençantparlechristianisme,danslesloisduquelontrouvedesexemplesanaloguesdejustice.

Nous pourrions nous arrêter ici, s’il nous était permis de rester sur cette impertinencebourgeoise. Mais notre drame a un dénouement digne de lui, comme nous le verrons tout àl’heure,enassistantàsondernieracte.

Ouvrons l’histoire, cettehistoire écritepar lesbourgeois, etpour l’usagede labourgeoisie ;cherchons-y l’originedel’accumulationprimitive,etvoicicequenousy trouverons.

Àl’époquelaplusreculée,desgroupesdepopulationnomades’établirentdansleslocalitéslesmieuxsituéeset lesplusfavoriséesdelanature.Ilsfondèrentdesvilles,semirentàcultiver laterre,etàselivrerauxdiversesoccupationsquipouvaientêtrenécessairesàleurbien-être.Mais,au cours de leur développement, ces groupes se rencontrèrent et s’entrechoquèrent, et il s’ensuivit des guerres, des meurtres, des incendies, des rapines et des carnages. Tout ce quepossédaient les vaincus devint la propriété des vainqueurs, y compris les personnes dessurvivants,quifurenttousréduitsenesclavage.

Voicil’originedel’accumulationprimitivedansl’antiquité.VenonsauMoyenAge.Danscettesecondeépoquede l’histoire,nousne trouvonsqu’uneséried’invasions :peuples

conquérantsfaisantirruptiondanslespaysplusrichesoccupéspard’autrespeuples;ettoujourslemême refrain demassacre, de pillage, d’incendie, etc. Tout ce que possédaient les vaincusdevint lapropriétédesvainqueurs,aveccette seuledifférenceque les survivantsne furentpasréduitsenesclavage,commedansl’Antiquité,maiseurentàsubirunautregenredeservitude,etdevinrent, en qualité de serfs, la propriété des seigneurs, avec la terre à laquelle ils étaientattachés. Au Moyen Age nous ne trouvons donc pas davantage la moindre trace de cetteapplicationautravail,decettesobriétéetdecetteéconomiechantéesparladoctrinebourgeoisecommelasourcedel’accumulationprimitive.EtilfautnoterqueleMoyenÂgeestl’époqueàlaquellelesplusillustresdenospossesseursactuelsderichessesevantentdefaireremonterleurorigine.

Maisarrivons,pourterminer,àl’époquemoderne.

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Larévolutionbourgeoiseadétruitlaféodalité,ettransforméleservageensalariat.Maisenmêmetempselleaenlevéautravailleurlepeudemoyensd’existencequeluiassuraitlerégimedu servage.Le serf, bien qu’il dût travailler la plus grande partie du temps pour son seigneur,avaitpourtantunlopindeterreainsiquelesmoyensetletempsnécessairespourlecultiver.Labourgeoisieadétruittoutcelaetafaitduserfunlibretravailleur,quin’apasd’autrealternativequedesefaireexploiter,delafaçonquenousavonsvue,parlepremiercapitalistevenu,oudemourirdefaim.

Entronsmaintenantdanslesdétails.Ouvronsl’histoired’unpeuple,etvoyonscommentaeulieul’expropriationdespopulationsagricoles,etlaformationdecesmassesouvrièresdestinéesàfournirleurforcedetravailauxindustriesmodernes.Nousprendrons,commedecoutume,nosexemplesenAngleterre,parceque,l’Angleterreétantlepaysoùlamaladiequenousétudionssetrouveàl’étatleplusavancé,c’estellequipeutnousoffrirlemeilleurchampd’observation.

« En Angleterre, le servage avait disparu en fait vers la fin du XIVe siècle. L’immensemajoritédelapopulationsecomposaitalors,etplusencoreauXVesiècle,depaysanslibresetpropriétaires,quelquefûtd’ailleursletermeféodalsouslequelétaitplusoumoinsdissimuléleurdroitdepossession.Danslesgrandsdomainesféodaux,l’ancienbailif(28),quiétaitlui-mêmeunserf,étaitremplacéparunfermierlibre.Lessalariésdel’agriculturesecomposaientenpartiedepaysans propriétaires qui occupaient leurs moments de loisir à travailler chez les grandspropriétaires fonciers, en partie d’une classe peu nombreuse de véritables salariés. Mais cesderniersaussiétaientenmêmetemps, jusqu’àuncertainpoint,despaysans indépendants,car,outreleursalaire,ilsavaientlajouissanced’uneétenduedeterraindequatreacresauminimumet d’uncottage. Ils partageaient en outre, avec les paysans proprement dits, la jouissance desterres communales, sur lesquelles, ils envoyaient paître leur bétail, et qui leur fournissaient lecombustible,bois,tourbe,etc.

« LepréludedelarévolutionquicréalesfondementsdumodedeproductioncapitalistesejouadanslederniertiersduXVeetlepremiertiersduXVIesiècle.Lelicenciementdessuitesféodalesdesseigneursjetasurlemarchéunemassedeprolétairessansfeunilieu;massequifutconsidérablementaccrueparl’usurpationdesbienscommunaux,etparl’expulsiondespaysansdeterressurlesquellesilsavaienteu,danslerégimeféodal,autantdedroitsquelesseigneurs.EnAngleterre, la cause immédiate et particulière de ces expulsions fut l’épanouissement desmanufactures de drap en Flandres, et l’augmentation du prix de la laine qui en fut laconséquence.Transformationdesterreslabourablesenpâturagesàmoutons,telfutalorslemotd’ordre. Harrison décrit la ruine du pays causée par l’expropriation des petits paysans.« Qu’importe à nos grands usurpateurs ! » Les habitations des paysans et les cottages desouvriers agricoles furent démolis, ou voués à l’abandon. « Si on veut consulter les anciensinventaires de chaque domaine seigneurial, on trouvera que d’innombrablesmaisons de petitscultivateurs ont disparu, que la campagnenourrit beaucoupmoinsd’habitants qu’autrefois, quebeaucoup de villes sont déchues, bien que quelques autres, fondées depuis, prospèrent…Desvillesetdesvillagesqu’onadétruitspourfairedesparcsàmoutons,etoùilneresteplusquelademeuredesseigneurs,jepourraisfaireunelongueénumération.»

« Une nouvelle et terrible impulsion fut donnée à l’expropriation violente des massespopulaires,auXVIesiècle,parlaRéformeetlevolcolossaldesbiensdecetteEglisequienfutlasuite.L’Eglisecatholiqueétait,àl’époque,propriétaire,souslaformeféodale,d’unegrandepartiedusolanglais.Lasuppressiondescouvents,etc.,jetaleshabitantsdeleursanciensdomainesdans

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leprolétariat.Lesbiensdel’Eglisefurentpourlaplupartdonnésàd’avidesfavoris,ouvendusàvilprixàdescitadins,àdesfermiersspéculateurs,quicommencèrentparexpulserenmasselesanciens tenanciers héréditaires. Le droit de propriété, légalement consacré, qu’avaient lescampagnardspauvressurunepartiedeladîmeecclésiastique,futconfisquésansphrase.Danslaquarante-huitième année du règne d’Elisabeth, on fut forcé de reconnaître officiellement lepaupérismepar l’établissementde la taxedespauvres.« Lesauteursdecette loieurenthonted’en avouer les motifs et, contrairement à l’usage traditionnel, ils la publièrent sans aucunpréambule.» (Cobbett).SousCharlesIer,ellefutdéclaréeperpétuelle,etnefutmodifiéequ’en1834,pourrecevoiruneformeplusdure:alorscommeindemnitédel’expropriationsubie,onfitauxpauvresunchâtiment.

