181
ADULTERE EPISTOLAIRE - Hélas mon enfant, Dieu ne peut que vous inciter à accepter ce que vous ne pouvez changer, répondit le prêtre d'un ton docte. Il venait de clore l'office de vêpres quand la jeune personne, en proie au plus grand désarroi, s'était jetée à ses pieds. En tant que berger des âmes, il se devait de tout tenter pour ramener son troupeau égaré sur la voie de la raison, même si parfois – et c'était précisément ce qu'il s'efforçait de faire en cet instant –, il était contraint de faire comprendre à la brebis qu'elle n'avait d'autre choix que de s'offrir de son plein gré à la morsure du loup. - Comment Dieu peut-il cautionner pareille union, mon père ? demanda la jeune fille entre deux sanglots. Il est si… vieux ! Combien de fois la grille du confessionnal qui les séparait avait-elle été le témoin muet de ce genre de question ? Le prêtre ferma les yeux quelques secondes. Si les Lumières avaient atteint leur apogée, la France baignerait encore longtemps dans la pénombre en ce qui concernait les mariages de raison. - Mon enfant, reprit le prêtre, Dieu regarde et juge nos actes, pas nos pensées. Croisant ses mains blanches sur sa soutane noire, il songea qu'il était à deux doigts du blasphème, mais voir offrir cette fleur blanche de tout juste quinze ans à un boiteux de quarante ressemblait, pour l'homme de bien qu'il était, au pire des autodafés. De l'autre côté de la grille, pleurs et reniflements cessèrent soudain. - Qu'entendez-vous par là, mon père ? l'interrogea la jeune fille, une lueur d'espoir dans la voix. Serais-je libre d'aimer qui bon me semble, à condition que je ne le fasse qu'en pensée ? Le prêtre avait continué à délivrer ses conseils, mais Camille n'avait ouï qu'une sorte de lointain bourdonnement. L'essentiel pour elle avait été dit : Dieu n'attendait d'elle que fidélité et obéissance à son époux, pas davantage. Tandis qu'elle se hâtait dans le froid mordant de janvier afin de regagner la demeure familiale, Camille sourit, indifférente à la neige qui brûlait ses chevilles à travers la fine soie de ses bas. Son futur époux posséderait certes la clé de la cage dans laquelle il allait bientôt l'enfermer, mais jamais il n'obtiendrait celle de son cœur. Cinq ans plus tard "Mon aimé, Chaque jour qui passe, je me languis davantage de vous. Ce manoir est aussi froid que les draps dans lesquels je m'endors seule, en pensant à vous. Chaque nuit, je rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris le plaisir, celui qui vous laisse épuisé au petit matin…" Le regard brillant et les joues brûlantes, Camille reposa sa plume et posa une main froide sur son front bouillant. Les phrases ardentes qu'elle était occupée à coucher sur le papier n'étaient pas les seules responsables de la fièvre qu'elle ressentait. Le vieux miroir piqueté, posé sur le bonheur-du-jour devant lequel elle était assise, lui renvoya l'image d'une plante autrefois luxuriante, mais qu'on aurait depuis privée de soleil et d'eau. Elle avait craint la future éclosion d'un bourgeon, car depuis plusieurs semaines, elle souffrait de terribles maux de ventre qui lui déchiraient les entrailles. Certes le printemps était proche, mais Camille avait constaté avec soulagement que la floraison n'était pas encore pour cette fois. Caressant d'un doigt fin et tremblant le parchemin sur lequel l'encre finissait de sécher, elle laissa voguer ses pensées loin 1

ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

ADULTERE EPISTOLAIRE - Hélas mon enfant, Dieu ne peut que vous inciter à accepter ce que vous ne pouvez changer, répondit le prêtre d'un ton docte. Il venait de clore l'office de vêpres quand la jeune personne, en proie au plus grand désarroi, s'était jetée à ses pieds. En tant que berger des âmes, il se devait de tout tenter pour ramener son troupeau égaré sur la voie de la raison, même si parfois – et c'était précisément ce qu'il s'efforçait de faire en cet instant –, il était contraint de faire comprendre à la brebis qu'elle n'avait d'autre choix que de s'offrir de son plein gré à la morsure du loup. - Comment Dieu peut-il cautionner pareille union, mon père ? demanda la jeune fille entre deux sanglots. Il est si… vieux ! Combien de fois la grille du confessionnal qui les séparait avait-elle été le témoin muet de ce genre de question ? Le prêtre ferma les yeux quelques secondes. Si les Lumières avaient atteint leur apogée, la France baignerait encore longtemps dans la pénombre en ce qui concernait les mariages de raison. - Mon enfant, reprit le prêtre, Dieu regarde et juge nos actes, pas nos pensées. Croisant ses mains blanches sur sa soutane noire, il songea qu'il était à deux doigts du blasphème, mais voir offrir cette fleur blanche de tout juste quinze ans à un boiteux de quarante ressemblait, pour l'homme de bien qu'il était, au pire des autodafés. De l'autre côté de la grille, pleurs et reniflements cessèrent soudain. - Qu'entendez-vous par là, mon père ? l'interrogea la jeune fille, une lueur d'espoir dans la voix. Serais-je libre d'aimer qui bon me semble, à condition que je ne le fasse qu'en pensée ? Le prêtre avait continué à délivrer ses conseils, mais Camille n'avait ouï qu'une sorte de lointain bourdonnement. L'essentiel pour elle avait été dit : Dieu n'attendait d'elle que fidélité et obéissance à son époux, pas davantage. Tandis qu'elle se hâtait dans le froid mordant de janvier afin de regagner la demeure familiale, Camille sourit, indifférente à la neige qui brûlait ses chevilles à travers la fine soie de ses bas. Son futur époux posséderait certes la clé de la cage dans laquelle il allait bientôt l'enfermer, mais jamais il n'obtiendrait celle de son cœur. Cinq ans plus tard "Mon aimé, Chaque jour qui passe, je me languis davantage de vous. Ce manoir est aussi froid que les draps dans lesquels je m'endors seule, en pensant à vous. Chaque nuit, je rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris le plaisir, celui qui vous laisse épuisé au petit matin…" Le regard brillant et les joues brûlantes, Camille reposa sa plume et posa une main froide sur son front bouillant. Les phrases ardentes qu'elle était occupée à coucher sur le papier n'étaient pas les seules responsables de la fièvre qu'elle ressentait. Le vieux miroir piqueté, posé sur le bonheur-du-jour devant lequel elle était assise, lui renvoya l'image d'une plante autrefois luxuriante, mais qu'on aurait depuis privée de soleil et d'eau. Elle avait craint la future éclosion d'un bourgeon, car depuis plusieurs semaines, elle souffrait de terribles maux de ventre qui lui déchiraient les entrailles. Certes le printemps était proche, mais Camille avait constaté avec soulagement que la floraison n'était pas encore pour cette fois. Caressant d'un doigt fin et tremblant le parchemin sur lequel l'encre finissait de sécher, elle laissa voguer ses pensées loin

1

Page 2: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

ADULTERE EPISTOLAIRE

de cette chambre qu'elle trouvait sinistre, malgré le soleil qui entrait à flots par les hautes fenêtres. Un coup bref porté à la porte la sortit de ses songes. Elle s'empressa de dissimuler la lettre dans un des casiers du secrétaire, effaçant de son visage le sourire béat qu'elle affichait quelques minutes auparavant. Quand la porte s'ouvrit sur sa camériste, portant un broc d'eau fumante pour sa toilette, elle s'était parée du masque d'indifférence qu'elle avait l'habitude de porter. "Ma tendre amie, Je rentre d'un après-midi de chasse, le dos fourbu et les cuisses dures, ce qui me rappelle d'autres chevauchées que je fis tantôt en votre compagnie…" Alanguie sur son lit, Camille dévorait des yeux l'écriture fine et saccadée. Elle se délectait de cette prose torride comme d'un gâteau à la crème. Ce met au goût de péché était la seule nourriture qu'elle avalait avec plaisir, ses douleurs n'ayant fait qu'empirer. Sa chambre avait vu défiler nombre de médecins, pour lesquels son mal demeurait un mystère. Un an s'était écoulé et la jolie fleur avait désormais perdu tous ses pétales. Camille était en train de porter la lettre à ses lèvres pâles quand elle ressentit une brûlure à l'œsophage. Lâchant la lettre qui tomba sur le plancher, elle porta ses deux mains à son cou. Une quinte de toux la prit, qui déchira sa gorge et lui fit monter les larmes aux yeux. Pliée en deux sur sa couche, elle tendit la main vers la table de chevet pour se saisir de la clochette, mais une quinte de toux plus forte que la précédente lui brûla la poitrine. Horrifiée, Camille vit que le taffetas jaune pâle de sa jupe était couvert de taches purpurines. Portant une main à ses lèvres, de l'autre elle attrapa la clochette et la fit tintinnabuler pendant ce qu'elle considéra comme une éternité. - Qu'y a-t-il, ma mie ? Vous vous sentez mal ? La silhouette trapue de son époux se découpait dans l'encadrement de la porte. Une main serrant devant sa bouche un mouchoir qui se teintait d'écarlate, Camille regardait avec stupeur l'être abhorré se diriger vers elle en claudiquant. Un large sourire aux lèvres, il tira un mouchoir de sa manchette de dentelles, afin de ramasser sans la toucher la lettre tombée au pied du lit. Tenant celle-ci entre deux doigts, il l'agita sous le regard de biche égarée de sa jeune épouse. - Voyez-vous, ma mie, nous savons tous deux que vous êtes férue de correspondance, commença-t-il d'un ton détaché, tout en lâchant d'un geste dégoûté lettre et mouchoir sur les genoux de la pauvre malheureuse. Camille était adossée à ses oreillers, le souffle court. Elle se tenait le ventre, incapable de prononcer une parole. - Nonobstant, acceptez que je jouisse aujourd'hui d'avoir le dernier mot, reprit le marquis, affichant sur son visage vérolé un sourire sardonique aux chicots noircis. Ce mot comporte huit lettres… Laissant planer un silence aussi épais que le sang que crachait Camille, le marquis vint se poster près du lit. Voyant cet homme qu'elle haïssait de tout son être se pencher vers son visage, elle essaya de se reculer davantage dans ses oreillers trempés de sueur. Les remugles de son haleine fétide lui donnèrent un nouveau haut-le-cœur. Fermant les yeux, elle l'entendit murmurer :

2

Page 3: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

- A-D-U-L-T-E-R-E…

ADULTERE EPISTOLAIRE Allongée seule dans sa chambre, Camille savait que la fin était proche. La veille, son époux lui avait narré d'où venaient ces douleurs qui lui tordaient les entrailles. Il lui avait aussi expliqué pourquoi les médecins étaient impuissants à la guérir : payés grassement afin de ne pas chercher plus loin, ils se contentaient de saignées, de ventouses et de lavements aussi inefficaces que douloureux. Fermant les yeux, Camille se remémora avec un sourire triste la dernière fois qu'elle était allée à confesse… - Pardonnez-moi mon père, parce que j'ai péché… Comme chaque semaine, Camille venait reconnaître ses fautes. Comme chaque semaine, elle allait promettre de ne pas recommencer et la semaine suivante, elle reviendrait pour s'absoudre du même manquement. - Mon enfant, vous devez mettre un terme à cette… – le prêtre sembla chercher ses mots – … relation. Même si elle n'est qu'épistolaire et chimérique, elle trahit les sacrements du mariage. Camille soupira. Combien de fois le prêtre lui avait-il répété cette évidence, qui pour elle n'en était pas une ? Mariée de force à un homme qu'elle n'aimait pas, où était le mal à s'inventer un amant beau, jeune et ardent ? Le prêtre l'avait dit lui-même : Dieu ne juge pas nos pensées. Depuis ses noces, la jeune femme trompait son ennui en s'écrivant à elle-même. Fruit de son imaginaire, elle avait forgé cet adultère de toutes pièces, allant jusqu'à changer son écriture afin de mieux se persuader elle-même de l'existence de son bel amant. Rouvrant ses paupières, des larmes amères roulèrent sur les joues exsangues de la moribonde. Punie par là où elle avait péché, elle manipulait depuis ces dernières années des parchemins empoisonnés. La camériste à son service avait, sur ordre du marquis, fouillé ses appartements et exhumé les lettres. Ce dernier, persuadé de la trahison de son épouse, avait mûri une vengeance froide et muette, attendant patiemment que le poison fît son œuvre. Le front brûlant de fièvre, Camille ferma ses yeux aux paupières violacées, imaginant une dernière fois son bel amant venu réchauffer son corps gelé par ses caresses expertes.

3

Page 4: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

ALICE SANS MEMOIRE

1

ALICE SANS MEMOIRE

Tout avait pourtant si bien commencé… Je flottais tranquille et insouciante

dans un liquide protecteur et nourricier. Rien à faire, rien à penser, rien à redouter,

rien à combattre, simplement me laisser porter et bercer par le doux balancement de

cette chaude enveloppe. Le temps, pour moi, n’existait pas encore. Seul l’instant

présent avait un sens, rythmé par mes désirs les plus élémentaires, d’ailleurs

immédiatement satisfaits. Le Paradis, quoi ! Et, même lorsque cet incroyable Eden a

commencé à me faire sentir ses limites, je vous assure que je ne l’aurais quitté pour

rien au monde ! Et puis il y eut ce terrible séisme, ce monstrueux « big bang »,

auquel je me demande encore comment j’ai pu survivre. Sans l’avoir voulu je me suis

retrouvée propulsée, nue, frigorifiée, terrorisée, une cruelle morsure étreignant mes

poumons, dans un univers inconnu. Quelle horreur ! Quelle trahison ! La première.

Bon je vous rassure (au cas, peu probable, où vous vous seriez inquiétés !), grâce à

l’aide de personnes aimantes autour de moi, je m’en suis remise, comme la plupart

d’entre nous… quoique l’on puisse parfois se demander si certaines personnes

parviennent réellement à effacer ce traumatisme originel ?… Cependant je sais bien

que j’ai dû conserver longtemps en moi, inconsciemment bien sûr, la blessure de

cette première trahison infligée par la vie. Mais peut-être serait-il temps maintenant

que je me présente à vous puisque j’ai enfin un prénom : je m’’appelle Alice, possède

déjà des boucles brunes, une mignonne frimousse éclairée par de jolis yeux noisette

et un petit corps rose et potelé. Rien de plus à dire, sinon que je suis vraiment un

bébé facile et souriant qui n’a pas envie d’embêter son monde et ce malgré ce

premier contact rugueux avec lui !

Quelques petites années ayant passé (passer étant, comme vous l’aurez

remarqué, le passe-temps favori des années !), je m’interrogeais, sans trouver de

réponse, sur le grand mystère de la naissance et, d’un naturel égocentrique, sur la

mienne en particulier. Donc, la question virant à l’idée fixe, j’interrogeai alors mon

entourage. En ce temps-là, l’histoire de la fameuse petite graine déposée

(comment ?) dans le ventre de la maman par le papa, se dissimulait encore derrière

un amoncellement de tabous hypocrites et de préjugés imbéciles. La réponse que je

réussis à obtenir après de multiples et insistantes demandes, bien que joliment

poétique, manquait fortement d’originalité. Tous ceux qui, comme moi, sont nés au

début des années 19…, enfin bref il y a un certain nombre de lustres, ont dû recevoir

la même réponse à quelques variantes près ! J’étais, soi-disant, apparue au cœur

d’une rose ; si j’avais été un garçon, c’est dans un choux que j’aurais montré mon

petit bout… de nez, bien sûr ! Toute heureuse d’avoir enfin obtenu une réponse, et

désirant plus que tout une petite sœur, je me mis en demeure, un beau matin d’été,

d’explorer le jardin. Du haut de mes quatre ou cinq ans, le terme exploration

signifiant plutôt effeuillage virant même au saccage au fur et à mesure que

Page 5: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

ALICE SANS MEMOIRE

2

grandissait ma déconvenue. Car, vous l’aurez deviné, de petite sœur je n’ai point

trouvée bien qu’aucun rosier, sur la trentaine qui ornait le jardin, ne soit sorti indemne

de mon « exploration » ! Je pleurai alors, de colère autant que de douleur, car les

rosiers s’étaient tout de même bien défendus et la peau si tendre de mes bras et de

mes jambes affichait les stigmates des assauts cruels que leurs vigoureuses épines

lui avaient infligés. Mes pleurs finirent par attirer ma mère qui ne put que constater

l’ampleur du désastre sans en comprendre immédiatement la raison. Contrariété et

déception étaient telles que face au questionnement inquiet de ma douce maman je

m’enfermai dans un mutisme assez inhabituel pour moi plutôt encline à m’exprimer.

Je ne sais trop pourquoi, mais je crois bien que je commençais à comprendre qu’on

m’avait raconté des balivernes à propos de la naissance des bébés, et cela ne me

plaisait pas, mais alors pas du tout ! J’en voulus terriblement à toutes ces « grandes

personnes » qui savaient des choses et ne voulaient pas me les dire ! Et, puisque je

ne pouvais pas leur faire confiance, j’allais me débrouiller seule et je finirais bien par

savoir, na !

Ce premier « mensonge », infligé par les personnes que j’aimais le plus au monde, a

profondément troublé la petite fille que j’étais alors en faisant naître dans mon cœur

soupçons et méfiance. Ainsi, l’histoire du Bonhomme de Noël n’a-t-elle pas survécu

longtemps dans mon esprit, mais cela avait tellement l’air de faire plaisir « aux

grands » que l’on croie à toutes ces jolies fables que, pour le coup, c’est moi qui en

rajoutait dans une fausse crédulité. Et tac, ça leur apprendra !

À quelques deux ou trois années de là, je subis une douloureuse trahison,

d’autant plus douloureuse et incompréhensible pour moi, qu’elle allait m’être infligée

par une mamie adorée. Là, devant moi, sous mes yeux devenus incapables

d’imprimer ce que pourtant ils voyaient, ma mamie tua et dépeça un lapin ! Elle en

élevait toujours cinq ou six pour sa consommation personnelle, mais jamais jusque-

là, habitant une banlieue citadine, je n’avais assisté à la mise à mort d’un de ses

pensionnaires à longues oreilles ! Lorsque bien plus tard je repenserai à cette scène

je ressentirai toujours en moi le chamboulement énorme qui m’étreignit alors.

Comment cette femme que j’aimais presque comme une deuxième maman,

comment pouvait-elle accomplir un acte aussi barbare : estourbir le pauvre animal en

lui donnant un coup de gourdin derrière la tête, le saigner d’une horrible manière, le

dépecer, lui ouvrir les entrailles ? Non, ce n’était pas possible, pas elle. Etait-elle tout

à coup devenue une autre femme, métamorphosée par la baguette magique et

diabolique d’une méchante fée ? La vieille femme surprit mon regard incrédule et

plein de larmes, elle parut comprendre mon désarroi. Elle tenta bien de me consoler

en me prenant dans ses bras, mais je la repoussai violemment, incapable encore de

réconcilier les deux images diamétralement opposées que tout à coup elle me

renvoyait d’elle. Ainsi, devenir « grand » signifiait que l’on pouvait posséder plusieurs

visages, celui de l’amour, de la douceur et celui de la barbarie ? Comment pouvaient-

ils cohabiter ? Il me fallut beaucoup de temps pour ne plus avoir devant les yeux

l’image de l’ « exécution » lorsque je rendais visite à cette mamie pourtant chérie…

Page 6: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

ALICE SANS MEMOIRE

3

Et les années continuèrent de s’écouler (autre violon d’Ingres préféré des

années, je suis sûre que ça ne vous a pas échappé : « s’écouler » !), donc les petits

mensonges et autres trahisons de l’enfance se sont rangés sagement dans un coin

de mon esprit, tandis qu’une terne adolescence préparait en secret l’arrivée

triomphale de la jeunesse. Ah, cette belle jeunesse dont je me suis grisée ! Celle qui

vous fait oublier le temps en vous jurant, perfide mensonge, que tout va durer, que

vos petits seins bien fermes, vos fesses hautes et vos cuisses galbées sont

indestructibles. Tout comme sera éternelle la peau bien lisse et fraîche de votre joli

minois ! Et vous y croyez ! Pourtant autour de vous de nombreux indices devraient

vous alerter, « mais non, c’est trop bien ainsi, aucune raison que les choses

changent pour moi… », pensez-vous en sourdine ; et ne me dites pas que vous

n’avez jamais eu ce genre d’idées folles, je ne vous croirais pas ! Moi, Alice, je ne

dérogeai donc pas à cette règle et je me crus installée dans la jeunesse comme dans

une concession acquise à perpétuité.

Au long de cette crédule et insouciante période je connus, sans aucun doute, des

trahisons et des mensonges, d’amour surtout, certains subis, d’autres que j’ai

infligés. Et oui, c’est ainsi, « Que celui (celle) qui n’a jamais failli jette la première

pierre » a bien dit un prophète célèbre non ? Alors oui, je n’ai pas toujours été à la

hauteur, oui j’ai failli. Mais le mensonge et la trahison n’ont jamais constitué le fond

de ma vraie nature, tout comme ils n’ont jamais été prémédités d’une manière

perverse. Peut-être, si l’on avait un peu cherché du côté de mon enfance, y aurait-on

trouvé des explications susceptibles d’éclairer quelques-uns de mes comportements

inconséquents… Mais ceci aurait été une autre histoire que je n’ai peut-être pas

envie de vous raconter maintenant ! Bon, sans me montrer trop indiscrète, je peux

toutefois vous dire que des mensonges, bien plus importants et profonds que ceux

dont je viens de vous parler, ont constitué le terreau de mon enfance, que je les ai

très tôt soupçonnés mais n’en ai obtenu confirmation que beaucoup, beaucoup plus

tard (trop tard ?) dans ma vie. Ce qui est certain c’est que j’ai aussi vu et subi les

ravages que ces mensonges ont causés autour de moi dans les cœurs des

personnes qui m’entouraient. Mais aurait-il pu en être autrement ? Honnêtement, je

crois qu’il ne peut y avoir de réponse à une telle question, en tout cas, moi, j’ai eu

beau tourner et retourner dans ma tête les diverses possibilités, je ne l’ai pas

trouvée…

Enfin, tant bien que mal, avec des passages plus chaotiques que d’autres,

j’arrive au bout de mon chemin puisque le temps, impitoyable, n’a pas suspendu sa

course. D’ailleurs pourquoi l’aurait-il fait pour moi, Alice, anonyme parmi les

anonymes ?...

Mais, Il me semble avoir longuement parlé, à qui et de quoi ? Je ne me

souviens plus et puis Il n’y a personne ici. Et où suis-je, dans ce lit inconnu et cette

chambre toute blanche ? Il y a pourtant des photos accrochés aux murs, des fleurs

dans un vase, mais je ne reconnais rien. J’ai peur tout à coup. J’entends des voix qui

chuchotent derrière la porte. Je tremble, la frayeur fait claquer mes dents et sidère

Page 7: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

ALICE SANS MEMOIRE

4

mon regard. Je suis une toute petite fille et on va me faire du mal, je veux ma

maman, où est maman ? La porte s’ouvre et une femme vêtue de blanc me sourit.

Elle a l’air gentil. Qui est-elle ? Je ne la connais pas. Elle est suivie d’un vieux

monsieur, appuyé sur un bâton. « Oh, mon Dieu, un bâton, il va me battre, j’ai dû

faire quelque chose de mal… » Les tremblements redoublent. « Qu’il est vieux ce

monsieur, et pourquoi me regarde-t-il ainsi avec de l’eau qui coule de ses

yeux ? …Maman ! Maman ..! Viens me sauver ! …»

-« Alice, voyons, calmez-vous, personne ne va vous faire du mal, regardez,

Henri, votre mari, vient vous voir, il vous a même apporté des fleurs aujourd’hui, de

jolies roses ! Il vous gâte Henri, tous les jours un petit cadeau !»

« Mais qu’est-ce qu’elle me raconte, celle-là ? Et pourquoi m’appelle-t-elle Alice ? Et

puis, elle me parle d’un mari, mais c’est pour les grandes personnes ça, moi je suis

une petite fille et je n’ai pas de mari !»…

-« Mon Dieu, mademoiselle, ça devient tellement dur pour moi de la voir ainsi,

de constater qu’elle ne sait même plus qui je suis…Vous me dites que parfois des

souvenirs ressurgissent et qu’elle raconte alors des pans entiers de sa vie, mais elle

ne le fait plus jamais quand je suis là avec elle, pourquoi ? Oh, si vous saviez

mademoiselle, elle avait une mémoire extraordinaire avant, elle se souvenait aussi

bien de sa plus tendre enfance que de choses plus récentes ; elle aurait pu vous

raconter dans les moindres petits détails tout un tas d’anecdotes ! Pourquoi,

pourquoi sa mémoire malade lui inflige-t-elle cette ultime et impitoyable trahison ? »

-« Bonjour monsieur, pourquoi tu pleures, tu as perdu ta femme, moi j’ai perdu

ma maman, on peut pleurer ensemble si tu veux ? »…

FIN

Page 8: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Anatomie d’une rencontre

Il arrive parfois qu’un instant de beauté éclaire un trajet de métro. Quand un adolescent cède sa place à une dame. Quand une célébrité entre dans la rame. Quand un accordéoniste joue la valse de mon mariage, La Valse A Mille Temps de Brel. Quand une jolie femme s’assoit en face de moi. Quand un enfant me sourit. Quand un groupe de japonais prend des photos de tout, des stations, des affiches, des fauteuils, du plan, les yeux éblouis et que soudain tout ce qui me paraît triste à Paris reprend l’éclat des premiers jours.

Dans ces moments là, je ne regrette pas d’avoir pris le métro. L’odeur ne me dérange plus. La précipitation de chacun m’oppresse moins. Le bourdonnement ambiant me devient indifférent. Les regards se lèvent dans une même direction, quelques sourires naissent et peut-être, peut-être que je croiserai l’un de ces regards et que je recevrai un sourire complice.

Il en faut peu pour m’émerveiller et m’émouvoir de l’humanité. Je suis peut-être un peu sensible.

Alors, quand elle s’est approchée de moi, station Odéon, pour saisir la même barre au milieu d’une foule compacte, j’ai osé espérer.

Blonde, délicatement parfumée, légèrement plus petite que moi qui ne suis pas grand, calme, fine sous son duffle-coat bleu marine ajusté à la taille, un faux air de Mélanie Laurent mais avec les yeux bleus clairs, dangereusement bleus clairs.

Je suis marié, j’aime éperdument ma femme mais j’apprécie la présence d’une belle femme à mes côtés. Mes yeux s’en délectent, mon esprit s’hypnotise, mon cœur s’emballe. Je me laisse la possibilité d’une émotion. Cela ne va jamais plus loin. Sauf cette fois.

Je ne pouvais m’empêcher de la contempler subrepticement. Son profil pétillant, la naissance d’un sourire, son nez droit et fin, le mouvement d’une mèche sur sa

Anatomie d’une rencontre

Page 9: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

tempe. Déjà Saint-Placide s’annonçait. Je n’avais pas vu les deux autres saints passer. Heureusement, j’avais rendez-vous à la mairie de Montrouge et j’espérais que ma belle allait également jusqu’au bout de la ligne.

Elle changea de prise sur la barre et lorsque sa main gauche redescendit le long du corps elle percuta la mienne. « Pardon » me mima-t-elle du bout des lèvres. J’eus l’impression que ses yeux s’attardaient un peu sur moi, me donnaient une chance, quelques secondes de plus que d’ordinaire, quelques secondes à saisir. Je ne sais pourquoi j’ai risqué ce trait d’humour. Peut-être parce qu’elle était bien plus jeune que moi. Peut-être à cause de la bienveillance de son visage. Peut-être parce que je ne peux pas m’empêcher de faire le clown. « Je n’ai rien senti mademoiselle, c’est une prothèse. ».

Elle pouffa. Je me sentis soudain beau. Et puis, tout en continuant à sourire, elle reprit sa digne posture, le regard perdu dans le vide.

J’étais heureux. Heureux d’avoir reçu ce sourire que j’espérais et heureux d’avoir enchanté le Paris d’une femme fascinante.

Il arrive parfois qu’un instant de beauté éclaire un trajet de métro. Il arrive exceptionnellement d’en être l’auteur.

Quand Montparnasse-Bienvenue s’est présenté, j’ai reçu une pichenette au dos de la main. Oui, une pichenette, comme celle que nous faisons enfant sur l’oreille du premier de la classe quand le maître écrivait au tableau. Je ne me souvenais pas que cela pouvait être si douloureux.

Surpris, je jetais un bref coup d’œil plongeant au dessus de mon épaule. Cachées par la promiscuité de nos manteaux, nos deux mains, dans les replis du tissu, comme derrière un rideau, pouvaient jouer leur pièce à huis-clos. Je ripostais donc d’une chiquenaude retenue. La réplique fut immédiate, elle saisit mon index pour le tordre. Je me libérais avant que la douleur ne m’oblige à mettre genou à terre puis entamais de lui attraper la main entière pour l’immobiliser. J’y parvins au terme d’une lutte clandestine et néanmoins animée. Je serrais au creux de ma paume ce précieux morceau d’elle. Enthousiaste comme au premier baiser. Atteint d’une érubescence soudaine. N’osant lui faire face.

Elle relâcha sa tension à l’approche de Raspail et je compris qu’il me fallait la libérer. Les portes s’ouvrirent mais elle ne bougea pas. Toujours son regard impavide, toujours ce sourire à la commissure, toujours nos mains chaleureusement proches dans leur théâtre de feutre.

Le wagon reprit son mouvement et je sentis sa main effleurer la mienne. Ses ongles me caressaient, ses phalanges crochetaient mes doigts pour les amener

Anatomie d’une rencontre

Page 10: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

à elle. Nos doigts se mêlèrent dans une chorégraphie sensuelle. Sa dextérité m’étonna, m’envouta, me transporta. Je ne pus retenir un regard et me perdis dans sa chevelure claire. Elle ne bougeait pas, constante. Comment pouvait-elle à ce point maîtriser ses émotions ? J’étais bouleversé. Denfert-Rochereau me rappela à la réalité, à la terrible finitude de ce voyage. Du regard, j’embrassais la rame et contemplais mes contemporains. Quelques collégiens aux caleçons apparents échangeaient des vannes pour briller aux yeux de la seule fille sans bouton. Une vieille dame maladroitement poudrée grimaçait, son sac sur les genoux. Un homme ébouriffé criait au téléphone, son interlocuteur ne l’entendait sans doute pas, mais le reste du wagon sans problème. Une famille anglaise relisait un plan, suivant le doigt approximatif d’une mère égarée. Trois filles habillaient de strass se recroquevillées dans un coin pour échapper aux regards lubriques de trois garçons vêtus en Lacoste et Nike. Des jeunes, des vieux, des noirs, des jaunes, des blancs, des métissés consultaient leur mobile. Un homme qui ressemblait à Moustaki rêvait le front appuyé sur la fenêtre noire. Pouvaient-ils imaginer ce qui se tramait ici, à quelques centimètres de ma cuisse… et de la sienne. Chaque passager vivait ici son histoire, sans qu’elle ne fût le moins du monde perturbée par celle du voisin. L’anonymat poussé à son comble. Aucun échange, aucun témoin.

Nous dansions sous le tissu. Nous dansions station Mouton-Duvernet. Nous dansions dans une improbable harmonie. Qui aurait osé ce que nous réalisions ? Qui l’aurait vécu ? Qui pourrait le comprendre ? Une chance sur combien de tomber sur mon âme sœur de l’humour, de la clownerie, de la désinvolture… Nous étions seuls au monde à cet instant. Seuls au monde, les pieds suspendus au dessus du sol. J’avais 5 ans, j’avais 15 ans. J’aurais aimé que le temps s’arrête, ou au moins le métro. J’aurais accepté avec délectation qu’un suicide immobilise le trafic pendant des heures.

Alésia approchait, il ne restait plus que trois stations avant Mairie de Montrouge. Avant l’ouverture des portes j’empoignais sa main. Elle ne bougea pas un cil et j’eus alors la certitude que nous irions jusqu’au bout tous les deux. Je libérais mon étreinte et nos doigts reprirent leurs arabesques. Le velours de sa peau m’envoutait. Je n’osais plus lever les yeux. Si je devais croiser à nouveau son visage, je pense que j’aurais enlacé sa nuque, dévoré sa bouche, parcouru le moindre centimètre de son corps avec gourmandise.

J’appréhendais la fin, celle des adieux. Ma vie allait être bouleversée après la Porte d’Orléans qui se présentait maintenant. Quelques secondes encore avant la fermeture des portes, quelques secondes avant la certitude du déluge. Au moment de la sonnerie annonçant le départ, ma voisine bondit hors de la rame et une vitre vint se glisser entre nous. Je me jetais contre la paroi et je lus pour la première fois de la tristesse sur son visage. Il me demandait pardon, soudain accablé par la désolation et peut-être la honte. Ses yeux graves, ses lèvres pâles, ses joues ankylosées, sa silhouette qui s’éloignait, son regard attaché au mien par un câble qui

Anatomie d’une rencontre

Page 11: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

s’effilochait lentement jusqu’à la rupture.

Je me retrouvais seul, confiné dans cet espace vibrant d’hostilité. Je découvrais qu’il ne restait que peu de voyageurs autour de moi, partageant le même parfum de sueur et de gomme brulée. Mes mains éclairées par la lumière crue me semblaient vides, perdues, comme étrangères. Je palpais mon corps… pour me rassurer peut-être, je ne sais pas. Je reprenais conscience. Conscience de moi, conscience des autres, conscience de la réalité, conscience qu’à l’intérieur de mon manteau mon portefeuille manquait.

Son visage me demandait pardon, soudain accablé par la désolation et peut-être la honte.Chaque passager vivait ici son histoire, sans qu’elle ne fût le moins du monde perturbée par celle du voisin.

Il arrive parfois qu’un instant de beauté éclaire un trajet de métro. Parfois.

Anatomie d’une rencontre

Page 12: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

1avis de tempête

La première fois que la barque s'était détachée, Oscar avait pensé que cet

événement n'avait rien d'anormal. Le mauvais temps s'était abattu depuis deux jours sur la

baie de Seine et les nouvelles du large étaient loin d'être bonnes. Les vagues rivalisaient

de hauteur, tandis qu'un vent froid sillonnait la plage. L'embarcation, mal amarrée avait dû

se détacher au plus fort de la tempête. Tant bien que mal, affrontant la mer déchaînée, il

était allé récupérer son bien à l'aide du bateau de ses voisins. Les conditions avaient été

terribles. Plusieurs fois, il avait failli passer par dessus bord. Mais la chance était de son

côté et après des manœuvres difficiles et complexes, il put attacher solidement sa barque

à l'arrière du bateau et la rapporter à son pieu d'amarrage. Il fit les nœuds les plus solides

qu'il connaissait et rentra chez lui, l'esprit serein. Le lendemain matin, le soleil se leva sur

la mer rassérénée et la barque avait tenu bon. La tempête n'avait pas profité du sommeil

de son propriétaire pour lui subtiliser à nouveau son bien, comme l'attesta le premier

regard d'Oscar sur la baie.

Rassuré, il déjeuna en compagnie de son épouse Marguerite qui était elle aussi

bien soulagée que son mari n'ait pas à devoir affronter à nouveau la tempête. Le matin se

passa calmement, contrairement aux prévisions météorologiques. Mais un peu avant midi,

Oscar fut détourné de son travail par un cri strident, redoublé par les aboiements de son

chien :

« Oscar, oh, Oscar, s'exclama Marguerite, regarde, la barque s'est encore détachée. Elle

part à la dérive. Oh ! Comme elle est loin !».

Oscar bondit et alla demander à son voisin de lui prêter à nouveau son bateau.

« Mais enfin Oscar, soupira le vieil homme, tu devrais faire plus attention à la façon dont

tu attaches ta barque .

-Sûrement. Pourtant, j'étais certain de l'avoir amarrée correctement.

-Cette fois-ci, tu n'iras pas prétendre que la tempête est responsable. Si tu veux un

conseil, prends soin d'arrimer ta barque au pieu avec un cordage solide et un nœud digne

d'un marin. Tu n'aurais pas fait un nœud de jambe de chien, par hasard ?

-Non, Lucien, je sais très bien que ce type de nœud ne tient que lorsqu'il est maintenu

1

Page 13: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

2avis de tempête

sous tension.

-Ce qui expliquerait sans doute que ta barque se soit détachée quand la mer a retrouvé

son calme.

-Je sais encore ce que je fais, même si la tempête était effrayante, jamais la peur n'aurait

pu me faire commettre une erreur si grossière ! »

Oscar mit le bateau en route, récupéra sa barque pour la deuxième fois et l'arrima

en redoublant d'attention. La journée se passa dans le calme. Rien ne vint perturber la

routine quotidienne. Comme on annonçait un nouvel avis de tempête pour la nuit, Oscar

vérifia avec le plus grand soin l'arrimage de sa barque. Il craignait de la perdre ou de

devoir quémander une troisième fois le bateau de son voisin. Certes, il ne s'en servait plus

et cherchait à le vendre, mais c'était tout de même gênant d'aller frapper à sa porte pour

l'emprunter dès que les vagues emportaient sa barque, fait qui se produisait bien trop

souvent ces derniers temps.

Toute la nuit, la tempête fit rage. Oscar ne dormit pas beaucoup. Marguerite lui

répéta une bonne quinzaine de fois que la barque ne pouvait pas se décrocher une

troisième fois, qu'elle avait connu d'autres épisodes tempétueux et que jamais l'amarrage

n'avait cédé. Elle ne parvint pas à le raisonner. Mais au matin, Marguerite dut se rendre à

l'évidence... Ce point perdu tout là-bas à l'horizon, c'était leur barque. Le dicton « jamais

deux sans trois » venait encore une fois de se révéler exact... Oscar mit sa fierté de côté

et retourna, pour la troisième fois, frapper chez leur voisin, en espérant qu'il fût levé. Par

chance, il semblait bien réveillé. Embarrassé et contrit, le solliciteur commença sa requête

par un flot d'excuses.

« -Ne te tourmente donc pas, Oscar, tu sais bien que je suis toujours prêt à te prêter ce

bateau. Je n'en ai plus l'usage. Tu es sûr de ne pas vouloir l'acheter ?

-Non, je te remercie, je n'en ai pas les moyens.

-Dommage, en tout cas si tu connais un acquéreur n'hésite pas à me le faire savoir.

-Bien entendu. C'est vraiment gentil de me le prêter, d'autant plus que la tempête sévit

encore. Je te promets que je prendrai toutes les précautions pour éviter les avaries.

-Ne t'inquiète pas. Fais plutôt attention à toi. »

2

Page 14: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

3avis de tempête

Oscar, malgré la tempête, navigua jusqu'à la barque, la remorqua et commença à

la rattacher, mais il remarque que la corde était plus courte, comme si elle avait été

coupée. « Bah, se dit-il, la cassure a l'air nette, mais qui voudrait saboter ma barque ? Ce

sera sans doute un effet de ce vent violent. »

Le temps redevint clément. Un mois passa. La barque ne bougea pas. Mais dès

que la tempête se leva à nouveau, la scène se répéta une quatrième fois, quasiment à

l'identique ! Oscar fut mortifié de devoir encore réclamer au voisin le prêt de son bateau.

Qu'allait-il penser de lui ? Qu'il était un étourdi qui ne savait même pas arrimer une

barque ? Un profiteur qui a besoin de l'aide de son prochain à chaque tempête ?

Deux jours passèrent. Marguerite qui revenait de la pêche aux moules trouva Oscar

en pleine action. Il avait décidé de tirer la barque sur la plage. Bien sûr, il serait plus

difficile de la remettre à l'eau, à chaque fois, mais au moins, elle serait en sécurité. Il ne

fallait surtout pas que cette mésaventure se reproduise une cinquième fois ! Un

promeneur passant non loin de là aurait pu observer une scène très curieuse. Oscar,

juché sur son tracteur remorquait sa barque, montée sur roulettes à l'aide d'une corde,

tandis que Marguerite, l'épuisette à la main surveillait les opérations, sous l'œil attentif du

chien qui devait se dire, que décidément, les humains étaient des êtres bien surprenants.

Oscar, cette nuit-là, pu enfin trouver le sommeil. Non content d'avoir tiré sa

précieuse barque jusqu'à la terre ferme, il l'avait en outre solidement attachée. Et la

barque ne bougea plus … jusqu'à la tempête suivante. Tout se passa encore pendant la

nuit. Oscar n'en revenait pas ! Penaud, il dut retourner chez son voisin une cinquième

fois :

« -Tu ne me croiras jamais, mais ma barque s'est encore décrochée. Cinq fois ! Tu te

rends compte : cinq fois ! C'est impensable ! Tu vas finir par penser que c'est de la

mauvaise volonté de ma part, ou que je le fais exprès dès qu'une tempête se lève pour

risquer de mettre en pièces ton bateau !

-Mais, non, Oscar, je te le prête de bon cœur. Tu sais bien que je n'arrive pas à le vendre,

de toute façon. Et si tu l'endommages, l'assurance me le remboursera. » dit le vieil

3

Page 15: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

4avis de tempête

homme, en dissimulant discrètement sous son buffet, du bout de son pied, une énorme

paire de cisailles.

4

Page 16: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Cayenne

C’est la première fois depuis près de trente ans que je le regarde dans les yeux. Il estdebout, grand et maigre, face à moi. Son chapeau le protège de la pluie fine et insistante.Il m’empêche de voir ses yeux. Je ne sais pas s’il m’a reconnu.

Je m’avance d’un pas pour entrer dans le rond de lumière que projette le réverbère. Pasde réaction. Il me regarde juste fixement. Il m’a reconnu.

Ca fait longtemps que je me prépare, pourtant je ne sais pas par où commencer. Ilattend. Il faudrait que je commence par m’excuser. Si j’avais eu le courage de parler, il ya trente ans, rien ne serait arrivé. Mais, il est sans doute trop tard pour les excuses detoute façon.

Nous sommes deux vieillards maintenant. C’est un peu ridicule d’avoir attendu silongtemps, je m’en rends compte. Je suis pas vraiment un type courageux. J’ai toujourspréféré la fuite. Mais pas aujourd'hui.

« En 1923, c’était le fisc que je fuyais. Toute ma fortune reposait sur les bénéfices quej’avais faits pendant la grande guerre. On menaçait de tout me prendre. Alors, j’avaisdécidé de tout liquider. De partir.

L’autre raison, c’était Cathy. Cette petite putain anglaise que j’avais rencontrée dans unbordel de Rennes voulait que je l’épouse. En France, ce n’était pas possible. La famille,les affaires, la politique, tout m’en empêchait. Je ne voulais pas qu’elle me quitte.

Tu devais m’emmener à Paris avec ta vieille Cadillac. Nous devions la vendre à unaméricain, sur le Champ de mars. De crevaison en crevaison, nous n’y sommes jamaisarrivés. Je t’ai dit adieu sur un quai de gare. Tu pensais me retrouver quelques jours plustard. Je savais que je ne te reverrais jamais. Nous nous trompions tous les deux. Troisjours après, je prenais le bateau au Havre, avec Cathy. Destination Cuba, via Londres.

Pris de remords, j’avais chargé un docker d’envoyer un télégramme pour rassurer mafamille. J’ai appris plus tard que ça n’avait fait que renforcer les soupçons contre toi.

A Cuba, j’ai passé les plus belles années de ma vie. J’ai épousé Cathy. J’avais unegrande maison, toujours pleine de bruits, de rires. Je me suis fait des amis, j’ai repris lesaffaires. Les Français qui voulaient eux aussi faire des affaires dans l’île venaient d’abordme voir. J’étais devenu une référence.

Un jeune négociant en rhum venant de la Martinique avait pris l’habitude de m’apporterdes journaux français. Ils étaient vieux de plusieurs mois. Quelques lignes à la page faitsdivers m’ont appris ce qui t’était arrivé. Condamné au bagne à perpétuité pour monmeurtre, tu venais d’être envoyé à Cayenne.

Pendant de longues nuits je me suis demandé ce que j’allais faire. Je ne voulais pasrevenir en France, tout sacrifier. J’ai laissé passer beaucoup de temps avant d’admettreque je n’allais rien faire. Cathy m’a quitté pour un Américain, plus jeune, plus riche.

Tu as le droit de ne pas me croire, mais je pensais à toi tout le temps. Comment tu vivais,ce que tu faisais. Plus rien ne me retenait à Cuba, alors j’ai décidé de prendre le bateau

Page 17: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

pour Saint­Laurent du Maroni. J’ai débarqué en Guyane à la plus mauvaise saison.L’humidité était encore pire qu’à Cuba, mes vêtements me collaient au corps. Descabanes en planches bordaient des chemins boueux. Un cloaque où les insectes étaientles maîtres.

A Cayenne, je me suis installé dans une pension de famille crasseuse. Je partageais mesrepas avec d’autres Français venus chercher fortune dans ce trou à rats. Je n’ai faitaucun effort pour m’intégrer au milieu de ces petits blanc pauvres qui cherchaientdésespérément à ne pas ressembler aux indiens et aux noirs, aussi pauvres qu’eux. Aucontraire je fréquentais les rades les plus minables où peu de blancs osaient s’aventurer.C’est là que les gardiens du bagne venaient s’assommer après leur travail.

Pour la plupart, c’étaient des brutes épaisses qui ne se faisaient pas prier quand on leuroffrait un verre. A grands coups d’alcool frelaté, j’ai rapidement été accepté. Avec leursgueules d’ivrognes, ils ressemblaient aux gens qu’ils étaient censés garder. En gagnantleur confiance, j’ai appris comment se déroulait la vie du camp. Peu à peu, j’ai glané desinformations sur toi.

Au milieu de ce ramassis d’assassins, tu survivais comme tu pouvais. Tu occupais tesjournées à curer des fossés et à couper du bois. Sous la pluie, comme sous le soleil deplomb. Les rations de nourriture, déjà insuffisantes, étaient souvent détournées par lesautres détenus. La loi du plus fort. Les gardiens trouvaient très drôles de vous voir vousbattre entre bagnards pour un peu plus de nourriture, un meilleur grabat, un travail moinspénible.

J’ai été très fier d’apprendre que tu avais tenté de t’échapper. Tu gardais l’espoir de sortirde ce trou. J’ai toujours su que tu étais le genre d’homme qui se bat jusqu’au bout. Tugardes toujours sur tes mains et ton visage les cicatrices de cet incendie dans lequel tut’étais jeté pour sauver ta femme.

A la suite de ça, un gardien m’a appris que l’administration pénitentiaire t’envoyait purgerune peine de cinq ans dans les îles du Salut. Le bagne du bagne. A Cayenne, tout lemonde les appelaient les îles du Diable. Plus encore que dans le camp principal, on ymourait du typhus et du paludisme.

Je n’étais plus le bienvenu dans ma pension de famille. Je m’installais donc dans unecase du quartier noir, chez une jeune métisse que j’avais rencontrée dans un bar où ellese prostituait. Tu étais enfermé dans une pièce sans fenêtres, dont tu n’avais le droit desortir qu’une fois par mois. Moi, je restais cloîtré dans la pièce unique où nous vivions. Sije n’avais pas été si saoul, la chaleur m’aurait sans doute rendu fou. J’ai attrapé lepaludisme et je passais des journées entières, seuls, à délirer, couché sur mon grabat.

Ma maitresse métisse a fini par me mettre à la porte. Elle disait qu’elle me trouvait tropsale. En fait, elle avait peur de moi. J’étais devenu une épave.

Je vivais dans la rue. Je mendiais. Je parlais tout seul face à la forêt qui encerclait la ville.Je mangeais les restes putréfiés qu’on voulait bien me donner. Le regard des blancs metraversait comme si je n’existais pas, et je n‘avais plus rien à offrir à la société decanailles que j‘avais entretenu jusqu'ici. Même les chiens m’évitaient.

A ce moment là, j’ai vraiment cru que j’allais sombrer. J’ai eu la tentation d’aller au postede police révéler mon identité. Mais je ne l’ai pas fait. Le secret de ma fuite était la seulechose qu’il me restait.

C’est le patron d’un des bars minables que je fréquentais qui m’a offert le gîte et lecouvert en échange de menus travaux. Avec son penchant pour la boisson et ses

Page 18: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

manières d’ours, ce vieil homme est le seul à m’avoir tendu la main. Je me suis soigné,j’ai arrêté de boire.

Je ne le savais pas, mais toi aussi tu étais sorti de ton mouroir. Un médecin avait estiméque tu n’y survivrais pas.

J’ai survécu. Toi aussi.

Plusieurs années ont passé. J’ai repris le bar, à la mort du patron. En Europe, c’était laguerre. Ca ne changeait pas grand chose en Guyane. Le ravitaillement était plus dur àfaire, c’est tout.

Les affaires ont vraiment repris quand les américains sont arrivés à Cayenne. J’aitoujours eu une chance insolente de ce côté là. Je me suis rapidement renfloué. L’arrivéede l’administration gaulliste a adouci les règles du bagne, puis ils ont décidé de le fermer.Il était temps pour moi de partir.

Je suis retourné en France. Il n’y avait pas de grands risques d’être reconnu, j’avaistellement changé. Quand j’ai su que tu étais gracié, j’ai voulu être là à ta descente dubateau. J’avais passé presque vingt ans à quelques kilomètres de toi sans pouvoirt’approcher. Je voulais te voir.

Seul, parmi la foule, je savais ce que tu avais enduré pendant toutes ces années. Je n’aipas été étonné de voir débarquer ce vieillard décharné que tu étais devenu. Par contre,ton regard m’a glacé. Tu étais déjà un homme décidé. Mais jamais tu n’avais montré unetelle volonté. J’ai compris que tu ne comptais pas t’arrêter là.

En effet, dès que tu t’es remis physiquement, tu as cherché à prouver ton innocence. Tut’es mis à enquêter. J’ai suivi tes progrès. Tant d’années après, ça n’a pas été facile,mais tu as rencontré le docker à qui j’avais parlé au Havre, et tu as retrouvé la trace deCathy. Je pense que tu aurais eu du mal à remonter plus loin. Mais je te dois la vérité. Detoute façon, je suis trop près de la mort pour que ça ait encore la moindre importance. »

Les deux hommes, au bord du canal, se regardaient fixement. Le plus grand, celui auchapeau, n’avait pas ouvert la bouche. Soudain, il leva sa canne et l’assena de toutesses forces sur la tête de l’autre homme. Il le frappa plusieurs fois, jusqu'à ce qu’ils’effondre. Péniblement, il arriva à le tirer jusqu’au quai, et le jeta à l’eau. Il regardalongtemps l’eau noire, et dit : « Maintenant, tout est bien ».

1 cayenne

Page 19: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

C’est vrai, je te le promets !

C’est vrai, je te promets !

Le mensonge est de tout temps le mode d’expression le plus couramment utilisé par l’homme.Cette pratique remonte probablement aux temps les plus anciens.Un chasseur, dit préhistorique, se tenait prostré, le dos en appui contre un énorme rocher. Il voyait approcher vers lui un énorme fauve aux dents de sabre. Il pouvait entendre le souffle rauque de la bête qui, sûre de sa victoire, avançait pas à pas.Subitement, a terre se mit à trembler et une pierre de la taille d’une tête d’auroch tomba sur le fauve, le tuant net.L’homme déplaça la pierre puis porta un coup de javelot au cœur de celui qui était devenu son prédateur l’instant d’auparavant.Il apporta fièrement son trophée à sa compagne qui était restée dans la caverne dissimulée par le gros chêne.D’un grognement primitif, il lui fit savoir qu’il était un grand chasseur et qu’elle pouvait compter sur lui et bien vite venir faire des enfants.

Il n’est pas certain que le mensonge soit seulement atavique. A n’en pas douter, il tient pourtant en bonne part de ce que l’on nomme la nature humaine. Le mensonge n’est nullement un péché, une faute ou un crime. Il ne serait plus exactement qu’un outil élaboré au cours des siècles de l’évolution, le remède souverain pour garder la conscience tranquille.

Sarah vend des fleurs dans une petite boutique du centre-ville. C’est une jeune femme mignonne et avenante. Grégoire passe un jour lui acheter des fleurs pour sa femme. Il pense qu’elle sera touchée par ce geste romantique et qu’elle le gratifiera probablement d’un gros câlin pour lui montrer sa passion.Grégoire a dû se précipiter pour se rendre chez la fleuriste, courir en sortant de chez Julie, celle qu’il nomme ‛sa copine’ quand il a besoin de la présenter à un inconnu.

1

Page 20: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

C’est vrai, je te le promets !

Il a couru pour descendre dans le métro et couru pour se rendre chez la fleuriste afin d’être à temps pour son rendez-vous avec son épouse.Sarah est attendrie par cet homme qui semble tellement amoureux de sa femme.

- C’est mignon, j’aimerai bien avoir un homme comme vous qui pense à acheter des fleurs à sa femme.

- Oh, vous savez, c’est plutôt comme un rituel entre nous. Chaque trimestre j’apporte un bouquet de fleurs de saison, c’est devenu une habitude.

Quand elle se penche pour emballer le bouquet,, il ne manque pas de regarder les deux formes arrondies qui tendent le T-shirt de Sarah.

- Vous avez une très jolie boutique…- Merci, j’aime que ce soit toujours attirant.- Vous êtes vous-même très attirante et je me dis que

même s’il y a tant de fleurs superbes qui vous entourent, on remarque pourtant immédiatement que c’est vous la plus belle.Sarah rougit.

- Merci, je vous mets une carte…- Non, pas besoin…- Si ! Je mets une carte, il y a mon numéro de portable…

Moi, c’est Sarah- Moi, c’est Pierre.- A bientôt. Dit-il en sortant.

Elle lui répond “ à bientôt ” en lui souriant.Ils se retrouvent quelques jours après et Pierre apporte des chocolats à Sarah car elle dispose de toutes les fleurs qu’elle veut.Il prend bien soin de lui dire qu’il ne touche plus sa femme et étrangement il omet de lui parler de Sophie, mais aussi et de France, sa secrétaire à qui il n’offre ni fleur ni chocolat, mais qu’il emmène pour des passages furtifs dans des hôtels éloignés du bureau.Sarah n’a pas démenti quand il lui a fait remarquer que c’est bien un appartement de femme célibataire dans lequel elle vit. Elle ne lui a pas parlé de Marc avec qui elle vit depuis huit ans bien qu’ils aient chacun leur appartement.Les rendez-vous du week-end sont une épreuve de furtivité et de préparatifs alambiqués car Sarah de se

2

Page 21: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

C’est vrai, je te le promets !

rend chez Jean qui réside en banlieue et qu’elle ne peut rejoindre que le dimanche soir au dîner, car sa femme travaille en bretagne et prend le train chaque dimanche après-midi. Cet arrangement convient très bien à Pierre qui vient de rencontrer Melinda, la fougueuse brésilienne qui l’attend avec impatience dans sa chambre d’étudiante.Ce dimanche, Marie-Claude, la femme de Pierre, sachant qu’il ne rentrera pas du week-end, à cause d’un prétendu symposium sur les maladies transmissibles, a invité à dîner dans son studiobreton, Jacques, le meilleur ami de Pierre. Ils vont ensuite regarder le DVD de Manhattan car ils aiment tous les deux Woody Allen. Très attendris par le film, ils se prennent par la main et font plus intime connaissance.A chaque fois que Sophie, Sarah, Marie-Claude ou Mélinda demande à Pierre : Tu m’aimes ? Il répond, avec conviction et sur un ton qui n’admet pas de contradiction :

- je n’aime que toi.- C’est vrai ?- Je te dis que je n’aime que toi.

Et un jour, Marc, ou Pierre, ou Jean et ce charmant livreur de pizzas, comment s’appelait-il déjà ? Farid, c’est ça, a demandé :

- Tu m’aimes ? Elle a répondu avec conviction :- Mais je n’aime que toi.- C’est vrai ?- C’est vrai, je te le promets.

3

Page 22: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

CONFIDENCE SUR L'OREILLER

Si ce n'était cet incessant bourdonnement provenant d'on ne sait où, je me sentirais

bien. Trop bien même pour que cela continue. La vie m'a appris, entre autres

choses, qu'il convient de se défier des états proches de la béatitude. Mais là, j'en

redemande.

Des kyrielles de nuages floconneux défilent sagement sous mes paupières, à la

queue leu leu. C'est un peu idiot, mais je me dis qu'ils doivent pénétrer par une

oreille, circuler dans les lobes du cerveau, passer un à un devant la lucarne de mes

yeux et ressortir par l'autre oreille pour se perdre quelque part dans l'atmosphère.

Ça dure, ça dure depuis des heures, des jours, des siècles peut-être. Et je voudrais

que cela persiste.

Au moins jusqu'à ce que la Voix arrive. Pas une de ces voix sonores et rondes

grondant parfois autour de moi, mais celle, aiguë et dansante, qui aligne les mots

comme les dents d'une scie, succession de pics et de vals. J'aime la petite musique

de la scie qui grignote le silence, et la sciure des mots pleuvant alentour. Je ne peux

le distinguer, mais j'imagine le sol jonché de ces copeaux minuscules qui absorbent

la sonorité des pas et dotent d'ailes cette ombre dont je perçois les va et vient

frôleurs.

A franchement parler, je ne sais pas ce que je fais ici, à suivre la sarabande des

petits nuages qui n'en finissent pas de ne pas finir en survolant de longues plages de

silence. J'ignore ce que je fais ici, mais cela m'indiffère. J'attends la Voix.

La voix d'odeurs et de chuchotis qui me palpe et me parle comme si elle me

connaissait, une voix aveugle et tâtonnante, pleine de glissements, d'incertitudes,

d'hésitations…

…" L'ange des mutilations avait frappé à la persienne de son aile large et muette …"

René Char…Char, charrette, charrue, chariot ( avec un seul r ) ! Stupide ! Pourtant

ça me fait rire malgré ce bâton qu'on m'enfonce dans la gorge. Encore un mauvais

coup de la voix rondouillarde. Je la déteste celle-là.

NICKY

Confidence sur l’oreiller

Page 23: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Je suis un goéland, bec ouvert, et moi aussi je voudrais battre des ailes, dire à la

Voix :

— Je suis Jonathan, le goéland, alors rendez-moi mes nuages blancs…

Je dois le crier car cela résonne dans ma tête, mais personne ne m'écoute. Elles

parlent, elles parlent, les voix transparentes et le claquement de leurs ailes bouscule

mes mots dans tous les sens. Je ne distingue plus rien dans ce puzzle.

Une voix ronde et sonore est venue se jucher à mon côté, sur le perchoir, et elle me

donne des coups de tête à chaque fois que j'ouvre le bec.

" Jona…" pan ! un coup de tête…" le goé…" pan ! un autre coup de tête.

Alors, je renonce. La voix s'envole en pérorant, boule de faconde accompagnée de

plein de petites voix pointues la suivant comme la queue d'une comète. Les nuages

blancs reviennent, en complet désordre. Je savais que cela ne pouvait pas durer.

Fini le bel ordonnancement ! Maintenant c'est un tohu-bohu de silences sous mes

paupières lardées de mille et mille échardes. Le bâton dans ma gorge gonfle et fleurit

ses douleurs.

Qu'est-ce que c'est que ce bordel ?

— Martine…Il a dit…diminuer dose Prodotyl de moitié…nuit…relever tension toutes

les heures…le carnet…bon courage…

Soudainement, j'ai l'impression d'écouter aux portes et de maîtriser un dialecte

jusque-là abscons. Je voudrais leur dire, aux voix :

— Eh là ! Je vous entends…

Mais elles s'en moquent. Elles ne me croiraient pas, tellement je suis loin, à des

années-lumière sans doute. D'abord, on ne me croit jamais. Tiens, c'est comme chez

ma tante et mon oncle, là-bas dans le Périgord…

Bien sûr, j'étais tout môme, quatre ans peut-être. Mais petit cela n'implique pas

sourd, ni aveugle. Ils voulaient que je dorme dans leur chambre pour mieux me

surveiller.

— C'est une responsabilité, opposait ma tante à l'oncle pas tellement d'accord.

Ils s'imaginaient toujours que je sommeillais quand ils faisaient leurs cochonneries.

Bien entendu, souvent je dormais et je n'ai pas dû tout voir. Probable que ça vaut

mieux, parce qu'ils ne se gênaient pas.

NICKY

Confidence sur l’oreiller

Page 24: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Plus encore que les râles de la tante, ce qui me terrorisait c'était le buisson de poils

au bas de son ventre. Dans la semi-obscurité de la pièce, on aurait cru voir une bête

malfaisante, prête à bondir. Vrai, ça me foutait une telle trouille qu'au matin, quand

ma tante voulait me prendre sur ses genoux, je me sauvais à l'autre bout du jardin. A

cause de la bête tapie sous sa robe.

Bien évidemment, je ne pouvais pas lui avouer :

— La bête, là, je l'ai vue…

Alors je m'enfuyais au plus loin et chacun de s'exclamer que j'étais un drôle de

sauvageon, et que ce n'était pas surprenant avec le père que j'avais, les chiens ne

faisant pas des chats ( ou l'inverse, je ne me souviens plus…). De fait, c'était dû

à la peur panique de la bête, mais je ne pouvais pas le dire. On m'aurait traité de

menteur, ou de petit vicieux. Comme si c'était moi qui trimballais une bête sale entre

mes jambes !

La voix est là, que j'identifie à chaque fois à son odeur de dehors, de foule

déambulant sur le trottoir. Allègre comme la brise vespérale ramenant les voiliers au

port et qui fait renaître en ma mémoire le clapot de choses oubliées. Des choses que

je crois importantes, mais je ne sais plus pourquoi et cela m'ennuie.

