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22 L’INFIRMIÈRE MAGAZINE * N° 394 * juin 2018 La consommation d’alcool, de drogues ou de produits psychotropes par les infirmières est une réalité mal connue. Mais plus qu’un problème individuel, l’addiction comporte aussi une dimension collective importante. TEXTE : GéRALDINE LANGLOIS - ILLUSTRATION: JACQUES GUILLET ADDICTIONS Soignants à cran et accros une fois diplômés... Les données spécifiques sur les infirmières sont quasi inexistantes. Et les « impressions » des uns et des autres sont biaisées par leur angle d’ob- servation, souvent trop large. L’alcool, encore plus honteux? Pour le D r Nicolas Bonnet, directeur du Réseau de pré- vention des addictions (Respadd) dans les établisse- ments de santé, « l’alcool reste le produit phare le plus consommé » et « le plus problématique », du fait de ses effets sociaux et la mortalité qu’il provoque. Isabelle Chavignaud, coordinatrice de la mission Fides – chargée de mettre en œuvre la politique de prévention et de prise en charge des addictions à l’Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP)–, le confirme. Dans les situations problématiques qui remontent, « l’al- cool est évoqué en premier, puis le cannabis et les médi- caments. C’est le produit le plus accessible. Il est licite et on peut s’en procurer sans ordonnance. » En consommer sur le lieu de travail, ce qui est interdit (lire encadré p.24), induit un risque élevé. Mais boire chez soi, avant ou après le travail, ne fait pas disparaître ce risque, sou- ligne Nicolas Bonnet, car l’alcool reste plusieurs heures DOSSIER P récisons-le d’emblée: les infirmières ne sont pas plus concernées que la moyenne des travailleurs par les addictions. Le « milieu de la santé humaine et de l’action sociale» fait même partie des secteurs d’activité où les consommations d’alcool et de drogue sont plus faibles que dans le reste de la population active, indique le Baromètre santé 2014 (1) de l’Institut national de préven- tion et d’éducation pour la santé (INPES). Les (rares) études menées aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France, dans le secteur de la santé, observent cependant que cette sous-consom- mation ne concerne pas « les médi- caments psychotropes ou contenant des opiacés», soulignent les auteurs de l’étude «Liens entre substances psychoactives et milieu professionnel » (2) . En outre, l’enquête de la Fnesi (3) a montré, en 2017, que plus de 20% des étudiants consomment de l’alcool jusqu’à l’ivresse et qu’autant prennent des substances illicites (du cannabis pour 18,8% d’entre eux). Or, rien ne permet de penser qu’ils cessent d’en consommer Travailler “à proximité” de médicaments favorise pour beaucoup leur usage détourné © Espaceinfirmier.fr, Initiatives Santé 2018

ADDICTIONS Soignants à cran et accros

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22 L’INFIRMIÈRE MAGAZINE * N° 394 * juin 2018

La consommation d’alcool, de drogues ou de produitspsychotropes par les infirmières est une réalité malconnue. Mais plus qu’un problème individuel, l’addictioncomporte aussi une dimension collective importante.

TEXTE : GéRaLDInE LanGLOIS - ILLuSTRaTIOn: jacquES GuILLET

ADDICTIONS

Soignants à cranet accros

une fois diplômés... Les données spécifiques sur lesinfirmières sont quasi inexistantes. Et les « impressions»des uns et des autres sont biaisées par leur angle d’ob-servation, souvent trop large.

L’alcool, encore plus honteux?Pour le Dr Nicolas Bonnet, directeur du Réseau de pré-vention des addictions (Respadd) dans les établisse-ments de santé, « l’alcool reste le produit phare le plusconsommé » et « le plus problématique », du fait de seseffets sociaux et la mortalité qu’il provoque. Isabelle Chavignaud, coordinatrice de la mission Fides–chargée de mettre en œuvre la politique de préventionet de prise en charge des addictions à l’Assistancepublique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) –, le confirme.Dans les situations problématiques qui remontent, « l’al-cool est évoqué en premier, puis le cannabis et les médi-caments. C’est le produit le plus accessible. Il est licite eton peut s’en procurer sans ordonnance.» En consommersur le lieu de travail, ce qui est interdit (lire encadrép.24), induit un risque élevé. Mais boire chez soi, avantou après le travail, ne fait pas disparaître ce risque, sou-ligne Nicolas Bonnet, car l’alcool reste plusieurs heures

DOSSIER

P récisons-le d’emblée : les infirmières ne sontpas plus concernées que la moyenne destravailleurs par les addictions. Le «milieu dela santé humaine et de l’action sociale » faitmême partie des secteurs d’activité où les

consommations d’alcool et de drogue sont plus faiblesque dans le reste de la population active, indique leBaromètre santé 2014 (1) de l’Institut national de préven-tion et d’éducation pour la santé (INPES). Les (rares)