« Au temps d’Elisabeth, quelques propriétaires et quelques riches paysans de l’Angleterreméridionale, s’étant réunis, rédigèrent sur l’interprétation à donner à la loi des pauvres dixquestions,qu’ils soumirent à l’avisd’uncélèbre jurisconsulte.Voiciunextraitde cemémoire :« Quelques-unsdes riches fermiersde laparoisseontprojetéunplan fort sage,par lequelonpeutévitertouteespècededésordresdansl’exécutiondelaloi.Ilsproposentlaconstructiond’uneprison dans la paroisse. À tout pauvre qui ne consentira pas à se laisser enfermer dans cetteprison,onrefuseral’assistance.Onferaensuiteannoncerdanslevoisinagequesiquelqu’unestdisposéàprendreàlouagelespauvresdecetteparoisse,ilaitàremettre,àunjourfixé,unplicacheté indiquant leplusbasprixauquel il lesprendrait.Lesauteursdeceplansupposentqu’ilexistedanslescomtésvoisinsdespersonnesquin’ontpaslegoûtdutravail,etquinepossèdentpas la fortune ou le crédit nécessaire pour acquérir une ferme, ou un vaisseau, de façon àpouvoir vivre sans travailler. Ces gens-là pourraient être disposés à faire à la paroisse despropositions trèsavantageuses.Siquelques-unsdespauvresplacéssous lagardeducontractantvenaient à décéder, c’est sur lui que la faute en retomberait, car la paroisse aurait rempli sesdevoirs envers ses pauvres. Nous craignons toutefois que la loi actuelle ne permette pas desemblables mesures de prudence ; mais il faut que vous sachiez que le reste des francs-tenanciersdececomtéetdescomtésvoisinssejoindraànouspourengagerleursreprésentantsàlaChambre des communes à proposer unbill(29) qui autorise l’emprisonnement des pauvresavec travail forcé, de façonque tout pauvrequi refusera de se laisser emprisonner perde sondroitàl’assistance.Cettemesure,nousl’espérons,empêcheraquelesindigentsaientbesoind’êtreassistés.»

« AuXVIIIe siècle, la loi elle-même devint l’instrument du vol des terres du peuple. Laformeparlementairedecevolestcelledes« loissurlaclôturedesterrescommunales» (billsforinclosuresofcommons),end’autres termesdesdécretspar lesquels les landlords s’adjugenteux-mêmes la propriété populaire comme propriété privée, des décrets d’expropriation dupeuple.SirF.M.Edenacherchéàreprésenterlapropriétécommunalecommeétantlapropriétéprivéedeslandlordsquiontprislaplacedesseigneursféodaux;maisilseréfutelui-mêmeendemandantqueleParlementvoteunstatutgénéralquisanctionneunefoispourtouteslaclôturedes communaux : car il reconnaît par là qu’un coup d’État parlementaire est nécessaire pourlégaliser les changements des biens communaux en propriétés privées, et en même temps ilréclameuneindemnitépourlescultivateurspauvres.S’iln’y avaitpasd’expropriés,iln’y auraitévidemmentpersonneàindemniser.

« Dans leNorthamptonshire et leLincolnshire, ditAddington en1772, il a été procédé engrandàlaclôturedesterrainscommunaux,etlaplupartdesnouveauxdomainesrésultantdeces

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opérationssonttransformésenpâturages;parsuite,dansbeaucoupdedomainesilnesetrouvepascinquanteacresdeterreslabourées,làoùonenlabouraitautrefoisquinzecents…Desruinesde maisons d’habitation, de granges, d’étables, etc., sont les seules traces restant des ancienshabitants.Enbeaucoupd’endroitsoùily avaitdescentainesdemaisonsetdefamilles,onn’entrouveplusquehuitoudix.Danslaplupartdesparoisses,oùlaclôturen’aeulieuqu’ily aquinzeou vingt ans, le nombre de propriétaire est trèsminime comparé à celui des agriculteurs quilabouraientlaterrelorsqueleschampsétaientouverts.Iln’estpasraredevoirusurpésparquatreou cinq riches éleveurs de bétail de vastes domaines, récemment clôturés, qui se trouvaientprécédemmententrelesmainsdevingtàtrentefermiers,etdenombreuxpetitspropriétairesettenanciers. « Tous ces anciens occupants ont été expulsés de leurs possessions avec leursfamilles, ainsi qu’un grand nombre d’autres familles qui étaient occupées et entretenues pareux.» Cenesontpasseulementdesterrainsenfriche,maissouventdesterrescultivéespardesparticuliers qui payaient une redevance à la commune, ou cultivées en commun, qui furentannexéespar le lordvoisinsousprétextede« clôture» .LeDrPricedit :« Jeparle icide laclôture de champs ouverts et de terres cultivées. Les écrivains mêmes qui sont partisans declôtures conviennent que, dans ce cas, elles diminuent les cultures, élèvent les prix dessubsistances,etproduisentladépopulation…Etmêmelaclôturedeterresincultes,tellequ’ellesepratiqueaujourd’hui,dérobeaupauvreunepartiedesesmoyensdesubsistance,etagrandit ladimensiondefermesquisontdéjàtropétendues.Quandlaterretombeentrelesmainsd’unpetitnombredegrosfermiers,lespetitsfermiers» –dontPriceaparléplusenhautencestermes:« unefouledepetitspropriétairesetdepetitsfermiersquisenourrissent,euxetleursfamilles,desproduitsdelaterreafferméepareux,delaviandedesmoutons,delavolaille,desporcs,etc.,qu’ils envoient sur le pâturage communal, en sorte qu’ils n’ont guère besoin d’acheter dessubsistances » – « se trouvent transformés en autant de gens qui doivent gagner leur vie entravaillantauserviced’autruietsontforcésd’alleracheteraumarchétoutcedontilsontbesoin.Il se fera plus de travail peut-être, parce qu’il y aura plus de contrainte… Les villes et lesmanufacturesgrandiront,parcequ’unplusgrandnombredepersonnesseverrontforcéesd’allery chercher uneoccupation.Voilà dansquelle direction agit naturellement la concentrationdesfermes,etelleaagienfaitdansceroyaumeencesens-làdepuisnombred’années.Ensomme,la situationdes classes inférieuresdupeuple a empirépresque sous tous les rapports, lespetitspropriétairesetlespetitsfermiersontétéréduitsàl’étatdejournaliersetdemercenaires;et,enmêmetemps,lavie,danscettecondition,estdevenueplusdifficileàgagner.» L’usurpationdesterres communales et la révolution qui s’en est suivie dans l’agriculture ont agi en effet d’unemanièresiduresur les travailleursagricolesque,d’aprèsEden,entre1765et1780leursalairecommença à tomber au-dessous du minimum et dut être complété au moyen de secoursofficiellement distribués. Leur salaire, dit-il, « n’était plus suffisant pour les besoinsindispensablesdelavie» .

« Au XIVe siècle, on a perdu naturellement jusqu’au souvenir du lien qui avait unil’agriculteuràlapropriétécommunale.Pournepasparlerdetempsplusanciens,lepeupledescampagnesa-t-iljamaisreçuunliardd’indemnitépourles3millions511770acresdeterrainscommunauxqui,entre1801et1831, luiontétévolésetque les landlordssesontadjugéseux-mêmesparlavoieparlementaire?»

Le dernier procédé, d’une portée historique, employé pour exproprier les travailleurs descampagnesdoitêtreétudiéenparticulierdanslesHighlandsd’Écosse:c’estlàqu’ilaétéappliqué

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delamanièrelaplusféroce.« George Ensor dit dans un livre publié en 1818 : « Les grands seigneurs d’Ecosse ont

expropriédesfamillescommeilseussentarrachédesmauvaisesherbes,ilsonttraitédesvillagesentiersetleurpopulationcommelesIndienstraitent,dansleurvengeance,lesrepairesdesbêtesféroces.Ontrafiqued’unhommepourunetoisondebrebis,pourungigotdemouton,pourmoinsencore…Au tempsde l’invasiondesprovincesseptentrionalesde laChineonproposa,dans leGrandConseildesMongols,d’exterminerlapopulationetdetransformerlesterresenpâturages.BeaucoupdepropriétairesdesHighlandsontmiscettepropositionàexécutiondans leurproprepayscontreleursproprescompatriotes.»

« Àtoutseigneurtouthonneur.C’estàladuchessedeSutherlandquerevientl’initiativelaplusmongolique.Dèsquecettedame,forméeàl’écoledeséconomistes,eutprislegouvernementdeses domaines, elle décida d’appliquer un remède radical, et de transformer en pâturages àmoutons le comté tout entier, dont la population, à la suite d’opérations du même genre,pratiquéesantérieurement,setrouvaitdéjàréduiteauchiffredequinzemillehabitants.De1814à1820cesquinzemillepersonnes,formantenvirontroismillefamilles,furentsy stématiquementexpulsées. Tous leurs villages furent détruits et brûlés, tous leurs champs furent convertis enpâturages.Dessoldatsanglaisfurentcommandéspourcetteopération,etenvinrentauxmainsavec les indigènes. Une vieille femme périt dans les flammes de sa cabane, qu’elle refusaitd’abandonner. (Ouvrez les oreilles, bourgeois qui déclamez contre l’emploi révolutionnaire dupétrole ! Le feu a été pendant de longues années employé contre le prolétariat. C’est votrehistoirequivousledit.)C’estainsiquelanobledames’appropria794000acresdeterresquidetempsimmémorialavaientappartenuauclan.