Je la reconnais. Pourtant, tout est différent. La voix habite un corps de femme, j'en

suis persuadé alors que je ne m'étais jamais posé la question. Avant, il y avait "

la Voix " et cette chaleur qu'elle épandait au creux de mon oreille. La voix surgie

de l'éther dans un froissement d'ailes que je voulais blanches, douces, presque

velouteuses, parce qu'il ne pouvait en être autrement. Et les nuages floconneux

voguaient au fil de la voix, se pressant comme les bulles de la lessive de maman

dans le caniveau. Ensuite, ils devaient se perdre dans quelque recoin inexploré,

dans une autre galaxie peut-être.

La voix s'est posée sur le rebord du lit et je respire ses fragrances avec tellement

d'intensité que la tête me tourne. La pesanteur s'affirme de ce corps étranger

écrasant le matelas si brutalement que je crains de basculer. Basculer dans quoi ?

Je n'en ai aucune idée mais l'inquiétude s'évanouit lorsque la voix se penche sur

moi, m'ensevelit de son parfum de dehors, me caresse le visage de son aile.

En réalité, je m'en convaincs maintenant, cette aile duveteuse n'est qu'une

chevelure, longue à coup sûr, qui me frôle et s'échappe, puis revient pour disparaître

NICKY

Confidence sur l’oreiller

Page 25: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

à nouveau. La fugacité du contact exacerbe tous mes sens. Je devine mes pores se

dilatant pour absorber plus encore, aspirer ce frôlement.

La voix s'insinue dans mon oreille cependant qu'une main, soulevant le drap, repose

sur ma poitrine pour glisser ensuite, couleuvre tiède à l'aplomb du ventre, jusqu'à

mon sexe sur lequel elle s'affaire, précise et méticuleuse. Un grand bien-être me

submerge, m'engloutit dans un tourbillon de senteurs reconnues, enfouies au chaud

des souvenances, si proches, tant lointaines. Oui, le grenier…

Le grenier… Les rais de lumière filtrant des ardoises disjointes, exaltant le parfum

des pommes étalées à même le plancher afin de les conserver jusqu'à la Noël. Le

parfum des pommes mêlé à tout jamais à cette odeur de femme que mes quatorze

ans découvrent sous la jupe relevée de cette Ève lubrique dont le rire se fêle tandis

que ses doigts s'affolent sur la braguette récalcitrante.

Et les seins jaillissant, énormes, bien plus que ne le laissait pressentir le gonflement

du corsage, enserrant mon visage dans leur moiteur douce, fade et salée à la fois,

alors que la main parvenue à ses fins referme ses pétales sur le membre épanoui et

docile qu'elle guide vers l'antre où se terre la bête noire.

Le rire résonne en moi, moqueur, qui me poursuit pendant que je roule et déboule

sur le tapis de pommes, chois dans l'escalier, fuyant le succube dépoitraillé et hilare

qui exhibe, tel un pavillon noir, la mare d'ombre entre les rives laiteuses des cuisses

entrouvertes…

La bouche doit être tout près de ma face. Le souffle chuchote une brise que j'imagine

rouge-orange, porteuse d'une haleine cosmétisée. Des lèvres modulent des mots

qui s'accrochent les uns aux autres, deviennent phrases, discours intelligibles, ou

presque.

Comme lorsque l'effet de l'aspirine se dissipe, peu à peu les douleurs s'extirpent de

leur mue oubliée sur le sol d'un hier incertain et plantent leurs crocs dans chaque

muscle, chaque organe.

La voix a conservé sa tonalité mais perdu sa grâce, ce halo d'improbable la nimbant.

Elle se fait insistante, enveloppante, pareille à la main modelant cette part de moi au

bas du ventre.

NICKY

Confidence sur l’oreiller

Page 26: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

— Alors hombre, on ne s'ennuie pas trop sans sa Martine ? Ça te ferait mal de le

reconnaître : tu m'attends, je le sais. Mais si, mais si… Vous êtes tous les mêmes.

Tous. Il n'y a qu'une chose pour vous intéresser et encore faut-il qu'elle se renouvelle

vite ou sinon… Tu ne vas pas me croire, Maurice aussi au début c'était tout feu tout

flammes. Et ça a duré quoi ? Un an à peine. Faut croire que ce qu'il y avait sous

les autres jupons était plus excitant. L'attrait de l'inconnu bien sûr. Tu parles d'un

inconnu ! Si quelqu'un pouvait m'expliquer la différence…

Je l'ai mis en garde, Maurice. Pas de ça avec moi… Il riait, l'imbécile, comme si je

racontais des histoires drôles. Il riait…

La main s'est crispée sur le drap et je ressens, en pointillé, la morsure des ongles. Je

voudrais crier, lui ordonner de me lâcher, que son Maurice j'en ai rien à foutre !

Le ton s'est durci également, d'une transparence de quartz, froide, si froide.

— Il était allergique à la digitaline. Faut reconnaître qu'à haute dose il n'y pas grand

monde pour supporter. Pauvre Maurice ! Pourtant, je l'avais prévenu : Pas de ça

avec moi… Je l'ai regardé boire. Bois, Maurice, bois et je te jure que cela te fera

passer l'envie de sauter sur tout ce qui bouge ! Il a tout avalé, l'imbécile ! Moi, je

buvais du petit lait. Je l'avais prévenu…

Thrombose cérébrale, qu'ils ont diagnostiqué en tentant de me consoler. Il est vrai

que je les avais aimablement aiguillés en détaillant des symptômes qui ne trompent

pas. C'est mon métier, non ?

Il reposait comme toi, étendu sur le lit, sauf qu'il ne respirait presque plus. J'ai

abaissé son slip et j'ai mis son sexe dans ma bouche. Je n'avais pas été la première

ni, encore moins, la seule, mais au moins je serais la dernière. Crois-moi si tu veux,

je l'ai fait bander comme un âne, tout flagada qu'il était. C'est là que j'ai compris qu'il

n'y a que ça qui compte pour vous, mais c'était ma façon de lui dire adieu. Et un peu

merci.

Elle délire, ou c'est moi ? Pourquoi me raconte-t-elle tout ça cette folle ? Elle

assassine son homme et vient me débiter ses turpitudes à l'oreille, comme au

confessionnal.

— Oui, je l'aimais bien Maurice, c'est pour cela que je l'avais mis en garde…

La voix s'alanguit, se fait rêveuse, s'interroge cependant que ses doigts me palpent,

s'attardent incrédules.

NICKY

Confidence sur l’oreiller

Page 27: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

— Tous les mêmes ! Regarde, toi le légume, même dans le coma il suffit qu'on

t'effleure à peine ( Elle appelle cela " effleurer " ! ) pour que tu te crois revenu à

la belle époque. Mais il est fini, mon vieux, le temps des cerises et de la feuille à

l'envers !

Coma, coma, coma !

Le terme fore des murs d'opacité pour atteindre ma conscience claire. C'est donc

cela, je suis - j'étais ! - dans le coma !

Et cette garce qui me raconte sa vie, et me tripote et pleure son Maurice qu'elle a

empoisonné !

Des bouffées de rage impuissante me montent au cerveau. Des tonnes pèsent sur

mes paupières et pourtant je parviens à entrouvrir un œil, un seul. La voix est là,

balbutiante, baudruche claire qui se penche vers moi et s'exclame :

— Pas vrai ! Tu te réveilles ! Tu te réveilles !…

La main a brusquement quitté le couvert du drap. L'ombre blanche semble agitée de

convulsions qu'elle communique à ma couche. Toujours ce bâton dans ma gorge…

Je voudrais dire des choses et grogne. L'ombre s'est inclinée et colle son oreille à ma

bouche. Je pousse sur les mots afin qu'ils sortent mais n'en expulse qu'un seul :

— Sa…lope !…

Je suis certain que c'est inaudible, pourtant elle a compris. Je sais qu'elle a compris.

Mon œil unique vague dans une brume bleutée, s'effare de tuyaux qui sourdent

de moi et d'aiguilles qui me pénètrent. Je distingue l'animal dont j'entendais le

ronronnement tout près et qui clignote des lumières multicolores.

Pas le temps de m'apitoyer sur mon sort. L'ombre s'est redressée d'un coup, remue

des choses dans un coin de la chambre où je ne peux que la distinguer, puis revient

et murmure à mon oreille :

— Tu n'aurais pas dû, Maurice, pas dû…

Non ! Elle ne va pas faire cela !

Mon regard cyclopéen, sous sa paupière de plomb, ne peut quitter la main abaissant

une à une les manettes…

Non ! Je ne le ferai plus, Martine ! NON ! Elle ne va pas… La vache…

Confidence sur l’oreiller

Page 28: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Dernière mission

L’homme au costume sombre se leva brusquement et quitta la pièce sans un mot… Un aller-retour transatlantique pour satisfaire un vœu fait il y a un an. Cette dernière mission lui déplaisait. « Passagers du vol AF 3657 à destination de Paris Orly, dernier appel et fin d’embarquement. » Cécile, micro en main, manquait cruellement de sourire. Elle aurait bien aimé, mais non, définitivement non, le cœur n’y était pas. Au comptoir, les retardataires, quittant à regret les boutiques duty free, présentaient leurs cartes d’embarquement dans l’effervescence des ultimes minutes de vacances volées. Elle scanna les dernières cartes machinalement. Sa collègue lui adressa un encouragement muet. Bientôt Orly, la vie reprendrait son cours. La tristesse avait pris la jeune femme dès son réveil ce matin-là. Sonnerie irritante, rappel de la dure réalité. Agacée, elle avsait lancé le bras vers la table de nuit. Sa main cherchant le bouton salvateur avait heurté l’abat-jour et envoyé valser la lampe de chevet. Le bruit strident et répétitif la poursuivait comme un rire moqueur. De rage, elle tira sur le drap et enfouit sa tête sous l’oreiller. Après un quart d’heure de suffocation, elle dut s’y résoudre : se lever ou étouffer. Elle posa sa main sur le réveil. Le bracelet brésilien glissa le long de son poignet. Elle l’observa un long moment. Comme pour lui laisser une dernière chance de parler. Elle soupira, ouvrit le tiroir, fit glisser la lame des ciseaux. À quoi bon attendre que ce fichu bracelet se rompe tout seul ! Le vœu ne s’exaucerait jamais ! Fallait-il être idiote pour croire à des bêtises pareilles. Son geste stoppa net, elle se ravisa. C’était encore difficile. Mélancolie sur une journée ensoleillée, l’escale de rêve s’assombrissait. Elle faisait partie de l’équipage du vol de 22 heures, elle avait donc la journée devant elle pour profiter de la plage. Elle préférait les lieux plus sauvages à la langue de sable surpeuplée, aux palmiers de pépinière de l’hôtel, mais c’était toujours mieux que de rester dans cette chambre. Depuis combien de temps fuyait-il ? Ils semblaient avoir perdu sa trace peu après l’entrée du sentier qui s’enfonçait dans la mangrove. Il n’avait alors plus perçu le son de leurs voix. Les ordres hurlés dans la course, les cris essoufflés s’étaient évanouis. Étouffés au fur et à mesure qu’il s’engageait dans l’entrelacs de racines et branchages. Pas le temps de se retourner, pas le courage. Il avançait à un rythme maintenant plus lent. Les mangles gris ne lui offraient qu’un piètre refuge et l’ombre ne suffisait pas à atténuer la chaleur accablante de l’après-midi. Ses pieds meurtris par la course de ces dernières heures n’étaient plus que douleur. Entre sable et vase, brûlure mordante, il avançait tel un automate. Le seuil de souffrance dépassé, seule subsistait la dernière sensation, celle où la mort effleure la vie. Il repoussa les assauts du découragement. Les racines des palétuviers rouges se faisaient

1

Page 29: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Dernière mission

échasses en approchant de la rive, l’eau saumâtre baignait maintenant la forêt. Il se posa sur l’entrecroisement de bois et attendit. Son cœur battait à tout rompre, il n’arrivait pas à maîtriser son souffle, il suffoquait d’épuisement. Le soleil descendait sur le morne, plongeant dans un incendie gigantesque la cime des arbres. Il perdit conscience. Lorsque des chiens recommencèrent à aboyer, la nuit était tombée. Le silence qui suivit l’affolement de la meute l’éveilla. Il tendit l’oreille, se concentrant sur les bruits. Il les isola un à un, cherchant celui qui n’appartenait pas à cet environnement. Le bruit léger de l’eau et du ressac en bord de mer masquait à peine un sifflement, un souffle ronronnant. L’éclat de la pleine lune projeta soudain l’ombre d’un hélicoptère sur l’eau de la baie. Instinctivement, il baissa le visage et se renfonça au plus près du tronc. L’engin resta en stationnaire à quelques mètres au dessus de l’eau, tous feux éteints. Projecteur fouillant la surface des flots et le sable de la plage. Ils le cherchaient ! Un spasme le saisit du plus profond de ses entrailles, la brûlure remonta fusant jusqu’à lui ôter la respiration. La peur le tétanisait. Une brise légère se leva. Les pales soufflaient un vent qui ridait la surface de l’eau et levait le feuillage, au risque de le découvrir. Il grimpa dans les racines, s’accrochant où il le pouvait. Ses vêtements déchirés lui collaient à la peau. Il tenait difficilement un équilibre précaire. Qu’ils partent, qu’ils partent qu’ils partent….Faites qu’ils partent ! Son pied glissa, sa main se fit douloureuse en le rattrapant à la branche juste au dessous de lui. L’hélico s’éloigna. Ses doigts gourds ne le tenaient plus, les bouts en étaient déchiquetés. Il avait gravi en courant les pierriers, s’aidant de ses mains comme il le pouvait. Les roches volcaniques avaient lentement érodé la pulpe de ses doigts, arrachant la peau, mettant la chair à vif. L’attente dans l’eau avait achevé de creuser ses plaies. Il regarda ses mains, incrédule. Harassé de fatigue, il ne savait même plus s’il avait mal. Il prit son T-shirt, le déchira et s’attacha au tronc de l’arbre. Calé, il tenta de reprendre quelques forces, de trouver du repos. Au petit matin, il avait vu peu à peu le soleil émerger du haut de la colline, découper les cocotiers en ombres chinoises alors que la brume s’évaporait. La journée serait chaude. Seul trouble à cette quiétude, les chants des coqs ponctués des aboiements des chiens sous le pépiement incessant des oiseaux. Il devait bien y avoir une maison, une route, de la vie ? De l’aide ? Il n’avait aucune idée du lieu dans lequel il se trouvait. Il détacha son T-shirt et glissa les pieds dans l’eau. La mer d’huile ajoutait à son angoisse. Chacun de ses mouvements déclenchait une ondulation qui pouvait le trahir. Il n’osait pas bouger malgré la douleur. L’ankylose le prenait. Ses lèvres étaient sèches. Il avait l’impression que sa langue gonflait dans sa bouche. Il avalait avec peine le peu de salive qui lui restait. Premiers effets de la déshydratation. Attendre. Ce n’était qu’une question de temps. Les odeurs changeaient. Celles douces, suaves et végétales de la nuit, les mêmes qu’il avait senties en pénétrant le sous bois, s’effaçaient poussées par celles soufrées de la

2

Page 30: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Dernière mission

vasière, de la mangrove… de la décomposition. Il eut la nausée. Il regarda ses pieds. Un crabe venait d’en éloigner les crevettes qui s’y attardaient. Il sentit de nouveau la peur. La peur idiote et implacable de se faire pincer. Il en oublia ses poursuivants. Le soleil inonda la baie, s’élevant circulaire. Son éclat se voila instantanément, caché par une masse nuageuse, plongeant de nouveau le bord de plage dans la pénombre. Si seulement il pouvait pleuvoir ! Il pourrait se déplacer, laver ses plaies à l’eau douce, il souffrirait moins de la chaleur… Il pourrait étancher sa soif, apaiser la brûlure de sa gorge, de ses yeux. Au milieu de la baie aux reflets gris et dorés, deux pêcheurs, de l’eau jusqu’au torse, commencèrent une étrange danse, sautillant, piétinant le fond. Il resta caché. Observer. Attendre. Un filet de sang parcourait sa jambe et gouttait. Son pied avait dérapé dans la descente folle au milieu de l’enchevêtrement de racines de la forêt qui plongeait vers la mer. Il se souvenait avoir senti son corps basculer, il s’était protégé le visage et avait dévalé une dizaine de mètres en contrebas avant d’être arrêté par un arbre mort. Une branche cassée avait éraflé son tibia gauche avant de venir se planter dans son mollet droit, lui arrachant un hurlement qui avait indiqué à ses poursuivants la direction à suivre. Avec peine, il s’était relevé, pas un regard sur ses blessures, il fallait avancer, leur échapper, sauver sa vie. Il devait se soigner sinon, il ne pourrait bientôt plus avancer. Ils s’étaient levés à 6 heures la veille. Depuis l’hôtel, les 4x4 les avaient déposés au départ du sentier balisé, la boucle faisait 20 kilomètres en bord de mer, rendez-vous pris pour le retour, 16 heures 30, même endroit. Le ravitaillement dans les sacs à dos, ils étaient partis. Ils étaient cinq. À cette heure précise, il restait seul, accroché à une branche d’arbre. Blessé, épuisé et terrifié. La dernière vague poussa Cécile sur la plage. Elle s’allongea au bord de l’eau, jouant avec le sable du bout des pieds. Elle se laissait bercer, sentant la douce morsure du soleil matinal. Elle effleurait le sable du bout des doigts, vide de toute pensée. Elle laissait aller le temps, profitait simplement de l’instant. Le bracelet collé par l’eau salée, attira son regard. Elle soupira ! L’école d’hôtesse regorgeait de ces histoires de midinettes emballées par le commandant, les salons de l’aéroport résonnaient encore des mises en garde des anciennes. Premiers vols, le commandant n’avait rien d’extraordinaire. C’est sous le charme du second qu’elle était tombée. Elle effectuait un remplacement dans une équipe navigante, il y avait tout juste un an. Une escale à Rio et elle avait tout oublié. Après tout, elle était maître de sa vie ! Deux jours de rêve, elle y avait cru. Il lui avait dit… lui avait laissé croire… Sur Copacabana, il lui avait offert un bracelet vendu par un gamin des favelas qui baratinait les touristes avec ses bracelets brésiliens aux pouvoirs magiques. Accrochez-le à votre bras, faites un vœu… lorsque ce bracelet de fils tressés se déferra, le vœu se réalisera. Cécile la romantique, l’ingénue… Elle se détestait dans ce rôle ! Et pourtant, elle s’y était laissée prendre. Il avait attaché le bracelet à son poignet et elle avait fait un vœu. Comme une promesse.

3

Page 31: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Dernière mission

Elle glissa un doigt sous le bracelet tira violement, de rage, de dépit. Il résista. Impossible de lutter contre la panique qui l’envahissait. Un à un il revoyait tous les compagnons de cette macabre excursion. Steeve, un jeune australien rencontré la veille avait été le premier touché. Il s’était éloigné du groupe pour ce que les autres pensaient être une pause sanitaire. Après l’avoir attendu 20 minutes, ils l’avaient appelé, en vain. Revenus sur leurs pas, ils avaient découvert son cadavre adossé à un arbre, ils avaient cru tout d’abord qu’il dormait, mais sa tête pendait sur son torse, cervicales brisées. C’est alors qu’une balle avait sifflé, Catherine qui partageait sa vie depuis quelques mois s’était écroulée, marquée d’un cercle brun sur la tempe. Le couple qui les accompagnait tenta de fuir. La femme braillait, son mari qui avait fanfaronné durant tout le début de matinée s’agrippait à elle, hurlant plus fort encore. De nouveau des coups de feu. Puis le silence. L’étrange et effroyable quiétude de l’instant dramatique. La forêt, les oiseaux, le vent, tout s’était tu instantanément. Il avait fui dans la direction opposée, interminables minutes d’une course effrénée, sans repères. Il s’était tapi dans l’ombre d’une roche. S’effaçant, se fondant dans la nature qui, de paradisiaque, devenait hostile. Et il avait couru, couru jusqu’au bout de ses forces, mais sans savoir où, ni même pourquoi, si ce n’est survivre. Tout était confus, il délirait maintenant. Cécile remonta à l’ombre des cocotiers, elle prit le roman qu’elle avait apporté et s’installa sur son paréo. Le bracelet goûtait tachant le papier de gouttelettes qui laisseraient en séchant une petite auréole d’encre délavée. Elle repoussa le bracelet, tenta une nouvelle fois de s’en défaire. Sans succès. Elle ouvrit son livre mais ne parvint pas à entrer dans sa lecture. Les yeux perdus dans le vague. Vague à l’âme, pensées perdues. Il baignait dans sa transpiration en ouvrant les yeux. Où était-il ? Il s’assit sur le lit. Peu à peu les brumes du rhum de la veille s’évacuèrent laissant place à une gueule de bois d’anthologie. Ah, oui ! L’hôtel. Il jeta un œil à sa montre. Pas de montre. Il l’avait perdue au poker. Quelle nuit ! Quel cauchemar horrible. Il se leva. Où était son T-shirt ? — Cat ? Pas de réponse, elle devait être déjà sortie. Il se jeta sous une douche, prit des vêtements propres. À la réception, pas de trace de Catherine, la nouvelle hôtesse du bord avec qui il avait passé la nuit. Pas de message. La réceptionniste à l’accueil parut même surprise. Il poussa alors jusqu’à la plage. Catherine, il l’avait repérée dès le départ d’Orly. Nouvelle venue, juste sortie de l’école. Il la lui fallait ! Il l’avait eue. Assez facilement, se dit-il avec satisfaction. Il lui avait sorti le grand jeu, restaurant, fleurs, boite de nuit… La débauche de la veille au soir lui laissait la bouche sèche. Il plissa les yeux

4

Page 32: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Dernière mission

pour se protéger du soleil, il avait un mal de tête à tout rompre. Il se sentait fatigué et nerveux. Il se posa sous un groupe d’arbres pour scruter le bord de mer. Les effluves alcooliques mêlées à une étrange sensation de rêve éveillé, l’angoissaient. C’est alors qu’il aperçut Catherine, au moins elle était bien réelle, et vivante. Soulagé, il s’avança. Drôle de sensation, images de cauchemar, son ventre se vrilla, relents de peur. Quel imbécile il était ! La jeune femme sortait de l’eau en secouant ses cheveux. Elle s’arrêta avant d’arriver à son niveau. Ruisselante, elle s’agenouilla sur sa serviette et se pencha vers un homme qui l’embrassa en souriant. Sa vue se troubla, il ne comprenait pas. Il les observa un moment. Cet homme aux côtés de Cat, l’australien. Steeve, Catherine ? Est-ce qu’il rêvait ? C’était absurde ! Il s’approcha sans prêter attention aux gens autour de lui. Il piétina une serviette. Se rendant compte de sa bêtise, il présenta des excuses qu’il ne parvint pas à articuler. Le couple qui le regardait mécontent, était celui qui avait partagé sa fatale randonnée nocturne… Le malaise était de plus en plus perceptible. Ce n’était qu’un cauchemar ! La migraine l’accablait, le soleil l’aveuglait, la chaleur l’oppressait. Catherine et Steeve avaient disparu. Cécile toujours allongée sur sa serviette sentit un mouvement intempestif à ses côtés. Elle se retourna, quittant brusquement sa rêverie. Elle le reconnut. Elle savait qu’ils faisaient à nouveau partie du même équipage et qu’ils se croiseraient lors de l’escale. Il tituba et s’écroula. Elle se releva pour tenter d’amortir sa chute. Se rattrapant à son bras, il s’accrocha au bracelet qui se rompit. Cécile regarda apeurée la tâche carmin qui s’étendait sur le beige de la jambe droite de son pantalon de lin. L’homme au costume sombre reprit son calepin. « S’il n’est à moi, qu’aucune autre ne l’ai ! » en face il écrivit : mission accomplie.

5

Page 33: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Et chaque jour, un peu plus de silence …

1

Et chaque jour, un peu plus de silence ... Aujourd'hui, comme tous les matins, son réveil va sonner, mais elle sera déjà réveillée depuis une dizaine de minutes. Elle devra quitter la chaleur douillette du drap, laisser derrière elle cette torpeur matinale qu'elle affectionne par-dessus tout. Retrouver son costume de mère. D'épouse. Rentrer dans le moule, et reprendre le cours de sa vie. Elle triche encore quelques instants. Fait durer cet entredeux. Prolonge le rêve. Embrumée. Détendue. Sereine. Cette parenthèse lui est indispensable pour tenir debout le reste de la journée. Garder la tête haute. Elle refuse de s'attarder sur les raisons de ce besoin vital. Parce que si elle s'arrête pour y penser, elle ne se lèvera plus jamais. Elle le sait. La musique démarre doucement. C'est l'heure, il est temps de tourner une nouvelle fois la page. Bonjour. Une fois ce cap passé, elle est heureuse de retrouver son homme, ses enfants. Savoure son café, pieds nus sur la terrasse, le regard perdu dans l'immensité bleue au-dessus d'elle. Embrasse, cajole, sourit et encourage. Habille, range, chausse et encourage encore. Dans les yeux de ses enfants, elle devine la même envie d'échapper au quotidien. Le même désir brûlant d'autre chose, d'autrement. Et toute en patience, toute en douceur, elle enveloppe, rassure, accompagne ses amours sur cet ardu chemin. Promet à grands renforts de chaleur des moments d'abandon et de retrouvailles. Se les promet au moins autant qu'à eux. La journée défile, au rythme endiablé des responsabilités, des réunions, des fous rires contenus et des colères rentrées. Elle aime son métier, s'y investit sans compter. Là encore, tout est question de mesure, d'attention, de patience et de douceur. De fermeté et d'écoute. D'autorité et de souplesse. Un métier de paradoxes. Où elle s'amuse de cet équilibre précaire. Et s'épuise à tenir sur le fil. Elle aime ces moments où tout se met en place quand on ne s'y attend plus. Où le travail des mois passés porte soudain ses fruits. Où pendant quelques secondes, tout devient fluide et évident. Elle vit de longues périodes quasiment en apnée, dans l'attente de ces instants de plénitude. Ils sont rares, et d'autant plus précieux. Ce sont ses bouffées d'oxygène, vitales pour continuer. En fin de journée, elle se sent vide. Elle a tout donné pour que ça se passe sans accroc. Porté à bout de bras, à bout de souffle, des gens qui n'ont plus l'énergie de se porter eux-mêmes. Cherché, parfois trouvé, les mots qui apaisent, réconfortent, redonnent confiance. La phrase, l'intonation juste qui soutiennent. La posture, la main sur l'épaule qui accompagnent dans l'ultime effort. De l'extérieur, ces infimes détails peuvent passer inaperçus, ou tout du moins aisés, naturels. Même elle se laisse prendre au piège, et il lui arrive souvent d'expliquer à ses amis que ces attitudes font désormais partie d'elle, qu'elle n'a plus à les réfléchir, les calculer. Quand elle se pose et qu'elle analyse sa journée, elle est contrainte de constater que même si toutes ces adaptations lui deviennent chaque jour plus simples, comme un jongleur apprivoise peu à peu ses torches, intègre progressivement la gestuelle nécessaire au bon déroulement du spectacle, elle est constamment sur le fil, la tête en ébullition, et qu'elle a juste appris au

Page 34: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Et chaque jour, un peu plus de silence …

2

cours du temps à penser plus vite, non pour se faciliter la vie, mais seulement pour pouvoir prendre toujours plus de paramètres en compte. Et que chaque jour, elle prend plus de risques. Et se rapproche de la brûlure. De cet instant fatidique où elle aura tellement donné, où elle se sera tellement oubliée qu'elle s'effondrera. Où elle pourra se regarder d'un air détaché en se demandant bien qui est cette femme, à qui appartient ce corps au bord de la rupture ... Le soir arrive. Il lui faut récupérer les enfants, quitter son costume du jour pour l'habit de mère. Qui nécessite encore plus d'abnégation. De renoncement. Elle veut leur offrir le meilleur, et là il n'est pas question de matériel, pas seulement. Elle veut être présente, attentive. Ferme, pour qu'ils aient un socle solide sur lequel se construire. Douce, pour qu'ils sachent toujours où venir trouver le réconfort dans la tempête. Quoi qu'ait pu être sa journée, elle la met entre parenthèses pour pouvoir au mieux accueillir les leurs. Se montrer compréhensive face à leurs tracas, leurs querelles. Avoir le sourire et exploser de fierté pour leurs réussites, leurs joies. Être garante du temps qui passe, être celle qui se souvient, qui rappelle les douleurs passées, les solutions trouvées, les progrès réalisés. Plus que la gestion du quotidien, c'est cette attention permanente qui la mène si souvent au bord de l'épuisement. Parce que même fatiguée, même triste, même en colère, elle a décidé il y a longtemps que leur bien-être passerait avant le sien, que son bonheur dépendrait des leurs. Parce qu'elle refuse de baisser les bras, de baisser la garde. Parce qu'elle leur doit d'être forte. Pour eux. Donc pour elle. Elle a l'exigence de la perfection chevillée au corps. Et le moindre coup de couteau dans ce contrat la met à mal. La pousse à se donner encore plus, encore mieux. Elle ne se pardonne rien, alors qu'elle leur excuse tout. Elle ne laisse rien passer, non, elle ne se tolérerait pas laxiste. Elle met des mots sur les événements, les émotions. Elle met des mots sur la vie, le monde. Elle met des mots sur leurs colères et leurs chagrins. Sur leurs erreurs et leurs doutes. Elle est consciente du pouvoir infini des mots, de la force impérieuse de la parole. Elle la veut libre au sein de son foyer, parce qu'elle la sait capable de tout régler. Cette force, elle l'offre sans entrave à ses enfants depuis leur naissance. C'est probablement ce dont elle est la plus fière. Pour la leur transmettre, elle a dû se dire elle aussi. Et pourtant, elle a tu ses zones d'ombre. Elle a dit ses fragilités, gardé pour elle ses deuils. Elle a raconté ses rêves, caché ses regrets. Elle est devenue experte en silence, elle qui parle et fait parler. Elle s'est tellement tue. Ça gronde sous son crâne, ça cogne dans son cœur, ça grince dans ses entrailles. Son corps hurle à coups de douleurs tout ce que ses lèvres serrées retiennent. Même elle n'est plus capable de traduire, de comprendre de façon consciente. Au soir, quand le sommeil la surprend, tout remonte à la surface. Ses échecs de la journée, ses erreurs des dernières années, les rêves qu'elle croyait avoir oubliés. Enterrés. C'est au cœur de la nuit que retentissent ces cris. Ceux de l'enfant qu'elle était, une enfant qui refuse d'arrêter de rêver. D'être niée. Qui refuse de se taire plus d'une journée. Et profite de la nuit pour remanier sa vie. Attention, ce n'est pas qu'elle soit malheureuse. Ni qu'elle déteste sa vie. Loin de là. C'est seulement qu'elle a grandi. Qu'en devenant adulte, elle a dû faire des choix. Et qu'elle n'a jamais aimé ça. Elle a dû laisser sur le bord du chemin bon nombre d'options.

Page 35: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Et chaque jour, un peu plus de silence …

3

Rayer de la carte bon nombre d'autres vies. Elle avait tant de portes ouvertes. Mais ne pouvait pas tout faire. Il lui a fallu trancher, se projeter loin pour prendre les bonnes décisions, celles qu'elle pensait vivre le mieux. Avec le moins de regrets. Mais la douleur reste vive. Elle aime son métier. Elle adore son homme et ses enfants. Ce sont des choix réussis. Elle sait au fond d'elle-même qu'ils ont été les meilleurs de sa vie. Des choix qui la remplissent de joie. Une vie où elle se sent complète. Et malgré tout, elle a renoncé à tant pour ces choix-là. Les autres options auraient peut-être été plus dures à vivre, semées de plus d'embûches. Mais elle ne peut empêcher l'enfant de se demander souvent, bien trop souvent : et si ... ? Les moments de solitude qu'elle réclame parfois, ces sortes de fuite en avant, les phases où elle se renferme, disparaît, ne sont que des réponses à ce questionnement permanent. Une façon de faire taire l'enfant, de lui prouver qu'elle sait encore où elle va, qu'elle est sûre de ses choix, et qu'elle a su se préserver, la préserver, à chacun de ses pas. Elle se réveille. Dans dix minutes, il faudra qu'elle se lève. Elle devra quitter cette douce chaleur, cette merveilleuse torpeur. Mais pendant ces derniers instants, elle se demande pardon, elle renoue avec l'enfant qu'elle a trahie, elle reconnaît sereinement qu'elle lui a menti. Et elle s'absout avant de reprendre le cours de sa vie.

Page 36: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

MENSONGESETTRAHISONS Ilnefautpas

IL NE FAUT PAS

- Entrez, entrez les enfants, la représentation va commencer, Monsieur Loyal va vous emmener au pays du rêve, magie et féérie à tous les étages…-

Georges, p’tit Jo, est tout excité depuis trois jours à l’idée d’aller au cirque, et pas n’importe lequel, le grand cirque Bouglitov.

Son œil s’allume dès qu’il entend le puissant haut-parleur du camion rouge sillonner la ville.

En plus sa mère lui a promis de l’accompagner le lendemain, alors il ne tient plus en place, un vrai feu follet.

En sortant de l’école, il court pour épier les répétitions, rejoint les jongleurs, ses grands yeux bleus essaient de suivre le trajet des quilles et des balles, sa bouche bée devant les hommes volants du trapèze, les pieds graciles des funambules évoluant au-dessus de nulle part le fascinent.

Tandis que la fanfare fait rugir ses cuivres, le petit curieux s’émerveille devant les caravanes multicolores, s’imprègne de l’ambiance festive et chatoyante de l’esplanade, il ne sait plus où donner de la tête.

Pour la première fois de sa vie il se sent à sa place, en connivence avec des adultes, car s’il n’a jamais connu la misère, la vie de p’tit Jo a été chaotique, il a souvent été bringuebalé au gré des humeurs de sa mère.

Lassée par ses questions incessantes, un soir d’anniversaire, il allait souffler ses cinq bougies, elle lui a asséné que son vrai père était mort avant sa naissance, le coup fut rude pour le petit garçon.

Depuis ce jour Jo est solitaire, en proie à de trop sombres pensées pour un enfant de huit ans d’autant que personne ne parle à la maison, surtout pas Franck, son dernier papa ou plutôt le mari de sa maman.

Lui, il ne l’aime pas, avec sa grosse voix, sa moustache et ses yeux noirs sous d’épais sourcils qui lui font un peu peur.

Il souhaiterait plus que tout voir une photo de son père mais n’ose pas demander de crainte de fâcher sa mère et puis il ne faut pas.

C’est le refrain qu’on lui répète à l’envi - Jo, il ne faut pas -

Ils habitent à Longeville depuis quelques mois mais il ne se plait pas dans ce village aux pierres grises où tous les magasins ferment tour à tour, même l’école est sinistre et froide.

Page 37: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

MENSONGESETTRAHISONS Ilnefautpas

Quand par hasard on lui parle, c’est pour le traiter de gringalet et se moquer de son cheveu sur la langue.

-Bonzour Zo, za va auzourd’hui ?- Il les déteste tous.

Mais c’est à Longeville que sa mère a trouvé son emploi de serveuse et rencontré son homme, ils sont restés.

L’arrivée du cirque a enfin sorti p’tit Jo de son abattement et de sa tristesse.

-Salut Jo, tu traines encore aujourd’hui, viens par-là puisque tu fais déjà partie de la troupe, on répète le numéro d’acrobatie de ce soir -

Eberlué, il n’en croit pas ses oreilles - oui, oui, m’sieur, j’veux bien –

Sans le savoir p’tit Jo répond au directeur du cirque, Anton’, un grand gaillard blond au regard franc qui l’a pris en sympathie.

Se souvenant de l’enfant qu’il était à cet âge, il perçoit des trésors de curiosité derrière la timidité apparente de l’enfant.

En entrant sous le gigantesque chapiteau étoilé, le petit garçon pâle et frêle a les yeux brillants ; un léger tremblement mêlé d’interdit et d’audace fait frissonner ses épaules quand il les aperçoit : ils sont quatre, râblés, vêtus de noir avec une ceinture violine et portent un nom invitant au voyage - les Muchachos -

Lorsque le trampoline les projette dans les airs, ils pirouettent avec grâce, font corps dans un prodigieux numéro de main à main, Jo les imagine dans la mer aux prises avec les multiples tentacules d’une pieuvre géante.

- Allez Jo il est tard, tu devrais rentrer chez toi maintenant -

Anton’ a parlé avec bienveillance mais détermination.

Le petit s’extirpe à regret de son siège et s’engage vers la sortie.

Il traîne les pieds dans la poussière de la place, longe les imposantes cages des félins, ouvre grand sa bouche pour bâiller avec les tigres.

Il s’amuse de la vivacité des singes, leur lance quelques morceaux de cacahuètes ramassés ça et là, lorsque Francesca l’écuyère lui envoie un baiser de sa jolie main souple et scintillante de bijoux.

-Hello Jo tu peux caresser Sweety si tu en as envie, elle aime être cajolée -

La pouliche grise se laisse docilement flatter l’encolure, regarde l’enfant d’un œil humide et caressant, alors sous le charme p’tit Jo se met à rêver de tendresse.

Deux silhouettes se détachent un peu plus loin, un petit courtaud avec de grands souliers et un bel homme élancé.

Jo a peur que les deux individus ne se querellent quand il les voit s’empoigner et se jeter à terre, il n’aime pas les disputes.

Page 38: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

MENSONGESETTRAHISONS Ilnefautpas

Caché derrière le brasero, il les entend plaisanter en riant et comprend que les hommes chahutent avec bonhommie, les clowns répètent leur numéro !, alors seulement il reprend son souffle et profite des cabrioles des deux acolytes.

Il est si détendu qu’il en oublie l’heure…

Une grosse main sur son épaule le ramène à la réalité, le secoue brutalement, il comprend que son beau-père vient le récupérer au relent d’alcool qui frôle ses narines.

-Alors, minus, tu ne veux pas manger, eh bien tu rentres et tu te couches, ta mère est énervée, tu vas prendre une bonne rouste -

Anton’ devine la scène au loin et s’avance à grandes enjambées.

- Lâche cet enfant tout de suite, tu entends -

Un direct du droit atteint son interlocuteur au visage le laissant à terre, le nez en sang.

- Allons, je te ramène chez toi -

Sous l’effet de la colère Anton’ s’est exprimé avec autorité.

P’tit Jo emboîte le pas de son sauveur, plein d’admiration pour son héros, toutefois à l’angle de sa rue, conscient de son retard, ses jambes se mettent à flageoler à l’idée de ce que va dire sa mère.

Après avoir gravi l’escalier en colimaçon, c’est le cœur au bord des lèvres qu’il pousse la porte laissée entrouverte.

Martha prépare le diner, les boulettes à la viande qu’il affectionne tant mais une atmosphère pesante et tendue remplit la pièce, le dos voûté sur l’évier n’engage pas à la conversation.

Anton’ entoure les épaules de Jo d’un bras protecteur :

- Excusez, Madame, je vous ramène votre fils, on l’a retenu au cirque et l’homme qui venait le chercher a eu…euh…un empêchement, c’est un brave petit que vous avez là, un véritable artiste en herbe -

La mère sursaute au son de la voix, se retourne vivement laissant tomber la casserole sur le carrelage, elle est aussi livide qu’Anton’ est pétrifié en la voyant.

Le film se déroule alors au ralenti mais les images sont nettes.

Huit ans auparavant à Givry, le cirque était en tournée comme d’habitude.

L’orage avait grondé tout l’après-midi, un véritable déluge s’était abattu sur le village, les animaux étaient énervés, les forains aussi car la représentation devait être annulée.

Page 39: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

MENSONGESETTRAHISONS Ilnefautpas

Ce n’était pas le bon moment, la saison n’était pas une réussite, il avait fallu se séparer de l’éléphant malade, un trapéziste était tombé et Anton’ ne savait comment rompre avec sa dernière compagne, une dresseuse d’ours qui n’excellait pas dans son art.

Tout allait mal et Anton’ s’était offert un après-midi récréatif au cinéma où se donnait un vieux Gabin, il avait toujours raffolé de cet acteur.

Vêtue d’une robe légère à motifs de cerises sur fond vert clair, Martha tenait la caisse et se sentait bien.

Lorsqu’Anton’ avait demandé une place pour «Les vieux de la vieille », elle avait souri, sûre de sa jeunesse et de sa féminité épanouie, au premier regard, ils avaient su que leur rencontre connaitrait une suite.

A la fin de la séance, une promenade le long de la Sauvagine les avait rapidement menés dans le studio que Martha louait au propriétaire du cinéma.

Anton’ reprend ses esprits au moment où Franck entre brusquement dans la pièce, le visage tuméfié et passablement éméché.

- Il est pas déjà au lit, le morveux et puis lui, qu’est-ce qu’il fiche là ?-

Martha réalise l’incongruité de la situation, raccompagne Anton’ à la porte, ils se donnent rendez-vous pour le lendemain.

Anton’ dévale l’escalier, rejoint le cirque en souriant.

Après une nuit courte et agitée il vérifie les rations des animaux, s’assure que chacun est à son poste, se recoiffe et revêt sa plus belle veste.

Quand il arrive au pont il a du mal à reconnaitre en Martha la jeune femme fraîche et avenante qu’il a désirée par le passé, la veille, dans la pénombre de la cuisine il n’a pas remarqué les détails qui le frappent à cet instant.

- La vie n’a pas dû être tendre avec elle -

Elle porte une jupe bleue lustrée aux poches sur un chemisier jaune trop étroit, les cheveux tirés en queue de cheval, elle n’est pas maquillée.

L’air un peu emprunté il arrive à sa hauteur :

- Martha, si j’avais imaginé te retrouver ici…, dis-moi ce que tu es devenue…-

Martha se lâche, au bord des larmes, elle raconte les petits boulots, les garnis, les hommes de passage et l’erreur de son mariage avec Franck pour faire une fin, en pensant à son fils de huit ans, à cet âge-là on a besoin d’un père.

Huit ans…Anton’ réfléchit vite, fait le compte des années écoulées.

Page 40: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

MENSONGESETTRAHISONS Ilnefautpas

Son esprit galope, il pense au cirque, à sa liberté, ses responsabilités envers les forains, sa réussite à force de courage et d’abnégation et par-dessus tout au public, sa vraie famille.

Tant d’années à se battre contre les aléas du métier, la concurrence impitoyable, les relations d’équipe avec des saltimbanques au caractère bien trempé, les risques physiques encourus à chaque instant, les longues heures de dressage, les caprices du climat…

Il se demande pourquoi il s’encombrerait d’une femme volage et frivole liée à un enfant qu’il ne connait pas, qui n’est peut-être pas le sien.

Le rêve de paternité l’effleure mais très vite il n’a plus envie de confirmer ses doutes.

- Ecoute, Martha, j’ai été ravi de te revoir mais je reprends la route demain, et puis Frank est peut-être un type bien, il faut lui laisser sa chance -

Déjà il enfile la manche de sa veste :

-Dis à Jo qu’il peut venir à la séance ce soir, je lui trouverai une place au premier rang, après ce sera trop tard, allez bonne continuation Martha -

Et il tourne les talons.

Toute étourdie Martha ravale son amertume, elle n’a vraiment pas de chance avec les hommes mais elle a un enfant sur qui elle doit veiller, qu’elle a peut-être un peu délaissé.

Elle prend le chemin du retour; en arrivant à l’appartement elle ajuste machinalement son tablier et fait chauffer le reste des boulettes.

- Ça sent bon, M’man -

Jo franchit le seuil de la cuisine, Martha lui adresse son plus beau sourire.

- Viens manger, p’tit Jo, tu dois avoir une faim de loup -

Devant l’attitude conciliante de sa mère, Jo respire profondément et se jette à l’eau.

- Et pour le cirque, M’man ?-

- Il n’y a plus de place, p’tit Jo, mais demain on va au cinéma tous les deux -

Décontenancé, Jo intègre chacune des informations en silence.

Aller voir un film au cinéma, partager un moment heureux avec sa mère et par-dessus tout redevenir le p’tit Jo à ses yeux méritent plus que tous les cirques du monde.

-Et Anton’, M’man ?-

- Jo, il ne faut plus prononcer ce nom à la maison -

Page 41: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

MENSONGESETTRAHISONS Ilnefautpas

Page 42: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

1

Il venait d’avoir dix neuf ans, etc.

Malgré ses quarante cinq printemps, Jocelyne était très belle. Au départ, la nature

l’avait bien aidée, mais au fil des ans, elle avait fait en sorte de lui donner un sacré

coup de pouce, s’astreignant à une hygiène de vie dont pourraient s’inspirer

beaucoup de sportifs de haut niveau, et bien évidemment en ayant recours à la

chirurgie esthétique . L’argent de son mari avait été bien utile pour une nouvelle

poitrine, quelques liposucions, un menton bien tendu et la disparition miraculeuse de

la moindre ride de son visage. Sa dernière fantaisie fut de déclarer la fin des fesses

en goutte d’huile. Désormais la presque quinquagénaire présentait un petit derrière

bien rebondi, digne de ceux que l’on peut voir sur la plage de Copacabana à Rio de

Janeiro. Bien des femmes beaucoup plus jeunes enviaient son physique de rêve.

D’ailleurs, pour la troisième fois en quelques années, c’est elle qui figurait sur la

couverture du magazine de mode « Elle », où elle avait pris au tout dernier moment,

la place d’une autre « quinqua » très connue et encore très belle, Inès de la

Fressange. Une photographie prise par un professionnel de grand talent sur laquelle,

Jocelyne, grâce au jeu des ombres de ce chef d’œuvre en noir et blanc, paraissait

avoir vingt cinq ans. Une robe serrée noire, la tête rejetée en arrière, les yeux mis

clos et ses longs cheveux tombant naturellement sur ses épaules, la grâce féminine

dans toute sa splendeur. Le moulant de la robe plus que raisonnable, un décolleté

très discret, pas la moindre vulgarité ou impudeur, et pourtant une photographie à

damner un saint. Jocelyne vivait avec son mari Charles, propriétaire d’une chaîne

de grandes surfaces, dans un hôtel particulier à Neuilly. Il n’y avait pas que le

physique de Jocelyne qui était de rêve, la vie qu’elle menait l’était également. L’été

en Suisse, l’hiver dans les îles et entre les deux les boutiques de luxe et les salons

de soins. Charles et Jocelyne avaient eu deux enfants. Deux filles âgées de quinze

et dix neuf ans. Toutes les deux vivaient au domicile familial à Neuilly. Lors des

nombreuses réceptions auxquelles assistait le couple, Charles, soixante trois ans,

était fier de parader au bras de la femme que tout le monde regardait. Faire des

envieux était le jeu favori de cet homme d’affaire. C’est à la galerie d’art « Adodart »,

rue Madeleine Michelis à Neuilly, lors d’un vernissage, que Jocelyne fit la

Page 43: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

connaissance de

2 Il venait d’avoir dix neuf ans, etc.

Sébastien. Dix neuf ans à peine, un visage d’ange et paraît-il beaucoup de talent. Il

était le peintre à la mode sans un certain milieu dont les membres ignoraient tout de

cette phrase qui leur aurait paru saugrenue : « avoir des problèmes d’argent ».

Certes les toiles de Sébastien étaient regardables, mais de là à parler « d’artiste de

l’année », il y avait encore de la marge, un véritable fossé, pour ne pas dire un

abîme. Quelques critiques d’art, désireux avant tout de ne pas déplaire à la Jet Set

qui avait adopté le peintre, trouvaient que ses toiles bariolées étaient de véritables

farandoles de couleurs, alors qu’ils s’agissaient en fait de pâles imitations de celles

d’Henry Matisse. Trop aimables les critiques professionnels et surtout pas très

honnêtes. En fait, c’était plutôt la belle gueule de Sébastien qui plaisait aux

femmes de ce microcosme friqué et tout le monde sait très bien que ce que femme

veut… Les moins discrètes se pâmaient devant lui dans des exercices indécents de

séduction, d’autres glissaient subrepticement leur « 06 » dans la poche du bellâtre,

et toutes sans exception lui lançaient des œillades auxquelles un individu du sexe

masculin, normalement constitué, était censé ne pas pouvoir résister. Inutile de

préciser que la peinture de Sébastien se vendait bien et à des prix inespérés pour ce

jeune lancé quelques mois auparavant par un richissime homosexuel. Il faut préciser

que comme le cuirassé « Gloire » des années dix huit cent, l’artiste peintre était « à

voile et à vapeur ». Mais de cela, ces dames n’en avaient cure. Lors du fameux

vernissage, pendant que les hommes fumaient d’énormes cigares dans le salon de

la galerie prévu à cet effet, leurs épouses papotaient entre elles devant les œuvres

de Sébastien. Le jeune peintre était, bien entendu, au centre de toutes les

conversations. Certaines le trouvaient craquant. D’autres carrément irrésistible. La

femme d’un homme politique très connu n’hésita pas à utiliser les paroles écrites par

Pascal Sevran pour Dalida en déclarant qu’il était beau comme un enfant et fort

comme un homme. Toutes oubliaient « de compter leurs nuits d’automne » comme

le disait cette même chanson. La plus jeune d’entre elles avait en effet une bonne

vingtaine d’années de plus que « l’irrésistible peintre craquant ». Sûre d’elle et de

son pouvoir de séduction, Jocelyne s’approcha de « l’homme objet de toutes les

convoitises ». A partir de cet instant, au grand dam du groupe de cougouars de la

Page 44: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Jet Set, Sébastien ne s’occupa plus que de Jocelyne. Subjugué par la plastique

parfaite de celle dont il ignorait l’âge exact, lui le bisexuel, était devenu tout d’un

3 Il venait d’avoir dix neuf ans, etc.

coup bien plus hétéro qu’homo. Les arguments de Jocelyne ne se limitaient pas aux

formes de son corps, elle avait plongé son regard vert émeraude dans les yeux de

Sébastien qui n’arrivait plus à s’en détacher. Il déclarait à qui voulait l’entendre

qu’elle était le modèle idéal et qu’il pouvait réaliser un portrait d’elle bien plus beau

encore que la photo publiée sur la couverture du magazine féminin. Face à cette

très belle femme, sa classe et son charme envoutant, Sébastien était bel et bien

ferré. C’est ce que pensait la riche quinquagénaire en se disant qu’il ne lui restait

plus qu’à ramener tout doucement sa prise sur la Berge. L’épuisette de la pêcheuse,

prête à se transformer en pécheresse, avait la forme d’une jolie auberge en

périphérie de la capitale où Jocelyne retrouva Sébastien, non pas pour une nuit,

mais comme toutes les femmes mariées qui s’ennuient et qui s’adonnent à ce genre

de sport, pour un après-midi torride. Sébastien était amoureux fou de celle qui aurait

pu être sa mère et Jocelyne devait bien reconnaître qu’elle avait du mal à se passer

des étreintes pleines de fougue de celui qui était plus jeune de quelques mois que

sa fille aînée. Les rendez-vous à l’auberge étaient de plus en plus rapprochés. A

quarante cinq ans, sans la moindre crainte du ridicule, Jocelyne imitait les

midinettes dans les bras de son amant. Le couple jouait des rôles, parlait de fuite au

soleil. Jocelyne poserait, Sébastien peindrait, ils se contenteraient de peu. Aucun ne

réalisait que pour assurer le train de vie auquel était habitué Jocelyne, Sébastien

devrait rapidement devenir le Picasso du vingt et unième siècle, sinon… Il était vrai

que ces après-midi pleins de fraîcheur quasiment infantile, permettaient à Jocelyne

de sortir complètement de son quotidien. Sébastien de son côté était sur un petit

nuage depuis le premier jour. Mais le quotidien, Jocelyne le retrouvait à chaque fois,

et finalement avec un certain plaisir. Elle était très heureuse en ménage, même si

l’ennui faisait partie depuis longtemps de ce quotidien, elle adorait ses filles et

surtout, elle était incapable de se passer de la vie de luxe qu’elle menait depuis son

mariage. Lorsqu’elle se confiait à sa meilleure amie, elle lui parlait tout de même

d’après-midi hors du temps au cours desquels il lui semblait qu’elle avait à nouveau

seize ans. « Heureusement que personne ne m’enregistre car prise dans la frénésie

Page 45: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

de ces rendez-vous, je raconte par moment n’importe quoi », avouait Jocelyne à son

amie. « Tu n’as pas peur de jouer à un jeu dangereux ? », lui rétorquait sa

confidente, mais Jocelyne ne l’entendait même pas. Ce mardi là, après avoir quitté

4 Il venait d’avoir dix neuf ans, etc.

l’auberge, elle avait un rendez-vous chez son dentiste pour une énième « opération

blancheur », puisque son sourire n’était jamais assez éclatant à son goût. Après

les soins, lorsqu’elle rentra à domicile à Neuilly elle fut surprise par la présence de

plusieurs véhicules de police dans sa rue, ainsi que celle de plusieurs ambulances.

Tous les gyrophares étaient allumés et tournaient donnant au quartier un air irréel.

Elle pensa tout de suite à un mauvais feuilleton américain. A peine descendue

de voiture un homme s’approcha d’elle. « Vous êtres Jocelyne Delarue ? » Une

angoisse insupportable lui tenailla alors l’estomac, elle sentit ses jambes se dérober

sous elle et perdit connaissance. Quand elle revint à elle, elle était allongée dans

l’une des ambulances stationnées devant l’hôtel particulier. Les portes du véhicule

étaient grandes ouvertes et elle vit Sébastien les poignets entravés, tenu fermement

par quatre policiers. Il était couvert de sang mais ne semblait pas blessé. Lorsqu’il

aperçut Jocelyne, il se mit à hurler et à gesticuler : « C’est pour toi que je l‘ai fait mon

amour, toi-même tu avais dit qu’ils étaient les seuls obstacles à notre future vie au

soleil ». Le beau visage d’ange du peintre était transformé. Il était défiguré et avait un

regard de fou qui faisait peur. Jocelyne s’effondra et tenant la tête entre ses mains

murmura : « Mais qu’ais-je fais ? Pourquoi ais-je raconté autant de sottises quand

j’étais avec lui ? Je ne cherchais qu’un peu de rêve ». Le commissaire de police

qui se tenait à ses côtés et qui visiblement n’était pas là pour s’apitoyer sur le sort

des gens riches qui font n’importe quoi lorsqu’ils s’ennuient, répliqua sèchement :

Un rêve qui s’est terminé en cauchemar et dans un bain de sang madame. Ce

jeune homme a assassiné votre mari et vos deux filles ». Peut-être que Jocelyne

n’entendit qu’une partie de la phrase du commissaire car sa raison venait de vaciller

d’un coup.

Le Beau Sébastien, celui qui avait fait battre un peu plus fort pendant plusieurs mois

les cœurs de ces dames de la Jet Set, reconnu irresponsable, termina sa courte vie

dans un hôpital psychiatrique public, sans aucun confort où il n’avait même pas de

droit de peindre. Il fut découvert pendu six mois après le triple meurtre.

Page 46: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Jocelyne, qui avait complètement basculé dans la folie, fut enfermé dans une maison

de repos de luxe en Suisse, un établissement destiné à traiter les déséquilibrés

lorsqu’ils ont énormément d’argent. Elle ne recouvra jamais la raison.

5 Il venait d’avoir dix neuf ans, etc.

La jolie petite auberge de banlieue reçoit toujours des couples illicites l’après-midi, et

comme d’habitude, les gens jouent des rôles et se racontent n’importe quoi dans

les alcôves.

Toute la presse a relaté bien entendu la dramatique affaire de liaison extra conjugale

entre la richissime femme mûre mais splendide et le jeune artiste peintre pauvre

mais prometteur. C’est la photographie au départ éditée par le magazine « Elle »

qui fut reprise à l’unisson, et toute la France s’accordait à dire que Jocelyne Delarue

faisait vraiment une très belle Madame de Rênal, comme celle imaginée par

Stendhal dans le Rouge et le Noir. Néanmoins, personne ne faisait allusion à une

quelconque ressemblance entre Julien Sorel l’autre héros du roman et l’horrible

assassin Sébastien.

Page 47: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Jeu à deux1

JEU Á DEUX

Chaque lundi à la veillée, Honoré remplit ses bulletins. Chaque mardi matin, entre boulanger et boucher, Léonie, son épouse, fait un détour par le tabac aux lettres bleu blanc rouge : « Loto ».

— Bonne chance, dit la patronne.— Bof ! répond Léonie.Un jour d’anniversaire de mariage – y a de ça combien d’années ? – Honoré,

histoire de s’amuser :— Et si on essayait ?Rapport, cinq euros pour deux de mise.La semaine suivante, Léonie à l’affût avec lui, enjeu doublé dans l’enthousiasme :

bénéfice zéro. La semaine d’après, même rendement. Puis l’autre. Puis d’autres encore. Léonie indulgente, sceptique, irritée, tandis que lui s’acharne.

Parce que c’est les millions qu’il vise. Les dizaines ! Les centaines de millions ! Si on touche pas le moindre kopeck de longtemps, c’est bon signe. Quand notre tour viendra, à nous le mât de cocagne ! Grasses matinées, pêche à la ligne, croisières au bout du monde, il en rigole d’avance.

— Et suppose, ma Léo, super cagnotte. C’est une bonne qu’on se paiera !Elle hausse les épaules. Il lui a pas promis dix fois de plus y toucher ? Á peine

conclu le tirage, oubliés ses serments. Bien failli avoir les six, ce coup ! Son prochain jeu sera le bon. Il est sûr – mais alors là, sûr ! – de sa nouvelle combinaison…

— Un dernier petit essai et je te jure, j’arrête.

Il arrête de moins en moins.

Il ne jure plus, il joue.

*

Du vendredi soir au lundi matin, sourd aux bruits du quartier, à la télé, à la pluie, aux petits plats de son épouse, Honoré fignole. Le lundi, il réévalue et réévalue, avant de se décider, la mort dans l’âme, à trancher sans retour.

Muette au milieu du séjour, Léonie ronge son frein. Adieu fringues à la mode, soirées resto en amoureux, escapades direction Bruges, Venise, Alicante… Adieu veaux, vaches, cochons, couvées ! Entre flashs irrépressibles de gains mirobolants et envie de le jeter à la rue, elle lui foutrait une tarte.

Arrive le mercredi soir. À grands fracas de casseroles et d’assiettes, Léonie vaque dans sa cuisine. Devant la sphère magique où les boules tourbillonnent, le joueur tressaille à peine.

En sueur, les mains moites, il se donne à fond. Croise les doigts, invoque le ciel, promet des cierges à tous les saints, supplie, ordonne, invente ruse sur ruse. Si je

Page 48: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Jeu à deux2

tiens le coup sans respirer, le 8 sort. Le 8, le 8, le 8...Lentement, cruellement, les gagnantes s’annoncent.Le 7... Le 9... Le 15... Ah non ! C’est trop bête ! Pourquoi aussi il a pas suivi sa

première idée ?Quand d’aventure il leur tombe quelque aumône, Léonie hausse les épaules

– « si, au moins, ça nous remboursait ! » – un incoercible espoir resurgi malgré elle derrière son mépris, lui déjà en partance pour l’escale suivante.

*

Chaque semaine désormais, Honoré dilapide sans broncher ses quarante, cinquante... cent euros. Plus il y réfléchit, plus ça lui crève les yeux : il débourse pas assez. Si tu veux vraiment empocher, faut pas lésiner sur la thune.

Léonie, de plus en plus sombre :— On pourrait s’en payer des croisières, avec ces fortunes que tu nous fiches par

les fenêtres.Lui, un gros câlin hypocrite :— Tu serais pas contente, si on raflait le gros lot ?— Le père Noël, s’il débarquait, tu serais content ?Elle lui ferait pas l’injure de penser qu’il fonce en amateur ? Il calcule, il suppute.

Délibère dans la rue, au boulot, à table, au lit, partout. Achète Loto-Poche, le journal de votre chance. Remplit fidèlement les formulaires spéciaux : Vos résultats, tirage après tirage. Consigne sur son Cahier de Loto les vedettes, outsiders, fantaisistes, ringards ; le jeu subtil des pairs et des impairs, des grands nombres et des petits nombres, des dizaines et des unités, des chiffres ronds, pointus, mixtes. Vaut-il mieux jouer « simple » ou tenter le « multiple » ? Tabler sur des standards ou parier la variété ? Les probabilités, Léonie, c’est scientifique. Si tu te lances à l’aveuglette, aucun danger de te réveiller riche.

— Je me demande si je mets le 23 ?— Si ça te fait envie.— Oui, mais il est sorti y a quinze jours.— Alors, le mets pas et fous-nous la paix.— Quand même il revient bien, depuis que je le joue plus.À moins que… Arrêter de se casser le tronc et resservir son dernier choix ? D’un

côté, garder toujours le même jeu, tu peux pas cibler. Mais d’un autre, changer à-tout-va, tu risques de voir sortir les salopards que t’as justement pas rejoués. De quoi te coller une balle !...

— Ah ! Ma Léo ! Si seulement une fois, une toute petite fois, quelqu’un pouvait nous glisser le tuyau.

Ce système imparable qui fait que tôt ou tard – obligatoirement, infailliblement – on encaisse, les malins le connaissent. Le bon Samaritain qui lui dévoilera sa science, il est prêt à lui offrir la moitié de ses gains.

Page 49: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Jeu à deux3

Elle claque la porte de sa cuisine. Le Père Noël, elle ne veut plus en entendre parler.

*

Vogue ainsi la galère conjugale, de mercredi en mercredi. Son époux suspendu à ses maudites boules, Léonie tremble maintenant et quand elle lâche une assiette, ce n’est plus de rage mais de peur. Le couperet finira forcément par s’abattre.

