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Volume 12, numéro 3 J’insiste sur le caractère inventif qu’il y a dans tout langage et je le fais intentionnellement. La langue édifie des réalités. (Borges) Automne 2016 Sciences de gestion et Comue DOSSIER - La pensée de Jacques Girin & Les archives ouvertes AEGIS

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Volume 12, numéro 3

J’insiste sur le caractère inventif qu’il y a dans tout langage et je le fais intentionnellement.

La langue édifie des réalités.(Borges)

Automne 2016

Sciences de gestion et Comue

DOSSIER - La pensée de Jacques Girin

& Les archives ouvertes

AEGIS

Page 2

Illustration de couverture :Albert Marquet, Charles Camoin (1904)

Rédacteur en chef : Hervé Dumez

Rédaction : Michèle Breton & Caroline Mathieu

Comité éditorial : Héloïse Berkowitz, Colette Depeyre & Éléonore Mandel

Relecteurs : Magali Ayache, Héloïse Berkowitz, Eléonore Mandel et Marie-Pierre Vaslet

http://lelibellio.com/

ISSN 2268-1167

le Libellio d’AEGIS

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Volume 12, numéro 3Automne 2016

Sommaire

4La rubrique du chercheur geek

Cécile Chamaret & Geoffrey Leuridan

7La résilience à l’épreuve des frontières

Benoit Journé & Stéphanie Tillement

15Les sciences de gestion

dans les COMUE et les PIAsFrédérique Alexandre-Bailly

25Comment la plus grande catastrophe

de l’histoire moderne est arrivéeÀ propos des Somnambules

de Christopher ClarkHervé Dumez

ACTUALITÉ DE LA PENSÉE DE JACQUES GIRIN

37Introduction

39Entretien croisé sur le langage

et les organisationsÉléonore Mandel & Anne-Sophie Thélisson

53Jacques Girin,

précurseur des tournants matériel et spatial dans l’étude des organisations

Julie Fabbri

65Un changement organisationnel

relu à la lumière de Jacques GirinDaniel Atlan

71Les agencements organisationnels

pour faire développer les compétences en entreprise

Stéphanie Guibert

77Des mots d’accompagnements

Performativité et performance dans le langage d’une équipe s’occupant d’adolescents en grande souffrance

Loïc Andrien

85La sûreté nucléaire vue au travers du

prisme du langageUne lecture des textes de Jacques Girin

appliquée à l’industrie nucléaireVincent Gorgues

95Jacques Girin et la recherche-action

Marianne Abramovici

99Mettre à disposition ses travaux de

recherchePar quels moyens et selon quel droit ?

Michèle Breton & Élodie Gigout

111Quevedo

113Hâfez

Le langage est le fil conducteur de ce numéro. L’idée qu’il puisse créer une réalité, ce qu’Austin a appelé performativité, a été souvent évoquée dans le Libellio, notamment par Michel Callon. Austin a également marqué les travaux de Jacques Girin, auquel un dossier est consacré, ses travaux ayant ouvert un champ de recherche sur le langage dans les organisations. Les autres aspects de la pensée de Jacques Girin sont également couverts : les situations de gestion et les agencements, l’espace et les organisations, la méthodologie.Christopher Clarke, quant à lui, montre le rôle joué par les mots et les « reconstructions fictives » dans la crise qui conduisit à la Première Guerre mondiale.Il est rendu compte de trois séminaires : l’un sur la gestion de la sécurité, un autre portant sur la place de la gestion dans les Idex et autres Comue et un troisième, enfin, sur le système d’archives ouvertes HAL, sujet qu’aborde également la rubrique du chercheur geek.Les mots peuvent créer des images, dans un processus qui reste mystérieux. Deux maîtres incomparables de cet art très particulier et fascinant qu’est l’image verbale, un Espagnol du xviie

siècle, Quevedo, et Hâfez, un persan du xive siècle, sont évoqués.Du 25 mars au 21 août 2016 a eu lieu, au musée d’art moderne de la ville de Paris, une exposition Albert Marquet. Et, au musée Granet d’Aix, a eu lieu une exposition de son ami Charles Camoin (11 juin-2 octobre). Le Libellio rend hommage à ces deux « peintres du temps suspendu ».

HAL, une archive qui vous veut du bien !

Avec la hausse des prix des abonnements aux revues scientifiques et les restrictions de droits d’auteurs, la diffusion de la production scientifique est devenue un enjeu majeur pour la valorisation de la recherche et le partage des connaissances. Dans le même temps, le développement des sites Internet personnels, des blogs, etc., aurait pu laisser penser que la connaissance allait devenir accessible au plus grand monde pour un coût très limité. Il n’en est rien et le débat pour un meilleur accès à la production est toujours ouvert (Cohen & Goetschel, 2014 ; Coutelle-Brillet et al., 2013).Une piste de réflexion est néanmoins fournie par les archives ouvertes en ligne. Nous avons choisi de vous présenter HAL qui est l’outil de référence en France, développé par le CNRS.Créé au début des années 2000, HAL (qui signifie Hyper Archives en Ligne1) est un outil en ligne développé et soutenu par le Centre pour la Communication Scientifique Directe (CCSD) du CNRS. L’objectif est avant tout de permettre la diffusion de la production académique grâce à l’auto-archivage et un accès ouvert aux documents déposés. HAL offre également une meilleure visibilité aux institutions grâce à l’agrégation des données par laboratoire ou université, et la création de portails spécifiques.Outre une diffusion plus rapide des travaux, les bénéfices pour les chercheurs sont nombreux : meilleur référencement par les moteurs de recherche (grâce à l’utilisation de métadonnées), simplicité du dépôt et de l’archivage des articles qui sont alors disponibles en ligne depuis n’importe quelle connexion. En somme, ces initiatives facilitent la recherche collaborative à la fois en interconnectant plus facilement les chercheurs entre eux mais également en diffusant la connaissance au-delà des cercles scientifiques, alimentant ainsi le débat public (sur les pratiques alternatives de recherche collaborative – voir Berkowitz, 2016). Attention pour autant, il y a quelques règles à respecter. Tout d’abord, les droits d’auteurs. Vous devez obtenir l’accord de tous les auteurs avant la mise en ligne des productions. Plus contraignant, le plus souvent les revues ne vous autorisent pas à publier la version définitive de votre article si celui-ci a été accepté pour publication après le processus de peer-reviewing. Il faudra donc, dans le meilleur des cas, télécharger la dernière version soumise par vos soins à l’éditeur. Une fonction de HAL permet de vérifier les conditions de diffusion imposées par les revues dans lesquelles vous avez publié. À noter que certaines revues (dont la Revue Française de Gestion) ne sont pas fermées par principe à l’open access et proposent des approches alternatives liant revue payante et accès gratuit aux articles (après embargo ou selon la rubrique dans laquelle l’article est publié).

1 LepréfixehyperdeHALfaitréférenceàl’hypertexteetl’étymologiegrecqueυπέρ«au-delà,au-dessus»c’est-à-direau-delàdel’articleenlui-mêmeeninterconnectantlesdocumentsentreeuxàl’imagedesmaillesd’unréseau.

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La rubrique du chercheur geek

Il faut garder à l’esprit que tout papier mis en accès libre ne pourra ensuite plus être supprimé de l’archive en ligne. Vous ne pourrez que télécharger des versions postérieures. Si vous avez une liste de publications significative, une fonction d’exportation vous permettra de créer votre liste de publications (pour l’ajouter à votre CV par exemple)Au delà de la diffusion de vos productions, HAL est aussi un outil intéressant pour optimiser votre veille scientifique. Vous pouvez en effet vous abonner pour recevoir, à partir de certains critères prédéfinis, les nouvelles publications à mesure qu’elles sont mises en ligne. Un lecteur de flux RSS vous permettra par ailleurs de visualiser les nouveaux dépôts sans vous rendre sur la page de HAL (mais pour cela il vous faudra un lecteur de flux RSS : http://lelibellio.com/wp-content/uploads/2013/09/Le-Libellio-vol.-11-n%C2%B0-2-page-4-Chamaret-C.-2015-La-Rubrique...-...-Le-flux-RSS-2.pdf).

Références

Barthélemy Jérôme & Denis Jean-Philippe (2015) Les articles les plus influents de la Revue Française de Gestion”, Revue Française de Gestion, vol. 41, n° 253, pp. 7-20.

www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2015-8-page-7.htm.Berkowitz Héloïse (2016) “Peut-on réenchanter le processus de publication ?”, Le Libellio d’Aegis, vol. 12,

n° 22, pp. 41-47. http://lelibellio.com/wp-content/uploads/2013/01/Le-Libellio-d-Volume-12-num%C3%A9ro-2-

Et%C3%A9-2016.pdfCohen Évelyne & Goetschel Pascale (2014) “L’Open Access vu par deux historiennes”, Sociétés &

Représentations, vol. 37, n° 1, pp. 143-154. www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2014-1-page-143.htm.Coutelle-Brillet Patricia, Le Gall-Ely Marine & Urbain Caroline (2013) “Gratuité et prix, nouvelles pratiques,

nouveaux modèles”, Revue Française de Gestion, vol. 39, n° 230, pp. 77-81. www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2013-1-page-77.htm.

*** Pour aller plus loin ***

• Le guide complet mis à disposition par le CNRS : https://www.ccsd.cnrs.fr/support/content/PDF/docHAL.pdf

• Le service TEL (Thèse En Ligne), sous-domaine de HAL dédié aux thèses (de doctorat ou d’HDR) : https://tel.archives-ouvertes.fr/

• http://www.slate.fr/story/67263/suicide-aaron-swartz-economie-publication-scientifique-libre-acces• http://www.cnrs.fr/comets/spip.php?article43

Cécile ChamaretUniversité Paris Sorbonne Abu Dhabi

Geoffrey LeuridanIAE Lille, LEM UMR CNRS 9221

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Le port de Hambourg, Albert Marquet (1910)

Le port de Cassis aux deux tartanes, Charles Camoin (1905)

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Vol. 12, n° 3 – Automne 2016

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pp. 7-13

La résilience à l’épreuve des frontières1

Benoît JournéUniversité de Nantes, laboratoire LEMNA

Stéphanie TillementÉcole des Mines de Nantes, laboratoire LEMNA

1. Nous remercions tous les participants du CRG pour leur accueil et leurs retours, et tout particulièrement Héloïse Berkowitz et Hervé Dumez pour leurs précieuses notes.

L’ objectif de ce papier est de partager des résultats intermédiaires issus de deuxprojetsderechercheencours,quireposentsurdesenquêtesdeterrain

detypeethnographique.Deuxterrainssonticianalyséssousl’angledesleviersetfreinsdelarésilienceorganisationnelle,lorsquelesactivitéssontdistribuéesentreacteurs,dispositifs,temporalitésetterritoiresinterdépendants.Ils’agitdemettreendiscussion des hypothèses et des résultats émergents.

Lesdeuxprojets(etterrainsassociés)sontlachaireRESOH(REchercheenSûretéOrganisationHommes)etl’ANRRSNRAGORAS(AméliorationdelaGouvernancedesOrganisationsetdesRéseauxd’ActeurspourlaSûreténucléaire).

Le premier, mené en collaboration avec AREVA, DCNS et l’IRSN (Institutde Radioprotection et Sûreté Nucléaire), porte sur la construction collectived’une performance industrielle sûre dans le cadre de relations intra- et inter-organisationnelles(co-etsous-traitance).Ils’agitdeproposeruneapprocheéquilibréedes relations donneurs d’ordre/sous-traitants, encore trop souvent analyséesuniquementà l’aunede rapportsdedominationetd’unedégradationde la sûreté(Thébaud-Mony,2000;2014).L’idéeestd’identifieraussibienlesvulnérabilitésqueles contributions positives de la sous-traitance à la robustesse des organisations.Parailleurs,notreobjectif estdenepas isoler la sûretédesautresdimensionsdela performance des organisations à risques, d’où l’introduction de la notion de« performance industrielle sûre».

Lesecondprojet,AGORAS,reposepoursapartsurunconsortiumpluri-institutionset pluridisciplinaires rassemblant des chercheurs des Mines Nantes, des Mines ParisTech(CGS),duCSO,del’Écolepolytechnique(CRG),del’IRSNetd’AREVA.Il s’agitd’unprojet longitudinalqui s’étend jusqu’endécembre2019.Les travauxde recherche s’articulent autour de deux volets principaux: 1)prévenir l’accidentet analyser les principes fondamentaux de la sûreté à l’épreuve de Fukushima;2)préveniretgérerlacrise.

Dans ce papier, nous nous appuierons sur les travaux menés dans le cadre del’action6dusecondvolet,centrésurlacompréhensiondesformesdepréparationetdegestiondelacrise,nonpasdansl’urgencemaisdanslemoyenetlelongterme.Plusprécisément,ils’agitdedéfinirlescontoursdelaphasedite«post-accidentelle»etderéfléchiràlamanièredontlesacteursdelasociétécivilepourraients’engageraucôté des acteurs institutionnels et traditionnels de la gestion de crise.

LE 12 OCTOBRE 2015,

BENOÎT JOURNÉ

ET STÉPHANIE

TILLEMENT SONT

INTERVENUS DANS

LE SÉMINAIRE

D’i3-CRG POUR

PRÉSENTER LEURS

TRAVAUX DE

RECHERCHE SUR LA

RÉSILIENCE.

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Nos réflexions s’appuient sur deuxgrands terrains, qui questionnent la résilienceorganisationnelle (Laouni et al., 2016; Tillement & Gentil, 2015). Une premièredéfinitionaétédonnéeparWildavsky(1988)2, la stratégie de résilience étant opposée à celle d’anticipation. Plus récemment, deux courants principaux ont cherché àidentifierlesressortsorganisationnelsdelarésilience:1)leschercheursdugroupe«HighReliabilityOrganizing»(Weick&Sutcliffe,2001);et2)ceuxdel’ingénieriede la résilience (Hollnagel et al., 2006).Pour les premiers, «to be resilient is to be mindful about errors that have already occurred and to correct them before they worsen and cause more serious harm »(Weick&Sutcliffe,2001,p.67),alorsquepourlesseconds,larésiliencerenvoieà«the intrinsic ability of a system to adjust its functioning prior to, during, or following changes and disturbances, so that it can sustain required operations under both expected and unexpected situations »(Hollnagel,2010,p.xxxvi).Leconceptderésilienceaconnucesdernièresannéesungrandsuccès,bienau-delàdesonusagedans les organisations à risques. Cela a contribué à accentuer son caractèrepolysémique,aupointqu’uncertainflouaccompagnelesdéfinitionsetpérimètresd’usagedecettenotion.Selonnous,lesensattachéàcettenotionpeutvarierselonplusieursdimensions.Nousenmentionneronsquatreici,quinousparaissentlesplusimportantsauvudutravailempirique:1)letyped’aléasconsidérésetleniveaudedégradation de la situation (considère-t-on la résilience d’une ou de plusieursorganisations face à une crise majeure? face à des situations «normalementperturbées»? dans l’après-crise? Etc.); 2) la résilience interroge-t-elle lesmécanismesparlesquelsuneorganisation«tient»ouparlesquelselle«s’effondre»;3)àquelleéchellesepenseetsejouelarésilience(individu,collectif,organisation,réseaud’organisations?);4)larésiliencepeut-ellesepenserseuleounécessairementen lien avec d’autres stratégies, en particulier l’anticipation3? Les enquêtesempiriquesprésentéesicidoiventpermettredenouspositionnerparmiladiversitédeces approches.