« Unepartiedesdépossédésfutabsolumentchassée;àl’autrepartie,onassigna,auborddelamer, sixmille acres à raison de deux acres par famille. Ces sixmille acres étaient restésincultes jusque-là et n’avaient rapporté aucun revenu auxpropriétaires.Laduchessepoussa lagénérositéjusqu’àlesaffermeràuntauxmoyendedeuxshillingssixpencel’acreauxmembresduclanquidepuisdessièclesavaientverséleursangpourlafamilledesSutherland.Lesterresvoléesauclanfurentdiviséesenvingt-neufgrossesfermesàmoutons,surchacunedesquellesfutétablie une famille, pour la plupart des valets de ferme anglais. En 1825, les quinze millehighlandersétaientremplacéspar131000moutons.

Ceuxdesindigènesquiavaientétéreléguésauborddelameravaientcherchéàseprocurerdesmoyensd’existenceens’adonnantàlapêche.Devenusdevéritablesamphibies,ilsvivaient,selonl’expressiond’unécrivainanglais,moitiésurterreetmoitiédansl’eau,cequi,malgrétout,neleurpermettaitdevivrequ’àmoitié.Maisl’odeurdeleurpoissonarrivajusqu’auxnarinesdeleurs maîtres ; et ceux-ci, flairant quelque profit à faire, affermèrent le rivage aux grandsmarchandsdemaréedeLondres.Leshighlandersfurentchassésunesecondefois.

« Enfin une dernièremétamorphose s’accomplit. Une partie des pâturages àmoutons futconvertieenterrainsdechasse…LeprofesseurLeoneLévi,dansundiscoursprononcéenavril1866 devant la Société des Arts, dit : « Dépeupler le pays et convertir les terres arables enpacages,c’étaitaudébutlemoyenlepluscommoded’obtenirdesrevenussansboursedélier…BientôtlasubstitutiondesterrainsdechasseauxpâturagesdevintunévénementordinairedanslesHighlands.Ledaimprit laplacedumouton, comme lemoutonavaitpris cellede l’homme…D’immensesdistricts,quiavaientfigurédanslastatistiquedel’Ecossecommedesprairiesd’unefertilitéetd’uneétendueexceptionnelles,sontmaintenantrigoureusementprivésdetoutesortede

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cultureetd’amélioration,etconsacrésauxplaisirsd’unepoignéedechasseurs,quin’y viennentque pendant quelquesmois de l’année. » Vers la fin demai 1866, un journal écossais disait :« UnedesmeilleuresfermesàmoutonsduSutherlandshire,pourlaquelle,àl’expirationdubailencours,onavaitoffertunfermagedecentmillelivressterling,vaêtreconvertieenterraindechasse.» »

D’autresjournaux,àcettemêmedate,ontparlédecesinstinctsféodaux,quisedéveloppentdeplusenplusenAngleterre;maisl’und’euxaconclu,avecdeschiffresàl’appui,quelerevenudeslandlordsayantaugmenté,larichessenationales’estaccrue.

« Lacréationetl’accroissementd’unprolétariatsansfeunilieuestalléenécessairementplusvitequesonabsorptionparlesmanufacturesnaissantes.D’autrepart,deshommesbrusquementarrachésà leursconditionshabituellesd’existencenepouvaient s’adapterdupremiercoupà ladisciplinedunouvelordresocial.Ilssetransformèrent,entrèsgrandnombre,enmendiants,envoleurs,envagabonds,quelquefoisparunpenchantnaturel,leplussouventparnécessité.Delà,vers la fin duXVe siècle et pendant tout le XVIe, dans l’Europe occidentale, une législationsanguinairecontrelevagabondage.Lespèresdelaclasseouvrièreactuelleontété,toutd’abord,châtiés d’avoir été réduits à l’état de vagabonds et d’indigents. La loi les traita en criminelsvolontaires, comme s’il eût dépendu de leur bon vouloir de continuer à travailler dans desconditionsquiavaientcesséd’exister.

« EnAngleterre,cettelégislationcommençasouslerègnedeHenriVII.« SousHenriVIII, en 1530, lesmendiants âgés et incapables de travailler obtiennent une

licencepourdemanderl’aumône.Lesvagabondsrobustessontfouettésetemprisonnés.Attachésderrièreunecharrette,ilsdoiventêtrefustigésjusqu’àcequelesangruisselledeleurcorps,puiss’engagerparsermentàretourneraulieudeleurnaissance,ouàceluideleurdomiciledestroisdernièresannées,etàseremettreautravail.Quellecruelleironie!Lavingt-septièmeannéedurègnedeHenriVIII,cestatutfutrenouvelé,maisaggravépardespeinesadditionnelles.Encasderécidive,levagabonddevaitêtrefouettédenouveauetavaitlamoitiédel’oreillecoupée;àlaseconderécidive,ilétaitmisàmortcommemalfaiteurdangereuxetcrimineld’Etat.

« DanssonUtopie,lechancelierThomasMoredépeintvivementlasituationdesmalheureuxqu’atteignaientcesloisatroces.« Ilarrive,dit-il,qu’ungloutonavideetinsatiable,unvraifléaupoursonpaysnatal,peuts’emparerdemilliersd’arpentsdeterreenlesentourantdepieuxetdehaies,ouentourmentantleurspropriétairespardesinjusticesquilescontraignentàtoutvendre.De façonoud’autre, degré oude force, il faut qu’ils déguerpissent tous, pauvres gens, cœurssimples,hommes, femmes,époux,orphelins,veuves,mèresavec leursnourrissonset tout leuravoir;peuderessources,maisbeaucoupdetêtes,carl’agricultureabesoindebeaucoupdebras.Il fautqu’ils traînent leurspas loinde leursanciensfoyers,sans trouverun lieuderepos.Dansd’autrescirconstances,laventedeleurmobilieretleursustensilesdomestiqueseûtpulesaider,sipeu qu’ils valent ; mais, jetés subitement dans le vide, ils sont forcés de les donner pour unebagatelle. Et quand ils ont erré çà et là etmangé jusqu’au dernier liard, que peuvent-ils faired’autrequedevoler?–etalors,bonDieu!d’êtrependusavectouteslesformeslégales-,oubiend’allermendier?etalorsencoreonles jetteenprisoncommevagabonds,parcequ’ilsmènentunevieerranteetnetravaillentpas,euxauxquelspersonneaumondeneveutdonnerdetravail,si empressésqu’ils soient à s’offrirpour toutgenredebesogne.» Decesmalheureux fugitifs,dontThomasMore,leurcontemporain,ditqu’onlesforceàvagabonderetàvoler,« soixante-

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douzemillefurentexécutéssouslerègnedeHenriVIII» ,àcequeraconteHolinsheddanssaDescriptiondel’Angleterre.