Et ce mercredi-là, ce mercredi de guigne noire, Honoré sera roi.— La première gagnante, chers auditeurs...Honoré retiendra son souffle.— La deuxième... La troisième...Il s’agitera dans son fauteuil.La quatrième, la cinquième, la sixième...Il rira, sautera, dansera, voudra l’entraîner avec lui :— Léonie, c’est nous ! On a gagné !...Ce mercredi de Jugement Dernier, quand la félonne aura avoué, elle verra

dans les yeux de son époux la raison chavirer et des couteaux lui traverser l’esprit. Assommée, étranglée, débitée en rondelles, elle perdra définitivement la vie. Car, depuis dix-huit mois exactement, sans un regard pour le tabac aux lettres bleu blanc rouge, chaque mardi matin, entre boulanger et boucher, elle éparpille au vent du boulevard les bulletins porteurs de rêve. Pion non joué est bien soufflé !

Page 50: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

JULIEN

Julien est dans le train. Son menton repose sur la paume de sa main gauche, son coude est apposé sur le mince rebord inférieur de la fenêtre derrière laquelle défile un paysage insipide. Du moins insipide à ses yeux, perdus dans le vague. Julien a manifestement l’esprit ailleurs. Il voyage seul ; son visage exprime une certaine tristesse. Il a choisi une rangée de sièges où personne en face, ni même à sa hauteur ne pourrait déceler ses pensées maussades. Il veut profiter de ce trajet pour réfléchir, ou songer, voire ruminer quelque chose.

Le doux balancement du wagon et son isolement par rapport à d’autres passagers l’aident à se déconnecter de son environnement proche. Et il revoit, ou plutôt il imagine à nouveau cette scène qui le hante…

Il l’avait laissée ce soir là en pensant qu’elle rentrerait chez elle, tandis qu’il était sensé retourner paisiblement chez lui, imprégné de félicité euphorique. Il se réjouissait déjà de la revoir le lendemain. Quand il se rappelle cet instant, il s’en veut d’avoir été si naïf. Ce n’est même pas à elle qu’il fait des reproches, mais bien à lui pour avoir été aveuglé par une confiance aveugle.

Pourquoi est-il revenu sur ses pas ? Pourquoi a-t-il désiré lui faire cette foutue surprise idiote pour son propre malheur ?

« Après tout, il valait mieux que je l’apprenne à ce moment là… Pourtant, j’aurais très bien pu, après tout, continuer à vivre dans

l’innocence, sans rien savoir… Mais, cela était impossible, elle m’aurait forcé à le découvrir car elle avait déjà souhaité me quitter… J’aurais pu alors lui proposer de faire des concessions et accepter de la partager. Et puis, non. Je ne pouvais pas, la preuve : j’en ai été malade de jalousie. »

Julien ne sait plus que penser. La seule chose dont il ne doute pas est la violence de cette vision obscène qui l’a marqué à jamais lorsqu’il est entré chez elle, à l’aide de la clé qu’il lui avait bêtement subtilisée.

Il les avait trouvés, sur une couette étendue au sol, enlacés et déjà en sueur dans leurs ébats fougueux. Sa peau ruisselait de bonheur. Il était resté pétrifié quelques secondes, tout comme eux d’ailleurs, avant de tourner les talons en claquant la porte, mais cela était trop tard. Son imagination morbide avait été infectée et avait trouvé de quoi se nourrir.

Depuis, il ne cessait de voir cet homme entraperçu, peu importe qui il était, répandre ses lèvres sur ces seins, sur ce ventre qu’il avait caressés. Il lui prêtait exactement les mêmes attirances qu’à lui-même ; il le voyait glisser sa

1

Page 51: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Julien

bouche le long de ce corps qu’il avait adulé et serrer de ses mains ces hanches frémissantes.

Cela était plus qu’il ne pouvait supporter, mais il ne pouvait penser à autre chose. Il entendait gémir cette voix languissante qui lui avait tant réclamé le désir et dont les échos lancinants lui parvenaient encore malgré lui comme de doucereux murmures résonnant désormais aux seules fins d’attiser sa jalousie en fusion.

Chaque fois qu’il croisait un couple lascivement enlacé dans la rue, dans un parc, ou bien déambulant béatement la main dans la main, il ne pouvait s’empêcher de regretter ce bonheur dont il était maintenant privé. Il avait ressassé les moments où il s’était senti fébrile dans l’attente de ses messages, puis comblé lorsqu’il la retrouvait, l’apercevant au loin avant de se précipiter à embrasser ses lèvres et chaque parcelle de son visage. Il avait parfois la nostalgie de l’odeur de sa chevelure dans laquelle il aimait à se perdre, du goût de sa nuque qu’il adorait dénuder. Il déplorait de ne plus avoir ces complicités à chercher des endroits écartés de la foule afin de s’adonner à leurs jeux câlins. Il ne guettait plus personne, plus aucun message ; il se sentait désormais bien seul.

Mais, quelque part, cette sensation identifiable le rassurait car lui indiquait qu’il était plus en manque de la compagnie d’un être aimé que d’elle-même en tant que personne. Et cet être aimé devenait ainsi un objet interchangeable qu’il pouvait espérer retrouver ailleurs.

Pourtant, il conservait aussi cette amertume à l’idée de s’être laissé embarquer malgré ses résolutions, de s’être engagé unilatéralement tandis qu’elle pensait déjà sans doute à l’autre depuis longtemps.

Comment n’a-t-il pas pu prendre plus au sérieux ses doutes alors qu’elle s’évertuait à les faire naître en lui, peut-être pour lui éviter de prolonger leur relation et de le blesser ? Comment avait-il pu se refuser d’affronter la réalité en face ?

Il avait bien tenté de se résonner. Mais la force animale qui l’attirait vers elle restait plus intense que tout. Lui revenait à l’esprit leurs nuits baignées dans le jus d’amour exalté par leur sensualité. Cette attirance sexueIle avait faussé son jugement et sa lucidité. Il n’avait su garder l’équilibre sur la corde raide entre le charme qui rend doucement amoureux et la violence des pulsions qui précipite vers le gouffre.

Devait-il renier cette histoire qui avait tant compté dans son existence et qui avait monopolisé son esprit ? Il éprouvait, au-delà de la jalousie, la sensation d’avoir été trahi. Mais il ne savait s’il éprouvait plus de ressentiment envers elle de ne pas avoir osé avouer la vérité, ou s’il n’avait qu’à se fustiger lui-même de s’être laissé berner par ses propres espérances infondées. Avait-elle été sincère, à un moment quelconque de leur relation ?

Oui, finit-il par admettre. Elle l’avait aimé au début, sans doute aussi fort que lui mais plus fugacement. Et, d’une certaine façon, elle avait dû éprouver

Page 52: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Julien

encore quelque tendresse pour lui, même à la fin, lorsqu’elle cherchait à lui faire comprendre qu’il devait prendre ses distances sans avoir à lui révéler avec brutalité l’inéluctable conclusion. Mais lui n’avait pu se résoudre à imaginer cette aventure éphémère. Il l’avait souhaitée intemporelle afin qu’ils puissent, hors du temps, se complaire dans l’éternelle jeunesse fougueuse d’un amour naissant.

Le train arrive à destination. Julien tourne la tête, il est presque le dernier dans le wagon. Pourtant, il se sent beaucoup moins isolé qu’au départ. Il se sent léger car il a fait le deuil de cette histoire et peut dès lors repartir en quête du plaisir de vivre. Il garde le souvenir d’avoir pris du bon temps, même s’il s’était mystifié lui-même dans sa quête de l’idéal amour immortel. Il en sortira mûri et enrichi d’une nouvelle expérience et sait qu’il lui faudra profiter des instants de bonheur sans penser à leur fin… sinon à quoi bon vivre. Et c’est ainsi, le visage réjoui malgré la joue rougie d’avoir été soutenue par la paume de sa main, qu’il débarque sur le quai en ayant déjà hâte de se lancer dans une nouvelle aventure.

Page 53: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

1

Page 54: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

LA DANSE DES FLOCONS

Derrière le jardin de Natalia, complétement perdue, en pleine nuit et sous une pluietorrentielle, Olga était à genoux devant une tombe recouverte de lierre qui étaitabandonnée depuis de nombreuses années..... Elle ne semblait pas se soucier de latempête et des éclairs qui transperçaient le ciel. Elle essayait d'arracher avec sesmains trempées et pleines de boue, cette plante ligneuse qui avait envahie la dallegrise. Il lui fallut un bon moment pour réussir à dégager la tombe de cetamoncellement de végétaux incrustés dans la pierre avant de retrouver uneinscription qui avait pratiquement disparu au fil des années. Olga pointa la torche etcaressa de ses doigts ensanglantés le prénom gravé sur la plaque. Elle resta delongues minutes, le regard figé avant d'éclater en sanglot..... Malgré les souvenirs et l'immense tristesse que Olga ressentait, elle avait décidé detrier afin d'enlever les objets ainsi que les meubles qui avaient appartenu à Nataliasa grand­mère. Elle avait vécu pendant plus de quatre­vingt ans dans cette vieillemaison et aujourd'hui, Olga avait été obligée de placer la vieille dame dans uncentre spécialisé pour les personnes atteinte de la maladie d'Alzheimer. Pendant sixmois, Olga avait continué à payer le loyer, mais ses revenus ne lui permettaient plusde garder cette maison et le retour de Natalia dans sa demeure était quasimentimpossible. Le monde extérieur pour la vieille dame était devenu une infinie perte detemps et Olga avait eu l'impression que les sentiments si profonds qui les avaientunis, n'existaient plus. Il lui fallait admettre que la vie de sa grand­mère s'en allaitd'une façon insupportablement douloureuse. Au centre où à présent elle résidait,dans sa chambre, Olga lui avait fabriqué un passé qui était nécessaire à sa vie afinque son cerveau continu à solliciter en permanence sa mémoire, car Natalia n'avaitplus aucune nostalgie pour le présent, mais en revanche, elle n'arrêtait pas deressasser les souvenirs de son passé de danseuse classique et cela jusqu'àl'écœurement. Olga soupira lorsqu'elle pénétra dans la chambre de sa grand­mère.Elle avait l'impression de se retrouver dans la loge d'une ballerine. Très jeune,Natalia était devenue première danseuse de l'opéra et sa notoriété commençalorsqu'elle avait interprété sur scène «la danse des flocons». Sur les murs, il y avaitdes affiches et d'innombrables photos qui la représentaient alors qu'elle exécutaitdes glissades, des entrechats, des grands jetés en tournant comme une plumelégère soulevée par le vent. Des dizaines de chaussons de danse recouvraient uneautre partie des murs..... Olga rassembla son courage et commença le cœur gros, àdécrocher un à un les chaussons puis les affiches, enfin tout ce qui recouvraient lesmurs de la chambre. Ensuite, elle entreprit de débarrasser le secrétaire d'époquequi semblait perdu dans un angle de la pièce. Le meuble avait plusieurs tiroirs etc'est minutieusement que Olga fouilla chaque compartiment jusqu'à ce qu'elledécouvre au fond du secrétaire une photo. Elle était très ancienne, tachetée etjaunies par le temps. Curieuse, Olga se demanda se que cette photo faisait­là,avant de s'approcher de la fenêtre afin de mieux regarder les deux jeunes femmesqui avaient de magnifiques yeux verts. Elles se ressemblaient comme deux gouttesd'eau et Olga les fixa avec intensité. Même si il était difficile pour quiconque de lesdistinguer l'une de l'autre, elle reconnut sa grand­mère. Interloquée, devant cetétrange découverte, elle retourna vers le secrétaire et fit glisser le tiroir où elle avaittrouvé la photo. Elle enfila sa main dans la cavité jusqu'à toucher un bout de papier.Jauni par le temps, elle réussi à lire les phrases écrites sur le morceau de papier et

Page 55: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

resta troublée par le texte. Olga rangea le tout dans une enveloppe qu'elle glissadans son sac., Elle devait passer en fin d'après­midi au centre et elle étaitdéterminée à LA DANSE DES FLOCONS demander à sa grand­mère de plus amples renseignements sur cette sœur jumellecar elle n'en avait jamais entendu parler..... Malgré les nombreuses questions quienvahissaient ses pensées, Olga continua à ranger soigneusement chaque objets,sans réussir à chasser de son esprit le regard des deux jeunes femmes sur la photoet les inquiétantes phrases écrites sur ce bout de papier caché au fond dusecrétaire..... Alors que le soleil jouait sur l'étang comme une ombre derrière les collines et queles feuilles des arbres frémissaient au gré du vent qui s'était levé, Olga aperçut sagrand­mère assise sur un banc sous un arbre séculaires. Elle resta quelquessecondes à observer cette vieille dame avec qui elle avait tant partager et pourtantqui lui avait tenu secret la présence de sa sœur jumelle. Natalia se tenait droite, lescheveux blancs recueillis en un chignon qui donnait à son regard inexpressif unefragilité encore plus accentuée par le cardigan rose en angora qu'elle endossait etde l'écharpe en laine avec des plumes colorés qui entouraient son visage commeles ailes d'un cygne perdu au milieu d'un lac..... Délicatement, Olga prit la main deNatalia avant de l'enlacer chaleureusement dans ses bras. Ce n'est qu'aprèsquelques secondes d'hésitation, comme si elle essayait de remettre de l'ordre danssa mémoire, que la vieille dame lui sourit, d'un sourire d'excuse.­ «Bonjour, grand­mère!. Aujourd'hui j'ai été chez toi pour faire rentrer le soleil et sesrayons de lumière.» Olga marqua une pause avant de reprendre d'un ton enjoué: ­«Tu ne devineras jamais ce que j'ai trouvé dans ton secrétaire!.»Natalia la fixait sans rien dire. Olga prit dans son sac la photo et la lui tenditlentement en regardant son expression. Alors que la vieille dame tenait entre sesmains la photo, Olga eut l'impression de voir son regard trembler. ­ «C'est bien toisur la photo, grand­mère?. Je ne savais pas que tu avais une sœur jumelle!.»Interrogea­t­elle délicatement.­ «J'aurais aimé pouvoir oublier le temps, mais c'est un souvenir qui reste gravédans ma mémoire.» Répondit Natalia d'une voix lointaine. ­ «Isadora avait untempérament en dehors du commun qui a forgé son destin.» Ses yeux restèrent àfixer la photo quelques secondes. Elle leva vers Olga un regard déchirant. ­ «Nousavions deux caractère différents et beaucoup de disputes entravaient notre ententesur scène. En principe, c'est une solidarité complice et mystérieuse qui unissentdeux jumelles, et pourtant, à cause de Isadora, je n'étais plus qu'une ombremalheureuse.»Olga était émue par ses paroles. ­ «Je suis désolée grand­mère et je ne voulais paste faire de peine. Je pensais te faire plaisir et peut­être en savoir un peu plus surIsadora.»Natalia tenait toujours entre ses mains la photo, mais son regard contemplait autrechose, plus loin, beaucoup plus loin. Avec une sorte de mélancolie, elle continua: ­«La danse est l'extraordinaire rencontre avec son propre monde extérieur.» Elleferma les yeux et pendant quelques instants, Olga pensa que Natalia était plongéedans un demi­sommeil, car depuis les pertes de mémoires qui étaient survenues defaçon occasionnelles jusqu'à ce que les troubles s'amplifient, il arrivait que sa grand­mère s'endorme soudainement. Olga lui caressa le visage et la vieille dame

Page 56: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

sursauta. Elle en profita pour continuer à l'interroger.­ «J'ai aussi trouvé autre chose avec la photo. Pourrais­tu me dire qui a écrit sesphrases sur ce bout de papier?.»Natalia fixa sa petite fille sans comprendre avant de lire à voix haute.­ «Il est plus facile de vivre que de mourir. C'est pourquoi je vivrai pour toi..... LA DANSE DES FLOCONS Et je te tue pour me défendre. De cette façon aucune tristesse ne pourra jamais plus pénétrer dans mon cœur, Car la mort aux yeux des autres sera un malheur imprévu....»Elle leva sur Olga des yeux empreints de tristesse avant de lui révéler d'une voixtranquille et neutre. ­ «On croit quelquefois détenir la clé de l'histoire, mais voilàqu'un simple grain de sable se glisse dans les rouages et donne une impulsion toutà fait inattendue pour l'orienter dans un sens tout à fait opposé..... Et puis c'était uneautre vie, c'était de l'air car c'était un autre monde et Isadora surveillait ma vie..... Unjour, j'ai décidé d'écrire sur un bout de papier notre destin.»Incrédule, Olga insista: ­ «Que veux­tu dire, grand­mère?. Isadora serait­ellemorte?.»En s'appuyant sur sa canne, Natalia se leva et fit quelques pas avant de seretourner vers Olga et d'affirmer avec fermeté: ­ «Je m'étais fixée des objectifs et j'aiété obligée de lui brisé les ailes comme un ange déchu.» Elle souriait comme si toutétait naturel en regardant Olga d'un regard qui en disait plus long que les mots.....Pour laisser apaiser les battements de son cœur, c'est immobile et attentive queOlga suivit du regard Natalia qui remontait lentement le sentier vers le centre. Après une nuit agitée où les paroles inquiétantes et les yeux indifférents de sagrand­mère avaient habité ses pensées, ce matin­là Olga sentait son angoisses'accroitre encore plus. En devenant adulte, elle s'était aperçue que Natalia pouvaitavoir un comportement quelquefois étrange et inquiétant, mais aussi qu'elle nesupportait aucunes remontrances. C'était depuis toujours une personne réservée,comme si il restait quelque chose d'insaisissable d'elle et de son monde le plusprofond. Il lui était impossible de penser que Natalia aurait pu commettre un acteirréparable. Olga ferma les yeux sur cette tragique image. Elle se consola enpensant que la maladie pouvait être l'auteur de ce délire, mais elle devait en avoir laconfirmation. Elle décida de rejoindre sa grand­mère au centre afin de démêler et decomprendre toute cette histoire sur Isadora.....Elle retrouva Natalia immobile dans sa chambre devant sa coiffeuse. Elle seregardait au miroir, mais semblait complétement ailleurs dans un autre monde. Olgaresta quelques secondes devant la porte à l'observer, avant d'apercevoir la photo etle bout de papier appuyé sur le meuble. Natalia se laissa aller contre la chaise avantde dire d'une voix qui se parlait à elle­même:­ «Je me souviens de ses yeux de chat qui s'illuminaient comme un bois après unorage. Tout est arrêté au chaud dans ma mémoire et cela depuis plus de soixantedix ans. Isadora et moi étions inséparables dans la vie et indivisibles sur la scène.Cette même scène qui au fil du temps est devenue un piège pour la réalité.....»Olga ferma la porte derrière­elle avant de prendre place sur le lit, n'osant pasembrasser ou toucher Natalia qui en fait ne tourna pas le visage et resta de profil, leregard fixé dans le miroir comme si elle parlait à son double.– «J'ai encore devant moi l'image de Isadora qui dansait avec ses habits de

Page 57: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

scène fait de soie souple et flottante qui remplissaient le théâtre. Ses regards, sesposes légendaires et ses gestes qui capturaient l'attention des spectateurs commeune magie invisible qui lui avait valu le surnom de libellule volante. Nous avions unballet en préparation, la danse des flocons et je travaillais depuis des mois enm'entrainant pendant des heures et des nuits entières jusqu'à l'épuisement afind'obtenir le premier rôle. Pendant ce temps et derrière mon dos, Isadora entretenaitune liaison avec le chorégraphe qui n'a pas hésité à lui donner le rôle qui m'étaitdestiné.» Les lèvres tremblantes de colère, Natalia s'arrêta brusquement de parleret ferma les

LA DANSE DES FLOCONS yeux. Olga restait immobile et muette redoutant le pire, à attendre que sa grand­mère reprenne le discours. Quelques minutes plus tard, Natalia saisit la photo et lebout de papier et les déchira avec violence. Olga continuait à la regarderbouleversée et inquiète avant de lui prendre les mains afin de calmer cette frénésiedestructive. D'un regard étrange et impassible, Natalia fixait les morceaux de photoqui jonchaient le sol, avant de continuer à parler d'une voix sans inflexion, comme sielle racontait un drame arrivé loin d'elle.­ «Voila le motif qui m'a porté à ce choix difficile. Mais j'étais le martyr de mondouble et quoi que je fasse Isadora était toujours la première. C'est à partir de cemoment que j'ai décidé qu'elle tirait sa dernière révérence. Je voulais la détruire,anéantir mon double.....» Lança Natalia avant de reprendre d'une voix basse etvoilée. ­ «Isadora adorait grimper sur le toit de notre vieille maison de famille et d'enhaut attendre que la nuit enveloppe le paysage. Je l'ai suivi et j'ai attendu quel'obscurité nous entoure pour la pousser. Sa silhouette est tombée dans le vide et jeme suis sentie tout de suite libérée.....»Un silence durci d'incompréhension s'installa dans la chambre. Olga était incapabled'admettre que sa grand­mère est pu commettre un tel acte. Malgré le nœud dans lagorge qui l'opprimait, elle lui demanda:­ «Je ne peux pas croire que tu es commis un crime aussi ignoble!. Commentaurais­tu pu cacher un terrible secret comme celui­ci et continuer à vivre dans lesilence pendant toutes ces années, comme si il ne s'était rien passé?.»Le regard lointain, Natalia ne réagit pas aux demandes de Olga et continua perdudans ses souvenirs. ­ «En me vengeant, j'ai pris son corps et son âme!. Mon pèreétait témoin de ce qui venait de se passer sur le toit et savait que j'étaisresponsable. Mais, mes parents ont eu peur que si la police était prévenue ellen'ouvre une enquête et que je sois inculpée pour meurtre. Alors, mon père a creuséun trou derrière la maison tout au fond du jardin et il a inventé une histoire afin queles gens pensent que Isadora était partie étudier à l'étranger. Avec les années, mesparents en étaient presque convaincus et continuaient à parler d'elle comme si elleétait toujours en vie. Ils s'étaient inventés un mariage et des petits­enfants qu'ils nevoyaient pas aussi souvent qu'ils l'auraient souhaité..... Tandis que moi, lelendemain de sa mort, je me suis présentée au théâtre et j'ai pris la place deIsadora, car il était normal que le premier rôle dans la valse des flocons me soitattribué. La danse m'a tenu envie, car sur scène je m'abandonnais à la musiqueavec émotion et j'oubliais ce que j'avais vécu à cause de mon double. En prenantpossession de l'espace et de la lumière, je laissais en coulisse le temps et l'ombreen espérant que le passé ne me rattrape jamais.....»Offusquée par ces révélations, Olga mit ses mains devant la bouche. Les larmescoulaient le long de ses joues sans qu'elle puissent les arrêter. Consternée, elle se

Page 58: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

mit debout et obligea Natalia à la regarder. ­ «Mais qui es­tu exactement?. Nousavons passé des années à parler de danse, de ballet et jamais tu n'as prononcé leprénom de ta sœur Isadora!. J'avais peur pour toi, pour cette mémoire qui semblaitdisparaître et pour les jours qui t'étaient comptés. Mais je m'aperçois qu'au fond jene te connaissais pas et que si je n'avais pas trouvé cette photo et ce maudit boutde papier, je n'aurais jamais appris l'identité de Isadora et ce que tu lui as fait!.»­ «Tu étais à la recherche du passé et de la vérité!.» Répondit Natalia d'une voixneutre.­ «Il y a des secrets, grand­mère, qu'il faut reconstruire et reconduire à la vie!.»Incapable de ce contrôler plus longtemps, Olga laissa échapper tout son chagrinmêlé à sa colère. LA DANSE DES FLOCONS

­ «Au fond, j'ai toujours aimé Isadora, car elle est à l'intérieur de moi, dans un lienqui est personnel de souvenirs et d'émotions. Certes le vide n'est pas combler, maispourtant il est doux parce que seul à nous, invisible aux autres.....» Continua Nataliacomme si elle avait retrouvé le plaisir des mots.Olga secoua la tête pour chasser cette colère qui l'envahissait. ­ «Dis­moi, je t'ensupplies que tu délires, que ta maladie ronge ton cerveau car sinon j'ai l'impressiond'avoir pendant toutes ces années, vécu et aimé une personne sans cœur, unmonstre sans aucun sentiments!.»Comme pour essayé de l'apaiser, Natalia lui tendit la main. ­ «Il ne fallait pasréveiller le passé, Olga!. Tu sais pour moi non plus, cela n'a pas été simple!. J'ai dûvivre et faire des choses qui ne faisaient pas parties de mon caractère. Et pourtant,je me suis infligée certains comportements et je me réfugie souvent dans lamémoire, dans des petits épisodes de mon ancienne vie que j'avais du oublier, danscertaines émotions lointaines, dans les souvenirs secrets de mon propre corps afinde devenir et prendre l'identité de.....» Natalia s'interrompit brusquement.Stupéfaite, c'est alors que Olga commença à comprendre. Elle rejeta la main de sagrand­mère et sortit en courant de la chambre comme une impulsion soudaine,irrépressible. Elle ne pouvait plus en entendre davantage.....Bouleversée, elle démarra et partit à toute vitesse ne s'arrêtant qu'une fois devant lamaison qui avait était complice de ce drame. Dans la nuit froide et pluvieuse, où leséclairs transperçaient le ciel d'une lumière vive, le jardin était éclairé et semblait êtrepassé dans l'au­delà.....Il ne lui fallut que quelques instants pour découvrir la tombe abandonnée. Olgapointa la torche et caressa de ses doigts ensanglantés le prénom gravé sur laplaque. Si leurs parents avaient caché le crime commis par leur fille, ils avaient aumoins eu des remords et dans cet élan de souffrance morale causée par laconscience, ils avaient inscrit le véritable prénom de leur fille décédée. Olga restade longues minutes le regard figé avant d'éclater en sanglot, car à présent, ellen'avait plus aucun doute. Sa grand­mère avait été l'auteur d'un meurtre, mais le plusdouloureux pour elle était d'admettre la triste réalité. Cette tombe était la preuveirréfutable que cette sœur jumelle avait existé soixante dix ans auparavant. Le plusterrible était qu'un jour elle avait disparu et que personne ne s'était inquiété par salongue absence. Mais le plus grave et le plus douloureux pour Olga était sans aucundoute l'usurpation que cette jeune femme avait subi et qui était passé inaperçu auregard du monde, jusqu'à ce qu'elle découvre la photo des jumelles et un bout depapier. Personne n'avait été capable de s'apercevoir et de découvrir la véritableidentité de cette ballerine qui après «La danse des flocons» était devenue fameuse

Page 59: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

et avait dansé sur les plus grandes scènes dans les théâtres du monde entier.Un brouillard mêlé d'une peur lancinante l'envahie et Olga s'effondra sur la tombe decelle surnommée par les spectateurs la libellule volante: Natalia.....

Page 60: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

1 la fin d’un monde

La fin d’un monde

Celle qu’il avait tant aimée, celle qui l’avait tant aimé, l’a quitté. Celle qu’il

avait chérie avec ardeur lui a déchiré le cœur. Elle est sortie de sa vie ; elle a vidé

son existence. Elle est partie, c’est fini.

Il doit se rappeler la triste réalité chaque matin qu’il ouvre la vue sur la vie.

Le tableau n’est pas gai. Fait de suie et de mauvais buis. Un pénible faix.

Il se soulève du lit avec un fardeau sur la tête. Chaque jour qui vient

l’assommer, il doit réapprendre à vivre sans elle. A survivre sans amour. Avec elle, il

pensait que la vie était trop courte ; maintenant, il n’en a que foutre !

Abattu, il va les yeux fermés dans une existence, dont il croyait le chemin

bien tracé, soudain sans intérêt, jetée sur un sentier qui glisse droit dans un puits de

merde !

La vie est devenue devant lui repoussante. La mort lui parait plus attrayante.

Quoiqu’il ne la sollicite pas pour en finir avec la solitude infinie qui l’a assailli, il n’a

pas peur d’aborder l’incertitude de l’Autre monde. Il ne peut tout de même pas être

plus moche que cette satanée Terre que nous pourrissons comme des vers une

pomme ! Une pomme de moins en moins verte, où, se suffisant d’un trou, fort de ses

vingt ans, fier de belle tête –et qu’il estime pleine par-dessus tout- et de son

bas-ventre satisfaisant, il se prend pour un roi avec sa reine à son bras gauche. Mais

lorsque revenu d’une campagne il trouve qu’elle l’a trahi, il tombe sur ses fesses et

crie à l’apocalypse. Dans son journal intime, il a écrit au feutre noir : « Après toi, c’est

le déluge ! »

« Je ne t’aime plus », lui a-t-elle lâché. C’est tombé tel le couperet d’une

guillotine. Brusque et tranchant. « J’aime un autre », a-t-elle ajouté comme pour

l’achever, comme si le premier coup ne suffisait pas à lui régler son compte.

Page 61: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

2 la fin d’un monde

Taciturne, il écoutait un discours aigre et loufoque sur la nécessité de leur

séparation, ne croyant pas son ouïe. Il entendait des mots qu’il n’avait jamais songé

pouvoir un jour entendre de la bouche de sa bien-aimée, ou celle qui fut…

Il a pensé que c’était là le côté belliqueux de sa tigresse qui s’était

manifesté. « Non, mais elle plaisante ! comme à son habitude pour me taquiner »,

s’est-il dit. Il a cependant remarqué qu’elle avait un air inhabituel, qu’il ne lui avait

jamais vu. Elle était si blême ! On aurait dit hypnotisée. Inquiet, il lui avait d’ailleurs

demandé si elle était malade, si elle ne se sentait pas bien. Interrogations auxquelles

elle avait répondu par la négation, un sourire factice accroché à une face

cadavérique. Où étaient les joues qui devenaient roses sous la chaleur de l’amour ?

Même les taches de rousseur n’agrémentaient plus les pommettes et le haut du nez.

Les magnifiques yeux émeraude étaient éteints. Les couleurs artificielles d’un

maquillage criard, tel qu’il en a horreur, n’y pouvaient rien. Dégénérescence !

« Je le connais ? » a-t-il questionné, un rictus amer au coin des lèvres.

« Oui », a-t-elle répondu, le regard titubant sur des choses sans les voir vraiment,

pourvu d’éviter son regard à lui noyé dans des larmes refoulées.

Une image s’est projetée dans sa tête à lui. Celle d’une tête munie d’yeux

trop ouverts et d’une bouche trop mince qui rappellent le serpent. C’était ce

confesseur, cet ami –à elle– trop intime, en qui elle croyait aveuglément et qui, en fin

diplomate, feignant d’être amical et serviable avec lui, envahissait sournoisement leur

domaine et mijotait de prendre la maitresse des lieux. Entreprise qui eut un de ces

succès ! Elle s’est jetée telle une possédée dans la gueule du loup, brebis soumise,

obéissant à ses hurlements et se mouvant suivant sa danse.

A l’appréhension qui l’avait gagné dès les premiers instants de sa rencontre

décisive avec celle qui fut sa moitié, en ce sinistre et froid après-midi gravé au fer

rouge dans sa mémoire, a succédé la compréhension de la dramatique situation.

« Ce doit être sérieux cette fois. La mine funeste qu’elle se tape aujourd’hui ne

présage rien de bon. » La fin d’un monde !

Il demeurait coi mais une déflagration dévastatrice s’est produite au fin fond

de son être. Pensant à une explosion nucléaire, il a regretté de ne pouvoir se

désintégrer là sur le champ, instantanément. Ce qui l’a amené à imaginer la Terre en

Page 62: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

3 la fin d’un monde

pastèque perdant ses couleurs, perdue par ses pépins, autant de bombes atomiques

dont à peine une partie suffit à la mettre en miettes.

Il ne sentait plus ses pieds alors que sa tête était sur le point d’éclater. Son

cœur, violé par une écharde empoisonnée, était pareil à un mustang en furie qui lutte

contre son attache en vain. Sa bouche était sèche, ses yeux humides et ses oreilles

bourdonnantes. Des brûlures acides lui montaient de l’abdomen à la gorge. Il suait de

tous ses pores. Son corps tout entier était en proie à une chaleur épuisante. Et à

peine dans son étreinte que, comme un captif au dos nu duquel on colle la pointe

d’un poignard, il sentit une vague de froid qui lui montait de l’intérieur. Ce froid qui

survient quand une forte passion s’éteint, ou ce froid sidéral qui suit l’extinction d’une

étoile. Ce soir, le ciel est sans étoiles, son ciel est sans son étoile. Un vent stellaire a

soufflé sur son monde. Un vent glacial. Qui transperce la peau. Il couvait une fièvre. Il

a tressailli. Sueur froide !

Il était muet. Il ne savait quoi dire. Les pensées, confuses, qui se

bousculaient dans son cerveau n’arrivaient pas à se concrétiser en paroles.

Il lui en a pourtant dit et l’en a entendu dire des paroles ! Roses et bleues.

Du temps d’avant que les roses de leur jardin ne fanent et que leurs cœurs ne se

remplissent de bleus. Avant, quand ils pouvaient rester des heures, parfois debout,

au froid, à se parler usant de beaux mots, serrant les rangs sous la bannière de

l’amour, oubliant le monde tout autour. Au temps de la joie partagée, des promesses

de fidélité éternelle et des projets d’avenir sérieux. Au temps où elle l’aimait à corps

perdu et ne jurait que par lui. Au temps où elle s’entichait de lui, ne pouvant supporter

son absence et avait des peurs insensées lorsqu’il était loin d’elle. Tout cela était

déjà loin... C’était à peine croyable que ce soit elle qui le rejetait à présent et lui

parlait avec froideur et indifférence, pareille à une caissière de supermarché. En fait,

à quoi bon les paroles puisque les jeux étaient faits ? La reine perdue, le roi mat !

Ils marchaient lentement, côte à côte, comme au bon vieux temps, mais un

fossé s’était creusé entre eux. Une tombe pour leur amour déchu. Martyrisé.

Assassiné. Leur amour dont celle qui l’avait si bien entretenu, avec tout ce qu’elle

avait de plus cher, celle qui s’y était donnée corps et âme, venait de signer l’arrêt de

mort. Ça fait penser au mouton de l’Aïd, qu’on nourrit du mieux qu’on peut et qu’on

traite tendrement jusqu’au jour fatidique où on l’égorge.

Page 63: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

4 la fin d’un monde

Voilà ce qu’il est, songe-t-il. Un mouton sacrifié sur l’autel de l’amour trahi,

victime de son dévouement sincère et son indulgence maladive. Il a arrosé de son

sang le champ clos où son adversaire n’était autre que son moi passionné,

autrement dit son cœur. Sa laine est devenue pourprée, rutilante sous le soleil

accablant de la déception suprême. La main qu’il croyait secourable l’a précipité dans

un gouffre incommensurable. L’Abîme du désespoir !

Lui qui es si pondéré, lui qui a horreur du tabac, est à son énième cigarette.

Sa bouche et ses narines fument abondamment et sans répit. Il n’a brûlé qu’une

allumette, allumant avec la sèche épuisée celle à entamer. Des cigarettes, dont

certaines fourrées de hachich, sont au menu. Le cendrier, large, est plein de mégots

dans un entassement chaotique. Il aspire une grande bouffée du « produite nocif

pour la santé » qu’il garde un moment avant de la dégager en un long sillon gazeux

gris qui va s’ajouter à cette sorte de brune qui enveloppe lugubrement cette chambre

exigüe éclairée par une faible lampe de chevet. La lumière jaunâtre est néanmoins

suffisante –et adéquate- pour voir nettement un Jim Morrison à la figure sans

expression sur le boîtier d’une cassette audio gisant au bord du petit meuble en faux

bois rouge près du lit de même substance. La voix mélancolique et la musique

apocalyptique de Light My Fire occupe l’espace sonore de la pièce.

The time to hesitate is through

Fini le temps des hésitations

No time to wallow in the mire

C’est pas le moment de se vautrer dans la boue

Try now we can only lose

Essaie maintenant nous ne pouvons que perdre

And our love become a funeral pyre

Et notre amour que devenir un bûcher funéraire

Come on baby, light my fire

Viens bébé, allume mon feu

Come on baby, light my fire

Page 64: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

5 la fin d’un monde

Viens bébé, allume mon feu

Try to set the night on fire

Essaie de mettre la nuit en feu

Dehors sévit un orage pareil à celui qui vient de secouer sa vie. Tellement

violent et tellement trouble.

Comme pour répondre à l’appel du chanteur des Doors, des éclairs

déchirent le ciel et emplissent la chambre de leurs lueurs blafardes. Le tonnerre, qui

éclate soudainement puis s’éloigne en grondant, semble faire partie de la musique.

L’averse, qui a marqué une brève trêve, reprend et se confond avec les notes aigues

de l’orgue. Concert de lamentations !

Malgré –ou à cause de- la musique électrique des Doors et la voix chaude

de Jim Morrison, un étrange et lourd silence de grande solitude s’abat.

This is the end, beautiful friend

Voici la fin, mon bel ami

This is the end, my only friend

Voici la fin, mon seul ami

The end of our elaborate plans

La fin de nos plans élaborés

The end of everything that stands

La fin de tout ce qui a un sens

The end

La fin

Il se sent seul. Terriblement seul. Il lui parait être seul au monde. Seul

survivant sur sa planète au crépuscule de son espèce. Et, nostalgique, il fait un bon

de géant en arrière dans le temps. Il pense aux Humains qui naquirent sur Terre

dans la nuit des temps et vécurent dans un quotidien parsemé d’embûches. Il se voit

dans des oripeaux en peaux de bêtes, au fond d’une caverne, à l’abri de la colère du

ciel, sans sa horde dont il est séparé suite au tumulte causé par les crachats du

volcan surplombant le territoire où il est né et où est né son père, le père de son père

Page 65: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

6 la fin d’un monde

et le père du père de son père, et sans sa femme enlevée par un ptérodactyle, cette

espèce de monstre mi-rapace et mi-reptile. Accroupi dans son gîte de fortune, il

écoute la pluie en alimentant de bûches grossières et de brindilles sèches le précieux

feu qui lui caresse la peau avec sa chaleur et éloigne les animaux féroces et les

esprits maléfiques. Il se sent si seul. Abandonné !

Jim Morrison chante toujours. The End tire à sa fin.

The end of laughter and soft lies

La fin du rire et des doux mensonges

The end of nights we tried to die

La fin des nuits où nous avons voulu mourir

This is the end

Voici la fin

Page 66: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

L’Affaire d’Ornans

Le lundi 16 octobre 1995, à 16 heures 30, les quarante-six figurants qui venaient poser pour la photo, guidés par le responsable technique du centre de loisirs et le maire d’Ornans, plutôt curieux d’assister à l’événement, firent une découverte hallucinante : au milieu de la vaste scène, un cercueil était posé à même le plancher et dans le cercueil, était allongée une jeune fille entièrement nue dont le crâne était rasé. « C’est Léa ! Léa Tamain ! », cria quelqu’un. Tous la crurent morte. « Écartez-vous ! Surtout, ne touchez à rien ! », cria le maire. Puis, se tournant vers le régisseur : « Vite, allez prévenir la gendarmerie et les Tamain. Je reste sur place. »

***

Léa Tamain n’était pas morte. Elle avait été droguée et dormait profondément. Quand ils arrivèrent sur les lieux, les gendarmes écartèrent les curieux, qu’ils firent attendre au fond de la salle de spectacle : ils seraient interrogés tout à l’heure. Le capitaine Delbret appela un médecin et une ambulance pendant que le maréchal des logis Champeau prenait des photos. Le père et la mère de Léa arrivèrent en même temps que les ambulanciers. Quand elle aperçut sa fille, Françoise se mit à hurler et voulut se précipiter sur elle, mais le capitaine Delbret la retint : « Elle n’est pas morte, madame Tamain ! Elle n’est pas morte ! Elle est seulement droguée. Elle va s’en sortir ! - Mais couvrez-la, au moins ! », hurla le père. « Oui, oui, tout de suite. Mais vous comprenez, il nous fallait prendre des photos pour le dossier. » Les ambulanciers placèrent Léa sur une civière, la protégèrent de plusieurs couvertures et la portèrent à l’extérieur. Françoise Tamain s’engouffra à leur suite dans l’ambulance qui démarra très vite. « Je ne comprends rien, ce matin, elle est allée à la gare prendre son car à 6 heures et demie, comme d’habitude le lundi … », dit Philippe Tamain, complètement hébété. « On a trouvé ces papiers, qui avaient été placés sous elle, capitaine. » Le maréchal des logis Champeau, qui avait mis des gants, plaça les papiers dans un sac en plastique qu’il referma soigneusement. « Monsieur Tamain, nous allons prendre les dépositions de tous les gens qui sont ici. Et nous allons contacter le photographe qui … qui devrait être là, au fait ! Quelqu’un l’a vu ? Est-ce que quelqu’un a vu le photographe qui vous avait convoqués ? », demanda le capitaine Delbret aux figurants qui discutaient au fond de la salle. Mais personne ne l’avait vu.

Deux heures plus tard, le capitaine Delbret et son adjoint quittèrent le centre de loisirs. Ils avaient demandé à chaque figurant son emploi du temps de la journée, qu’il leur restait à vérifier. Par acquit de conscience, ils avaient aussi interrogé le maire, le régisseur, et même Philippe Tamain, qui ne l’avaient pas trop apprécié. De retour à la gendarmerie, ils entreprirent l’inventaire des papiers retrouvés : en fait,

Page 67: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

L’Affaire d’Ornans

pas grand chose. « Un mot tapé à la machine : Pour Joseph Tamain, en souvenir… », dit Champeau. « Et des feuilles imprimées : Qu'est-ce que la section européenne allemand du lycée Pasteur ? Celui de Léa Tamain, non ? - Oui. Son père nous a dit qu’elle était … enfin, qu’elle est en terminale ES. Dans la section européenne allemand. Que disent les feuilles ? - Ce n’est pas tellement ce qu’elles disent qui est intéressant, c’est ce qui a été surligné et entouré. - Lisez. » - La section européenne est une option facultative choisie en Seconde, poursuivie en Première et en Terminale ES ou S, choisie en plus de l'enseignement obligatoire de langue. Ça, c’est quelqu’un qui s’est drôlement bien renseigné sur Léa Tamain ! - Ce qui confirme que ce n’est pas par hasard qu’elle a été déshabillée, tondue, et mise dans ce cercueil : ce que laisse déjà clairement entendre le mot dédié à Joseph Tamain, son grand-père. Continuez. - La section propose un enseignement d'EPS comme discipline non linguistique. Chaque année, un voyage en Allemagne est organisé en lien avec l'activité sportive. Mot surligné : « allemand ». Cette année, des élèves de Terminale partent à la découverte de Berlin. Mots surlignés : « Terminale » et « Berlin ». - Il faudra vérifier que Léa Tamain était inscrite pour ce voyage. - … autre manière d'apprendre la langue allemande, centrée sur la pratique de l'oral et la confrontation avec des situations concrètes. Surligné : « situation concrète » Faire acquérir aux élèves … bon, je passe …. Ah ! Voilà : Objectifs : Cultiver son ouverture d'esprit. Renforcer son niveau en allemand, notamment à l'oral … je passe … communication au sein de la classe d'EPS. Acquérir une meilleure connaissance des pays germanophones et plus particulièrement de l'Allemagne en participant aux projets de voyages et d’échanges. - Mots surlignés ? - Il y en plusieurs : « ouverture d’esprit », « communication », « connaissance des pays germanophones ». Après il n’ y a rien de souligné jusqu’au dernier paragraphe. - Lisez-le. - L'échange permet tous les ans à une vingtaine d'élèves de découvrir l'Allemagne et de partager de bons moments de convivialité tout en progressant dans l'apprentissage de la langue. Une belle aventure humaine ! Mots surlignés : « de bons moments de convivialité » et « Une belle aventure humaine ». Ce dernier groupe « une belle aventure humaine ! » est imprimé plus gros, surligné et entouré au feutre. Voilà. - Votre impression, Champeau ? - L’agresseur n’a pas agi au hasard : cette mise en scène vise le grand-père de Léa. Et tous les mots surlignés ont un rapport avec l’Allemagne. Certains sont même très intéressants ! - Et l’ensemble (le cercueil, la femme nue au crâne tondu) fait penser aux scènes de la Libération. Ce photographe, dont on ne sait rien à part son nom, (certainement faux) a donc, obtenu (comment ?) des renseignements sur Léa Tamain, avec un mobile très précis qu’il nous faut trouver. Au travail, Champeau ! »

Page 68: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

L’Affaire d’Ornans

***

Témoignages recueillis par le capitaine Delbret, assisté de son adjoint :

Ornans, le 16 octobre 1995. Le jeudi 21 septembre, j’ai reçu un coup de téléphone d’un certain Adrien Keppler, se disant photographe d’art à Paris, et me demandant un rendez-vous dans la matinée du samedi 30 septembre 1995, pour un projet concernant la ville d’Ornans. Le samedi 30 septembre, il est arrivé dans un taxi qu’il avait pris à la gare de Besançon. Il était à l’heure au rendez-vous, 9 h 30, et m’a expliqué son projet, qui m’a paru plutôt séduisant : un catalogue d’art belge lui avait commandé une série de photographies sur le thème Une ville, une œuvre, reproduisant à l’identique des tableaux célèbres. Il avait choisi Un enterrement à Ornans, de Gustave Courbet, et me demandait l’autorisation de bénéficier, durant quelques heures, de la salle de spectacle du centre de loisirs d’Ornans, le samedi 14 octobre, de 14 h 30 à 16 h, afin d’y réunir les Ornanais et de choisir les 46 figurants dont il avait besoin, et le lundi 16 octobre, de 10 h à 18 h, pour préparer et réaliser son travail. Je lui ai répondu favorablement. Je me chargeais de faire placarder quelques affiches dans la ville et lui, de fournir costumes et accessoires. La photo serait faite le lundi 16 octobre, les figurants choisis étant convoqués à 16 h 30. Le samedi 14 octobre, M. Keppler est arrivé de Besançon, en taxi, à 14 h. Le technicien du centre de loisirs l’attendait pour lui confier une clé (il était entendu que la clé nous serait remise après la photographie, le lundi soir) Les Ornanais s’étaient présentés nombreux : M. Keppler a choisi les figurants qui devaient reproduire la toile de Courbet et leur a donné rendez-vous le lundi suivant, à 16 h 30. Un taxi est venu le chercher à 16 h 45 pour le ramener à la gare de Besançon où il a pris son train pour Paris. Le lundi 16, il a dû arriver sans qu’on s’en aperçoive. C’est lui qui a ouvert la porte à M.Tamain, qui venait livrer le « cercueil » devant servir à « l’enterrement ». Quand les figurants (et moi-même) sommes arrivés au centre de loisirs, la porte était ouverte, la clé à l’intérieur, mais monsieur Keppler n’était pas là. Et nous ne l’avons plus revu. Paul Lafaye, maire d’Ornans.

Besançon, le 17 octobre 1995. Le lundi 16 octobre 1995, j’étais de permanence au bureau de la vie scolaire. J’ai pris mes fonctions à 6 h 30, pour accueillir les internes qui n’étaient pas rentrés le dimanche soir. Vers 7 h, un homme se présentant comme le père de Léa Tamain m’a appelée au téléphone pour dire que sa fille, élève de terminale ES, serait absente quelques jours parce qu’elle avait la grippe. Je lui ai demandé de nous faire parvenir un certificat médical : il m’a répondu que Léa le porterait à son retour. Sophie Martin, surveillante au Lycée Pasteur de Besançon.

Besançon, le 17 octobre 1995. Le samedi 30 septembre 1995, à l’arrivée du train de Paris de 8 h 14, j’ai chargé un client qui m’a demandé de le conduire à la mairie d’Ornans et de venir le rechercher à 16 h 30 pour le ramener à la gare de Besançon, son train partant pour Paris à 18 h 31. En me quittant, il m’a demandé de l’attendre le

Page 69: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

L’Affaire d’Ornans

samedi 14 octobre à l’arrivée du train de Paris de 12 h 58. Le samedi 14 octobre 1995, à l’heure dite, j’ai donc chargé ce même client et je l’aiconduit au centre de loisirs d’Ornans. Je suis revenu à 16 h 45 pour le reconduire à la gare de Besançon où il prenait son train pour Paris à 18 h 31. Je ne l’ai plus revu. Eugène François, chauffeur de taxi à Besançon.

Ornans, le 17 octobre 1995. Le samedi 30 septembre, vers 9 h 30, M. Keppler est arrivé en taxi à la mairie. M. le Maire l’a reçu jusqu’à 10 h. En sortant du bureau, il m’a demandé si la scierie Tamain travaillait toujours, parce que c’était là qu’il comptait commander le cercueil qui servirait pour sa photographie. Puis il m’a demandé qui la faisait tourner et, de fil en aiguille, nous avons fini par parler de la famille de Philippe, le fils du vieux Joseph. C’est comme ça qu’il a su que Philippe avait trois enfants : Maxime, 20 ans, Léa, 17 ans, et Pierre, 12 ans. Ensuite il est parti à la scierie commander le cercueil. Je ne l’ai plus revu. Sylviane Gaillard, secrétaire de mairie à Ornans.

Ornans, le 17 octobre 1995. Le samedi 30 septembre 1995, M. Keppler s’est présenté à la scierie, vers 11 heures 30. Il m’a expliqué ce qu’il voulait faire et m’a commandé un cercueil. Je lui ai tout de suite dit que nous ne faisions pas de cercueil, mais il m’a répondu qu’il ne s’agissait en fait que d’une caisse de la taille d’un corps humain, qui serait recouverte d’un grand drap blanc, avec 4 poignées pour pouvoir être portée par 4 hommes, comme sur le tableau. J’ai donc accepté de lui livrer cette « caisse » le lundi 16 octobre, à 10 heures, au centre de loisirs d’Ornans. Il devait me régler après avoir pris la photo, mais je ne l’ai plus revu. Philippe Tamain, propriétaire de la scierie du moulin du puits, à Ornans.

***

Le mardi 17 octobre, à 18 heures, Delbret et Champeau purent voir un instant Léa Tamain dans sa chambre d’hôpital. Elle n’avait pas été torturée ni violée, son agresseur s’était contenté de l’endormir. Elle était très déprimée, mais elle accepta de leur parler et ils reçurent l’autorisation de l’interroger, en présence néanmoins d’une psychologue. En fait, elle n’avait pas grand chose à leur dire et ils ne récoltèrent qu’un pincée de renseignements qui ne servirent qu’à renforcer la thèse de la préméditation. Elle avait pris son bus à Ornans le matin du 16 octobre, à 6 h 30. Elle était arrivée à la gare routière de Besançon vers 7 h 30. Sur le parking, elle avait été légèrement bousculée par un homme qui s’était gentiment excusé : et là, elle avait reconnu le photographe qui était venu à la scierie et dont tout le monde parlait à Ornans. Les larmes aux yeux, elle sourit presque en disant qu’elle aurait bien aimé participer à la photo, mais que le lundi, elle avait cours … Adrien Keppler lui proposa de la déposer au lycée. Sur le moment, elle ne fit pas attention au fait qu’il avait une voiture, alors que jusque là il se déplaçait en train et en taxi. Ce n’était que maintenant que… « Il a mis mon sac de voyage dans le coffre, je suis montée à l’avant et après ….. Léa se mit à pleurer et la psychologue pria les enquêteurs de sortir.

L’Affaire d’Ornans

Page 70: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

« Non, non, ça va aller. C’est juste que … je ne me souviens de rien à partir de là ! - Merci, Léa. C’est très gentil à toi de nous avoir reçus. Remets-toi vite ! »

***

Le lundi 16 octobre, vers 13 h 15, Adrien Keppler récupéra sa voiture : la veille, il l’avait garée dans une rue tranquille, près de la gare, avait loué une voiture, et pris une chambre dans un motel à la sortie de Besançon, en veillant bien à tout régler en espèces et à ne jamais enlever ses gants, pour ne laisser aucune trace ! A ceux qui lui demanderaient pourquoi ces gants, il avait prévu de prétexter un psoriasis gênant. Il prit la direction de l’A 36, en direction de Mulhouse, où il habitait et où il travaillait comme infirmier. Il s’arrêta à la première aire de repos. Avant de descendre de voiture, il enleva gants, perruque, lunettes et lentilles de contact colorées, prit dans le coffre le sac et les vêtements de Léa Tamain et fourra le tout dans un grand sac poubelle emporté par précaution, qu’il jeta bien ficelé dans un container. Dans les toilettes de la station service, il se regarda dans la glace et, satisfait, se retrouva lui-même : Christian Muller, un homme blond de cinquante ans aux cheveux grisonnants, dont les yeux bleus brillaient d’un éclat particulier cet après-midi. Puis il se repassa le film de la matinée : à 7 heures 30, rencontrer Léa « par hasard », à la gare routière de Besançon, se faire reconnaître, lui proposer de la déposer au lycée, la faire monter dans la voiture, la piquer avec la seringue, démarrer, sortir de la ville, s’arrêter dans un petit bois, en pleine campagne, la sortir de la voiture, la déshabiller, lui couper les cheveux, la raser avec sa tondeuse, la rouler dans le drap qu’il avait emporté et la mettre dans le coffre, tout avait été un jeu d’enfant à partir du moment où il avait décidé de le faire sans réfléchir. Son acte, il le savait, était injuste pour cette jeune fille, mais quelqu’un devait bien payer la dette ! A 8 heures 45, il avait pris la route d’Ornans. La seule chose qui l’avait réellement inquiété avait été de risquer de se faire remarquer au moment où il garerait la voiture de location (immatriculée, il est vrai dans le Doubs et non dans le Haut-Rhin) derrière le centre de loisirs et en sortirait le corps de la jeune fille. Heureusement, il n’avait rencontré personne ! Il avait à peine attendu dix minutes avant de voir arriver Philippe Tamain et son employé, qui portaient la caisse devant servir de cercueil. Il leur avait demandé de la poser au centre de la scène. Une fois seul, il avait sorti Léa de la coulisse où il l’avait dissimulée, l’avait placée dans la caisse et lui avait injecté une autre dose de somnifère. Puis il avait placé les papiers sous elle et il était ressorti en laissant la clé du centre sur la porte, à l’intérieur. Il était remonté en voiture après s’être assuré qu’il n’y avait personne aux alentours et avait quitté Ornans pour toujours. Son grand regret était de ne pas avoir agi exactement le 4 septembre (trop tôt par rapport à la rentrée scolaire) et, surtout, de ne pas avoir vu la tête de Joseph Tamain lisant le mot. Et maintenant, il était sur la route de Mulhouse, tandis qu’on cherchait, sur la ligne Besançon-Paris, un certain Adrien Keppler, quinquagénaire brun aux yeux marron, portant des lunettes, et des gants qui cachaient un vilain psoriasis. Qui connaissait Christian Muller à Ornans ?

L’Affaire d’Ornans

Page 71: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Assis dans sa voiture, il sortit une enveloppe de sa poche et lut la lettre qu’elle con- tenait : Dijon, le 8 août 1995. Mon chéri, jusqu’à aujourd’hui je me suis tue. Mais tant qu’il me reste encore un peu de force, je t’écris pour te dire la vérité. Et puisque tu me lis, c’est que je suis morte et que le notaire t’a remis ma lettre. Tu n’as jamais su qui était ton véritable père. Je t’ai menti et j’espère que tu me le pardonneras. Quand tu étais petit, j’ai menti pour te protéger, quand tu as grandi, j’ai menti parce que je ne pouvais plus faire autrement et après, il a vite été trop tard. Je t’ai toujours fait croire que ton père était un garçon de 22 ans mort le jour de la libération de la ville où j’habitais avec mes parents et que j’étais partie tout de suite après parce que j’étais folle de douleur et que je n’y suis jamais retournée. C’est une partie de la vérité. Ce que je ne t’ai pas dit, c’est que ton père n’était pas un héroïque maquisard : il était allemand et il a été exécuté par les libérateurs. Je devrais plutôt dire par un libérateur, dont je te vais te révéler le nom. Il est temps pour moi de parler, tu y as droit, parce que tu as toujours été un bon fils, dont j’ai été fière, et que je n’ai jamais regretté d’avoir gardé. Le 4 septembre 1944, Ornans a été libéré. Ornans, c’est là que j’habitais. Et moi je venais de fêter mes 17 ans. J’étais très jolie, enfin c’est ce que tout le monde disait, et beaucoup de garçons me tournaient autour, mais moi, ils ne m’intéressaient pas. J’étais très gaie, aussi, j’aimais rire, chanter, danser. Je tenais à ce que tu saches que ta mère n’a pas toujours été cette femme triste et dépressive que tu as connue, et que sa vie et la tienne auraient pu être très différentes après la guerre. Mais ma vie s’est cassée le jour de la libération d’Ornans. A ta manière, toi aussi tu en as payé le prix : tu n’as jamais été heureux ! Oui, j’ai eu 17 ans, mon chéri, et j’ai été amoureuse comme on peut l’être à 17 ans. Il s’appelait Wilfried Muller, mais je l’appelais Willy, il avait 22 ans et lui aussi m’aimait à la folie. Nous ne faisions rien de mal, c’était la guerre qui abîmait et massacrait : mais il disait qu’après la guerre il m’emmènerait dans son pays, que nous nous marierions et que nous serions heureux. Après la guerre ! … Nous nous voyions en cachette, mais sans doute que quelqu’un l’a su et nous a trahis … Et le jour de la Libération, j’ai été tondue et promenée nue dans les rues de la ville. Willy a été exécuté, il n’y a pas d’autre mot, et celui qui l’a fait était un garçon de 23 ans, qui s’appelait Joseph Tamain, et qui travaillait à la scierie de son père, au moulin du puits. Il me tournait autour sans arrêt, il me voulait, mais comme je ne répondais pas à ses avances, il a trouvé cette façon horrible de se venger. C’est lui, Joseph Tamain, qui m’a tondue, et il fallait voir quel enragé c’était : il m’insultait, il me blessait avec les ciseaux et avec la tondeuse, il me crachait dessus ! Mon Dieu, quand j’y pense, il m’arrive encore de trembler, de honte et de froid. C’est lui aussi, comme je t’ai dit, qui a tué Willy, il s’en est vanté en me tondant. Et moi, je crois bien que je suis morte à ce moment-là et qu’après, durant toutes les années qui ont suivi, je n’ai fait que survivre. Quand j’ai compris que j’attendais un enfant, je suis partie, pour te protéger. Plus rien ne me retenait à Ornans : j’avais été salie, mon amour avait été sali, et ton père était mort. Mes parents me traitaient de tout, c’était infernal ! Je suis partie à Dijon. J’ai

L’Affaire d’Ornans

Page 72: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

tout de suite trouvé du travail à l’hôpital et tu es né le 23 avril 1945. Comme c’était juste après la guerre et que c’était plutôt la pagaille, on m’a crue quand j’ai dit que j’avais perdu mes papiers et j’ai pu te déclarer comme Christian Muller. Et moi, je suis devenue« Antoinette Muller ». J’ai toujours été très fière de toi. J’ai voulu que tu saches que tu as eu des parents très jeunes, très amoureux, qui se sont aimés en un temps où il était interdit de vivre une vie normale. Ne l’oublie pas. Adieu, mon chéri, ta maman qui t’aime, Antoinette Pignon.

***

Une des lettres anonymes reçues par les gendarmes à partir du mardi 17 octobre : Si vous voulez savoir le pourquoi du comment, interrogez plutôt Joseph Tamain, et parlez-lui d’Antoinette !

***

Mais Joseph Tamain ne dit rien qui pût déboucher sur une piste. Quand Delbret se rendit à la scierie, le vieux le reçut dans sa cuisine, le fit asseoir, s’assit en face de lui et le regarda droit dans les yeux : « Écoute, mon gars, ce Keppler, je le connais pas, je l’ai jamais vu ! Compris ? Si c’est lui qui a fait cette saloperie à ma petite-fille, j’espère qu’on le coincera et qu’on le lui fera payer ! Pour le mot, j’y comprends rien, j’ai rien à me reprocher, et je vois pas ce que j’aurais à me souvenir ! Tu m’as bien entendu ? » Delbret ne savait pas pourquoi, mais il trouvait que la colère du vieux sonnait faux. Il essaya la piste donnée par les lettres anonymes : « Et Antoinette, ça vous dit quelque chose ? - Antoinette ? Non. » Mais l’homme avait hésité et le ton de sa voix avait changé. Delbret sentit qu’il avait marqué un point. Il continua donc dans cette direction : « Pourtant, certains prétendent que ce qu’on a fait à Léa serait lié à cette Antoinette. - Je n’ai rien à dire. Sur ce, je ne te retiens pas, tu connais le chemin. » Le vieux Tamain avait menti, c’était évident : mais qui aurait pu le prouver ?

***

L’affaire resta dans une impasse. Après divers interrogatoires de vieux Ornanais qui avaient assisté à la libération d’Ornans, le 4 septembre 1944, on rechercha Antoinette Pignon, qui avait quitté Ornans en novembre 1944 pour ne jamais y retourner. On ne sut jamais où elle était allée. On ne sut jamais si elle vivait encore. On retrouva plusieurs Adrien Keppler à Paris et dans le Doubs : aucun n’était celui qui était venu à Ornans en septembre/octobre 1995. Le capitaine Delbret resta persuadé que l’affaire Léa Tamain et l’affaire Antoinette Pignon, deux très jeunes filles publiquement et injustement humiliées, étaient étroitement liées, mais il ne put jamais le prouver. Le 18 décembre 1995, l’affaire d’Ornans fut définitivement classée sans suite.