Notrepapierprendappuisurdeuxterrainsprincipaux.Desprojetsdemaintenancedans une installation nucléaire constituent le premier terrain. Il s’agit de projetsrelativementclassiques,maiscomplexescarmettanten jeudemultiples tensions.Ilssontmarquéspardenombreusesfrontières,a prioriidentifiables:entremétiers,entreateliersdeproduction, entreorganisations (prèsde80 % de la maintenance estsous-traitée),spatio-temporelles,etentreexigences(respectdescoûts/respectdesdélais/sûreté).Laréussitedecesprojetsdépendenpartiedelacapacitédesacteursà construire collectivement des formes de résilience, ce qui implique de franchiroudemodifier, dumoins temporairement, les frontières.Cepremier terrain offrela possibilité d’étudier lamanière dont la résilience se développe dans un réseaud’organisations ayant acquis une longue expérience dans la réalisation de cesactivités.

Lesecondterrainconcernelagestiondurisquenucléaire.Ilprésenteunniveaudematurité plus faible, dans la mesure où l’organisation du «post-accidentel» estémergente.Sesprocessusetsesfrontièresfont l’objetdediscussion.D’unpointdevue temporel, les points de départ et de terminaison de la phase post-accidentelle sontindéfinis.SelonleCODIRPA4(ASN),le«post-accidentel»commencequandlaphased’urgencesetermine,c’est-à-direlorsqueleséventuelsrejetsradioactifssontstoppés.Maiscettedéfinitionn’estpasforcémentpartagéepartoutlemonde,cequin’est pas sans lien avec la difficulté à s’accorder sur l’objectif même du «post-accidentel»:s’agit-ilderestaurerl’ensembledesfonctionsaltéréesparl’accidentou

2. La resilience est définie comme « The capacity to cope with unanticipated dangers after they have become manifest, learning to bounce back » (Wildavsky, 1988, p. 77), alors que l’anticipation concerne les efforts faits pour prévoir les dangers avant qu’ils ne se produisent.

3. Pour les tenants de l’« ingénierie de la résilience », la résilience est vue comme LA stratégie majeure de gestion des risques, englobant notamment celle d’anticipation, alors que pour les tenants de la HRT, anticipation et résilience constituent deux stratégies bien distinctes, s’appuyant sur des mécanismes spécifiques, entre lesquelles des articulations doivent être construites pour atteindre un haut niveau de fiabilité.

4. CODIRPA : COmité DIRecteur de la phase Post-Accidentelle, en charge de l’élaboration de la doctrine du « post-accidentel » pour l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN).

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plus simplement de rendre le territoire de nouveau vivable, quoique dans desconditionsdégradées?D’unpointdevuegéographiqueensuite,l’accidentnucléaireest nécessairement transfrontalier (dissémination des particules, mouvement despopulations,etc.):ildébordelepérimètredesfrontièresadministrativesetmetlesacteursdans l’obligationde travailler aux frontièrespouragir ensemble.L’actioncollective est complexifiéepar la difficulté à identifier les acteurs devantprendrepartàlagestiondelasituationpost-accidentelle,etleursrôlesrespectifs.L’accidentde Fukushima a montré l’émergence d’un nouvel acteur, les populations, quidemandentàêtreassociéesàlagestiondelacriseetprennentdesinitiativesencesens(usagedesréseauxsociaux,outils«citoyens»demesurederadioactivité,etc.).Laquestionseposedesavoirparquelsoutilsetsupportstechniques,ilestpossibledemettre en discussion ces frontières et de préparer les acteurs à travailler auxfrontières pour gérer le post-accidentel.

Nosdeuxterrains,bienquetrèsdifférents,secaractérisentparleurnaturesingulièreet sont sujets à des «surprises» (Perrow, 1999). Ils amènent surtout à formulerun constat commun : la multiplication des frontières et des interstices. Cela pose laquestionsuivante:commentpenserlarésilienceàl’épreuvedeladistribution?Autrement dit, par quels mécanismes construire collectivement une résilience«distribuée»?

Pour traiter cettequestion,notre recherche repartde lanotion de frontière (Dumez & Jeunemaitre, 2010; Star,2010). Les premiers définissent la frontière comme «un mécanisme potentiel ou réel qui raréfie ou régule les flux entre deux espaces hétérogènes, et qui rend ces flux visibles»(Dumez& Jeunemaitre, 2010, p.154). Elles comportent troiscaractéristiquesmajeures:1)lesfrontières«naturelles»n’existentpas, ce sontdes construits, fruitsdedécisionsplusoumoinsconscientes,ettoujoursdébattues;2)unefoisétablies,elles tendentàêtrestables;3)elles restenttoujours soumises à des stratégies demodification ou àl’inversedemaintiendelapartdesacteurs.Nousretenonsdecettedéfinitionl’importancedesmisesendiscussionetde lamiseenvisibilitédes frontièrespar lesacteursquitoutàlafoislesproduisentetensontlesproduits.LadéfinitiondeStar(2010)metdavantagel’accentsurladimensionsymbolique.Unefrontièreestàlafoisunespacepartagéetlelieuprécisoùlesensdel’icietdulà-basserejoignent.Silafrontièreestavanttoutsymbolique,ellepeutse«matérialiser»àtraversdesoutilsouobjets,cequiesttraduitparlanotiond’«objetfrontière».L’«objetfrontière»peutêtreunobjetconcret(unmanuel)ouabstrait(unmot).

Encroisantcesdeuxdéfinitions,nousproposonsicidepenserlesfrontières,commelarésilience,demanièredynamique,c’est-à-direcommedesprocessussocio-matérielsde communication et de constructionde sens enpermanente (re)construction.Lanotionde«frontière»estutiliséenonpaspourpenserlescloisonnementsmaisplutôtcequitraverseoucequiestempêchédanscestraversées.Nousportonsunintérêtparticulier aux interactions entre acteurs, interactions sensibles aux conditionsorganisationnelles,symboliques,matérielles,etc.

Si le caractère distribué des situations de travail pose problème aux acteurs deterrain,ladistributionembarrasseaussilechercheurquinesaitpasparoùlasaisir.

La Varenne, bords de Marne, pêcheurs en barque,

Albert Marquet (1913)

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Pourdépassercettedifficulté,l’entréeparl’activitéetparlesoutilsdegestionnousestapparuecommeunmoyentrèsintéressantd’analyserlarésiliencedistribuée.Lesoutils,lorsqu’ilsrevêtentuncaractèretransverse,peuventeneffetservirauxacteursdeterraincommeauxchercheursde«révélateurs»desfrontièresetde«vecteurs»pour traverser celles-ci. Ilsmettent en visibilité ce qui se joue aux frontières, cequiestnégocié,construitouempêché.Au-delàdeleurformeetdeleurusageàuninstant t,ils’agitaussid’étudierleurconstruction,etleurévolutiontoutaulongdeleurcycledeviepoursaisirlesdynamiquesdesfrontières.Surlepremierterrain,lechoixs’estportésurunoutil«classique»delagestiondeprojet,lesplannings.Surlesecond,l’outilobservéestplus«original»,àsavoirOPAL(OutildesensibilisationauxproblématiquesPost-accidentellesàdestinationdesActeursLocaux).

La construction d’une performance industrielle sûre au prisme du planning

Laquestionderecherchecentralesurlepremierterrainestcelledelaconstructiond’une performance industrielle sûre au sein de projets complexes, qui supposel’engagementdel’ensembledesacteurs,ycomprisdessous-traitants.Vis-à-visdecettequestion,l’entréeparleplanningoffreunaccèsprivilégiéauxlieuxdecoordinationet révèle progressivement les frontières pertinentes aux yeux des acteurs dans lagestioncollectivedessituationsdetravail.Au-delàdesonrôlede«révélateur»etde«vecteur»,ilprésenteenoutrelegrandintérêtde«dépolitiser»l’enquêteetfacilited’autant l’accès au terrain.Dit simplement, il est plus facile d’expliquer que l’onétudielacoordination,ycomprisinter-organisationnelle,àtraversunoutil,plutôtqued’interrogerdirectementlesrelationsdonneurd’ordre/sous-traitants.

Au-delà de son rôle attendu dans la coordination et l’anticipation des activitésdistribuées,l’enquêterévèlelesmultiplesrôlesquelesacteurs,selonleurspositions,fontjouerauplanning.Àtraversl’observationdessituationsdeconstructionetd’usageduplanning,ainsiquelerecueildesrécitsmettantenscènecetobjet,troiscatégoriesderôlessedégagent.Silapremière,l’anticipation,estrelativementattendue,lesdeuxautres sont plus surprenantes et inattendues. Le planning intervient en effet dans la gestiondesaléas,soitlarésilience,ensupportantdespratiquesd’exploration,d’alerteou encoredevérification.Encasd’aléa, lesacteurs se retournent immédiatementet collectivement vers le planning, qu’ils discutent, colorient, griffonnent. Dansunesituationmouvanteetd’urgence,ceretourauplanningpermetdestabiliserlasituation et le sens de celle-ci. Mais il est aussi, et surtout, mobilisé pour rendre des comptes,cequiluiconfèreunrôled’accountability.Cettedernièreestassociéeàdespratiques de reporting en lien avec les logiquesmanagériales et les indicateurs degestion(notammentleOn-Time Delivery–OTD),maiss’inscritaussidansunelogiqueplussymbolique.Autraversduplanning,ils’agitpourlesacteurs,donneurd’ordrecomme sous-traitants,demontrer leur chargede travail,d’expliciter et/oude (re)négocier leur territoire professionnel et leurs attributions. Il est alors mobilisé dans deslogiquesd’officialisationdesaccordsentregroupesprofessionnels,dejustificationetdelégitimationdesdomainesdecompétences(Bechky,2003).

La définition et l’identification de ces différents rôles sont indissociables de laquestionde l’explicitation.L’analyseduplanningdonneàvoir ceque lesacteurssouhaitentexpliciterdans leurs interactionsavecautrui (lesmarges suraléas, lesurgences, la charge de travail, etc.) et, tout aussi important, ce qu’ils souhaitentlaissertacites.Danscecontexte,ladéfinitiondecequ’estun«bonplanning»dépenddes situationsde travail etdes acteursquiparticipentà sa construction et à son

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usage.Sicelle-cinefaitpasconsensus,troisvariablesressortentsystématiquementcommeindispensablesàl’utilitéetàla«crédibilité»duplanningpourl’action:soncaractère collectif, réaliste, et son niveau de granularité.

Ces différentes variables sont affectées par les contradictions entre les différents rôles joués par le planning. Le planning construit et utilisé comme un outil de reporting(accountabilitymanagériale)l’empêchederemplirsonrôled’anticipationetde coordination. Le planning construit et utilisé comme un outil de mise en visibilité dutravail(accountabilitysymbolique)neluipermetpasdejouerunvrairôledanslagestiondesaléasetdelacomplexité.

Laconséquencedecesusagescontradictoires,c’estderemettreencausel’utilitéduplanning.Ildevientune«fiction»(Clarke,1999)servantdesintérêtsdivers,voireun«piège»pourl’action,risquantdeprovoquerledésengagementdecertainsacteursvis-à-visduplanningetin finederenforcersoncaractèrefictionnel.C’estcequenousnommonsle«cerclevicieuxduplanning».

Cette analyse du et par le planning permet de montrer tout d’abord qu’il jouebienun rôledans la constructiond’une résiliencedistribuée.Ce rôle est toutefoisimparfait,dufaitdesjeuxdesdifférentsacteursautourdelamiseenvisibilitéoudeladissimulationdesfrontièrespertinentespourl’action.Cesontbienenpartielesactions«auxinterstices»quiaffectentpositivementounégativementlarésiliencedistribuéeauseindecesprojetscomplexes.

La sensibilisation des acteurs à la gestion post-accidentelle au prisme d’OPAL

L’étude en cours dans le cadre du projetAGORASmontre que la résilience d’unterritoireaffectéparunaccidentnucléairemet en jeu toutes sortesde réflexions,discussions et actions sur les frontières spatiales, temporelles, fonctionnelles, organisationnelles, économiques et sociales associées à la vie sur ce territoire. Cetravailréflexifestportépardesoutils.Nousproposonsd’étudierl’und’entreeuxenparticulier:OPAL.

OPALviseunemeilleuregestiondessituationspost-accidentellesetentendservirainsiàdévelopperlescapacitésderésiliencedesterritoiresetdesacteursfaceauxconséquencesd’unaccidentnucléaire.Ilaétéconçuparl’IRSNdansunelogiquedepréparationdesacteursentirantlesenseignementsdelacatastrophedeFukushima(survenueenmars2011).L’originalitéd’OPALrésidedans le faitqu’il seprésentecommeunoutilde«sensibilisation»àfroid,etpascommeunoutilde«simulation»mobilisabledansdessituationsàchaud.

OPAL est mis à disposition des CLI (Commissions Locales d’Information) pourdéclencher des réflexions et des discussions sur des situations potentiellementproblématiques du point de vue de la gestion post-accidentelle. Il propose unereprésentationgraphiquedesconséquencesd’unaccident sur le territoire riveraind’une installation nucléaire de base (en particulier les dix-neuf CNPE – CentresNucléairesdeProductiond’Électricité–d’EDF).Lesrejetsradioactifssontfiguréssous la formed’une«plume»dont la formeet l’orientationdépendentdecritèresmétéo(vents,précipitations…).Coupléeàunsystèmed’informationgéographique(SIG), représentant les «intérêts» à préserver (écoles, hôpitaux, lieuxde travail,ressourcesalimentaires,ressourceseneau,productionsagricolesetviticoles,etc.),la«plume»dessinéeparOPALrévèleauxacteurslesvulnérabilitésdesterritoiresauregardd’unaccidentnucléaire.L’outilpermetauxacteursquil’utilisentd’identifier

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«cequiferaproblème»etlesinciteàdiscuterdesstratégiesd’actionsusceptiblesd’yfaireface.Cen’estpasunoutildesimulationdanslamesureoùtouslesscénariosdépendentdeparamètrespréétablis,associésàuntyped’accidentbienparticulier,que les acteurs ne peuvent modifier à leur guise. Il n’est pas non plus un outild’expertise car il ne permet pas de diagnostic en temps réel et ne donnepas unereprésentationfidèledel’accidentpotentiel.Onpeutdireencesensquelafonctiond’OPAL est de susciter des prises de conscience et surtout des discussions entreparties prenantes,mais qu’elle n’est pas de livrer des diagnostics et des réponsesd’experts5.L’hypothèsequiaguidél’IRSNdanslaconceptiondel’outiletdanssonusageestquela«sensibilisation»estmieuxàmêmedecréerlesconditionsd’unediscussionentreacteurspourconvergerversdesdéfinitionspartagéesdes«intérêts»àprotégerquedessimulationsportéespardesoutilsexperts.

Lastratégieconsistantàfaireentrerlesacteursdanslagestiondupost-accidentelparla«plumeradioactive»etles«intérêtsàprotéger»mettoutdesuiteuncertainnombre de frontières au cœur de la discussion; à commencer par les frontièresgéographiques et leurs traductions administratives et politiques. Le pouvoir depolice du maire est questionné dans ses modalités d’existence lorsque plusieurscommunes, voire plusieurs départements, sont impliqués et que les frontièresgéographiques habituelles perdent de leur sens. Dans l’un des cas analysés,seule laCLI et les autorités administratives duGard se sentaient concernéesparl’installationàrisque.L’usaged’OPALarévéléquemêmedanslecasd’unaccidentde moyenne ampleur, le Vaucluse serait également touché et devrait prendre des mesures(restrictiondecirculation,etc.)encoordinationavecleGard.Finalementlesacteurs du Vaucluse ont fait la demande de pouvoir participer au groupe de travail crééparledépartementduGard.Outrelefaitquelesdiscussionsauseindecegroupeportentsurlesfrontièresgéographiques,ellesmettentenlumièred’autrestypesdefrontières liéesauxtemporalitésde l’actionpost-accidentelle,maisaussi liéesauxcompétencesadministrativesdesdifférentesorganisations impliquéesetauxrôlespotentiellement joués par les populations concernées et par les différents groupes sociauxquilescomposent.

