Absi - Le Pacte Avec Le Diable

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  • 7/25/2019 Absi - Le Pacte Avec Le Diable

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    Journal des anthropologues90-91 (2002)

    Monnaies : pluralits contradictions

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    Pascale Absi

    Le pacte avec le diableRevenus et rapports sociaux dans les mines dePotosi (Bolivie)

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    Avertissement

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    Rfrence lectroniquePascale Absi, Le pacte avec le diable ,Journal des anthropologues[En ligne], 90-91 | 2002, mis en ligne le 19mai 2009, consult le 06 avril 2016. URL : http://jda.revues.org/2213

    diteur : Association franaise de anthropologueshttp://jda.revues.orghttp://www.revues.org

    Document accessible en ligne sur :http://jda.revues.org/2213Document gnr automatiquement le 06 avril 2016. La pagination ne correspond pas la pagination de l'ditionpapier.Journal des anthropologues

    http://jda.revues.org/2213http://jda.revues.org/2213http://www.revues.org/http://jda.revues.org/
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    Journal des anthropologues, 90-91 | 2002

    Pascale Absi

    Le pacte avec le diableRevenus et rapports sociaux dans les mines de Potosi (Bolivie)

    Pagination de ldition papier : p. 105-120

    1 Don Fortunato est vraisemblablement lhomme le plus clbre de la ville minire de Potos,

    dans les Andes boliviennes. Il y a un peu plus de trente ans, il avait quitt sa campagne natale

    pour une des coopratives qui exploitent la montagne de Potos. Il y avait appris le mtier

    comme pon journalier, puis tait devenu travailleur associ ; il pouvait dsormais exploiter

    son compte le lieu de travail quil stait choisi. La rmunration des associs des coopratives

    dpend de la valeur du minerai quils produisent, donc de leur travail mais aussi de leur chance.

    Et la mine avait souri Don Fortunato : au milieu des annes 1970, son burin rencontrait le

    fabuleux filon dtain qui allait faire de lui lhomme le plus riche de la montagne.

    2 Rapidement, la richesse de son filon permit Don Fortunato de mettre en exploitation dautres

    gisements dont il dlgua la production de nombreux pons, plus de 300 diton. Afin de

    diversifier ses activits, il dcida galement de crer une entreprise de cars routiers. Les

    mineurs racontent avec malice ltonnement du vendeur dautocars face la requte de son

    nouveau client. Contemplant les traits indiens et les manires de lancien paysan, il aurait

    rtorqu Don Fortunato : Si quelquun comme toi possde assez dargent pour macheter

    neuf bus, alors je toffre le dixime en cadeau . Le mineur posa le cash sur la table et repartit

    avec ses dix bus. La nouvelle compagnie de transport reut tout naturellement le nom de

    Montagne dArgent . Don Fortunato acquit galement une proprit agricole dans sa rgion

    dorigine et deux maisons Potos. Et comme il ne savait que faire de son argent, il dcida,

    diton, den revtir les murs de billets de banque. En vritable notable, Don Fortunato prenait

    aussi rgulirement en charge les ftes patronales des glises de la ville et de ses environs.

    3 Mais ces dmonstrations de dvotion catholique ne trompent pas les mineurs. Ils savent bien

    quune richesse aussi fabuleuse ne peut avoir quune origine possible : un pacte avec le diable.Bien sr, tous les travailleurs commercent avec le diable de la mine, le Tio, quils considrent

    comme le propritaire des filons quil leur rvle en change de leurs offrandes : quelques

    feuilles de coca, des cigarettes et de lalcool, parfois un ftus de lama. Mais le pacte individuel

    est de tout autre nature. Il consiste sallier le Tio pour accder ses meilleurs filons en

    change de sacrifices humains. De nombreux tmoignages affirment ainsi que Don Fortunato

    forait les femmes, qui exploitent le minerai flancs de montagne, avorter afin doffrir leur

    ftus son matre diabolique. Les pons qui travaillaient sous ses ordres redoutaient, quant

    eux, les accidents mortels qui ne manqueraient pas de les emporter si la divinit exigeait

    de nouvelles victimes. Pour la mme raison, beaucoup refusaient demprunter les bus de Don

    Fortunato. Ceux qui sy risqurent racontent comment les vhicules sinclinaient en lhonneur

    du diable en passant devant la grotte o, selon la lgende, saint Barthlemy avait exil le malin.Certains virent le diable en personne danser devant le capot ; dautres remarqurent que les

    roues des bus ne touchaient pas le sol, mais quelles flottaient audessus de la route.