Page 73: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Cela s’est passé durant mon adolescence. Mes idées étaient encore assez claires et je ne descendais la bouteille qu’aux soirées du week-end. Aujourd’hui…c’est différent…

J’étais dans ma dernière année de lycée et je savais que le BAC ne serait qu’une formalité de plus. Née de parents diplomates, j’avais étudié dans les meilleures écoles et pouvait faire une dissertation sur les démocraties populaires en quatre langues différentes. Ma vie ne s’arrêtait pourtant pas aux études. La fête et l’alcool des fins de semaines nous détendaient, moi et mes amies d’internat, de manière radicale. Nous étions huit dans notre chambre et, même sous nos airs de filles parfaites de riches héritiers, nous connaissions bien les conneries les plus folles et les plus dangereuses. Mais nous avions cette capacité à rejeter la faute sur les autres sans que personne ne daigne contester l’injustice.

La dernière stupidité en date que nous avons faite fut fatale.

C’était mon idée, je l’avoue. Mais je voyais tous ces gens s’asseoir, juste s’asseoir et obtenir de grandes choses. C’est ainsi que je décidai de faire un sit-in, pour nous marrer, tout simplement. Encore fallait-il trouver une raison. Nous avons passé des nuits à voter, à peser le pour et le contre. Finalement ce fut Louisa qu’eut cet élan de génie :

-Et pourquoi pas pour obtenir le 23ème étage…dans son intégralité ?Sa proposition s’accompagne d’un sourire mesquin et plein d’envie que je

revois encore en rêve en tremblant.C’était au 23ème étage que se trouvait notre chambre. Cette dernière nous

avait toujours parut exiguë pour huit filles et leur garde-robe de milliardaire. L’étage entier était cependant parfaitement adapté à notre espace vital. Le vote fut unanime et nous décidâmes de commencer dès le lendemain.

Je ne pus dormir de la nuit tant l’excitation entrait et sortait en moi par vague.Le sit-in commença dès que la cloche de 6h retentit. Dans nos pyjamas

de soie, assises en tailleur devant la porte, nous attendions de pied ferme qu’une surveillante passe nous voir.

La porte s’ouvrit enfin.-Non mais ça va pas ! Mesdemoiselles voyons ! On se presse !La vieille ridée qu’était Mademoiselle Chars commença à s’éloigner en

marmonnant : -Non mais n’importe quoi ! Toujours pas habillée à cette heure-ci !Ce fut moi-même, meneuse de la bande, qui s’écria : -Nous ne nous habillerons pas. Nous ne descendrons pas déjeuner et nous

n’irons pas en cours.Ma voix resta ferme jusqu’au bout, bien qu’au fond de moi j’étais totalement

effrayée. A cet instant, nous vîmes de dos la dépouille de Mademoiselle Chars se figer en plein geste. Elle se retourna lentement, très lentement vers nous. Son regard de chouette agressive nous lança des éclairs. Elle prononça ces mots en articulant infiniment chaque syllabe :

-Pardon ? Ai-je bien entendu ?Malgré ses traits de fer, je ne me démontai et répliquai sur ce même ton

sarcastique :-Oui ! Très bien même ! Nous manifestons de manière pacifique et passive

pour signaler notre mécontentement : nos chambres ne sont pas à la taille de notre grandeur. Nos revendications sont simples. Nous voulons le 23ème étage pour nous.

1Le 23ème étage

Page 74: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

J’accompagnai le geste à la parole en désignant mes camarades qui acquiescèrent mes propos. Le visage de la surveillante en chef s’était décomposé au fil de ma tirade. Elle qui d’habitude restait placide dans n’importe quelle situation ressemblait maintenant à un poisson hors de l’eau avec sa bouche ouverte et ses joues tombantes.

Elle mit un moment avant de répondre d’une voix tremblante :-Je rêve ou… ? Vous me faite une plaisanterie mesdemoiselles ? C’est de très

mauvais goût pour des jeunes filles de vote rang !Ses cris commencèrent à attirer les autres élèves de l’étage. Ces parasites qui

nous empêchaient de nous épanouir entièrement -j’avais, cette nuit là, commencé à les haïr de prendre tant de place à notre étage- nous fixaient maintenant de leur mine offusquée.

Johanna, qui se tenait près de moi, prit à son tour la parole :-Vous êtes dans la réalité Miss Chars. Dans la terrible réalité de votre

domination défaillant à chaque seconde qui s’écoule.J’ai toujours adoré le tragique de cette fille. Il eut pour conséquence de laisser

tous les spectateurs sans voix. Le silence n’était ni pesant, ni gênant. Je me sentais jouir intérieurement et savais que c’était aussi le cas pour mes amis. A ce stade, nous ne savions plus vraiment ce que nous faisions. Depuis le début, nous avions simplement été poussées par des impulsions inconnues. Inconnues certes, mais si exaltantes !

La vieille poussa des cris et hurla des propos confus et incohérents. Elle partit au pas de course chercher un supérieur et, au passage, ordonna aux autres d’aller au réfectoire prendre leur petit-déjeuner. Un brouhaha s’éleva, les élèves échangeant des critiques, des points de vue sur ce que nous venions de faire. Lorsque tous descendirent -après nous avoir jeté un dernier coup d’œil furtif- le silence retomba et nous pûmes sauter de joie et tomber dans les bras des unes des autres. C’était tellement grisant de transgresser les interdits ! Mais aujourd’hui encore plus que d’habitude, car aujourd’hui, personne ne serait là pour nous laver les mains. C’était un risque, un gros risque à prendre. Le renvoi définitif à la clef sans aucun doute. Qu’importe ! La jeunesse nous tendait les bras !

Pour plus de sécurité, Johanna avait réussi à dérober un double de la clef de notre chambre. Elle nous enferma et la laissa dans la serrure pour qu’on ne puisse ouvrir de l’extérieur. J’observai ses mouvement graciles et tout en légèreté. Je l’admirais vraiment. Rien chez elle ne me laissait indifférente. J’aimais sa beauté froide, sa théâtralité et surtout son hardiesse. Elle l’avait encore prouvé en osant mettre des somnifères dans le verre de la gardienne de l’établissement. Verre qui se trouvait chaque soir sur sa table de chevet. Au milieu de la nuit, elle avait donc descendu et remonté les vingt-deux étages et essayé tous les trousseaux pour trouver quelle clef était la bonne. Elle les remit enfin en place et revint se coucher, tout ça sans faire le moindre bruit. Même nous n’avions rien su avant le lendemain !

Elle se tenait maintenant devant moi, de toute sa hauteur. Elle me lança un sourire exquis et rejoignit le groupe formé par les autres filles sur les matelas, sans me quitter une seule fois du regard.

Le proviseur du lycée ne mit pas longtemps à arriver. Il tenta à plusieurs reprises de pousser la clef pour la faire tomber. En vain. Elle tenait bon !

-Mesdemoiselles ! Votre comportement est ridicule ! Sortez immédiatement ou j’appelle vos parents !

2Le 23ème étage

Page 75: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Nous éclatâmes de rire. Nos parents ? Une menace pour nous ? Je me demandai s’il n’avait jamais entendu parler du règne de l’enfant-roi. Le chef de l’établissement semblait se rendre compte de la futilité de son argument et tenta une nouvelle attaque :

-Ce sera écrit dans votre dossier scolaire. Refus d’obéir. Vos futures écoles supérieures n’apprécieront pas du tout ça ! Je vais comptais jusqu’à 3 et si vous sortez avant, tout sera oublié.

Alors qu’il parlait, nous avions déjà commencé depuis longtemps un strip-poker et la fumée de nos cigarettes troublait l’atmosphère.

-Un…Je perdis une fois de plus et mon soutien-gorge quitta sa place. Jamais je

n’avais de chance et de talent à ce jeu.-Deux…Johanna me lança plusieurs regards en coin. Son attitude me mettait mal à

l’aise et je n’arrivais plus à me concentrer sur la partie.-Trois ! Bravo jeunes filles ! Vous venez de briser vos carrières ! Je n’espère

pas vous retrouver à la rue dans quelques années ! Même si aujourd’hui c’est bien tout ce que vous méritez !

Nous l’entendîmes s’éloigner d’un pas furieux, fulminant de notre indifférence et de son autorité bafouée.

Je répète encore que cette journée fut la plus formidable de ma vie. Je n’ai jamais eu une sensation d’adrénaline aussi intense et longue sur la durée que ce jour-là. Et pourtant j’ai, par la suite, voué ma vie à retrouver une dose aussi exceptionnelle dans le sang en tentant les sports extrêmes les plus fous et en ingurgitant toutes les substances illicites possibles. Mais jamais rien n’a été aussi vif que ces heures passées là, à brûler nos ailes.

Nous parlions toutes en même temps, nous rions et pleurions à la fois, de peur, d’excitation, d’euphorie, de frayeur… C’était quelque chose d’inégalable. Plusieurs adultes et quelques élèves proches de nous essayèrent de nous faire « reprendre raison ». Nous n’écoutions plus leurs discours et nos jeux et nos discussions reprenaient le dessus.

Huit jours exactement passèrent lorsque nous reçûmes toutes des sms presque en simultané. J’en reçu deux, dont un de Jonathan, mon meilleur ami :

« Huit jours… T’es vraiment la meilleure ! »Etonnée, je lui demandai de quoi il parlait.« Tous les journaux télévisés parlent de vous ! Vous êtes adulées de tous les

jeunes qui rêvent de se rebeller ! »Notre joie ne fit que s’accroître. Et pourtant le pire restait à venir…

Cela se passa quelques heures après, en fin de soirée. Quelqu’un frappa à la porte. Nous sursautâmes dans un même mouvement. Personne n’était venu depuis des jours. Nous avions vécu une semaine à ne rien faire à part s’amuser et manger toutes les cochonneries grasses planquées sous nos lites. Les supérieurs nous avaient peu à peu abandonnées et nous avions appris que le proviseur n’allait pas prévenir les autorités pour la simple et bonne raison qu’il ne souhaitait pas que l’incident s’ébruite. Il n’était pas encore très âgé et avait, par conséquent, une réputation à forger. Maintenant que tout le pays était au courant, il était foutu. Mais jamais nous nous sommes dit que la police pouvait venir. Et nous avons mis longtemps à comprendre pourquoi elle n’est jamais venue.

3Le 23ème étage

Page 76: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Ce fut donc au huitième jour que le proviseur frappa à la porte, glissa une enveloppe et s’en alla, sans dire un mot. Nous nous regardâmes tour à tour longtemps, sans savoir quoi faire. Johanna se leva enfin. Son boxer remontait ses fesses et je ne pus m’empêcher de rougir lorsque je m’aperçus que mes yeux ne pouvaient se détacher de son postérieur. Elle ramassa la lettre et sa voix d’or lut ces mots :

« Bravo mesdemoiselles ! Vous avez gagné. Le 23ème étage est à vous et vous êtes, de plus, dispensées de cours. Avec mes salutations.

-C’est signé du proviseur…La voix de Johanna se brisa. Nous ne savions que penser du tournant

important que prenait notre sit-in. Avec le recul, je me demande encore comment nous avons fait pour ne nous douter de rien, pour tomber aussi facilement dans le piège. Or, à ce moment, nous étions jeunes et connes et la réflexion n’existait pas encore dans notre vocabulaire. Seul l’instinct comptait. Et l’instinct nous annonçait une vie future absolument géniale et totalement décalée.

C’est là que le piège commença à se refermer doucement. Nous avions la liberté à nous. Nous comptions en profiter à en mourir…

Nous avions commencé par déménager et prendre chacune une chambre. Huit lits pour chacun d’entre nous : ce n’était pas le paradis mais presque. Puis, au bout d’une semaine nous sommes retournées en cours. Toutefois, les regards en coin qu’on nous lançait, pleins de rancune, nous renonçâmes très vite à sortir du 23ème. Les premières semaines de notre nouvelle vie nous firent tourner la tête. Nous restions toute la journée à notre étage, souvent toutes les huit dans la chambre d’une seule à discuter, à se pomponner pour rien, à regarder des films… Le soir arrivait et nous faisions le mur et la ville nous appartenait. Nous buvions tout ce que nous trouvions, nous prenions tout ce qu’on nous offrait et nous revenions dans des états inimaginables. Mais tout le monde s’en foutait. Le 23ème étage et ses occupantes n’existaient plus pour l’établissement. A cette époque, nous n’avons jamais essayé de comprendre cette indifférence. Je suppose que nous mettions ça sur le compte de l’amertume : nous pensions que tous nous en voulaient d’avoir chassé les autres occupants de cet étage et de sécher l’intégralité de nos cours. D’être traitées comme des privilégiés en somme.

Nous nous trompions grandement.Or, à ce moment là, seule l’oisiveté de nos jours comptait. Cependant, l’ennui s’installa progressivement. Nous ne savions comment

occuper nos journées. C’est peu après que trois d’entre nous ramenèrent des sacs de bouteilles d’alcool. C’était juste pour rire au départ. Et puis c’est devenu quotidien. Je ne me souviens pas d’une seconde où je n’étais pas saoule. Et c’était la même chose pour mes amies. Il était malheureusement trop tard pour reculer. Le chemin du retour restait introuvable.

Bientôt nos portefeuilles s’épuisèrent et le stock d’alcool également. Nous avions des spasmes impressionnants dès le réveil à cause du manque. Le sevrage était terriblement éprouvant et traumatisant. Nous nous réunirent très vite pour trouver une solution. Nous n’arrivions plus à réfléchir correctement mais nous trouvâmes finalement l’idée de faire payer une taxe à quiconque passer à notre étage. C’est-à-dire tous ceux qui souhaiteraient se rendre aux trois derniers étages car l’ascendeur n’allait pas au-delà du 22ème étage. Cela fonctionna encore mieux que ce nous avions prévu. Nous nous relayons en haut de l’escalier et taxions

4Le 23ème étage

Page 77: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

n’importe qui, selon notre humeur. Les stocks se remplirent rapidement. Le 23ème étage devint un espace redouté. Redouté à la fois par notre présence et nos taxe mais aussi par le champ de bataille qu’il était devenu. Nos affaires traînaient dans tout le couloir, les bouteilles jonchaient le sol, l’odeur de tabac froid emplissait le nez et les lampes lançaient des feux grisâtres et menaçants. Je ne m’en rendais pas compte mais je pense maintenant que cela devait être un triste spectacle à voir.

Les journées se faisaient de plus en plus longues et la morosité du temps devint obsessionnelle. Nous passâmes à la vitesse supérieure et commençâmes à consommer de la cocaïne en trop grande quantité. Nos jeux devenaient sensuels sous l’effet des drogues. Je tremble encore de me remémorer cette scène. C’était longtemps après le début de notre gentil petit sit-in, je ne sais plus exactement quand, je n’avais plus la notion du temps. Mais quelques mois après je pense. Nous étions à notre énième partie de strip-poker dont nous avions réécrit les règles des millions des fois sans assouvir notre soif de divertissement. Johanna et moi étions en sous-vêtements. Plus personne ne jouait vraiment. Toutes étaient dans un autre monde, loin d’ici. Je ne sais pas ce qui m’a prit mais je me suis littéralement jetée sur Johanna pour la faire basculer sous mon poids et l’embrasser avec fougue. Elle me répondit et me caresse de ses ongles rouges et écaillée. La suite est floue. Je ne saurais dire si nous sommes allées plus loin ou pas.

Page 78: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Le bus

Le bus

Hier, j’avais fait le rêve de habituel. Le rêve de notre vie normale : la même ville pour la Terre entière, les mêmes codes, les mêmes règles. Personne n’est jamais en danger, jamais. Tellement jamais que tout fait peur. Le risque de l’insécurité dans une vie si sûre. Et toujours, tout le monde s’en remet à dieu. Mais pas n’importe quel dieu ! C’est le même dieu pour tout le monde…

Mais aujourd’hui, avant de me réveiller, j’ai rêvé que la vie était bien. C’est la première fois. J’ai rêvé que des oiseaux blancs volaient avec des oiseaux gris, que des gens laids existaient, que des gens beaux embrassaient ces gens laids, j’ai imaginé la même mer pour tout le monde et un ciel très bleu avec plein de dieux qui vivaient ensemble. Cette nuit, j’ai rêvé de tout ça.

Pourquoi ai-je fait ce rêve ? Ce rêve d’une vie qui n’existe pas ? J’en ai le cœur harmonica et la tête imagerie, j’en ai les membres plus grands de savoir tout ça. Oui, je me sens grandi de savoir. Tout à l’heure, quand je traverserai la rue pour aller voir Hugo, je lui raconterai. Je lui raconterai tout et je suis certain qu’il aimera mon rêve. Oui, c’est sûr qu’il l’aimera et ce soir, on fera le même rêve. D’ailleurs, c’est sans doute parce que j’ai vu Hugo hier après-midi que j’ai rêvé de cet autre monde. On est allé au parc et on a joué aux pirates sur la structure métallique qu’il y a, posée dans la pelouse centrale. Papa dit que c’est une œuvre d’art à la gloire de notre dieu, mais comme il n’y avait personne d’autre, on a quand même osé grimper dessus. Vers quatre heures, j’ai proposé à Hugo de rentrer chez moi, parce que maman avait fait des crêpes exprès pour le goûter. Il a accepté. J’étais content. C’était la première fois qu’Hugo entrait dans ma maison, pourtant il n’y a qu’une rue à traverser ! Il a eu l’air de trouver tout très bien, il m’a dit que c’était très grand et même que c’était mieux que chez lui. Juste avant de partir, il a dit que j’avais la meilleure maman du monde et que même si elle était de petite taille, elle était si jolie qu’il aurait voulu lui dire au revoir sur la bouche. Je crois que ça m’a fait très plaisir.

Je sors de mon lit et attrape ma chemise. Enfin, je peux dire « notre chemise » vu qu’on a tous la même. J’enfile un pantalon. Il est trop grand pour moi alors je prends le temps de retrousser le bas, puis je vais voir maman dans la cuisine. Les yeux rivés sur le journal, elle a l’air de mauvaise humeur. « Ça, c’est un nez tordu ? Non, ils doivent bien avoir une autre raison de l’em… » A peine ai-je le temps de lui dire bonjour qu’elle recommence à bougonner : « Et lui, pour trois centimètres ! Un mètre cinquante deux, c’est pourtant… ». Comme je ne comprends rien et que de toute manière je me moque pas mal de comprendre ou pas, je retourne dans ma chambre. A travers la vitre, j’aperçois Hugo, accoudé au rebord de sa fenêtre, qui me fait de grands signes de la main. Je me dépêche d’ouvrir ma baie vitrée et en même temps, je pense à la manière que je choisirai pour lui parler de mon rêve.

« Tu sais, c’est formidable ! Ce matin, j’ai rê… »

1/4

Page 79: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Le bus

Un bus s’arrête dans la rue, entre nos deux habitations. Un drôle de bus, tout blanc, sans aucune fenêtre. En fait, c’est plutôt un camion, mais très étiré.

« Tu as vu ? Qu’est-ce que c’est ? »A mon grand étonnement, Hugo répond bizarrement :« Ils vont te demander de monter et il faudra que tu acceptes. Ne t’inquiète

pas ! »Je n’ai pas le temps de comprendre le sens de sa phrase que deux hommes,

très grands et très beaux, descendent du camion. Ils portent des costumes noirs impeccables avec deux belles cravates. Je me fais la remarque que moi aussi, un jour, je voudrais être habillé ainsi. Ils me prient sèchement de gagner le camion, sans prendre la peine de se présenter. Mon corps doit sans doute agir automatiquement, puisqu’en un rien de temps, je suis à l’intérieur du véhicule alors que je n’aurais pas du tout eu envie d’y monter. Maman est aussi emmenée. Elle trouve refuge sur le banc en face du mien. Les hommes s’apprêtent à refermer les portières. Une petite boule roule dans mon ventre. Bientôt, nous serons plongés dans le noir.

« Hugo ! Hugo ! Ne me laisse pas ! » Voilà les seuls mots qui s’échappent d’entre mes lèvres tremblantes. « Ne t’inquiète pas ! crie-t-il alors de la fenêtre de son appartement, avec un

sourire que j’ai du mal à interpréter. Tu verras, ils vont vous rallonger les jambes ! »Et il se met à rire. Très fort. Le rire d’Hugo est contagieux. Je me mets à rire

aussi. Tandis que les derniers rayons se faufilent à travers les deux portes presque fermées et que le moteur redémarre, je me sens tout entier abandonné à un intense fou rire. Rallonger les jambes, décidément, Hugo raconte vraiment n’importe quoi !

Puis, doucement, les spasmes de mon fou rire s’estompent et bientôt, je suis totalement immobile. Alors seulement, je regarde autour de moi.

Il me semble qu’un vieil homme est assis à côté de maman, avec deux enfants d’à peu près mon âge à sa droite. Mais sans aucun éclairage, j’ai du mal à voir correctement. Oui, c’est bien ça. Un homme, deux enfants, une adolescente dont les mèches rousses ressortent particulièrement dans la pénombre et un couple d’une quarantaine d’années. Ils se tiennent par la main, comme s’ils pouvaient se perdre d’une minute à l’autre. La boule qui roulait dans mon ventre a grossi, je la sens remonter le long de mon estomac. J’aimerais me serrer dans les bras de maman, mais face à moi, elle paraît encore choquée. Je serais méchant de lui imposer de s’occuper de moi. Enfin… Je suis son fils, après tout ! Je me soulève, entends craquer le vieux bois qui supportait jusqu’alors tout mon poids, et gardant le dos courbé, puisque je n’ai pas bien repéré où était le toit, j’avance vers le banc de devant. Maman me laisse me blottir contre elle. J’ai même le sentiment qu’elle n’attendait que cela. Sans que je puisse les retenir, des larmes tièdes tâchent le tissu orange de la chemise de maman. Quelle absurdité, pleurer dans un moment pareil ! Mais il n’y a rien à faire, je suis bien en train de pleurer. La main rassurante de maman chauffe doucement mon dos.

Je ne fais plus que renifler quand le camion s’arrête. Derrière la cloison qui nous sépare de l’espace avant, on distingue le bruit que font les deux hommes qui descendent pour ouvrir les portières. On plisse tous les yeux quand le soleil, disparu depuis plus d’une heure, frappe nos visages. Le temps d’un instant. Juste le temps que trois personnes nous rejoignent. Ils doivent être de la même famille. Un homme,

2/4

Page 80: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Le bus

une femme et un petit garçon de quatre ou cinq ans. Soudain, je me dis que papa va s’inquiéter lorsqu’il rentrera pour midi et qu’il verra la maison vide. Je me blottis plus fort contre maman.

La phrase d’Hugo me revient en mémoire. Rallonger les jambes. Dans ce camion, au milieu de ces personnes que je ne connais pas, cette phrase me semble plus vraie. Est-ce que ça fera mal quand ils me rallongeront les jambes ? Est-ce que je serai obligé de crier ? Pendant plusieurs heures, je m’arrête sur cette seule pensée. Je divague, imaginant tantôt que je serai coincé entre deux plaques qui m’aplatiront tout le corps, tantôt qu’ils m’attacheront les pieds et les mains en des extrémités et qu’ils m’écartèleront.

Au fur et à mesure, le camion s’est rempli. A présent, il s’arrête pratiquement toutes les vingt minutes. De nouvelles têtes, de nouveaux visages à chaque arrêt. Finalement, c’est bien un bus, me dis-je, mais un bus dont on ne redescend plus.

Je me demande comment on va tous rentrer s’ils continuent de s’arrêter aussi régulièrement. Ils ramènent tellement de gens ! Les planches de bois qui servaient de bancs ont été retirées pour faire plus de place. A présent, nous sommes tous debout. Je commence à avoir mal aux jambes et surtout, sous la voûte plantaire. J’aimerais tenir la main de maman comme le couple tout à l’heure, mais je ne la vois plus depuis qu’on s’est tous levés. Je redresse la tête. Au-dessus de moi, des faces suantes, qui râlent, qui pestent, pour ne pas s’écrouler de fatigue. Les adultes ont l’air de ne plus en pouvoir. J’espère que maman tient bon.

Encore un arrêt. Cinq personnes.On est tellement serré que ma joue frôle le ventre d’une dame très âgée et que je

sens un dos contre le mien. L’ouverture des portières ne dure pas assez longtemps pour renouveler l’air qui s’amasse dans le bus. Alors, c’est comme si on respirait ensemble. Et ça sent mauvais. La transpiration, la peur, la nervosité. Une odeur d’excréments aussi, sans doute des gens qui n’arrivaient plus à se retenir depuis tout ce temps. Les deux hommes sont des sauvages. Voilà ce que je me dis. Ils sont des sauvages parce qu’ils ne nous donne rien à manger, rien à boire et que cela fait près de sept heures qu’on est là-dedans, près de cinq heures qu’on est debout, près de quatre heures qu’on croit qu’on est arrivés à chaque nouvel arrêt, près de deux heures qu’on a la vraie impression d’étouffer. D’ailleurs, parmi ces corps, il n’est pas dit qu’il n’y en ait pas un inerte ou même mort. Dans notre état, cela ne nous ferait plus grand-chose à vrai dire. Et même, s’il y a un mort, qu’on le sorte, cela fera plus de place pour les vivants !

Le bus freine brutalement, plusieurs fois. A l’intérieur, on tombe les uns sur les autres. Les jeunes enfants pleurnichent et ça commence à devenir vraiment insupportable. Enfin, tout s’arrête. Pour la soixantième fois depuis que je suis monté dans le camion, les portes s’ouvrent. Mais cette fois, on a compris que c’était une ouverture définitive. Ceux qui sont les plus proches de la sortie se ruent à l’extérieur. Moi, je sens ma jambe coincée sous un bras très gras. Je m’efforce d’essayer de me relever, mais sans succès. Alors, maman surgit et très vite, elle m’aide à me dégager.

3/4

Page 81: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Le bus

Nous sortons parmi les derniers, aveuglés par la faible lueur du soir. Lorsqu’agrippé au bras de maman, je passe devant les deux hommes, ils se mettent à rire :

« Ah oui, eux, c’est parce qu’ils sont trop petits ! »Je ne fais pas attention à leurs moqueries, lève la tête et observe les alentours.

D’autres bus sont garés à côté du notre. Des centaines de personnes en sortent et avancent. Je sens que mes pieds s’enfoncent dans un épais sable brun et devant moi, le ciel très rose s’étend sur la mer. Et plus je me rapproche, plus j’ai l’impression que cette mer nous est destinée, à nous, les voyageurs du bus. Une mer rougeoyante dans le soleil couchant. Une mer, rien que pour nous. Nous avançons.

Mais maintenant, mon corps se remet à trembler. Comme on s’est rapproché, je peux voir le bord de la falaise sur laquelle nous avançons. Nous avançons sur une falaise qui se jette dans la mer ! Bientôt, plus personne n’ose continuer à marcher. Des cris s’élèvent. On se regroupe, on se tasse, et j’imagine que le premier rang ne doit plus être qu’à quelques mètres du vide. Les hommes en costumes noirs, près des bus, ont sorti des armes à feu qu’ils braquent sur nous.

« Ecoutez ! La laideur est une chose intolérable, et vous êtes laids. Vous êtes trop gros ou trop minces, trop petits ou trop grands. Pour le bien de la ville Terre, notre dieu a déclaré que vous deviez être éliminés »

Pour la première fois, la certitude que je vais mourir m’éclate à la figure. Je serre plus fort le bras de maman. Mourir parce que je suis trop petit, c’est absurde, je suis encore un enfant ! Mais déjà, je sens la mort s’immiscer dans mes interstices. Et déjà, je sens la terreur. Je pense à papa qui sera désormais seul dans notre grande maison. Je pense aussi à Hugo. Hugo, mon meilleur ami… Toi, qui m’avais demandé de ne pas m’inquiéter, toi qui savais ce qu’il nous arriverait… Et ce sourire que tu affichais quand nous sommes partis… Et cette maison que tu trouvais meilleure que la tienne… Et cette maman que tu aurais voulue pour toi…

Les hommes armés se mettent à tirer. Au hasard. Dans le tas. Un épouvantable tumulte se répand et il me semble que mes oreilles cèdent sous le vacarme. Les gens se précipitent dans le vide pour échapper aux balles. Par dizaine. Et moi, je ferme les yeux.

Je retrouve le rêve que j’ai fait ce matin. Ce rêve où des oiseaux blancs volaient avec des oiseaux gris, où des gens laids existaient, où des gens beaux embrassaient ces gens laids, où il y avait la même mer pour tout le monde et un ciel très bleu avec plein de dieux qui vivaient ensemble. A cet instant précis, je ne rêve que de ça.

4/4

Page 82: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris
Page 83: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

LE CHARPENTIER DE FONTFROIDE

Le vin d’ici a goût de framboise et parfois de noisette. Il est doux, oublieux. Que leCiel me pardonne d’en boire un peu plus qu’il ne faudrait.Il arriva à Fontfroide par un soir de tourmente, un maigre balluchon sur l’épaule etportant, en bandoulière, un petit coffre de bois. Ces jours­là, une étoile nouvelle, d’unebeauté majestueuse, traversait le ciel. C’était une comète, je l’ai appris bien plus tard.Peut­être était­ce le présage d’événements à venir. Nul ne le savait. Mais, en ces tempstroublés, chaque phénomène inhabituel était source de craintes superstitieuses.L’étranger avait un beau visage, une allure fière. Il assura qu’il avait métier de charpentieret qu’il s’en revenait des Croisades. Il dit qu’il était parti à Jérusalem avec le Sire Rollonde Peyragude, que la guerre était terrible et qu’il aspirait désormais à une vie de travail etde paix. L’église de notre village venait de brûler. Mon père décida qu’il pouvait rester.L’étranger avait pour nom Martin. J’en fis mon ami. J’étais alors une jouvencelle sauvage.Non pas que je n’aimais pas la compagnie, mais, simplement, je ne trouvais pas, dansles contrées alentour, de quoi étancher ma soif de connaissances. Il n’y avait autour demoi que de petits nobles arrogants, insipides et incultes qui s’efforçaient d’obtenir mesfaveurs afin de devenir Baron de Fontfroide à leur tour.Martin, une fois sa journée terminée, venait parfois souper au château et, par les soirsd’été, nous devisions tous deux longtemps sous la lune. Il me parlait de la Terre Sainte,des curieuses coutumes des Infidèles, des étoiles, des mathématiques, qu’il avaitapprises auprès d’un grand savant arabe. J’étais éblouie par l’étendue de sesconnaissances. Et sa figure, burinée par le soleil et les voyages lointains, me semblait laplus belle du monde.Martin savait lire les émotions sur mon visage. Il composa pour moi de doux poèmes. Et,bientôt, j’oubliai qu’il était de quinze ans mon aîné et que sa condition de charpentier nele prédisposait pas à devenir Baron…Un de ces soirs bénis, peu avant que le chantier de l’église ne prenne fin, Martin sortit dupetit coffre qu’il avait apporté en arrivant à Fontfroide, une grande pièce d’un tissu dechanvre clair, tout taché de l’image un peu trouble d’un visage d’homme.­ Il s’agit du suaire qui enveloppa la tête du Christ au moment de sa mise au tombeau,me révéla­t­il, le regard brûlant de pieuse ferveur.Bouleversée, je tombais à genoux. Mon père bientôt prévenu, décida de réunir lesautorités religieuses. L’évêque se montra vivement intéressé. Mais, le curé du village,aidé du prieur de l’abbaye voisine, tous deux hommes de caractères, soutinrent l’idéeque, si le Seigneur, dans sa générosité, avait fait parvenir cette étoffe jusqu’à Fontfroide,c’était que Son dessein était qu’elle reste dans notre modeste paroisse. L’évêque,visiblement fort contrarié, n’osa cependant point s’opposer à la volonté divine. Il futdécidé que le suaire serait exposé dans un coffre ouvragé, suspendu par des chaînes, àbonne hauteur, dans le chœur de l’église. On ne le sortirait qu’au moment du 15 août,date à laquelle il était d’usage d’organiser une grande procession, avant de déclarerouverte la grande foire de la Sainte Marie.Dès lors, la nouvelle se répandit dans toute la région. Et, lorsque le jour de l’Assomptionarriva, notre village connut une affluence telle que nous eûmes le plus grand mal à faireface aux besoins de tous nos visiteurs. Le succès commercial de la foire en futconsidérablement accru et la prospérité de Fontfroide connut un prodigieux essor.

Aussi, quelques mois plus tard, quand Martin osa demander ma main à mon père, celui­ci

Page 84: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

accepta sans hésiter. Qui, mieux que cet homme, qui venait par sa présence detransformer notre pauvre village en bourgade cossue, méritait de devenir Baron ?Nous nous installâmes au château. Martin cessa de travailler comme simple charpentier.Il commandait désormais toute la main d’œuvre qui s’affairait à construire la nouvelleabbaye qu’on allait installer à côté de l’église du Suaire.Un soir, une compagnie de troubadours demanda à chanter pour nous. Nous invitâmes leprieur, le curé et quelques notables de Fontfroide. La petite troupe fut conviée à nousdonner son spectacle. Vers la fin, un jouvenceau s’avança avec son luth et commença àchanter pour moi, une complainte d’amour. Je me figeai soudain: j’avais reconnu unchant que Martin avait composé pour moi, aux heures charmantes de nos premiersémois. Je ne laissai rien paraître, mais, le soir, je le questionnai.­ Vois­tu ma douce amie, me dit­il, je dois t’avouer que j’ai composé cette balladeautrefois, dans un temps où je faisais le troubadour. Je suis heureux de voir que machanson a voyagé depuis, de saltimbanque en saltimbanque. J’aurais dû te raconter toutcela aussi, il est vrai. J’ai vécu de longues années de ma vie d’homme avant d’avoir lebonheur de te connaître. Pardonne­moi, je t’en prie…Il semblait ému, sincère. Je le crus. Cependant, il plana, dès lors, dans mon esprit,comme une sorte de malaise obscur. La confiance aveugle que j’avais placée en lui, s’entrouva ébranlée. L’élan amoureux spontané qui m’avait jeté dans ses bras butaitdésormais sur un doute d’autant plus sournois que je n’osais me l’avouer à moi­même.Le temps aurait peut­être aplani les choses si, quelques mois plus tard, un autre incidentn’était venu à nouveau tourmenter ma conscience. Un matin de printemps, mon pèrereçut, en notre château, la visite d’un chevalier. Il se nommait Thierry de Beaumont,c’était un fidèle compagnon de Rollon de Peyragude, l’homme auprès de qui Martins’était autrefois lancé dans la Croisade. Dès l’arrivée de Thierry, on fit quérir Martin. Maiscelui­ci avait dû, subitement, partir régler un problème urgent à la carrière de pierres quiapprovisionnait le chantier de l’abbaye. Lorsqu’il revint, trois jours plus tard, Thierry étaitparti depuis longtemps et nul ne sut s’ils s’étaient jamais rencontrés, là­bas, en TerreSainte, dans les temps troublés où ils faisaient la guerre…A présent, je regardais Martin avec une vague méfiance. Il me sembla que je ne savaispas vraiment avec qui je vivais. Peu à peu, la complicité qui nous avait unis se défaisaitdans le doute. Nous devenions deux solitudes parallèles. Le comble fut atteint quand leprieur, qui m’enseignait le Latin, m’apprit, par le plus grand des hasards, le nom de laconstellation que j'aimais tant contempler les soirs d’hiver. Orion. Orion, le chasseur duciel… Martin assurait que c’était Cassiopée. Il ne connaissait pas plus les étoiles que lesmathématiques. Il abusait simplement de mon ignorance. Prudemment, je m’interdis deconfier à quiconque l’abîme de réflexions dans lequel j’étais désormais plongée.Lentement, je réalisai que le suaire, qui nous valait une si grande prospérité, n’étaitprobablement qu’une mystification du même ordre.Le 15 août arriva, les commerçants de la région se pressaient à Fontfroide. Les pèlerinsaffluaient, remplis pour certains d’une piété profonde, heureux, pour d’autres, de cetteoccasion de rencontres et de fête. Les villageois avaient tout préparé et se réjouissaient àl’avance des bonnes affaires à venir.

Un peu après tierce, dans la fraîcheur encore de la matinée, on fit descendre le coffre àla Sainte Relique du ciel de l’église. Le prieur l’ouvrit respectueusement et présenta àtous l’étoffe sacrée. Il se fit dans l’église un grand silence. Les fidèles, à genoux, priaienttous dans une ardente ferveur.Je croisai alors, sans un mot, le regard de Martin. Il n’y eut besoin d’aucune parole. Ilcomprit que je savais et que j’acceptais de me taire. Je garderais le silence afin deprotéger mon village, je resterais à jamais la prisonnière consentante de la fourberie de

Page 85: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Martin. Moi, qui avais été élevée dans l’amour de la loyauté, je serais lâche et je ne diraisrien. Le menteur se lance dans les mensonges parce qu’il s’imagine peut­être qu’il nemérite pas d’être aimé simplement pour lui­même. Il lui faut, par des artifices, augmentersa valeur afin de plaire ou d’être accepté. Il songe alors uniquement aux avantages qu’ilcompte en tirer. Mais il y a presque toujours, un prix à payer. Un prix que nul grandmathématicien d’Orient ou d’ailleurs, fut­il un génie, ne saura jamais quantifier. Car il n’y apas d’unité de mesure pour la confiance entre les êtres. Et, s’il arrive que la vie soitdouce, ce n’est que par elle, par la confiance, car elle est, de tous nos biens, le plusprécieux…Un jour viendra, sans doute, où cette imposture prendra fin. Plût au Ciel que celan'advienne qu'après mon trépas car je ne saurais survivre à si grande honte. LesRomains disent que la vérité est dans le vin. Celui de chez nous a goût de framboise etparfois de noisette. Moi, j'ai choisi d'y noyer mes remords. L’abbaye de Cadouin en Dordogne a abrité, pendant des siècles, un suaire dont ondisait qu’il avait entouré la tête du Christ au cours sa mise au tombeau. Ce n’est qu’en1935 que des analyses scientifiques ont établi qu’il datait du moyen­âge… 1 LE CHARPENTIER DE FONTFROIDE

Page 86: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Le crime est père de vengeance

Le crime est père de vengeance

Noël entra dans l’immense salle de réception et lança un regard circulaire aux invités. Au centre de la pièce, attirant les coups d’œil envieux des convives, se tenait un groupe de cinq personnes vêtues d’atours somptueux. Les anciennes stars du lycée brillaient de leur réussite pour cette énième réunion des anciens élèves. Trois femmes et deux hommes constituaient ce groupe. Henri, quaterback le plus récompensé dans ses jeunes années, avait épousé Melinda, pom-pom-girl la plus populaire de l’époque et sa compagne de toujours. Les rumeurs racontaient qu’Henri était devenu un parrain de la mafia et que sa femme Mely n’hésitait pas à user de ses charmes pour la réussite de son époux. Arnaud était le meilleur ami d’Henri depuis l’enfance. Il devait sa fortune à ses talents d’écrivain et, bien sûr, grâce aux contacts haut placés de ses proches. Amoureux depuis toujours de son meilleur ami, il taisait ce sentiment depuis que sa sexualité s’était affirmée car il aurait ruiné la réputation d’Henri. Aussi se contentait-il de le dévorer des yeux à chacune de leur rencontre. Toujours fidèle, Sylvia se tenait aux côtés de Mely, inspectant les convives de son regard de glace. Elle avait toujours été athlétique et douée pour les sports de combat. Mely l’avait encouragée dans cette voie et en avait fait son garde du corps personnel. Il se murmurait qu’elle accomplissait également certaines tâches inavouables pour débarrasser ses patrons d’indésirables ou de traîtres. Enfin, Corinne arborait un lourd collier de diamant pour valoriser sa robe émeraude qui la moulait de façon outrageante pour les dames et aguichante pour les messieurs. Son décolleté plongeant manifestait clairement son célibat. Elle était à la recherche d’un nouveau pigeon pour grappiller un peu plus de fortune. Elle s’était déjà mariée cinq fois. Déjà au lycée, elle avait fréquenté pratiquement l’ensemble de l’équipe de football, à part Henri bien sûr, qui appartenait à Mely. Le quintet était silencieux et jetait des coups d’œil hautain aux péquenauds qui l’entouraient.

Noël haussa les épaules à la vue de ces individus abjects. Il les évita soigneusement, bien qu’Henri soit l’organisateur de cette somptueuse soirée, et se dirigea vers la jolie petite rouquine qui s’occupait de la musique derrière un comptoir de bar. Elle s’appelait Coralie et elle lui confirma qu’elle s’occupait des annonces. Elle commencerait dans quelques minutes. Noël remplit le morceau de papier et y inscrivit son message. Il le tendit à la jeune femme et resta à ses côtés pour bavarder.

Henri regarda en direction du bar. Surpris, il s’exclama :« Tiens ! C’est le petit Noël là-bas. Il a toujours l’air aussi empoté.- Moi je trouve qu’il a minci, contesta Mely. Et il est un peu moins voûté. Mais il a toujours l’air d’un plouc !- Ce bon vieux Quasimodo, ricana Corinne avec mépris. Comment a-t-il osé venir à cette soirée ? Henri, tu devrais le faire chasser. Je tiendrais la fourche, si tu veux !- Tous les anciens du lycée ont le droit de venir et Noël était dans notre classe. Mais je trouve sa présence surprenante… Et audacieuse. Il a peut-être gagné en assurance depuis le temps. Ah ! Je vois Coralie prendre le micro. C’est l’heure des petites annonces !- C’est le moment de la soirée que je préfère, se réjouit Mely. C’est dingue ce que les gens peuvent écrire parfois ! »

1

Page 87: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Le crime est père de vengeance

La voix chantante de Coralie s’éleva par-dessus la musique. Elle déclara que c’était l’heure des petites annonces. Elle prenait les feuilles de papier en pile à côté d’elle et les lisait une par une. Parfois, les gens riaient, ou encore écarquillaient les yeux de surprise, voire poussaient des cris indignés.

« De Mathieu à Gladys : t’as toujours une tronche de cake, énonça Coralie. D’Anonyme à Tout le monde : Le crime est père de vengeance.- Ouh ! Il y en a qui sont d’un glauque, commenta Corinne.- D’Arnaud à Henri : Henri, je t’aime depuis le premier regard, je n’en peux plus de me taire. D’Amélie à Cindy : Tu te souviens du week-end à Amsterdam. Partons pour un autre week-end de délire ! »

Coralie poursuivait sa litanie de messages mais plus personne n’écoutait. Tous les regards étonnés étaient tournés vers Henri et Arnaud. L’amour d’Arnaud pour son meilleur ami était un secret de Polichinelle mais l’entendre énoncé à haute voix était une première, car il aurait terni la réputation d’homme tout puissant qu’Henri se taillait à coups de poings, de lames et de revolver. Le milieu ne tolérerait pas ce qu’il considérait comme une déviance. Arnaud le savait, aussi Henri ne comprenait pas l’initiative de son ami. Le rouge lui monta aux joues. C’était une trahison. Il devait à présent se montrer impitoyable, son image était en jeu. Il bouscula Arnaud avec violence, le renversant presque sur le parquet impeccable. Puis il lui hurla de sortir. Arnaud se précipita dehors, honteux et bouleversé, suivi de près par Henri.

Les trois femmes restèrent silencieuses quelques instants, regardant les deux hommes s’éloigner avec passivité. Corinne prit soudain la parole :« Arnaud va se prendre une bonne raclée. Je sais pas ce qu’il lui a pris, il savait qu’il aurait jamais dû dévoiler ses sentiments, pourtant.- Tu as un magnifique collier, éluda Sylvia, totalement indifférente à ce qui venait de se produire. Encore un cadeau d’un amant richissime ?- Oui. Il me couvre de cadeaux, c’est adorable.- Et qui c’est, cette fois ? s’enquit Mely.- Oh ! Il ne veut pas que je parle de lui, répondit Corinne, troublée. Pour sa réputation. Il est marié, alors il préfère que je taise son nom. »

La gêne de Corinne était palpable, et c’est ce comportement qui fit tiquer Mely.« Dis-moi, ce collier n’aurait pas coûté dix-huit mille dollars, par hasard, suggéra-t-elle douteusement.- C’est un cadeau, Mely… Comment veux-tu que je connaisse son prix…- Moi je le connais ! J’épluche les factures d’Henri et il y a dix-huit mille dollars qui ont disparu par enchantement. Henri refuse de me dire ce qu’il en a fait. Ils sont autour de ton cou. Salope ! Rends-moi mon pognon. »

Mely tendit les mains vers le cou de Corinne pour lui arracher son bien. Sylvia s’interposa, empêchant la femme du parrain de commettre l’irréparable devant tant de témoins. Elle éloigna Mely de son ancienne amie tandis que les deux femmes s’insultaient copieusement.

Dehors, près de la fontaine au fond du jardin, Henri injuriait son ami d’enfance, lui crachant à la figure des insultes sur sa sexualité, qu’il avait toujours trouvée répugnante. Mais Arnaud s’opposa :

2

Page 88: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Le crime est père de vengeance

« Pourtant, ça t’arrange bien que je sois amoureux de toi ! Je te laisse me piquer du fric sans broncher. Tu crois que je l’ai jamais remarqué ?- Écoute Arnaud. Tu es mon meilleur ami depuis l’enfance, c’est pour ça que je te pardonne d’être… ce que tu es. Mais je n’ai jamais été attiré par les hommes et je ne peux pas te permettre de ternir ma réputation. Mes adversaires s’en serviraient pour m’affaiblir. Tu es allé trop loin.- Encore une fois, ce n’est pas moi qui aie glissé ce message, Henri. Je n’y suis pour rien. C’est quelqu’un d’autre qui te veut du mal. Moi je suis incapable de t’en faire. Par contre, tu te trompes. Je ne suis pas allé assez loin avec toi… jusqu’à maintenant. »

Arnaud agrippa brutalement le visage d’Henri avec ses mains, forçant ses lèvres à venir à la rencontre des siennes. Pris par surprise, le parrain ne réagit pas immédiatement lorsque son ami tenta de forcer le barrage de ses lèvres avec sa langue. Lorsque la fureur reprit le dessus, il repoussa brutalement l’indésirable et lui assena plusieurs coups au visage qui firent jaillirent le sang. Emporté par sa rage aveugle, il le poussa dans la fontaine et appuya de tout son poids sur son torse pour le maintenir sous l’eau. Arnaud s’agita en tous sens. Puis tout à coup, il cessa toute résistance. Henri était bien trop fort. Il allait mourir. Alors il décida de profiter de ces derniers instants pour savourer le contact des mains de son meilleur ami sur son corps. Ce serait la première et ultime fois. Il apprécia leur puissance, il se rappela ce bref baiser qu’ils venaient d’échanger. Un amour éternellement à sens unique, voilà ce que la vie lui avait offert. Et il lui en était reconnaissant. Son besoin irrépressible d’avaler de l’air s’empara de son corps. Il ouvrit la bouche pour prendre une grande inspiration. L’eau lui brûla les poumons et il contempla pour la toute dernière fois le visage de l’homme qu’il aimait, si beau dans l’effort.

Sylvia était parvenue à calmer Mely. Du moins, en apparence.« Je veux que tu la tues, murmura Mely. Je veux qu’elle souffre. Tu dois bien avoir un poison pour ça.- Oui, confirma l’exécutrice.- Parfait. Et donne-moi ton flingue. »

Devant le regard hésitant de Sylvia, Mely lui assura qu’elle ne ferait pas de bêtise. Elle souhaitait uniquement faire peur à son mari pour qu’il ne la trompe plus. Convaincue, Sylvia sortit une petite fiole de la pochette qu’elle tenait à la main et la cacha dans une poche invisible cousue à l’intérieur de son décolleté. Elle tendit ensuite sa pochette à Mely qui s’en saisit, sachant que le pistolet y était caché avec un silencieux. Elle nota au passage le tremblement de la main de sa patronne. Henri devait encore la priver de drogue. Elle avait dû le contrarier, une fois de plus. Elle allait sans doute essayer de lui soutirer de la poudre blanche. Les deux femmes se séparèrent vers leur objectif respectif.

Henri retourna dans sa demeure. Il passa par la porte de service car quelques taches de sang ornaient désormais sa chemise blanche et il était tout échevelé. Il monta à sa chambre et se rafraichit dans le cabinet de toilettes qui la jouxtait. Il devait retourner au plus vite auprès de ses convives.

Sylvia commanda deux verres de Martini au bar. Lorsqu’elle fut servie, elle jeta un regard alentour pour s’assurer que personne ne l’observait. Elle versa alors

3

Page 89: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Le crime est père de vengeance

le contenu de la petite fiole avec rapidité et dextérité. Elle prit un cure-dent qui transperçait une olive pour touiller le verre. Elle but une gorgée dans l’autre verre et repéra Corinne au loin qui discutait avec un groupe qu’elle ne connaissait pas. Elle se dirigea vers elle avec détermination. La flamme du regard du prédateur contemplant sa proie brillait dans ses yeux.

Mely avait fait le tour de la salle, mais Henri était introuvable. Elle supposait que depuis le temps, sa dispute avec Arnaud devait être terminée. Peut-être était-il monté à leur chambre pour se rafraîchir. Il transpirait toujours abondamment quand il tabassait quelqu’un, elle en savait quelque chose. Et il ne supportait pas d’avoir l’air malpropre. Elle se dirigea alors vers les parties privées du domaine.

Sylvia prit un air contrit lorsqu’elle arriva à la hauteur de Corinne. Cette dernière s’éloigna du groupe avec qui elle discutait pour bénéficier d’un peu d’intimité. L’exécutrice lui tendit le verre empoisonné en marmonnant des excuses confuses :« Pardonne-moi d’avoir parlé du collier devant Mely. Je ne savais pas pour Henri et toi… Tu as toujours été une grande amie pour moi. Et tout le monde sait qu’Henri trompe sa femme depuis toujours. Je ne veux pas qu’on se brouille pour une histoire aussi stupide. Henri et toi êtes des adultes, vos histoires ne me concernent pas. Alors je t’ai amené un verre pour faire la paix. Trinquons, s’il-te-plaît, au nom de notre vieille amitié.- Tu n’y peux rien si Mely est aussi perspicace, la pardonna Corinne. Et puis, il fallait bien qu’elle le sache un jour. Allez, tchin-tchin ! »

Les deux femmes burent leur verre cul-sec puis bavardèrent joyeusement en évoquant le bon vieux temps de leur adolescence, se rappelant leurs frasques de jeunesse. Soudain, le visage de Corinne se contracta et son verre lui échappa des mains, se brisant en dizaines de petites lames translucides.

« Qu’y a-t-il, Corinne ? Tout va bien ? s’inquiéta faussement Sylvia.- Non, j’ai une douleur terrible au ventre… Je sais pas ce qui se passe.- Viens, on va s’écarter de cette salle étouffante. »

L’exécutrice traîna son amie jusqu’aux toilettes. Elle s’assura que personne n’y était puis verrouilla la porte. Corinne suffoquait à présent, ses yeux commençaient à s’exorbiter et son teint devenait violacé. Elle s’affala brutalement sur le sol, souffrant le martyr. Elle agonisait en suppliant du regard l’exécutrice de la sauver. Sylvia la porta pour l’installer sur la cuvette des toilettes. Elle jeta un dernier coup d’œil à cette femme qu’elle avait autrefois considéré comme une amie. C’était dans une autre vie, se dit-elle en claquant brutalement la porte du cabinet. Elle en bloqua le verrou avec le tournevis de son couteau suisse. Elle sortit des toilettes et barra la porte grâce aux clés de la demeure dont elle disposait. Ainsi, le corps de Corinne ne serait pas retrouvé avant des heures. Elle partit ensuite à la recherche de sa patronne.

Mely vit son mari dans le cabinet à côté de la chambre. Elle sortit avec précipitation le pistolet, y fixa le silencieux, les mains agitées de tremblements. Henri était trop occupé à se faire beau et le bruit de l’eau dans l’évier masquait sa présence. Quand elle se sentit prête, elle avança vers son mari, tentant de prendre un air grave et déterminé malgré les effets visibles de son manque. Elle enleva la sécurité de son arme. Le cliquetis fit pivoter la tête de son mari. Tout d’abord, l’incrédulité se lut sur son visage. Ce premier sentiment fit ensuite place à de la moquerie :

4

Page 90: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Le crime est père de vengeance

« Eh bien, chérie. Qu’est-ce que tu comptes faire avec ça ? Tu sais t’en servir au moins ?- Tu ne devrais pas te moquer, Henri. J’ai ta vie entre mes mains. Et je viens d’apprendre que tu me trompais avec Corinne. Tu ne la reverras plus jamais mon amour. Et crois-moi, je suis furieuse. Je ne veux plus que tu couches avec d’autres femmes, c’est clair !- Si tu comblais mes désirs, je n’aurais pas besoin d’aller voir ailleurs. Ça fait des mois qu’on n’a pas baisé. Madame ne veut jamais baisser sa culotte. Alors je tire un coup à gauche à droite. Faut pas t’étonner ma vieille. T’as qu’à me satisfaire !- T’as pas attendu que je me refuse à toi pour aller voir ailleurs, cracha-t-elle en resserrant sa prise sur l’arme.- T’es pas en position de m’obliger à faire quoi que ce soit. Tu oublies facilement qui t’a amené toutes ces richesses, dont tu jouis à longueur de journée. Il serait peut-être temps de faire jouir celui qui t’a toujours entretenu, d’ailleurs ! Et tu vas le faire.- Non !- Si, tu vas le faire. Et tu sais pourquoi ? Parce que tu peux pas te passer de ça ! »

Henri fit apparaître d’un mouvement vif un sachet de plastique contenant une poudre blanche. Le regard de Mely fixa avec envie le fruit de son addiction. Elle passa une langue nerveuse sur ses lèvres sèches. Elle commença lentement à baisser les bras, fascinée malgré elle par ce produit qui la tuait à petit feu.

Sylvia venait d’arriver dans la chambre conjugale de ses patrons. Les éclats de leur dispute lui parvenait aux oreilles depuis quelques temps. Mely se tenait à l’entrée du cabinet, lui tournant le dos, tandis qu’Henri lui était invisible, trop enfoncé dans la petite salle d’eau pour l’apercevoir. Elle s’approcha à pas de loup, indétectable.

Henri encouragea sa femme qui baissait lentement son arme, le sachet de drogue brandi comme un trophée :« Voilà, chérie, c’est bien. Tu vas t’approcher doucement bébé. Ensuite, tu feras une petite gâterie à papa et tu auras ta récompense, comme toujours. (Après une pause marquée, il ajouta :) Tu vas ramper comme une chienne et reprendre la place qui te revient : à genoux avec ma bite dans ta bouche ! »

Le rire grossier et malfaisant de son mari rompit les derniers vestiges de raison encore présents dans l’esprit de Mely. Elle redressa brutalement son arme, ce qui fit aussitôt taire le rire ignoble d’Henri, pour son plus grand plaisir. Puis, tel un automate, elle tira une salve de balles. Son doigt appuyait frénétiquement sur la gâchette. Chaque coup de feu, bien qu’atténué par le silencieux, sonnait comme une douce berceuse à ses oreilles. Enfin, elle contempla son œuvre. Henri avait basculé dans la baignoire. Il gisait dans une position grotesque, le torse baigné de sang. Mely était satisfaite de cet ultime affront à son apparence qu’il affectionnait tant. Elle arracha le sachet de drogue de la main du défunt crispée dans la mort. Elle s’écroula par terre, sur le carrelage glacé, indifférente aux sensations du monde extérieur. Elle déversa le contenu du sachet sur le sol et se prépara à le sniffer. Elle tournait toujours le dos à la chambre.

Sylvia était satisfaite de la fin tragique de la dispute. Elle n’aurait pas à s’occuper d’Henri elle-même, et c’était plutôt rassurant. Elle avança silencieusement jusqu’à sa patronne. Ensuite, elle détacha son collier et en écarta les pierreries qui le

5

Page 91: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Le crime est père de vengeance

décoraient, faisant place à un fil de nylon solide et impitoyable. Mely était tellement absorbée par la drogue qu’elle ne vit même pas la cordelette passer devant ses yeux. Sylvia serra de toutes ses forces. Cette fois, Mely la sorcière ne s’en sortirait pas. Mely la sorcière allait mourir et Sylvia serait enfin libre ! Elle ne serait plus obligée de suivre les ordres de cette assoiffée de sang. Finie la vie de meurtres et de torture. Elle allait enfin pouvoir vivre sa propre vie, pour elle-même et non au service des autres. La sorcière se débattait mollement ; elle n’avait jamais été très musclée, contrairement à l’exécutrice. Enfin, la faible résistance s’arrêta. L’âme de Sylvia était enfin libre des entraves de Mely la sorcière. Elle sortit de la chambre, abandonnant les deux cadavres sans un regard, ni un regret.

Noël discutait toujours vivement avec Coralie. Toute la soirée, il avait observé avec amusement le quintet se déchirer. Il ne connaissait pas encore l’issue dramatique de tous les duels qu’il avait constatés. Il s’excusa auprès de Coralie pour se rendre aux toilettes, lui assurant qu’il reviendrait vite car il appréciait énormément sa compagnie. Lorsqu’il fut à l’abri des regards, il sortit de la demeure vers les splendides jardins.

Sylvia aperçut Noël qui s’éclipsait de la salle de réception. Elle accéléra le pas pour le suivre. Lorsqu’elle fut dehors, voyant qu’il avait une bonne avance, elle se mit à courir. Elle passa devant la fontaine et aperçut le corps d’Arnaud. Revigorée par cette vision, elle s’activa encore davantage. En entendant le bruit de course, Noël se retourna et une Sylvia resplendissante se jeta dans ses bras. Elle l’embrassa avec fougue.

« Ca y est, c’est fini, murmura Sylvia entre deux baisers. Tu es vengé ! Ils sont tous morts. J’ai vu Arnaud dans la fontaine. J’étais sûre qu’Henri ne pourrait pas se contenir. Et je n’ai même pas eu besoin de le tuer, c’est Sylvia qui s’en est chargée !- C’est merveilleux, la gratifia Noël. Merci, ma douce.- J’ai envie de toi. Ça fait tellement longtemps que j’attends. Viens, on va dans les bois ! Personne ne nous verra. »

Ils coururent en se taquinant jusqu’au couvert des arbres. Sylvia plaqua Noël contre un arbre et commença à le déshabiller tout en parcourant son corps de baisers. Comme toujours, lorsque ses mains trouvèrent son sexe, il avait besoin de motivation, traumatisé par son passé. Mais l’exécutrice était savante dans ce domaine et s’activa pour lui donner de la vigueur.

Noël soupira :« Je n’ai jamais oublié cette nuit terrible, tu sais. Quand vous m’avez torturé et violé, Henri, Melinda, Corinne, Arnaud et toi. »

Il ferma les yeux un bref instant. Il revit les coups, ressentit de nouveau la douleur et l’humiliation. Un frisson parcourut son corps tandis qu’il ravivait la souffrance de ces heures interminables. Ce fut cette nuit-là qu’Arnaud découvrit son homosexualité, qu’Henri dévoila son penchant pour la torture, que Mely prouva sa détermination à accomplir les volontés de son mari pour un peu de drogue, que Corinne développa son goût pour la sexualité, parfois perverse, et que Sylvia se révéla une experte en charmes et supplices.

L’exécutrice s’interrompit en entendant ces paroles et se redressa pour regarder Noël dans les yeux. Elle le supplia :

6

Page 92: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Le crime est père de vengeance

« Je sais, mon amour. Je suis tellement désolée. C’est à cause d’Henri et Mely. Ils m’ont forcé à te faire toutes ces choses. Ça m’a détruit. Mais j’ai été la seule à regretter. C’est pour ça que je t’ai recherché, des années plus tard. J’arrivais pas à me pardonner. Et j’ai été heureuse de voir que tu étais devenu un homme assuré, malgré ce qu’on t’avait fait. Un policier si séduisant… Mmmmmh. Mais j’ai tué la sorcière. Comme je l’ai dit dans mon annonce : le crime est père de vengeance ! Je me suis vengée. Et je t’ai vengé en même temps ! Ton annonce d’Arnaud à Henri a mis le feu aux poudres, d’ailleurs. Notre plan a fonctionné. Le cauchemar est terminé à présent ! Elle ne peut plus me contrôler maintenant. Et tu m’as pardonné. Nous pouvons commencer cette nouvelle vie dont nous avons tant parlé depuis que nous nous sommes retrouvés.- Non, Sylvia, tu te trompes.- Pourquoi, mon amour ?- Je ne peux pas te pardonner. Je me suis servi de tes regrets pour t’utiliser comme une arme contre tous ces enfoirés trop bien protégés. Tu as fait des merveilles, mon amour. Mais tu m’es répugnante et je ne te pardonnerai jamais.- Tu ne penses pas ce que tu dis, Noël, explosa Sylvia d’une voix étouffée de sanglots. Tu m’aimes et je t’aime ! Notre amour est au-dessus des horreurs de ce monde. Mon âme était emprisonné par une sorcière, c’est pour ça que je t’ai fait du mal ! Tu vas me pardonner, mon amour, oui. Et on va s’aimer toute la vie. »

Elle approcha son visage pour l’embrasser en collant son corps contre le sien. Elle sentit son sexe durcir. Enfin, il cédait.