études menées aux États-Unis, auRoyaume-Uni et en France, dansle secteur de la santé, observentcependant que cette sous-consom-mation ne concerne pas « les médi-caments psychotropes ou contenantdes opiacés», soulignent les auteursde l’étude « Liens entre substances

psychoactives et milieu professionnel» (2). En outre, l’enquête de la Fnesi (3) a montré, en 2017, queplus de 20 % des étudiants consomment de l’alcooljusqu’à l’ivresse et qu’autant prennent des substancesillicites (du cannabis pour 18,8 % d’entre eux). Or, rienne permet de penser qu’ils cessent d’en consommer

Travailler “à proximité”de médicaments

favorise pour beaucoupleur usage détourné

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dans le sang. Cependant, ces observations du Respaddet de la mission Fides ne distinguent pas les infirmièresdes autres professions. Et certains estiment que laconsommation d’alcool, plus répandue chez leshommes que chez les femmes en général, devrait doncêtre moins fréquente dans la population, majoritaire-ment féminine, des infirmières... Celles qu’a interrogéesle sociologue Marc Loriol (lire p. 25) ont peu évoquél’alcool. Sa consommation serait-elle encore plus taboueque celle d’autres produits, notamment pour lesfemmes? Plus aujourd’hui, estime Isabelle Chavignaud.

Dangereuse “proximité” des médicamentsQuoi qu’il en soit, indique le Dr Maryse Salou, médecindu travail et coordonnatrice adjointe du service centralde santé au travail de l’AP-HP, « ce qui pourrait s’avérerspécifique aux infirmières, ce sont les addictions aux pro-duits psychotropes». Qui sont d’ailleurs plus répandueschez les femmes dans la population générale. Les ben-zodiazépines, les dérivés de la morphine (codéïne, tra-madol), les antidouleurs, les neuroleptiques ou lesanxiolytiques sont les produits les plus évoqués par lesobservateurs – et par les rares infirmières qui s’expri-ment en ligne sur le sujet. Ils sont consommés – plutôtà domicile – pour leurs effets stimulants ou apaisants,indique le médecin du travail, et selon le moment de

P.25InTERvIEw DE MaRc LORIOL«un LIEn DIREcT EnTREcOnSOMMaTIOn ETcOnDITIOnS DE TRavaIL»

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P.27PRISE En chaRGEDES LEvIERS D’acTIOn

1- À consulter sur :bit.ly/2ESEVzW2- Étude publiée en 2016 dans Le Courrier des addictions. À consulter sur :bit.ly/2qD1HXC3- Le dossier depresse de l’enquêtede la Fédérationnationale desétudiants en soinsinfirmiers est sur :bit.ly/2xmqNNk4- À consulter sur :bit.ly/2HkjSfH5- Centre de soins,d’accompagnementet de prévention en addictologie.

la journée : le soir contre l’insomnie ou pour “oublierses soucis”, le matin pour se donner “un coup de fouet”.Pour Maryse Salou, les infirmières banalisent parfoisl’automédication, ce qui accroît le risque d’addiction.Travailler “à proximité” de médicaments constitue,pour beaucoup, un facteur favorisant leur usagedétourné. Certains s’en fournissent grâce aux prescrip-tions de médecins de ville ou hospitaliers, pour faireface à un “coup de mou” et éviter un arrêt de travail.D’autres indiquent sur Internet se fournir sur les cha-riots de soins. Nicolas Bonnet évoque une étude (4) de2012 sur le “coulage” des médicaments (l’écart entre ladotation et ce qui reste après les soins) dans un grandgroupe hospitalier, de l’ordre de 35 % à 40 % pour despsychotropes... La sécurisation du circuit du médica-ment a probablement réduit, depuis, la subtilisationdes médicaments.

un processus lentMais « la question, ce n’est pas le produit, mais ce qui faitque des personnes en ont besoin pour vivre », estimeCorinne Solnica, psychosociologue dans un Csapa (5)

de Seine-Saint-Denis (lire p. 26). Pour Maryse Salou,considérer une pratique comme une addiction la faitentrer dans la pathologie. «On devrait parler d’addictionavant que la pratique conduise à des accidents comme

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cannabis, traces sur la peau, retards fréquents, absen-téisme perlé sans pathologie associée, changementsd’humeur, tremblements, propos incohérents... PourCorinne Solnica, l’empathie peut aider les collègues oules cadres qui observent ces signes chez un soignant àaller lui parler. Selon Isabelle Chavignaud, il est néces-saire de «repérer, le plus tôt possible, les signes d’addictionet d’intervenir tout de suite ». Avant que la personne nesoit plus en mesure de maîtriser sa consommation. Mais « plusieurs études ont montré que l’encadrementde proximité est souvent en difficulté face à ces ques-tions », remarque Marc Loriol. La mission Fides orga-nise, depuis dix ans, des formations au sein de l’AP-HPpour outiller les équipes de santé au travail, les repré-sentants du personnel, les ressources humaines et lescadres de proximité. Le nouveau plan de santé au travailprévoit aussi de développer la formation des profes-sionnels qui doivent réagir. En cas de suspicion deconsommation problématique, le cadre adresse le soi-gnant au médecin du travail. Il prévient, en plus, laDRH en situation de crise ou si les faits se reproduisent.