« Unstatutdelapremièreannéedurègned’ÉdouardVI,1547,ordonnequetoutindividuquise refuse à travailler soit adjugé comme esclave à la personne qui l’aura dénoncé commefainéant. (Ainsi pour profiter gratis du travail d’unpauvrediable, il n’y avait qu’à le dénoncercommeréfractaireautravail.)Lemaîtredoitnourrirsonesclavedepainetd’eau,deboissonsfaiblesetdesrestesdeviandequ’iljugeraconvenabledeluidonner.Ilaledroitdelecontraindreauxbesognes lesplusdégoûtantes,enusantdu fouetetde lachaîne.Si l’esclaves’absenteunequinzainedejours,ilestcondamnéàl’esclavageàperpétuité,etmarquéauferrougedelalettreS(Slave,« esclave» )surlefrontousurlajoue;àlatroisièmetentativedefuite,ildoitêtremisà mort comme criminel d’Etat. Le maître peut le vendre, le léguer par testament, le louercomme esclave, de la même façon que le bétail ou tout autre bien meuble. Si les esclavesentreprennent quelque chose contre leursmaîtres, ils doivent également êtremis àmort. Lesjugesdepaix,lorsqu’ilsontétéinformés,doiventfairerechercherceuxquileursontsignalés.S’ilestconstatéqu’undecesindividusafainéantépendanttroisjours, ildoitêtreconduitàsonlieud’origine,marquéauferrougedelalettrevsurlapoitrine,enchaîné,etemployéàtravaillersurlesroutesouautrement.Silevagabondaindiquéfaussementunelocalitécommeétantsonlieud’origine,ilsera,enpunition,condamnéàl’esclavageàperpétuitéauprofitdecettelocalitéetdeseshabitants,etseramarquédelalettreS.Toutlemondealedroitd’enleverauxvagabondsleursenfantsetdelesretenircommeapprentis,lesgarçonsjusqu’àvingt-quatreans,lesfillesjusqu’àvingt. Si ces enfants se sauvent, ils deviennent jusqu’à cet âge les esclaves des maîtresd’apprentissage,quiontledroitdelesenchaîner,delesfustiger,etc.,àleurvolonté.Toutmaîtrepeutmettre à son esclave un anneau de fer au cou, au bras ou à la jambe, afin demieux lereconnaîtreetdemieuxs’assurerdelui.Ladernièrepartiedecestatutprévoitlecasoùcertainspauvres seront occupés par la paroisse, ou par des personnes qui leur donneront à boire et àmanger:cetteespèced’esclavesdelaparoisseàmangers’estconservéeenAngleterrejusqu’enpleinXIXe siècle sous le nom de roundsmen (« hommes circulants » ). Un champion descapitalistesfaitcetteremarque:« Souslerègned’EdouardVI,lesAnglaisparaissents’êtretrèssérieusement occupés d’encourager les manufactures et de procurer du travail aux pauvres.Nousenavonslapreuvedansunremarquablestatutoùilestditquetouslesvagabondsdoiventêtremarquésauferrouge,etc.» « SousElisabeth, ilestordonné,en1572,que lesmendiantsnonpourvusd’unelicenceetayantdépassél’âgedequatorzeansserontsévèrementfustigés,etmarquésauferrougeàl’oreillegauche,sipersonneneveutlesprendreàsonservicepourdeuxans;encasderécidive,ets’ilssontâgésdeplusdedix-huitans,ilsserontmisàmort,àmoinsquequelqu’unne lesprenneàsonservicepourdeuxans ;maisaucasdenouvelle récidive ilsseront exécutés sansmiséricorde comme criminels d’Etat. Des statuts dumême genre furentpromulguésen1576et1597.Onpendait,souscerègne,lesvagabondsparfiles.Chaqueannéeily enavaittroisouquatrecentsaccrochésàlapotence,icioulà,ditStrypedanssesAnnales:leseulcomtédeSomersetcompta,enunan,quarantevagabondspendus,trente-cinqmarquésaufer rouge, et trente-sept fustigés. Cependant ajoute le philanthrope, « ce grand nombre decondamnésnecomprendpaslacinquièmepartiedesdélinquants,parsuitedelanégligencedesjugesdepaixetde lasottecompassiondupeuple…Danslesautrescomtésde l’Angleterre, lasituationn’étaitpasmeilleure,etdansquelques-unselleétaitpire.»

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« SousJacquesIer,touslesindividustrouvéssansdomicileetmendiantsdoiventêtredéclarésvagabonds. Les juges de paix (tous, bien entendu, propriétaires fonciers, manufacturiers,ecclésiastiques,etc.,investisdelamagistraturecorrectionnelle)sontautorisésàlesfairefustigerpubliquement et leur infliger six mois de prison la première fois, et deux ans s’ils récidivent.Pendantladuréedeleuremprisonnement,ilspeuventêtrefustigésdenouveauaussisouventquelesjugesdepaixletrouverontbon…LesvagabondsincorrigiblesetdangereuxserontmarquésauferrougedelalettreRsurl’épaulegauche,etastreintsautravailforcé;ets’ilssontreprisàmendier,ilsserontmisàmortsansmiséricorde,etprivésdessecoursdelareligion.Cesstatutsnefurentabolisqu’en1714.»

Voilà au milieu de quelles horreurs, au moyen de quelles mesures sanguinaires, s’estaccompliel’expropriationdespopulationsagricoles,etlaformationdecetteclasseouvrièrequidevait être livrée en pâture à la grande industrie. Nous voilà bien loin de l’idy lle deséconomistes!C’estleferetlefeuquiontétéàl’originedel’accumulationprimitive;c’estleferetfeuquiontpréparéaucapital lemilieunécessaireàsondéveloppement, lamassedeforceshumaines destinées à l’alimenter ; et si aujourd’hui le fer et le feu ne sont plus les moyenshabituels employéspar l’accumulation toujourscroissante, c’estparcequ’elledispose,pour lesremplacer, d’un autre moyen beaucoup plus inexorable et beaucoup plus terrible, une desglorieusesconquêtesdelabourgeoisiemoderne,unmoyenquiformeunepartienécessairedel’organisationmêmedelaproductioncapitaliste,unmoyenquiagitdelui-même,sansbruit,sansscandale,unmoyentoutàfaitconformeàlacivilisation:lafaim.

Nousnepouvons,danscecourtAbrégé,aborderencorel’histoiredesexploitsducapitaldansles colonies. Nous renvoyons nos lecteurs aux récits des grandes découvertes maritimes, àcommencerparcelledeChristopheColomb,etdetouteslescolonisations,ennousbornantàciterà ce propos les paroles « d’un homme dont la ferveur chrétienne a fait tout le renom » ,W.Howitt(30), qui s’exprimeainsi : « Lesbarbaries et les atrocités exécrablesperpétréespar lesracesditeschrétiennes,danstouteslesrégionsdumondeetcontretouslespeuplesqu’ellesontpuasservir,netrouventleuréquivalentàaucuneépoquedel’histoireuniverselle,chezaucunerace,sisauvage,sigrossière,siimpitoyable,siéhontéequ’ellefût.»

« Si,commeleditMarieAugier(DuCréditpublic,1842),« c’estavecdestachesnaturellesdesangsurunedesesfacesquel’argentestvenuaumonde» ,lecapital,lui,y estvenusuantlesangetlabouepartouslespores.»

Et c’est là tout simplement de l’histoire, ô bourgeois, une triste histoire de sang bien digned’êtrelueetméditéeparvousquisavez,dansvotrevertuexprimerunesainehorreurpourlasoifde sang(31) des révolutionnairesmodernes ; par vous, qui déclarez ne pouvoir permettre auxtravailleursqueleseulusagedemoyensmoraux(32).

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CONCLUSION

Lemalestradical.Ily alongtempsdéjàquelesaventlestravailleursdumondecivilisé,pas

tous, certainement, mais un grand nombre ; et ceux-ci préparent les moyens propres à ledétruire.

Ils ont considéré : 1°que la source première de toute oppression et de toute exploitationhumaine est la propriété individuelle ; 2°que l’émancipation des travailleurs (l’émancipationhumaine)nepeutêtrefondéesurunenouvelledominationdeclasse,maissurlafindetouslesprivilèges etmonopoles de classe et sur l’égalité des droits et des devoirs ; 3°que la cause dutravail, lacausedel’humanité,n’apasdefrontières;4°quel’émancipationdestravailleursdoitêtre l’œuvredes travailleurseux-mêmes.Etalorsunevoixpuissanteacrié :« Travailleursdumonde entier, unissons-nous ! Plus de droits sans devoirs, plus de devoirs sans droits !Révolution!»

Maislarévolutioninvoquéeparlestravailleursn’estpasunprétexte,n’estpasunmoyenmisenavantpouratteindreunbutdéguisé.Labourgeoisie,elleaussi,commetantd’autres,ainvoquéunjourlarévolution:maisc’étaitseulementpoursupplanterlanoblesse,etsubstituerausy stèmeféodalduservagelesy stèmeplusraffinéetpluscrueldusalariat.Voilàcequ’onoseappelerleprogrèset lacivilisation !Tous les joursnousassistons,effectivement,au ridicule spectacledebourgeoisquis’envontrépétantlemotderévolution,sansautrebutquedepouvoirgrimperaumâtdecocagneet conquérir lepouvoir.La révolutiondes travailleurs, c’est la révolution faitepourréaliserlecontenudel’idéerévolutionnaire.