    4 Pacte avec le diable, lalliance de Don Fortunato avec le Tio supposait aussi que le mineur lui

    livre son me. Don Fortunato tait riche, mais il ne sappartenait plus. Tous ses actes taient

    dsormais dicts par le malin qui avait pris possession de lui. Manque de considration pour

    son entourage, adultre, got excessif pour lalcool, langage dbrid, refus de frquenter les

    religieux..., la liste des comportements hors normes attribus linfluence du diable sur la

    personne de Don Fortunato est longue. Lhomme et le diable ne faisaient plus quun et cest

    sous les traits dun dmon la queue fourchue que Don Fortunato interdisait lentre de son

    lieu de travail aux voleurs.

    5 Et puis soudain tout a bascul. Les fabuleux filons se sont puiss, son patrimoine a t dispers

    et Don Fortunato a d redescendre travailler dans la mine. De sa vie de millionnaire, il na

    conserv quune petite maison Potos, une vieille Jeep orange et sa nouvelle femme. En

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    le poussant prendre en charge le cot des ftes religieuses, parrainer des baptmes et

    des mariages en chane il existe un filleul de Don Fortunato dans la plupart des familles

    minires sponsoriser lquipe de football locale ou la sortie de promotion des enfants des

    coles, la socit minire a contribu la ruine de Don Fortunato. Pour mes interlocuteurs,

    cette dcadence tait cependant inluctable, car le pacte est par nature insoutenable sur le long

    terme ; le diable est un associ trop exigeant pour tre satisfait. Il eut mme t logique que

    Don Fortunato, qui stait offert corps et me, ny survive pas. Mais Don Fortunato nest pas

    mort et son intimit avec le Tio la dot du pouvoir de ngocier avec les forces vives du monde.Don Fortunato est aujourdhui devin gurisseur ; il met ses dons au service des travailleurs qui

    souhaitent amliorer leur rendement. Il ralise notamment des rites pour le compte des frres

    Ricardo. Ces derniers sont devenus les mineurs les plus riches de la montagne ; ils sont bien

    entendu souponns davoir pass un pacte avec le diable.

    6 De mmoire de mineurs, les pactes diaboliques ont toujours exist. Don Fortunato possde

    mme dillustres prdcesseurs comme Simon Patio qui fut, jusqu la nationalisation des

    mines en 1952, la plus grande fortune de Bolivie. On raconte quil se serait assur vie les

    bonnes grces du Tio en promettant de soffrir lui, corps et me, le prochain 31 fvrier ! Aux

    dires des travailleurs, de tels contrats taient cependant beaucoup moins frquents auparavant.

    Aujourdhui, ils sont une dizaine de mineurs relativement prospres tre suspects davoir

    pass un pacte individuel avec le diable de la mine.7 Lobjectif de cet article est de montrer que le sentiment selon lequel les pactes se sont

    multiplis ces dernires annes, est li aux rcents bouleversements entrans par la crise

    minire et les rformes librales adoptes par le gouvernement au milieu des annes 1980.

    Tandis que la plupart des mineurs se dbattent dans le marasme, la restructuration de la

    production qui sensuivit permit le surgissement de petites fortunes aux mains de quelques

    travailleurs. Ce sont eux qui, en raison de leur richesse et du nouveau contexte productif, sont

    accuss davoir pass un pacte. Je mattacherai donc expliciter les raisons et les enjeux de

    cette accusation.

    Les coopratives minires de Potos

    8 La montagne de Potos culmine prs de 4 800 mtres au sud de la cordillre des Andesboliviennes. Exploits ds 1545, ses fabuleux gisements dargent ont irrigu les conomies

    europennes durant toute la colonisation espagnole. Puis, au dbut du XXesicle, la production

    dtain remplaa celle de largent pour fournir les industries occidentales et ce jusquau milieu

    des annes 1980, date de la crise minire qui est au cur de notre propos. Cette crise a plusieurs

    origines. Dune part, la chute brutale des cours de ltain notamment suite la liquidation

    massive par les EtatsUnis de ses rserves stratgiques. Dautre part, les cots de production

    outrageusement levs des mines dEtat qui constituaient, depuis les nationalisations de 1952,

    les principales entreprises productrices de minerai. Inspir par les directives du FMI, le

    gouvernement dcida alors de liquider la Corporation Minire de Bolivie (COMIBOL). 28 000

    mineurs perdirent leur emploi, dont prs de 3 000 Potos. Ceux qui ne partirent pas cultiver

    la coca dans les zones tropicales vinrent gonfler les rangs des coopratives minires. Cesdernires, qui nexploitaient auparavant que les mines marginales dlaisses par lEtat, sont

    devenues les uniques exploitantes de la montagne.