« Jamais ! Je te hais ! murmura-t-il les lèvres collées aux siennes. »

Une lame tranchante transperça le ventre de Sylvia. Noël jubilait. Il laissa la lame dans la chair de son ancien bourreau, devenu victime. Sylvia s’écroula et rampa vers un arbre. Elle s’y redressa douloureusement en position assise pour faire face à celui par qui tous ses tourments avaient vu le jour, celui par qui elle avait perdu l’innocence et l’illusion de la beauté de la vie, celui par qui elle était devenue une arme, un instrument de torture. Il s’approcha d’elle en remettant ses vêtements en place. La douleur était si forte qu’elle ne pouvait plus bouger. Il s’agenouilla à côté d’elle puis lui remonta sa robe à hauteur des hanches pour lui offrir une ultime humiliation dans la mort, lorsque son corps serait retrouvé à demi nu. Le sourire mauvais dont il la gratifia fut plus cruel que sa blessure. Elle le regarda s’éloigner paisiblement tandis que la vie s’écoulait lentement par le trou béant dans son abdomen. De longues minutes s’éternisèrent avant qu’elle ne rende son dernier souffle.

Noël passa tranquillement par les toilettes avant de retourner dans la salle de réception. Son aspect était inchangé lorsqu’il revint auprès de Coralie, avec une pointe de satisfaction en plus, mais la jeune femme ne le souligna pas. Il s’était vengé de ses vieux démons. Ils avaient tous été éliminés. La Police penserait à des règlements de compte en série ; il était libre de tout soupçon pour chaque meurtre sauf celui de Sylvia. Mais il l’avait poignardée avec un couteau appartenant à un gang rival de celui d’Henri, qu’il s’était procuré grâce à son statut de flic. Ce même statut qui le protégerait quand l’enquête aurait lieu. Il concentra son attention sur Coralie. Cette petite lui plaisait bien et Sylvia lui avait laissé un goût amer dans la bouche. Il était temps de tourner la page.

7

Page 93: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

- L'effet noeud papillon -

I. Je m'appelle Louis

Pour me présenter de façon un peu plus précise que ne le fait le titre de ce premier chapitre, j'ajouterais que je suis tueur à gages. Je t'entends déjà me dire : « Louis, tu dois être mentalement malade pour aimer tuer des êtres humains ! ». Sur ce point, tu te trompes, cher lecteur, car mon intérêt pour l'assassinat est uniquement financier. Tuer ne me procure absolument aucun plaisir. Rien à voir donc avec les psychopathes que tu peux croiser dans tes lectures estivales. J'irais même jusqu'à dire (le genre de truc qu'il ne faudrait pas que mes clients lisent!) que quelquefois, je vais au boulot à reculons. Comme d'autres vont à l'usine. Finalement, c'est un peu pareil. A part la paye.

Le meurtre sur commande rapporte plus que de s'esquinter la santé sur une chaîne de montage, même sans treizième mois. Je me suis toujours demandé pourquoi on est si peu nombreux dans la profession, nous autres, les tueurs à gages. C'est vrai quoi ! Pas de diplôme à passer, pas d'impôts à payer, peu de frais (les balles et de temps en temps un costume sali par les éclaboussures de sang, et encore, le costume n'est pas nécessaire pour descendre quelqu'un, un vieux jean suffit, mais moi j'aime bien m'habiller pour aller bosser). La plupart du temps, je suis payé en avance pour une bonne partie, et en liquide uniquement, pas de chèques emploi-service. Mes contrats ? Des femmes adultères, des belles-mères riches, des patrons autoritaires ou des voisins pénibles. Pour résumer, de pauvres gens qui n'ont vu leur première arme à feu en vrai que quelques secondes avant de mourir...

Allez j'arrête de faire la promotion de mon corps de métier, ça risque de créer de la concurrence. Pour conclure ce premier chapitre, qui t'a sans aucun doute appâté, cher lecteur, je peux dire que, jusqu'à hier, mon job était plutôt tranquille et que je n'ai jamais eu à m'en plaindre. Jusqu'à hier. Parce qu'aujourd'hui, la chance a tourné comme le lait dans une vieille brique cartonnée. Et comme du vieux lait, ça sent mauvais.

II. La grosse enveloppe marron

Tout a commencé ce matin du onze octobre, quand j'ai accepté ce foutu contrat. Un grand type assez âgé, accoutré d'une canne et d'un nœud papillon, a fait irruption dans mon bureau de détective privé. Ce job est complètement fictif et ce bureau me sert en quelque sorte de couverture. Car tu l'as bien compris, avec ce que je gagne en vidant mon chargeur, je n'ai vraiment pas besoin de jouer à l'enquêteur. J'avais à peine entamé ma troisième tasse de noir de la matinée, qu'il était déjà en face de moi à me débiter ses soucis. J'ai bu tranquillement mon café en lisant distraitement le journal du matin. Quand j'ai eu fini, j'ai posé deux choses : ma tasse et la question suivante : « Vous serait-il possible de m'expliquer en quoi je peux vous être utile ! ». Poliment mais fermement. Il a sèchement répondu que sa fille avait disparu trois jours avant et qu'il suspectait qu'elle était partie avec son Jules (de son vrai nom). J'ai compris à son air vexé qu'il avait déjà dû me faire le topo pendant que je sirotais mon carburant matinal.

− « Et qu'est-ce que vous voulez que je fasse si je les retrouve ? Ils sont majeurs, non ?

− C'est de vos services un peu … spéciaux dont j'aurais besoin ! Si vous voyez ce dont je veux parler... »

Mon regard s'est engouffré dans ma tasse vide et j'ai dit :− « Ben non ! Même dans le marc de café, je vois pas !− Un ami m'a parlé de vos activités … disons illicites.

- 1 -

Page 94: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

- L'effet noeud papillon -

− Et qui est cet ami, je vous prie ?− Je ne peux pas vous dévoiler son nom, mais il vous connaît personnellement. »J'allais poliment mais fermement le raccompagner à la porte, lorsqu'il a aiguillé la

conversation sur une nouvelle voie, une voie savonneuse:− « Je vous offre vingt mille euros pour tuer son amant. Voici un premier

versement, une avance de cinq mille euros, en billets de vingt. »Je l'ai regardé et j'ai regardé aussi la grosse enveloppe marron qui débordait de

billets. On aurait dit un gosse dans un fast-food avec des frites qui ne sont pas encore toutes rentrées dans sa bouche. J'ai pas su quoi répondre à part :

− « Et qu'est-ce qui vous fait penser que je vais marcher ?− Le fait que vous aimez l'argent et que vous avez déjà accepté ce genre de

contrat pour des sommes moitié moindre. »Il avait beau avoir une canne, un nœud papillon et des lunettes démodées, entre les

deux, c'est bien moi qui avais l'air d'un con. C'est à ce moment précis, quand je me suis senti con, que j'aurais dû refuser ce contrat. Mais c'est la grosse enveloppe marron qui a décidé.

III. Le plan infaillible

Évidemment, les retrouver fut un jeu d'enfant. Le type au nœud papillon m'avait engagé pour refroidir le Jules, pas pour les localiser. Lui-même savait exactement où les deux tourtereaux s'étaient enfuis, il n'avait simplement pas les tripes pour lui régler son compte lui-même. C'était son fric après tout, il en faisait ce que bon lui semblait. Pour moi, ça représentait beaucoup d'argent simplement pour appuyer une ou deux fois sur la détente. Je ne vais pas m'étaler, j'en ai déjà assez parlé dans le premier chapitre. Restait juste à mettre en place un plan infaillible.

Il avait pas l'air futé, ce Jules. Lui et sa belle avaient été débusqués en moins de vingt quatre heures et il allait m'en falloir à peine plus pour terminer le boulot. Mon seul problème à ce moment-là (quand j'étais en train de peaufiner mon plan infaillible), c'était de savoir ce que j'allais faire de la fille. Il allait falloir la neutraliser. Avec des somnifères par exemple, ou autre chose d'équivalent, peu importe, je ne descends jamais à ce niveau de détails dans un plan, j'aime bien y laisser un peu de spontanéité, c'est mon côté snob.

IV. Changement de client

Le soir du treize octobre, je me suis introduit dans leur appartement d'une façon qui ne regarde personne (faut bien protéger son jardin secret). Je me suis confortablement installé au fond d'un gros fauteuil et je les ai attendus. Je tenais le flingue pointé en direction de la porte d'entrée. Rien ne m'aurait dérangé. Je crois que si la terre avait tremblé, j'aurais contre-balancé le mouvement de mon bras pour maintenir le canon dans la bonne direction. J'étais prêt à tirer mais j'allais pas le faire dès leur arrivée. Comme je l'ai déjà expliqué, mon plan consistait d'abord à endormir la fille. La suite ? Primo, forcer son Jules à me suivre jusqu'à sa dernière destination, deuxio, le buter et tertio, me débarrasser de son cadavre. Simple, efficace, infaillible.

Ils se sont pointés un peu avant minuit. La fille est entrée la première mais n'a pas remarqué ma présence. Son Jules était juste derrière elle, il a refermé la porte et allumé la lumière de la pièce où je me trouvais. Les deux fugitifs ont levé les mains sans que je le leur demande. La fille a tiqué quand je lui ai ordonné de vider le verre qui se trouvait sur la

- 2 -

Page 95: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

- L'effet noeud papillon -

table. Elle a paru soulagée quand je l'ai rassurée sur son contenu. Elle s'est emparée du verre et juste après, j'ai compris que mon plan n'était pas aussi infaillible que prévu.

Elle a fait semblant de porter le verre à sa bouche mais brusquement elle me l'a jeté au visage. Passé le moment de surprise et la désagréable sensation de se faire arroser, il me fallait réagir. Si la fille, bien que menacée par un flingue, s'était permis ce geste aussi téméraire, c'est qu'un des deux devait être armé et en position de me descendre. Dans ces cas-là, tu le sais, cher lecteur averti, c'était eux ou moi et, personnellement, je préférais rester vivant. J'ai tiré en direction de la fille, puis j'ai immédiatement tourné mon arme vers son Jules qui avait encore les bras en l'air. Visiblement, il avait été encore plus surpris que moi par l'inconsciente initiative de feu sa chérie. Il l'a regardée, étendue sur le sol avec son look de future autopsiée. Moi j'ai pensé aux vingt mille euros, j'ai pensé que je les verrai jamais.

Le type m'a ensuite observé avec la bouche ouverte mais il a fallu un petit moment avant que des mots en sortent :

− « Je sais que vous êtes un tueur et que le vieux a mis un contrat sur moi. »Pas si con finalement. J'ai rien répondu, je voulais savoir ce qu'il avait en tête.− « Vous avez tué sa fille, vous aurez jamais votre fric.− Et tu proposes ?− Pour faire simple, vous descendez le vieux et on se partage l'héritage.− Ah bon ? Le vieux va te laisser sa fortune ?− Il l'a légué à sa fille. Et moi j'ai la procuration sur son compte en banque. »Je faisais semblant de ne pas trouver son idée géniale, mais au fond je me disais que

j'avais peut-être un moyen de me tirer de ce merdier. J'ai rangé mon arme, on s'est mis d'accord sur les détails. Changement de client, changement de plan. Primo, je montre la photo du Jules en faux cadavre pour persuader Papa que le boulot est fait et empocher quinze mille euros supplémentaires, deuxio, je le bute, et tertio, j'encaisse une bonne partie de l'héritage.

Restait un petit détail :− « Et elle, on en fait quoi ?− Je m'en occupe », il me dit.Voilà où j'en suis. Quand je disais que ça sent mauvais …

V. La petite boîte

Le type au nœud papillon a insisté pour me recevoir chez lui. Je m'engage dans l'immeuble, et monte quatre à quatre les marches des deux étages qui me séparent de mes quinze mille euros. Fond du couloir. Porte de droite. Je frappe. J'attends. On m'ouvre. J'entre. Je remarque que l'appartement est chichement décoré, même si c'est vraiment le dernier de mes soucis. Je lui montre la photo et il a cette réplique théâtrale :

− « Vous êtes certain qu'il est mort ?− Qu'est-ce que vous croyez ? Qu'il existe des macchabées vivants ?− Si j'étais vous, je n'en serais pas si sûr … »Comme il regarde par dessus mon épaule, je me dis qu'il doit y avoir un truc

intéressant derrière moi alors je me retourne. Le truc intéressant, c'est le Jules. Évidemment, je sais qu'il n'est pas mort, mais bon Dieu de merde, si je m'attendais à le voir ici ! Mon plan semble m'échapper à nouveau. Je fais un bilan rapide de la situation : primo, le vieux sait que je lui ai menti, deuxio, le Jules essaie de me doubler et tertio, j'aime pas les nœuds papillon.

- 3 -

Page 96: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

- L'effet noeud papillon -

− « Je suis certain que vous vous demandez ce que nous faisons tous ici ?− On peut rien vous cacher …− Disons que vous allez nous aider à gagner un peu d'argent. »Décidément, tout le monde court après le fric, ces temps-ci !− « Et comment ?− Grâce à ça. »Il prend son téléphone, appuie sur une touche et me le tend. Je me vois sur la vidéo.

Je suis en train de menacer une fille et son Jules avec mon arme. La bonne qualité sonore de ce foutu téléphone me fait sursauter au moment du coup de feu.

− « Mon assurance-vie est accompagnée d'une clause qui stipule qu'en cas de mort violente de ma fille, son compte se verrait crédité de la moitié du montant de l'héritage.

− Vous avez organisé le meurtre de votre fille pour encaisser le montant de la police d'assurance ?

− Oh non, je ne suis pas un aussi mauvais père … »La fille est là, au coin de la pièce, l'épaule contre le montant de la porte. Elle me sourit.

Elle est aussi morte qu'une feuille de printemps. Elle s'amuse de mon air ahuri.− « Elle se porte à merveille. Vous la croyiez morte ? Bah, ne vous en voulez pas,

tout le monde la croira morte, y compris les inspecteurs de l'assurance.− Et les flics ? Par quel miracle ils vont la croire morte, eux?− C'est simple ! Après avoir visionné cette vidéo, ils vont enquêter chez vous et

y découvrir un faux contrat qui commandite l'assassinat de ma fille, l’incinération de son cadavre et la livraison des cendres à une adresse précise. A cette adresse, ils trouveront une petite boite avec les dents de ma fille – il se retourne vers elle – c'est le seul passage un peu douloureux, chérie, j'en suis désolé, s'il y avait une autre solution … »

Puis son regard revient vers moi, meurtrier :− « Oui je disais donc, une petite boite avec les dents de ma fille et les cendres

d'un autre cadavre. Le vôtre bien sûr ! »Je regarde son nœud papillon. Décidément, j'aime pas les nœuds papillon.

- 4 -

Page 97: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

L’arrivée des enquêteurs : la peur

La hache pesait lourdement sur l’épaule du bûcheron, et quelquefois bourreau, guidant une délégation de gens de justice. Venu de la ville opulente de Troyes, ils avaient l’air docte et grave qui seyait à leur haute condition sociale. Puis, pénétrant dans le sombre château par le pont-levis, dressé au dessus du fossé de buissons épineux et d’échardes, surveillés autant que menacés par les meurtrières, créneaux et mâchicoulis, encadrés par les hommes d’armes du châtelain, ils perdirent peu à peu de leur superbe assurance.

Le donjon où habitait la famille du seigneur s’élevait dans les cieux comme un poing crispé, refermé sur le soleil. La grande salle au premier étage où le seigneur recevait ses vassaux était sombre. Les torches de résine crépitaient avec un bruit sec. Lentement, les yeux des émissaires de l’évêque de Troyes s’accoutumèrent aux ténèbres intérieures. A l’écart de ces murs froids, des tapisseries décorées de scènes de guerre et de chasse mettaient en scène Roland refusant de sonner l’olifant, puis combattant à mort. Sa fiancée Aude s’écroulait, morte, aux pieds de Charlemagne. Le mobilier, des tréteaux pour les tables, des bancs et des coffres, était disposé autour d’un fauteuil richement ouvragé. Sur ce trône luxueux un homme tremblait. Malgré son corps musclé, ce vieillard de cinquante ans était ceint d’une chevelure blanche. En proie à ses démons intérieurs appelés passions, il revivait le drame déroulé depuis à peine un mois. Marqué du sceau de la douleur, les traits crispés, de nouvelles rides parcouraient son visage de guerrier.

« Une femelle est un être du diable. C’était une enchanteresse. J’ai voulu la…. ! » S’interrompit-il. « Le seigneur est fatigué. Il est en colère. ». Confie l’homme bedonnant à côté de lui. Le regard dur, la voix mielleuse, l’intendant dirige la seigneurie depuis la soudaine maladie du châtelain. « Néanmoins, peut-être vaudrait il mieux commencer par narrer le début de cette histoire », continua-t-il avec une étrange douceur dans la voix.

Le récit de l’intendant : l’ivresse

« Pour moi, en plus de ce que m’a raconté le maître, je sais peu de choses, étant occupé à boire et à festoyer avec les nombreux invités. La bénédiction nuptiale avait été prononcée depuis trop peu, et nous laissions à la vigueur du seigneur le temps d’honorer sa splendide épouse. Les chants, les bruits des vielles et les rires emplissaient la salle. Le vin coulait à flot. Il avait cette belle couleur rouge qui évoque les robes des femmes dansant, les pièces de viandes juteuses et les luxueuses épices rapportées des croisades. Je crois avoir trop bu, et j’ignore comment je fus alerté du drame. Je me retrouvais à cheval, hoquetant et nauséeux, cherchant la nouvelle maîtresse dans les brumes du lac d’Orient. Je renvoyai mon cheval car celui-ci menaçait de me faire choir. J’avais beaucoup cheminé à pied. Isolé, je ne tardai pas à interrompre la recherche pour écouler contre un arbre le produit commun

L’enlevée 1

Page 98: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

de la vigne et de ma vessie, lorsque ma main effleura, à la place des épines et des feuilles de nos contrées, un tissu doux comme les nuages du ciel.

Avec beaucoup de précautions je me mis à extraire du buisson d’épines un voile richement brodé. Lorsque le soleil apparut dans toute sa clarté au-dessus des arbres, je discernai sur le fin tissu le motif de la licorne, celui de notre maîtresse.

En-dessous du buisson, les feuilles survivantes de l’automne étaient broyées en une poussière jaune. Les traces de sabots d’un cheval avaient défoncé la terre meuble. Je mis longtemps à revenir, l’esprit endolori par l’alcool et la chevauchée, les pieds endoloris par le froid. J’appris avec surprise le fait que la jeune mariée n’était pas revenue. Ensuite commencèrent les rumeurs qui sont aujourd’hui à l’origine de votre présence. »

Le récit du mari : la colère

Les enquêteurs étaient restés debout durant toute l’audition. Le seigneur sembla enfin le remarquer. Il leur ordonna de s’asseoir sur les bancs. Puis il demanda un verre de vin. Il but longuement, lentement, appréciant chaque gorgée comme s’il s’agissait d’un peu de sang pour ses veines saillantes alors qu’il serrait le gobelet à le faire éclater.

« Envoyés de mon évêque et allié Jacques Pantaléon, la vérité est aussi cruelle que pénible à avouer. Las de mon veuvage et désireux d’engendrer une descendance après la fin funeste de mon fils en Terre Sainte, je résolus de me remarier. Riche, je fis réaliser les portraits des plus belles jeunes demoiselles du pays. L’une d’entre elle, belle comme la lumière des étoiles, réveilla en moi les ardeurs d’un vieil homme. De fins cheveux d’or tombaient sur sa peau, blanche comme le lys. Ses lèvres roses s’arrondissaient en un bouton fin, appelant les baisers.

Je fus perdu par la ruse de cette beauté. Je ne sus pas reconnaître dans ces lèvres la pomme qu’autrefois Eve tendit à Adam. Et surtout, je ne regardais pas ses yeux. La naissance de ses seins, que par audace le peintre avait osé figurer, attirait tant mon regard que j’en perdis la raison. Maintenant maudit, soir après soir, je perds la vie.

Je fis réaliser pour le mariage un double blason liant nos armoiries : le lion éviré sur fond de sang et la licorne sur champ d’argent. Le son, le bruit, la musique, les rires. Tout cela retentissait. J’avais embrassé la mariée devant l’autel. Le poison de la femme s’insinuait déjà en moi. Au deuxième étage de ce donjon le lit nuptial était semé de roses séchées, cueillies au printemps. Je me sentais aussi faible que ces fleurs mortes. Lorsque la jeune fille souleva une nouvelle fois son voile, elle porta le regard sur le miroir. Immédiatement celui-ci se ternit. Son attitude était faussement soumise. Jamais elle ne me regarda. Elle marchait telle la bête soumise, trop battue pour être indocile. Je la dévêtis, violemment. Sa chair avait la douceur du lait, douce aux lèvres comme la pêche. Immobile, je crois qu’elle pleurait. Mais ma chair était morte. Je ne pouvais connaître la chaleur de son corps. La chienne

L’enlevée 2

Page 99: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

m’avait enchanté. De rage je la frappais. J’ai voulu la tuer, la déchirer. Planter mes dents dans la finesse de sa chair. Faire jaillir le sang de sa peau si blanche pour m’en repaître, à la façon d’une bête furieuse ou d’un amant insensé. Elle cria, je lui donnais un coup de poing. La colère me possédait de plus en plus. Incapable de la posséder, je voulus faire cesser la sorcellerie. Je m’éloignais de son être de beauté et de pourriture pour me saisir de mon épée. Cette Lilith démoniaque avait disparu durant le peu de temps où j’étais allé chercher mon arme. Je perdis trop de temps à la chercher seul. Surgissant dans la salle de fête, j’ordonnai à mes serviteurs de ramener la succube morte ou vive. Ils avaient bu du

vin. Leurs yeux flamboyaient de férocité. A ce moment je les aimai. Les couteaux et les dagues, les lances, les faux, tout ce qui pouvait tuer et menacer fut saisi. Les voix de mes familiers s’appelaient de part et d’autre du donjon. Les chevaux piaffaient d’impatience. Je pris avec moi quelques fidèles et nous allâmes chasser la dame à la licorne dans ma forêt d’Orient. Le vent glacé fouettait mon visage, mais la rage me donnait une chaleur faite de haine et de dépit. Le brouillard dansait devant moi. Les uns après les autres je perdis mes compagnons. Cavalcadant, mon destrier frappait le sol de son pas puissant. Les animaux de la forêt, réveillés par cette furie, effrayés, fuyaient. J’étais fou, j’étais en colère, j’étais Dieu. Egaré, j’écumais de rage lorsque j’entendis le hennissement d’une fière monture. Malgré le brouillard je lançais mon cheval à sa poursuite. Les troncs des arbres, comme les hautes colonnes d’une église vouée au mal, jaillissaient de la terre au dernier moment, nous barrant la route. Nous dûmes mille et mille fois retourner sur nos pas, recommencer la poursuite. Mais toujours les hennissements se faisaient plus lointain. Je me retrouvai devant la haute stature de mon château sans avoir jamais cessé de poursuivre les infidèles. Mais personne ne les a jamais vus sur l’unique route reliant la forêt au monde des hommes.La créature du diable m’avais drogué, de façon à m’empêcher de m’unir à elle. Elle voulait rejoindre son amant dans ce bois. Là-bas, elle a rejeté les habits dont je l’avais parée pour vêtir sa nudité, pour marquer mes droits sur elle. Elle a jeté dans le buisson et le lac voisin ses habits, vêtue uniquement de la cape de son amant. Le cavalier m’a distancé. Blottie contre lui elle lui donnait les forces pour m’échapper. Ils ne pouvaient prendre la route, alors un des soixante douze archidémons ailés les a transporté au-delà de ma vengeance et de ma justice. »

« Voilà pourquoi vous êtes là » dit-il le visage injecté de sang, les yeux presque exorbités. « Pour dire à l’évêque son devoir d’excommunier les amants du diable, de punir leurs fornications et leurs maléfices. » Le vieux guerrier s’était levé de son trône au cours de son récit. Sa respiration était devenue plus forte. Tout son être exhalait une colère immense, celle des derniers combats.

Le récit du trouvère : l’erreur

L’enlevée 3

Page 100: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Les envoyés se retirèrent, troublés, épuisés de tension. L’image de ce vieillard puissant d’une colère dévastatrice hantait leur esprit. D’un commun accord tacite, ils se retrouvèrent hors du château, préférant les punaises d’une taverne à l’insigne honneur de partager le lit du seigneur. Attablés devant leur mauvais vin, ils hésitèrent à parler.

« L’homme en proie à des passions est pris au piège de lui-même. Est-ce l’orgueil ou l’amour qui est à l’origine de sa colère ? Les démons prêtés à la jeune dame existent-ils ou bien sont-ils le reflet des tourments du seigneur Alexandre ? » A ces questions posées par l’un d’entre eux, aucun ne répondit… La voix claire et pourtant avinée d’un trouvère se fit entendre, au sein des chahuts et des chansons à boire. Pour payer son écot, l’impertinent poète dont n’avait pas voulu le seigneur contait les amours de la dame à la licorne et du vieillard.

« Son galop rapide comme le vent glacéLa licorne tremble, l’amour l’a enlacé.

Le trouvère hoqueta et reprit en prose son histoire. Respirant profondément, fermant les yeux il conta d’une voix rêveuse mais sensuelle d’amant…et de poète.

« Le guerrier se dresse dans son armure étincelante, comme un vieil arbre emprisonné par le givre. Le nouveau marié est ridé, il a la force et l’âge du chêne. Son front massif est balayé par des cheveux fins et argentés comme les fils d’araignées. Incrustés dans son crâne, les deux joyaux cruels de ses yeux brillent de colère, de jalousie de la vieillesse envers la beauté de sa femme. Car en lui l’homme vit, mais l’amant est mort.

Le vieil homme conduit son épousée au sein de la forêt glacée. Son cheval hennit tristement dans la nuit illuminée d’étoiles. La femme marche silencieusement à côté du puissant destrier. Quelquefois, elle se frotte les mains pour se réchauffer. Elle est une ombre docile glissant dans la nuit. Les arbres s’avancent vers eux au rythme du pas ample du coursier. Puis le vieillard descend de sa précieuse monture. Le cœur du mari se durcit sous la résolution. La peau de son visage, fripée comme une vieille écorce, est inaccessible au froid. De ses mains noueuses il caresse son épée. Les longs doigts parcourent le métal, le quitte à regret. Il s’immobilise, arbre parmi les arbres, obscurité parmi les formes noires.Il a demandé à la jeune épousée de devenir un piège, nue dans la forêt étincelante de neige. Son voile est accroché par les buissons d’épines noyés de lueurs, jaloux de sa beauté plus que de celles des fleurs. Docile, elle s’agenouille, les bras croisés sur la poitrine, près de l’étendue d’eau pâle où dorment les ondines. La brume danse et flotte au-dessus du lac, tandis que son regard se perd vers les ramures nouées en puissants entrelacs.La lune fait scintiller la brume d’éclats bleutés. Le reflet de l’onde ne parvient plus à capturer sa beauté.

L’enlevée 4

Page 101: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Au loin, le bruit assourdi d’une cavalcade résonne Elle a pour raison l’amour, et pour nom licorneSon galop rapide comme le vent glacéLa licorne tremble, l’amour l’a enlacé.

L’être merveilleux se rapproche, bondissant au-dessus des roches. La licorne entre dans la clairière du lac, à l’écart des arbres. Le vieux guerrier, immobile, discerne derrière le voile du brouillard la créature se rapprocher de son épouse. Il lui semble voir la douceur avec laquelle elle pose sa tête sur les genoux de la jeune vierge. Et celle-ci caresser longuement la crinière blonde comme ses propres cheveux. Elle admire le pelage blanc reposant sur sa peau diaphane. La douceur et la tendresse de leurs regards s’unissent. Endormie par les caresses de la jeune fille, la licorne clôt ses yeux d’azur. La forêt s’anime, le vieux guerrier surgit hors de sa cachette. Déchirant le brouillard, l’épée vole et transperce le flanc du bel animal. En flots rouges le sang jaillit sur la neige blanche. Il rit, le regard avide il s’approche de sa victime cachée dans la brume d’ivoire et de pourpre. Le vieux mari songe à cette corne précieuse. Devenue poudre, elle donnera de la vigueur à sa chair fatiguée… pour aimer sa si belle

épouse. L’instant fugitif d’une révélation le brouillard se déchire. Le guerrier contemple son épouse gisante, le cœur transpercé. »

Le récit de l’ermite : les sentiments d’une femme

Les envoyés de l’évêque se regardent avec stupeur. « Nous ne pouvons connaître la vérité si nous nous contentons d’écouter les hommes. Il faut aller sur les lieux pour comprendre les évènements, distinguer les phantasmes de la réalité. » « Partons maintenant, renchérit l’un d’eux. Le soleil quitte lentement le ciel pour épouser l’horizon. En parcourant les mêmes endroits à des heures similaires, nous comprendrons le cœur des vivants et des morts. »

Le froid dépose une couronne de givre sur la tête des enquêteurs. Leurs pieds s’engourdissent, leurs mains sont bleuies d’engelures mais aucun ne se plaint. Ils voient, arrivés à destination, le lac s’embraser des feux de l’astre couchant. Les traces de sabots sont ensevelies sous la neige. Le buisson d’épines agite dans le vent froid ses piques chétives. Des corbeaux perchés sur les arbres pourris croassent, ils semblent se moquer des efforts des clercs à comprendre les troubles relations entre ces deux membres opposés et unis de l’humanité : l’homme et la femme. Tristement, toujours silencieusement, ils rebroussent chemin. La brume se lève, cachant la clarté des étoiles, les feux qui guident les hommes vers les lieux habités. Bientôt totalement perdus, ils se hèlent, heurtent les arbres massifs en déplorant leur jeunesse enfuie pour les uns, leur vie sédentaire pour les autres. La cabane d’un ermite semble être un don du destin. Ils entrent, la chaleur du foyer jette des lueurs rouges sur leurs visages. Le vieil homme au large sourire partage son

L’enlevée 5

Page 102: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

pain gris et l’eau claire avec eux. Les envoyés se frottent vigoureusement leurs pieds meurtris par le froid. Ils ont eu peur et parlent entre eux avec fébrilité. Ils racontent leur aventure en la grossissant de la peur des loups, le vent froid devient glacé, la forêt immense et ténébreuse. Dans leurs récits revient l’aventure de la jeune fille.

Lorsque enfin leurs propos passionnés s’apaisent, l’ermite leur confie une fable avec un étrange sourire. C’est, leur raconte-t-il, un songe survenu la nuit même de la disparition de la jeune femme.

« Le mari est un homme au regard dur, à la peau ridée. Ses lèvres épaisses ne l’ont qu’effleurée lors du baiser devant l’autel. Il a accompli ce premier geste d’union avec la distance froide d’un acte social, sans amour ni respect. La jeune femme tremble. Est-ce le froid ou la peur ? Les invités partent, avides de ces éclats de rubis appelés vins dont ils ornent la pauvreté de leur cœur. Ils veulent boire, pour confondre ivresse et tendresse et croire le mariage heureux.

La belle épouse se tient devant le lit conjugal. Ses boucles blondes tombent en une cascade de lumière sur ses épaules parfumées. Sa peau diaphane et douce est blanche telle la soie des pétales de fleurs printanières. Ses yeux resplendissent : ils tremblent de la peur face à la force de l’homme, d’espérance pour découvrir la tendresse…L’homme est nu, la brute frappe. Pourquoi ? Le déchaînement de sa violence est intense, furieuse comme l’orage impuissant à créer le jour malgré la fréquence de ses éclairs. Elle pleure, crie. Les échos éloignés des chansons paillardes lui répondent au loin, plus fort. Puis le vieil homme se détourne. Il veut se vêtir en guerrier, cet être à l’apparence d’homme. Sa cuirasse, son épée, lui permettra de la dominer, comprend-telle. Ses insultes sont terribles, mais s’éloignent avec lui. Elle a

peu de temps. Elle veut se relever et fuir malgré les blessures à ses jambes. La peur l’étreint et lui donne les forces qui lui manquent. Ses jambes bleuies tremblent en se posant sur le sol froid, mais se réchauffent rapidement, sur le court trajet menant à la cheminée. Là, elle enjambe la braise brûlante et s’agrippe aux aspérités du conduit. Il lui faut peu de temps pour commencer l’ascension et se dissimuler aux regards. Le pas de brute de son mari retentit sur le dallage, comme un tocsin de mort. Elle l’entend. Son mugissement bondit sur les parois de la chambre. Un fracas retentit dans la pièce, le banc de bois est renversé. Le bruit du tissu déchiré succède au vacarme de l’épée retombant sur tous les objets de la chambre conjugale. Puis, comme après l’ultime souffle du mourant, la cruauté du silence revient.

La jeune fille descend de sa cachette. Les meubles, le lit surtout, sont dévastés. Le crucifix lui-même est meurtri de sept nouvelles plaies. Malgré ses larmes il lui semble voir l’une de celles-ci saigner. Elle sanglote. Elle est nue. Les vêtements de son trousseau sont déchirés, lacérés. La licorne, le symbole de sa vie et de sa famille recouvre un long voile. Elle s’en saisit comme d’un suaire, et, s’en drapant, s’échappe dans les escaliers. Il lui semble entendre des pleurs, s’agit-il des siens ? Par miracle, elle n’a pas rencontré son « mari ». Profitant du désordre euphorique de la fête, elle se glisse en dehors du château avec l’agilité des condamnés, avec la hardiesse des papillons de nuit attirés par la flamme.

L’enlevée 6

Page 103: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Le vent de la nuit la caresse de son étreinte glacée. L’orée de la forêt projette le reflet illuminé d’étoiles de sa danse d’arbres aux feuilles scintillantes de lumière. La jeune femme court. Au-dessus d’elle les étoiles continuent leur course dans la nuit, semblables à des grains avalés par le sablier du temps. Enfin, elle est engloutie par les longues colonnes de ténèbres et de lumière.

Les arbres s’écartent longuement puis se resserrent autour d’elle. Sa course a été si rapide, elle halète, son souffle s’unit à l’haleine glacée de la nuit. Autour d’elle les ombres se sont épaissies. Le brouillard a tué les étoiles. Les pas de la jeune femme crissent sur les poussières de feuilles. Brusquement, l’étendue liquide se substitue au sol. Engloutie par le lac invisible aux regards elle hurle d’effroi. Son cri meurt dans le silence de la nuit…Elle se débat dans l’eau, prend son long voile et le jette en direction de ce qui était autrefois le rivage pour elle. L’eau froide s’engouffre dans sa bouche, elle n’a plus la force de tirer sur le tissu luxueux accroché à un buisson d’épines.

Peut-être un ermite résidant au cœur de cette forêt –t-il entendu son cri et est il venu la délivrer ? Vous autres clercs savez que l’amour de Dieu est sans limite pour les malheureux. Mais, pauvres hommes, vous ignorez combien est immense la misère des femmes ! Elle a pu lui raconter cette histoire, et, le lendemain, lui confiant son cheval témoin de ce temps où il fut templier, la laisser partir rejoindre son frère.

Peut-être un ermite résidant au cœur de cette forêt a–t-il entendu son cri et est il venu la délivrer ? Peut-être non !

Les convives ont longuement écouté cette fable. Puis, fatigués, ils formulent les prières bénissant leur prochain, se confiant à l’amour de Dieu, seul dépositaire de la vérité, pour enfin rejoindre la vermine de leur paillasse. Le souffle régulier des clercs accompagne le crépitement du feu de cheminée. Au-dehors de la masure la nuit règne. Tout devient silence, et tout devient aveugle dans la brume recouvrant la forêt, à l’image du cœur des hommes, incompréhensibles dans leur violence.

L’enlevée 7

Page 104: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Les Maîtres de Bonicieux

Bonicieux vivait sans vraie conscience de soi, laissant ses notables méconnus la diriger sans à-coups, invisiblement. Les Boniciens vivotaient, rentrant du travail pour ceux qui en avaient, pressés de manger et dormir pour repartir. Les plus vieux étaient fixés aux chaînes de télévision.

A peine s’était-on rendu compte que l’ancien maire devenu sénateur, Laurent Martin, avait laissé sa place à Marine Pommier-Delors. L’élection s’était faite par le conseil municipal, en douceur.

*****

Journal de Marine Pommier-Delors

Bonicieux, le 13 octobre 2011

Mon élection a eu lieu aujourd’hui, la salle comble est restée debout longtemps à applaudir, il y avait bien là huit cents personnes. Je souriais calmement : on m’a raconté comment Laurent Martin avait pleuré à son intronisation, et je me suis préparée. J’étais souriante, tout le monde me reconnaît de l’être, et calme : je suis élue pour servir, raisonnablement, pas pour pavaner en jouant les patriarches comme Laurent. Les autres élus souriaient en applaudissant aussi, je ne m’étonnai pas de voir l’opposition assise, mais l’essentiel est ailleurs.

J’allai chercher Laurent, le fit se tenir à mes côtés, les applaudissements continuaient, et je lui glissai dans l’oreille : « Maintenant il va falloir que je me mette au travail…

- Tu en es capable, ne t’inquiète pas… J’y suis bien arrivé, moi ! »Ce propos me fit rire. Ce ne fut pas facile pour lui au début.J’invitai tout le monde à trinquer. Ce fut sans doute la soirée la plus éreintante

de ma vie, mais je sentais une énergie de l’intérieur, des forces que j’avais accumulées je ne sais où, et je réussis à voir tous ceux qui me sollicitaient et tins le chrono en ne restant pas plus de deux minutes avec chacun, le commissaire, le préfet, le président du Conseil Général, le secrétaire fédéral du parti socialiste, celui du parti communiste, des Verts, de l’UMP, du MODEM, les conseillers généraux, puis les seconds couteaux de tous ceux-là, que je faisais semblant de connaître quand je croyais les avoir déjà vus, puis les maire-adjoints, déférents, et une bonne partie des habitants de Bonicieux, émus comme si j’étais leur fille ou leur mère, contents de connaître leur célébrité locale, de la toucher et même de pouvoir l’embrasser. Franck me suivait partout, fidèlement, l’air plus fatigué que moi. Nous sommes ensemble depuis deux ans. Je ne me lasserai pas de lui si vite, nous sommes tous les deux trop assis dans la vie pour ne pas partager l’essentiel.

Je rentrai à minuit, me couchai seule et pus être fraîche le lendemain.Rien ne m’a poussée à devenir maire mais je crois que tout m’y a préparée : je

me souviens de mon père chantant les hymnes ouvriers, je me rappelle mes colères et les siennes pour l’école laïque. L’école, la dernière grande croyance commune de la France. Quand je militais dans une association de locataires, Laurent m’a remarquée, j’étais bonne, on me l’a dit, j’entrai au parti. C’était l’époque où il fallait des femmes, je lui serai toujours reconnaissante de m’avoir fait confiance.

Les Maîtres de Bonicieux - 1

Page 105: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

*****

Laurent Martin avait été maire de Bonicieux pendant vingt ans, il considérait avoir un parcours atypique : d’abord anarchiste, il s’était résolu à adhérer au parti socialiste pour sortir de la stérilité de ses réunions interminables. Il avait ressenti de la jouissance à séduire une quantité de gens dont il n’aurait pu rêver à la FA, il avait appris assez vite, avec beaucoup d’intuition et un peu de lecture, comment devenir un professionnel de la politique. Cela s’était fait sans rupture apparente. Il lui arrivait même encore de faire une sortie sur « la connerie génétique des flics», de moins en moins souvent cependant.

Avec l’âge, sa critique de l’ordre s’était transformée en pessimisme : puisqu’on ne pouvait pas changer le monde, il fallait bien y vivre. Il n’y avait que la politique où on pouvait réussir sans diplôme. Il se mit donc à observer et lire, à écouter, et sa passion du sport le sauva : les Boniciens étaient plus nombreux sur les stades que dans les partis. D’animateur sportif il devint conseiller municipal au sport, puis maire-adjoint. Et quand l’ancien maire voulut enfin prendre sa retraite à soixante-treize ans, Laurent Martin avait déjà suffisamment de ses amis à la tête de la section socialiste et dans la mairie pour être désigné, naturellement.

L’époque n’était pas la même, il se la rappelait avec peur et nostalgie. Tout le monde connaissait par exemple les petits arrangements avec la loi : les repas achetés par la mairie au traiteur qui reversait sans rechigner sa part au Parti, les fêtes du Parti payées sur le budget « fleurs » des cérémonies officielles. Mais tout avait changé, le doute était partout, même si les affaires continuaient, on était passé à un degré technique supérieur.

Il avait bien manœuvré et avait été élu sénateur. Il n’allait pas se plaindre d’avoir un certain talent.

Toute sa vie avait été un combat et il avait digéré pas mal de ses adversaires : il se souvenait de cet opposant qu’il traînait depuis quinze ans. Il avait suffi de sauver son fils des griffes de la police et l’autre avait cédé : il avait quitté la ville. Mais un autre avait pris la tête de l’opposition, pire que le premier, jeune et ambitieux. Le Sénat était plus tranquille. De toute façon, il n’irait pas plus haut maintenant.

Il avait cédé la mairie à sa dauphine, Marine Pommier-Delors.

*****

Journal de Marine Pommier-Delors

Bonicieux, le 15 décembre 2011

Les premières semaines ont été calmes, les Boniciens me saluent dans la rue, mes voisins m’encouragent à chaque fois que je sors ou que je rentre. Je passe de rendez-vous en rendez-vous, de séance du conseil général en réunion de travail avec le préfet. Le cabinet est là, prépare les dossiers, assourdit les problèmes, étouffe les plaintes. Je m’oblige à une certaine autorité, chasse les enfants qui arrachent des fleurs sur l’esplanade de la mairie, dispute tel de mes élus qui a reçu une amende pour ne pas avoir payé son stationnement.

C’est d’ailleurs comme ça qu’a éclaté un petit scandale. J’étais pressée et passais vite en voiture au cœur de la cité de la Commune, des graviers claquèrent sur les portières, des jeunes, dont les visages noirs émergeaient à peine des

Les Maîtres de Bonicieux - 2

Page 106: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

capuches, étaient devant les halls. Je fis marche arrière jusqu’à leur niveau et baissai la vitre.

- C’est vous qui m’avez lancé des pierres ?Ils étaient hilares, j’étais sans doute la seule distraction de leur journée.- Vous m’entendez ? Est-ce que c’est vous qui m’avez lancé des pierres ?Le plus grand, que j’aurais pensé être le plus sage me répondit : « Bon

maintenant, casse-toi ! Tu nous fais plus rire ! ».Je n’allais pas me laisser faire : après tout si je n’étais pas capable de tenir tête

à deux ou trois jeunes, je n’étais pas capable de diriger la ville !Nerveusement, j’ouvris la portière et pris mon téléphone portable, ça m’était

venu spontanément, je devais les mater, Laurent avait de ces mêmes audaces, il m’impressionnait pour cela, il était temps que je m’y mette.

J’avais pris une première photo du petit groupe quand je sentis qu’on me tirait l’appareil des mains, mon portable était éclaté par terre quand le plus jeune sauta sur ma voiture en poussant des cris de joie, je repris le volant et fonçai au commissariat. Je n’avais pas eu le temps d’avoir peur, mais sentais que j’étais vraiment devenue maire à cet instant, comme on est parent dans la difficulté, pas quand tout va tout seul.

En rentrant, j’écrivis un article sur mon blog que je conclus par cette phrase : « on ne va pas laisser la ville aux macaques !». Evidemment mes ennemis profitèrent immédiatement de cette expression pour m'attaquer.

Laurent m’a rassurée : « Tu auras toujours plus de soutiens que d’ennemis dans cette affaire : tout le monde a peur des jeunes, même s’ils sont innocents, tu as eu raison de les dénoncer.

- Mais je n’ai pas inventé cette histoire ! rétorquai-je en colère.- Ce n’est pas ce que j’ai dit : tu as bien fait de les dénoncer. Ca rapportera

toujours plus que d’expliquer qu’ils ont des problèmes et qu’il faut les comprendre.»Je suis gênée qu’on prenne ma colère pour une feinte. Dans le parti quand on

dit : « il faut être politique », ça veut dire qu’il faut être calculateur…

*****

Le commissaire Sainthomas avait choisi de faire carrière dans la police. A quarante ans, il avait renoncé à défendre la veuve et l’orphelin et s’occupait surtout de soigner ses interventions lors des réunions en préfecture.

Il ne savait pas quoi faire. La nouvelle maire de Bonicieux était devant lui, il avait entendu des dizaines d'histoires semblables, elle ressemblait à cet instant aux pauvres clients qu’il expédiait vers les officiers de permanence. Il eut le temps de regarder ses jambes croisées sous la jupe qu’elle portait assez court, elle n’était pas mal pour son âge. Elle sortit après avoir déposé sa plainte, réconfortée par les propos du commissaire qui se préparait déjà à l'appeler le lendemain ou le surlendemain pour s'excuser auprès d'elle que ses hommes étaient incapables de retrouver les auteurs qu’elle avait décrits. On ne pouvait pas mettre à feu et à sang la cité de la Commune parce que la maire voulait jouer aux justiciers.

*****

Journal de Marine Pommier-Delors

Les Maîtres de Bonicieux - 3

Page 107: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Bonicieux, le 17 février 2012

Coller des affiches anonymes contre Jamel Hamidi en prétendant qu’il travaillait pour la police et le FN, ce n’est pourtant pas très malin ! Surtout que tous les démocrates bien-pensants de Bonicieux se sont sentis obligés de dénoncer la campagne de diffamation, nous sommes bien avancés ! Et cet imbécile de Francis Youssef qui a terminé son affiche comme tous ses coups de colère par « A bon entendeur, salut !», il ne lui restait plus qu’à signer sa lettre anonyme !

Quand j’ai su que des affiches anonymes avaient été collées contre Jamel Hamidi, j’ai tout de suite su qui était l’auteur. Francis Youssef ronge son frein depuis des semaines. Pourquoi l’ai-je fait élire adjoint ? Je suis presque rassurée qu’il ne soit pas allé taper l’opposant à visage découvert. On est parfois mal entouré.

Francis Youssef a mal vécu de se faire prendre la main dans le sac par « Bonicieux ensemble » : être responsable du secteur des adolescents et créer une entreprise qui fournit des jeux pour ados… Évidemment son service a acheté la production de sa petite entreprise qui n’a pas d’autre client. Je le savais et Laurent aussi, mais Francis Youssef est le seul de l’équipe à pouvoir aller faire le coup de poing dans les quartiers chauds de Bonicieux, il est intouchable. Quand l’opposition a su l’affaire des jeux d’ados, elle a annoncé partout la révélation des doubles factures : « on paie des élus et eux se paient notre tête ! ». Ils ont le sens de la formule. Je convoquai Francis Youssef, j’avais réfléchi à ce que je lui dirais :

- Francis, je sais que tu as acheté ces jeux parce qu’ils étaient bons. Cet Hamidi ne nous fera rien lâcher, et moi je ne te lâcherai pas.

- De toute façon, ces achats sont irréprochables, tout a été fait dans les règles, me dit-il croyant sans doute qu’il était obligé de faire semblant.

- Certes, j’insiste, je ne te lâcherai pas, mais l’administration me demande que dorénavant on fasse les achats en passant par le service compétent, lui répondis-je en souriant.

Les choses sont claires : je sais qu’il a fraudé, il sait que je le sais, je le couvre sans l’humilier. A lui d’être fidèle maintenant que je le tiens.

Les affiches ont manqué leur coup : « Bonicieux ensemble » publie chaque jour les lettres de soutien…

*****

Les élections présidentielles se préparaient, Georges Scande était le candidat du parti socialiste et on espérait bien gagner. Ca avait été une grande fierté et un vrai défi d’organiser la visite du candidat à Bonicieux. Tout le monde voulait l’avoir, Laurent Martin et Marine Pommier-Delors étaient intervenus à plusieurs reprises directement pour caler un meeting. Et il allait venir lundi ! Le directeur de campagne Fabien Tango s’occupait de tout, voulait tout cadrer. Fabien Tango ne manquait pas d’ambition, il était maire d’une ville voisine. Avant qu’il ne devienne directeur de campagne de Georges Scande, personne ne voulait le voir dans le parti. Il avait déclaré : « les Gitans ne sont pas propres, ce n’est pas raciste que de dire la vérité ». Mais maintenant, il permettait d’élargir l’électorat, comme on dit. Et il était omniprésent. Aussi Marine Pommier-Delors ne fut pas surprise de voir son numéro s’afficher sur son portable le samedi.

- Tu connais un certain Jamel Hamidi ?- Bien sûr, c’est un opposant aigri, mais qui ne représente rien, se força-t-elle à

Les Maîtres de Bonicieux - 4

Page 108: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

sourire au téléphone pour calmer le numéro deux du parti.- Parce que je viens de voir qu’il appelle les jeunes à apporter leur CV au

meeting de Georges. Je ne sais pas si tu te rends compte de ce que ça va faire dans la dernière semaine de campagne si les meetings se transforment en manif de chômeurs !

Elle voulut lui dire qu’il n’y avait pas de danger, répéter que la situation de Bonicieux était sous contrôle, mais Fabien Tango avait l’air nerveux.

- Tu penses qu’il y a un risque ?- Je te le demande !- Je te répète qu’il ne représente pas grand monde mais il est animé par une

vraie haine du parti, d’autant qu’un adjoint l’a encore excité en collant une affiche anonyme…

- Putain, mais dans quelle merde tu nous as mis ! Il faut mettre ce mec hors d’état de nuire pour lundi. Où il bosse ?

- Dans un lycée, aucune chance de ce côté-là.- Est-ce qu’il n’a pas d’affaire en cours ?- D’affaire ?- Je ne sais pas, il frappe sa femme ? Il fume du shit ? Il picole au volant ? Est-

ce que je sais ? !- Il est toujours excité comme une puce, ça fait des mois que je le soupçonne

de prendre de la cocaïne.- Tu le soupçonnes ou tu en es sûre ?- J’ai connu des toxicomanes, je suis sûre qu’il prend des produits.- Très bien ! Il faut porter plainte, je m’occupe d’organiser une perquisition. Une

fois qu’on aura trouvé de la coke chez lui, les accusations seront sans importance, vous n’avez qu’à dire qu’il vous a menacés en Conseil municipal.

Franck avait deviné l’essentiel de la conversation, Marine compléta les trous et il comprit qu’elle attendait de lui qu’il soit le premier à porter plainte.

- Je suis sûr de l’avoir entendu dire qu’il allait nous zigouiller.Marine Pommier-Delors appela deux de ses élus assis près de Jamel Hamidi

au conseil municipal, exigea le plus grand secret, leur raconta ce que Franck pensait avoir entendu et il y eut trois plaintes au commissariat le lendemain. Elle avait pris la peine d’appeler le commissaire Sainthomas qui délégua son OPJ la plus sûre pour prendre les plaintes.

Après avoir raccroché, Fabien Tango avait appelé le préfet : si Georges Scande devenait président de la république, Fabien Tango serait ministre de l’intérieur, l’autre ne pouvait pas lui refuser un service.

- Monsieur le préfet, Fabien Tango à l’appareil, bonjour.- Monsieur le ministre, mes respects.- Ce n’est pas fait, je vous en prie, ricana Tango content que l’entretien

commence aussi bien. Je vous appelle un peu inquiet parce qu’il y a à Bonicieux, un conseiller municipal excité qui menace de ruiner la visite de notre candidat. Je ne sais pas si vous le connaissez, Jamel Hamidi.

- J’en ai entendu parler par madame Pommier-Delors.- Justement une plainte va être déposée dès demain matin contre cet

énergumène. Est-ce que je peux compter sur vous pour qu’une garde à vue de 48 heures intervienne dès lundi matin ?

- La plainte porte sur quelle infraction ?- Il est consommateur de cocaïne, ce qui expliquerait en grande partie son

Les Maîtres de Bonicieux - 5

Page 109: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

excitation contre la mairie.- Très bien, tenez-moi informé. Je vais intervenir pour qu’il soit neutralisé.Le préfet était content de pouvoir se rendre utile au futur pouvoir : on ne

pourrait pas l’accuser d’avoir traîné des pieds. L’élection de Georges Scande était quasiment faite. Il appela le procureur. Ils s’étaient connus des décennies plus tôt à l’UNI.

- François, c’est Christophe Renaud. Devine qui vient de m’appeler… Fabien Tango, notre futur ministre de l’intérieur.

- Attends les résultats…- Tu sais que Georges Scande tient meeting à Bonicieux lundi ? Il y a un

conseiller municipal déjanté qui menace de semer le désordre, d’après Fabien Tango, c’est un cocaïnomane. Une plainte doit être déposée dès demain matin, tu peux le mettre en garde à vue lundi pour 48 heures ?

- Il est certain qu’il se drogue ?- Tout à fait.- Alors la perquise le prouvera et ce ne sera pas qu’une garde à vue…- Tu vois ça ?- Je m’en occupe. Tu rappelleras mes services à Fabien Tango…Ils se quittèrent en riant.Lundi matin, Jamel Hamidi ouvrit la porte sans vérifier qui frappait, comme à

son habitude. En quelques secondes il était menotté : la police judiciaire craignait qu’il ait une arme. Le commissaire Nathan laissa ses hommes effectuer la perquisition, l’appartement coquet bourré de bouquins ne ressemblait pas à ce qu’on lui avait présenté. Cette affaire sentait le coup monté. Il s’en était douté quand le procureur l’avait appelé en lui parlant de Fabien Tango. Il consacrait sa vie à arrêter des violeurs et des assassins, et n’appréciait pas qu’on lui fasse jouer le rôle de toutou d’un politicien ambitieux.

La jeune femme était tellement terrorisée que les larmes coulaient seules de ses yeux grands ouverts sans qu’elle gémisse. Le commissaire Nathan s’adressa à eux :

- Nous sommes saisis d’une plainte de menace de mort à votre encontre. Il est également noté que vous êtes cocaïnomane. Si vous nous indiquez les pièces que nous trouverons de toute façon, cela jouera en votre faveur.

- Vous devez vous tromper, parvint à dire Jamel Hamidi devenu brusquement pâle depuis l’entrée de la police.

- Vous êtes bien Jamel Hamidi, conseiller municipal et enseignant au lycée professionnel de Bonicieux ?

- Oui…- Alors si nous nous trompons, vous n’avez rien à craindre, nous sommes des

professionnels.Menotté dans le dos, il fut emmené à la voiture puis au commissariat de

Bobigny. La salle des gardés à vue était illuminée par des néons, la lumière blanche permanente empêchait de dormir, le temps s’allongeait indéfiniment dans ce monde sans jour ni nuit. Jamel se rêvait en martyre, il avait décroché le gros lot. Mais il n’arrivait pas à en sourire.

Un type fut introduit, il se vantait d’être un violeur et un assassin. Et s’il crevait en garde à vue à cause d’un vrai criminel ? Il regardait dans le vague, il priait pour être invisible à l’autre.

Les interrogatoires se succédaient. Non, vraiment il ne se rappelait pas avoir

Les Maîtres de Bonicieux - 6

Page 110: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

menacé qui que ce soit. Mais si trois élus l’avaient entendu, comment l’expliquer ? Il avait peut-être dit qu’à force de ne pas écouter les habitants, les élus provoqueraient la violence des habitants, oui. Mais ce n’était pas une menace.

De nouveau la lumière des néons de la salle des gardés à vue. Le violeur était parti, c’était des dealers qui attendaient quand il arriva. Chacun se renseignait sur l’histoire des autres, ils n’avaient pas l’air de le croire quand il expliquait qu’il était là pour des menaces dans un conseil municipal…

Au bout de vingt-quatre heures, la garde à vue fut prolongée mais il put se changer grâce à un survêtement que sa femme lui avait apporté. Heureusement il s’était remis au sport récemment. Il sentait la barbe naissante le piquer, il suffit qu’un homme soit mal rasé pour paraître sale.

*****Journal de Marine Pommier-Delors

Bonicieux, le 22 mars 2012

Le jugement est tombé, Jamel Hamidi a été totalement relaxé. Il aura fait deux jours de garde à vue, ça lui fera une expérience. Franck n’a pas l’air de m’en vouloir de l’avoir poussé à porter plainte, Alexandra était au tribunal, je devinai que mes trois élus s’étaient ridiculisés en témoignant : trois versions différentes, ils ne pouvaient pas faire pire. Et Jamel Hamidi qui ne se droguait même pas ! Mais comment peut-il être toujours énervé sans se droguer ?

Totalement relaxé. Personne ne m’en parle.Il me reste deux ans à tenir avant les prochaines élections, personne n’imagine

à quel point c’est dur de diriger autant de monde et comme je suis seule.Comment trouver le courage de redevenir celle que j'étais ? Y a-t-il plus grand

luxe que de ne pas se trahir soi-même ?

Les Maîtres de Bonicieux - 7

Page 111: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Les yeux du scorpion

Il était dix-huit heures trente et le soleil ne s’était pas montré de la journée,

caché par une épaisse couche de nuages gris. Tous les êtres vivants s’étaient

habitués à l’atmosphère tamisée d’un hiver interminable.

Il avala d’un trait le contenu de son verre de vodka, reposant celui-ci

avec un bruit sec sur le comptoir du bar. Après avoir payé, il sortit et quitta d’un pas

rapide la brasserie de la gare. Il se retrouva dans le soir, entre chien et loup, dans

cette atmosphère si particulière aux films noirs américains. Il portait un manteau

sombre et un chapeau assorti à bord étroit. C’est dans cette épaisse ambiance que

notre homme se dirigea en direction du centre ville. Il parcourut quelques centaines

de mètres puis s’arrêta devant la lourde d’un immeuble du centre historique. Il entra

dans un couloir obscur sans prendre la peine d’appuyer sur l’interrupteur de

l’éclairage des communs. Il monta l’étroit escalier d‘un pas souple, presque sans

bruit, ni craquement, comme peut le faire si naturellement un chat. Au premier étage,

il ralentit le pas, sembla hésiter, continua son ascension, ne rencontra personne, ne

surprit aucun son suspect qui ne vint le contrarier. Arrivé au deuxième palier, le

visiteur attendit quelques secondes dans la sombre clarté qui tombait de la vaste

lucarne grillagée, et se planta devant la porte faisant face à l’escalier. Il ne sonna pas

mais frappa lentement de sa main gantée de feutre, trois coups étouffés. Derrière la

porte, il entendit les pas de son hôte. Celui-ci ouvrit sans hésitation car il attendait

cette visite. Le visiteur entra sans un mot et l’hôte referma la porte aussitôt.

Le couloir du petit appartement était juste éclairé d’une pauvre ampoule dont

la lumière jaunasse renvoyait sur les murs les ombres furtives des deux hommes. Ils

parvinrent dans le séjour que l’éclairage public balayait de sa laiteuse et poisseuse

lumière. Les deux hommes ne s’étaient pas encore parlé. Le visiteur, un homme

jeune, à peine la trentaine retira son chapeau, le déposa sur le fauteuil juste à côté

de lui, se tourna vers son hôte. Il sortit de la poche de son pardessus une petite boite

en bois sculpté qu’il tendit à l’habitant des lieux. Celui-ci la saisit, l’ouvrit, lança un

regard admiratif sur le contenu puis s’adressa au visiteur : « Il est magnifique. Il n’a

pas souffert du voyage. On dirait qu’il va attaquer ! Il complètera parfaitement ma

collection. Cela vous intéresse-t-il de la voir? »

Pas un mot ne sortit de la bouche du visiteur. Un peu gêné, notre homme poursuivit :

« Au fait, d’où vient ce magnifique spécimen ? demanda notre homme.

- Des Balkans, de Trnovo exactement, répondit l’autre.»

Les yeux du scorpion Page 1

Page 112: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Le visage du collectionneur exprima d’abord la surprise, puis très vite, il

comprit. Alors jaillit du plus profond de son être l’angoisse de ce moment tant

redouté ; il tenta de jeter la boîte au terrible contenu à la tête de son interlocuteur

mais celui-ci l’évita et réussit à saisir des deux mains son agresseur par le col de son

gilet de laine. C’est alors que notre visiteur lui ajusta un terrible coup de boule en

pleine face. Un sourd craquement précéda une courte plainte avant que l’hôte ne

s’effondre sur la moquette poussiéreuse. Pendant que la victime râlait et que par son

nez éclaté s’écoulait un mince filet de sang, son agresseur alla dans la petite cuisine

située de l’autre côté du couloir, juste en vis-à-vis du salon. L’homme appuya sur

l’interrupteur se trouvant sur sa gauche. La cuisine s’éclaira d’une lumière criarde

diffusant la même ambiance crasseuse que dans le couloir. La pièce ne faisait pas

plus de six mètres carrés et les meubles en formica d’un autre âge respiraient la

saleté. Il ouvrit le tiroir de l’un d’eux et en sortit une cuillère grisâtre en fer blanc

comme celle que l’on utilisait autrefois dans les cantines des écoles. Il éteignit la

lumière avant de sortir de la pièce et retourna vers sa victime encore allongée qui

respirait fort avec un léger sifflement provenant sans doute de l’excroissance

sanguinolente qui lui avait servi il y a peu d’organe nasal. L’homme à terre avait les

yeux grands ouverts et rempli d’effroi. Il ne devait pas avoir plus de soixante ans,

peut-être même moins.

L’homme s’accroupit genoux écartés sur sa victime, la cuillère dans la main

droite. D’un geste vif et précis, il glissa l’ustensile entre la paupière et le globe

oculaire droits et d’un geste tournoyant du poignet parvint à en extraire de l’orbite

son contenu qui roula sur le tapis usé. De sa main gauche, il eut le temps d’étouffer

la plainte qui commençait à jaillir du tréfonds des entrailles de sa victime. L’homme

s’agita mais son bourreau réussit d’un second geste tout aussi précis à faire jaillir

de son orbite le globe oculaire gauche qui roula à son tour sur le sol rougi. L’homme

éructait, mais l’agresseur appuyait de toutes ses forces sur la bouche écumante de

douleur. C’est à ce moment qu’il sortit de la poche de son manteau un rasoir sabre.

