Actu096avr2012 _024-025

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  • 7/31/2019 Actu096avr2012 _024-025

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    LActuALit Poitou-chArentes n 96 24

    il arrive un moment o crire le travail, cest crire ce qui

    nest plus. Deux mots poss cte cte, Croquis-Dmolition.

    Untitredisjoint,maispastropilresteuntoutpetittrait

    dunion. Pas de prposition, on a perdu le de, le pour, le sans, le

    avec, le sur, le sous, le dans, le hors La prposition, ce sera celle

    quon voudra. Lassemblage des deux mots pose des questions, et

    sans y rpondre il reste un peu bant, visage des visages perdus de

    travailleurs abandonns rencontrs dans le livre. Qui est croqu ?

    Comment croquer ? Comment ne pas se laisser croquer ? Comment

    croquer ce qui se dmolit ? Est-ce en croquant quon chappera la

    dmolition ? Comment remplir un petit creux dans la disparition ?

    Mais quest-ce donc que ce texte de Patricia Cottron-Daubign ?

    Posie, croquis, chronique ? Quel genre dcriture est ici lire ?

    FAiRE MENtiR LiMPUiSSANCE

    Cestunequestionquejemesuispose,lapremirefoisqueces

    textes vinrent moi. Je les ai entendus gueuls, murmurs par leur

    auteur, dans un espace forum agrandi par leur prsence, et resserr

    autour du ton, de la conviction, du rythme et des sons du texte.

    Un texte en cadences mcaniques, en broyeuse humaine, un texte

    de combat. Dlicat et sonore cependant, mais qui laisse la bouche

    sche, la peau durcie.

    Larticle de presse rendrait compte de la vrit de ce qui sestpass, tandis que le pome voque, et donne la parole aux muets.

    Ce volume advient comme un rservoir susceptible de contenir

    ce qui chappe aux regards, tant le pote recueille ce que dautres

    nont pas ramass, et qui va disparatre, corps et biens. Il les

    ramasse alors, les prend au creux de ses mains, les regarde et les

    caressepourleurredonnerunpeudesoufe,etpuisdelavie:

    l une goutte dhuile et qui gicle, ici des larmes qui ne sont plus

    retenues, le contact un peu trop fort dune main qui se serre, un

    pas et son frmissement, son cho qui ne sonnera plus, bientt,

    dans ces murs, tout est recueilli. Le pote est un conservateur, il

    runitcespicesvanescentesdanssonmusedepapier,anquenulnepuisselesoublier,nidirequellesnontjamaist.Ilvoitla

    bulle qui crve, lespoir qui samenuise dans un regard, le dcou-

    ragement dans la ligne des paules, le mtal dans une voix. Muse

    sensoriel, muse de sensations nombreuses, portes et dposes

    dans cet herbier recueilli de mots, avant dtre perdues. Le pome

    estletombeaudanslequelonenfermelesobjetsdudfunt,etla

    triste musique de la perte dun monde qui accompagne la perte

    des gestes ou des lans de ceux qui sont briss. Il donne une voix

    celles qui spuisent, aux vaines revendications politiques quon

    ncoute plus, il superpose son porte-voix que peu liront, et bien

    entendu pas ceux qui devraient les entendre, mais ainsi, tout de

    mme, sa manire discrte et comme une vibration il rompt le

    silence, il fait mentir limpuissance. Car il sait voir et montrer

    ce qui se trame, ce qui sentend mal, ce qui sbruite et senvole.

    CommelesroseauxdeMidas,lepotesoufeetdiffuse,disperse

    et rpand les ides, les facis, les paroles, les bruits des arrts de

    machine,lesodeurs,lessoufesrauquesetsombres,lesstridences

    ou les cliquetis des langages muets que certains voudraient faire

    taire:lesmauvaisesnouvelles.