    9 Les coopratives louent les mines lEtat et les rpartissent, sous forme daires de travail,

    leurs associs. Elles grent galement le patrimoine commun : des locaux administratifs, un

    tablissement rudimentaire de traitement du minerai, des vhicules et la petite infrastructure

    productive des mines (wagonnets, rails...). En revanche, les coopratives norganisent pas

    la production, contrle individuellement par leurs membres qui dcident demployer ou

    non des pons ni la commercialisation du minerai. Ce dernier point est nouveau. Avant les

    rformes librales des annes 1980, lEtat possdait le monopole du commerce du minerai.

    Chaque associ devait alors remettre sa production la cooprative qui servait dintermdiaire.

    Aujourdhui, le march est libre et les mineurs choisissent leurs acheteurs parmi la dizaine

    de petits commerants privs qui ont surgi ces dernires annes. Entre associs et pons, les

    coopratives de Potos regroupent environ 6 000 mineurs.

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    Le patron diabolique de la mine

    10 Si la cooprative fournit le cadre lgal de laccs des travailleurs aux gisements, les mineurs

    considrent le diable minier comme le vritable patron de la mine et de la production. Cette

    prrogative est lie au pouvoir du Tio de faire apparatre et disparatre les filons, de les enrichir

    ou de les appauvrir, selon la qualit de ses relations avec les hommes et de leurs offrandes 1.

    Et gare celui qui nglige la divinit : reste sur sa faim, elle peut provoquer des accidents

    mortels. On dit alors que le Tio a mang linfortun travailleur.

    11 Reprsent dans la mine avec des cornes et des pieds caprins, surnomm diablo par les

    travailleurs, allergique au sel et lnonc du nom de Dieu, le Tio doit ses attributs

    dmoniaques aux missionnaires espagnols qui avaient cru reconnatre le diable dans les

    divinits paennes des mines prhispaniques. Sous linfluence de lEglise, limage de lEnfer

    se surimposa galement aux reprsentations indignes du monde souterrain. De sorte que le

    soussol est aujourdhui peupl de forces et desprits jugs contraires la doxa catholique

    et diaboliss par elle (BouysseCassagne & Harris, 1987). Parmi eux, la divinit dsormais

    diabolique du minerai. Pour les mineurs daujourdhui, le Tio nest cependant pas un diable

    au sens classique du terme. Ni bonne, ni mauvaise, la divinit incarne plutt un monde

    sauvage, source de profusion, de richesse et de dangers. Un univers la fois oppos et

    complmentaire celui des divinits catholiques qui, depuis le ciel, veillent sur lordre de la

    socit postcoloniale.

    12 Le destin extraordinaire de Don Fortunato a permis dintroduire les deux modalits possibles

    de la relation avec le Tio : les libations collectives, qui regroupent chaque vendredi, parfois le

    mardi, les mineurs autour dune des effigies souterraines de la divinit et le pacte individuel. Le

    pacte est scell lors dune rencontre avec la divinit qui se prsente en personne aux travailleurs

    rests seuls dans la mine. Lors de ses apparitions, le Tio emprunte gnralement les traits dun

    mineur, avec son casque et sa lampe. Cependant, ses cheveux blonds ou roux, ses pieds caprins,

    parfois ses bijoux, dnoncent son identit diabolique. Si lhomme ne prend pas la fuite, un bref

    dialogue sengage alors avec la divinit au cours duquel sont fixs les termes du contrat : le

    nombre des sacrifices et leur frquence. Lchange verbal qui prcde le pacte est rvlateur

    de la diffrence entre les pactes individuels et les rites collectifs. Alors que ces derniers, rgis

    par la coutume, reposent sur des termes connus de tous, le pacte est une ngociation indite quisinscrit en rupture avec la norme collective. Son caractre individuel, secret sans tmoin

    ainsi que la nature contresociale des termes du contrat don de lme et sacrifices humains

    oppose le pacte aux rites collectifs. Les travailleurs souponns davoir pass un tel pacte

    sont dailleurs explicitement condamns par la communaut des mineurs qui reprochent aux

    pactiseurs, sduits par largent facile, de transgresser les rgles sociales et de substituer leur

    travail le sacrifice de tierces personnes. Rappelons que Don Fortunato est accus davoir fait

    avort de force des femmes pour offrir les ftus au Tio. Dautres saouleraient leurs pons

    afin de les livrer sans dfense au bon vouloir du matre du minerai. De tels sacrifices sont

    dautant plus inacceptables quils sont lexpression exacerbe dabus de pouvoir par ailleurs

    quotidiens : abus des travailleurs masculins sur les femmes mineurs, abus des associs sur

    leurs ouvriers journaliers. Alors que les rites collectifs des associs assurent la scurit etla prosprit de leurs travailleurs, les pactes individuels mettent donc en danger la vie de

    lentourage des pactiseurs.