Lemotrévolutionprisdanssonsenslepluslarge,danssonsensvéritable,signifieretouraupoint de départ, transformation, changement. En ce sens, la révolution est l’âme de toute lamatièreinfinie.Enfait,tout,danslanature,accomplituncycleéternel,toutsetransforme,maisrien ne se crée et rien ne se détruit ; et la chimie nous le démontre. Lamatière, demeuranttoujours lamêmeenquantité, peut changerde formeendesmodes infinis.Quand lamatièreperduneancienneformeetenprendunenouvelle,elleaccomplitunpassagedelavieancienne,àlaquelleellemeurt,àunevienouvelle,àlaquelleellenaît.Quandnotrefileur,pourprendreunexemplefamilier,atransformédixkilogrammesdecotonendixkilogrammesdefilés,ques’est-ilpassé?Lamortdedixkilogrammesdematièresouslaformedecotonbrut,etleurrenaissancesous la formede filés.Etquand le tisserand transformera les filsen toile,que sepassera-t-il ?Riend’autrequ’unpassagedelamatière,delaviesousformedefilés,à laviesousformedetoile,commeauparavantelleavaitpassédelaviesouslaformedecotonbrutàlaviesousformede filés. Lamatière, donc, passant d’unmode de vie à un autremode, vit en changeant sanscesse,ensetransformant,enserévolutionnant.

Or,silarévolutionestlaloidelanature,quiestletout,elledoitêtreaussinécessairementlaloidel’humanité,quiestlapartie.Maisily asurlaterreunepoignéed’hommesquinepensepasainsi,ouplutôt,quifermelesyeuxpournepasvoiretlesoreillespournepasentendre.

Ici, j ’entends un bourgeois qui me crie : « Oui, c’est vrai, la loi naturelle, la révolutionréclamée par vous, est l’absolue régulatrice des actions humaines. La faute de routes lesoppressions,detouteslesexploitations,detoutesleslarmesetdetouteslesruinesquiendérivent,

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doit être imputée à cette inexorable loi que nous impose la révolution, la transformationcontinuelle:laluttepourl’existence,l’absorptiondesplusfaiblesparlesplusforts,lesacrificedestypesmoinsparfaits audéveloppementdes typesplusparfaits.Sidescentainesde travailleurssontimmolésaubien-êtred’unseulbourgeois,celaarrive,nonpointparlafautedecelui-ci,quien est au contraire affligé et désolé, mais par le décret de la seule loi naturelle, de larévolution.»

Sionveutparlerdelasorte,lestravailleursnedemanderontpasmieux:car,envertudecettemême loi naturelle qui veut la transformation, la lutte pour l’existence, la révolution, ils sepréparent tout justement à être les plus forts, pour sacrifier toutes les plantesmonstrueuses etparasitesaucompletetvigoureuxdéveloppementdelasplendideplantequedoitêtrel’homme,completetparfait,danstoutelaplénitudedesoncaractèrehumain.

Maislesbourgeoissonttroptimorésettroppieuxpourpouvoirfaireappelàlaloigénéraledela révolution. Ils ont pu l’invoquer dans un moment d’ivresse ; mais, rentrés ensuite en eux-mêmes,ayantfaitleurscomptes,ettrouvéqueleschosesétaientbiencommeellesétaient,ilssesontmisàcrieràtue-tête:« Ordre,religion,famille,propriété,conservation!» Etc’estainsiqu’aprèsêtrearrivés,parlemassacre,l’incendieetlarapine,àconquérirlepostededominateursetd’exploiteursdugenrehumain,ilscroientpouvoirarrêterlecoursdelarévolution;ilsnevoientpas,dansleurstupidité,queleurseffortsnefontautrechosequeprépareràl’humanité,etàeux-mêmesparconséquent,desmauxaffreux,parlesexplosions,éclatantàl’improviste,delaforcerévolutionnairefollementcomprimée.

La révolution–une fois abattus les obstaclesmatériels qu’on lui oppose, et laissée libre desuivre son cours – suffira, à elle seule, à réaliser parmi les hommes le plus parfait équilibre,l’ordre, la paix et le bonheur le plus complet, parce que les hommes, dans leur libredéveloppement,neprocéderontpasàlafaçondesbêtesbrutes,maiscommedesêtreshumains,éminemmentraisonnablesetsociables,quicomprennentquenulhommenepeutêtrevraimentlibreetheureuxsinondans la libertéet lebonheurcommunde toute l’humanité.Plusdedroitssansdevoirs,plusdedevoirssansdroits.Donc,nonplusluttepourl’existenceentreunhommeetun autre homme,mais lutte pour l’existencede tous les hommes contre la nature(33), afin des’approprier la plus grande somme possible de forces naturelles pour l’avantage de toutel’humanité.(34)

Le mal une fois connu, il est facile d’en apercevoir le remède : la révolution pour larévolution,c’est-à-direlarévolutionréalisantlecontenudel’idéerévolutionnaire.

Maiscommentferontlestravailleurspourrétablirlecoursdelarévolution?Cen’estpasicilelieudedévelopperunprogrammerévolutionnaire,déjàélaborédelongue

mainetpubliéailleursdansd’autreslivres;nousnousbornerons,pourconclure,àrépondreparces paroles, recueillies de la bouched’un travailleur, et placées en tête de cevolume commeépigraphe:« L’ouvrieratoutfait;etl’ouvrierpeuttoutdétruire,parcequ’ilpeuttoutrefaire.»

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ANNEXE

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DeuxlettresinéditesLettredeCarloCafieroàKarlMarxEtréponsedeMarxL’AbrégéduCapital de Marx (d’après la traduction de J. Roy ) fut écrit par Cafiero dans

l’hiver 1877-1878, tandis qu’il était détenu avec ses amis dans la prisondeSantaMariaCapuaVetere à la suite du mouvement insurrectionnel tenté en avril 1877 dans les provinces deBénéventetdeCaserte.L’opusculeparuten1879enunpetitvolumedelaBiblioteca socialista,éditéeparC.BignamieC.AMilan.

Leverdictdujury delaCourd’assisesdeBénéventayantrenduàlaliberté,enaoût1878,lesinsurgés de la « bande duMatèse » , Cafiero, l’année suivante, fit un séjour en France. Il setrouvaitauvillagedesMolières,prèsdeLimours(Seine-et-Oise),lorsqu’ilreçutd’Italiequelquesexemplaires de son petit livre. Il s’empressa d’envoyer deux de ces exemplaires à KarlMarx(35),enlesaccompagnantdelalettresuivante(36):

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LesMolieres,23Luglio1879.

StimatissimoSignore,LespediscocolmedesimocorriereduecopiedéliaSuaopéraIlCapitale,damebrevemente

compendiata.Avrei voluto rimetterglieLe prima,ma ora solamentemi è riuscito di ottenerne almne copie

dallabenevolenzadiunamico,checonsuointeruentoèriuscitoadeterminarelapubblicazionedellibro.

Anzi,selapubblicazionel’avreipotutofareamiespese,avreidesideratosottomettereprimailmanoscrittoalSuoesame.Maneltimorédivedermisjuggireunoccasionefavorevole,miaffrettaiaconsentireallapubblicazionepropostami.EdèsolamenteorachemièdatorivolgermiaLei,perpregarLaavolermidiresenelmiostudiomièruiscitocomprendreedespri-merel’esattoconcettodell’autore.

Laprego,Signore,avolergradireleespressionidelmiopiùvivorispettoedacredermiSuodevotissimo

CarloCafieroAuxMolieres,cantondeLimours(Seine-et-Oise)Mr.KarlMarx,41,MaitlandParkRoad,N.London.

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Traduction

LesMolieres,23juillet1879.

TrèsestiméMonsieur,Je vous expédie par le même courrier deux exemplaires de votre œuvre Le Capital,

brièvementrésuméparmoi.J’aurais voulu vous les envoyer plus tôt, mais c’est maintenant seulement que j’ai réussi à

obtenir quelques exemplaires de la bienveillance d’un ami, qui par son intervention a réussi àdéterminerlapublicationdulivre.