Le dépliant à l’aide des dents, il porta la lame au cou de sa victime dont il trancha la

gorge d’un coup net. L’homme s’écarta rapidement et contempla ce pauvre corps se

vider spasmodiquement de son sang. Puis il ramassa calmement de sa seule main

droite, en prenant soin de ne pas marcher dans la vaste flaque de sang qui s’étalait

sur la moquette, les deux yeux qu’il glissa dans un petit sac congélation, qu’il avait

Les yeux du scorpion Page 2

Page 113: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

sorti d’une poche, à l’aide de sa main gauche. Il noua l’ouverture du sac puis le

glissa dans son manteau. Puis il se dirigea vers la porte d’entrée de l’appartement,

l’entrouvrit, balaya du regard la cage de l’escalier. Tout était silencieux. Il sortit puis

tira la porta tout en la maintenant afin qu’elle ne claque pas, puis s’assura qu’elle

était bien fermée. Il descendit souplement et sans bruit et se retrouva sur le trottoir.

Il fit quelques pas rapides pour arriver place centrale où sa voiture était

stationnée. Il faisant nuit. L’hiver avait été particulièrement rigoureux cette année

2013 et ce début avril ne laissait pas présager d’une venue rapide du beau temps. Il

était vingt heures et il n’avait rencontré que quelques passants pressés dans ce triste

soir. Après avoir ouvert la portière côté conducteur, il sortit de sa poche le petit sac

plastique et son horrible contenu qu’il jeta nonchalamment sur le tapis de sol côté

passager. Il monta dans l’automobile, démarra et quitta le centre ville en direction

de la banlieue. Le trafic n’était pas très dense. Vers 20h30, il rejoignit rapidement à

l’hôtel la chambre qui lui avait été réservée. De sa petite valise qui était posée sur un

petit meuble prévu à cet effet, il sortit une enveloppe kraft de moyenne dimension sur

laquelle il écrivit le nom de sa victime et dans laquelle il introduisit le sac plastique

contenant les deux globes oculaires. Il plaça l’enveloppe dans sa valise qu’il referma

à clé. Puis il se rendit dans le restaurant de l’hôtel où il prit une rapide collation : sa

mission n’était pas terminée.

Le lendemain neuf heures, Madame Vivier du premier, retraitée de

soixante dix ans, monta chez son voisin du second. Elle sonna comme à son

habitude. Chaque matin, c’était le même rituel imperturbable. Elle proposait à son

voisin, Gérard Manier, de lui prendre une baguette à la boulangerie pâtisserie la plus

proche. Monsieur Manier était un retraité de fraîche date. Il habitait à cette adresse

depuis plusieurs années. Il avait été plombier chauffagiste dans une entreprise locale

pendant vingt ans. Seul, un léger accent trahissait une autre origine régionale. Il

s’était marié avec une jeune femme de la région. De cette union étaient nés deux

enfants. Puis le temps et la vie avaient fait leur œuvre. Le couple avait fini par se

séparer. La garde des enfants avait été accordée à l’ex-compagne et Gérard avait

obtenu un droit de visite. Après la séparation, il était venu s’installer dans un petit

appartement du centre ville. L’heure de la retraite avait sonné depuis peu. Il vivait

seul et les visites de ses enfants âgés aujourd’hui de quinze et dix huit ans

s’espaçaient de plus en plus. Il sortait peu. Avec sa voisine, Madame Vivier, il se

Les yeux du scorpion Page 3

Page 114: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

rendait au supermarché une fois par semaine. Parfois, tous deux prenaient le café

chez l’un ou chez l’autre et se racontaient des banalités. Juste une fois, il s’était un

peu confié ; il avait fait part de son contentement de retourner dans sa famille qu’il

n’avait pas revue depuis des années à cause d’un différent lors d’une succession.

C’était à cette occasion, une fois par an, au mois de juillet, et cela depuis deux ou

trois ans, qu’il partait dans le sud auprès de cette famille avec laquelle il avait

renoué. C’était à madame Vivier qu’il laissait le double des clés de chez lui afin

qu’elle y jette un œil et qu’elle lui monte son courrier. Gérard Manier menait la vie

tranquille d’un retraité sans histoire.

Madame Vivier sonna chez Gérard Manier ce matin-là. Pas de réponse.

Elle insista. Toujours rien. Elle frappa à sa porte à coups répétés. Encore rien. Elle

manœuvra la poignée. Rien n’y fit. C’était la première fois depuis qu’elle montait chez

son voisin et que celui-ci n’ouvrait pas. «Ce n’est pas son habitude !» pensa-t-elle.

Elle descendit alors chez elle récupérer le double des clés. Elle remonta et introduisit

clé de sécurité dans la serrure qui n’était pas verrouillée. Elle poussa la porte puis

entra dans le couloir. Elle commença par regarder dans la cuisine puis se rendit au

séjour où elle découvrit l’horreur : son voisin énucléé et égorgé gisant dans une mare

de sang. Elle ne put retenir un hurlement d’effroi.

Il ne se leva pas de très bonne heure. Il était environ huit heures. Il

avait dormi une d’une seule traite d’un sommeil calme. Cela ne lui était jamais arrivé

depuis des temps immémoriaux. Il ne prit pas le temps de se doucher. Il s’habilla

rapidement puis ouvrit les rideaux de sa chambre. Le jour était levé. Il était soulagé,

apaisé. Il avait attendu ce moment depuis si longtemps. Par son bras, la justice

immanente avait frappé. Il pensait que Dieu l’avait aidé à accomplir ce geste, qu’il

l’avait conduit jusqu’à cet homme qu’il croyait disparu à tout jamais. Il se rappela ce

soir-là, alors qu’il regardait au journal télévisé régional la prestation d’un groupe de

danseurs folkloriques serbes venus à un festival local. Il l’aperçut au premier rang

des spectateurs. Le plan fut rapide mais il le reconnut. Il reconnut le sourire de

l’homme alors qu’il applaudissait. Il n’avait pas beaucoup changé. Il avait juste un

peu vieilli. Cela faisait déjà dix huit ans, dix huit ans de cauchemar, dix huit ans à

revivre chaque nuit ce drame épouvantable. Enfin, il savait qu’il était vivant, bien

vivant et qu’il devait payer. La quête fut longue, parfois décourageante. Il fallut

retrouver sa piste. Deux ans furent nécessaires à “l’Organisation“ pour enfin le

Les yeux du scorpion Page 4

Page 115: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

retrouver. La providence et l’aide de réseaux traquant les anciens nazis en fuite

permirent de le localiser. Sa couverture était parfaite. Il s’était marié et son nom

d’emprunt était entré dans les registres d’état civil. Pourtant, tout concordait : les

dates d’entrée sur le territoire français et de son arrivée en ville. Il fallait agir,

connaître ses habitudes quotidiennes, trouver la fenêtre idéale pour intervenir. La

cible ne devait soupçonner aucune filature. On connaissait sa passion pour les

scorpions naturalisés. Il en avait une impressionnante collection qui effrayait

Madame Vivier, sa voisine. C’est d’ailleurs grâce à elle qu’il put être localisé

définitivement. Il fallait l’appâter avec un spécimen intéressant. Et ce jour arriva. Le

voyage avait été long pour se rendre en France. Il était enfin arrivé. Une chambre

avait été réservée. Il avait repéré les lieux le lendemain matin. Le contact avait été

pris par internet la veille par l’intermédiaire d’un site spécialisé. La réponse ne s’était

pas fait attendre. Le poisson était ferré.

Il sortit de sa valise du papier à lettre, alla prendre un stylo dans la poche

intérieure de son manteau. Il griffonna quelque mots, plia le papier et l’introduisit

dans l’enveloppe macabre. Il glissa l’enveloppe dans la poche de son manteau gris

qu’il enfila rapidement. Il ajusta son chapeau de même couleur que son pardessus.

Il prit un copieux petit déjeuner dans la salle du restaurant de l’hôtel puis se rendit

à la réception. Il sortit, monta dans sa voiture et se rendit au bureau de poste, afin

d’envoyer au commissariat le sinistre contenu. Sa mission était terminée. Demain,

tout le monde saurait que les pires crimes pouvaient être punis. Le monde entier

saurait que justice avait été rendue. Il quitta rapidement la banlieue, traversa la

ville et retrouva l’autoroute. Il semblait suivre le pâle soleil printanier du regard et

s'orientait peu à peu vers le Midi.

La police découvrit le cadavre de Gérard Manier. L’enquête de proximité

ne donna rien. Un bref article au titre retentissant parut dans le journal local le

lendemain : “Crime horrible au Havre“. L’article ne disait évidemment pas grand-

chose car la police n’avait rien à dire.

Deux jours plus tard, un article fit la une des titres nationaux : “Un présumé

criminel de guerre serbe assassiné en France, à Bordeaux. Mirad Vlodic, alias Guy

Manier, est soupçonné d'avoir participé au massacre de six paysans bosniaques.

“Juillet 1995, Trnovo, en Bosnie-Herzégovine. Après la chute de Srebrenica,

où ont été massacrés 8000 hommes et enfants, une unité spéciale des “Scorpions“,

Les yeux du scorpion Page 5

Page 116: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

des mercenaires serbes, commandée par le capitaine Mirad Vlodic, commande

l’exécution de six hommes hurlant de douleur, les yeux arrachés, les mains

attachées dans le dos. Au commandement de l’officier serbe, une rafale d’arme

automatique fait basculer les six corps dans une tranchée. Non loin de l’innommable,

un témoin de la scène, un enfant de douze ans caché derrière un buisson, assiste à

l’exécution de son père“.

Les yeux du scorpion Page 6

Page 117: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

1 l’esprit de noel

L’ESPRIT DE NOËL

— La grâce de Jésus notre Seigneur, l’amour de Dieu le Père et la communion del’Esprit Saint, soient toujours avec vous.

— Et avec votre esprit ! récitent une centaine de taches obéissantes.La messe de minuit débute à peine et Amandine ne tient déjà plus. C’est encore pire

qu’un spectacle de gamins de maternelle. Elle est venue pour ne vexer personne, ne pasfroisser la famille, parce que « C’est Noël, fais un effort ! », mais non, décidément,supporter cette mièvrerie prétentieuse et arrogante, c’est au­dessus de ses forces.

— Ça me les brise ! glisse­t­elle à l’oreille de sa mère, avant de se faufiler jusqu’àl’allée latérale, puis de filer vers la sortie.

Dans son dos, le troupeau de glands se met à clamer :— Je confesse à Dieu tout­puissant, je reconnais devant mes frères, que j’ai péché,

en pensée, en parole, par action et par omission…— Bla bla bla, maugrée Amandine en franchissant la porte.À vomir.La nuit l’accueille dans un silence relatif. La ville est illuminée de « Joyeuses fêtes »

et de Santa Claus fluorescents. Ça aussi, c’est à gerber. La neige ne tombe pas, il ne faitpas assez froid, mais un tapis blanc bien tassé recouvre le sol. Une musique douceâtres’échappe d’une fenêtre mal isolée, les teintes changeantes des téléviseurs se reflètentpar­ci par­là. Quelque part, dans un coin d’ombre, des SDF doivent grelotter, voire crever,pendant que des passants enjoués leur souhaitent de bonnes fêtes. Et ces appartementsilluminés de beaufitude, ces factures d’électricité indécentes, ces festins de graisse,d’alcool et de bons sentiments hypocrites…

Un couple sourit à Amandine en passant. Ils sont laids derrière leur maquillagesoigné, ratatinés sous des vêtements neufs ; ils lui lancent :

— Joyeux Noël jeune fille !— J’ai le SIDA, répond­elle.Ils font comme s’ils n’avaient pas entendu. Faudrait pas qu’ils gâchent leur joie en

pensant au malheur d’autrui.

J’aurais dû dire Ébola et leur cracher dessus, pour qu’ils paniquent.Il faut le reconnaître, Amandine n’aime rien ni personne. Un petit brin de fille de

seize ans, mignonne, mais de la catégorie qu’on ne remarque pas : elle n’a pas lamaigreur d’un top model ; elle est en lycée technique, aussi. Les pétasses intéressantesse doivent d’être en lettres ou en éco. Sa moue mutine – façon poétique d’expliquerqu’elle tire tout le temps la gueule – n’attire pas non. Chez elle, on ne voit que ses grandsyeux bleus et elle déteste cela. Je ne suis pas une poupée, putain de merde ! Ellerêverait d’être châtain aux iris noirs, ténébreuse. Évitée, crainte, et non ignorée.

Les seuls individus qui la respectent, et qui n’ont rien à foutre de tes­yeux­ils­sont­

Page 118: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

trop­beaux, sont quelques créatures à crêtes et à tatouages. Le genre qu’on ne présentepas à papa maman, qui ne fêtent pas Noël et qui savent pourquoi. Ceux­là n’ont pas à sefarcir la famille, la messe, la dinde et le sapin.

J’aimerais bien qu’il y ait des loups, rêve­t­elle en s’asseyant sur le dossier humided’un banc.

Une meute sauvage et affamée.Pas besoin qu’ils attaquent, juste qu’ils passent, qu’ils renversent une poubelle ou

deux, qu’ils terrifient le caniche de mamie. Et, surtout, qu’ils disparaissent avant qu’ungros con ne sorte avec son fusil.

Amandine a envie de foutre la merde, de faire péter quelque chose, de hurler cequ’elle a sur le cœur. De danser nue sous la lune, tiens ! pense­t­elle en se remémorantle récit d’un ami – l’une des créatures tatouées. Une histoire où l’héroïne est trop coincéepour passer à l’acte. Pourquoi pas ? Malgré le froid, juste pour se prouver qu’elle en a lestripes. Elle est à deux doigts de la faire, lorsqu’un type barbu et obèse vient s’asseoir prèsd’elle, sur le banc. Fringué d’un costard mité, il porte une écharpe criarde assortie à sesmoufles et aux montures de ses lunettes. Il a un visage de nounours, et la jeune fille sedemande s’il n’est pas maquillé. Il est ridicule, mais au moins ce ridicule­là diffère de celuides autres pantins. Il prend un air jovial et entame :

— Tu ne crois plus en la magie de Noël, n’est­ce pas ?— En sa beaufitude et son hypocrisie commerciale, tu veux dire ?Il a une mimique étrange, déçu, avant de retrouver son sourire. Un rictus qui semble

aussi naturel que le mauvais caractère d’Amandine. Elle grogne :— Tu vas me faire une leçon sur la vie qui est belle, tout ça ?— C’est un peu cela, oui, reconnaît le gros.— T’es qui ?— Je suis le Père Noël.

Rien que ça. Quoique…Cette bonne humeur, ce sourire naïf, cette écharpe merdique qu’aucun abruti de fin

d’année n’oserait porter… Oui, conclut Amandine, c’est bien possible.— Tu ne t’habilles plus en rouge ? demande­t­elle. Parce que le rouge ça vient de

Coca­Cola ?— Non. Parce que le rouge, c’est communiste, et les communistes n’ont pas foi en

demain. Alors que moi…— Moi non plus je ne suis pas communiste, coupe­t­elle, mais je ne crois en

personne, si par “personne” tu parles de dieu ou de glands genre Saint Nicolas. Pas lapeine de me raconter tes…

— Tu ne crois donc pas en moi ?— Je crois en ce que je vois, et je vois un vieux gros et moche qui me brise les

ovaires.Nouvelle grimace de déception du type ; ce qui ravit Amandine. Dommage que

fouteuse de merde ne soit pas un métier, elle saurait quoi faire de son avenir.

Page 119: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

— J’en suis navré, finit par répondre le bonhomme. Tu dois être bien triste, ou maldans ta peau, pour réagir ainsi.

— Je pourrais en dire autant à ton sujet. Si tu veux apporter la joie autour de toi, vafaire le clown devant des gosses hospitalisés ou servir aux Restos du Cœur.

— Quand ? Père Noël est une tâche à temps plein.— Ben alors, qu’est­ce que tu attends pour repartir bosser ?— Eh bien je travaille, là ! Je m’occupe d’un cas difficile. Le tien !

Elle pouffe – si son job c’était de me rendre le sourire, un point pour lui ! – etenchaîne :

— T’es assistante sociale, en résumé.— Non ! Bien sûr que non !— Pourtant t’es aussi brise­bonbons et tu t’incrustes pareil dans ce qui ne te

regarde pas.Mimique déçue.

Ça fait trois grimaces contre un sourire ! La chieuse mène toujours !

Des odeurs de pâtisserie arrivent jusqu’à eux. Biscuits et fruits confits, histoire derecouvrir la crasse sans la nettoyer. Les passants se font rares, sous les teintesclignotantes de la place.

Le gros change de sujet :— Quel cadeau aimerais­tu recevoir ?— Un gode.

Quatre à un !

— Ma pauvre enfant.Voilà qu’il se met à parler comme un curé !— Je voudrais que l’église s’effondre sur cette bande de cons, énonce Amandine,

sincère.Le vieux ne grimace plus, il soupire seulement, en observant la neige piétinée face à

lui.— Qu’il y ait un accident, poursuit Amandine, une tempête, quelque chose qui foute

en l’air leur soirée hypocrite. Tiens ! Que tous les SDF et les sans­papier se retrouventavec plein de fric, qu’ils rachètent les commerces des petits bourgeois et qu’ils lesbalancent au chômage, à la rue, hop !

Très sérieusement, le type répond :— Je n’offrirai jamais un présent qui serve à faire du mal aux autres.

— Mais tu en offres à ceux qui font du mal aux autres !

Père Noël ou non, quand j’en aurai fini avec lui, il ira se pendre ! En face, un couplede retraités peste contre le froid. On perçoit des chants, lointains, mièvres etbienheureux.

— Je voudrais qu’il pleuve du sang ! lâche encore Amandine.

Page 120: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

— Cela ne plairait à personne.— Si.— À personne d’autre que toi, corrige­t­il, les yeux toujours plantés vers le sol.

Faux, pense­t­elle. J’ai plein de potes qui adoreraient.Elle préfère se taire. Il ajoute :— Et puis j’offre des cadeaux, je ne réalise pas les vœux, je ne suis pas un génie

arabe.— Perse !— C’est pareil.— Ouais, tous des bougnoules, hein ? Je savais bien qu’un pauvre mec dans ton

genre était forcément raciste !— Amandine !— Amandine, oui, ça signifie « celle qui est à aimer », c’est pas ridicule, ce

prénom ? Amandine, gélatine, bouche à pines…— Pourquoi est­ce que tu t’acharnes à tout critiquer ? Je commence à croire que

cela te plaît.— Ben justement, y’a pas trente secondes je me disais que j’aimerais devenir

fouteuse de merde professionnelle. C’est pas aussi facile que tu l’imagines, de faire chierson monde. Je me suis toujours demandée : Tu habites en Finlande ou au Pôle Nord ?La fonte des glaces, je suppose que tu t’en branles puisque tu continues d’offrir descadeaux à ceux qui…

— Amandine ! gronde­t­il.On dirait un nounours qui veut paraître méchant. Il essaie de croiser son regard, elle

l’esquive en levant la tête au ciel. Elle persiste :— Et les bébés phoques, tu t’en tapes aussi, j’imagine ?Il balaie le sujet d’un soupir, observe les immeubles loin devant lui – des Santa

Claus en plastique trônent sur un balcon illuminé – et en revient à autre chose :— Pourquoi aimerais­tu qu’il pleuve du sang ? Tu es donc si mal dans ta…— Pour qu’ils se rendent compte : ils en font pleuvoir tous les jours, du sang,

lorsqu’on égorge les bêtes qu’ils vont bouffer. Et ils s’en foutent.Elle enchaîne plus calmement :— Bon. Je voudrais que les gros cons satisfaits le restent et que les exploités

malheureux continuent aussi de l’être. Ça te va, là ? C’est dans tes cordes ? C’estpossible ? Ça te fait pas chier, sinon, de sourire bêtement devant les familles en train debâfrer, pendant que tant d’autres gosses n’ont pas de jouet ? Des mioches qui n’endemandent même pas, parce qu’ils rêvent seulement d’un repas ou d’un peu de chaleur !

Les amis à crête d’Amandine sont quelque part avec des gamins sans abri et desadultes sans papier, utiles, concrets. C’est d’être là, forcée de se la jouer béate etpassive, par sa famille, par cet abruti grassouillet, qui la met en rogne.

— Mais c’est Noël ! lâche le vieux comme si l’argument était imparable.

Page 121: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Il insiste :— Fais une prière pour eux et sois heureuse, toi, pour une fois !— Ouais, sois égoïste ! Ça, on le fait déjà tout le reste de l’année.— Quel cynisme !Sa moue n’est plus la même. Il est touché. Enfin. Blessé, le vieux. Elle reprend :— Comme cadeau, je veux à bouffer pour les gosses qui n’en ont pas, et de la

chaleur pour ceux qui n’en ont pas.— C’est impossible, soupire tristement le gros. Impossible.

J’ai gagné, conclut­t­elle. Elle n’en éprouve aucune joie. Pas non plus de honte oude regrets. Le bonhomme se lève péniblement. À croire qu’il va pleurer. Le pauvre…Non, corrige­t­elle. Hypocrisie et exploitation bien­pensante… Il peut chialer tant qu’ilvoudra ! Elle l’imagine choppé par une patrouille de police. Le père Noël n’a sûrementpas de papiers d’identité. Hop ! Centre de rétention ! Bienvenue dans la réalité, mongros ! Tu pleures ? Ceux qui sont autour de toi aussi, et ni toi ni tes abrutis de fin d’annéen’en ont jamais rien eu à branler.

— Bon, dit­il d’une voix fatiguée. Allez, je laisse tomber.— Offre­moi une friandise, lâche Amandine. Ça suffira.Blasé, le barbu fouille dans ses poches et en sort une sucette emballée. Il la lui

tend ; elle la regarde sans la prendre.— C’est à la fraise, grogne­t­elle. J’aime pas.Il garde sa sucrerie et s’en va en silence, vexé, déprimé. Amandine quitte son banc

et se frotte les mains pour les réchauffer.

Pauvre vieux. Ça doit être dur de réaliser qu’on est un connard de première. Encentre de rétention, il aurait tenu une nuit, une seule. Puis, choqué et en dépression, ilaurait avalé une lame de rasoir, comme tant d’autres. On l’aurait retrouvé mort au matin,parce qu’aucun gardien n’aurait pris la peine d’appeler les secours. Ou alors trop tard. Età l’extérieur, personne n’en aurait rien eu à foutre. On ouvrirait ses paquets enrubannéset on en voudrait à la chieuse de seize ans qui fait la gueule et qui casse l’ambiance.

La place est vide. La température baisse. Il va peut­être neiger.

J’aurais dû lui demander une bouteille de whisky, pense­t­elle. J’aurais pu lapartager avec des types qui n’ont rien et qui attendent dans le froid.

Page 122: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

MARCELLE

1Le bureau de tabac est sa caverne d’Ali Baba. Elle feuillette les revues

illustrées qui encombrent les présentoirs, admire à s’en lasser leurs images colorées, qui lui disent le monde. Il y a longtemps que Marcelle n’achète plus de cigarettes. Elle ne prend pas non plus de revues – trop chères – mais seulement le quotidien puis pénètre dans le renfoncement, à gauche de la porte, où elle s’isole un moment, le temps d’élire les nombres qui la représenteront cette semaine.

Marcelle joue au Loto. Comparée aux prisonniers de la routine, qui ont misé une fois pour toutes sur leur numéro de sécurité sociale comme sur une « bonne étoile », elle se comporte en pionnière. Tandis qu’Apollon traverse le ciel aux commandes de son équipage ; Marcelle voyage à travers temps, en quête de son sésame. L’esprit aux aguets, sensible aux fulgurances de l’intuition mathématique, elle cartographie les combinaisons gagnantes, en extrait d’hypothétiques équations du futur. « T’as perdu la plaque minéralogique de ton char astral ? » lui demande Cynthia.

Marcelle est une joueuse raisonnée. Le Loto est sa seule chance de « gagner gros » mais elle estime que le jeu est là pour l’aider à mieux vivre. Pas question de s’endetter pour une passion. Elle s’est fixé des règles auxquelles elle ne dérogera jamais : pas plus de quatre euros de mise par semaine – la même combinaison deux fois, le mercredi et le samedi, pas de participation au tirage du lundi, dont elle se contente d’enregistrer les résultats pour ses statistiques. Le début de la semaine étant consacré strictement à l’élaboration de sa « formule». Les chiffres l’accaparent. Elle passe ses journées à dénombrer des objets, ses soirées à rechercher des dates, ses nuits à vagabonder dans son univers numérisé. La combinaison gagnante du Loto, c’est pour elle l’équivalent du nombre d’or dans les cervelles des architectes de la Renaissance. A ceci près que le nombre d’or était censé conserver une valeur stable et universelle, tandis que la combinaison gagnante de Marcelle se renouvelle tous les deux à trois jours.

Dans le recoin sombre du bureau de tabac, elle se concentre, cligne des yeux, enregistre les dernières modifications de la formule telle qu’elle s’inscrit à la limite de sa conscience. Percera-t-elle les portes d’ivoire et de corne à l’abri desquelles les nombres se dissolvent en joyeuses solutions ? Avec une intense émotion, elle coche les cinq cases sélectionnées. Ensuite elle essuie les verres de ses lunettes avant de se rapprocher de la caisse et de tendre au buraliste sa copie… Tout un rituel !« Ça nous fera quatre euros, Madame Duchâtel !- …- Et votre monnaie…»

Marcelle Duchâtel n’aime pas le buraliste, ses yeux narquois. C’est vrai que, jusqu’ici, le jeu ne lui a pas rapporté beaucoup. Raison de plus pour croire en l’avenir, non ? Une fois sur le trottoir elle respire un grand coup, puis replonge dans la vie ordinaire, et s’éloigne à grandes enjambées de ce repaire de bandits de la fortune.

1

Page 123: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

MARCELLE

2Un hasard peut transformer une existence. La vie de Marcelle a

basculé du jour où elle a croisé la route de « Jérôme ». Souvenez-vous ! Le « trader fou », condamné pour escroquerie, accusé d’avoir spéculé sur des sommes faramineuses à l’insu de son employeur, une grosse banque… Entre Marcelle et « Jérôme », la rencontre était restée virtuelle, platonique même. Jamais on ne verrait Marcelle en couverture d’une revue au bureau de tabac. Or, malgré cela, quand elle avait découvert l’existence de « Jérôme », elle avait reconnu en lui, spontanément, un frère spirituel. Il avait tenu sa vie et sa fortune, le sort du monde entre ses mains, il avait tout perdu. Il n’aurait pas assez de toute sa vie pour expier son erreur. C’était assez pour qu’elle chérisse cet homme sans avoir besoin de le connaître.

Marcelle eut la naïveté d’évoquer devant Cynthia son engouement naissant pour l’affaire Kerviel… Celle-ci s’était âprement moquée d’elle :« Tu ne vas tout de même pas plaindre ce type ?

- Je le plains, si… Je ne voudrais pas être à sa place…- Qui te parle d’être à sa place ? C’est un trader. Trader, c’est un métier figure-

toi. Tu es trader ? Tu as l’intention de le devenir ? »Cynthia agitait les mains en parlant et la couleur vive de son rouge à

lèvres et de son vernis à ongles assorti soulignait l’acidité de sa voix.« Je ne trouve pas qu’il y ait une grosse différence entre un trader et un joueur de Loto par exemple, renchérit Marcelle. C’est juste un peu plus facile, la Bourse. C’est plus prévisible, il y a des facteurs qu’on peut maîtriser avec une bonne connaissance des marchés... Pour le Loto, rien du tout, c’est du trading sans filet. Et c’est du boulot quand même…

- Du boulot ? Le Loto ? Parce que c’est ça ton job maintenant ? »Le visage de Cynthia exprimait une profonde stupéfaction.

« Ce n’est pas ce que je veux dire. Mais même si je ne gagne pas grand-chose, ou rien, ça me donne du travail de jouer au Loto. Et « Jérôme » non plus n’a rien gagné au bout du compte !

- « Jérôme » l’autre ! Faut pas confondre avec Jésus non plus! Il jouait avec l’argent de la banque, lui, ça veut dire l’argent des autres. Ça te plairait que quelqu’un joue avec ton argent ? En plus, il était payé pour. Heureusement qu’il ne le faisait pas complètement au hasard !

- Tu oublies qu’il jouait pour le compte des autres justement parce qu’il avait du talent. Moi, personne ne me demande de jouer au Loto pour lui... Sauf qu’un jour le talent l’a abandonné… Maintenant on lui demande de payer. Quatre milliards neuf cent millions d’euros, tu te rends compte ?

- Pas du tout ! Tu ne peux rien y faire de toute façon… - Si je gagne au Loto…, hasarda Marcelle.- SI tu gagnes au Loto tu m’achètes des cigarettes !- Fumer tue, ma chère !- Fumer tue… Vivre tue… T’écouter tue… Je suis en état de mort cérébrale là.

Merci !... Y a plus de whisky ? »Cynthia avait ouvert la porte du frigo et refermé les écoutilles de son

cerveau. Les discussions qui s’éternisent, ça n’avait jamais été sa tasse de thé.

2

Page 124: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

MARCELLE

3Marcelle a un voisin qui s’appelle Brigan. Les gens l’appellent comme

ça. Il est arrivé il y a dix ans. Marcelle avait eu le béguin au début … C’est un bel homme, du reste, grand, imposant physiquement. Ses yeux qui brillent lui donnent l’air de s’amuser. Parfois il rit, chante. Surtout quand il a bu. Le reste du temps, il est taciturne. Il ne parle pas bien français. Quand il boit, Brigan ne fait pas les choses à moitié. Il engloutit sa bouteille de Ricard en une soirée : du pastis sec, sans glaçons. Le plus étrange : quand il n’a pas bu, ses yeux brillent quand même. Il dit que ça vient des larmes qui n’ont pas coulé. Sa famille habite un village au sud de la Serbie. Ils ont connu la misère, la guerre… Brigan n’a pas le cœur à en parler. Il rentre tous les étés au pays. Au retour il montre quelquefois les photos de ses fiancées à Marcelle qui le gronde. Elle approuve l’obstination de sa mère, qu’elle ne connait pas, et qui s’évertue à lui trouver une compagne. Qui aimerait savoir son fils célibataire égaré en territoire étranger ? Lui fuit les complications ou projette peut-être d’épouser une Française ? Sa mère partie, il restera seul au monde, sans personne pour avoir pitié de lui.

Marcelle est plus sentimentale que ne le laisse deviner son physique un peu raide : elle s’est émue de la situation. Elle aussi est seule - mais au moins n’a-t-elle jamais manqué du nécessaire. Pourtant ses yeux ne brillent pas. Les rares fois où elle s’est laissé aller à boire, elle s’est sentie submergée de tristesse. Elle plaint Brigan, et en même temps elle l’envie. Car il vit son exil sur un mode mélancolique et fantaisiste, comme s’il n’y avait rien là de sérieux. Au début du printemps, il a fait l’acquisition d’un couple d’oiseaux chanteurs, merveilleux, avec de petites têtes bleu ciel et des ventres jaune poussin, qui volettent dans l’appartement. Brigan a enregistré sur son portable les performances vocales du jeune couple pour en faire profiter sa famille.

Très impressionné par la maîtrise avec laquelle Marcelle a organisé sa pratique du Loto, Brigan ne s’autorise pas à jouer : il se dit incapable d’exercer durablement un contrôle sur lui-même. « Brigan un peu fou » explique-t-il en joignant le geste à la parole.

Cynthia non plus n’aime pas les jeux de hasard. Elle a bien raison et Marcelle n’accepterait pas la voir y prendre goût. Elles ont grandi dans le même quartier, aux Sardines. Cynthia est de cinq ans sa cadette. Elle n’a pas eu une enfance dorée. « Née de père inconnu et de mère alcoolique » : c’est comme ça qu’elle se présente parfois, par goût de la provocation. Il est avéré que Costanza, sa mère, portait mal son prénom et s’était fait aux Sardines une réputation de « traînée ». Quant au père, il n’habitait pas avec elles, et personne ne savait où il créchait. Le résultat : Cynthia s’était forgé un caractère dur comme fer. C’était une petite chèvre têtue et récalcitrante. Ne l’apprivoisait pas qui voulait. Pourtant, quand elle avait emménagé aux Manivoles, la première personne qu’elle avait connue, reconnue, c’était Marcelle – qui ne sut jamais ce qu’elle avait fait pour gagner sa confiance. C’était comme ça ; elles étaient devenues amies.

Brigan et Cynthia sont les deux personnes dont Marcelle se sent le plus proche. Elle a conscience de vivre beaucoup à travers eux. Elle partage leur histoire… Peut-être parce qu’elle-même n’en a pas.

3

Page 125: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

MARCELLE

4Le mois de mai , cette année , a pourtant été marqué par plusieurs

transformations capitales, une sorte de mue. Des personnes, des réalités que Marcelle connaissait se sont mises à faire peau neuve tout d’un coup.

Et c’est Cynthia, bien sûr, qui a sifflé le coup d’envoi de la série. Elle s’est mise à passer quasiment tous les soirs boire un verre chez Marcelle. Elle lui raconte les péripéties du jour dans la grande surface d’ameublement pour laquelle elle travaille. Elle joue tous les rôles… Marcelle applaudit comme une gamine. La coquette a également changé de façon de s’habiller. Elle choisit des robes cintrées, soyeuses. La couleur de son vernis à ongles n’est plus assortie à celle de son rouge à lèvres, qui a fondu en un rose tendre, presque translucide. Sa voix paraît adoucie, plus flexible à l’oreille, comme une tige sur laquelle la rose se serait épanouie. « Elle a mûri » songe Marcelle.

Puis sont arrivées les élections. Depuis longtemps, Marcelle ne votait plus. Elle s’était rendu compte que son vote ne changeait rien au résultat. Elle ironisait sur le sort de ses concitoyens qui se croyaient investis d’une mission parce qu’on leur donnait, tous les deux ans, la possibilité de glisser leur bulletin dans une urne. « Ah ! La grande baise républicaine ! » pensait-elle.

La victoire du Front National l’a frappée comme un coup de poing. Ces « cons de citoyens » auraient-ils réussi à se faire entendre ? Est-ce que quelque chose allait changer ? Marcelle jouait chaque jour des coudes pour éviter de croiser ses voisins, consciente que le jeu hypocrite des formules de politesse aurait dorénavant pour objectif d’évaluer si elle avait voté et pour qui. Ces compatriotes, dont elle n’attendait rien, avaient sournoisement tissé leur toile et lui dérobaient son unique capital : la tranquillité.

Le mardi suivant, le 26 mai, Marcelle découvrait à l’écran, dans sa chambre, la combinaison gagnante de la veille. Elle se frotta les yeux plusieurs fois pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas : 38 – 32 – 39 – 40 – numéro complémentaire le 1 ! C’était exactement la combinaison qu’elle avait jouée la semaine précédente – donc le mercredi et le samedi. Le lundi elle ne misait jamais…. Son œil glissa vers la colonne « gains ». Une seule personne avait joué « sa » combinaison … Une seule… Le montant des gains était de… onze millions d’euros… Même le numéro complémentaire était bon… Quel infâme coup du sort !

Elle demeura longtemps prostrée et crut même, à plusieurs reprises, percevoir à travers un brouillard la voix de sa mère qui citait l’évangile ainsi qu’elle avait la manie de le faire du temps de son enfance :

« Malheur à vous riches, car vous avez votre consolation ! Malheur à vous qui êtes maintenant rassasiés, car vous aurez faim ! Malheur à vous qui riez maintenant, car vous gémirez et vous pleurerez ! »

Dieu ! Pour avoir ambitionné d’être riche, faudrait-il avoir faim, sans jamais avoir été rassasiée et pleurer avant que d’avoir ri ?

4

Page 126: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

MARCELLE

5On ne peut pleurer indéfiniment. L’été procura à Marcelle un intermède

de plénitude, une forme d’oubli. La chaleur fit de son corps une pâte adhérente à la terre, de son esprit une brume volatile que dissipait l’aurore. Trois mois s’envolèrent … Avant de partir en vacances, Brigan lui avait confié ses passereaux et la vie commune avec les bestioles la ravit. Être réveillée le matin par leurs chants, boire autant qu’ils s’enivraient d’eau, suivre au plafond en s’endormant leurs volutes poétiques, se soucier de leur bien-être, s’émerveiller de leur vivacité …Ces petits riens donnaient à la vie une saveur nouvelle.

L’été repartit, abandonnant sur les prés sa houppelande fleurie. Brigan et Cynthia reparurent, la mine radieuse, le regard absent. Le couple de passereaux réintégra ses pénates. Marcelle retrouva son désert. Les journées lui paraissaient si longues qu’elle ne pouvait plus en attendre le terme. Elle s’endormait sur le coup de cinq ou six heures du soir et ne se réveillait que le lendemain matin. La concierge, Carminata Hungborg, la pressa à plusieurs reprises d’adopter un chaton : sa chatte tigrée avait mis bas et elle ne pouvait se résoudre à noyer les petits. Mais Marcelle fit la sourde oreille : Brigan ne lui laisserait plus les passereaux en garde si elle prenait un chat ! Madame Hungborg en resta froissée.

Durant l’été, Marcelle n’avait pas mis une seule fois les pieds au bureau de tabac. Elle avait cessé du même coup d’acheter le quotidien. Il restait le journal télévisé, mais elle n’y croyait pas. Dans son esprit le journal de vingt heures n’avait pas d’autre fonction que d’aider les téléspectateurs à s’assoupir, comme dans sa prime jeunesse les pantomimes de Nounours et du Marchand de sable endormaient Pimprenelle, Nicolas, et tous leurs petits amis.

En septembre, elle se décida à retourner à la messe le dimanche matin, ce dont les excès de piété hystérique de sa mère l’avaient longtemps détournée. A l’église paroissiale, les fidèles, peu nombreux, formaient un groupe soudé autour d’un jeune prêtre sympathique, le père Benoît. Marcelle découvrit qu’ils avaient constitué un comité de soutien à Jérôme Kerveil, et proposaient des temps d’information et de débat sur le thème « L’économie libérale est-elle notre avenir ? » Jamais elle n’avait imaginé trouver un tel soutien juste à côté de chez elle. L’espoir revint.

Un jour d’octobre, enfin, Brigan frappa à sa porte. Elle le trouva changé. Il avait forci. Les épaules surtout. Ce n’était pas dénué de charme... Il venait annoncer une nouvelle extraordinaire : il se mariait. La cérémonie religieuse se déroulerait en l’église saint Swithun le dernier dimanche du mois, avant la messe. On se retrouverait ensuite dans un restaurant au bord du lac. Marcelle était conviée… Qui était l’heureuse élue ? La famille serbe se déplacerait-elle? Pourquoi Brigan faisait-il le choix de se marier en France ? Pourquoi dans une église anglicane, alors qu’il était de confession orthodoxe ? Autant de questions qu’elle aurait aimé poser. Elle avait accueilli la nouvelle avec un mélange de résignation et de détachement. Sa bienveillance était sincère à l’égard de son voisin. Mais elle n’osa pas l’interroger…

5

Page 127: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

MARCELLE

6Il n’y avait pas foule devant l’église saint Swithun le dimanche 26

octobre 2014 à neuf heures quarante-cinq minutes. Bien serrée dans son tailleur crème et terriblement à l’étroit dans ses souliers neufs, Marcelle faisait assaut d’élégance : sac de daim gris, large écharpe de mousseline rose très pâle sous laquelle débordait le jabot foisonnant de dentelles. Elle se sentait d’autant plus dépitée d’être seule au rendez-vous. Quel genre d’erreur avait-elle pu commettre ? Etait-ce bien là l’église saint Swithun ?« C’est qu’on change d’heure aujourd’hui, ma petite dame, lui expliqua un passant. Z’avez une heure d’avance… Y vont plus tarder allez ! »

La façade de l’église resplendissait couronnée d’or par les feuilles d’automne. Pigeons et moineaux déambulaient calmement. Un banc lui tendait les bras, elle s’assit. Elle sentit à peine son esprit s’envoler sur les ailes d’un rayon de soleil bien mûr …

Lorsqu’elle fut tirée de sa rêverie, ce fut pour constater que la belle place grouillait de monde. Deux groupes humains se partageaient l’espace sans se mélanger. Chaque groupe avait sa façon propre de rassembler, et les individus des manières différentes de se ressembler. Les conversations et les cris allaient bon train. Marcelle n’y comprenait goutte. Le marié débarqua d’une grosse limousine noire, impressionnant dans son smoking à l’avantage. On aurait dit un videur de boîte de nuit. Marcelle remarqua une grande femme aux cheveux tirés gris qui portait une longue tunique violine. Peut-être la mère de Brigan ? Elle ne le quittait pas des yeux. Un adolescent filiforme s’était posté à côté du marié. Son visage sérieux et fier était celui d’une sentinelle au garde-à-vous. La voiture de la mariée arrivait déjà. Il fallait d’urgence former le cortège. Les deux groupes se réunirent en une seule colonne et s’engouffrèrent précipitamment sous le porche. Marcelle trouva une place assise un peu vers le fond, en bout de banc. Il y avait quelques Français dans l’assistance, dont un groupe assez nombreux pérorait dans son dos.

La mariée fit son entrée au bras de son père. Celui-ci tenait solidement le bras de sa fille, nettement plus grande que lui. Il portait un kilt écossais dans la tradition. Le visage de la mariée, encadré de lourdes anglaises, rayonnait, souriant. Ce visage n’était pas inconnu à Marcelle. Elle entendit à peine les commentaires qui fusaient derrière elle. « Son père… Il est revenu. Il est homo. Si, si… C’est pour ça qu’il s’était barré. J’te jure. Il vit en Ecosse, c’est pas du bluff… »

Marcelle n’avait jamais été la confidente de Cynthia. Chacune avait conservé son jardin secret… Mais là, tout de même… Une tornade s’était abattue sur celui de Marcelle ! Les éléments, dans leur fureur avaient tout emporté de son jardin secret. Sa personnalité était en ruines... Courbée en deux, elle se fraya péniblement un chemin entre les invités… Ce garçon qu’elle avait tant aidé… Cette fille qui lui devait tout… s’étaient unis pour la chasser, pour l’expulser. Même s’ils n’en avaient pas conscience, c’était leur but : en finir avec le maternalisme invasif de Marcelle…

7

6

Page 128: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

MARCELLE

A l’extérieur, sur la place, pigeons et moineaux avaient repris leurs déambulations sans se soucier des humains qui gloussaient à l’intérieur des murs… « Jamais plus ! » rabâchait mécaniquement l’esprit de Marcelle.

Il ne lui restait pas trente-six solutions. A vrai dire elle n’en voyait qu’une : partir. Il y avait du reste un projet qui lui tenait à cœur… Elle allait rejoindre la marche de soutien à Jérôme Kerveil. Nuit et jour s’il le fallait, elle marcherait.

Mais que faire de ses meubles et de ses effets personnels ? En parler à la concierge ? Oh ! Du moment qu’elle vidait son compte en banque, ils sauraient bien s’arranger pour libérer l’appartement ! Le tout était de disparaître sans laisser de traces… Une valise suffirait à contenir l’essentiel.

Avant de partir, elle eut envie de faire une dernière mise. Elle voulait jouer la date de ce funeste dimanche, le 26 octobre 2014… Cette date lui fournit quatre numéros : 26 – 10 – 20 – 14… Elle hésita sur le cinquième, puis opta pour le 2, symbole de l’ignoble cérémonie à laquelle elle avait refusé de prendre part. Le numéro complémentaire, le 1 puisqu’elle se retrouvait seule !

En mettant de l’ordre dans ses affaires, elle tomba sur une carte postale de Cynthia, datée du 10 août de l’été précédent. Elle avait été postée d’Italie :

« Chère Marcelle,

J’aurai beaucoup de choses à te raconter à mon retour. Je pense très fort à toi… Cynthia »

Etrange. Il lui sembla qu’elle lisait cette carte pour la première fois…

Mais il n’y avait plus de place dans le cœur de Marcelle pour le doute. Elle referma derrière elle la porte de l’appartement et jeta ses clés dans la boîte aux lettres de Mme Hungborg sans ajouter le moindre mot d’explication.

Arrivée devant le bureau de tabac, déception : il était fermé. Bien sûr, c’était dimanche. Elle avait oublié. Oui mais cette affichette dans la vitrine : « PAS DE PORTE A VENDRE ». Qu’est-ce que ça voulait dire ? Marcelle se faufila dans la boulangerie Lamand, de l’autre côté de la rue. Elle n’y avait quasiment jamais mis les pieds… Leur pain n’était pas terrible… Mais il fallait bien emporter quelque chose à manger pour le voyage…

Elle interrogea la boulangère :« Ça fait longtemps qu’il est fermé le bureau de tabac ?

- Oh ! Depuis le début du mois de juillet je crois bien…- Mais… pourquoi ? Il ne marchait pas bien ce magasin ?- Vous n’êtes pas au courant ? Le buraliste a gagné au Loto. Une grosse

somme à ce qu’il paraît : onze millions d’euros. A ce tarif, il préfère bronzer sous les cocotiers… C’est sûr, on ferait bien comme lui à sa place, pas vrai ? Bah ! Il y aura forcément quelqu’un pour reprendre la boutique, ne vous en faites pas pour ça ! »

7

Page 129: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Pas la même chose

Ce jour-là, Zacharie fut parmi les premiers à partir. Sa nervosité inhabituelle lui valut de la part de ses collègues quelques petites moqueries. Il quitta le bureau un peu moins d’une heure avant son rendez-vous avec Clémence. Un délai à peine suffisant pour passer à la supérette et prendre ce qu’il fallait de toasts de foie-gras, de verrines de fruit, de chocolats ainsi qu’une bouteille de champagne. Aussi se dépêcha-t-il et, chez le fleuriste, se contenta-t-il de prendre un bouquet de roses préparé à l’avance.

Le rendez-vous avait été convenu il y a deux jours et, la veille, il avait mis un peu d’ordre dans son studio. Ses vêtements habituellement entassés sur des chaises avaient retrouvé le chemin de l’armoire. Le linge sale avait réintégré la panière, laquelle débordait. Il avait nettoyé sa cuisine de fond en comble et remis tous les ustensiles à leur place. Ce n’est pas la première fois que Clémence venait chez lui, mais c’est la première fois qu’elle resterait à dormir. Et elle s’apercevrait de tous ces petits détails ignorés les fois précédentes. Il rentra chez lui, les bras chargés de victuailles et d’un bouquet un peu chahuté par le voyage, puis il prépara le dîner. Au premier coup de sonnette, il se dit qu’il avait bien travaillé. Fébrile, il se précipita pour ouvrir la porte derrière laquelle piaffait Clémence. Elle était essoufflée, sans doute d’avoir couru. Elle n’avait que cinq minutes de retard mais qu’importe, puisqu’elle resterait. Zacharie la prit dans les bras et respira son odeur. Une nuit entière avec elle, il en avait tant rêvé. Je t’attendais, lui dit-il, à peine maître de ses émotions.

Clémence fit le tour du studio. Elle portait un trench et un sac en bandoulière dans lequel Zacharie supposa dissimulées les deux ou trois affaires dont elle aurait besoin. Elle est sublime, se dit-il. Une divinité grecque en livrée Chanel faisait son apparition dans sa modeste demeure et l’honorait de ses faveurs. En était-il seulement digne ? Elle eut un sourire énigmatique et revint vers lui. Tout cela est-il pour moi, demanda-t-elle sans attendre une réponse. Elle l’embrassa puis fixa un point du mur comme si soudain quelque chose lui était revenu à l’esprit. Ses yeux s’obscurcirent. Zacharie, dit-elle, de l’air de quelqu’un qui s’apprête à annoncer une mauvaise nouvelle, je ne peux pas rester !

§Zacharie accusa le coup, mais se contrôla assez pour n’en rien montrer. Clémence s’avança vers lui jusqu’à le toucher. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour l’embrasser encore. Son regard suppliait. Zacharie attendait une explication mais en avait-il vraiment besoin ? Ses mains avaient glissé sous le trench et caressaient les hanches, souples et fébriles. Sous la robe de soie, il devina la couture de la culotte. Il en suivit la ligne. Ludovic rentre de voyage un jour plus tôt, ajouta Clémence, il m’a prévenu cette après-midi, je suis désolée. Les mains de Zacharie continuaient d’errer sur les hanches tandis que son regard errait sur le mur et que Clémence suppliait, prends-moi dans tes bras. Zacharie succombait à une conflagration de pensées dans laquelle il tentait, sans y parvenir vraiment, de faire tenir ensemble le champagne qui fraichissait, le bouquet de roses qui embaumait, la culotte dont il n’ignorait plus que la couleur et le départ imminent de Clémence qui piaffait parce que son mari

pas la meme chose 1/7

Page 130: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Ludovic rentrait une journée plus tôt. Ils restèrent ainsi quelques interminables instants pendant lesquels Clémence se demanda si l’irréparable n’était pas commis. Zacharie et elle se fréquentaient depuis quelques mois déjà, en toute clandestinité et avec d’infinies précautions. Ils déjeunaient ensemble et se retrouvaient chez lui, mais jamais très longtemps. Et jamais non plus elle n’avait consenti à lui accorder une nuit, malgré l’insistance fort compréhensible de la part de son amant. Il était un peu plus jeune qu’elle et il n’avait qu’elle, du moins le lui disait-il et elle le croyait. Malgré cela, elle ne voulait prendre aucun risque. Elle aurait eu la possibilité de dire à Ludovic qu’elle passait la soirée avec son amie Charlotte, laquelle était dans la confidence, mais, prise au dépourvu, elle n’y avait pas songé et, au téléphone, s’était contentée de dire à son mari, à ce soir donc. Tout au plus pourrait-elle rester chez Zacharie jusqu’à 21 heures, le temps de rentrer et de remettre de l’ordre chez elle, l’avion de Ludovic aura atterri.

Mais l’irréparable était peut-être commis car cette soirée était l’aboutissement d’une promesse longtemps suspendue, trop longtemps. Les mains de Zacharie étaient toujours inertes et elle se disait qu’elle aurait préféré que les choses ne se terminent pas ainsi. Elle s’en voulait de ne pas avoir été plus prévoyante, Charlotte ne cessait de lui dire, dans l’adultère, on n’improvise pas. Aussi, lorsque les doigts de Zacharie s’animèrent à nouveau sur ses reins, elle poussa un soupir de soulagement et lui glissa à l’oreille, tu es un amour. Et c’était vrai, Zacharie était un amour, trop peut-être. Elle le laissa la porter jusqu’au lit. Elle le laissa caresser ses jambes. Elle le laissa entrer en elle sans même ôter la culotte, initialement prévue pour un strip-tease extrêmement savant dont elle avait imaginé des enchaînements extrêmement sophistiqués.

Après l’amour, Zacharie regardait Clémence somnoler, nue, étendue sur le ventre. Il laissait glisser ses doigts sur son dos soyeux et insistait aux endroits qui faisaient naître dans sa gorge un petit grognement de plaisir. Il se disait qu’il goutait un bonheur éphémère, comme dans un clip publicitaire pour parfum. Le clip durait à peine quarante-cinq secondes. La caméra faisait un travelling depuis le dos nu de la femme, étendue entre des draps soyeux, jusqu’au torse de l’homme qui déjà s’éloignait. Le bonheur était dans le regard de l’homme qui avait respiré un parfum dont il se souviendrait jusqu’à sa dernière heure. Clémence poussait de petits gémissements au gré des figures dessinées sur son dos. Zacharie aurait aimé savoir à quoi elle pensait. Il n’osait le lui demander. Il ne savait de ses pensées que ce qu’elle en disait, en voiture, au téléphone, en courant, mais jamais dans l’immobilité. Après l’amour, il lui fallait toujours partir. A quoi pensait-elle en cet instant, étendue? A son mari Ludovic dont l’avion était en approche d’atterrissage ? A sa vie en équilibre instable entre un mari, dont elle voulait rester hors de soupçon, et un amant qu’elle aimait entre deux portes et deux rendez-vous, et à qui elle se donnait avec passion mais brièveté ?

§Clémence était partie, à peine avait-elle touché au champagne. Zacharie resta encore un instant au lit, à respirer son odeur, puis se leva et rangea, quoiqu’il n’y eût nulle nécessité de ranger désormais. Il grignota quelques canapés, cela lui avait donné faim, tandis qu’il imaginait Clémence rentrée chez elle. Elle habitait à un quart d’heure en voiture, elle aurait le temps de changer d’apparence et de reprendre possession de sa maison coupablement délaissée.

Elle travaillait dans un cabinet d’assurances situé à quelques immeubles de celui où il travaillait, lui, dans une agence d’architecture et

pas la meme chose 2/7

Page 131: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

d’urbanisme. Ils avaient fait connaissance dans la file d’attente d’un restaurant d’entreprises. Un jour, ils se retrouvèrent sans leurs collègues et Zacharie sentit que Clémence n’en était pas du tout fâchée. Ils bavardèrent presque sans retenue, avec le sentiment que le filet en dessous d’eux était en train de céder. Et, un soir, Zacharie composa le numéro que Clémence lui avait laissé. Elle décrocha et ne marqua pas vraiment de surprise. Zacharie quant à lui ne sut pas vraiment comment dire les choses. Avait-elle le temps de prendre un verre avant de rentrer ? Il dut s’y prendre à deux fois. Clémence ne réfléchit pas longtemps. Elle se contenta de dire, oui, bien sûr, avec le sentiment de commettre un larcin. Zacharie avala de travers et il se passa un instant avant qu’il ne dise, en bégayant toujours, on pourrait aller au pub au bout de la rue. Clémence vint, les doigts glacés, et, telle un automate, se dirigea vers la table où Zacharie était assis à l’attendre. Machinalement leurs doigts entrèrent en contact. Ils sursautèrent, soudain gênés et conscients qu’ils se retrouvaient là pour une raison à la fois inavouable et impossible à ignorer. Au cours de ce premier soir, dans le pub au bout de la rue, le serveur dut interrompre leur premier baiser d’un raclement de gorge pour demander ce qu’ils désiraient prendre.

Charlotte fut la première à surprendre leur petit manège, selon son expression, fais attention, est-ce que tu sais au moins où tu vas ? Clémence ne savait pas, elle retrouvait Zacharie, ils faisaient l’amour, dans un état proche de l’apesanteur, cela l’aidait à vivre, cela la rendait légère, heureuse eut-elle envie d’ajouter. Mais, observa Charlotte, tu n’es pas honnête. Aux yeux de Zacharie, tu es en train de devenir la number one, la femme avec une majuscule. Lui, il n’a que toi, et toi tu appartiens à Ludovic. Clémence n’avait pas vu les choses ainsi, mais c’était vrai, elle appartenait à Ludovic, elle réglait sa vie en fonction de celle de Ludovic et accordait des miettes à Zacharie, des chutes, des instants volés. Ça ne marchera pas longtemps, trancha Charlotte qui avait l’air d’en connaître un rayon. Elle avait raison. Clémence en prit conscience le jour où Zacharie lui demanda une nuit entière. Tu en veux toujours plus, l’avait-elle réprimandé, quoique cela ne fût pas désagréable, mais à présent elle était poussée dans ses retranchements. Certes, il n’était pas impossible qu’ils passent une nuit ensemble. Ludovic avait de fréquents déplacements à l’étranger pendant lesquels il l’appelait tous les soirs, mais il arrivait aussi à Clémence d’être de sortie avec des amis. Cependant, avec Zacharie les choses prenaient une autre tournure. Aussi longtemps qu’ils s’étaient vus entre midi et deux, Clémence n’avait pas eu le sentiment de trahir. Mais une nuit avec Zacharie, c’était autre chose, c’était commencer à déserter son couple, c’était le début de la trahison. Aussi eut-elle besoin d’un certain délai avant de consentir. L’apparition des questions met un terme à l’état de grâce, prétendait Charlotte. Clémence avait-elle cessé d’aimer Ludovic ? S’imaginait-elle vivre sans lui ?

§Après le départ de Clémence, Zacharie s’était endormi dans un état proche de l’euphorie, mais il se réveilla le lendemain avec une sorte d’amertume. Celle-ci tenait au fait qu’il se fut réveillé, seul dans le lit encore rempli des odeurs de Clémence. Et lentement se forgeait dans son esprit une autre conviction : il avait été difficile à Clémence de consentir et lorsqu’enfin elle consentit, l’adversité s’en était mêlée, les dieux leur avaient retiré leurs faveurs. Désormais, se disait-il, il était peu probable que les circonstances permissent à Clémence de passer une nuit avec lui et tout l’espoir accumulé autour de cet événement devint aigre comme du vin qui tourne.

Le lendemain il ne prit aucune nouvelle de Clémence, laquelle n’en prit pas non plus auprès de lui. Ils ne se virent pas de quelques jours. Zacharie mit le nez

pas la meme chose 3/7

Page 132: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

dans ses dossiers et n’en sortit pas. Il évita le restaurant d’entreprises, ignorant que Clémence l’évitait aussi. Il se contentait des sandwichs que distribuait une armoire frigorifique où il fallait glisser deux euros cinquante, ainsi que des capuccinos de la machine en libre-service de leur bureau. Zacharie ne décollait pas de ses dossiers mais parfois un détail singulier ramenait ses pensées vers Clémence, une intonation, le nom d’un endroit où ils étaient allés déjeuner. Le fil de ses pensées se défaisait alors comme un tissu mangé par les mites. A l’époque pas si lointaine où il voyait Clémence en coup de vent, il vivait avec le désir de la voir plus longtemps, toute une nuit voire un week-end, et ce désir lui tenait lieu d’amour, ce désir mobilisait ses énergies et lui donnait une raison d’être. Mais à présent son désir se heurtait au principe de la réalité de Clémence, en vertu duquel elle dépendait de son mari Ludovic. A lui Zacharie, elle n’accorderait jamais que des miettes et des instants volés. Aussi, d’être soudain sans espoir, ou avec un espoir hautement aléatoire, se sentait-il dériver, comme un voilier qui aurait perdu son safran.

A sa grande surprise cependant, Clémence réapparut chez lui le surlendemain. Sans doute avait-elle guetté sa sortie, à moins qu’elle n’ait demandé à Charlotte de lui rendre compte de son emploi du temps. Elle se précipita dans ses bras, tu m’as manqué, avoua-t-elle. Elle sentait bon. Le soir de leur dernier rendez-vous, elle était rentrée chez elle, dans un état second qu’elle s’efforça de faire passer pour un épuisement consécutif à une journée chargée. Malgré le profond apaisement de sa chair, elle resta agacée par le retour anticipé de Ludovic. Elle avait mesuré le dépit de Zacharie et comprenait que leur relation avait franchi une étape. Les obstacles avaient cessé d’être des prétextes pour retarder le plaisir, ils se ligueraient désormais pour le limiter et le contrarier. Elle avait senti confusément que cette nouvelle étape ne durerait pas aussi longtemps que la précédente et que, peu à peu, elle serait acculée au pied du mur. Elle ne pourrait pas solliciter indéfiniment la patience de Zacharie et devrait soit prendre des décisions, soit accepter de le perdre. Elle eut besoin de deux jours pour comprendre cela. Deux jours au cours desquels, bien sûr, elle se demanda plus d’une fois pourquoi Zacharie ne se manifestait pas, mais la pensée de son dilemme l’emportait. Elle comprit aussi qu’elle n’était pas prête à prendre des décisions et que, pour y voir clair, elle aurait besoin de temps. Elle comprit encore que pour avoir du temps elle devrait en gagner, recourir à des expédients, marcher sur le fil du rasoir et jongler entre plusieurs plans incompatibles de sa vie. Elle devrait le faire car si d’une part elle n’était pas prête à prendre une décision, elle n’était pas disposée d’autre part à perdre Zacharie. Elle voulait que Zacharie remplisse les creux de sa vie à la manière d’une pâte chocolatée qui coule entre les parties en relief d’un moule. Et que Zacharie y consente. C’est pourquoi, blottie dans ses bras, elle lui demanda, tu m’en veux ?

En Zacharie les pensées reprenaient forme et consistance, elles retrouvaient leur trame momentanément dépareillée. Clémence avait ce pourvoir, avec la cambrure de ses reins, de concentrer les pensées de Zacharie sur son corps et, à travers son corps, le long d’un fil conducteur qui tenait de l’espérance. Aussi répondit-il, non, à la question de savoir s’il lui en voulait. Il répondit non et se disait que ce qui s’était passé relevait du contretemps, rien d’autre. Après tout, il avait une liaison avec une femme mariée, il fallait qu’il en accepte les contraintes. Et Clémence, comme si elle devinait le fil de ses pensées, lui disait, peut-être la semaine prochaine. Peut-être pourrais-je venir toute une nuit, je m’y prendrai différemment. Zacharie devina soudain la couture de la culotte sous la robe et fut pris d’une furieuse envie de la faire glisser jusqu’aux talons. Faire l’amour ainsi, Clémence plaquée contre la cloison, leur procura un plaisir foudroyant. Un plaisir qui

pas la meme chose 4/7

Page 133: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

par ailleurs s’inscrivait parfaitement dans le laps de temps dont Clémence disposait. Mais, en Zacharie, l’espoir renaissait et l’espoir qui a résisté à une dévastation renait plus fort, plus exigeant. A présent, Zacharie voulait non seulement une soirée, mais aussi un week-end et, partant, plusieurs soirées, plusieurs week-ends. En y réfléchissant bien, Zacharie voulait Clémence pour lui. Je t’aime, lui dit-il, d’éprouver autant le terrible pouvoir de ses jambes qu’une aussi grande espérance. Clémence récompensa cet aveu par un baiser long et tendre. Elle était sur le point de s’éclipser, quand Zacharie la retint et lui dit, un jour tu ne partiras plus. Son regard était grave. Clémence récompensa ce second aveu d’un baiser qu’elle voulut identique au premier, mais dans lequel elle réprima une soudaine angoisse. Elle n’avait jamais songé à cela. Elle croyait avoir gagné du temps, mais Zacharie avait augmenté ses prétentions et cela la contraignait d’en gagner plus encore. D’autant plus qu’elle supportait de moins en moins Ludovic. Non pas que son attitude envers elle ait changé. Mais elle supportait de moins en moins sa présence passive, sa présence qui la sommait de s’expliquer, qui la contraignait à des contorsions de plus en plus savantes.