    Le pacte individuel comme remde la dmission du Tio

    13 Paradoxalement, la multiplication des accusations de pactes individuels survient alors que la

    lgitimit du Tio a t branle par la dernire crise minire. Le sentiment largement partag

    selon lequel le Tio a vieilli, quil est fatigu, que son oreille est dsormais sourde aux demandes

    des hommes ou quil a dsert les galeries, traduit le constat selon lequel la divinit nest plus

    en mesure doffrir au commun des mineurs une production suffisante en quantit et en qualit.

    Si les rserves minires de la montagne sont encore considrables, les filons les plus rentables

    sont dsormais puiss ou inaccessibles sans technologie moderne, alors mme que la faiblessedes cours du minerai impose une productivit plus soutenue. Deux mineurs tmoignent :

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    Avant le Tio existait, mais maintenant cest fini. Avant, le Tio apparaissait dans la mine sous forme

    dune personne, dun contrematre, avec ses habits de travail, comme un dlgu. Il montrait au

    mineur un bon lieu de travail, un bon minerai, et il lui disait buvons, mchons de la coca .

    Quand lhomme retournait travailler, il trouvait son minerai. Mais maintenant a narrive plus,

    il sest perdu. Il y a tant de gens qui ont travaill dans la mine, on ne voit plus le Tio. On dit

    que le Tio est devenu sourd avec la dynamite que nous faisons exploser. Il est sourd, son oue est

    bouche, il ne nous entend plus (Don Julio, 65 ans, mineur la retraite et gardien de mine).

    Comme je te dis, le Tio aujourdhui nexiste pratiquement plus. [...] Et le Tio est fatigu, a

    fait tellement de temps, un sicle, deux sicles, quil est l, comme un roi. Le Tio ne nous aide

    plus comme avant. Avant il y avait beaucoup de minerai, maintenant il faut chercher longtemps.

    Maintenant, si vous voulez gagner, il faut se sacrifier, il faut risquer. Avant ctait plus facile, il

    y avait pas mal de minerai. Maintenant, le Tio est fatigu (Don Victor, mineur).

    14 La dsertion du Tio nest pas sans voquer les migrations massives qui suivirent la fermeture

    des mines de la COMIBOL et la paralysie partielle des exploitations coopratives au

    milieu des annes 1980. Dans ce contexte de finitude, il est alors admis que seules les

    offrandes dexception du pacte permettent de ractiver les pouvoirs du Tio. Ainsi, lactuelle

    multiplication des contrats individuels rsulterait dune tentative pour contrer sa dmission.

    En mme temps, les restructurations entranes par la crise dans la sphre productive : le

    remplacement de lexploitation de ltain par celle des minerais complexes (argentzinc et

    argentplomb), la mcanisation des mines et la libralisation du march du minerai, qui ont

    favoris lmergence des nouvelles fortunes minires, sont projets dans limaginaire des

    pactes individuels avec le diable.

    La reconversion la production argentifre et lamcanisation des mines

    15 Une fois le choc de la crise pass, la production minire sest rapidement rorganise dans les

    coopratives sur la base de la reconversion lexploitation argentifre. Grce au savoirfaire

    des ouvriers licencis des mines dEtat modernes et qui ont rejoint les coopratives, certaines

    exploitations se sont mcanises ds le dbut des annes 1990. Conjugue lobtention

    de concessions abandonnes par la COMIBOL, cette mcanisation leur permit daugmenter

    sensiblement leur productivit. Dautres mines, moins rentables, doivent en revanche se

    contenter, aujourdhui encore, dune exploitation totalement manuelle, car leurs filons, troppauvres, ne pourraient supporter le cot dune production mcanise.

    16 La hausse de productivit et la rorganisation du travail entranes par la mcanisation se

    sont accompagnes dune concentration de pouvoir, conomique et politique, aux mains de

    quelques travailleurs des exploitations mcanises. En effet, avec lapparition des machines,

    de grands groupes de travail forts de plusieurs dizaines de travailleurs ont remplac les

    petits groupes manuels traditionnellement organiss autour dun associ et de quelques pons.