La suite de cette recherche porte sur le contenu de ces discussions autour des frontièresetdes«intérêtsàprotéger»,etleurscapacitésàcréerlesconditionsd’unemeilleuregestiontransfrontalièredupost-accidentel.L’undespointsclésportesurlapréparationdesacteursinstitutionnelsdelagestionpost-accidentelleàl’émergenceprobabledeprescripteursinformelssurlesréseauxsociaux,susceptiblesdecontredirelesmessagesofficielsetdecontrecarrerlesactionsdesautorités.Àquellesdifficultés

s’attendre?Quelleattitudeadopter?Etc.Denombreusesquestionsnemanquerontpasdeseposer.

Nospremièresanalysesmontrentquel’enjeuneconsistepasàfourniraujourd’huilesréponsesàappliquerdemain.La dynamique créée par les groupes de travail viseplutôtàsedépartird’unepostureexperteetàprivilégierun vocabulaire simple, issu du sens commun, parfois approximatifouambigu,maisquifaitsenspourlesacteursenprésence.C’estlàunedesconditionsdelaparticipationàladiscussion.Ils’agitdenepastropdéfinira priori et de manièreinstitutionnellele«post-accidentel»pournepasfermer le jeu et laisser la possibilité de construire les bases

5. Cela rapproche OPAL des fonctions participatives et discursives de nombreux outils de gestion, tels que les matrices stratégiques (SWOT, BCG…), dont l’intérêt réside autant, si ce n’est plus, dans les discussions qu’elles suscitent lors de leur élaboration que dans le résultat (le contenu de la matrice une fois terminée).

Le port de Marseille, Charles Camoin (1904)

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d’unegouvernancerésiliente,c’est-à-dired’unegouvernancedesrisquesouverteauximprévus,tantpourcequiconcerne leprofildessituationspost-accidentellesquedesmodalitésd’actiondesacteursconcernés.Celaengagebienentendutoutessortesde jeuxaux frontièresdes situationspost-accidentelles, enparticulier sous l’angleinter-organisationnel.

Une question de recherche qui reste aujourd’hui ouverte porte sur la traductionconcrète de ces discussions en dispositifs tangibles de gestion des situations post-accidentelles. Cela semble dépendre de la manière dont les produits des discussions sont connectésaux logiquesd’actiondesorganisations etacteurs impliqués,maiscelasembleencoretrèspeupenséaujourd’hui.

Enguisedeconclusion,nostravauxmettentenquestionlerôleambigudesfrontièresdansledéveloppementdelarésiliencedesacteursfaceauxrisques.Ellessedressentsouventcommedesobstaclesà l’actioncollective,maisnostravauxmontrentquec’estpardesactionsetdesréflexionssur lesfrontièresquesejouelaperformancedanslesindustriesàrisques.Larésiliencesupposedesdispositifsàmêmederendrevisibles,de«franchir»,demodifieroudefairejoueràpleinlesfrontièresexistantes,ycomprislorsqu’ellessontinternesausystèmeanalysé.D’oùl’importancedesmisesendiscussiondecesfrontièresparlebiaisdedispositifs,d’espacesetd’outilsdontilconvientdepenserl’ingénieriedanslebutdedévelopperlescapacitésderésilienceetd’anticipationdesacteursconcernés¢

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AEGIS le Libellio d’

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Le pont Saint-Michel et Notre-Dame, Albert Marquet (1905)

Le Libellio d’ AEGIS

Vol. 12, n° 3 – Automne 2016

http://lelibellio.com/

pp. 15-24

Les sciences de gestion dans les COMUE et les PIAsQuelle place, quelle analyse ?

Frédérique Alexandre-BaillyESCP Europe

Introduction de la séance (Frédérique Alexandre-Bailly)

L agestionauneplacetouteparticulièredanslesCOMUEpouraumoinstroisraisons.

Lapremièreestqu’elleprésentedesspécificitésd’organisation,aveclaco-présenced’écoles,d’UFRetd’IAE,cequiadesconséquencesimportantess’ils’agitdeconstruireensembledesprogrammesdeformation,alorsquelesmodèleséconomiquesdecesinstitutionssontfoncièrementdifférents.Àmaconnaissance,parexemple,lesdeuxquestions des frais d’inscriptions différents et des rémunérations des enseignantsn’ontpasvraimentétérésolues.

Laseconderaisontientà la faible légitimitéacadémiqueque lagestionrencontreencoreauxyeuxdesautresdisciplines.Legestionnaireestvucommeunpraticien,quin’apastoujourssaplacedans lemondeuniversitaire.Je forceunpeu letraitmaisilmesemblequ’ilyalàquelquechosed’important,quipeuts’analyserd’unepartdans les relationsavec lesconsultants (desacteursnouveauxpour lesautresdisciplines)et,d’autrepart,danslafaibleplaceaccordéeauxgestionnairesdanslesinstances de pilotage.

La troisième raison est liée au point précédent : les enseignants-chercheurs en gestion ontdescapacitésd’analyseetpeut-êtred’actionquipourraientlargementserviràmieuxfairefonctionnercesnouveauxdispositifs,quisontpourmoidesdispositifsdegestion,orfautedelégitimitéet/oudecapacitéàs’enexpliqueret,pourlecasdesécolesdecommerce,d’uneconnaissanceapprofondiedelacultureuniversitaire,cescapacités sont sous-utilisées.

Uneavenuederecherches’offredoncànoussurcesquestions.

Pour les aborder, j’ai choisi d’inviter deux collègues qui proposent une analyseconstruiteàpartird’uneautrediscipline:

• PatrickFridenson,historien,directeurd’étudesàl’EHESS,et• Christine Musselin, sociologue, directrice de recherche au CNRS et directrice delarechercheàSciencesPo,

puisdeuxconsultantsayantparticipéàplusieursprojetsd’IDEX,deLABEXetdeCOMUE:

LE 3 DÉCEMBRE 2015,

LA SFM A CONSACRÉ

UN SÉMINAIRE AUX

RESTRUCTURATIONS

ET REGROUPEMENTS

QUI INTERVIENNENT

AUJOURD’HUI

DANS LE MONDE DE

L’ENSEIGNEMENT

SUPÉRIEUR ET DE

LA RECHERCHE

(COMUE, IDEX).

LE THÈME DU

SÉMINAIRE ÉTAIT

DOUBLE : QUELLE

EST LA PLACE DE LA

GESTION DANS CES

RESTRUCTURATIONS

ET QU’EST-CE

QUE LA GESTION,

COMME DISCIPLINE

SCIENTIFIQUE, A

À DIRE SUR CES

PHÉNOMÈNES ?

FRÉDÉRIQUE

ALEXANDRE-BAILLY,

PROFESSEUR À

ESCP EUROPE,

A ORGANISÉ LA

SÉANCE

AEGIS le Libellio d’

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• Fabien Seraidarian, consultant chez Mazars et chercheur associé à l’Écolepolytechnique,

• Hervé Lebec, directeur associé de Copilot Partners.Ainsiquedeuxactricesdecesdispositifs:SandraCharreire-Petit,professeuràParisSudetdirectricedel’EDSHSdeSaclay,

etmoi-même,quiaiparticipéauxdébutsd’héSametaupremierPIA(Programmed’Investissementsd’Avenir)avecuneresponsabilitédansl’équipeIDEX.

Patrick Fridenson

Cette présentation est un papier artisanal, certes fondé sur des témoignages et des sourcesécrites,maisnereposantpassurunerecherched’ensemble(quin’apasencoreétémenée) et dès lors se limitant à ce qu’aujourd’hui l’historien que je suismetd’habitudeenannexe,àsavoirunechronologie.Jevoudraisdoncfaireuneespècedevuecavalièredesregroupementsdansl’enseignementsupérieuretlarecherche,enremontantassezloindansletemps.Jepréciseaudépartquej’aipersonnellementétéactivementpartisandecesregroupementsetque,surlefond,jelesuistoujours.Celanem’empêchepas,jecrois,detenterdefaireuneesquisseobjective.

La première fois que l’idée apparaît, c’est dans la période qui va entre le grandquestionnairequeJulesFerryadresseauxFacultésen18831 et la petite loi sur les universitésde1896.Danslesnombreuxdébatsquirassemblentdesuniversitaires,desadministrateursetdeshommespolitiquesàforteimplantationlocale,certainssuggèrentdesregroupements,àpartirderéflexionssurdescasenAllemagne.Laloineprendpasencomptel’autonomiedesuniversitésnilesregroupements.Maisdesidées peuvent faire leur chemin.

Aprèsmai1968,l’autonomiearrive,maispaslesregroupements.Unancienconseillerd’EdgarFaureauministèredel’Educationnationale,JacquesdeChalendar,apubliéun article dans Étudesenjanvier1970,où ilexpliqueque lesobjectifsde l’équipeFaureétaientdetroisordres:fairedesuniversitéspluridisciplinaires;réaliser,pourtenircompted’unedescausesdemai68,desétablissementsdetaillemoyenne,cequiavaitétélesouhaitdesétudiantsenmédecinedeParis;construiresurlonguepériodedenouveauxétablissementsenrégionparisiennemaisaussienprovince.Cespolitiquespubliquesrencontrentdesobstacles.LapluridisciplinaritéestunéchecàParis,saufàParisvii, et une réussite modeste en province. Certaines universités ont visélataillemaissanslapluridisciplinarité.Leseffetsdetaillesonteux-mêmestrèsdifférentsdecequevisaientlesambitionsinitiales,notammentdufaitduministèredesFinancesquiabloquéoufreinélesconstructions.

Un grand moment de la réflexion interne du milieu est le premier colloque desprésidentsd’universitéen1975àVillard-de-Lans,oùémergentdes idéesquivontnourrirdenouvellesréformespendantaumoins30ans.Maisiln’yarieneusurlesregroupements.

C’estdoncàpartirde1990,avecleministredel’ÉducationnationaleLionelJospin,que laquestionapparaît, sous l’influencedesonconseiller spécialClaudeAllègre,quidans son livrede souvenirsde1993 invoque sa«pratiqueaméricaine» et lescampus «villes de l’esprit», l’importanced’accroître l’efficacité du grandplandeconstructionsuniversitairesdontilaobtenulelancementetl’utilitéde«présenter nos plus belles vitrines provinciales au monde estudiantin européen».Ils’agitcependantàsesyeuxd’unestratégiepardéfaut:«La solution raisonnable eût été – comme d’ailleurs

1. On le trouve en ligne : http://blog.educpros.fr/romain-pierronnet/2012/01/07/un-texte-de-jules-ferry-sur-lenseignement-superieur-et-les-universites-1883/

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pour la Sorbonne – de réunifier tout cela, de refaire une seule université de Montpellier, une seule université de Lille, etc. Mais c’était impossible »pourdesraisonsdetaille,dedivisionsentreuniversitairesetderisquespolitiquesauplanlocal.Sil’incisesurlarésurrectiondelaSorbonneestunerodomontade,c’estsansdoutelapremièrefoisquedesfusionssontenvisagées,mêmecommesimplehypothèse,etqu’unesolutionalternativeestconçueetleurestpréférée:«unestructurefédérative»,auservicede«lacoopérationinteruniversitaired’unemêmeville».Naissentainsiàpartirde1991,etuniquementenprovince,lespôlesuniversitaireseuropéens,avecstatutdeGIPoud’association, etpourbut l’établissementdepolitiquesde site.Cinqpôlesvont être créés: Strasbourg, Grenoble, Lille,Montpellier et Toulouse. Six autresnaîtrontparlasuite.LapremièreexpérienceestcelledeStrasbourg.Cesonzepôlesont euun rôleutile.En Île-de-France, c’est en revancheuneassociation entredegrandesécolesd’ingénieursquien1991,àleurpropreinitiative,voitlejour,souslenomdeParisTech.

Si une structure légère de coopération interuniversitaire est désormais sur les rails, l’idée de fusion prend une forme concrète en 1997-1998 lorsque différentsuniversitairesscientifiquesdemandentaugouvernementJospinlafusiondessciencesàMarseille,éclatéesentretroisétablissements,cequipourcertainsdéboucheraitsuruneuniversité.Demême,leséconomistes(aixois)s’accordentsurl’idéederéunifierleur discipline. Lamaladresse duministre ClaudeAllègre, d’emblée favorable auprojet,estunedescausesde l’échecfinal.Leministre faitalorsplancheràpartirde l’automne 1998 le comité d’orientation stratégique de son nouveau plan deconstructionsuniversitaires,quepréside l’anciendirecteurgénéralduCNRSGuyAubert,surl’idéed’universitéfédérale.Maiscetteidée,commentéeetdiscutéeparlaCPU,neparvientpasàdéboucher.Lathématiquedelafusionrebonditailleurs.LafusiondestroisuniversitésdeStrasbourgestconçueen2001(etseréaliseraen2009).Unautremodèlepossibleapparaîtà lasuitedesexpériencesetdébatsdesannées1990, venant des présidents d’université, celui des établissements de coopérationuniversitaire,promuparleministreLucFerrydontl’inspirateurestunprofesseurdemédecinedeBordeaux,JosyReiffers.LaloiFerryn’estfinalementpasvotéeen2003etlaquestiondesmodesdecoopérationreste posée. Lors des assises nationales de la recherche de 2004 à Grenoble,qui font suite aux mouvements dansla recherche et les universités de 2003 et 2004, ce sont cette fois leschercheurs CNRS syndiqués à la FSU(Fédération Syndicale Unitaire) qui,toutenexprimantuncertainméprisàl’égard des universités, poussent à desregroupements. Ils les appellent pôles de recherche et d’enseignement supérieur(PRES). La droite, avec la loi sur larecherched’avril2006,reprendlaballeaubondet institue cesPRESqui sontun avatar de la disposition du projet de loi Ferry. 26 PRES vont ainsi êtrecréés. Les grandes écoles d’ingénieurs

La Seine, le Pont-Neuf par temps de pluie, Charles Camoin (1904-1905)

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franciliennes voient arriver les PRES avec désolation. Elles y répondent en obtenant latransformationdeParisTechenPRES,unPRESsanslamoindreuniversité,quidoitleurpermettredeseteniràdistance.LagouvernancedesPRESlaisseàdésireretunprojetd’améliorationestélaboréparununiversitairedébut2012.Enrevanche,lesComue,idéeélaboréeparunancienprésidentdel’universitéClaudeBernarddeLyonetdelaCPUaudébut2012,etprenantformedanslesassisesdenovembre2012puisdans la loiESR(EnseignementSupérieuretRecherche)de juillet2013,vontplusloinquelesPRES,etconstituentlemoded’unecoopérationpluspoussée.

LesIDEXontuneautreorigine.Financièrement,ellessontunedessuitesdel’idéede grand emprunt pour l’enseignement supérieur et la recherche, due à l’ancienrecteurClaudeDurand-Prinborgne,etanciennepuisquedatantdesannées1980.LeconseillerspécialduprésidentSarkozy,HenriGuaino,lareprendetlafaitaboutiravecPhilippeGilletauministèrede l’Enseignementsupérieuretde laRecherche.Stratégiquement, les IDEX sont une transposition de l’initiative d’excellenceconçueparlegouvernementallemandsocialiste-verten2003,maisdansunespritdifférent.Cequ’expliqueThierryCoulhondansunlivrecollectifparudébut2012:dansuneFranceuniversitairebloquéeparl’héritagedesantagonismesuniversités-organismesetdesscissionspostérieuresà1968,parlecadrelégislatif,parlesgroupesdepression,lesIDEXdeviennentunmoyendechanger,rapidementetfortement,lesystèmefrançais.L’arrivéedesconsultantsdanslepaysagedel’ESRn’estpasunélémentapportéparlesIDEX:uncabinetdeconseilaaccompagnélacréationparle ministère du système de répartition des moyens Sanremo au début des années 1980,unautrecabinetdeconseilsuitl’universitéLouisPasteuràStrasbourgpuisl’universitédeStrasbourgdepuisprèsde30ans,d’autresconsultantsontétéappeléssurl’applicationdelaloiLRUde2007,pourdescomplexesdegestion.MaisilestvraiquelesIDEXontamenélesconsultantsenplusgrandnombre.