Je ne pourrai pas encore vivre longtemps comme ça, confia-t-elle par la suite à Zacharie. Il comprit alors que Clémence était en train de prendre une décision et que bientôt ses rêves se réaliseraient. Bientôt elle serait à lui et ils n’auraient plus besoin de se cacher. Conscient de l’importance de l’aveu, il prit la précaution de ne pas creuser la question et se contenta d’un baiser à la fois fougueux et tendre. Clémence se sentit comblée par cet amant à qui un mari omniprésent empêchait de consacrer tout le temps qu’elle aurait aimé. Au rendez-vous suivant, Zacharie lui demanda si elle avait parlé à son mari. Mais Clémence se tourna vers lui sans comprendre. Lui parler de quoi ? Zacharie ne voulait pas dire les choses clairement, il avait peur de la froisser, il avait pensé qu’elle comprendrait. Eh bien, lui parler …, reprit-il, comme une évidence et en Clémence la lumière se fit instantanément, en même temps que se produisit une décharge d’adrénaline qui la fit subitement pâlir. Qu’est-ce que tu as, s’enquit Zacharie, lui aussi inquiet.

Clémence comprit alors que Zacharie l’avait prise au mot, qu’il croyait sincèrement qu’elle allait quitter son mari pour vivre avec lui. Il s’était fait tout un film, mais elle n’avait pas pris de décision. Non pas qu’elle n’y ait pas songé. Elle n’avait tout simplement pas décidé. Certes, l’omniprésence de Ludovic l’agaçait mais surtout parce qu’elle l’empêchait de faire ce qu’elle voulait. Ludovic n’était pas un homme de mauvaise compagnie, bien au contraire. Ludovic de surcroît avait une belle situation. Différente de celle de Zacharie. Différente. Certes Zacharie était plus jeune et il pouvait encore progresser. Mais la question de la situation n’était pas non plus déterminante. Elle avait un travail, elle pouvait subvenir à ses besoins, elle était indépendante. Quant à la jeunesse de Zacharie, ne constituait-elle pas plutôt un obstacle sur le long terme ? Ne se lasserait-il pas d’elle, plus âgée que lui ? Non, Clémence n’avait pas pris de décision tandis que Zacharie croyait l’inverse et venait un peu aux nouvelles. Laisse-moi un peu de temps, s’il te plait, ce n’est pas simple, implorait-elle.

§Cependant le ver était dans le fruit. Les doutes, faussement éteints, couvaient sous la cendre. Auparavant, Zacharie regardait Clémence filer en songeant qu’il la reverrait le lendemain, ou le lundi suivant. Il ne songeait nullement à ce qu’elle faisait entre deux étreintes avec lui. A ses yeux, la vie de Clémence se résumait à une succession d’étreintes, entre lesquelles elle faisait des choses strictement

pas la meme chose 5/7

Page 134: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

sans intérêt. En lui donnant la pomme, Clémence-Eve n’avait pu empêcher le ver de s’accrocher dans un repli et ce ver désormais avait perforé le fruit. Entre deux étreintes, Clémence faisait beaucoup de choses faussement anodines, parmi lesquelles son mari Ludovic intervenait d’une façon obscure et répétitive.

C’est à cela qu’il pensait désormais, non pas à la prochaine étreinte avec Clémence mais à toutes les étreintes que Clémence lui volait et qu’elle consentait peut-être à Ludovic. Cela lui était d’autant moins tolérable qu’elle était, croyait-il, en train de quitter son mari. A quel jeu jouait-elle ? Aussi Zacharie prenait-il de plus en plus mal les rendez-vous que Clémence n’honorait pas ou décommandait. Si tu n’as pas le temps, alors ne viens pas, lui dit-il, excédé. C’était un jour de semaine. Les affaires avaient repris, la pression aussi et Zacharie avait été en difficulté au bureau. Pensant que Ludovic se doutait de quelque chose, Clémence quant à elle se sentit tenue à un surcroît de précautions et, forcément, Zacharie en payait les conséquences. Cependant elle estimait ne pas le négliger. Bien au contraire, elle considérait les instants qu’elle lui consacrait d’autant plus précieux qu’ils étaient rares et d’organisation difficile. Aussi la remarque de Zacharie la contraria-t-elle. Tu oublies que nous sommes encore mariés, lui répondit-elle, presqu’en colère. Sans doute Clémence ne voulait-elle dire rien d’autre que cela, elle était encore mariée, comptable envers son mari de ce qu’elle faisait de sa vie mais, hélas, Zacharie ne l’entendit pas ainsi.

- Alors ça veut dire que tu dors encore avec lui. - Et où veux-tu que je dorme ?

Cette conversation eut lieu au téléphone et elle précéda un long moment de silence pendant lequel Zacharie cherchait à deviner ce qu’elle cachait tandis que Clémence tentait de minimiser ce qu’elle croyait que Zacharie avait deviné. Elle comprit qu’elle devait absolument le voir et le rassurer.

- Laisse-moi le temps de venir, supplia-t-elle.Elle se dépêcha. Poussée par un sentiment d’intranquilité, elle grilla quelques feux rouges. Elle retrouva un Zacharie ruminant des pensées qui oscillaient dans un environnement de tons gris anthracite. Prends-moi dans tes bras, s’écria-t-elle, à bout de ressources, la porte à peine entrebâillée. Zacharie sentit combien la texture de la chair à travers la robe obscurcissait son jugement, mais en même temps il eut comme un imperceptible mouvement de recul. Si Clémence dormait encore avec son mari, alors elle faisait encore l’amour avec lui et cela, Zacharie venait de le comprendre. Il croyait être le seul ou feignait de le croire, ou alors croyait-il que ce n’était pas important, mais il avait désormais la certitude qu’il n’était pas le seul et il ne pourrait plus l’ignorer. Clémence faisait encore l’amour avec son mari, c’est ce que voulait dire cette petite phrase sibylline, nous sommes encore mariés, et elle ne semblait pas se rebeller contre cela.

Clémence faisait l’amour avec son mari parce qu’elle vivait et dormait encore avec lui, comme une conséquence du fait qu’elle vécût et dormît encore avec lui, conséquence à son tour de cet autre fait qu’elle ne lui avait encore rien dit. Du moins feignait-elle d’accréditer cet enchaînement. Mais Zacharie commençait à penser que, à l’inverse, elle dormait avec son mari parce qu’elle faisait encore l’amour avec lui. Et si donc elle faisait encore l’amour, alors les choses n’étaient plus aussi limpides, et peut-être Clémence n’avait-elle plus vraiment l’intention de quitter son mari. Elle prit conscience de sa maladresse. Si je me refuse à lui, il va se douter de quelque chose, tenta-t-elle d’expliquer tandis que Zacharie blêmissait. Dans son esprit, la vérité partait en morceaux telle la banquise grignotée par le réchauffement climatique et il en conclut que Clémence mentait. Faire l’amour avec lui et faire

pas la meme chose 6/7

Page 135: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

l’amour avec toi, ce n’est pas la même chose, protestait Clémence. Pas la même chose ! Peut-on vraiment croire que ce ne fût pas la même chose. Comment savoir ? Zacharie était comme devant un mur infranchissable. Jamais il ne pourrait savoir, jamais il ne pourrait entrer dans ce mystère féminin et il n’aurait que la parole de Clémence pour en connaître l’insondable profondeur. Et Clémence précisément lui expliquait qu’elle faisait encore l’amour avec son mari pour mieux dissimuler le fait qu’elle faisait l’amour avec lui, Zacharie. Mais Clémence était comme acculée à cette explication, livrée presque en dernier recours. Zacharie se dit alors que si en vérité Clémence faisait l’amour avec son mari uniquement pour dissimuler un autre amour, alors elle le lui aurait dit, à lui Zacharie, il n’y avait aucune raison de taire cela, au contraire, elle n’aurait pas commis la maladresse de le laisser dans l’ignorance d’un fait aussi important. Si donc Clémence avait préféré garder le silence, c’était probablement pour dissimuler la réalité de ses relations avec son mari et dissimuler que ces relations ne fussent pas dans l’état de délabrement dans lesquelles elle les avait présentées.

§Peut-être que j’aime encore mon mari, dit-elle la fois d’après. C’était plus que Zacharie ne pouvait entendre. Il prit dans son portefeuille deux billets de vingt euros et les déposa sur la table du restaurant où ils déjeunaient. Puis il sortit sans se retourner, sans laisser le temps à Clémence de tenter de le retenir et sans vérifier si elle avait ou non les larmes aux yeux. Le serveur en revanche eut le temps d’ouvrir la porte et de dire une phrase idiote que Zacharie eut envie de lui faire ravaler. C’était un lundi et il passa le restant de la semaine dans une colère noire. Clémence s’était bien moquée de lui. Si tel n’était pas le cas, elle aurait rappelé, elle aurait tenté d’arranger les choses. Mais Clémence ne rappela pas et Zacharie fut conforté dans son idée. Elle s’était confiée, il l’avait laissée se confier, elle était entrée peu à peu dans sa vie, à lui qui n’avait personne et qui s’était alors mis à espérer. Il s’était mis à l’attendre, à l’écouter, à prendre soin d’elle, à l’aimer, la croyant prête à partir mais elle ne songeait nullement à partir, bien au contraire, elle dormait avec son mari, disait-elle, un peu par habitude, un peu par amour, elle ne savait pas, tout en feignant de ne pas tenir compte de sa bonne situation professionnelle. Peut-être suffisait-il à Clémence de s’épancher, de faire l’amour et de s’en retourner chez elle, consolée. Zacharie se jurait de mettre Clémence à la porte manu militari si elle s’avisait de réapparaître.

Clémence réapparut au bout d’une semaine mais, au lieu de la mettre à la porte, Zacharie se précipita vers elle et la prit dans ses bras. Tu m’as manqué, avoua-t-il, sous l’effet de la dilatation soudaine de son âme trop longtemps comprimée. Tu m’as manqué toi aussi, répondit Clémence. Trois sanglots eurent raison de la fermeté d’âme de Zacharie. La robe de Clémence vola sur le dossier d’une chaise et ils firent l’amour, avec une frénésie d’épisodes manqués. Et tandis que Clémence chavirait, Zacharie se dit que ce n’était pas la même chose, ça ne pouvait pas être la même chose. Comment a-t-il pu ne pas la croire ?

pas la meme chose 7/7

Page 136: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

1

«Je ne sais pas si Dieu existe mais, s’il existe, j’espère qu’il a une bonne excuse »

Woody Allen

Péché de chair (Petite menterie affable)

J’ai toujours eu excellente opinion de moi-même. A juste titre d’ailleurs. Elevé chez les Bons Pères, j’ai gardé de leur enseignement cette rigueur morale qui m’oblige à vivre dans le souci constant de porter la bonne parole à tous les membres de mon entourage. Mon père m’a offert en héritage une robuste constitution et une aimable silhouette qui n’est pas faite pour déplaire. Ma mère, de son coté, m’a apporté ce je-ne-sais-quoi de féminité qui touche directement les dames au plus profond de leur cœur. Ce sont toutes ces qualités qui m’ont fait prendre conscience, dès mon plus jeune âge, qu’ entrer dans leur cœur facilitait grandement l’entrée dans leur lit. J’en fus fort horrifié ; Il me vint donc à l’esprit qu’il était de mon devoir de mettre en œuvre ces atouts octroyés par le Ciel pour diriger dans le droit chemin ces dames qui succombaient, plus ou moins facilement je dois le dire, aux tentations de la chair. Ma raison d’être sur terre serait d’amener les personnes du beau sexe à prendre en compte le salut de leurs âmes. Il était de mon devoir de les accompagner dans cette quête. Mensonges et trahisons ne sont point péchés mortels s’ils sont employés pour une juste cause. L’évidence est qu’une vie chaste, monotone et triste auprès de leurs époux ne peut les guider sur le chemin de la repentance qui est le seul chemin libérateur. Mon rôle, provoquer leur chute pour leur révéler les lumières de la rédemption. Dès que je me suis senti en âge de raison, nanti d’une agrégation de philosophie, fort utile pour apprendre à manier avec la même bonne foi chaque concept et son contraire, j’avais envisagé de faire des études médicales. Elles devaient m’amener au poste prestigieux, aux yeux féminins, de chirurgien esthétique. Si Dieu les avait parfois pourvues de dysharmonies physiques, c’était afin de pouvoir, moi, les en soulager. Je pensais fort justement qu’elles se sentiraient dans l’obligation de m’en remercier, avec la pensée que ce n’est point pécher que de remercier son bienfaiteur, somme toute, en offrant son corps à Eros et par là-même, à la science médicale. A moi donc de leur montrer, par la suite, que leurs penchants n’étaient en aucune manière un comportement apte à leur apporter la félicité et la paix de leur âme. Ayant appris à utiliser la dialectique, puis les techniques chirurgicales, il ne me restait qu’à faire mon éducation dans l’Art d’Aimer. En ce sens la lecture d’Ovide, trop intellectuelle, ne m’avait pas suffisamment enrichi pour que je puisse cultiver toutes les possibilités de conviction des charmes d’Eros. Mes recherches sur Internet m’avaient suggéré de fréquenter des stages de pratiques tantriques dans lesquelles, vu mes propres capacités, j’avais facilement gravi tous les paliers de la formation, au point que, quelque temps après mes débuts, j’en étais devenu moi-même l’animateur le plus expert et le plus convoité.

Page 137: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

2

Péché de chair

La seule difficulté que j’eus, lors de cet apprentissage, était la contrainte du plaisir. Il était enseigné que pour donner du plaisir, il était nécessaire d’en éprouver soi-même. Cela était contraire aux enseignements des Bons Pères. Mon souci de perfection m’amena à penser que pousser au maximum l’expérience du plaisir ne pouvait être qu’un don de moi nécessaire à la poursuite de ma mission sur cette terre. Il est juste et correct de vous dire que ces travaux ne se faisaient pas dans la facilité. La compassion qui m’habitait me rendait fort triste de voir combien il était facile de faire tomber mes compagnes de jeux dans la perversité la plus complète. Ce qui renforçait d’autant mon désir de les sauver. Pendant mes études médicales toutes mes camarades d’études, après m’avoir connu, sombraient dans le désespoir. Dans un premier temps il m’était difficile de supporter qu’elles ne m’adressassent plus la parole, ni qu’elles prissent ensuite prétexte de chagrin pour arrêter leurs études. Par contre, et cela m’encourageait, certaines entraient en séminaire de réflexion avec le désir de retrouver la grâce immanente auprès d’un directeur de conscience qui finirait ma propre ouvrage. . Si la santé publique perdait quelques actrices, la santé spirituelle du monde s’en trouvait confortée. Une de mes converties finit même ses études comme Présidente de la JET, les Jeunesses Etudiantes Transfigurées. Pourtant, je consacrais la majeure partie de mon temps à ces multiples études et les relations personnelles que j’avais avec la gent féminine n’étaient, pendant cette période, si je puis dire, que galops d’essai par rapport aux travaux moraux auxquels je me destinais.J’avais une trentaine d’années quand je décidais que j’avais achevé ma formation, que je pouvais commencer à entreprendre ma mission et rendre à l’humanité les cadeaux que m’avait accordés le Ciel, sous forme de capacités humaines peu communes. Je peux même dire que l’exécution de ma mission salvatrice d’âmes était devenue routinière jusqu’au jour où j’ai rencontré Leila. Rencontre de choc. A la cafétéria de la clinique, se retournant vers moi, elle avait répandu le contenu de sa tasse de café sur ma blouse blanche. J’aurai du me méfier, car, ayant changé de blouse, j’avais eu la sensation, toute l’après midi qui s’ensuivit, que la large tache brune était indélébile. Ce fut le lendemain en prenant mon café, que je rencontrai le regard de celle qui m’avait sali la veille. Bien que la tache fût encore bien présente à mon esprit, une légère tension au niveau de l’épigastre me poussa à regarder plus attentivement celle qui s’avançait vers moi. « Je m’appelle Leila » me dit-elle « je suis fille du désert ». Illumination ou découverte de la clairière, je balançais à savoir si je rentrais dans un roman de gare ou dans le Cantique des Cantiques. Comme elle me présentait ses excuses, je ne pus que balbutier un embrouillamini de paroles ineptes, et, en même temps, sentir que j’en oubliais complètement la règle de l’usage de l’imparfait du subjonctif qui, quelques minutes auparavant, faisait frémir d’extase toutes les infirmières de mon service.

« Car ta voix est douce, et ta figure est agréable »Ce vers de la Bible en tête, Leila entrait dans les Ecritures par un chemin dont jusqu’alors je ne soupçonnais pas l’existence. Le texte divin du Cantique s’incarnait, retournait ma chair en même temps que ma mission s’évaporait.

Page 138: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

3

Péché de chair

Le chirurgien esthétique perdait le nord devant cette femme et sa perfection. Le coup de couteau reçu (je ne lui en ai jamais demandé la provenance), cause de sa présence à la clinique était la seule cicatrice de vie susceptible d’avoir recours à mon art. Je la raccompagnai à sa chambre. Nous marchions tout au long des couloirs, je la suivais de trois quart, subjugué par sa dextérité (mais peut- on employer ce terme pour les pieds ?) à conserver en place ses espadrilles qu’elle n’avait pas chaussées entièrement.Danseuse d’éther, chacun de ses pas faisait fusion avec la terre ; ses jambes en extrayaient la force, tout en paraissant l’effleurer à peine. Le clap clap de sa marche eut vite fait de m’apporter le rythme de l’illumination. Shakti rejoignait Shiva, Cupidon brûlait mes intentions missionnaires sur le bûcher dressé par les Bons Pères. L’éclair m’avait touché : Il me fallait redonner à Leila sa beauté originelle.Si j’avais jusqu’alors touché des peaux pour en apprécier la qualité du grain, en noter la plasticité, les évaluant comme de simples enveloppes à restaurer, mes doigts caressaient maintenant la peau de Leïla comme si celle-ci était dépositaire, au plus profond de son âme, du mystère de la Femme. J’en voulais saisir toute l’essence pour pouvoir effacer sa cicatrice et redonner à Leila le cadeau que le Ciel lui avait octroyé ; cadeau que je faisais mien en honorant ce corps comme il devait l’être, l’aimer pour lui redonner sa Beauté et mettre toutes mes capacités de chirurgien au secours de la Nature Féminine. Je parcourais le monde à la recherche du greffon idéal, n’en trouvant aucun qui me satisfasse. Ils étaient trop ternes, trop rugueux, trop mornes. J’avais oublié, ou plutôt Succulus ne m’avait pas enseigné que la peau est le prolongement de l’âme. Une peau est belle lorsqu’elle est aimée .Les caresses d’amour sans cesse renouvelées furent les meilleurs de mes soins postopératoires. Mon corps retrouvait les gestes initiateurs des amants nous venant de l’origine des temps. Mes mains aimantes, jour après jour, nuit après nuit, en sacrifiant à Eros, effacèrent les cicatrices de la vie sur le cou de Leila.

Qu’elles étaient loin mes divagations initiales ! Je bénissais l’amour de Leila, mon illumination, mon chemin de Damas. Mais je n’avais rien perdu du travail de ma vie passée, celui-ci avait servi à redonner sa perfection divine à Leila. J’avais voulu sauver la Femme en l’humiliant, celle-ci me sauvait en me transcendant par mon art. Jamais je n’aurais de joie plus intense, jamais je ne saurais assez remercier le ciel de m’avoir accordé cette offrande. L’amour que je portais à Leila, et aussi le greffon, je dois le concéder, lui avait redonné la pleine pureté de sa chair. J’étais celui qui l’avait refaçonnée dans la perfection.Je me retrouvais seul. Il a fallu qu’elle s’en aille. Il a fallu se détacher, nous qui avions vécu cette même peau, sa peau qui était mienne. On sépare les jumeaux dont le corps est physiquement réuni. La chirurgie m’avait apporté Leila ; la chirurgie, réparatrice de mes errements passés, allait m’en séparer.

A Dieu Leïla, Fille du désert. Il me restait encore une tâche à accomplir pour trouver la paix de l’âme…

Page 139: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

4

Péché de chair

Une cellule à Gradignan. Trois mètres sur deux. J’écris au juge : Il m’approuvera. On n’a pas le droit de mentir aux gens de cette façon-là. Le père Succulus, le Supérieur des Bons Pères m’a menti, et je l’ai cru. Par ses mensonges, sa foi sectaire dévoyée, Il a obscurcit mon adolescence, il a perverti mon talent, m’amenant à espérer la salissure de la plus belle créature divine sur terre. L’amour de Leïla m’a révélé la Vérité : le péché de chair n’existe pas. La chair sublime l’amour. A Bordeaux on dit : je me suis fait couillonner. Je viens de tuer Succulus. J’ai enfoncé le scalpel entre la deuxième et la troisième côte pour aller sectionner proprement l’aorte. J’ai évité le cœur, par prudence. Je ne suis pas sûr que cet homme-là ait eu un cœur. Si le juge est un humain, je serai libre demain. Le départ de Leila sera ma peine.Sur Radio nostalgie, Mouloudji égrène sa complainte :

Tout en haut d’la butte Saint Vincent,Un poète et une inconnue

S’aimèrent l’espace d’un instant…..

Entre ces quatre murs, peut-être même, suis-je déjà libre …..

Page 140: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

PEINTURE

PEINTURE

Le policier regarda la femme installée face à lui. -Votre mari termine sa garde-à-vue. Il sera libéré ce soir. De toute façon, rien ne peut lui être reproché. Il a acheté ce tableau lors d’une vente aux enchères, les papiers le prouvent. Simplement, ce qu’on lui reproche, c’est qu’à un certain moment, il a découvert ce dont il s’agissait, et il a attendu, très longtemps, pour le rendre à qui de droit, alors qu’il savait bien qu’il ne pouvait pas les garder. Elle s’assombrit. Finit par dire :-Vous voulez que je vous raconte toute l’histoire ? Mon mari et moi avons toujours mené l’existence de petites gens, mais mêmes les moins que rien comme nous peuvent avoir des passions. Moi j’aime lire, je suis une passionnée de littérature. Mon mari, c’est la peinture. Comme on a la chance d’habiter en région parisienne, il lui suffit de prendre le métro, et il peut monter voir toutes les expositions qu’il veut. Il a une connaissance extraordinaire de toutes les œuvres d’art. Il peut vous parler pendant des heures d’un tableau. Avec nos misérables salaires, on ne peut pas se payer grand-chose, mais il s’est offert quelques reproductions de peintures, et pas mal de livres où il y a aussi des reproductions. Il a pris une autre habitude, c’est d’aller aux ventes aux enchères. On ne peut pas se payer des toiles de grand maîtres, mais parfois ils vendent des copies, en lot. Ca n’intéresse personne, sauf des gens comme nous. -Hmmm, je comprends mieux la démarche de votre mari. Et si on arrivait à ce qui nous concerne plus directement ?-Hé bien, ça s’est passé il y a vingt ans, maintenant. On était en vacances en Bretagne, et il y avait une vente aux enchères. Si je me souviens bien, c’était une liquidation de succession. Un homme qui avait été très riche en son temps, qui possédait plusieurs immeubles, avec de nombreux biens dedans. La vente, je crois s’est faite à la va-vite, sans réelle expertise. Les héritiers voulaient que ce soit bouclé rapidement. Ou peut-être que le commissaire-priseur qui a fait l’expertise a pensé que ce n’était pas possible. Bref, on est repartis avec un lot de tableaux. Mon mari était ravi. Ca n’a été que bien longtemps après que j’ai compris pourquoi. -Et que fait-il de tous ces tableaux, demanda le flic ?-Il en a mis beaucoup aux murs de notre maison de campagne. Les autres ici, dans le petit appartement qui jouxte notre loge. Il fait des rotations, et il ne met pas tout au mur immédiatement. -Et le tableau dont on parle, il l’avait mis où ?-Dans la salle à manger, dans notre loge, entre le buffet et le téléviseur. Il l’a installé quand on est rentrés de vacances. Je ne l’ai jamais vu autant amouraché d’un tableau. Et en même temps, je le comprenais parfaitement. Parce que, ce tableau, il a quelque chose d’unique. Je n’ai jamais eu ses connaissances, mais j’ai toujours bien senti que ce tableau était spécial. S’il avait été une personne j’aurais dit qu’il avait une aura.-Vous pouvez me le décrire, ce tableau ?-Il est hyper-simple. Au premier plan, il représente une nature morte sur une table, trois oranges sur une assiette, et en arrière-plan il y a une silhouette de femme, habillée hein, sur du sable…Le peintre a sans doute peint ça quand il était dans un cabanon au bord de la mer…C’est quelque chose de banal, mais il y a ces couleurs éclatantes, et un tel sentiment de beauté qui se dégage de cette œuvre…On a des dizaines d’œuvres placardées à la maison, mais aucune n’a cette puissance.

Page 141: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

PEINTURE

-Et ça ne vous a jamais effleuré que ce pouvait être un vrai ?-Ca fait vingt ans que le tableau est à la maison…Au début, je me suis posé des questions…-Et vous lui en avez posé à lui ?-Bien sûr. Il m’a dit qu’il l’avait acheté lors d’une vente aux enchères. Et il m’a montré le certificat de la vente…Alors j’ai été rassurée. Et puis le tableau a fini par se perdre parmi d’autres, accrochés au mur… Mais oui, je l’ai toujours regardé différemment…C’est comme un vrai et un faux diamant…Il y avait quelque chose qui émanait de lui, un éclat tout particulier…Je vais vous faire rire, mais il m’arrivait la nuit de me lever, et d’aller m’installer devant. On est tous, même les plus médiocres d’entre nous, attirés par la beauté…-Et comment a évolué votre mari… ? -Jusqu’à ces derniers temps, tout allait bien. C’est il y a une semaine qu’il est venu me parler, le soir…Il avait une mine soucieuse…Je lui ai demandé ce qui n’allait pas…Il m’a répondu qu’il se faisait vieux et qu’il était temps qu’il me confesse tout. Qu’il vivait avec un mensonge sur la conscience depuis des années, et qu’il voulait enfin en finir. Qu’il nous avait tous trahis, en nous racontant des bobards.-Et il vous a parlé du tableau ?-Il a avoué que c’était un vrai et pas une reproduction. Il y avait eu cette vente aux enchères, effectivement, et quand il avait vu, avant l’exposition, l’œuvre exposée, il avait compris que ce n’était pas une copie. Il l’a eue pour rien. Il s’était bien gardé de dire quoi que ce soit. Il savait parfaitement que c’était une œuvre qui valait plusieurs millions. Il aurait du en être ravi, mais c’est quelque chose qui, il me l’a avoué, l’a d’abord sur le coup rendu heureux, puis ensuite, il s’est mis à culpabiliser. Comment lui qui n’avait rien ,qui était un pauvre hère, un miséreux et destiné à le rester pouvait-il se permettre de garder une œuvre qui valait une fortune ? C’est sans doute pour cela, pour atténuer ce qu’il pouvait ressentir ,qu il a choisi de faire une enquête. Il s’était trouvé une sorte d’alibi qui atténuait son sentiment de culpabilité, l’idée qu’il allait garder l’œuvre un moment, et qu’ensuite, il la rendrait à son vrai propriétaire.-Et il est arrivé à faire cette enquête ?-Il s’est débrouillé pour fureter à droite, à gauche, poser des questions innocentes, sous je ne sais quel prétexte. La personne qui avait ce tableau était un collaborateur notoire pendant la guerre. Vous savez que les Nazis avaient organisé un pillage systématique de tout ce qui était dans les pays occupés pour le ramener dans leur pays d’origine. Ca allait des matières premières aux œuvres d’art. Et donc cet homme, qui avait vendu ses frères, avait du être récompensé pour ses services par un tableau…Ou alors il l’avait volé…Toujours est-il qu’il l’avait chez lui dans une immense demeure. Il vieillit, il meurt, et son petit-fils hérite de la maison. Il y trouve une accumulation extraordinaire de biens qui ne l’intéressent pas. Il vend la maison, et il contacte un commissaire-priseur pour liquider tout ce qu’il y a dedans. Le mobilier, et ces reproductions…Sauf qu’il ne se rend pas compte qu’il y a un vrai…Cette œuvre appartenait certainement à quelqu’un pendant la guerre…Et je n’ose imaginer à qui…Un riche collectionneur qui a été déporté et qu’on a dépouillé avant de toutes ses possessions. -Le tableau est en notre possession maintenant, et on va rechercher son propriétaire. Tout était dit. Il restait une question, mais de peu d’importance.-C’est vous qui avez téléphoné ?-Non, c’est lui. Il voulait en finir. Je lui ai dit que ça n’avait pas d’importance, qu’il garde le tableau jusqu’à sa mort. Il ne nous reste pas longtemps à vivre. Mais il m’a

Page 142: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

PEINTURE

dit quelque chose que j’ai compris : ‘Tu sais, ce tableau, ça fait vingt ans que je l’ai et je n’en ai jamais vraiment profité. J’aurais su éprouver une joie infinie à le regarder, et en fait, chaque fois que je posais les yeux sur lui, j’étais saisi par un immense sentiment de culpabilité. Je n’en ai jamais vraiment profité.’ La femme partie, le policier se leva et se rendit dans la pièce où le tableau attendait de gagner les Musées de France où il serait consigné en attendant qu’on retrouve son propriétaire. Il voulait voir si l’œuvre était si fascinante que cela. Il se laissa envoûter par elle.

Page 143: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Sans queue ni tête

SANS QUEUE NI TÊTE

Bastien n’en revenait pas. C’était la situation la plus absurde qu’il ait jamais

connue. Tout cela n’avait aucun sens. Il avait l’impression d’être dans l’un de ces

mauvais romans policiers où tout est tellement caricatural que l’on rirait presque à la

description de scènes qui se veulent pathétiques. Seul le cadre était différent : dans

ces romans, le décor était toujours sombre et froid, et au moment de l’enterrement, il

pleuvait, comme si les éléments eux-mêmes étaient en deuil, laissant échapper des

gouttes en guise de larmes. Au contraire, en ce 7 août, des records de chaleur

avaient été atteints un peu partout. Les incendies se multipliaient. Des plans de

restrictions d’eau avaient vu le jour un peu partout, et bien sûr, les médias ne

manquaient pas de rapporter le décès de nombreuses personnes âgées et de

rappeler aux gens de prendre des précautions. Bastien n’avait donc pas été

particulièrement surpris lorsque sa mère, âgée de 87 ans déjà, était décédée 10

jours plus tôt. Il avait été fort abattu. Une immense tristesse l’avait envahi. Bien

qu’elle ait eu un certain âge, elle était encore en forme. Elle vivait toujours dans

l’appartement familial où Bastien avait grandi. Elle n’avait que peu de problèmes de

santé, aucun n’étant d’une gravité suffisante pour que Bastien ne s’inquiète.

Pourtant, lorsque son frère Julien l’avait appelé pour lui annoncer la triste nouvelle, il

n’avait pas été surpris outre mesure. Sans doute tous ces reportages sur les décès

de personnes âgées liés à la canicule y avaient-ils été pour quelque chose.

Mais voilà qu’il se retrouvait dans cette cellule, emprisonné entre ces quatre murs

d’une blancheur surprenante pour un tel endroit. Il y faisait une chaleur étouffante.

Bastien avait du mal à respirer. Il sentait les gouttes de sueur sur son front. Cela

était-il dû à la canicule ou à la situation aberrante dans laquelle il se trouvait ?

Etait-ce la chaleur ou la peur ? Bientôt, il allait perdre la tête. Alors même que le

nouveau gouvernement avait décidé de réintroduire la peine de mort, afin disaient-ils

« de remettre enfin de l’ordre dans ce pays envahi par les délinquants de la pire

espèce », il avait été déclaré coupable du meurtre de sa propre mère. Sentence :

condamné à la peine de mort. Pour l’exemple. Lui ! Lui qui avait toujours aimé sa

mère plus que tout au monde, sans doute même plus que sa femme. Différemment

1

Page 144: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Sans queue ni tête

certes, avec tendresse et non avec passion, mais néanmoins, il l’avait aimée, plus

que quiconque et à chaque instant : la passion diminue avec le temps ; la tendresse,

elle, persiste. Lui, allait perdre la tête parce qu’on l’accusait de l’avoir assassinée !

Pourquoi aurait-il fait cela ? Pour l’héritage d’après la police. Si la situation n’avait

pas été aussi délicate, Bastien en aurait sans doute été amusé. Quel mobile plus

banal que l’héritage ? La vérité est toujours plus complexe que les apparences ne le

laissent supposer. On ne pouvait arrêter la première personne qui venait à l’esprit.

L’héritage était un fait. Sa mère lui léguait quasiment tout ce qu’elle possédait.

Mais il n’avait aucun besoin de cet argent. Pourquoi la police semblait-elle ne pas en

avoir pas conscience ? Depuis que celle-ci avait découvert que la mort n’était pas

naturelle, que ce n’était pas dû à la canicule, elle s’était acharnée sur le premier

suspect qui lui était tombé sous la main, lui, Bastien. Ensuite, ce n’avait été qu’un

enchainement de malentendus, une sorte de dialogue de sourds, où plus il parlait,

plus il semblait incompris, et qui l’avait bien vite mené entre ces quatre murs si

blancs. D’après les policiers, Bastien aurait pris connaissance du testament de sa

mère, entièrement à sa faveur, et de peur qu’elle ne revienne dessus et ne le rende

plus avantageux pour son frère, il aurait profité de cette canicule pour essayer de

déguiser son forfait en mort naturelle. Bastien n’aurait jamais pu imaginer un

scénario aussi pervers. Lorsque le policier l’avait ainsi accusé, tout son corps s’était

mis à trembler. Ce n’était pas seulement le soleil qui lui tapait sur la tête, c’était tout

son être qui bouillonnait intérieurement. Il avait eu conscience du rouge qui lui

montait aux joues. Le policier avait vu là une réaction prouvant sa théorie : c’était la

honte de la culpabilité qui le bouleversait de la sorte. En réalité, c’était bien la honte,

mais la honte de pouvoir être suspecté d’un acte aussi horrible : le meurtre,

prémédité qui plus est, de sa mère ! Comment pouvait-on ne serait-ce qu’envisager

une telle idée ? Le fait que son frère ne reçoive qu’une part limitée de l’héritage était

indépendant de sa volonté : contrairement à lui, Julien avait toujours été plus proche

de son père, et à la mort de ce dernier, il avait reproché à sa mère d’être

responsable de son décès. D’après lui, elle ne l’avait pas emmené à l’hôpital assez

rapidement, et c’est ce manque de discernement qui avait causé sa mort. Cela

s’était produit 23 ans plus tôt, mais les rancœurs étaient toujours présentes. Bastien

2

Page 145: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Sans queue ni tête

n’était en rien responsable de cette situation. Il avait toujours entretenu de bonnes

relations à la fois avec sa mère et son frère. Il avait même souvent joué les

médiateurs pour tenter de les réconcilier. Il ne voulait aucunement déshériter Julien.

D’ailleurs, il n’était même pas au courant de ce testament. Vraiment, c’était une

accusation ridicule. Le raisonnement ne tenait pas.

Mais si ce n’était pas lui, qui était-ce ? Qui pouvait en vouloir à sa mère ? Elle

avait toujours été appréciée par son entourage. Les seules disputes qu’il lui

connaissait étaient celles avec Julien. Mais Julien ne pouvait pas avoir fait ça. Julien

n’avait en outre rien à y gagner, mais peut-être ne le savait-il pas. Si lui-même n’était

pas au courant du testament, la probabilité que Julien l’ait su était extrêmement

faible. Est-ce cela qui s’était passé ? Après des années de dispute, il avait vu une

occasion de se venger de la mort de son père, et l’avait saisie, pensant ainsi profiter

également de son héritage plus tôt que la nature ne le désirait. Non, c’était

impossible. Certes, Julien ne s’entendait plus avec sa mère, mais Bastien était sûr

qu’il était incapable de lui faire du mal. Quand à l’héritage, Julien n’avait pas plus que

lui besoin d’argent. A moins qu’il n’ait des dettes dont son frère ne sache rien ? Non,

décidément il délirait. Ce devait être l’étroitesse de sa cellule, ce blanc qui

l’éblouissait, cette chaleur. Il avait tellement chaud. Peut-être avait-il de la fièvre.

Cela expliquerait ces idées insensées qui l’assaillaient. Il perdait décidemment tout

sens du discernement.

Retour à la case départ : que s’est-il passé ? Il n’arrivait absolument pas à

imaginer comment sa mère, à son âge, avait pu s’attirer la haine de quelqu’un au

point que cette personne décida de la supprimer. L’idée de profiter de la canicule

pour suggérer une mort naturelle n’était pas surprenante. L’omniprésence du sujet

dans les médias avait pu donner l’idée à n’importe qui. Il y avait eu en outre des

reportages très détaillés sur le sujet. Il se rappelait en avoir vu un alors qu’il regardait

les informations avec sa femme juste quelques semaines auparavant. N’importe qui

avait pu voir ce reportage ou un similaire et avoir l’idée de profiter de la canicule pour

couvrir son forfait. Une question plus importante était qui avait pu avoir accès à

l’appartement de sa mère ? C’était forcément quelqu’un qu’elle connaissait bien et

3

Page 146: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Sans queue ni tête

qu’elle avait laissé entrer sans appréhension. Cela limitait le champ des possibles.

Mais qui parmi ses proches avait une raison de lui en vouloir et pourquoi ?

Bastien ne tenait pas en place. Il aurait voulu courir jusqu’à l’épuisement, jusqu’à

ce qu’il ne pense plus à rien, mais il se heurtait sans cesse à ces murs blancs. Son

enfermement physique se doublait d’un enfermement mental : son cerveau était en

ébullition, encore et encore les mêmes idées lui traversaient l’esprit. Inlassablement,

il allait et venait, deux pas dans une direction, deux pas dans l’autre. Il respirait

bruyamment. Soudain il se figea. Une idée venait de lui traversait l’esprit. Et si… Sa

tête tournait, ses yeux se troublèrent, il ne voyait plus que du blanc autour de lui… Il

savait ! Y avait-il pire trahison ? Il ne voulait pas le croire, mais plus il y pensait plus

cela lui semblait une possibilité… Il cria et s’effondra. Quand il rouvrit les yeux, il vit

un visage au dessus du sien, celui du gardien qui lui jeta un verre d’eau froide sur la

tête. Il recouvra alors ses esprits et la vérité s’imposa à lui toute entière, dans toute

sa laideur. Il n’avait aucune preuve certes, mais il avait l’intime conviction de

connaître la vérité. Le gardien lui demanda s’il se sentait mieux.

- Oui.

- La chaleur sans doute. Cette canicule... Il y a une visite pour vous.

C’était sa femme. Elle était là, élégante comme toujours. Son visage était serein,

on y lisait certes un brin d’inquiétude, mais l’on aurait pu croire que c’était

simplement parce qu’elle était préoccupée par le sort de son époux. Elle lui

demandait de ses nouvelles. Elle avait l’air d’une épouse modèle. Mais Bastien

savait. Il avait compris. Tous les reproches qu’année après année elle lui avait

adressés, l’accusant de préférer sa mère à elle-même, avaient dû lui peser plus qu’il

ne pouvait l’imaginer. Ce fameux reportage à la télévision, elle l’avait vu à ses côtés.

Elle avait eu l’air perturbé ensuite. Il avait pensé que c’était le côté dramatique de

cette canicule qui l’avait affecté. Maintenant il voyait à quel point il se trompait. C’était

l’idée qui venait de germer dans son esprit qui l’avait mise dans cet état. Ensuite, elle

avait dû attendre que l’occasion se présente, et elle l’avait tuée. Bastien ne l’écoutait

pas, il la regardait, horrifié. S’il la dénonçait maintenant, sauverait-il sa tête ? le

4

Page 147: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Sans queue ni tête

croirait-on ou penserait-on simplement qu’il avait perdu la tête avant l’heure ? Ne

l’avait-il pas perdue d’ailleurs ? Bastien cria et s’effondra à nouveau.

5

Page 148: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Sans Max

Max est parti. Depuis deux semaines, je tourne en rond dans

l’appartement en essayant de me remémorer les circonstances de cette journée. Je ne comprends toujours pas. J’ai du mal à respirer.

Max me manque tous les jours. Je suis passée de l’espoir d’une crise passagère à l’effroi de ne plus jamais le revoir. J’ai beau convoquer toutes les ressources de précisions de ma mémoire, je n’arrive pas discerner l’élément déclenchant, rien ne m’a paru déroger à nos habitudes. Cette journée était comme toutes les autres. Peut-être un peu trop.

Dans le salon, j’essaye de penser à autre chose. J’ai sorti l’ensemble des couverts du vaisselier, ceux de ma grand-mère qui sont en argent, et j’ai entrepris de les faire briller. Ça ne sert à rien mais c’est progressif, le temps est balisé, dompté — 6 minutes pour une fourchette, 4 minutes pour une petite cuillère, 10 pour une louche ou une pelle à tarte. Je me vide le cerveau à l’huile de coude. Par moments je ne peux m’empêcher de glisser un œil sur son fauteuil devant la télévision et la perplexité me submerge à nouveau. Comment peut-on partir du jour au lendemain après 10 ans de vie commune ?

Quand je me pose cette question, je sais pourtant que je me mens. Depuis quelques temps déjà, il était de plus en plus absent. Allongée sur le canapé en face de ce fauteuil aussi vide qu’aujourd’hui, les heures s’égrenaient et je m’inquiétais. Je finissais par me réchauffer un plat au micro-onde, une brandade ou un risotto de crevettes, et je lui mettais une assiette de côté en m’imaginant qu’il serait content de la trouver en rentrant. Je savais pourtant qu’il aurait déjà dîné. Il finissait par revenir, tard, insouciant, il se collait contre moi sans un mot. Je ne disais rien, j’étais trop heureuse de le voir revenir. Dans la chaleur de son corps contre le mien, j’oubliais ce parfum étranger, ténu mais bien présent, qu’il rapportait avec lui.

Je continue à faire des tours dans la ville. Max a toujours été très sédentaire. Je ne l’imagine pas renoncer à tous les bonheurs de ses petits rituels de quartier. A chaque coin de rue, je crois l’apercevoir. Mes voisins baissent les yeux, évitent de croiser mon regard. Leur compassion mesurée m’a accompagnée la première semaine. Depuis ils trouvent mon chagrin un peu déplacé. « Personne n’est mort, Melle Camille ! Vous en trouverez un autre ! » . Leur faculté à tourner la page me sidère.

A force d’être sur ses traces, j’ai fini par retrouver Max. Je me promenais

un soir quand je l’ai aperçu à 20 mètres de chez moi. Sous la lueur du porche

1 sans max

Page 149: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

garni de grenouilles en céramique peinte, il était là, dans les bras de ma voisine. J’étais ébahie et je me sentais vaguement coupable. C’est moi qui les avais présentés l’un à l’autre, à la dernière Fête des Voisins de Budange que j’avais organisée. Paralysée par l’émotion, je suis resté cachée derrière les thuyas, je me remémorais tous ces mois où me prodiguant encore ses caresses il devait mener une double vie.

Pendant de longues minutes, j’ai regardé ma voisine lui sourire et passer ses mains dans ses reflets roux.

Puis je me suis ressaisie et suis rentrée à la maison. Ce jour-là, j’ai définitivement jeté sa gamelle et les boîtes de Whiskas.

2 sans max

Page 150: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

1 Sept lettres

Assise sur une chaise en plastique entre sa mère et un type grassouillet aux cheveux bruns, les jambes ballantes et la colonne vertébrale bien droite, elle regarde fixement le dos dénudé de la femme installée devant elle. Comme toutes les autres personnes présentes dans la salle, la dame est en sueur et, des sièges à baquet orange alignés face à l'estrade, émanent des bruits de succions ou de pets lorsque leurs occupants bougent en décollant leur peau du plastique. Ces sons triviaux sont les seuls à briser le silence pesant de la petite pièce où une trentaine de personnes marinent dans une tristesse d’apparence inconsolable. La petite fille ne s'en amuse pas pourtant. Ignorant le comique puéril de la situation, elle regarde sans ciller une goutte perler puis rouler avec une agaçante lenteur entre les microscopiques poils blonds de l'épiderme qui lui fait face. Ca doit chatouiller. Pourtant la dame reste parfaitement immobile, très digne dans ses vêtements noirs, engoncée dans sa douleur. La goutte dégouline sur sa peau comme coulent le soir les gouttes d'eau condensée sur la buée de la fenêtre chez Mamie lorsqu'elle fait la cuisine. Elles dessinent alors des tracés en zigzag que la fillette aime à poursuivre du bout des doigts jusqu'au bas de la fenêtre. On dirait alors une longue et fine couleuvre d'un beau noir brillant se tordant sur un fond noir lui aussi, mais plus opaque, terne. Elle songe souvent à y écrire son nom mais sait que la condensation trop forte d'eau sur la vitre formerait des coulées qui feraient de son œuvre un tag dégoulinant. Et de toute façon une voix la rappellerait à l'ordre, faut pas les saloper les vitres à Mamie.

Un type qu'elle n'a jamais vu monte justement sur l'estrade au milieu des fleurs pour parler de Mamie. Il est sobrement vêtu et répète souvent les mots « amour » et « chagrin ». La fillette ne comprend pas vraiment pourquoi il se permet de dire des choses sur Mamie alors qu'elle n'est pas là, c'est malpoli même si ce sont des choses gentilles. Bien que son ton soit froid et son discours comme machinal, rodé, ce qu'il raconte semble beaucoup peiner les gens autour d'elle. Elle voit bien que presque tous sanglotent mais ne sait pas pourquoi et s’en sent à la fois triste et en colère. Sa mère à ses côtés camoufle ses pleurs derrière un mouchoir. Les larmes perlent et dégoulinent comme la sueur ou comme l'eau sur les vitres de Mamie mais ces gouttes là sont teintées du noir du maquillage. Elles tombent sur ses vêtements mais l'enfant ne lui dit rien, ça ne marquera pas sur le noir de son tailleur. Un jour Mamie lui a d'ailleurs montré des techniques pour enlever les tâches les plus résistantes sur les vêtements. Elle ne se souvient plus vraiment des astuces données mais il lui est resté de cette leçon une peur presque maladive de toute salissure. Elle évite alors les terrains boueux, contourne exagérément les tables sur lesquelles du café est servi, refuse toute partie de chat, de loup ou autre jeu prétexte à se vautrer dans l'herbe. Enfant modèle, maniérée même, elle dessine des labyrinthes, s'invente des histoires fantasques qu'elle met en scène pour elle seule, range et classe des collections de minuscules objets colorés, perles ou coquillages, calme et silencieuse, solitaire sans être timide.

En cette triste et étouffante journée, elle se perd ainsi dans la contemplation des chemins de sueur et de larme, observe leurs sillons tracés de toutes parts et imagine de plus vastes rivières ou de dangereux serpents. Et surtout, elle se demande pourquoi ils doivent rester sur ces chaises

Page 151: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

2 Sept lettres

inconfortables alors qu'il fait si beau dehors. Elle voudrait bien questionner sa mère mais lui a promis, avant d’entrer dans cette pièce, de rester sage et de se taire. Alors elle attend, Mamie lui expliquera bien le pourquoi de tout ce cérémonial lorsqu'elle ira tout à l'heure, comme chaque samedi, goûter chez elle. L’absence de sa grand-mère l'étonne d'ailleurs. En arrivant, elle a parcouru des yeux la sombre assemblée sans l’apercevoir et depuis le début du monotone discours, personne n’est entré dans la salle. Pour rien au monde elle n'aurait d'habitude raté une réunion de famille, aussi ennuyeuse soit-elle. Or même la tante de l’île de Ré est là et les plus âgés de ses cousins sont venus aussi, vêtus de beaux costumes. Mais sans doute les attend-t-elle tous chez elle avec ce qu'elle nomme « une farandole de desserts », pâtisseries de sa création tous plus appétissantes les unes que les autres.

Le type de l'estrade s'est enfin tu et a ouvert une trappe qu'elle n'avait pas vue dans le mur derrière lui. Deux hommes viennent y hisser une boîte en bois clair qui était tout à l'heure posée au pied de la scène, sous des brassées de jolies fleurs rose pâle et blanches. Ils la glissent toute entière dans l'alcôve et referment la trappe. L'orateur se dirige avec cérémonie vers le bord gauche de l'estrade et appuie sur un bouton. Un vacarme étrange se fait alors entendre, comme le bruit d'une soufflerie ou celui des appareils qu'utilisent les agents municipaux pour repousser les feuilles mortes dans le jardin public. Tandis que le silence s’installe, que, devant, le dos de la dame luit d'humidité et que la petite fille sent ses cheveux mêlés de sueur se coller sur ses tempes, le type propose à l’assemblée d'aller attendre dehors, il n'y en aura que pour une demi-heure selon lui. La fillette s'anime et suit sa mère ainsi que les autres participants attendre elle ne sait quoi à l'extérieur.

Devant le bâtiment, les gens se recomposent tant bien que mal. Les femmes essuient les coulures de maquillage sous leurs yeux, se repoudrent le cou. Du haut de ses cinq ans, la petite-fille a une vue imprenable sur les traces de sueur des aisselles de chacun. Sa mère l'entraîne à l'ombre d'un arbre un peu à l'écart et lui donne un mouchoir de papier pour qu'elle s’essuie le visage. Elle-même se tamponne la peau avec des mouvements délicats. La fillette se surprend à reconnaître les manières de sa grand-mère dans ce geste. Depuis quelques mois en effet, Mamie s'est mise au vélo dans l'idée d'entretenir son cœur. Elle loue donc un vélo d'appartement qu'elle a entreposé dans sa chambre et enjambe chaque matin pendant une petite heure. Elle pédale doucement mais se vante de faire de plus en plus de kilomètres, sans jamais préciser combien. Lorsqu'elle descend de l'engin, elle sèche toujours la pellicule de sueur qui lui recouvre le visage à l'aide un tissu de lin avec des gestes du poignet vifs et gracieux. L’étoffe virevolte alors autour de son cou tandis qu'elle pointe le menton vers le haut, les yeux fermés et un sourire au bord des lèvres. L'attitude de sa mère est semblable à celle de la vieille dame, le doux sourire en moins peut-être. La petite fille aimerait évoluer avec la grâce de ses ascendantes. Comme souvent, elle observe alors sa mère dont elle tente de copier les gestes en s'épongeant les tempes.

Son imitation est interrompue par l'atterrissage lourdingue d'une main large et velue sur son crâne, tellement large qu'elle peut lui enserrer entièrement la tête pour l'agiter affectueusement. La fillette tente d'échapper

Page 152: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

3 Sept lettres

à l’énorme paluche afin d'identifier son propriétaire. Entre les gros doigts qui lui bouchent presque la vue, elle reconnaît le voisin et ami de Mamie, Yvon, un amateur comme elle de mets délicats, pour les cuisiner mais surtout les savourer, à outrance peut-être. La fillette s'étonne de sa présence. Que fait-il ici, au beau milieu des membres de leur famille et si loin de son cher jardin? Lui et sa mère échangent quelques politesses puis il lui demande si ce n'est pas trop dur avec la gosse qui était si proche sa Mémé. La mère lui répond que la petite ne sait rien encore, qu'on lui dira que sa grand-mère est en voyage et qu'elle est de toute façon trop jeune pour y comprendre quoique ce soit. En effet, elle ne comprend pas de quoi ils parlent.

A la porte du bâtiment quelconque et triste devant lequel ils attendent, le chef de la cérémonie réapparaît, une boîte de métal brillant fermée d’un couvercle ouvragé entre les mains. Le frère aîné de maman se dirige vers lui et se saisit de l'objet en faisant beaucoup de manières, l'enroulant dans un tissu de dentelle blanche avant de se tourner vers l'assemblée transpirante et à nouveau silencieuse pour le leur présenter. Les sanglots reprennent sans attendre. Sa mère et le voisin obèse se sont tus pour se diriger à leur tour vers le groupe où le récipient argenté passe de mains en mains afin que chacun l'embrasse avec émotion. La fillette lui préfère l'ombre du grand arbre et regarde les rayons du soleil percer le feuillage en de lumineux faisceaux qui diffusent des paillettes vertes et dorées sur le sol. Elle tend ses paumes en cornet vers le ciel pour les remplir d'un illusoire trésor scintillant. Puis, abattue par la chaleur, elle s'assoit avec précaution sur le sol de graviers et révise son alphabet en le dessinant du bout d'un bâton. Depuis quelques semaines, Mamie lui apprend à tracer ces signes compliqués et ainsi à écrire son prénom puis ceux de son entourage. Pour celui de Mamie il faut sept lettres qu'elle dessine avec application: S… I… D… O… N… I… E... Toute occupée à transformer les points des deux I en fleurs, elle ne voit pas sa mère revenir vers elle, les yeux plus rouges encore, le maquillage à présent totalement désintégré, et lui tendre la main pour retourner vers la voiture. Rendue grincheuse par l'attente et l'insoutenable touffeur de l'air, la fillette râle et demande où elles vont. Son cœur bondit de joie en apprenant que la maison de Mamie est leur destination. Joyeuse, elle monte dans la voiture en babillant, parlant du gros voisin et des paillettes dorées, s'agitant à l'arrière sur son siège auto. Mais sa mère est sombre et mutique, et rapidement la fillette s'endort, la tête contre la vitre.

Le changement d'allure du moteur la réveille une heure plus tard, la voiture a ralenti pour passer le portail rouge brique de chez Mamie et pénétrer la cour encombrée de véhicules. La porte de la maison est grande ouverte et la fillette se rue hors de l'auto sans que sa mère ne puisse la retenir pour s'engouffrer dans la maison y saluer joyeusement sa grand-mère. A l'intérieur, des dizaines de personnes, plus encore que dans la pièce où il faisait si chaud tout à l'heure, sont réunies en grappes de deux à six membres. L’enfant, impressionnée, ralentit le pas. Au milieu du salon est dressée une table recouverte d'une nappe blanche où trônent des plateaux de victuailles et des bouteilles. Depuis l'entrée, la fillette trouve la table si jolie et si appétissante qu'elle interrompt ses recherches pour s’approcher l'admirer. Elle regarde d'abord les fleurs, de grands lys blancs et d'odorantes roses de couleur

Page 153: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

4 Sept lettres

saumon ou ivoire, puis pose son regard sur les mets qu'a cuisinés Mamie pour ses nombreux invités. Mais elle déchante vite, les aliments ont l'aspect terne de nourritures laissées trop longtemps à l'air libre alors qu’éclatent les couleurs suspectes du rose papier toilette du tarama et du jaune pissenlit des œufs mimosa. Vu de près, tout le buffet dans sa présentation lui rappelle la vitrine d'un boucher-traiteur, Mamie n'aurait jamais osé proposer une table d’un tel mauvais goût. Alertée par cette observation, la fillette fouille le salon des yeux à la recherche de la vieille dame, refrénant un cri de désespoir qui serait inconvenant dans la triste torpeur ambiante. Ne l’apercevant toujours pas, elle se dirige discrètement vers l'escalier et monte les marches quatre à quatre jusqu'à la chambre. Là encore, la porte est grande ouverte et la fillette n'ose en franchir le seuil, intimidée par la froideur inhabituelle de ces lieux qu'elle se rappelle chaleureux et pleins de vie. En parcourant la pièce du regard, elle comprend d'où provient son mal être. Le lit, d’habitude toujours fait et recouvert d'un couvre-lit en patchwork, est aujourd'hui comme éventré, dénudé de ses draps et couvertures, exhibant son vieux matelas rayé. Et surtout, le vélo d'appartement n'est plus à sa place princière contre la fenêtre, laissant un vide incroyable. L'objet si laid était ces derniers mois l’âme de la chambre, le prétexte pour y passer des heures à regarder Mamie en faire ou à s'y essayer elle-même. Son absence est presque aussi palpable que celle de sa propriétaire, car la fillette en est certaine à présent, sa grand-mère n'est pas dans la maison.

En proie à une détresse prémonitoire qui lui échappe, elle retourne dans la salle à manger pour questionner sa mère. Au bas des marches, elle se heurte violement à son oncle qui tient dans ses bras la boîte argentée, toujours enveloppée de dentelle. Il s'accroupit face à elle pour s'assurer avec gentillesse qu'elle n'a pas eu mal. Il sent le tabac et a lui aussi les yeux rougis. Elle baisse les siens sur la boîte en forme de coupe sportive, le regard attiré par une inscription gravée dans le métal. Son effroi grandit lorsqu’elle y lit les trois premières lettres du prénom de sa grand-mère mais à peine a-t-elle commencé à déchiffrer la suite que déjà son oncle se redresse après lui avoir embrassé le front. Elle est à présent totalement désemparée, son oreille bourdonne et ses jambes mollissent alors qu’elle se dirige vers le perron depuis lequel lui parvient la voix de sa mère. Celle-ci parle à deux hommes vêtus d'uniformes orange marqués d’un logo assortis à celui de la camionnette garée derrière eux. L'un d'eux tend un bon en expliquant que c'est une résiliation de location à signer et demande si elle pense relouer plus tard le matériel. Les yeux baissés et la voix tremblante, elle leur répond que non, l’ex-locataire n'en aura plus l'usage à présent. Le second livreur donne alors un coup de coude à son collègue en le traitant d'abruti, s'excuse auprès de la mère qui, déjà, a fait demi-tour pour retourner dans la maison. Elle passe devant sa fille sans la voir. Figée, la petite reste en haut de l’escalier et regarde les livreurs emporter vers leur véhicule un lourd et grand carton sur lequel est imprimée une photo commerciale en laquelle elle reconnaît sans difficulté le vélo de chambre de Mamie. L’image criarde de l’emballage rencontre comme une évidence celle la coupe argentée enlacée par son oncle dans son esprit et toutes deux s’assemblent en un puzzle macabre. Elle s’accroupit sur la pierre brûlante de plus haute des marches avec l'affreuse certitude d'avoir cette fois

Page 154: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

5 Sept lettres

tout compris.

Page 155: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Un lâche engagement

Un lâche engagement

Elle m’a embrassé à la fin, devant l’église, comme si elle me connaissait depuis toujours. Elle a dit ces quatre mots : « Je suis ta tante », puis elle a disparu. Pris dans d’autres bras, occupé à recevoir d’autres baisers, je n’ai pas pu lui parler. De toute façon, elle devait être folle. Comment aurais-je pu avoir une tante du côté d’un père qui était fils unique ? Peut-être une sœur de lait ? Mon père s’était toujours montré discret sur son enfance. Ses réponses évasives à mes questions m’avaient vite dissuadé d’insister, et ma mère était morte trop jeune pour m’apporter de l’aide. Au fond, je ne savais rien de lui et de son enfance. Il ne voulait pas en parler et il était le genre de père dont on respecte la volonté. Un village de montagne, des parents morts lorsqu’il était très jeune, un début de carrière dans l’armée avant une reconversion comme technicien dans le nucléaire. Je n’appris pas grand-chose de plus en rangeant ses papiers. Juste un vieil acte de naissance pour me rappeler le nom de son village que je ne situais même pas sur une carte. Saint-Martin-d’Ambert. Je ne sais pas pourquoi, peut-être dans l’espoir de retrouver cette « tante » mystérieuse, je décidai de m’y rendre aussitôt.