    Grce leurs machines, ces grands groupes gagnent de vitesse les travailleurs non mcaniss

    et accaparent les meilleurs filons. Dans ces groupes, les associs, seuls usufruitiers lgaux

    des gisements, se retrouvent ainsi la tte dune abondante mainduvre et de plusieurs

    aires de travail parmi les plus rentables. Ils deviennent de vritables patrons. Dailleurs,

    la plupart dentre eux abandonnent le travail de production et se contentent de superviserles travaux dexploitation. Certaines coopratives choisirent mme de souvrir de riches

    investisseurs non mineurs (avocats, entrepreneurs). Il va sans dire que cette situation est

    une infraction au principe cooprativiste qui nadmet pas la sparation du travail et du capital.

    Grce une politique lectorale clientliste soutenue par leurs ressources conomiques, ces

    associs devenus patrons tendent, par ailleurs, monopoliser le pouvoir politique au sein

    des coopratives. Leur proximit avec ladministration leur assure, en retour, laccs aux

    meilleures aires de travail. La cooprative cesse alors dtre lmanation des travailleurs pour

    devenir linstrument de quelques entrepreneurs. Elle fonctionne dsormais comme nimporte

    quelle entreprise capitaliste tout en vitant lmergence dun contrepouvoir syndical.

    17 Les laisss pour compte de la mcanisation se montrent trs critiques envers la domination

    exerce par les puissants associs capitalistes, ainsi quils les appellent euxmmes. Quils

    soient pons ou associs, ils les accusent dexploiter leurs ouvriers, de se montrer indiffrents

    au sort du reste des mineurs et dutiliser la cooprative des fins personnelles. Une

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    condamnation qui rappelle terme terme celle attribue lemprise du diable, dont faisait

    lobjet Don Fortunato. En effet, leur ambition individuelle, leur pouvoir et la richesse quils

    obtiennent grce au travail de leurs ouvriers, propulsent ces privilgis dans lunivers des

    pactes individuels avec le Tio. La rapidit et la relative facilit dexploitation des mines

    mcanises, ainsi que labsence de travail personnel, opposent la russite de ces nouveaux

    patrons au sacrifice laborieux des autres mineurs ; de la mme manire que largent facile

    du pacte soppose aux bnfices lgitimes du travailleur rgulier. En mme temps, les liens

    personnels trs intenses quentretiennent traditionnellement les associs avec leurs ponscdent la place lanonymat des relations de travail des patrons cooprativistes avec leurs

    employs. Il est donc logique que la plupart de ces riches associs soient accuss davoir pass

    un pacte2; le surgissement de ces petits patrons qui, malgr le marasme actuel, bnficient

    encore des largesses de la montagne, accompagne la prolifration de ces pactes.

    La libralisation du march du minerai et la reconversion largent

    18 Cette impression de fortune facile, donc diabolique, des nouveaux riches de la mine est

    renforce par un raccourcissement du cycle productif. Depuis labandon de la production

    dtain pour largent et la libralisation du commerce du minerai au milieu des annes

    1980, lexploitation ne comporte plus systmatiquement une tape de purification du minerai.Contrairement ltain, qui est concentr manuellement par les mineurs dans les moulins de

    la cooprative, largent est le plus souvent vendu en brut, ds sa sortie de la mine, lune des

    nombreuses entreprises prives qui, depuis la fin du monopole de lEtat, dominent le march

    du minerai. Comme le souligne le tmoignage suivant, ceci est particulirement vrai dans le cas

    des grandes exploitations mcanises, puisque les petits producteurs continuent gnralement

    purifier sommairement leur minerai avant de le vendre. Dcrits comme tant lorigine

    dune ambition individualiste croissante, la fin du mtier dartisan mineur qui prend en charge

    manuellement et petite chelle lensemble du cycle productif prend une dimension morale

    ngative qui conforte le glissement smantique vers lunivers des pactes :

    Maintenant, tu sais pourquoi y a plus dambition ? Hein ? Tu sais pourquoi ? Parce quils travaillentavec des perforatrices, alors ils font tout voler (exploser). Je texplique, largent apparat comme

    ce trait (Doa Francisca dessine le filon avec son doigt) et ils font tout voler, tout. Avant, lorsquon

    travaillait la main, ils nettoyaient la veine pardessus, pardessous, tout autour, ils laissaient la

    veine libre. Alors ils sapprochaient de la veine et ils la taillaient avec leur marteau, ils tapaient

    avec leur barre mine et ils laissaient le minerai, comme a, bien propre. Puis ils le sortaient de la

    mine et ils le vendaient aux entreprises. Ctait plus propre, plus beau. Ils emmenaient ltain dans

    des petits sacs et chaque sac valait 600, 800, ou mme 1 000 boliviens ; a valait (de largent).