Etlagestiondanstoutcela?Lagestionestunedisciplineneuve,quis’estrenforcéeàpartirde1968,avecunfluxcroissantd’étudiantsetd’enseignants-chercheurs.C’estaujourd’huilatroisièmedisciplineparlataille.Maiscequevoulaientlesgestionnairesdans les universités est longtemps resté très incertain. Beaucoup d’enseignantsde la discipline expliquent qu’ils se sentent mal à l’aise dans les universités etveulent créer des grandes écoles internes. Ils veulent échapper au modèle mais cette tentativeéchoue.Ladiscussionengestiondanslesannées1980devientalors:faut-ilpourunIAEêtreunarticle33durouunarticle33mou?Maisilestclairquelesgestionnairesn’ontpasétédesacteursavantlesPRESetlesComue.Maintenant,pourquoiya-t-ildesécolesdecommercedanslesPRESetlesComue?Ilfauttenircomptedesréalitéslocales.JérômeAustamontrécommentlesacteurslyonnaisontfiniparavoirl’idéedefairedeschosesensemble.Parailleurs,ilfauttenircomptedel’évolutiondeschambresdecommerce.Ellesontunevisioneuropéenneetprennentaussiconsciencequelesystèmedesécolesaccréditéesleurcoûtecher.Ilfautalorsjouerdesfinancementspublicsetobtenirdesdiplômesliésàceuxdupublic.

Troisobservationspourconclure:1. Un tournant est intervenudans les années 1980dans la réflexionde l’État.

L’Étatveutdiviserl’universitédeNantesenraisondesataillepuisyrenonce.L’idéedescissionaétéalorsabandonnéeparlesdécideurspublics.

2. LaquestionduclassementdeShanghaiestintervenueaprès,ellen’apasjouéunrôlemoteur.Lalogiquead’abordétéfrançaise.

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3. Commetouteinnovation,lesregroupementsontuncoûtd’apprentissageetdesbénéficesliésàl’expérience.

Christine Musselin

L’intervention va s’appuyer sur les recherches menées avec Jérôme Aust sur lespolitiquesd’excellence.PatrickFridensonabienexpliquécomment,jusqu’ici,touslesprojets de regroupement ont échoué depuis le xixe siècle lors de multiples tentatives. MaislegrandempruntestlancéetonconfieauxPRESlesprojetsd’IDEX,PRESquiétaiententraindes’étioler.

La situation actuelle s’explique par différents éléments.Dans cette contribution,JérômeAustetmoimontronsquelesclassementsavaientétémobiliséspourappuyer,justifier, les regroupements. Les déclinistes expliquaient depuis des années quel’universitéfrançaiseallaitdanslemur.Ilsonteuunargumentsupplémentaire.Àcequ’aditPatrickFridenson,ilfautajouterleprocessusdeBolognequiafavorisédesrapprochementsentreétablissementsd’unmêmesite.Maisilestclairquel’absencedesuniversitésfrançaisesdanslesclassementsafourniunargumentairepuissantàceuxquivoulaientchangerlesystème.LepremierclassementdeShanghaidatede2003.

Notre recherche s’appuie sur l’analysededeuxprojetsd’IDEX.Pour expliquer lemauvaisclassement,deuxtypesd’argumentssontgénéralementavancés:d’unepart,lafaiblessedufinancementpublicetprivé,d’autrepartlemanquedevisibilitédûàladivisionentreuniversitésetgrandesécoles.Àpartirdelà,plusieursréformessontenvisagées.Laloide2006pourlarechercheet l’innovationcomporteunevolontéd’affaiblissementdesgrandsorganismes(onretirel’évaluationdesunitésauCNRSpourlaconfieràl’AERES)etlaloicréelesPRESentantqueméta-organisations.Ensuite,laLRUdonneplusd’autonomieauxuniversitéset,surtout,confielamassesalarialeauxuniversités.ValériePécresseexpliquequelesuniversitéssontaucentredusystèmed’enseignementsupérieuretderecherche(sous-entendu,lesorganismesn’ysontpas).Onlanceaussidesappelsàprojets(RTRA,projetsdecampus,grandemprunt,quisedéclinentenuneséried’appelsentre2005et2010).Ilnes’agitpasseulement de regrouper mais de concentrer. C’est une rupture profonde avec latradition universitaire française: maintenant on dit que certains sont meilleursqued’autresetaurontplusdemoyens,etonl’affiche.Premierpoint:iln’étaitpasévidentquelesressourcesdugrandempruntreviendraientaumondeuniversitaire.Quand lacommissionJuppé-Rocardaété formée, leministèrede l’Enseignementsupérieur et de la recherche est arrivé avec des propositions et la commission a repris leprojetcléenmain,mêmesileministèreaensuiteétédessaisi.Lacommissionutiliseles classementspourdénoncer la faiblessedu système,maisne s’en sertpaspourdéterminerleprogrammed’allocationdesmoyens:elleauraitpuprendrelesmieuxclassésetlesdoter;non,ellepréconisedesappelsàprojets.DeuxobjectifsmajeursvontêtreentensiondanslapréparationdesIDEX.Onveutaccroître l’excellencedusystèmeetenmêmetemps,l’IDEXestutilisépourcréerdenouvellesstructures.LaCPUproteste:elleexpliquequelacompétitiondoitsefairesurl’excellence.EnAllemagne,cesontlesuniversités,tellesqu’ellesétaient,quiontréponduauxappels.EnFrance,onamélangéexcellenceetnouvellestructureinstitutionnelle.

Cedoubleobjectifapesésur lacapacitédesuccèsdesdifférentsPRES.NosdeuxcaspeuventsedécrirecommePRES-conflit,quiaéchouépardeuxfois,etcommePRES-conformequiaréussidupremiercoup.Onconstatequecen’estpaslePRES

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quirépondaitaumieuxauxcritèresd’excellencescientifiquequiaréussi,c’estceluiqui a construit la structure institutionnelle la plus convaincante.Dans le cas dePRESconforme,lesacteurss’entendentetducouppeuventseconformeràcequ’onleurdemande.Leurcohésion leurpermetd’entrer facilementdans lemoule.Dansl’autrecas,lepotentielscientifiqueestplusgrand,maislesdissensionsnepermettentpas de le mettre en valeur.

Cemélanged’excellenceetdemécanoinstitutionnelbasculedoncplutôtducôtédusecond.Ensuite,laloiFiorasoacristallisélesinstitutionscréées.

Sandra Charreire-Petit

Lesdeuxexposésprécédentsontmis lesdébatset lesactionsenperspective.Montémoignageestceluid’unenseignant-chercheurquis’estimpliquédepuis2012danslastructurationdesécolesdoctorales(ED)delaCOMUEsurSaclayetenparticulierdanslaconstructiond’uneécoledoctoraledelaCOMUEquiestcelledesSciencesdel’HommeetdelaSociété(SHS).CetteCOMUE,quicompte19membresfondateursetdesétablissementsassociés,atroispiliers:leniveauED(120mentionsdemasters),des schools et des départements, dont celui de Sciences Humaines et Sociales. Le toutaétéconçuentrèspeudetemps.L’ambitionestclairementlarechercheetlaproductiondeconnaissancesdisciplinairesetinterdisciplinaires.Lechoixaétéfaitdecommencerlastructurationparleniveaudoctoral.Ilyaprèsde6000doctorantstoutesdisciplinesconfondues,etl’EDSHScompte33laboratoiresrépartissurneufétablissementsopérateurs,450enseignants-chercheurs,prèsde900doctorants.L’EDest structurée en trois pôles : sciences sociales et humanités, économie et gestion, et droit,avecàpeuprès300doctorantsparpôle.L’EDregroupe15 % des doctorants mais3à4 %desfinancementsparcontratsdoctorauxsurlacampagne2015.

Quel est le regardqueportent le chercheur enmanagement etplus largement lessciencesdegestion,surcettestructuration?

À la suitede l’échecde l’IDEX1,desgroupesdetravailontétéconstitués.Troisdifficultésfondamentalesinterrogentlessciencesdegestion.

• La première est la communication à l’égard des collègues et des personnelsadministratifs.Elleestcomplexeet,finalementimpossibleenpratiqueentempsréel.Depuisledépart,lefaitdecommuniquerestanxiogène,commelefaitdenepascommuniquersuffisammentd’ailleurs.Lesréalitéssetransformentd’unesemainesurl’autre.Ildevientviteimpossibledecommuniquerlargement.Toutserésoudàun:«On ne peut rien vous dire, mais ça avance… »,cequifinalementinquiètetoutlemonde!

• Deuxièmedifficulté,ledialogueentrelecomitéIDEX(c’est-à-direl’ensembledesPrésidentsd’universitésetdeschefsd’établissement),quiseréunittouteslessemainesetlaoulesbase(s)investie(s)dansdesgroupesdetravailouGT.Le rôledesGTestdepréparerdespropositions (textes…)à fairevaliderouamenderparlecomitéIDEX.LeprocessusestcommunpourtouslesGT,maisavec des méthodes de travail différentes dans les établissements parfois. Les collèguesdesécolesviennentplusfréquemmentavecdesmandats,ilssaventjusqu’où ils peuvent s’engager au nom de leurs établissements. La logiqueest globalement top-down, avec une feuille de route claire, mais étroite. Nous avions,nous,universitaires,unmandatquiétait:«faites des propositions et élaborez des choses avec vos collègues».Unelogiquedoncdélibérémentbeaucoupplus bottom-up.Decessituations,uncertainflouapurésulterauseindesGTet,cefaisant,quelquesremontéesdissonantesverslecomitéIDEXparfois.

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• Troisièmedifficulté, lesmodesdecoordinationau seindesétablissements sesontmodifiésaufildutemps.EnmêmetempsquelaCOMUEsestructurait,lesétablissements ont mobilisé les instances de coordination dont ils disposaient. AufuretàmesurequelesresponsabilitésétaienttransféréesàlaCOMUE,lesanciensmodesdecoordinationontperdudeleurpertinencetandisqued’autressontapparus.Etpluslapluridisciplinaritéestforte,plusilyadedifficultésetde problèmes induits de cette nature.

Commentpiloteruntelchangementsansmoyenspropres?

Les enseignants-chercheurs en gestion ont-ils eu une place particulière dans ce dispositif à cet égard? La réponse est clairement non. Personne n’a sollicité lesprofesseursensciencesdegestionàcetitreparticulierpourtenterd’anticiperdesdifficultés, dont certaines étaient pourtant bien prévisibles.Élément de contexteessentiel: nous fonctionnons àmoyens constants (une «constance» qui diminuechaqueannée…!).Trèsclairement,aveczérobudgetoupresqueconsacréaupilotageduprojetauseindesétablissements,unecommunicationdequalitéestcentrale.Or,pourlesraisonsévoquéesplushaut,elleaétéetestpratiquementimpossibledanslesfaits.Deuxièmepoint,ilfaudraitmettreenplace,enlesrepensantaufildutemps,lesinstancesdecoordination.Celanes’improvisepas.Troisièmepoint,lescoûtsdecoordination et de transaction ont été anticipés, par les chercheurs en gestion au moins,impliquésdanslesGT.Maiscelan’apasétélecas,nidetouslescollègues,nides promoteurs du projet. Les établissements ont tous voulu confondre mutualisation etéconomies.LapressionbudgétaireàtouslesétagesasansdouteconduitlecomitéIDEXàespérerdesgainsdeproductivitétoutdesuite.Or,ilétaitclairqu’ilfallaitun investissement préalable conséquent, avantmême de tirer quelques gains dessynergies etdesmutualisations.Autrementdit, la taillene suffitpas et l’effetdetaillen’apasdesenssurtouslessujetsettouslesobjets.

Les sciencesdegestionavaient-ellesun intérêtàparticiperà la structurationdesSHSsurSaclay?Maréponseestoui.DansParis-Saclay,ilyadesthèsesdegestionàpeu près partout, mais en petit nombre au sein de chacun des établissements.

En conclusion, ce qui est intéressant et passionnant, c’est que les processus destructuration et de construction de la COMUE sont pilotés depuis le début parles acteurs eux-mêmes, et par les établissements entre eux, les «grands pilotes»(ministères…)n’ayantpasvraimentd’idéessurlefond.Cependant,leparidenemettreaucuneressourcefinancièreconsacréeaupilotageduprojetdanslesétablissements,afinqu’il soitélaboré, forgédansdesconditionscorrectes,n’estniraisonnable,nidurable.Cessystèmesnefonctionnentquesurl’investissemententempsdequelquespersonnes,quisontsansaucundouteentraindes’épuiser.Lemanquedestaff va se fairesentirtrèsfortementdanslesmoisquiviennent,etauseindestroisstructurespiliersdelaCOMUE.

Fabien Seraidarian

Quelestlerôleduconsultantdanscetypedeprojet?J’aipersonnellementtravaillésur Sorbonne Universités, IDEXMontpellier, Université Côte d’Azur, Bretagne-PaysdeLoire.Cesquatreprojetsétaienttrèsdifférents.

Leconsultantprendl’appelàprojets.Ladémarcheesttrèsnormativeetelleestdeplusenplusforte,plusprécise,d’unevagueàl’autre.Ilyalalogiquedetaillecritique,effectivement,etlaquestiondel’excellence.Cetteambiguïtéesttrèsdifficileàgéreren pratique. Tout lemonde doit aller aumême endroit à partir de positions très

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hétérogènes.Ilfautajouteràcelal’unicitédesites.Bretagne-PaysdeLoireaétédisqualifiédès le départ sur ce critère, Nice y répondait de manière naturelle. Dans les éléments apparus récemment, il y a la question destenure tracks. Le consultant prend des coups parcequ’ilexpliquequel’évitementn’estpasunestratégietenable.Unefoisleprojetréussi,le consultantdisparaît,or toutdémarreàcemoment-là.

Leconsultantaideàmobiliserlesacteursenuntempstrèscourt,notammentsurlesannexesfinancières. On est plutôt sur une démarcheconfinée:ilestimpossibledeconsulterlabase.Sorbonne Universités s’est joué sur un toutpetitgrouped’acteursdéveloppantunprojet.Quandlesacteursdécouvrentcequis’estfait,les tensions sont énormes.

Deuxièmeélément,l’apportd’expertise.Ils’agitd’expliciterl’ambitionduprojet.Surun des projets, il y a eu un benchmarkinternationalpours’étalonnersurlesmeilleursstandardsetidentifierlespratiquesvertueuses.

Troisièmeniveau,lesoutilsetlesméthodes.L’appelàprojetsentredansledétaildesoutilsdegestion(untableaudebord,unegouvernance,desmodesdefonctionnement).

Àchaquefois,ilyapassageenforcedansunclimatd’injonctionparadoxale:neniezpasvotrediversitéquiestvotrerichesse,maisinventezunmoded’intégration.

AucunIDEXn’aétépilotépardespersonnalitésqualifiéesétrangères.

Laconfrontationauréellimitelacapacitédemiseenœuvreduprogrammed’action.Lesétablissementschangentpeuleurspratiques.