Le pari de la préventionLes prises en charge des addictions sont variées. Mais,au-delà de l’accompagnement individuel, une vraiepolitique de prévention doit être menée dans les éta-blissements (et dans les Ifsi), insiste Nicolas Bonnet.Elle doit, selon lui, être pérenne. Il faut « qu’elle rendelégitimes les acteurs de la prévention, qui doivent êtreformés et avoir du temps pour leur mission », ajoute ledirecteur du Respadd. Aussi, cette prévention «ne peutse comprendre que si les conditions de travail vont dansle sens d’une meilleure santé au travail. Sinon, les attentesrelèvent d’injonctions paradoxales. » Gladys Lutz, pré-sidente de l’association Addictologie et travail (Additra)et chercheuse en psychologie du travail, insiste, commeMarc Loriol (lire p. 25), sur l’impact des conditions detravail et des collectifs de travail non soutenants. Mêmesi, comme le souligne le Dr Maryse Salou, une addictionest « toujours liée à un syndrome dépressif». Pour GladysLutz, les addictions « sont souvent considérées commeune dérive individuelle mais on voit que des logiques deprotection, individuelles et collectives, sont aussi à l’œu-vre». Une protection contre une perte de sens au travail,une désillusion par rapport à l’idéal du métier, desconditions de travail difficiles, des difficultés existen-tielles propres au métier, le fait de moins pouvoir s’ap-puyer sur le collectif ou la volonté de ne pas le fragiliseren “flanchant”... La présidente de l’Additra propose éga-lement de cesser de considérer la consommation deproduits uniquement sous l’angle du risque mais del’envisager, dans certains cas, comme une ressourcepotentielle, individuelle mais aussi collective, commeun moyen de s’adapter à son environnement. Une posi-tion pour le moins subversive qui mettrait dos-à-dosles approches juridiques et médicales. *

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une ébriété au travail, qui arrivent en bout de course.On distingue mal la détection du problème du dérapage. » Une addiction s’installe progressivement. NicolasBonnet évoque un processus en trois « actes ». Le pre-mier relève de la « lune de miel » : la consommation nepose pas de problème et reste invisible. La personnepense la « maîtriser ». Parfois, laconsommation se déroule entrecollègues, pour «décompresser», cequi soude le groupe. Si la dépen-dance survient, conduisant à desdoses supérieures, « des dégâts ap -paraissent mais le groupe se serre lescoudes». Puis la dépendance suscitedes effets que les collègues ne cautionnent plus. Legroupe exclut alors la personne pour se protéger, touten fonctionnant encore autour du produit. Si ce pro-cessus n’est pas stoppé assez tôt, des accidents arrivent,qui peuvent déclencher des sanctions disciplinaires.Une infirmière évoque ainsi sur un forum avoir faitune overdose au travail. La plupart de celles qui témoi-gnent sur le Web n’en parlent pas au travail : elles onthonte de se sentir dépendantes, de ne pas réussir à “s’ensortir” seules et peur d’être découvertes, étiquetéescomme “addictes” et de s’exposer à des sanctions.

comment réagir?Les collègues qui constatent qu’un soignant ne peutplus remplir sa mission doivent le signaler à leur cadre.Des signes éveillent l’attention : odeurs d’alcool ou de

Les infirmières qui témoignent sur le Webn’en parlent pas au travail: elles ont honte

LéGISLaTIOn

Et si je consomme au travail? Fumer à l’hôpital estinterdit depuis la loiÉvin (1991). Le codedu travail prohibe la consommation,au travail, d’alcoolsautres «que le vin,la bière, le cidre etle poiré». Si cetteconsommation «est susceptible deporter atteinte à lasécurité et la santéphysique et mentaledes travailleurs», ce qui est le caspour les infirmières,l’employeur prévoit,dans le règlementintérieur, les mesures

de protection du personnel et de prévention des accidents. La plupart deshôpitaux interdisentdonc explicitementtout alcool. Certains précisentles démarches encas d’infraction(signalement, bilan sanguin, fouille du vestiaire...) et les sanctionsencourues (jusqu’aulicenciement).Le droit communs’applique pour laconsommation de

drogues (cannabis,cocaïne, héroïne...)par les infirmières :elle est formellementinterdite par la loidu 5 mars 2007. Les sanctions sontaggravées si lesconsommateursont une mission de service public. On note que le Codede déontologie desinfirmiers françaisne dit pas un motdes addictions, alors qu’elles sontévoquées en détaildans celui desQuébécois.

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