    Mais maintenant, on ne tire plus rien dun petit sac comme a, un camion de minerai vaut peine

    600, 700 boliviens (Doa Francisca, 42 ans, trieuse de minerai).

    19 Avec la reconversion largent et la libralisation du commerce minier, la cooprative a perdu

    la fois son statut dintermdiaire obligatoire pour la vente, le contrle sur la production

    de ses associs et une partie des rentres financires gnres par la commercialisation.Cette situation nouvelle a considrablement limit les prrogatives communautaires des

    coopratives au profit de contrats individuels souscrits entre les associs et les entrepreneurs

    privs ; la cooprative nintervient plus que comme le cadre juridique de leur enrichissement

    personnel au dtriment de lintrt collectif. Cet affaiblissement du communautaire vient,

    logiquement, conforter lide que le commerce des hommes avec le Tio sest affranchi des

    rituels collectifs pour se recentrer autour du pacte individuel. En dautres termes, lintrusion du

    libralisme dans le commerce du minerai sest accompagne dune libralisation des relations

    entre les hommes et le matre des filons.

    20 La suppression du traitement du minerai avant sa commercialisation favorise galement cette

    ide du profit diabolique des grandes exploitations mcanises, car elle prive, en partie, le

    mtal de son processus symbolique de socialisation. En effet, seul le travail des hommes

    permet au minerai de sextraire de la juridiction diabolique de linframonde pour rejoindre

    les circuits conomiques de la reproduction sociale (Absi, 2002). Le minerai dargent non

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    raffin, tel quil est aujourdhui commercialis par les grands groupes mcaniss, nest donc

    pas totalement dbarrass de lemprise du Tio. Sa nature est en cela trs proche de celle du

    minerai obtenu par un pacte, par opposition au mtal arrach au soussol grce au travail du

    mineur honnte.

    21 Le tmoignage suivant, qui associe la multiplication des pactes individuels avec lpuisement

    des gisements, le remplacement de ltain par largent et lmergence des petits patrons des

    mines mcanises, illustre de manire exemplaire larticulation de ces lments. Largent non

    raffin est qualifi de plus fort que ltain trait dans les moulins des coopratives, uneforce qui est par essence la qualit sauvage du Tio et de linframonde :

    Ltain ne sert plus, il ne donne plus daloi3. Celui qui travaille ne peut plus gagner, alors que

    lautre, celui qui fait des qoas, tout a, lui il gagne. Il y a des chefs qui ont 20 pons, alors

    tranquillement ils lui donnent (au Tio) lun deux, ils lui offrent. Pour a, a ne manque pas, chaque

    vendredi ils boivent. A chaque instant nous entendons des histoires comme a. Surtout dans (la

    production de) largent. Moins pour ltain, mais dans largent, il y a toujours des accidents...

    Pourquoi plus dans largent ?

    Je ne sais pas. Parce que largent doit tre plus fort, parce quils le vendent directement, sans

    sacrifice. Cest pour cette raison, je crois. Ltain il faut le slectionner, il faut le descendre (en

    ville), il faut le concentrer, le moudre. Cest du travail ltain, alors que largent, ils le lavent, ils

    le schent et directement la pese. Cest pour a je crois que largent est plus fort (Doa EleonorPaco, 58 ans, veuve de mineur).

    22 Il apparat ici clairement que le dsordre conomique, issu du nouveau contexte productif, est

    associ la menace sociale du pacte les associs sont souponns doffrir leurs pons au

    Tio et au drglement de la sphre rituelle. Cette configuration diabolique voque de manire

    saisissante le discours conservateur du XIXe sicle qui associait une catastrophe cosmique et

    aux forces du mal, la folie dun libralisme en expansion et la drglementation du march du

    minerai (Platt, 1993). Aujourdhui encore, le dsordre social est peru comme le reflet dune

    perversion de lordre cosmique.