Ma voiture, essoufflée par les virages, se posa au milieu des maisons en pierres de la rue principale. Tout avait l’air en place depuis des décennies et je fus rassuré de pouvoir ainsi contempler ce qui avait dû servir de paysage à l’enfance de mon père. En marchant le long des rues, et surtout en m’éloignant un peu du cœur du village, je trouvai bien sûr les fermes transformées en jolies résidences secondaires, peut-être par les enfants du pays qui avaient dû partir à la ville. Pourquoi mon père n’est-il jamais revenu ici ? Pourquoi n’y avait-il pas gardé un coin de terre ? Peut-être mes grands-parents étaient-ils vraiment pauvres, sans aucune propriété à léguer à leur fils unique. Une simple promenade n’apporterait sans doute aucune réponse à mes questions. Je devrais les poser à quelqu’un mais je ne croisais pas grand-monde et le regard curieux que chacun posait sur l’étranger que j’étais m’intimidait. Je décidai de me tourner vers des interlocuteurs peut-être encore moins bavards mais auprès desquels je ne risquais rien : le cimetière était juste là, en contrebas. Il paraissait très grand, signe d’une vie plus animée autrefois. C’était bizarre de rechercher son propre nom sur des pierres tombales. Et de le voir partout, à croire que la moitié de ces personnes était mes cousins. Je regrettai alors la naïveté qui m’avait fait laisser l’acte de naissance chez moi. Le prénom ne suffirait pas à identifier mon grand père. Il s’appelait Pierre, comme tant d’hommes de sa génération et même des suivantes. Il m’aurait fallu sa date de naissance, faute de connaître celle de sa mort. Je passai en revue toutes le tombes homonymes sans trouver de réponse. Une vieille femme arriva, prête à s’agenouiller devant un caveau encore envahi de fleurs. Elle m’interpela : « Vous cherchez quelqu’un ? Vous n’êtes

1

Page 156: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Un lâche engagement

pas d’ici, vous !– Non, enfin si. Je suis un Martin, le fils de Jean, le petit-fils de Pierre. »Elle prit un air effrayé : « Les Martin du Besset, non ! Jean a eu un fils, et c’est vous ? ».Je ne sus pas quoi dire. Besset, ce nom ne me disait rien. Mon père ne parlait de rien et je m’en voulais de ne pas avoir essayé d’en savoir plus. Elle insista : « Mais vous connaissez l’histoire ? Vous venez peut-être demander pardon, mais même si Jean était venu lui-même, on ne lui aurait pas pardonné.– Mais mon père est mort.– Je vous plains, mais c’est justice, même si elle a été bien longue à venir.– Ecoutez, je n’y comprends rien, je ne sais rien et je ne sais même pas si je suis de ces Martin dont vous parlez.– Alors, oubliez tout ce que j’ai dit. Que vous soyez de ces Martin, ou d’autres, il vaut mieux oublier. C’est aussi ce qu’on aurait aimé faire ici depuis tout ce temps. S’il n’y avait pas ce monument aux morts… »

Elle s’agenouilla brusquement et je compris que je n’en saurais pas plus. Je suivis alors les seuls indices qu’elle m’eût donnés. Le monument au morts se dressait à l’extrêmité du village. Il n’était pas surmonté du poilu habituel mais d’une mère toute en douleurs, accompagnée de son enfant. La suite de l’histoire avait montré que ce choix était le bon car cette mère figurait mieux qu’un soldat de 14-18 les guerres qui suivraient et priveraient le village de plusieurs générations de ses fils. Comme parmi les morts ordinaires du cimetière d’en-bas, je retrouvai nombre de supposés cousins parmi les « enfants de Saint-Martin d’Ambert morts pour la France » aux différentes années de la grande guerre, parmi les soldats comme parmi les victimes civiles de la deuxième guerre mondiale. Même l’un des trois noms ajoutés sur une plaque de marbre déposée plus récemment avec la mention « Indochine-Algérie » était le mien. La vocation militaire de mon père avait peut-être tenu à la présence de l’un de ces héros dans la famille. Mon grand-père était-il mort à la guerre comme militaire ou comme civil ? Et dans quelles circonstances qui auraient justifié le silence de mon père sur le sujet et le ton grave de la femme du cimetière ? Je n’en savais rien, et je ne savais même pas si j’étais de ces Martin du Besset dont le secret semblait se trouver inscrit sur ce monument.

Une pluie soudaine me conduisit sous les arcades de la place, devant la porte de la mairie. Les bureaux étaient ouverts et j’eus l’idée d’y relire l’acte d’état-civil que j’avais oublié. La secrétaire n’avait pas l’âge d’avoir connu la moindre guerre sur notre sol, mais du moins fit-elle preuve d’une grande efficacité pour retrouver la page du registre des naissances que je cherchais. Je la lus sans répondre à sa proposition d’en faire une copie. Mon père était né au lieu-dit Le Besset. La jeune femme perçut mon trouble : « Il y a un problème, Monsieur ? Ce n’est pas ce que vous cherchiez ?– Euh… Non, c’est juste que je ne sais pas où se trouve le Besset.– Vous ne pouvez pas tomber mieux, j’y ai vécu toute mon enfance, commença-t-elle rassurée.

2

Page 157: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Un lâche engagement

– Alors, vous connaissez la famille Martin qui habitait là-bas. Enfin, vous n’avez pas pu connaître mon père, mais regardez, c’est là-bas qu’il est né.– Ah bon ? Faites voir… Ah, vous êtes un Martin, et un petit-fils du Pierrot. C’est bizarre, je l’ai bien connu et j’étais persuadée que ses deux fils étaient morts sans enfants. Enfin, moi je ne connais que Lili, sa fille. Elle a des enfants mais ils ne s’appellent pas Martin, forcément. »

J’apprenais ainsi que j’aurais eu un grand-père, un oncle, une tante et même des cousins, moi qui avais tant souffert de ma solitude de fils unique. Et que mon père était tenu ici pour mort depuis des décennies. Je dis bêtement quelque chose comme « c’est pas possible ». Et elle se reprit alorss pour dire : « Enfin, je vois bien que je me trompe puisqu’il n’y a pas mention du décès de votre père en marge de son acte de naissance.– C’est qu’il vient juste de mourir, loin d’ici. Vous allez sûrement recevoir l’acte de décès.– Ah, je suis vraiment désolée. En tout cas, vous devriez y aller au Besset. Lili, elle sera sûrement contente de vous retrouver. Elle est tellement gentille. Vous savez, elle me gardait quand j’étais petite et que ma mère travaillait. »

Je pris le chemin du Besset, muni d’un plan griffonné par la jeune employée de mairie. Je découvris ainsi la maison où avait été élevé mon père, sans doute aux côtés d’un frère et d’une sœur. Je restai un moment planté devant à me demander ce que j’étais venu chercher. Une femme s’avança dans l’allée menant au portail. Lili. Pas la peine de se présenter. On se connaissait même si cela ne faisait que quelques jours. « Je t’attendais, viens ». La fille de la mairie lui avait-elle annoncé ma venue ou bien Lili s’attendait-elle à ce que ses quelques mots échangés devant le cercueil de mon père me conduisent jusqu’à elle ? Elle m’a d’abord présenté à deux enfants, ses petits-enfants, mes petits cousins donc, avant de leur demander de retourner jouer. Puis elle m’a fait visiter la maison en prenant soin de m’expliquer comment c’était « avant », du temps où mon père vivait ici. A la mort de son père, il y avait juste dix ans, elle avait tout refait. Elle avait hérité seule car mon père avait renoncé à sa part. Il l’avait appelée, et c’était la première fois qu’il lui parlait depuis tout ce temps. Il avait attendu la mort de son père, ce grand-père qu’il avait refusé de me faire connaître. La question me brûlait. Pourquoi tous ces mensonges ?

Lili me fit asseoir devant un bon café. « Je ne savais pas si tu viendrais. Je ne sais pas par où commencer. Tout ça, c’est la faute de personne. C’est la guerre d’Algérie. On nous disait pas que c’était pas la guerre. Mais bon, nos frères et nos fiancés partaient se battre, alors c’était quoi ? Ils revenaient tourneboulés pour ceux qui revenaient. Et Joseph, tu sais, mon autre frère, il est revenu dans un cercueil plombé ». Je l’ai laissé pleurer doucement, puis je me suis assis près d’elle pour la saisir par les épaules et faire sortir la vérité qui m’avait été cachée. « Ton grand-père ne l’a pas supporté. C’est vrai que Joseph était un peu son préféré. Moi, j’étais l’aînée mais je n’étais qu’une fille, bonne à garder ses frères et aider sa mère à la

3

Page 158: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Un lâche engagement

maison. Ton père était le deuxième. Il était un peu rebelle, il n’a pas voulu travailler ici et il est parti en apprentissage à la ville pour être électricien. Joseph était gentil, il faisait tout ce que le père voulait. Il se serait même marié avec une cousine que son père avait choisie pour lui. A la ville, ton père a rencontré du monde, ta mère, mais aussi un colonel parmi ses clients. C’est lui qui lui a donné la combine. Il lui a dit de devancer l’appel qui allait arriver et de s’engager dans l’armée de l’air. Ici, on n’a pas compris pourquoi partir dans l’armée alors qu’il y avait la guerre. Il n’avait rien d’un gars pressé d’en découdre. Mais il savait bien ce qu’il faisait : il n’est jamais parti en Algérie, il devait suivre une formation, puis former d’autres personnes à son tour. On avait besoin de lui dans son école. Et en Algérie, pas besoin de l’armée de l’air, il fallait des fantassins, c’est tout. C’était ça l’astuce pour ne pas partir.

« Le gouvernement avait bien dit qu’il ne prendrait pas deux fils de la même famille en même temps pour se battre là-bas. Mais si ton père ne partait pas, son frère devait partir à sa place. Joseph est parti, laissant ton grand-père tout seul, avec tout le travail qu’il y avait à la ferme. Il était déjà furieux après ton père. Alors quand les gendarmes sont arrivés pour annoncer le drame, comme il ne savait pas pleurer mais seulement crier, il s’est encore plus enragé contre ton père. Pour lui, c’est Jean qui aurait dû mourir, alors il préférait le considérer comme mort. Il a même dit qu’il me tuerait si j’essayais de le revoir. Pourquoi je l’ai écouté ? Qu’est-ce qu’il en aurait su ? J’ai perdu deux frères en une fois et je n’ai pas eu de neveu jusqu’à ce jour. J’ai gardé tous les enfants d’ici, je t’aurais bien gardé toi aussi. En plus, quand j’ai su pour ta mère… ».

Je restais hébété un moment. Après avoir cru découvrir une famille de héros, je me retrouvais nouvel orphelin d’un père qu’on m’avait fait admirer pour son courage à m’élever seul et qui se révélait un salaud ordinaire, engagé dans l’armée par lâcheté. Ce fut à Lili de me prendre dans ses bras pour arrêter mes larmes. Pleurais-je sur un père ignoble, sur un oncle mort trop jeune ou sur un enfant privé de l’amour d’une tante alors que sa mère était partie si vite ? Lili me poussa hors de la maison, ramassa quelques jonquilles dans l’allée, et me conduisit jusqu’au monument aux morts. Joseph Martin, 10 février 1938-21 novembre 1959. Victime de la guerre, victime de son frère. Et moi, aux côtés de Lili, deux autres victimes de ce passé, décidées ensemble à en être sauvées.

4

Page 159: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

« TRYPTIQUE AMOUREUX »

Premier tableau

4 Aout

Max est livide. Son estomac fait du yoyo. Il y a une heure, sa femme lui a appelé. Quel aplomb il lui avait fallu pour lui mentir. « Mais non, je ne la connais pas ! Bien sûr que c’est une erreur ! Comment peux- tu imaginer que je te trompe. Je t’aime Mamour ».

Cela fait une heure et pourtant la colère est installée en lui. Il a encore le teint blanc. Sa sueur a laissé des traces sous ses aisselles. Sa gorge est sèche. Ils s’étaient pourtant mis d’accord sur les sms autorisés. Ils avaient tout prévu avant le départ en vacances. Sarah ne devait lui envoyer que des messages codés. Des voitures en panne, des copains qui avaient besoin de lui. Pour éviter le pire. Et le pire est arrivé. Peut être l’a-t-elle fait exprès….Mais non, sa princesse ne peut pas lui faire un coup tordu. Les règles du jeu sont fixées entre eux et cela depuis le départ. Et puis en définitif, qui a laissé son portable professionnel dans le sac à main de son épouse ce matin ? C’est lui le pauvre idiot. Il y a deux mois il l’a retrouvée sur faceb. Il avait seulement envie de retrouver le fil de ses 20 ans. Goût d’histoire inachevée. Tellement banal. Elle avait répondu avec le ton qu’il lui connaissait si bien. Bien sûr que c’était elle. Bien entendu qu’elle ne l’avait pas oublié. Il savait par le reste de la bande qu’elle avait fini par se marier. Elle avait une fille. Sur la photo de profil il n’avait pas pu voir à quoi elle ressemblait. C’était la fée clochette qu’elle avait choisie pour se montrer. Sa fée de l’époque lui manquait. Terriblement. Il s’était lui aussi marié. Son fils était la seule raison qui le maintenait en vie. Lulu sa came, son bout de chou. Cette nuit là, il avait revécu les années folles de la vie estudiantine, les soirées arrosées, les débats politiques, les vacances au ski, les pop corn incendiaires, l’élevage de blattes de son pote Manu, les retours le dimanche matin à pied, les matches de foot, les impros à la batterie. Il avait retrouvé dans ses songes les traces indélébiles de son parfum Cacharel. Il la revoyait plagier la pub « Loulou, c’est moi ». Regard charbon, bouche rouge. Il avait dansé en rêves et avait senti son corps collé au sien.

Le lendemain, il lui avait envoyé un second message. Il n’avait rien oublié. Il regrettait de l’avoir repoussée ce fameux soir. Il venait à peine de rencontrer celle qui allait devenir sa femme. Il ne pouvait pas déjà lui être infidèle. Pourtant Sarah, c’était son amour de jeunesse, celui qu’il avait caché à la bande. Il avait passé tant de nuits allongé près d’elle immobile. Il avait partagé le clic clac de Manu sans oser la toucher. Il avait serré les poings quand elle se

1

Tryptiqueamoureux

Page 160: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

donnait si facilement à d’autres. Et puis il y a dix ans, au hasard d’une soirée, elle avait voulu l’embrasser. Il avait refusé. Il s’en voulait aujourd’hui amèrement. Tout ça, il osait enfin lui avouer. Sans aucun espoir que de celui de libérer sa conscience. Il avait été si amoureux. Elle n’avait rien vu. Quand il s’est marié il a juré fidélité. Il refusait de faire souffrir celle qui avait pansé les blessures. Pas envie de reproduire l’histoire paternelle. Ce qui s’est passé après ce second message de juin lui a échappé. L’ange posté sur son épaule droite le ramenait à la sagesse. Le petit démon sur l’épaule gauche le provoquait. Des centaines de mails ont eu raison de son cœur. Il avait pourtant dit qu’il ne voulait pas qu’ils se revoient. Trop dur. Il ne résisterait pas à ses douces lèvres. Ça faisait si longtemps qu’il voulait les goûter. Il n’avait pas non plus imaginé qu’ils seraient aussi vite tombés amoureux. Retombés dans le panneau. Un 13 juillet, il a posé sa journée, a fait cent-cinquante kilomètres. Un 13 juillet, Sarah a menti à son mari. A fait autant de kilomètres. Elle l’a appelé avant d’arriver au parking où il l’attendait. Il avait tout organisé, le déjeuner au restaurant, les roses livrées pour le dessert. Son cœur battait bien fort. Dans les derniers échanges, ils s’étaient dit qu’ils ne s’embrasseraient pas. Pour éviter de succomber trop vite. Un chevalier n’aimait que d’un amour courtois les princesses. Mais sa bonne volonté a volé en éclats. Elle était telle que dans ses souvenirs. De la douceur en plus dans les yeux. Il l’a embrassée. Elle lui a offert deux figurines : un chevalier et une princesse. Ne pas savoir quoi se dire, être déçus, ne pas ressentir l’osmose présente dans leurs mails, ces angoisses là, leurs bouches les ont balayées. Ils se reconnaissaient. L’évidence. Pas un instant son ange n’est venu lui planter ses griffes dans l’épaule. Comme un souffle de répit pour lui permettre d’effleurer le paradis. Il a fallu rentrer.

Se promettre de se revoir plus longtemps. Calmer cette envie qui se logeait dans le bas ventre. Sur le chemin du retour, il a pleuré. Il avait la certitude qu’elle était la femme de sa vie. C’était sa muse idéale, sa compagne rêvée. Elle était mi princesse mi sorcière. Suffisamment romantique pour lui écrire des belles phrases et terriblement coquine pour faire brûler son feu intérieur. Le lendemain, sa princesse lui a envoyé un message catastrophique. Son mari savait tout. Il a eu soudain peur de faire aussi vaciller son propre mariage. Il n’en était pas question. Si son histoire à elle prenait l’eau, la sienne ne le pouvait pas. Son lulu avait le droit de grandir avec son père et sa mère. Il a espacé ses messages tout en lui proposant son épaule, la droite, pour se reposer. Ils savaient tous deux que leur histoire était finie. Il était lâche. Définitivement. Mais le preux chevalier ne pouvait pas se résoudre à la perdre encore. Il jouait avec les mots, continuait à l’embraser derrière un clavier, lui promettait une vie ensemble dans l’au-delà. Il était fier d’avoir pu la rendre amoureuse. Elle l’avait snobé durant des années. C’était un

2

Tryptiqueamoureux

Page 161: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

juste retour après tout.

Max retourne à son bureau, toujours aussi pâle, avec des rêves en moins. La secrétaire lui passe un appel. C’est encore sa femme. Un autre message vient d’arriver. Il faut qu’elle arrête. Il est en colère contre lui-même et contre elle. Elle est malheureuse mais il ne descendra pas dans son abîme. Il part en vacances la semaine prochaine. A promis un chien à son fils pour Noël. Et puis ça lui dirait bien d’avoir un autre enfant.

3

Tryptiqueamoureux

Page 162: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Deuxième tableau

1 Juin

Cher revenant,

Mais qu’est ce qui a bien pu te passer par la tête pour mettre mon nom sur ce moteur de recherche ? 10 ans ! Et oui dix années ont passé depuis notre dernière soirée ensemble …Tu as raison, nos vies auraient pris un tournant très différent si tu avais fait le choix de rester… Penses-tu encore que c’était la téquila qui nous avait fait nous dévoiler enfin ? Crois tu réellement que la folie de cette soirée était la seule raison à tout ça ? Ta lettre tend à me prouver le contraire. Si tu savais comme j’ai eu plaisir à ouvrir ma boite mails ces derniers jours…Si tu pouvais imaginer mon expression à la lecture de ta longue prose, celle de hier … Toi charmeur, espiègle et fou ? Tu n’avais pas besoin de me le réécrire, je te connais si bien ! Que s’est il passé dans ma vie depuis ? Tu es bien curieux ! Bien sûr que j’ai continué. Bien entendu que j’ai souvent regretté. Tu me demandes comment je suis aujourd’hui physiquement ? Quelle importance ? Tu trouveras dans cette lettre une photo de moi. C’est celle qu’un ami a prise quelques jours après ton départ. Le regard est fuyant, il hésitait entre aller te chercher ou retourner à sa vie. Les amis m’ont dit que rien ne te ferait changer d’avis, tout cela était si soudain que j’ai accepté sans rien dire. Ce regard est resté longtemps jusqu’à ce « qui tu sais » vienne y rallumer des étoiles. Moi aussi je reste nostalgique de ces années d’amitié, de ces vacances et nuits passées ensemble. Moi aussi je rêve souvent à ce qu’il se serait passé si nous avions franchi le pas. Pourquoi à aucun moment nos mains n’ont cherché à se toucher dans ce canapé qu’on a partagé si souvent….Pourquoi nos corps n’ont jamais osé se rapprocher ? Nous étions à la croisée d’un chemin, la vie d’adultes en face, le carrefour du choix sous nos pieds. Alors comme cela tu es marié ? Tu as un fils ? Nos enfants ont presque le même âge. J’ai bien saisi ton ironie à la fin de ton mail « bises à ma fille » penses-tu sincèrement qu’elle aurait pu être la tienne ? Aurait-on pu passer de cette précieuse amitié à autre chose ?

Je t’avoue que j’y étais prête même sans la téquila. Ma fille me ressemble, fière elle refuse de pleurer quand on la punit, fleur bleue elle pense que le prince charmant existe. Malgré ta demande d’une

4

Tryptiqueamoureux

Page 163: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

photo récente, j’ai décidé que seule la photo du passé accompagnera ma lettre d’aujourd’hui. Tu recevras mon reflet du passé avant mes rides du présent. Seulement pour que tu saches. J’ai besoin que tu voies la peine qui s’est figée dans mon regard, il y a 10 ans….J’ai imprimé ton message et je l’ai relu plusieurs fois depuis mon réveil. Pour y trouver l’humour, y retrouver ton visage un peu effacé. Je ne cherche pas à savoir à quoi tu ressembles. Quel intérêt de connaître les contours du visage de l’homme que tu es devenu ? Quel besoin pour toi de voir celle que je suis ? Tu as la nostalgie du passé, le présent ne doit guère te passionner…D’ailleurs aucune question sur « qui tu sais » ! Je t’en veux presque de revenir mettre de l’imprévu dans ma vie ! Tu avais deux portes, deux chemins bien différents il y a 10 ans….D’après ce que je lis, ton chemin t’a plutôt réussi ! Le mien aussi d’ailleurs. Est ce nécessaire de se mettre en danger ? Je te propose un marché d’écriture ! A chaque mail nous envoyons une image ou une photo. Je commence puisque c’est moi qui dicte la règle ! Tu verras donc une image connue mais passée. Celle là n’existe plus vraiment. Si c’est elle que tu cherches, gardes cette photo et ne m’écris plus. Si tu veux savoir ce qu’elle est aujourd’hui, déchires l’image et écris moi. Celle qui restera ton âme sœur à jamais.

5

Tryptiqueamoureux

Page 164: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

TRYPTIQUE AMOUREUX

Troisième tableau

4 Aout

Bon c’est clair. Mon mari me prend pour une conne. Une conne innocente. Une abrutie de première. Non je ne te trompe pas et patati et patata. Comme si j’avais dû attendre ces putains de sms pour me douter qu’un truc ne collait pas. Ce qui me met le plus en colère c’est qu’il ait pu croire que j’allais croquer à ce mensonge de gamin. Deux mois qu’il a retrouvé le sourire et perdu le sommeil. Deux mois qu’il se lève plus tôt. J’ai même remarqué qu’il ne me demandait plus de lui préparer sa gamelle pour le déjeuner. Il mange dehors qu’il me dit. Tu parles…Il ne mange plus. Il a au moins perdu 6 kilos. Ca lui va bien. Le soir quand il rentre il embrasse son fils, joue avec lui et me regarde après. J’ai même changé de coupe de cheveux et il n’a rien vu. Il ne veut plus aller au match avec Marc. Fatigué qu’il est, tu parles. Samedi dernier, il est revenu avec un livre pour Lulu « Les amoureux ». C’était un livre pour filles. Lulu a rigolé quand ils ont tourné les pages ensemble. J’ai même cru entendre ma mère comme il est bizarre parfois ton mari. C’était sa nouvelle collègue qui lui avait conseillé de le lire. Ouais quand on connaît ses collègues, on ne peut qu’avoir des doutes….Donc, depuis deux mois, je fouille ses poches, regarde dans son téléphone, espionne sa boite mails. J’ai rien trouvé. J’ai lavé ses chemises en respirant fort dedans avant. Pas de parfum étranger. J’ai appelé au bureau souvent, il y était toujours. Sauf en juillet où j’ai voulu savoir si ma mère pouvait rester dîner. Il était à l’extérieur. Ca lui arrive souvent. Je n’ai pas senti le mal. Et puis voilà. Ce matin j’ai déposé Lulu à l’école. J’allais passer ma journée à faire du shopping. Mon mari est très généreux avec moi. Il me laisse sa carte et m’encourage à aller m’amuser. J’ai entendu un bip sortir de mon sac. Ma première pensée a été Merde il a oublié son portable de boulot. La deuxième chose qui m’est venue ensuite je vais le tuer.

Tes mots me manquent. Tu es loin. Je regarde les étoiles chaque soir et je pense à toi. Mon chevalier, tu me manques. Ta princesse.

6

Tryptiqueamoureux

Page 165: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Ton examen médical s’est il bien passé ?

Berk. J’ai rigolé, cru à une erreur. Mais le coup de l’examen, c’était pas une connerie. J’ai appelé au bureau pour lui dire. Tu as oublié ton téléphone dans mon sac. C’est qui ta princesse ? Tu me trompes. J’en suis sûre maintenant. Ah t’as beau jeu avec ta prétendue fidélité que t’exposes à tous les potes. C’est toi qui as voulu te marier à l’église. Pour le coté sacré tu disais. Et là le baratin d’un mec lâche, qui assume pas les dérives de sa queue. J’ai raccroché, j’avais envie d’y croire un peu qu’il était honnête mon mari. Je l’ai épousé pour ça. Son honnêteté. Il bosse dur, gagne bien sa vie. M’ennuie pas trop avec ses potes, il n’en a plus. Il m’offre des fleurs. Adore son fils. Il est fidèle.

Deuxième bip.

Notre après midi restera gravée dans ma peau. Ces journées loin de toi sont un supplice. Nous serons libres dans notre au delà. Libres de nous aimer. Tu es ma respiration.

Là j’avoue j’ai gerbé. Toutes ces niaiseries c’est dégueulasse. J’ai rappelé au bureau. Sa voix tremblait à peine. C’était écœurant. Il m’a dit qu’il rentrerait plus tôt ce soir. Dans Biba le mois dernier, ils parlaient des actes manqués. C’est quand tu fais un truc qui en fait veut dire autre chose. C’est ça, il m’a fait son acte manqué. C’est la première fois qu’il part au bureau sans son téléphone pro. J’ai éteint l’objet du délit. J’ai réservé nos prochaines vacances. Commandé un chien pour Noel. Ce soir je lui ferais un deuxième enfant. Il n'osera plus me dire non.

FIN

7

Tryptiqueamoureux

Page 166: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Parce que mentir n'a jamais été bénéfique pour quelqu'un. Parce que ça n'a jamais abouti qu'à la vérité qui éclate, aux relations qui se brisent. Maëlle, on lui a menti. Mais on l'a aussi trahie. Parce que les apparences sont parfois trompeuses et la réalité nous cache biens des secrets.

- Il ne t'aime pas Maëlle. Tu ne vois pas qu'il se sert de toi ? S'énerva Louis en rogne de voir son amie aussi naïve, elle qui était d'habitude plus intelligente que cela.

- Tu dis cela simplement parce que tu ne le supportes pas. Tu ne l'apprécies pas depuis le début, répondit-elle sèchement.

Un énième conflit fit surface au sujet de la relation de Maëlle et Théo. Était-elle aveuglée par l'amour ? Il y avait de grandes chances. Cependant, Louis cherchait à la pousser dans ses retranchements pour qu'elle se rende compte de la situation. Il pensa en son for intérieur que c'était un mal pour un bien. Elle en serait anéantie, il le savait pertinemment. Mais il n'en pouvait plus de voir cet infâme individu s'amuser avec les sentiments de sa meilleure amie. Il serait là pour la ramasser à la petite cuillère comme on dit si bien. Pour l’aider à se relever et c’était évident qu’il prendrait le temps qu'il faudrait pour recoller les milliers de morceaux, si ce n'est plus, brisés en elle, dans l’hypothèse où cela arriverait.

- Je suis bien avec lui, tu comprends ? Je suis heureuse Louis, alors s'il te plaît accepte-le, s'exclama la jeune fille.

- Je... Euh... D'accord, opina Louis sans rechigner.

Pour Louis, Théo n'était qu'un piètre menteur quant au sujet de ses sentiments. Prétendre qu'il était fou amoureux d'elle n'était qu'un tissu de mensonges inventé. Ce ne serait d'ailleurs pas le premier mensonge qu'il servirait sur un plateau d'argent avec en cadeau du homard fumé et une coupe de champagne. En effet, Théo avait, il y a deux ans de cela fait croire à tout le lycée que sa mère était partie en mission humanitaire en Afrique Subsaharienne pendant une durée qu'il disait indéterminée ; « Autant de temps que les gens auront besoin d'elle là-bas », répondait-il chaque fois qu‘on le questionnait à propos de la date de retour de sa mère que tout le monde rêvait de rencontrer. De ce fait, il était contraint de s'occuper de son père qui avait été amputé de sa jambe lors d'une embuscade dans laquelle il avait failli perdre la vie en Afghanistan. Il avait inventé cette histoire de toute pièce dans le simple but de cacher les déboires d'une mère alcoolique et la misère d'un père exerçant un travail, si l'on pouvait le qualifier de tel, sous payé et dans des conditions plus que dégradantes. Théo avait honte. Il avait menti par honte, certes, mais il avait menti. Les raisons qui l'avaient poussé à commettre cet acte étaient peut-être recevables, il avait certainement peur du jugement des autres,

1 un mal pour un bien

Page 167: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

mais ça ne l'en excusait pas. Puis, comment avaient-ils pu croire un seul instant à ces histoires saugrenues ? Peut-être n’étaient-ils que de simples enfants ! Un mensonge restait un mensonge. Par omission ou par choix cela restait une trahison.

Maëlle n'avait jamais eu vent de cette histoire. Et peut-être que si elle en avait eu ne serait-ce qu'un écho, elle se serait méfiée. Ou en tout cas, elle aurait protégé ses arrières dans l'éventualité d'un mensonge. Elle aurait érigé des barrières et des murs de protection, comme ceux qu’on l’habitude de construire les personnes si souvent blessées et trahies. Parce que c’est comme ça que ça fonctionne dans la vie. On accorde notre confiance à de parfaits inconnus, plus ou moins vite selon les gens et on se la récupère vite fait bien fait avec en prime un lot de mensonges et de trahisons. On se forge une carapace impénétrable pour ne plus jamais avoir à revivre cette situation de faiblesse. Car oui, quand on est trahi, on se sent faible. Faible d’avoir donné notre confiance à des personnes qui au final ne la méritaient pas. Parce que le plus dur concernant la trahison : c’est qu’elle ne vient jamais de nos ennemis, mais de ceux en qui nous faisons le plus confiance. La jeune adolescente avait d'ailleurs rendez-vous avec son copain l'après-midi même pour parler. Elle ne se doutait pas une seule seconde de ce que Théo allait lui annoncer. Bien évidemment, elle était loin de savoir les vraies raisons de ce ''rendez-vous'', sinon l'excitation qui la parcourait aurait vite prit la fuite. Aucun doute que Madame Joie aurait pris ses jambes à son cou emportant avec elle ses enfants, Bonheur, Euphorie et surtout Amour. Elle aurait volontiers laissé la place à de nouveaux locataires comme Monsieur Rage accompagné de sa femme Déception. Peut-importe le chemin qu’empruntent la vérité et le mensonge. Au final, la vérité finie toujours par arriver et pointer le bout de son nez retroussé.

- Salut mon cœur, prononça la jeune fille enlaçant son petit-ami qui eut un léger mouvement de recul. Tellement sous le charme et excitée à l’idée de savoir ce que Théo lui réservait, elle ne le remarqua même pas.

- Euh.. Attend, écoute Maëlle il faut qu’on parle. Je ne sais pas trop comment te l’annoncer mais ça ne peut plus durer comme ça. Pardonne-moi. Pardonne-moi pour ce que je m’apprête à te dire mais c’est important. Euh.. Bon, alors voilà.. Comme tu le sais si bien, aujourd’hui ça fait deux mois que nous sommes ensemble. Tu ne te doutes absolument pas de ce qui va se passer et tu vas vite déchanter quand tu auras entendu ce que j’ai à te dire.. Pour être honnête, cela fait deux mois que je joue la comédie en prétendant t’aimer alors qu’il est évident que j’en aime une autre.

Quelque chose à l’intérieur de Maëlle venait de se briser. La jeune fille ne réalisait pas encore les propos de Théo.

2 un mal pour un bien

Page 168: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

- Je suis vraiment désolé, reprit-il, seulement c’était le seul moyen que j’ai trouvé pour pouvoir l’atteindre elle. Pour avoir une chance d’exister à ses yeux. Tu ne sais absolument pas de qui je parle, mais tu en tomberas des nues quand je te dirais son prénom. Tu es bien trop naïve pour te douter de quoi que ce soit. Et crois-moi les gens qui t'entourent ne sont pas forcément ce que tu crois. Ne t'a-t-on jamais prévenu qu'il fallait se méfier des apparences ? Tu ne soupçonnes pas ce que les personnes de ton entourage sont capables de faire dans ton dos. Je suis sincèrement désolé que ce soit tombé sur toi, je ne voulais pas te faire de mal ou jouer avec tes sentiments, mais il me fallait une proie pour mettre mon plan en exécution. Je n’ai pas choisi mon attirance pour Léna, ça m'est un peu tombé dessus comme on attrape une maladie. Maintenant que j'ai réussi à avoir ce que je voulais, il est temps pour moi de mettre fin à notre relation. Je ne voudrais pas te faire espérer plus longtemps des choses que tu n'auras jamais. Ça fait maintenant une semaine que je sors avec elle et je ne savais pas comment te l'annoncer. Je me suis dit que ce ne serait pas correct par texto alors j'ai préféré te le dire en personne. Tu aurais dû te méfier. Tu aurais dû écouter Louis.

Que répondre à cela ? Rien.

Elle partit. Elle partit et prit la fuite, fuyant la vérité empoisonnée, cadeau d’un mensonge déguisé, résultat d’un complot orchestré. Au final, elle ne savait même plus à qui elle en voulait le plus : Théo ou elle-même ? Elle se sentait blessée, trahie. Pourtant, le sentiment le plus atroce n’était pas dû au mensonge en lui-même, mais plutôt à la déception d’une vérité qui se dévoile. Maëlle avait fait le choix de s’isoler un moment ignorant les innombrables appels de son meilleur ami.

Avoir le cœur brisé. En morceaux. En éclats. Déchiré par tant de sentiments. Avoir le cœur brisé.

Maëlle détestait cette expression. Dire qu'un cœur pouvait se briser était techniquement impossible. Pour qu'un cœur soit brisé, il aurait fallu que l'homme eut été mort, et même, il n’aurait pu être brisé. Il aurait seulement cessé de respirer. Cependant, l'expression prenait tout son sens ici. Elle venait d’en comprendre l'emploi. Elle ressentait une compression au niveau de sa poitrine, et elle pouvait facilement compter tous les éclats de morceaux causés par son cœur brisé.

Elle avait donc décidé de partir et de quitter la ville. Depuis le début elle se mentait à elle-même parce qu’elle ne voulait pas voir la vérité en face. Parce que la vérité fait mal. Parce que la vérité écorche. Parce que la vérité tranche. Mais aussi parce que la vérité nous rattrape toujours. Peu importe le temps que dure le mensonge, la vérité finit toujours par refaire surface Et quand elle passe, plus rien n’est comme avant. Elle

3 un mal pour un bien

Page 169: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

détruit tout sur son passage. Elle laisse place à la déception, aux remords, à la haine. Maëlle n'imaginait pas que quelque chose de pire puisse lui arriver et pourtant, le coup de fil de Louis, elle allait le regretter. Elle allait le regretter mais il n’aurait pu en être autrement. Ce coup de fil lui annonça simplement qu'une lettre allait arriver.

Une lettre. Une vérité qui l’attendait au tournant et qui allait changer le cours de sa vie.

- Tu te rends compte que depuis tout ce temps tu étais en train de me mentir en prétendant être ma mère. Pourquoi me l’avoir caché ? Cria Maëlle révoltée et à la fois dévastée par les révélations de celle qui jusqu’à présent se trouvait être sa mère.

- Parce que je t’aimais Maëlle ! Je voulais ce qu’il y a de meilleur pour toi et tu n’aurais jamais pu être heureuse auprès d’elle, répondit la mère de Maëlle désarmée. Elle était une toxicomane qui était dépendante à la drogue. Imagine un peu le monde dans lequel tu aurais vécu, dans lequel tu aurais grandi.

Le moment était venu pour elle de se confronter à la vérité. La réalité était là, encore plus réelle qu’elle ne l’avait jamais été. Pendant tout ce temps, elle s’était menti à elle-même croyant qu’elle avait fait le bon choix. Qu’elle avait fait cela que pour Maëlle, pour son bien et pour qu’elle puisse vivre une belle vie et s’épanouir auprès d’une mère qui la chérirait et l’aimerait d’un amour inconditionnel. Mais c’était faux ! Ce n’était qu’un mensonge dont elle s’était servie pour avoir bonne conscience. Ce n’était qu’une excuse pour rendre légitime l’acte qu’elle avait commis il y a 16 ans. Angélique ne l’avait fait que pour elle. C’est aussi simple que ça.

- Tu ne crois pas qu’elle m’aimait aussi ? C’est ma mère ! Comment as-tu pu m’arracher aux bras de ma mère en sachant qu’un jour j’apprendrais la vérité et qu’a fortiori je t’en aurais voulu ? Je n’arrive sincèrement pas à te comprendre. Désolé, maman.. Je m’en vais. Je dois aller la rejoindre.., déclara Maëlle en s’enfuyant sans prendre la peine de faire sa valise.

La colère. La déception. L’incompréhension. Le doute. La rage. La peine. L’affliction. Tous ces sentiments qui l’empêchaient de réfléchir et de penser sans confusion.

Au final, la ligne entre la vérité et le mensonge est infiniment petite et si fine que parfois, il est facile de la franchir et de se trouver de l’autre côté. Nous vivons dans un monde d’apparences. Un monde faux tout en aspirant à être vrai. Tout le monde ment. Certains mentent comme ils respirent, d’autres parce qu’ils n’ont pas trouvé d’autres choix pour leur survie. Comment s’affirmer et dire la vérité dans un monde de mensonge ? Tout n’est que pure fiction. Comment croire à l’illusion d’un monde perdu et corrompu ? Comment sauver l’humanité de ce vice qui la mènera à sa perte ? Nous faisons partis

4 un mal pour un bien

Page 170: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

d’un monde qui n’est que mensonge et trahison. Un monde corrompu où ne règne en maitre que l’individualisme et le pouvoir.

La voilà la morale de l’histoire : là où règne le mensonge, règne la corruption. Et par-dessus tout la fin de l’humanité.

Et si ce n’était pas la fin. Et si au contraire, c’était le début de la fin. C’est une nouvelle histoire qui commence. Un nouveau départ pour recommencer tout à zéro. Effacer. Gommer. Tracer. Dessiner. Modifier. Ecrire. Ecrire les nouveaux morceaux de sa vie.

5 un mal pour un bien

Page 171: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Un parfum de vengeance

UN PARFUM DE VENGEANCE

Trente minutes de retard ! Le froid était terrible. Il remonta son col et réajusta son

cache-nez. Des petits ronds de vapeur s’échappaient de sa bouche entrouverte,

tandis que quelques flocons de neige entamaient une valse lente autour de lui.

La colère commençait à le gagner. Marièle exagérait, mais ce n’était point là une

nouveauté. Il avait toujours supporté ses lubies de gosse de riche, et aujourd’hui

encore, il continuait à subir.

Les rares passants qui empruntaient cette rue pour rentrer chez eux le regardaient

bizarrement en accélérant instinctivement le pas. Ils devaient le prendre pour un

cinglé ! Il en aurait fait de même ! Qu’est-ce qu’un homme censé « normal » pouvait

bien faire à une heure aussi avancée, par un temps pareil, sous l’unique réverbère

d’une rue pas très fréquentée ? Un nouveau coup d’œil à sa Rolex, vestige du temps

de sa splendeur, lui indiqua vingt et une heure cinq. Une bouffée de haine violente

à l’égard de son épouse l’envahit tout entier, lui donnant presque chaud. Elle le

tenait « par les couilles », ainsi qu’elle se complaisait à répéter devant leur cercle

de relations, afin de mieux l’humilier. Mais l’enjeu était de taille, et il ne pouvait se

permettre de l’irriter davantage. Aussi décida t’il de mettre son orgueil dans sa poche,

et reprenant les cent pas dans la rue glaciale, il prit son mal en patience, et attendit.

Il avait été extrêmement surpris par son appel de la veille, vu qu’ils ne

communiquaient plus que par avocat interposé. Il avait d’ailleurs marqué un temps

d’hésitation. Il n’avait pas reconnu sa voix. Elle était nasillarde, comme éraillée. Une

voix d’outre tombe, avait-il pensé sur le moment. Elle avait dû sentir son hésitation,

car elle avait précisé : « Une sale rhino », avant d’enchaîner : « Attends-moi à

vingt heure trente précises dans la rue qui fait l’angle de la quatrième et cinquième

1/5

Page 172: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Un parfum de vengeance

avenue. Je suis décidée à accéder à ta demande, mais j’ai une ultime chose à te

demander en contrepartie. Ce sera ma condition sine qua non. Après, tu seras libre

comme l’air, libre de refaire ta vie avec ta pouffiasse ». Sans lui laisser le temps d’en

placer une, elle avait raccroché.

« Ta pouffiasse ». Ces mots résonnaient encore à ses oreilles. Elle avait voulu parler

de Catharina. Catharina était ce qu’il lui était arrivé de mieux depuis ces dernières

semaines. Catharina avec ses grands yeux sombres et sa chevelure de miel. Il

l’avait rencontrée un soir dans un bar enfumé, alors qu’il noyait son mal d’être dans

la boisson. Une voix chaude lui avait fait lever le nez du énième verre de tequila

qu’il venait d’avaler. Ce visage lui avait paru étrangement familier. Il avait mis cette

impression sur le compte des effets souvent bizarres de l’alcool.

- Monsieur, ne pensez-vous pas que vous avez assez bu pour ce soir ?

D’ailleurs, je crois que le bar va fermer.

Il avait opiné du chef, et en tentant de se mettre debout, il serait certainement tombé

si la jeune inconnue ne l’avait pas soutenu. En y repensant, il ferma les yeux pour

mieux sentir à nouveau la chaleur de son corps souple et ferme. Le contact de sa

peau avait fini de l’enivrer. Un effluve de parfum lui avait agréablement titillé les

narines. Il avait souri bêtement et béatement en lui disant d’une voix pâteuse :

- « Vengeance » de Guériani ?

- Ah ! Je vois que monsieur est fin connaisseur ? Avait-elle répondu en

resserrant son étreinte.

« La jeune ingénue ne croit pas si bien dire ! » avait-il pensé. Mais c’était là une bien

longue histoire qui le fit remonter plusieurs années en arrière.

2/5

Page 173: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Un parfum de vengeance

Il était alors un tout jeune homme, qui travaillait au sein d’une importante société : la

Guériani’s cosmétiques. Il y était entré comme simple vendeur, puis très rapidement,

il s’était fait remarquer pour son incroyable sens inné de la vente. Chaque jour, son

rayon atteignait un chiffre d’affaires faramineux. Monsieur Guériani en personne en

avait été fort impressionné, et l’avait convoqué dans son imposant bureau sentant

à plein nez le cuir et le luxe. C’est ainsi qu’en l’espace de quelques mois, il s’était

retrouvé propulsé successivement au rang de chef de rayon, puis directeur des

ventes, avant de finir au poste convoité de directeur du marketing. Le succès était

entré dans sa vie et s’était lové au creux de son être. Il aimait cette sensation, mais

savait que seul un travail ardu lui permettrait de poursuivre son ascension.

A l’époque, il fréquentait une jeune fille, très belle, Miléna. Mais Miléna avait un

énorme handicap : elle ne répondait pas du tout aux critères qu’il s’était forgés. Il en

était éperdument amoureux mais elle était issue d’un milieu fort modeste et hélas

pour elle, Hans était quelqu’un de considérablement ambitieux. …

Jusqu’au jour où il fut convié à une réception donnée par Monsieur Guériani, dans

sa propriété située au cœur de la vallée de la Chevreuse. Le cadre était magnifique,

la journée superbe et jamais encore il n’avait vu pareille débauche de luxe. Il en fut

littéralement subjugué. Une vérité lui avait explosé en pleine tronche. C’était ainsi

qu’il concevait l’existence. Sa vie présente lui apparut alors comme terne et bien

insipide. La villa des Guériani pullulait de monde. Il fallait posséder un enthousiasme

à toute épreuve doublé d’une mémoire d’éléphant pour se rappeler le nom et les

mérites de chacun. Madame Guériani avait tenté de mélanger les riches associés de

son époux à l’hétéroclite tribu du monde des cosmétiques.

Il venait de passer en revue la collection de masques africains du vestibule et

déambulait nonchalamment parmi les invités, quand il avait été accosté par une

jeune personne, dans la voix de laquelle il avait cru déceler une pointe de défi mêlée

à une sorte d’admiration :

- Bonjour monsieur Freneuil, ainsi voilà donc le protégé du grand manitou ? Lui

avait-elle lancé ironiquement en pointant le menton en avant.

3/5

Page 174: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Un parfum de vengeance

Puis elle lui avait tendu une main fine et manucurée et devant sa mine déconfite, elle

avait enchaîné :

- Oh pardon ! Je ne me suis pas présentée : Marièle Guériani.

La fille du grand manitou portait une robe chinoise, un modèle de dissimulation

et d’exhibition. Fermée haut dans le cou, mais laissant les bras nus. Lorsqu’elle

bougeait, les pans fendus de sa jupe dévoilaient par moment ses cuisses. Avec sa

courte chevelure de jais et ses yeux clairs, elle était tout l’opposé de Milena. Elle

n’était pas spécialement jolie, mais quelle classe ! A la façon dont elle le couvait du

regard, il sut de suite qu’avec son physique de viking, il ne lui était pas indifférent.

Hans avait compris tout le parti qu’il pouvait tirer de la situation. Et avant que la

journée ne tire à sa fin, il savait ce qu’il lui restait à faire.

Pauvre Milena ! Il avait été à un pouce de céder, mais l’ambition, la soif du pouvoir,

l’avaient emporté sur les sentiments. Comme à son habitude, la jeune fille s’était

montrée digne, jusque dans la souffrance. Elle avait paru sur le point de lui dire

quelque chose, puis finalement elle s’était rétractée. Elle l’avait regardé une dernière

fois de ses grands yeux de biche, son menton s’était mis à trembler, puis sans un

mot elle avait quitté l’appartement. Il ne devait plus jamais la revoir par la suite. Un

jour, il apprit par hasard qu’elle avait quitté la ville peu de temps après leur rupture et

il n’eut plus jamais de nouvelles.

Quant à lui, il était devenu le gendre du « grand manitou », et par la même,

son « bras droit » comme ce dernier se complaisait à l’appeler en lui donnant de

grosses claques dans le dos. Il faut dire qu’Hans possédait réellement un sens

acquis des affaires. Sa jeunesse et sa fougue aidant, la Guériani’s cosmétiques

connut en quelques années un tel essor, que son beau-père lui offrit, pour ses cinq

ans de mariage avec Marièle, vingt cinq pour cent de ses actions dans la société.

4/5

Page 175: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Un parfum de vengeance

Hans était enfin riche et reconnu. A son tour, il donnait de somptueuses réceptions

dans une somptueuse demeure. Ce qui était loin d’être aussi somptueux, c’était son

mariage.

Aujourd’hui, soit quelques trente ans après, il n’était plus qu’un homme quasiment

ruiné. Dernièrement, il avait fait des spéculations qui s’étaient révélées désastreuses.

Il ne lui restait plus que ses actions, cadeau de son « vénéré » beau-père. Or, il

venait d’apprendre que celui-ci lui avait fait un cadeau empoisonné à l’époque. Il

avait induit une clause qu’Hans ignorait, mais que Marièle connaissait, la traîtresse !

Elle stipulait que si son gendre venait à se séparer de sa fille bien-aimée, celle-ci

récupérerait ses parts, illico presto, à moins bien sûr qu’elle n’y renonçât de son plein

gré.

Or, Marièle était bien la digne fille de son père : intransigeante et dure en affaires.

Mais Hans n’avait rien à leur envier. Il était arriviste et dénué de tout sentiment.

Jusqu'à ce qu’il rencontrât Catharina. Etait-ce l’âge ? La peur de finir seul et aigri ?

Toujours est-il qu’elle avait su faire battre à nouveau ce cœur qu’il croyait à jamais

mort.

Pourtant, elle s’était révélée farouche et sauvage. Et c’était justement ce qui lui

plaisait. Il en avait un peu marre de toutes ces filles trop faciles. C’est à peine si

Catharina se laissait tenir la main. Elle rejetait en arrière ses longs cheveux d’or en

riant d’un doux rire de gorge :

- Nous avons tout le temps, lui disait-elle, apprenons d’abord à nous connaître.

Il en était tombé follement, passionnément amoureux. Elle était comme l’air qu’il

respirait. Il voulait pouvoir tout lui offrir ! Il était décidé à se battre becs et ongles

pour ne pas perdre le peu qui lui restait ; d’autant que « Vengeance », le dernier

parfum qu’il avait contribué à lancer sur le marché, alors que personne n’y croyait

réellement, faisait un tabac dans toute l’Europe. Le coût des actions avait monté en

flèche. Et apparemment, ce soir, Marièle était prête à lui proposer un marché. « Mais

que faisait-elle bon sang !! »

5/5

Page 176: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Un parfum de vengeance

Il en était là de ses tergiversations, lorsqu’un break noir s’arrêta à quelques mètres

de lui. La rue était sombre et le réverbère sous lequel il attendait faisait un contre-jour

gênant qui l’obligea à plisser les yeux pour mieux distinguer. Une portière s’ouvrit,

quelque chose fut projeté violemment hors du véhicule, qui redémarra sans attendre

son reste.

Hans resta quelques secondes figé. Tout s’était passé si vite, qu’il aurait pu croire

avoir tout imaginé, si une forme aux contours indistincts ne gisait à terre, sur le

bas côté de la chaussée. Maintenant les flocons tombaient dru et la visibilité était

pratiquement nulle quand d‘un pas mal assuré, il traversa la rue déserte. Il faillit

trébucher sur une sorte de gros sac et retint un juron. Il se pencha et gratta une

parcelle de l’épais duvet laiteux qui recouvrait presque entièrement « la chose ».

Un visage d’une blancheur cadavérique lui apparut, qu’il reconnut immédiatement :

Marièle. Il faillit vomir : l’odeur, le sang, la position du corps. Un objet roula à ses

pieds, qu’il saisit machinalement : un pistolet ! Au même instant, un coup violent

l’atteint à la nuque et il sombra dans le néant.

….

« UN CRIME AU DOUX PARFUM DE VENGEANCE DANS LE MONDE DES

COSMETIQUES, la perpétuité requise pour Hans Freneuil ….. » titraient ce matin

tous les journaux, du quotidien à la presse à scandale.

La jolie jeune femme eut un sourire angélique en relisant le journal qu’elle tenait

à la main. Elle passa un coup de peigne dans ses longs cheveux blonds. Un

homme à l’allure juvénile entra dans la salle de bain. Il lui ressemblait trait pour trait.

Machinalement, son regard se posa sur le journal.

- Bonjour sœurette, lui dit-il d’une voix nasillarde, comme légèrement éraillée.

Tout va comme tu le désires ?

- Absolument, répondit Catharina à son frère jumeau, tout en s’aspergeant

voluptueusement de son parfum favori « Vengeance ».

6/5

Page 177: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Un parfum de vengeance

Ils quittèrent la pièce et se dirigèrent vers un guéridon où était posée la photo un peu

jaunie d’une belle femme aux cheveux de miel et aux grands yeux de biche.

- Repose en paix, maman ! Tu es enfin vengée !

Puis ils jetèrent un dernier coup d’œil à l’homme en photo sur le journal que

Catharina tenait toujours à la main et qui commençait à lui noircir les doigts.

- Adieu cher Hans ! Pourris en enfer, papa !

Depuis son cadre doré, Milena souriait tendrement à ses enfants.

7/5

Page 178: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Votez pour moi

Votez pour moi

Une fois rentré chez lui, Ted nota avec fierté une ligne supplémentaire dans son calepin des « petits bonheurs » syndicaux. Il avait obtenu de la direction que les frais kilométriques soient mieux remboursés. Comme d’autres collègues, il arrivait parfois qu’il soit envoyé en mission sur des sites extérieurs et ils aimaient tous travailler ailleurs. Cela changeait du train-train quotidien. Par contre, l’augmentation constante du prix du carburant avait freiné leurs ardeurs. Après avoir vérifié plusieurs fois ses comptes, Ted arrivait toujours au même résultat : il perdait de l’argent en allant travailler là-bas. Il en parla avec ses collègues qui avaient constaté la même chose. Il alla plaider leur cause au PDG en illustrant ses propos avec des exemples concrets. Son responsable hiérarchique comprit très vite le danger de ne plus pouvoir compter sur ses collaborateurs qui faisaient entrer de l’argent pour l’entreprise. Il accepta de revaloriser l’indemnisation des frais kilométriques basée sur l’augmentation du prix de l’essence. Ted fit un tract qu’il punaisa sur le tableau d’affichage tout content de pouvoir aider. Petit à petit, l’oiseau fait son nid, pensa-t-il. Le lendemain, la riposte du syndicat majoritaire fut virulente. Ils allèrent jusqu’à faire imprimer et distribuer un tract qui mettait en doute l’action de Ted. Les frais auraient depuis toujours été remboursés. C'étaient eux qui avaient mis en place le système. De vives discussions eurent lieu à la cantine. Certaines personnes reprochèrent à Ted d’avoir fait quelque chose pour la poignée de remplaçants dont il faisait partie (entre quatre et cinq personnes selon les besoins). Les sympathisants de Ted ne comprenaient pas. De futurs remplaçants pouvaient profiter de cette solution. D’ailleurs, pourquoi les remplaçants élus du syndicat majoritaire n’avaient pas été mis au parfum. Eux, ils avaient chaleureusement félicité Ted pour son action. Ted détestait ces querelles intestines stériles. Il lut une ligne dans son carnet, une sorte de journal « vin de Noël ». Il se remémora ce triste épisode.

- Je suis seul contre quatre ! avait-il expliqué à l’époque à quelqu’un qui lui demandait pourquoi son opinion n’était jamais prise en compte.

- Je peux présenter la meilleure idée du monde, ils la rejetteront. C’en est désespérant. Rappelle-toi quand ils ont proposé une bouteille en bonus à Noël.

- Erk, il était dégueulasse ce vin. Même pas pour une sauce, je l'aurais utilisé.- Il faut reconnaître qu'ils n'ont pas eu de chance. Par contre, comme je

trouvais l'idée bonne, j'ai proposé l'année suivante une bouteille mais d'un viticulteur que je connais personnellement. Et ils ont soumis ma proposition au vote.

- Ah oui, je me souviens. C’était pitoyable. Ils ont fait bloc contre toi. Ils l'ont même trouvé mauvais comme vin.

- Sauf que le patron état venu me voir car il voulait en acheter ainsi que des collègues qui en avaient bu chez moi. Résultat des courses, j'en ai vendu trente-cinq cartons à l’ensemble du personnel. Pas mal pour une piquette.

Ted avait quand même noté ce petit bonheur dans son calepin.***

- Chéri, une collègue de travail au téléphone pour toi.Ted fronça les sourcils. Pour qu’on l’appelle chez lui, c’est que ça devait être

vraiment important. Isabelle s’excusa d’emblée pour le dérangement avec une voix tremblante.

- Pas de problème. Je t’écoute.Quand elle lui expliqua sa situation, Ted faillit en lâcher le combiné. Il lui

donna rendez-vous le lendemain à la première heure pour aller chez le directeur. C’est lui qui parlerait.

1

Page 179: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Votez pour moi

***Ils entrèrent dans le bureau du PDG sans passer par la case « assistante de

direction » et Ted expliqua le pourquoi d'une telle visite. Isabelle avait demandé un jour de congé exceptionnel pour l'enterrement de sa belle-mère. On lui avait refusé sous prétexte que celle qui l'avait élevée comme sa fille depuis toujours, n'avait aucun lien de parenté avec son père puisque la défunte n'était pas mariée avec lui. Ted continua sur sa lancée en indiquant que nombre de familles actuelles étaient recomposées et que vu la situation exceptionnelle de la chose, on ne pouvait pas lui refuser une telle demande. On n’allait quand même pas forcer Isabelle à prendre un jour de congé sans solde pour assister à l'enterrement de sa belle-mère.

- Je travaille à sa place s'il le faut, annonça Ted mais laissez-là partir. Le directeur leva les yeux au ciel.- J'ai honte quand j'entends des histoires pareilles. Il va vraiment falloir que

j’aie une sérieuse discussion avec la personne qui recrute et l’ensemble du service planning. Comment peut-on être aussi stupide ? Le ridicule ne tue pas, à ce que je constate. Isabelle, je vous présente mes condoléances. Et bien évidemment, vous avez votre journée. Vous n'avez aucun souci à vous faire.

Isabelle qui n'avait pas ouvert la bouche, remercia se sentant soulagé d'un poids. Ted en profita pour annoncer au directeur qu’il demanderait aux négociations annuelles obligatoires l'élargissement des congés payés exceptionnels pour ce type de situation sans oublier les mariages. Quelques mois plus tard, il nota ce nouveau petit bonheur dans son calepin. Sa demande avait été acceptée. Mais la ligne qu’il écrivit en dessous lui fit encore plus plaisir. Il avait réussi à obtenir une augmentation de salaire. Par contre, certains salariés n’étaient visiblement pas contents. C’était une augmentation de merde tellement elle était dérisoire. Au bout d’un moment, Ted avait les oreilles qui chauffaient et une discussion animée eut lieu à la cantine.

- Ça fait dix ans qu'on n'a pas eu une vraie augmentation de salaire, commença-t-il. Alors même si ça ne représente que soixante euros bruts sur les six prochains mois avant que la revalorisation du salaire minimum ne nous rattrape, c'est toujours mieux que rien. Je fais de mon mieux pour aider tout le monde. Alors si tu n’es pas content, file-moi tes soixante euros et je les donnerai à une association caritative. Bien évidemment, je te ferai copie du document te prouvant que j'ai bien déposé l'argent. Je ne suis pas un voleur. Tu sais où est mon bureau.

- Bien dit, affirma une salariée.- Et c’est valable pour toutes les personnes qui ne veulent pas de cette

augmentation.Isabelle prit un malin plaisir à aller voir les mois suivants toutes les personnes

qui avaient craché sur la merdique augmentation leur rappelant qu’elles pouvaient toujours donner la somme à une association via Ted. Aucun de ces salariés ne lâcha les soixante euros.

Et les semaines passèrent.***

- Ted, j’ai un problème, dit Lina.- Pas maintenant. Je suis désolé mais là, je ne peux vraiment pas. Tu pourrais

revenir plus tard s'il te plaît ? - De toute façon, t'as jamais le temps pour moi, dit-elle en claquant la porte.Ted n'avait pas le temps de supporter les caprices de la diva. Il n’avait pas

oublié qu’avant d’être élu, elle ne lui avait jamais adressé la parole en cinq ans. Le lendemain de son élection, elle le salua d’un chaleureux « bonjour ». Tiens, tiens, c'est donc ça la politique, pensa Ted.

2

Page 180: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Votez pour moi

Elle attendrait car il se battait avec un dossier de prévoyance et pour rien au monde, il ne voulait revivre le cauchemar qui s’était passé avec un salarié en longue maladie. Il fallait dire que la prévoyance était détenue par des margoulins. Ils ne voulaient jamais lâcher un centime. Les documents scannés n'étaient pas les bons ou les recommandées n'arrivaient jamais malgré l'accusé de réception. Sinon c'était toujours un autre interlocuteur quand il appelait la plateforme téléphonique – il lui était quand même arrivé d’avoir quatre réponses différentes pour la même demande dans la même journée – ou les sommes dues aux salariés étaient envoyées dans la masse pour éviter tout contrôle. Résultats des courses entre leur mauvaise foi, les IJSS et les primes de l’entreprise, il était arrivé que le salarié revenant de longue maladie travaille le premier mois sans salaire car il avait déjà été versé. Bien évidemment, il ne comprenait pas ce qui se passait et Ted avait fait tout son possible pour l’aider et malheureusement lui faire admettre qu’il n’aurait pas de salaire pendant un mois. Ted revérifia tous les calculs, croisa les mails, les tableurs pour être sûr que le retour de cette salariée se ferait sans problème. Il y passa la journée et continua encore chez lui. Il était crevé.

- Mon amour, j’ai une collègue de travail pour toi.C’était Lina qui expliqua son problème. Ted explosa.- Tu me déranges chez moi à 22 heures passées pour une histoire d'horaires.

Ça ne pouvait pas attendre demain. Et puis tu pouvais aller directement au service planning. Si un échange ou un glissement est possible, ils te le diront. C'est pas parce que je suis élu que je peux tout faire.

- En gros, tu sers à rien !- Je ne te permets pas. Tu n'es même pas allée au planning. Faut pas

exagérer. Allez salut.Et il raccrocha énervé comme tout. Du moment que ça pouvait arranger

ces petites affaires, il était là. Mais dès qu’il y avait un os, il devenait un gros con. Sa femme lui remonta le moral en lui rappelant les différentes batailles qu’il avait menées et remportées. Elle était fière de lui.

Évidemment, le lendemain Lina ne lui adressa pas la parole et quand elle alla au service planning, c’était déjà trop tard. D'autres personnes étaient passées avant et avaient obtenu sans problème des aménagements. Ted appela la salariée en longue maladie et lui expliqua la situation preuve à l’appui et lui envoya les documents par mail en direct. Elle venait de traverser une douloureuse épreuve et elle n’avait pas le cœur à vérifier les versements aléatoires de la prévoyance. Elle remercia Ted d’avoir pris du temps pour elle qui lui demanda de ne surtout pas faire les soldes d’été car elle allait ne pas avoir de salaire dès qu’elle reprendrait son service. Ses collègues se moquèrent de lui. Mais Ted savait ce que l’autre salarié avait subi donc il insista lourdement et mit de côté les moqueries de ses collègues.

Tout se passa bien pour le retour de la salariée qui avoua à Ted avoir suivi son conseil et ne pas avoir fait les soldes. Elle annonça à tout le monde ce que Ted avait fait pour elle.

- Comment je pourrais te remercier ?- Tu n'as pas à le faire, c'est dans mes fonctions. Mais je suis content que tout

se soit bien passé. Et surtout que tu ne sois plus malade.- Ça te dirait que je t’aide dans tes activités syndicales ?- Toutes les bonnes volontés sont les bienvenues.- D’accordEt Ted la forma. Il inscrivit cette nouvelle ligne de petit bonheur dans son

calepin après avoir inscrit celle de son retour au travail sans problème. Son

3

Page 181: ADULTERE EPISTOLAIRE - aufildesbib.fr · rêve de votre corps lourd sur le mien, de nos étreintes brûlantes, de nos soupirs résonnant à l'unisson. Entre vos bras, j'ai appris

Votez pour moi

élève était assidue, posait beaucoup de questions et s’impliquait réellement. Ted était content. Elle milita et affirma qu’elle s’occuperait de tous les salariés et pas seulement de petits cas. Et quelques mois plus tard, elle fut élue haut la main…sur la liste concurrente de Ted qui perdit son mandat.

4