Même, si j’avais pu faire la publicationàmes frais, j’aurais désiré soumettre auparavant lemanuscritàvotreexamen.Maisdanslacraintedemevoirmanqueruneoccasionfavorable, jemesuisempressédeconsentiràlapublicationquim’étaitproposée.Etc’estseulementmaintenantqu’ilm’estdonnédem’adresseràvouspourvousprierdevouloirmediresidansmonétudej’airéussiàcomprendreetàexprimerlapenséeexactedel’auteur.

Je vous prie,Monsieur, de vouloir agréer les expressions demon plus vif respect et demecroire

Votretrèsdévoué

CarloCafieroAuxMolières,cantondeLimours(Seine-et-Oise)Mr.KarlMarx,41,MaitlandParkRoad,N.London.

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La lettre de Cafiero est écrite dans les formes cérémonieuses de la politesse italienne :

l’italienemploielatroisièmepersonnedusingulier(37),enusantdupronomféminin(Le,Lei,La),ornéd’unemajuscule,pronomquireprésente« VotreGrâce» ou« VotreSeigneurie» ,Cafieroavaitdebonnesraisonspourdemeurerréservé,toutenexprimantsonestimeetsonrespectpourlascienceetlestravauxducélèbrecommunisteallemand.

Marxdutêtrepassablementétonnéderecevoirunelettrepareille,signéedunomdecelui-làmême qui avait présidé, en août 1872, à la veille du Congrès de La Haye, la fameuseConférence de Rimini. C’est à Rimini, on le sait, que fut fondée par Cafiero, Fanelli, Pezza,Malatesta, Covelli, Costa, etc., cette Fédération italienne de l’internationale qui avait déclaré« rompre toute solidarité avec leConseil général deLondres » , en constatant que ceConseil« avaitusédesmoyenslesplusindignes,commelacalomnieetlamystification,pourréduirel’internationale à l’unité de sa doctrine spéciale » . Cafiero avait énergiquement lutté pourl’autonomie,etlacausequ’ilavaitdéfendueavaitpleinementtriomphél’annéesuivante,en1873,parl’abolitionduConseilgénéral.Maissoncœurétaitétrangerauxanimositéspersonnelles:ilnesebattaitquepour lerelèvementde l’humanitéopprimée,pour l’émancipationdes travailleurs.Cafiero crut, en 1877, trouver dans le Capital un arsenal rempli « d’armes toutes neuves,d’instrumentsetdemachinesde toutesorte,que legéniedupenseurasuextrairede toutes lessciencesmodernes» ;etaussitôt ilregardacommesondevoir,« dansl’intérêtdelacausedutravail» ,d’essayerdemettrecesarmesàlaportéedupeupleitalien,enécrivant« unAbrégéfacileetcourtdulivredeMarx» .Cesontlespropresexpressionsdesapréface.

L’auteurduCapital rendit justiceauxintentionsdeCafiero. Ilsutcomprendre,onaimeà lecroire, ce qu’il y avait de générosité, de droiture et de désintéressement dans cet admirablecaractère;etilconstataaussi–nonsanssurprise,peut-être–quel’Abrégéécritparlesocialisterévolutionnaire italien dans sa prison était un travail sérieux, consciencieux, œuvre d’uneintelligenceouverteetlucide(38).

Il répondit, en français (Cafiero ne savait pas l’allemand, et Marx, qui lisait l’italien, nel’écrivaitpas),parunelettreécritesuruntoncordial,oùilrenditàl’ancienadversaireduConseilgénéralcetémoignage,quesonAbrégéétaitlemeilleurdeceuxquiavaientparujusqu’alors.

Nousavonssouslesyeuxlebrouillondecetteréponse(cebrouillonnousaétécommuniquéparMmeLafargue,ainsiquelalettredeCafiero).Marxécrivaitpéniblementetincorrectementlefrançais,cetteschikanöseSprache,cette« languedifficultueuse» ,commel’appelaitEngels,dépitéden’avoirpu réussir à s’en rendremaître (lettre àSorge,du14 juin1873).Enoutre, iltenaitévidemment,danslacirconstance,àpeseravecprudencetoutessesexpressions,pournedirequecequ’il était expédientdedire.Aussicebrouillonporte-t-ildes ratures sansnombre ;chaque phrase a été tournée et retournée, essayée, puis tantôt définitivement rejetée, tantôtrécrite jusqu’à ce qu’une forme définitive fût trouvée : et cette application montre quelleimportanceMarxattachaitàsaréponse.

Lavoici, telle qu’elle sortit de cette laborieuse toilette, et avec ses particularités de langue,d’orthographeetdeponctuation:

29juillet187941,MaitlandParkRoad

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London.NW.Chercitoyen,Mes remerciements les plus sincères pour les deux exemplaires de votre travail ! Il y a

quelque temps que j’ai reçudeux travaux semblables, l’un écrit en serbe, l’autre en anglais(publiédans[sic]lesEtats-Unis) ;maispéchant l’unet l’autreparceci :envoulantdonnerunrésumésuccinctetpopulairedu«Capital»,ilss’attachaientenmêmetempstroppédantiquementà la forme scientifique du développement. De cettemanière, ils me semblentmanquer plus oumoinsleurbutprincipal,celuid’impressionnerlepublicauquellesrésuméssontdestinés.Etvoilàlagrandesupérioritédevotretravail!

Quant au concept de la chose, je ne crois pasme tromper en attribuant aux considérationsexposéesdansvotrepréfaceunelacuneapparente,savoirlapreuvequelesconditionsmatériellesnécessaires à l’émancipation du prolétariat sont d’une maniéré spontanée engendrées par lamarchedel’exploitationcapitaliste.Dureste, jesuisdevotreavis–si j’ai bien interprété votrepréface–qu’ilnefautpassurchargerl’espritdesgensqu’onseproposed’éduquer.Riennevousempêche de revenir en temps opportun à la charge pour faire ressortir davantage cette basematérialistedu«Capital».

Enrenouvellantmesremerciements,jesuisvotretrèsdévouéKarlMarx.

Les ratures de cette lettre de Marx sont plus intéressantes que la lettre elle-même. En

particulier, il existe sur le brouillon, vers le milieu du second alinéa, un certain nombre defragments de phrase, récrits jusqu’à trois et quatre fois, que l’auteur a vainement cherché àsouderlesunsauxautrespourenformeruntout.Deguerrelasse,voyantqu’iln’y réussissaitpas,se disant en outre-probablement – que l’idée qu’il tentait d’exprimer ainsi exigerait desdéveloppementstropétenduspourunesimplelettrederemerciement,ilafinipartoutbifferaumoyendeplusieurstraitstransversaux.Nousreproduisonsci-aprèscesfragments.

Voicid’aborddesboutsdephrasequidevaientserattacherimmédiatementaupassageoùonlit : « la preuveque les conditionsmatérielles nécessaires à l’émancipationduprolétariat sontd’unemanière spontanée engendrées par lamarchede la production capitaliste » , ce sont lessuivants:

…enmêmetempsquelaluttedesclassesquelleimplique……laluttedesclassessortantelle-mêmedecesconditionsmatérielles……lemouvementissudecesconditionsmatériellesaboutissantendernierlieuàunerévolution

sociale…Puisuneaffirmationnettedel’importancethéoriquedececôtédelaquestionqu’avaitomis

detraiterCafiero:

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…cettebasematérialistedontl’absenceest,àmonavis…… cette base matérialiste est ce qui, de mon avis, distingue le socialisme critique et

révolutionnairedesesprédécesseurs……c’estdemonavisprécisémentlabasematérialiste…Vientensuiteunephrasepresqueachevée,quidevaits’enchâsserdanslapériode:Comme Darwin montre qu’à certain degré de développement historique l’animal devait

fatalementsetransformer,nousdevonsprouverquelasociété…Cettecomparaisonébauchéefaitvoir,sousuneformeplusclaireetplussaisissantequebien

des longuespages, la façondontMarxconçoit l’histoire sociale.Ellenous fait aussi toucherdudoigtsonprocédéderaisonnement.Darwin,dit-il,amontréquel’animal« devaitfatalement»setransformerenhomme;nous,ànotretour,nousdevonsprouverquelasociétécapitalistesetransformerafatalementensociétécommuniste.