    De la drglementation sociale au dsordre cosmique

    23 La multiplication des pactes individuels qui raniment les pouvoirs du Tio et le sortent de sa

    surdit est en passe de rompre lquilibre actuel entre la voracit du diable souterrain et le

    travail des mineurs. Cet quilibre avait t acquis lors des premires annes de lexploitation de

    la montagne, au temps de la colonisation espagnole. Les mineurs racontent que le Tio avait tout

    dabord dvor des milliers dhommes parmi les travailleurs forcs au service de la Couronne

    dEspagne, puis, rassasi, il avait enfin accept de livrer ses richesses en change doffrandes

    moins sanglantes, comme de la coca et de lalcool. Mais, cause des pactes, le Tio a repris

    got aux sacrifices humains comme le dplore ce mineur :

    Le mineur, il est devenu ambitieux. Il a plus, il veut plus, il a plus, il veut encore plus. Il y a

    mme des mineurs qui sen fichent de gagner seuls, mme si les autres ne gagnent pas. Et le Tio,

    comme on dit, ils sont en train de mal lduquer. Ils sont en train de le rendre vicieux, carrment,

    en lui donnant des ftus humains. Et mme, ils ne lui donnent plus des ftus, mais des enfants.

    Ils volent des enfants. Cest terrible a, cest terrible [].

    Le Tio shabitue ?

    Et il demande plus. Ce que je veux te dire, tu sais le Tio dans la mine cest le roi et cest vrai que,

    moi aussi, quand je rentre dans la mine, cest mon dieu. Moi aussi je rentre dans la mine avec le

    Tio, mais je ne lui ai jamais donn de vices. Mais il y a des gens qui le rendent vicieux, totalement

    vicieux. Parce quavant on lui donnait la qoa (herbes aromatiques et sucreries), seulement a.

    On lui sacrifiait un lama pour Espiritu (Corpus Cristi) et le sang pour les Pachamamas (esprits

    de la montagne) et avec a le Tio tait satisfait. Mais maintenant les mineurs ont fait des pactes

    avec le Tio dans la mine. Et le Tio il aime les ftus, a lui plat, a lenchante. Et cest vrai que

    ces derniers temps, il y a beaucoup daccidents, le Tio finit par manger le travailleur lui-mme

    [...]. Alors ils ont rendu le Tio vicieux et a nous porte prjudice. Quand, nous, nous voulons

    donner une qoa comme on le doit, le Tio nen veut plus. Il veut plus. Pour lui cest comme unegourmandise ces ftus et nous, ce que nous lui donnons, cest quelque chose sans saveur, comme

    un bout de pain [...] (Don Simn, 37 ans, mineur).

  • 7/25/2019 Absi - Le Pacte Avec Le Diable

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    Le pacte avec le diable 8

    Journal des anthropologues, 90-91 | 2002

    24 Linquitude de Don Simn quant aux retombes sociales des pactes atteste bien quaudel de

    son apparence individuelle, lexprience du pacte est par essence collective. Et dans la logique

    des mineurs, qui conjuguent la croyance en larbitrage divin de la tradition catholique et en

    la justice cosmique andine, les drglements actuels, gnrs par les pactes, sont pressentis

    comme les prmices dun chtiment exemplaire qui ne menace pas seulement la vie des

    pactiseurs, mais la socit minire tout entire : un futur effondrement de la montagne par

    lequel les divinits mettraient volontairement un terme cette course aux richesses qui menace

    la fois lquilibre de la socit et celui de la montagne.25 En conclusion, alors que lpuisement des gisements et la chute des cours du minerai ont

    remis en question la circulation des richesses entre les mineurs et linframonde, les rponses

    apportes la crise ont permis lenrichissement personnel rapide de certains associs qui sest

    accompagn, au niveau des rapports de travail, dune exacerbation des ingalits entre les

    travailleurs et de lvolution vers une configuration plus capitaliste des liens de dpendance.

    Lattribution de leur fortune un pacte diabolique permet alors aux autres travailleurs de

    dlgitimer, sa source, la domination conomique et politique exerce leur encontre par

    ces riches associs. La condamnation des retombes nfastes de ce pacte cristallise galement

    le code moral des rapports de travail. Comme le montre lhistoire de Don Fortunato relate au

    dbut de cet article, ces mcanismes taient dj luvre avant lactuelle crise minire. Mais,

    la diffrence de ce que lon observait alors, le discours sur les pactes ne se contente plusaujourdhui de mettre en accusation la seule personne des pactiseurs. Comme en tmoignent

    les propos des mineurs qui associent lapparition des nouveaux patrons des coopratives la

    fermeture de la COMIBOL et la libralisation du march des minerais, cest bien lensemble

    du processus politique et conomique lorigine de leur existence qui est plac au banc

    des accuss. A limage de ce que dautres anthropologues ont pu observer dans un contexte

    dexpansion du march (Selim, 2000 ; Bazin & Selim, 2002), le diable de la mine et les pactes

    quil suscite en mme temps quil les sanctionne, jouent ici le rle de mdiateur imaginaire

    qui permet de dpasser, en lui redonnant du sens, un rel marqu par lexpansion du libralisme

    marchand et son cortge de nouvelles contraintes et dominations.