    CHAPPER AU SiLENCE

    Dans le genre du tombeau. Peindre ce qui se meurt, sans penser

    quecestvanit.rigerdesstlesdecequifut,clbrerlesdsor -

    mais fantmes. Tombeau de lusine, oraison funbre de celle qui

    est entendue comme ltre cher que lon perd en la verdeur de songe, en pleine possession de ses moyens, reconnaissance de ses

    mrites, de lattachement quon avait pour elle. Tombeau crit avant

    la mort, dsir irrationnel quelque chose survivra.Memento mori,

    quiconjureladouleuretlapeurdelamortenladisant.Lavoix

    potique peut-elle toucher encore, si ce nest troubler les puissances

    daujourdhui,onnelesait,maiselleinstaurelide,peut-tre,en

    perantlesilence,encrivantunteltombeau,defairerenatre

    lusinedecettenpromise,pomescritsavant,dautresaprs,le

    tonest-illemme?Landurveorphiqueestbiendsenchante,et

    cependantoui,lusinereviticietpourtoujoursdunevieautredans

    ces lignes, et par les pleurs qui sy disent, et par la clbration, parun cur gnreux, de lattachement profond pour une si chre chose.

    Est-ce que cest cela, la posie engage ? Celle qui parle de com-

    Lpre gotdu monde

    Croquis-Dmolitionde Patricia Cottron-Daubign est un texte

    en cadences mcaniques, un texte de combat, dlicat et sonore.

    Par Myriam Marrache-Gouraud Photo Claude Pauquet

    crire le travail

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    bats politiques, de luttes ouvrires, de revendications

    raciales, sociales ? Ce qui se lit ici, cest une posie

    ouvrire, mais ouvrire comme le serait une abeille,

    une fourmi, de cette sorte dcriture qui creuse des

    galeries, qui forme son alvole, qui construit quand

    tout partout seffrite et menace ruine, perte. De cette

    criture qui porte ce qui est plus lourd quelle, non

    pas par courage, mais parce que cest simplement sanature et sa tche, parce quelle sait le faire, et quelle

    est ne pour, comme la fourmi porte, sans protester,

    par tropisme naturel, plusieurs fois son poids.

    Un refuge de mots pour crer un abri, chapper au

    silence, partager, un peu, les fardeaux si lourds soient-

    ils, si insupportables soient-ils, allger la peine, en en

    prenant une part, en offrant des mots pour ces larmes.

    Landelapageblanche.Mainsdelouvrier,mainsdu

    pote, qui a les mains les plus propres ? Qui transpire,

    qui spuise le plus ? Engrenages et rouages, lignes et

    caractres, mains fuligineuses, papier noirci Quandlusine ne sera plus, les mots dans leur mcanique inexo-

    rable lauront remplace, dans leur huile noircie et dans la

    sueur ou les larmes qui ont accompagn leur apparition,

    dans leur travail interne au pome autant que dans leur

    processus de cration, les mots resteront prsents, impri-

    ms,eux,tiendronttoujoursdeboutldicedelaert,

    la mmoire. Mmoire de quoi ? Pour les anciens acteurs

    de cette production autant que pour les lecteurs qui ny

    connaissaientrien,cetendroit,grandijusquluniversel

    par les linaments de lcriture, cest tous les endroits dumonde o de telles choses adviennent, cest dsormais par

    les profondeurs des tuyaux, des systmes, des liquides,

    desbruits,delencreennetdelavoix,unlieuquenul

    ne peut ignorer, nul ouvrier, nul puissant patron, nulle

    conscience, ft-elle, comme ltait la mienne, la plus

    loigne possible de cet univers industriel.n

    Myriam Marrache-

    Grad est

    dcter en

    ittratre

    franaise de a

    Renaissance,

    ingnier de

    recherche CNRS

    en anayse des

    srces,

    universit

    de Pitiers.

    originaire de Srgres en Charente-Maritime, Patricia

    Cttrn-Dabign vit et travaie ax abrds d Marais

    Pitevin. Derniers ivres pars : Des paniers de fruits dors,

    comme(Tarabste, 2006), Une manire daile(Sc et Fc,

    2008), Scnographies avec vaches(pbie.net, 2008),

    Croquis urbains, hro(Cntre-aes, 2010), adaptatinde Gilgamesh (Fips, Gaimard, 2011), Croquis-

    Dmolition (la Diffrence, 2011, 74 p., 10 e).