Mais, répondrons-nous, Darwin et les autres naturalistes n’ont pas, que nous sachions,« montréquel’animaldevaitfatalementsetransformerenhomme» ;et,deplusilsn’avaientpas, eux, à prouver la nécessité d’un événement futur : il s’agissait d’une évolution déjàaccomplie,d’unpassédontlesétapessontvisibles.Lesnaturalistesonteuseulementàobserverdeschosesconcrètes,àconstaterdesfaits,àmontreretàcomparerdescrânes,etc.;tandisquepour les transformations futures de la société, on ne peut que pour former des hypothèses,hasarderdesprédictions.

CependantMarxinsiste :« Nousdevonsprouver» ,dit-il ; il fautprouverà toutprix.Etoùprendrons-nous les preuves ? Eh, parbleu ! dans le mouvement dialectique, la fameusedialektische Bewegung, qui donne la clef, nous dit-on, du développement historique del’humanité!

On le voit, cette simple phrase d’un brouillon de lettre permet de constater la différencefondamentaleentrelaméthodedunaturaliste–quiestlabonne–etcelledudialecticien.

Àlafindel’alinéa,Marxestrevenusurlaquestiondela« basematérialiste» .Ilavaitmisd’aborddanssonbrouillon:

–pourfaireressortirdavantagecettebasematérialistedusocialismemoderne…Puisils’estrepris,etplusmodestement–ouplusorgueilleusement–ilaécrit,commetexte

définitif:« cettebasematérialisteduCapital» .Ilahésitésurlamanièredeterminersalettre,etsurlechoixdelaformuledesalutationà

employer.Ils’y estreprisàquatrefois.Ilessaied’abordd’unephrasecomplimenteuse:Enattendant,j’espèrequevotretravailtrouverade…Puis,d’unephrasequifaitentrevoirledésirderenouerlesanciennesrelationsd’avant1872:

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J’espèrequenotrecorrespondancese…Ilseravise,biffecomplimentetsouhait,etlesremplaceparuneformulebanale:J’ail’honneurd’êtrevotretrèsdévoué…Mais il trouve ce sty le trop froid, et pour finir, à la banalité sèche substitue la cordialité

affable:« Enrenouvelantmesremerciements,jesuisvotretrèsdévoué…»LesrelationsentreMarxetCafieroenrestèrentlà;lacorrespondancenecontinuerapas.En

1881semanifestèrentcheznotrepauvreamilespremierssymptômesdelamaladiementalequidevaitéteindresabelleintelligence.

JAMESGUILLAUME

ArticleparudansLaVieouvrière,le5février1912

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1 James Guillaume (1844-1916), militant libertaire suisse, principal animateur de laFédérationjurassienneauseindelaIèreInternationale.

2CarloPisacane(1818-1857),patrioteitalienquiparticipaàplusieurssoulèvements.3 Errico Malatesta (1853-1932), militant anarchiste italien, cf. Fabio Santin & Elis

Fraccaro,Malatesta,Éditionslibertaires,2003.4GiuseppeMazzini(1805-1872),figuremajeuredesrépublicainsitaliensduXIXe siècle.

Sa pensée mêle jacobinisme et déisme. Son influence s’affaiblit à mesure que les idéessocialistesetanarchistesgagnèrentenimportanceenItalie.

5LapremièreInternationaleestlethéâtredelaruptureentremarxistesetanarchistes.Ilyaaupremierplanleconflitentredeuxhommes:MarxetBakounine.Cedernierarriveauseindel’Association internationale des travailleurs (A.I.T.) en 1868 avec des manies d’incorrigiblecomploteur. Il a fondé peu avant ['Alliance démocratique des socialistes, que certains voientcommel’avant-posted’unesociétésecrètedestinéeàprendrelecontrôledel’internationale.C’estd’ailleurs un proudhonien belge,César de Paepe, qui en premier s’oppose auxmanœuvres durévolutionnairerusse:«Necomprenez-vouspasquesilestravailleursontfondél’internationale,c’estprécisémentparcequ'ilsneveulentplusd’aucunesortedepatronage,pasplusceluideladémocratiesocialistequetoutautre;qu’ilsveulentmarcherpareux-mêmesetsansconseillers,etque, s’ils acceptent dans leur association des socialistes qui par leur naissance et leur situationprivilégiéedanslasociétéactuellen’appartiennentpasàlaclassedéshéritée,c’estàlaconditionquecesamisdupeupleneformentpasunecatégorieàpart,unesortedeprotectoratintellectueloud’aristocratiedel’intelligence,deschefenunmot,maisqu’ilsrestentconfondusdanslesrangsdelagrandemasseprolétarienne!» (LettredeCésardePaepeàl’Alliance,1868).Marx,desoncôté, exagère jalousement les intrigues de Bakounine, qui, selon lui, voulait «soumettrel’internationale au gouvernement secret, hiérarchique et autocratique de l’Alliance; [afin] detransformer l’internationale en une organisation hiérarchiquement constituée... soumise à uneorthodoxie officielle et à un régimenon seulement autoritaire,mais absolument dictatorial». Enbref : «Bakounine ne demande qu’une organisation secrète d’une centaine de personnes, lesreprésentantsprivilégiésdel’idéerévolutionnaire...L’unitédepenséeetd’actionnesignifieriend’autre qu’orthodoxie et obéissance aveugle. Perinde ac cadaver. Nous sommes en pleineCompagniedeJésus.»(Uncomplotdansl’internationale,1872.)

Marx se voit retourner l’accusation de jésuitisme, alors qu’il cherche à imposer unedirectionpolitiqueparlebiaisduConseilgénéraldeLondres.Cesrivalitésd’influencenedoiventnéanmoins pas cacher les dissensions de fond qui animent l’internationale. C’est autour desquestionsducommunismed’Etatetdelaconstitutiond’unparticentraliséquesecreuselefosséentrecommunistesditsautoritairesetantiautoritaires.AprèsledramedelaCommunedeParis,l’oppositionéclateànouveaulorsdesdébatsdel’internationaleàLaHayede1872.Lesmotionsmarxistes sur la constitutionde l’internationale enparti politique l’emportent auvote contre lespartisansde l’autonomieetdu fédéralismedes sectionsqui récusent également laparticipationauxélections.Lavictoireàl’arrachédeMarxsesoldeparl’exclusiondeBakounine(absentdesdébats) et de JamesGuillaume.En fait, l’internationale se scinde en deux : leConseil généralémigreàNewYork,loindesturbulenceseuropéennes,jusqu’àsonextinctionen1876;tandisque

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laFédération jurassienneamenéepar JamesGuillaumeet laFédération italienne font renaîtreuneA.I.T.surdesprincipesantiautoritairesauCongrèsdeSaint-Imierle16septembre1872.

6 On trouvera l’histoire détaillée de la Baronata au tome III de L’Internationale,

Documents et Souvenirs, par James Guillaume, Paris, Stock, 1909. (Éditions Gérard-Lebovici,1985,NdE).[NotedeJ.G.]

7 C’est lorsdeceCongrèsquefurentexposés lesprincipesanarchistesde lapropagandeparlefait:«la fédération italiennecroitque le fait insurrectionnel—destinéàprouverpar lesfaits les principes socialistes - est lemoyen le plus efficace de propagande et le seul qui, sanscorrompre ni tromper les masses, puisse pénétrer dans les plus profondes couches sociales etattirerlesforcesvivesdel’humanitédanslaluttequel’Internationalemène!»

8 Enavril1877,30internationalistes tententdemeneruneinsurrectiondanslemassifdu

Matèse au sudde l’Italie.Sansviolence, ils prennent le villagedeLetino et brûlent les papiersadministratifs ainsique leportrait du roi.Cafiero s’adresseendialecte auxvillageoispour leurexposer lesprincipesducommunisme libertaire :«Liberté, justice et unenouvelle société sansEtat, sans maîtres ni esclaves, sans soldats ni propriétaires. » L’événement prend un tourmessianique par l’intervention du curé qui explique aux paroissiens enthousiastes que lesinternationalistessont«lesvraisapôtresenvoyésparDieu».Lejoursuivant,levillagedeGalloestoccupé de la même manière. Mais les insurgés ont été trahis par Vicenzo Farina, un vieuxgaribaldienquidevaitleurservirdeguide.Etsixjoursaprèsledébutdeleuraventure,àl’endroitoùdescompagnonsdevaientlesrejoindre,cesontprèsde12000carabiniersquilesencerclent.Des coups de feu sont échangés et deux gendarmes sont atteints, dont l’un succombera à sesblessures. Enfermée pendant plus d’un an avant d’être jugée, « la bande du Matèse» estfinalementacquittéeenaoût1878.