    26 Mais on ne bouleverse pas impunment lordre du monde : le pacte avec le Tio dbouche

    inexorablement sur la disparition des richesses accumules, parfois mme sur la mort du

    pactiseur et la frnsie de production actuelle pourrait bien se solder par un chtiment cosmique

    exemplaire. La richesse du soussol, qui exacerbe lambition des hommes, contient son propre

    antidote qui permet de rtablir lordre antrieur et donne une dimension messianique au

    discours des mineurs sur les rcents bouleversements de leur univers : leffondrement de

    la montagne entranerait la fin des rves de richesses des riches associs et une nouvelle

    redistribution des filons bouleverss par le cataclysme.

    Bibliographie

    ABSI P., 2002. Les ministres du diable. Le travail et ses reprsentations dans les mines de Potos

    (Bolivie). Paris, LHarmattan.

    BAZIN L., SELIM M., 2002. Ethnographie, culture et globalisation. Problmatisations

    anthropologiques du march ,Journal des anthropologues, 8889 : 269304.

    BOUYSSECASSAGNE T., HARRIS O., 1987. Pacha : En torno al pensamiento Aymara , Tres

    reflexiones sobre el pensamiento andino : 1159. La Paz, Hisbol.

    PLATT T., 1993. Proteccin divina y perdicin liberal ,Revista Andina, 2 : 349380. Cuzco.

    SELIM M., 2000. Gnies, communisme et march dans le Laos contemporain , inAIGLE D., BRAC

    DE LA PERRIERE B. & CHAUMEIL J.-P.,La politique des esprits. Nanterre, Institut dethnologie :

    105124.

    Notes

    1 Dautres divinits interviennent dans le processus productif, notamment la montagne dont le pouvoir

    gnsique est lorigine de la fertilit des mines.

  • 7/25/2019 Absi - Le Pacte Avec Le Diable

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    Le pacte avec le diable 9

    Journal des anthropologues, 90-91 | 2002

    2 Les accusations concernant les associs qui continuent travailler personnellement dans la mine sont

    beaucoup plus rares.

    3 Quantit de mtal contenu dans le minerai.

    Pour citer cet article

    Rfrence lectronique

    Pascale Absi, Le pacte avec le diable ,Journal des anthropologues[En ligne], 90-91 | 2002, mis en

    ligne le 19 mai 2009, consult le 06 avril 2016. URL : http://jda.revues.org/2213

    Rfrence papier

    Pascale Absi, Le pacte avec le diable ,Journal des anthropologues, 90-91 | 2002, 105-120.

    propos de lauteur

    Pascale Absi

    CERMA

    Droits dauteur

    Journal des anthropologues

    Rsums

    Les travailleurs des coopratives minires de Potos (Andes boliviennes) disent que les pactes

    individuels avec le diable de la mine se sont multiplis de manire considrable ces dernires

    annes. Censs apporter celui qui les conclut des richesses extraordinaires en change de

    son me et de sacrifices humains, ces pactes sont condamns par lensemble des mineurs.

    Cet article sapplique dmontrer que le sentiment de leur prolifration est li aux ingalits

    croissantes et aux bouleversements des rapports de travail engendrs par la rcente crise

    minire et le programme de rformes librales du gouvernement bolivien. Audel de la

    personne des pactiseurs, cest lensemble de ce processus conomique et politique qui se

    retrouve mis en accusation au travers des pactes diaboliques.

    A Pact with the Devil : Incomes and Social Relations in the PotosiMines (Bolivia)

    Workers in the Potosi mining co-operatives (Bolivian Andes) say that the number of

    individuals making pacts with the mines devil has increased considerably over the past few

    years. These pacts, which are supposed to bring tremendous wealth to those who make them in

    exchange for their soul and human sacrifices, are condemned by all the miners. This article sets

    out to show that the feeling that such pacts are proliferating is linked to growing inequalities

    and to the disruption of labour relations engendered by the recent mining crisis and by the

    Bolivian governments liberal reform programme. Over and above the individual pact-makers,

    it is this economic and political process as a whole that is indicted through pacts with the devil.

    Entres dindex

    Mots-cls :Bolivie, diable, march, mineurs, rapports de travail, rituels, travailKeywords :Bolivia, devil, labour relations, market, miners, rituals, work