Enfin,onaunecibleetonn’apaslatrajectoire,nil’investissementpoursuivrelatrajectoire.

Lejuryconnaîtlesforcesscientifiquesets’attachedoncàlagouvernance:commentva-t-onfairepourstructurerenpratiquelesforcesscientifiques?

Quandonregarde les IDEX, iln’yenapasunqui ressembleà l’autre.Ducoup,qu’est-cequ’uneuniversitéderecherche?Secondequestion:QuelleseralapérennitédeladémarcheIDEX?Jenesuispassûrqu’onaitatteintunseuild’irréversibilité.

Hervé Lebec

Beaucoupdechosesontétépartagées:l’asservissement,ladéception,maisaussilapossibilitédemobiliserlesgenssurunprojet.L’idéalseraitdefaireleprojetsansleconcours,quiestunprocessus«mortifère».

SurlapremièrevaguedesappelsàprojetsIDEX,unpremierprojetaétéprésentéetperdu,dansuncontexteoùtouslesacteursétaientdansunmodededécouverte,d’apprentissage et d’ajustement. Un exemple de difficulté était que le cadre desréponsesnes’estprécisé(etstabilisé)qu’aufildelaprocéduredeconsultationcequiaétédifficileàgérer.L’aspectpositifaétéunemiseenmouvement.

Déchargement de sable, Albert Marquet (vers 1902)

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Lorsdeladeuxièmevague,ilyaeuuneréellemobilisationmaisenmodecommando.La grande déception a été «l’évolution» du cadre réglementaire en toute fin deprocessusquiaempêchél’attributiond’unIDEXdepleinexercice.

Lesélémentsclésdelaréussitedecettesecondeexpérienceontétélamobilisation,l’enviederéussiretunevraievisionstratégique,qu’ilfautsusciteravantleprojetlui-même.

De mon point de vue, le projet achoppe souvent sur une trop grande focalisation sur les aspects organisationnels et institutionnels par les établissements, cela étant renforcé par le fait qu’in fine l’intention des IDEX n’était pas scientifique maisorganisationnelle.Etsur l’organisationnel,beaucoupdeprojetsontété fondéssurdesdemi-vérités…

Lerapportconsultant-projetaététrèsparticulieravecunesollicitationquiallaitau-delàdel’apportméthodologiquepourconduireetformaliseruneréponseetsupposaitune implication plus large et plus globale. Le processus commando a été positif mais ilaconduitenmêmetempsàuneformed’aveuglementenneprenantpasencomptenotammentladimensiondecréationd’unconsensusglobalautourdelaréponse(lesujetaétéévoquémaisévacuésousprétextedemanquedetempsetdecomplexitéàtraiterlesujetdanslecadredesprocéduresdedialogueexistantes).

Onparlebeaucoupdeméthodologieetonenfaittroppeu.L’apportdessciencesdegestiondevraitêtreauniveauméthodologiquenotammentsurlesphasesamontdesprojets.

DansunIDEX,ilyadeuxprojets,leprojetderéponseetleprojetIDEX.

Lesconsultantsnesontpasdésirésmaisilsontacquisleurlégitimitéaufildutemps.Ilsl’ontacquiseenacceptantdenepasparlerdel’excellencescientifique,sujetquileurest«interdit».

Pourmoi,lesIDEXsontundispositifayantuneviséepolitique(intentionnelleounoncelaresteàdéterminer)et,aumoinspourlespremiers,assezmalpiloté(jetrouveque c’estmoins vrai aujourd’hui). Par contre, il faut se réapproprier demanièrepositive la démarche coopérative qui a été à l’œuvre dans le cadre de ces projets(IDEXetautre).

Patrick Fridenson : Jenecroispasdutoutqu’aveclesIDEXlapuissancepubliqueait«arroséleSahara».Danslecadredudemi-IDEXattribuéàHéSAMlenombredescontratsdoctorauxattribuésàl’EHESSaétémultipliépardeux,alorsquelesdoctorantsdel’établissementjustifiaientdepuislongtempsunemeilleuredotation.Demême, desEQUIPEX (Equipements d’excellence), dont le besoin était grandmais que les autorités de la recherche publique française n’avaient jamais jugésprioritaires,ontfinalementétéattribués.IlfautserendrecomptequelarechercheenSHSachangéd’échelle!

Certainsdesporteursdeprojetsd’IDEXont-ilsmentiau jury internationalpouren obtenir un avis favorable soumis au gouvernement Fillon? Oui. Mais, ayantparticipéàdeuxdesjurysinternationauxdel’initiatived’excellenceallemande,jepeuxtémoignerquecertainsétablissementsallemandsn’ontpashésitéàbrosserun

DÉBAT

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portraitunpeuidyllique.Leproblèmeprincipaln’estdoncpaslà.Ilest,malgréladifférencedespolitiquesfrançaiseetallemande,àlafoisdanslacapacitédel’Étatà avoir une politique d’excellence continue et cohérente (suivezmon regard) et –commeviennentdeledirelesdeuxconsultants–danslacapacitédesresponsablesd’IDEXàavancer,dansladuréeetdefaçoncollective,surlavoiequ’ilsonttracée.

Sandra Charreire-Petit : 60 personnes travaillent à peu près à la FCS (FondationdeCoopérationScientifique)deParis-Saclaymaisilyalàbeaucoupdeprofesseursdétachés.Iln’yapaseudevéritablesmoyens.

Quandontravaillesurcesprojets,onvoitbienquel’onestfaceàdesgensquinesavaientpasoù ils allaient,mais ona concouru, faceàdes gensqui laveilledesvacancesnousenvoyaientdesdemandes,partaienteux-mêmesenvacances,etnousfaisaienttravaillerpendantcetemps-làsurdesdemandesfloues,dontilétaitévidentqu’ellesémanaientdegensqui,encoreunefois,nesavaientpasoùilsallaient.Etnous,nousysommesallés.Nousavonssacrifiénosvacances.

Christine Musselin : Je suis d’accord avec le fait que seules des équipes confinéestrèsrestreintespouvaientmeneràbien lesprojets,notammentdansunclimatdeconcurrence.Mais ensuite, il fallait ouvrir.Et le faitd’avoirmélangé laquestionde l’excellence avec la restructuration aposéproblème.LesAllemands ont traitél’excellencesurlabased’établissementsexistants.Lamultiplicitédesobjectifsaétéun vrai problème.

La situation en Allemagne a réellement bougé ¢

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Vol. 12, n° 3 – Automne 2016

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pp. 25-36

Comment la plus grande catastrophe de l’histoire moderne est arrivéeÀ propos des Somnambules de Christopher Clark

Hervé Dumezi3-CRG École polytechnique CNRS Université Paris-Saclay

O nnesortpasindemnedelalecturedecelivrede927pages,passionnantdeboutenboutetquis’estimposécommeunclassiqueenquelquesannées(la

premièreparutiondatantde2012).

Ilseproposedecomprendrecequisejoueenquelquessemaines,finjuinetjuillet1914,dansl’espacedetempsquiséparel’assassinatdel’archiducFrançois-FerdinandetdesonépouseàSarajevoetl’entréedansleconflit,uneguerrequi,commel’anotéChurchill, va en réalité durer trente ans et générer les horreurs du xxe siècle1.

Maisqu’ya-t-ilàcomprendre?Nouspensonstoutsavoirsurcesévénementsdepuislescoursd’histoirequenousavonseusaulycée:l’archiducFerdinandetsonépousesontassassinésàSarajevo;ladoublemonarchieaustro-hongroise en profite pour se débarrasser de la petiteSerbie en lui adressant un ultimatum inacceptable par elle;laRussie,quisevoitcommelesoutiendesSlavesenEurope,encouragelaSerbieàrefuserl’ultimatum,cequivaconduireàuneguerreserbo-austro-hongroise;l’Allemagne soutient l’Autriche-Hongrie et la FrancelaRussie. Lorsque les troupes allemandes entrent enBelgique,l’AngleterresejointàlaFranceetàlaRussie.Lesalliancesquisesontconstruitesàlafinduxixe siècle ont créé les engrenages de cettemécanique infernalequel’événementdeSarajevoamisenmouvement.

Il est impossible de résumer un livre de près de mille pagesmaissonintérêtconsisteàmontrerqueleschosessont infiniment plus complexes et que la plupart descertitudesquenousavons sontextrêmement fragiles.C’estenquoiilplongelelecteurdansuntroubleprofond.La thèse, exprimée dans le titre, est que les acteurssont entrés dans la guerre comme des somnambules, sans savoir ce qu’ils faisaient. En cela réside l’effroide cette lecture: peut-être le processus n’est-il pas siunique,peut-être,encesens,desévénementsdenatureanalogue peuvent-ils se reproduire. L’advenue de

1. Christopher Clarke fait remarquer qu’il existe, sur la Première Guerre mondiale et même sur son déclenchement, une telle masse de documents et d’archives, de livres et d’articles, qu’il est impossible à un historien de les avoir tous lus. Une vie entière n’y suffit pas.

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cettepremièreguerremondialesemblesuperposerdescouchesqui,àunmoment,cristallisentdemanièreàlafoisattendueetinattendue,souslaformed’unmélangededéterminismeetd’aléatoire.Ensimplifiantl’analyse,cecompterenduquin’enestpasunvas’efforcerdedonneruneidéedecequis’estpassé.

L’attentat

L’attentatlui-mêmeestunnœudcomplexededimensionsenchevêtrées.Lavictime,l’archiduc, est l’héritier du trône desHabsbourg. C’est plutôt unmodéré dont ons’attendàcequ’ildonneuneautonomieplusgrandeauxnationalitésquipeuplentladoublemonarchie.Commelenotel’auteur,lesterroristescherchentlaradicalisationet leurs cibles sont précisément les modérés. Celui-ci est irritable, assez brouillon, s’entendmalavecFrançois-Joseph,etilestplutôtimpopulaireenAutrichedufaitdesesidées,etencoreplusenHongrie.ÀSarajevo,François-Ferdinandestaccompagnédesonépouse.Celle-ciestévidemmentnoble,maispasd’unefamilleayantdonnédessouverainseuropéens.Lemariageadoncététrèsdifficilementadmisparl’empereuret la cour, et l’archiduchesse n’est pas autorisée à apparaître dans les cérémoniesofficiellesauxcôtésdesonépoux.Maiscejour-làestceluideleuranniversairedemariage et elle a insisté pour passer la journée avec lui. Le responsable des troupes autrichiennes a refusé de disposer un cordon de soldats sur le trajet du couple princier parcequ’ilnevoulaitpasqu’ilsaientàrendreleshonneursàcettearchiduchessequi,àsesyeuxcommeàceuxdebeaucoupderesponsablesautrichiens,nel’estpas.Detoutefaçon,lesdispositifsdesécuritéinsupportentsonmari.

Le couple se déplace dans une voiture dont la capote est repliée : les jours précédents, ilafaituntempsexécrablemais,cejour-là,malheureusement,unsoleilmagnifiqueest revenu.

LaBosnie-Herzégovine (il faudraitdire laBosnieet l’Herzégovine,cettedernièreétantuneautrerégionetnonpasunqualificatifdelapremièrecommeonlepenseparfois)aétéannexéequelquesannéesauparavantparladoublemonarchieaustro-hongroise. Les autres puissances ont tacitement donné leur accord. Mais la région comporte une forte minorité serbe.

Lejourchoisipourlavisiteestmalheureux:ils’agitdeladateanniversairedelabatailleduchampdesMerles,quiavuauKosovolesSerbeschrétiensdéfaitsparlesOttomansen1389.

Uncommandodeserbesd’originebosniaques’estconstitué.Ilvaopérersurlecortègeofficieletunpremierattentata lieulematin.Labombelancéerate lavoitureducouplearchiducal,maistouchecellequilasuit.Iln’yapasdemortsmaisplusieursmembresdel’escortesontblessés.

Lecouplearrivedoncindemneàl’hôteldevillepouryécouterlesdiscoursd’accueildans une ambiance tendue.

Ilestdécidéqueleprogrammedel’après-midiserachangé:l’archiducveutserendreàl’hôpitalpouryrendrevisiteauxblessésdelamatinée.Lecortègerepartdoncsurunitinérairequidevraitêtredifférentdeceluiquiaétéannoncé.Maislechauffeurdelavoituredetêtesetrompeetpartdansladirectioninitialementprévue.Onleluisignaleetils’arrête.L’ensembledesvoituress’immobilisent.Àcetteépoque,ellesn’ontpasdemarchearrière.Ilfautdoncpousserlavoituredetêtepourlaremettredanslabonnedirection.Undesmembresducommandoprofitedecetarrêtprolongé

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pourtireràboutportantsurlecouple,trèsexposédanssavoitureàlacapotebaissée,etlestuetouslesdeux.

Il est très probable que les autorités serbes avaient avertiVienne du risque d’unattentat mais elles n’avaient donné aucune information précise. L’Autriche avaitmaintenu la visite ne voulant pas se laisser intimider par une menace dont la crédibilitén’étaitpasétablie.Par lasuite,tous lesdocumentsontétédétruits: legouvernementserbenevoulaitpaslaisserentendrequ’ilétaitaucourantdesprojetsd’attentat;Viennenevoulaitpasqu’onsachequ’elleavaitétéprévenuedesrisques.

Le nationalisme serbe

L’attentat est commis par des Serbes. Depuis des années s’est développé unnationalisme serbe qui entend regrouper dans une grande Serbie les minoritésdisperséesdanslesdifférentsÉtatsdesBalkans,ainsiqueleKosovo,peupléd’autresethnies et de très peu de Serbes, mais « cœur de la Serbie mythique»(p.366)àcauseduchampdesMerles.Lelivrecommenced’ailleursparl’assassinat,en1903,duroietdelareinedeSerbie,prochesdel’Autriche,pardesnationalistesdelaMainnoire.

Officiellement, le gouvernement serbe est pacifique et plein de bonne volonté. Ilest en réalitégangrenépardesorganisationsultra-nationalistes et terroristesquientretiennent l’agitation dans tous les pays voisins où existe uneminorité serbe.Il laissefaire,s’iln’encouragepas,toutenexpliquantqu’iln’estenrienimpliqué.Diplomatiquement, il joue sur les deux registres: modération comme positionofficielleetultranationalismeencouragéensous-main.

L’agitationdanslesBalkansestentretenueparl’idée,quis’imposeprogressivement,selon laquelle l’empireottoman,maisaussi ladoublemonarchieaustro-hongroise,sontdessurvivancesdupasséappeléesàdisparaître.Quelquesannéesauparavant,laSerbieetlaBulgariesesontmisesd’accordpouragresserlepremier.Àlasurprisegénérale, leursdeuxarméesontenfoncéfacilementlesdéfensesturqueset l’arméebulgare estmêmearrivéeàquelqueskilomètresd’Istanbul.LesRusses, qui sontobsédés par les détroits, ont pesé de toutes leurs forces pour qu’elle se retire.Deson côté, l’empire austro-hongrois fonctionne sur un compromis: Vienne domineen laissant la Hongrie relativement autonome, avec son gouvernement et son parlement,etlalaissedominerlesautresminoritésàl’est.C’estcecompromisquel’archiducpourraitremettreencause,endonnantplusd’autonomieauxnationalités,notammentvis-à-visdesHongrois.ViennerayonnedanslemondeentieravecMahler,Klimt,Freud,Mach,Loosettantd’autres.Maispeuàpeus’imposedanslesespritsl’idéequel’empireetladoublemonarchiereposentsurunéquilibreinstablequivainéluctablementconduireàunedisparitionàplusoumoinslongterme.Cetteidéevajouerungrandrôledanslacrisequisenoue.LesautoritésdeVienneelles-mêmesdoutent et sur-réagissent précisément parce qu’elles ont intériorisé leur faiblessesupposée.Lenationalismeserbesedéveloppedanscetteatmosphère:ilsembleêtrel’incarnationdelamodernitéfaceàdeuxvieuxempiresfissurésetensursis.