9 Membrede la section française de l’internationale, communard, d’abordprochede la

section jurassienne, il tente de jouer un rôle de conciliateur entremarxistes et anarchistes.En1876,ilromptaveclesanarchistesetserapprochedeJulesGuesdeetdesmarxistes.

10 Agents bonapartistes payés pour exacerber le bellicisme dans le peuple lors de la

guerrede1870.11 Le nihiliste Netchaïev se présente à Bakounine en mars 1869. D’abord fasciné par

l’énergie du jeune homme, le vieux révolutionnaire l’aide même à rédiger Le Catéchismerévolutionnairepuisromptavecceluiquiserévèleunêtrefroid,brutaletfanatique.Guillaumefaiticiréférenceàlalettredemenacesqu’avaitécriteNetchaïev-desaseuleinitiativeetsansen informer Bakounine - à l’éditeur russe de ce dernier afin qu’il renonce à la traduction duCapitaletàl’avanceversée.MarxseservitdecettelettrepourcalomnierBakounine.

12Pourprendrelamesureduniveaud’instructionàl’époque,rappelonsquen1861,74%

delapopulationitalienneétaitanalphabète,[NdE]

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13 KarlMarx,LeCapital, traduction],Roy,Paris, éditeursLachâtre etCie.Lespassagesextraitstextuellementdel’œuvredeMarxseronttoujoursplacésentreguillemets.[NotedeJ.G.]

14 Référence aux coopératives de production créées à Paris en février 1848 pour les

chômeursetdontlasuppressionprovoqual’insurrectionouvrièredejuin1848.[N.d.E.]15Marx,op.cit. –Lespassagesplacés entre guillemets sont tantôt la réuniondephrases

isolées duCapital, qui ont été rapprochées les unes des autres et soudées ensemble, tantôt desfragmentsd’unpassageplusétendu.Naturellement,danscetravailderéunionetdeséparation,ilaétésouventnécessaired’ajouterquelquesmotsautexte.Ilestbonquelelecteurensoitaverti.[NotedeCafiero.]

16Lemotde« coopération» estprisicidanssonsensétymologiquestrict(co-opération),où il signifie simplement action de concourir à une œuvre commune. Dans la langued’aujourd’hui, le travailcoopératifs’entenddeceluiqu’exécutentdesouvriers« qui,aulieudedonneràunpatron leur travailenéchanged’unsalaire,mettentencommun leursépargnesetleurtravailpourexercereux-mêmesuneindustrieoùchacund’euxapartautravailcommeauxpertes» (DictionnaireHatzfeld-Darmesteter).IciMarxl’entendautrement:ils’agitdel’emploidelaforcecollectivemiseauserviced’unpatronquiladirigeetl’exploiteàsonprofit.[NotedeJ.G.]

17DestuttdeTracy l’appelle« concoursdeforces» .[NotedeMarx.]18Métieràtisserautomatique.[NdE]19Loisquilimitent,enAngleterre,laduréedelajournéedetravailàunnombred’heures

donné.[NotedeCafiero.]20 Cafiero paraphrase ici un passage du Préambule des statuts généraux de

l’Internationale, rédigéparMarx, passage incomplètement reproduit dans le texte français desstatuts, et dont voici le texte anglais : « The economical subjection of theman of labour to themonopolizerofthemeansoflabour,thatisthesourceoflife,liesatthebottomofservitudeinallitsforms…»[NotedeJ.G.]

21Cetermederente(signifiantcequelecapitalrend,cequelecapitalproduit)exprimelaconceptionfaussequireprésentelecapitalcommeproductif.[NotedeJ.G.]

22 Marx dit, au sujet de cet excédent relatif de population ouvrière : « La loi de la

décroissance proportionnelle du capital variable et de ia diminution correspondante dans lademandede travail...apourrésultat laproductiond’unesurpopulationrelative.Nousl’appelonsrelative,parcequ’elleprovient,nond’unaccroissementpositifetabsoludelapopulationouvrière,mais de ce que, par rapport aux besoins du capital, une partie de la population ouvrière estdevenuesuperflue,inutilisable,etconstitueparconséquentunexcédentrelatif.» [NotedeJ.G.]

23ChardesdivinitéshindouesJagannàtha,Vishnu,Balabadraportéesparlafoule.[NdE]

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24Ils’agiticidecequ’onaappelélaloideMalthus,selonlaquellelapopulations’accroîtplusrapidementquenepeuts’accroîtrelaquantitédessubstances.[NotedeJ.G.]

25Lesloisdespauvres(Poorlaws)ontpourobjetderemédieraupaupérismeaumoyendela«taxedespauvres» (PoorTax)etdes« maisonsdetravail» (Workhouses).[NotedeJ.G.]

26Previousaccumulation(AdamSmith).[NotedeJ.G.]27 AdolpheThiers (1797-1877), hommepolitique français qui réprima laCommune de

Paris.[NdE]28Magistratlocal.[NdE]29Loi,ordonnanceoudécret.[NdE]30Pionnierdel’anthropologie.[NdE]31 «La libidinedi sangue». Acte d’accusation contre les insurrectionnalistes de la bande

insurrectionnelle(sic)deSanLupo,LetinoetGallo,enavril1877.[NotedeCafiero.]32Aménitéditeparunmagistrataucoursduprocèssusmentionné.[NotedeCafiero.]33Surcepoint,ilfautadmettrequelesprogressistesduXIXesièclepartageaientavecles

capitalistesunevisionanthropocentristedelanaturecommeuneadversitéexploitableàl’infini.[NdE]

34 La même conception de la libre et spontanée organisation d’une société humaine

émancipéeparlaRévolutionavaitétéexposéeparErricoMalatestaauhuitièmeCongrèsgénéralde l’internationale à Berne (séance du 28 octobre 1876) : « La société n’est pas l’agrégationartificielle,opéréeparlaforce,ouaumoyend’uncontrat,d’individusnaturellementréfractaires.C’est au contraire un corps organique vivant, dont les hommes sont les cellules concourantsolidairement à la vie et au développement du tout. Elle est régie par des lois immanentes,nécessaires,immuablescommetouteslesloisnaturelles.Iln’existepasunpactesocial,maisbienuneloisociale...Parl’habitude,quicorrespond,dansledéveloppementdel’humanité,àcequ’onappelle,enmécanique,laforced’inertie,lesformessocialestendentàseperpétuer;ledevoirdurévolutionnaireestdefairetousseseffortspourquecesformessetransformentcontinuellementetsemaintiennenttoujoursauniveaudesprogrèsmorauxetintellectuelsdel’humanité.S’ilenestd’autresquiéprouventd’enrayeretderalentirlemouvementsocial,ànouslamarcheenavantdel’humaniténeparaîtpasplusseméedepérilsquenel’estlecoursdesastres.» [NotedeJ.G.]

35 Cafiero, à l'âge de vingt-quatre ans, en 1870, avait connuMarx pendant un séjour à

Londres.[NotedeJ.G.]36Avantdedonnerlatraductiondelalettre,nouslafaisonsprécéderdutexteitalien,pour

que les périodiques d'Italie qui voudront reproduire ce document ne soient pas obligés de leretraduiresurlaversionfrançaise.

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37Danslatraduction,nousavonsdûy substituerlasecondepersonnedupluriel.[NotedeJ.G.]

38Lorsque,parl’intermédiaireducitoyenN.Riazanov,jefisdemanderen1909àMme

LauraLafargue, commeà la représentantedeshéritiersdeMarx, si elle ferait oppositionà lapublicationdematraductionfrançaisedel’opusculedeCafiero,elleréponditque,bienloindes’yopposer,elleverraitcettepublicationavecplaisir,parceque« sonpèreconsidéraitletravaildeCafierocommeuntrèsbonrésumépopulairedesathéoriedelaplus-value» .[NotedeJ.G.]

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