Les fonctionnements politiques

Comme à chaque fois qu’une crise survient, l’histoire est racontée en se fondantsur des personnalisations: l’Allemagne, laFrance, l’Autriche-Hongrie, pensent etagissentdetelleettellemanière.Unedesvertusdulivreestdemontrerlacomplexitédes situations.

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Trois des belligérants sont des empires. Interprétercequis’ypasseestdifficile.L’AllemagneestunÉtatenapparencedémocratiquedanslequelontrouveunparlement et un chancelier. En principe, le pouvoir réside entre les mains de ce dernier. Mais il y a aussi un empereur. Il devrait régner et ne pas gouverner. Le chancelier peut l’empêcher de parler et d’agir.Danslaréalité,l’empereurparle,communique,adesentretiensentête-à-têteaveccertainsdesministres,aveclesmilitairesetlesautreschefsd’État.Analyserla structure du pouvoir en Allemagne est donc délicat. IlenestdemêmeenRussieetenAutriche-Hongrie.

En France, les ministres des affaires étrangères(commelesautres)nerestentguèreenposteplusdesix mois en moyenne et ne sont généralement pasdes spécialistes du domaine. Les ambassadeurs et la

hiérarchieduquaid’Orsayconduisentdoncengrandepartielapolitiqueétrangère.Ilssaventquelesministresqu’ilsontenfaced’euxneseronttrèsprobablementpluslàdanstroismoisetilsnes’ensoucientdoncguère.LeprésidentdelaRépubliquen’apasvraimentdepouvoirmaisilpeutluiaussijouerunrôlefaceàunprésidentdu Conseil en sursis constant. Poincaré aura cette responsabilité au moment du déclenchementduconflit.Ilpèserafortementsurlesdécisionsquivontêtreprisespar laFrancealorsque,dans laconstitutionde laTroisièmeRépublique, ilest làpour inaugurer les chrysanthèmes et rien de plus.

En Angleterre, le roi n’a pas de poids politique non plus. Sauf que la situationest assez particulière. Le roi d’Angleterre, George V, l’empereur d’AllemagneGuillaumeII, et la tsarine sont tous trois des petits-enfants de la reineVictoria.Lamèreduroid’Angleterreetcelledutsarsontsœurs.Lagrand-tanteduKaiserest la grand-mère du tsar. Tous ces souverains appartiennent à lamême famille,se connaissent, se rencontrent,parlententreeuxet évoquentbienévidemment lasituationpolitiquedel’Europe,mêmesicesontformellementleursgouvernementsquiprennentlesdécisions.Laprésencedesouverainsdansnombredepays,quiontaccès à toute l’information,versqui tout lemonde se tournenaturellement alorsmêmequ’ilsnesontpascensésavoirdesresponsabilitésclaires,estungrandfacteurde déstabilisation.

La situation de la Grande-Bretagne est particulière. Le ministre des affairesétrangères est SirEdwardGrey2. Il restera enposte de 1905 à 1916, alors que laFranceconnaîtraquinzeministresdesaffairesétrangèresdanslamêmepériode.IlalaconfiancedesonPremierMinistreetleroiGeorgeVn’intervientpas.C’estl’undespersonnagesclefsdelapériode.Ilestàlatêted’ungroupedontl’idéeprincipaleest de contrer la menace allemande en Europe. Mais la majorité des membres de son parti,etmêmeducabinet,nepartagentpascettevision.Greydistinguedoncsesprises de position publiques et privées. En public, il expliquera au début que laGrande-Bretagnen’apasd’intérêtsdanslesBalkansetn’entrerapasdansunconflitaustro-serbe.Enprivé, sans consulter le cabinet nimême lePremierMinistre, ilassurelesdirigeantsfrançaisquelaGrande-Bretagneserangeraàleurscôtéssiunconflit survient avec l’Allemagne. De son côté, l’Allemagne, tablant sur sesdéclarations publiques, pense que la Grande-Bretagne se tiendra en dehors d’un

2. Il reste moins connu que son arrière-grand-oncle, qui donna son nom à un thé, l’Earl Grey. Comme on va le voir, il a pourtant joué un rôle décisif dans les événements de l’été 1914.

Le camp à Arles, Charles Camoin (1901)

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conflitquiinterviendraitentreelle-mêmeetl’alliancefranco-russe.Cettedisjonctionentrecequisepasseenpublic,cequiestconnudupublic,etcequiseditdansdesnégociationssecrètesestcaractéristiquedelapériodeetcréeunegraveinstabilité.

Lesgouvernementsjouentd’ailleursaveclapresse.Certainsarticles,toutlemondele sait, sont directement inspirés par les plus hautes autorités des États concernés et peuventjouerlerôledeballonsd’essai.Parfoislesgouvernementsseprétendentaucontraireentraînésparleuropinionpubliquequ’ilssedisentobligésde«suivre».Enmêmetemps,c’estenpartieparcraintedelapressequelesnégociationsdiplomatiquesse déroulent dans le plus grand secret.

Unpointestessentieldanslagestiondelacrise:lasolidaritégouvernementaleetlepouvoirhiérarchiquedesprésidentsduconseilouchanceliersn’existentpas.Chaqueministresesentenchargedesonministère,pasdelapolitiqueglobale.Unproblèmeparticulierexisteauniveaudesmilitaires.Lechancelierallemandn’apasgrandeautoritésurlesmilitairesallemandsquidiscutentdirectementavecleKaiser:«Le Kaiser mène une politique, le chancelier une autre, et le chef d’état-major propose ses propres solutions»,résumeuncontemporain(p.319).LasituationlaplusobscureestenItalie:personnenesaitquiaautoritésurl’armée,duroi,duministredelaguerreouduchefd’état-major.Demême,leprésidentduconseilfrançaisesttrèspeutenuaucourantdessujetsdiplomatiquesetmilitairesquisetraitentengrandepartieendehorsde lui.Lesmilitairesfrançaisetanglaisontdesdiscussions«techniques»qui se passent largement en dehors des autorités civiles alors qu’elles ont desimplications politiques cruciales (la coordination entre un corps expéditionnaireanglaisquiviendraitsurlecontinentetl’arméefrançaisedansdesopérationscontrel’Allemagne).

Laconfusiongénéraliséeencouragetouslesacteurspolitiques–ministres,fonctionnaires,hautsgradésetexperts–àsecroireautorisésàfaireentendreleurvoixdansledébat,maissanssesentirpersonnellementresponsablesdesdécisionsquiserontprises.(p.269)

Toutdépenddoncdelapersonnalitéduprésidentduconseilouduchancelieretdesonpoidspolitique. S’il est énergique et s’il a du soutien (et du temps…), il peuts’imposer face auxministres, au souverain ou au président de la République, etface aux services (diplomatiques etmilitaires). C’est ainsi que JosephCaillaux aréglélacrised’Agadiren1911,quiauraitpuconduireàuneguerreaumoinsfranco-allemande,ettrèsprobablementpluslarge.C’estengrandepartiel’intransigeancedes services du quai d’Orsay qui avait conduit à la crise. Président du Conseil,Caillauxprend leschosesenmainencourt-circuitant leQuaiet sonministredesaffairesétrangèresetentraitantdirectementavecl’Allemagne, via l’ambassadeurdeFranceàBerlinetl’ambassadeurd’AllemagneàParis.SilePrésidentduConseilouleChancelierestfaible,àl’inverse,lesministrestraitentdirectementaveclePrésidentdelaRépublique,leKaiserouletsar,et/oulesservicesprennentquantàeuxlepasendéfinissantlapolitiquesuivieendehorsdesministres.

Cegenredesituationfloueproduitdestensionspsychologiquesextrêmementfortes.Aumomentdelacrise,leprésidentdelaRépubliquefrançaise,RaymondPoincaréet le président du Conseil, René Viviani, sont en Russie. Viviani est un socialiste, pacifiste.Poincaréestuntenantdel’alliancefranco-russedanslaperspectived’uneguerreavecl’Allemagne,alliancequel’ambassadeurdeFranceMichelPaléologueatravailléàmettreenplace.Ilsaitexactementoùilva.Vivianin’estpasenphaseaveclui,maisilnedisposepasdetouteslesinformationsvenantduquaid’Orsayou

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desmilitaires.Ildevraits’imposermaisilsesentenréalitédépasséparlesévénementsetentredansunecrisepsychologiqueinquiétante(le22juillet,lorsdudéjeuneravecletsar,ilestincapablederépondreàlamoindrequestion;l’après-midi,ilsetientàl’écart,parletoutseuletpuissemetàcrier;onfaitsavoirqu’ilsesentmaletonl’obligeàseretirerdanssachambre).3

En résumé :[…]dansl’Europedesannées1903-1914,laréalitéestencorepluscomplexeque ce que le modèle «international» laisse à penser. Interventionsintempestives des souverains, relations ambigües entre civils et militaires, rivalités entre politiciens au sein de systèmes caractérisés par l’absencede solidarité interministérielle ou intergouvernementale, sans compter l’agitation entretenue des journaux critiques sur fond de crises et detensions suscitéespar lesquestionsde sécuriténationale: cesannées sontunepérioded’incertitudesansprécédentdanstoutel’histoiredesrelationsinternationales.(p.344)

Les alliances

Lavisionquenousavonsdudéclenchementdupremierconflitmondialestcelled’unemécaniqueinexorabled’alliances,cristalliséesendeuxblocs,quiunefoismisesenbranleentraînentl’entréeenguerredetouteslespuissancesenquelquesjours.Laréalité est très différente.

L’attentatvientd’avoirlieu.Plusieurséquipesdeterroristesétaientprésentessurleslieux,dontuneéquipedequasi-amateursquiétaitlàcommeunleurre.Lapremièrequestionest:cesterroristessontvenusdeSerbie,ilsontétééquipésetontpassélafrontière;sont-ilsenrelationaveclegouvernementserbe?Noussavonsaujourd’huiquelecomplotaeffectivementétéorganiséparuneorganisation,laMainnoire,dontles ramifications remontent très près dupouvoir serbe.À l’époque, onn’a pas lesélémentsfactuelsquipermettraientdesavoirs’ils’agitdequelquesilluminésisolésoud’uneémanation,plusoumoinslointaine,deBelgrade.Quedoitfairel’Autriche?Trèsrapidements’instaurechezellel’idéequ’elledoitimposersaloiàlaSerbie,souspeinededisparaître.Lesmodérésd’hier,commeonl’avudeBerchtold,deviennentdes faucons, sous l’impulsion du chef d’état-major, celui-là même que l’archiducvoulaitécarter.Maislepremierproblèmeestquel’Autrichen’estpasl’Autriche,maisl’Autriche-Hongrie,unedoublemonarchie.Or,lesHongroissonttrèsjalouxdeleurautonomie.Ilstendentàs’opposer,spontanément,àtoutepolitiquequeVienneveutadopter.Parailleurs,laSerbien’estpasleurproblèmeetlefaitquel’Autricheveuilleajouter de nouveaux Slaves à l’empire leur paraît devoir créer plus de problèmesqu’enrésoudre.LaHongrieestdoncenfaveurd’unenégociationavec laSerbieethostileàtoutepolitiqueagressivedelapartdeVienne.Ilvafalloirlaretourneretcelavaprendredutemps.LesHongroisnevontaccepterdes’alignersurlapolitiqueautrichienne que parce qu’ils s’inquiètent des rapports avec laRoumanie du faitde son occupation de la Transylvanie et qu’ils finissent par se persuader qu’unepolitique serbe expansionniste qui ne serait pas stoppée pourrait être unmodèlepour laRoumanie et générerunproblème indirect enTransylvanie.L’Autriche adoncdûmenerunepremièrenégociationaveclegouvernementhongrois,cequiaprisdutemps.Or,uneréactiontrèsrapideàl’égarddelaSerbieauraitpeut-êtrepermisde limiter le conflit à une opposition Autriche-Serbie. Par ailleurs, les Hongroisn’acceptentdesoutenirl’Autrichequesil’Allemagnesedéclaresolidairedel’Autriche.Vienne doit donc aussi négocier avec l’Allemagne.Et, dans ces négociations, riendemécanique.L’Allemagne,notammentenlapersonnedeGuillaumeII,n’estpas

3. Clarke note que les nerfs d’un certain nombre de responsables politiques, dans les différents pays impliqués, vont lâcher dans ce moment d’extrême tension internationale. Les protagonistes sont des êtres humains, avec leurs faiblesses, ce qui est une réalité à garder à l’esprit et qui est porteuse d’inquiétude. Certains, qui étaient plutôt hostiles aux options militaires et de tempérament modéré, vont adopter brusquement des comportements ultranationalistes et martiaux étrangers à leur caractère habituel, précisément parce qu’ils sont au bord de l’effondrement psychologique et que leur réponse est : montrer de la fermeté, ne surtout pas donner l’impression qu’ils sont au bord de craquer, ni à leurs collègues et « amis », ni aux autres pays. C’est le cas du ministre des affaires étrangères autrichien, Leopold von Berchtold, qui, de modéré, se transforme en faucon après l’attentat. Clarke parle d’une crise de la masculinité (pp. 507-511).

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prête à entrer dans une guerre pour l’affaire serbe.Elle peut donc parfaitement,sielleledécide,freinerlesardeursdeVienne,cequ’elleadéjàfaitdansdescrisespassées.Cequilapréoccupeestl’attitudedelaRussie:ellesesentaitenconfiance,disposant d’une supérioritémilitaire face à uneRussie affaiblie par une suite dedéboires,dontladéfaitecontreleJapon.Or,desétudesmontrentquelaRussieestentraindemodernisersonarméeetqu’àl’horizonde1916,ilsepourraitqu’elleprennel’ascendantsurl’Allemagne.

Or,pourlaRussiejustement,unefois l’ultimatumenvoyéparVienneàlaSerbie,la question est: faut-il expliquer à la Serbie qu’elle doit accepter les conditionsimposéesparVienne,quitteàlesatténuerparlanégociation,oufaut-ill’inciteràlesrefuser?LasituationenRussieesttrèscompliquée.LePremierMinistreestfaible,lastructure du pouvoir mouvante, les militaires vont avoir un poids décisif. La marine estpréoccupéeparlefaitquel’empireottomanva,danslesprochainsmois,toucherdeuxcuirassésquivontluidonnerunesupérioriténavaleenmerNoire.Cequirésultedesconseilsdesministres,dominésparleministredel’agriculturequinormalementn’a aucune compétencemilitaire et diplomatique, est une décision fondamentale,et en grande partie inexplicable, celle de la mobilisation générale. L’Autriche-HongrieavaitmobilisécontrelaSerbieuniquement.Pourdesraisonsencoreunefoisdifficilementexplicables,sansdoutedelogistiquemilitaire,lamobilisationrusseestgénéraleetsefaitdoncfaceàl’Autrichemaisaussifaceàl’Allemagne.C’estellequiva«obliger»lesAllemandsàréagiretàdécréter«l’étatdedangerdeguerre».

Passonsmaintenantà laFrance. Il existeunealliance franco-russe.Mais celle-ciestassezfragile.DescontactsonteulieuentreleKaiseretletsar,quiauraientpuconduireàuneréconciliationentreRussieetAllemagne.Orl’alliancefranco-russeesttournée,dupointdevuefrançais,contrel’Allemagnequiestl’obsessiondelaFrance.L’allianceprévoitclairementquesil’AllemagneetsonalliéautrichienattaquaientlaFrancealorslaRussieinterviendrait,etréciproquement.Maisl’alliancenesemblepas concerner un problème dans les Balkans. Si la Russie participe au déclenchement d’uneguerredanscetterégiondel’Europe,enquoilaFrancedevrait-ellel’appuyer?C’est Poincaré qui va changer les choses. Pour lui, l’alliance avec la Russie estabsolumentcentraledanslaperspectived’uneéventuelleguerrefranco-allemande.Or, ilperçoit laRussiecommetentéeparunepolitiqueautonome.Il estimedoncqu’ilfautquelaFrancelasoutienneentoutdanssapolitique,ycomprisdanslesBalkans.CettepolitiqueestpositiveausensoùelleancrelaRussiedansl’allianceaveclaFrance,alorsmêmequelaFranceestincapabledefairefaceàl’Allemagnesielleseretrouveseule.Maiselleestextrêmementdangereuse,sachantlecaractèreaventureuxdelapolitiqueserbe.

Auprintemps1914,l’alliancefranco-russeainstalléunmécanismedemiseà feu géopolitique le long de la frontière austro-serbe. L’Alliance a lié lapolitiquededéfensedetroisdesplusgrandespuissancesmondiales–France,Russie etGrande-Bretagne–aux fortunes incertainesde la région laplusviolenteetinstabled’Europe.(p.496)

L’Angleterreestunacteurclé,peut-êtrel’acteurclé.Ellepourraitsansdoute,commeellel’afaitdanslepassé,gérerlacriseenramenanttoutlemondeàlaraison.Maiselle reste la grande inconnue pour tous les autres protagonistes. C’est l’effet del’attitudedeGreyquiditunechoseenpublic,etsoncontrairedanslesnégociationssecrètesaveclaFrance.L’AngleterreestliéeàlaFranceparuneentente(cordiale)etnonparunealliance.Si l’AllemagneattaquaitlaFrance, ilestprobablequ’elleinterviendrait,celachacundesacteursl’anticipe.Maislasituationdel’été1914est

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différente. Officiellement, la Grande-Bretagne n’entend pas intervenir aux côtésde laFranceetde laRussiedans lecadred’uneguerrequiconcerne lesBalkans.GuillaumeIIestd’ailleursassezconfiantsur lefaitqu’ellene leferapas.Maisenprivé,onl’avu,Greydonnedequasi-assurancesàlaFrance,desonproprechefetsansenréféreràsescollèguesetàsonPremierMinistre,quiencouragentlaFranceàadopteruneposturebelliqueuse.Aufinal,commentlapositiondel’Angleterreva-t-ellesedécider?

L’Allemagnevaêtreconfrontéeàuneguerresurdeuxfronts,àl’ouestetàl’est.Leplan Schlieffen, mis au point en 1905, prévoit d’écraser la France en quelquessemainespourquel’arméeallemandepuisseensuitesetournerversl’est.Celasupposed’encerclerl’arméefrançaisequivaseconcentrersurlafrontièrefranco-allemande,doncdelacontourner.LaseulesolutionpourcefaireestdepasserparlaBelgique.C’estcequeprévoitl’état-majorallemand.Enunsens,toutlemondes’attendàcetteinvasion nécessitée par des considérations stratégiques. Joffre avait d’ailleursproposédesoncôtélamêmemanœuvrepourl’arméefrançaise4. Les Anglais ont en faittracéimplicitementunelimite:sil’arméeallemanderesteausuddelaBelgique,sur Sambre et Meuse, sans s’approcher d’Anvers et des bouches de l’Escaut, ilslaisseront faire et considèreront la chose comme regrettable mais sans qu’elleconstitue un casus belli.SilesAllemandsétaiententrésenBelgiquesansdéclarationdeguerre,enprévenantqu’ilsnefaisaientquepasserdansleseulbutdebattrelaFranceetenproposantdesdédommagementspourlesdégâtsentraînés,l’Angleterren’auraitpaseuderaisondécisived’intervenir.MêmeChurchillestsurcetteligneàl’époque.Mais l’Allemagne va alors commettre une erreur dramatique.Elle veutfaireleschosesdanslesformesetadresseunultimatumàlaBelgique,luidemandantde laisserpasser ses troupes.Lespolitiquesallemandsespèrentqu’unaccord seratrouvéentrelesdeuxpays,étantdonnéel’asymétriedepuissance,etque,ducoup,cela permettra de maintenir l’Angleterre à l’écart du conflit5. Mais le calcul est absurde: la Belgique ne peut que refuser. Le pays tout entier se dresse contrel’ultimatum,mêmesachantqu’ilvasefairepiétiner.L’AllemagneestalorsobligéededéclarerlaguerreàlaBelgiqueetellel’envahit,écrasantlesdéfensesbelges,héroïquescertes,maisbientropfaiblespourarrêterl’arméeallemande.Dèslors,laquestionneseposeplus:laGrande-Bretagnerejointl’alliancefranco-russe.

Certes,lesalliancesontjoué.Maispasdelamanièremécaniquedontleprocessusasouventétéprésenté.D’unepart,enunsens,c’estlafragilitédesalliancesquiapoussélesacteursenavant.LaFrancen’apasderéelleraisondesoutenirlaRussiedansuneaffairequitouchelesBalkans.MaisPoincarépensequ’ilfautlefaire,sinonl’alliancerisqued’enpâtiretlaFrancedeseretrouverseulefaceàl’Allemagne.D’autrepart,ilétaitsansdoutepossibleauxacteursdedésamorcerleprocessus:l’Allemagneauraitpufairepressionsurl’Autricheetnel’apasfait(l’Autricheavaitintériorisélefaitqu’ellenepouvaitrienfairesansl’appuidel’Allemagne,exigéd’ailleursparlesHongrois);laFranceauraitpufairepressionsurlaRussie,etcelan’apasétélecas.

L’auteur se livre à un exercice de contrefactuel (pp.515-516). La dynamique quisemblait se dessiner juste avant l’été 1914 se caractérisait par la détente entrepuissances etunedissolutionprobabledesblocs (l’ententeanglo-russedevait êtrerenouvelée en 1915 et ne l’aurait sans doute pas été; l’entente franco-russe étaitfragile; un rapprochement anglo-allemand se dessinait; même entre l’Autriche-Hongrie et la Serbie, des accords étaient en train d’intervenir; surtout, aucunepuissancen’envisageaituneguerred’agression(mêmel’Allemagnedontlesmilitaires

4. Pour le coup, Poincaré s’était imposé en refusant cette éventualité pour des raisons diplomatiques : celui qui envahit la Belgique sera considéré par toute le communauté internationale comme l’agresseur. Poincaré a parfaitement compris cette situation et il a établi en France l’ascendant du politique sur les considérations purement militaires.

5. Pour faciliter l’accord, le chancelier allemand, dans une première version de l’ultimatum, avait proposé à la Belgique des compensations territoriales prises sur la France ! À la dernière minute, cette clause a été retirée. Clarke note (p. 763) que le fait qu’elle ait pu être envisagée, et n’ait été supprimée qu’à la dernière minute, en dit long sur l’état de la réflexion politique des responsables allemands dans une période d’extrême tension…

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agitaientl’idéemaissansêtresuivisparlespolitiques).Deuxfacteursontdoncjoué:legouvernementserben’apasmaîtrisé sesultra-nationalistesquipouvaientcréerl’étincelle;Poincaré–dontonpeutpenserquelapositionseseraitaffaiblieaufildutemps–ainstalléundétonateuràlafrontièreaustro-serbedepeurquelesRussesnesoienttentéspardesalliancesautresqu’aveclaFrance.Àl’été1914,l’étincelleestintervenueetledétonateurajoué.Sil’Allemagnen’avaitpasfaitl’erreurd’adresserunultimatumàlaBelgique,l’Angleterreneseraitpeut-êtrequantàellepasentréeen guerre.

D’autres facteurs

Dans l’analysedecequi sepasseà l’été1914,quatreautres facteursapparaissentessentiels: le nationalisme, les budgets militaires, les reconstructions fictives dupassé et la gestion des crises antérieures.

Tout est venu du nationalisme serbe (il sera une nouvelle fois impliqué dans lesguerresqui,à lafinduxxesiècle,suivront ladislocationde laYougoslavie).Maisl’ensembledespaysavusedévelopperlephénomène,ycomprischezdessujetschezlesquelsonnes’attendaitpasàletrouvercommeentémoignecettedéclarationfaitele29juillet,alorsquelaguerrevientdecommenceraveclaSerbie:

Pour la première fois depuis trente ans, je me sens autrichien et désire donner unesecondechanceàcetempiredanslequeljeneplaçaisquepeud’espoirs.Toutemalibidoestofferteàl’Autriche-Hongrie.(p.656)

CettecitationétonnanteestdeSigmundFreud(Jones,1953-1957,p.192).C’estdirequelenationalismeagangrenélesesprits,ycomprislesmeilleurs.

Lespolitiquesd’armementontconstituéunfacteuraggravantde lasituation.Ona beaucoup parlé de la rivalité navale entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne.On a également vu que, dans l’élaboration de ladécision de la mobilisation par la Russie, la livraison dedeuxcuirassésà l’empireottomanavait jouéunrôle.Chaque foisqu’unpaysprendunedécisionderéarmement, ou de prolongement du service militaire, il estime le faire de manière purement défensive. Et chaque fois, il accroît le sentiment d’insécurité desautrespaysqui,euxaussi,pourdesraisonstoujoursdéfensives, vont alors surenchérir. Cette situation a été théorisée sous le vocable de dilemme de la sécurité (Herz,1950;Snyder,1985).

Le nationalisme, les budgets d’armement qui luisont liés, ont été mis en discours, en histoires. Clarke souligne le rôle joué par certaines histoires, mises aupointparlespolitiquesetlesjournaux,lorsdelacrise.

Chacun des acteurs clés de cette histoire passait lemondeaucribledetels récitsbâtissur des fragments de réalité amalgamés entre euxpardespeurs,desprocèsd’intention,desintérêts déguisés en principes. En Autriche,l’histoire de ces jeunes hors-la-loi régicidesusant la patience de leur vénérable voisin par leurs provocations incessantes a interféré

Le sergent du régiment colonial, Albert Marquet (1906-1907)

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avec une évaluation objective de la manière de gérer les relations avec les Serbes.EnSerbie,lesfantasmesdevictimisationetd’oppressiondelapartd’un empire desHabsbourg cupide et tout-puissant ont eu lemême effet,de façon inverse.EnAllemagne, la sombrevisiond’un avenir d’invasionsetlescraintesdepartitionontpesésurtouteslesdécisionsdel’été1914.EtlasagadesprétendueshumiliationsàrépétitioninfligéesparlespuissancescentralesàlaRussieaeusurcepaysunimpactsimilaire:déformerlepasséetsimplifierlasituationprésente.Maisleplusinfluentdecesrécitsaétéladescription,répétéeàl’envipartouslesprotagonistes,del’inéluctabledéclinhistoriquedel’Autriche-Hongrie:aprèsavoirprogressivementremplacéuneanciennesériedeprésupposésquifaisaientdel’AutrichelepivotdelastabilitéenEuropecentraleetorientale,cerécitimaginairealevélesinhibitionsquiretenaientlesennemisdeVienneensapantl’idéequelaDoubleMonarchie,commetouteslesautresgrandespuissances,avaitdesintérêtspropresqu’elleétaitendroitdedéfendreavecdétermination.(p.775)

Aulendemaindel’attentat,lesRussesreconstruisentsonhistoire,quiestcellequelesautrespaysdel’alliance,FranceetGrande-Bretagne,vontadopter.Cerécitvajouer un rôle fondamental.

Quoiqu’ilensoit, il estdéjàclairqueniParisniLondresn’ont l’intentionde remettre en question la version russe des événements: un despoteimpopulaire et belliciste a été éliminé par des citoyens de son propre pays, poussésaudésespoirpardesannéesd’humiliationetdemauvaistraitements.Etmaintenant,bienque sur lepointde s’effondrermais censémentavidede conquête, le régime corrompu que ce personnage a incarné veut faireporterlaresponsabilitédesamortàsonvoisinslave,innocentetpacifique.Raconterl’attentatdeSarajevodelasortenerevientpasensoiàformulerladécisiond’entrerenguerre.Maiscerécitpréparelavoieàuneinterventionmilitaire russe en cas de conflit austro-serbe. Le scénario balkanique estdevenuhautementprobable.(p.578)

Commelesoulignel’auteur,Le pouvoir de ces reconstructions fictives ne doit pas être sous-estimé.(p.489)

Ilexpliqueenpartieletitredulivre,enanglaisThe sleepwalkers. Nous y reviendrons. Maisilfautaborderlequatrièmefacteur:lagestiondescrisespassées.

La période qui précède immédiatement 1914 est en effet une période de relativedétenteonl’avu.Plusieurscrisestrèsgravesontétédésamorcéesavecsuccès,dontcelled’Agadiren1911.Or,

[La détente] peut augmenter le niveau de risque en faisant perdre auxacteurs clés la conscience du danger. La conférence des ambassadeurs àLondres,dontl’organisationestengrandepartieportéeaucréditdeGrey,leconvaincdepouvoirrésoudrelescrisesetsauverlapaix,uneillusionquil’empêcheraderéagiràtempsauxévénementsdejuillet1914.Deladétenteanglo-germanique,Greydéduitquel’Allemagnecontinueraàbridersonalliéautrichien,quoiqu’ilarrive.(p.460)

Cette relativedétentequiaprécédé ledéclenchementde laguerrea entraînéunesous-évaluationgénéraledesrisquesàl’été1914.

[…] les périodes de détente si caractéristiques d’avant-guerre ont uneconséquence paradoxale: en faisant reculer l’éventualité d’une guerrecontinentale, elles encouragent les décideurs à sous-évaluer les risques deleursinterventions.(p.516)

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Les somnambules

Revenonssurletitredulivre.Ilestexplicitédanssadernièrephrase:Les protagonistes de 1914 étaient des somnambules qui regardaient sansvoir,hantéspar leurs songesmaisaveuglesà la réalitédeshorreursqu’ilsétaientsurlepointdefairenaîtredanslemonde.(p.781)

Mais cette phrase, trop littéraire, est la seule du livre à être un peu vague. Enréalité,l’expression«somnambules»faitréférenceàquelquechosedeplusprécis(etinquiétant):chaqueacteursevoitlui-mêmecommedéterminéparlecomportementdesautres,alorsquecesmêmesautresluiapparaissentlibresdeleurdécision.Chacunestimequ’iln’apasd’autrechoixqued’agircommeil lefait, lesautresportantlaresponsabilitédelasituation.Aucundesacteursn’al’impressionqu’ilestentraindejouerunrôleactifdansledéclenchementd’uneguerreauxconséquencesdifficilesàévaluer :

Iciànouveau,nousretrouvonslaconvictionpartagéepartantd’acteursdecette crise qui considèrent agir sous la pression d’irrésistibles contraintesextérieurestoutenfaisantreposerlaresponsabilitédechoisirentrelaguerreetlapaixsurlesépaulesdeleursadversaires.(p.723)

Le cas le plus frappant est celui de Guillaume II. Après-guerre, les puissancesvictorieuses vont considérer que l’Allemagne est clairement l’agresseur, du faitde l’ultimatumadressé à laBelgique et de son invasion.Or, pour lesAllemands,l’interprétationestdifférente.Apprenantlamobilisationgénéralerusse,leministrede laGuerre,Falkenhayn,vavoir leKaiseret luidemandededécréter«l’étatdedangerdeguerre».Or,GuillaumeIIhésite,tergiverse,refusedansunpremiertemps.Falkenhayndoitenréalitéluiarracherladécisionetl’empereurn’acceptefinalementqu’unefoisqu’ils’estpersuadélui-mêmequecetteréponseestrenduenécessaireparla décision prise par les Russes.

L’après-midi, le souverainarecouvrésonsang froid,principalementparcequ’il s’est convaincu lui-même qu’il agit désormais sous la contrainteextérieure–convictionfondamentale,partagéeparpresquetouslesacteursdelacrisedejuillet.EnprésencedesonministredelaGuerre,GuillaumeIIfait un point de la situation, rejetant l’intégralité de la responsabilité duconflitsurlaRussie.(p.733)

Cette conviction qui anime les décideurs est largement partagée par les peuples.Les gouvernements craignentdes soulèvementspossibles à l’annoncede la guerreou une grève générale, notamment de la part des partis socialistes très attachés à l’internationalisme. Il n’y a pas d’enthousiasme chez les mobilisés, mais pasd’oppositionfortenonplus.

Presquepartout,leshommesrallientavecplusoumoinsdebonnevolontéleurpointderassemblement.Cettevolontédeservirn’estpasunemanifestationd’enthousiasme,mais une forme de patriotisme défensif, car l’étiologie duconflit a été si complexe et si étrange qu’elle permet aux soldats et auxcitoyensdechaquepaysdeseconvaincrequ’ilscombattentdansuneguerredéfensive,queleurpaysaétéattaquéouprovoquéparunennemidéterminé,etqueleurgouvernementatouttentépourpréserverlapaix.(p.769)

Conclusion

L’occasion de lire un très grand livre est rarement offerte. Celui-ci en est un.Méthodologiquement, il s’agit d’un modèle d’approche compréhensive (Dumez,2016)encequ’ils’agitd’analyserdesacteursdanstoutelacomplexitédelasituationd’interaction.

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Ilne s’agitpas ici, à l’inversede la crisedesmissilesdeCubaen1962,dereconstruire les ratiocinations de deux superpuissances passant en revuetoutesleursoptions,maisdecomprendreunfeuroulantd’interactionsentredes structures exécutives qui déchiffrent relativement mal les intentionsdeleursadversaires,etquin’opèrentpasdansunclimatdeconfiancemaisd’hostilitéetdeparanoïa,ycomprisentrepartenairesd’unemêmealliance.(p.346)

La comparaison est ici intéressante: la crise desmissiles de Cuba opposait deuxgrandespuissancesetellerestaitdecepointdevue(quoiquecomplexedansledétail)relativement simple.Lors d’une crise de la gravitéde celle de l’été 1914, dansunmonde multipolaire caractérisé par la prolifération nucléaire, que pourrait-il sepasser?C’estenquoilelivredeChristopherClarkeadesrésonancesinquiétantes.

Valérynesupportaitpasque l’onévoquâtd’éventuelles leçonstiréesde l’histoire.Chaque événement est radicalement singulier dans sa nouveauté, comme l’a étéprécisémentl’été1914.Ilestpourtanttentantdefairedesparallèles.LesnationalismessontentraindeserecréerenEurope.Jamais,concernantleprojeteuropéennédeshorreursdelaSecondeGuerremondiale,lesreconstructionsfictivesn’ontétéaussinombreusesetlamentables(leshommespolitiqueseuropéens,notammentfrançais–maisonl’avuégalementaumomentdelacampagneduBrexit,britanniques–ontpris l’habitudedevéhiculerdeshistoires selon lesquelles toutcequivamaldansleur pays est imputable à l’Union, selon lesquelles cette dernière est incapablede traiter quelque problème que ce soit – alors que ce sont ces mêmes hommespolitiquesqui l’empêchentdemettre enplacedespolitiques efficaces–, etqu’ellenes’occupequedefutilités–lecalibragedesconcombres).Ceshistoiresminentlaconstructioneuropéenneenrelançantenparallèlelesnationalismes.Sis’instauraitpeuàpeu l’idéeque l’Union est fragile etdestinéeàdisparaître inéluctablement,commes’étaitinstauréecelledudéclininéluctabledelaDoubleMonarchie,l’avenireuropéenapparaîtrait singulièrement sombre.Encoreune fois: «le pouvoir de ces reconstructions fictives ne doit pas être sous-estimé»(p.489)¢

Références

ClarkChristopher(2015)Les somnambules. Été 1914. Comment l’Europe a marché vers la guerre, ParisFlammarionChampsHistoire[trad.franç.de:The sleepwalkers: How Europe went to war in 1914(2012),London,AllenLane].

DumezHervé (2016, 2e édition augmentée)Méthodologie de la recherche qualitative, Paris, Vuibert.

HerzJohn(1950)“Idealistinternationalismandthesecuritydilemna”,World Politics, vol. 2, n°2,pp.157-180.

JonesErnest(1953-1957)Sigmund Freud: Life and Work. Volume 2, London, Basic Books.SnyderJackL.(1985)“Perceptionsofthesecuritydilemnain1914”,inJervisRobert,Lebow

RichardN.&SteinJanisG. [eds],Psychology and deterrence,London, JohnsHopkinsUniversityPress,pp.153-179.

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C edossierestconsacréàl’actualitédelapenséedeJacquesGirin.Un livre

est en effet paru cette année, rassemblant ses principaux textes regroupés en troisrubriques:lelangageetlesorganisations,les situations de gestion et les agencements organisationnels, l’épistémologie et laméthodologie.

Nousn’avonspascherchél’exégèse.L’idéedecedossieraétédedemanderàdejeuneschercheursquin’ontpasconnuJacques(ilfauttoujoursuneexceptionetilyenabiensûrune)d’expliquerenquoilalecturedestextesdeJacquesfaitsensdanslestravauxqu’ilsmènentaujourd’hui.

Éléonore Mandel et Anne-Sophie Thélisson ont, pour aborder laquestiondu langagedans lesorganisations,choisi la formeoriginaled’un dialogue croisé lié aux contextes différents dans lesquels sesont développées leurs recherches, d’un côté une fusion entre deuxentreprisesfrançaises,del’autrelesrelationsentreunefirmefrançaiseet ses clients coréen et japonais.

Dossier : Actualité de la pensée de Jacques Girin

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PartantdutexteséminaldeJacquessurl’espaceetl’organisation,JulieFabbrisuitlamanièredontcettequestions’eststructuréeenchampderechercheàpartentière,notammentdanscequ’ilestconvenud’appeleraujourd’huilasocio-matérialité.

Daniel Atlan et Stéphanie Guibert sont deux praticiens, membres du groupe derechercheLilith(L’InvisibilitédeL’IndividuauTravaildansl’Histoire)1quiorganisedes séminairesd’échangesetdes journéesde travail. Ilsexpliquent l’unet l’autrecommentlesnotionsdesituationdegestionetd’agencementorganisationnelsontdesoutils conceptuels utiles dans la pratique de la gestion et dans l’intervention enentreprise.

LoïcAndrienmontrecomment,ensituation(unesituationauxenjeuxpotentiellementdramatiquesdanslemondemédico-social),lelangagestructurelaprisededécisionet la gestion.

VincentGorgues,quiestunpraticiende l’industrienucléaire rédigeantunethèsesurlagestiondelasûreté,analyselerôledulangagedanscesecteurqueJacquesGirin connaissait bien et qui est notamment à l’origine du concept d’agencementorganisationnel.

Enfin, Marianne Abramovici revient sur les papiers de Jacques consacrés à larecherche-interventionourechercheclinique.

Merciàeuxtousd’avoirconsacréunepartiedeleurétéàparticiperàcedossier.

Ilestillustréd’œuvresdePhilippeConorddécédéaudébutdecetteannée,anciendulaboratoired’économétriedel’Écolepolytechniqueetpeintre,amideJacquesGirin.LaGalerieGuyenneArtGascognedeBordeaux,quenousremercions,luiconsacreuneexpositionjusqu’au3décembre2016¢

Références

AmarLaure(2014)“Vivelatechnologieouvivreaveclatechnologie?ÀproposdeVive la technologie de Béatrice Vacher et al.”,Le Libellio d’Aegis,vol.10,n°4,pp.67-68.

GirinJacques(2016)Langage, organisations, situations et agencements (textes édités par Jean-François Chanlat, Hervé Dumez & Michèle Breton),Québec,Pressesdel’UniversitéLaval.

*** Pour aller plus loin ***

http://galeriegag.fr/?page_id=2844

1. Un compte rendu du premier livre de Lilith a paru dans le Libellio (Amar, 2014).

Philippe Conord (vers 1995)

Le Libellio d’ AEGIS

Vol. 12, n° 3 – Automne 2016

http://lelibellio.com/

Dossier La pensée de Jacques Girin – pp. 39-52

Entretien croisé sur le langage et les organisations

Éléonore MandelEM Normandie

Anne-Sophie ThélissonAix-Marseille Université / Montpellier Business School

C’ est avec plaisir que nous avons saisi toutes les deux l’opportunité de collaborer à ce dossier thématique consacré à Jacques Girin. À travers cette interview croisée,

nous partageons avec vous la lecture que chacune de nous deux fait des cinq premiers chapitres de cet ouvrage (Girin, 2016), l’écho qu’ils ont provoqué en nous, au regard de nos thèses et nos réflexions personnelles vis-à-vis d’autres auteurs qui nous inspirent également.

ém— Anne-Sophie, ces premiers chapitres de l’ouvrage sur la significationlangagière,laformulationetlacontextualitét’inspirentplusparticulièrement.Pourquelle(s)raison(s)?

ast — J’ai, dans le cadre de ma thèse, investi un terrain d’étude d’une fusion-acquisition entredeux sociétés enm’intéressantplusparticulièrementà lapérioded’intégrationpost-fusionde lanouvelleorganisationpendantdeuxans dès la signature de l’opération. L’étude de cas concerne deux sociétésimmobilièresd’investissementcotéesbaséesàParis.Unedessociétésemploie1700 employés et est unefiliale d’un groupe appartenant à l’État, l’autre,constituée de 100 employés, est une filiale d’un groupe européen privé.L’objectifdelafusion-acquisitionestdefairedelanouvelleorganisationunacteurprivémajeurdusecteurdel’urbanismeenFranceainsiqueleleader surunprojeturbanistiqued’envergurenationale(appelédanscetterecherchele Projet d’Intérêt National, pour des raisons de confidentialité). Un despremierséclairagesdestravauxdeJacquesGirinpourmarechercheaétédemesureràquelpointlelangagetientuneplacecentraledanslesorganisationsainsiquedemieuxdécryptersonusage.Girinnousrappellequelelangageauneportéedifférentedecelled’unsimple«contenant»demots.Ilimpliquel’«état» du locuteur et engage la capacité cognitive de son interlocuteur.Parexemple,Girindissocielanotiondepropos,qui«renvoie à une situation particulière dans laquelle les mots et les phrases sont produits ou reçus»,de lanotiondemessagequin’impliquequele«matériaulinguistique».

Des mots et des phrases sont prononcés (ou écrits) par un locuteur, etentendus(oulus)parunauditeur(peut-êtreplusieurs).J’appelle«propos»cetteproductionverbaleparticulière,et«messagelangagier»,demanièreabrégée,«message»,ouencore«texte»,lasuccessiondesigneslinguistiquesquilecomposent.(2016,p.27)

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Cettenotiondemessagenepeutexisterdanslesorganisationscarellerenvoienécessairement, même implicitement, à un contexte et à la situation del’interlocuteuretdulocuteur,oudulecteur,s’ils’agitd’unslogan.

Lechapitre2dulivreabordelaquestiondelasignificationdupronom«nous»enquestionnantlagestiondesappartenancesdansuntémoignage.Cepassagedulivrem’aparticulièrementinterpellé.Eneffet,surmonterraindethèse,j’aiétéconfrontéeàdesquestionnementsparrapportàl’usagedu«nous»parlesacteurs.Aucoursdutemps,le«nous»renvoyaitdansdenombreuxcas–audébutdelaphased’intégration–àunedessociétésimpliquéesdanslerapprochement:parexemple,lesindividussedéfinissaienttrèsfréquemmentpar rapport à leur ancienne organisation en début d’entretien avec moipourbienspécifierdansquelrôle,postureousituationilssetrouvaient,etl’usagedu«nous»impliquaitdanslasuitedel’entretienimplicitementcetétat.Lorsd’unéchange,unmanager avait changé de niveau de référence en m’expliquantlerôledesonéquipedanslanouvelleorganisation.Ilm’avaitalorsspécifiéqu’ilseréféraitàcettenouvelleéquipeouauservice,puisavaitutilisélepropos«nous»enévoquantunesituationplusgénéralesurlacultured’entreprise. Je lui demandé s’il parlait encore au nom de l’équipemais ilm’avaitréponduqu’ilseréféraitimplicitementàl’ensembledel’organisationàlaquelleilappartenaitavantlafusion-acquisition.Envoiciunextrait:

Nous [l’ancienne société fusionnée] avions une réticence à donner lesinformations. Il y a eu une période un peu transitoire, d’ajustement (…)Cen’estpasévidentcarlaculturen’étaitpeut-êtrepaslamêmeaudépart,typiquementdansmonservice,leséquipesdoiventapprendremutuellementles unes des autres. Ce qui est indiscutable, c’est que nous [le service enquestion]avonsdesmoyenstrèsimportantspourmeneràbienleprojet[leProjet d’Intérêt National] et asseoir notre positionnement autant auprèsdes institutionnelsquedenosgrands comptes (…).Après, comme jevousle disais, nous [l’ancienne société fusionnée] avons un côté extrêmementpratique des choses, de réponse et d’écoute du client, c’est cette approchequiétaittrèsintéressantecartrèsconcrète.(Anciennetop managerd’unedessociétésfusionnées)

Cetexemplem’avaitalertéesurunepossibilitédemalentendu.Girinabordecette possibilité en mettant notamment en évidence l’importance dans lelangage des repères personnels, temporels et topographiques, qu’il appelle«indexicalité»(2016,p.107)lorsqueceux-cirenvoientàlasituationactuelledes acteurs alors que le message est délivré. La notion d’«indexicalité»renvoieàlanaturemêmedecertainsmots.

[…]onanoté l’existencedecertainesclassesdemotsparticuliers,dont lapropriétéestdeposséderunesignificationvariable,dépendantdelasituationdanslaquellesetrouvaientdesinterlocuteurs.(2016,p.110)

SelonmacompréhensiondestravauxdeJacquesGirin,l’exemplequejeviensdeciteravecl’usagedupronom«nous»illustrelapossible«indexicalité»dulangagedansuncasprécis.Ildifférenciecettenotiondela«contextualité»(2016, p.111) lorsque les propos renvoient implicitement à différentessituations antécédentes des acteurs, ainsi qu’aux «connaissances supposées partagées par les interlocuteurs»(2016,p.107).Lanotionde«contextualité»renvoie à des conditions «extra-linguistiques» obligeant le locuteur àmobiliserunebase référentiellecommunecommeuneexpériencepartagée,unsavoircommun,etc.,pourcomblerlesdonnéesmanquantesdel’échange

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langagier. Cette notion est indissociable du «cadre» utilisé implicitementparchaqueinterlocuteur.

Laquestionducadreestcelledesavoirdequoirelèvecequiseditetcequisepasse,parexempledujeuoudelalutte,del’insulteoudelaplaisanterie,del’autoritéoudelacivilité,delatechniqueoudusocial,etc.(2016,p.115)

Le«cadre»estunepremièreétapeendonnantunepremièrebalise sur lanatureoul’enjeudelasituation.Suitalorslanotionde«contexte»,quirelèvecettefoisdelacapacitécognitivedesinterlocuteurspourinterpréterl’échangelangagierquia lieuauseinducadre identifié.Cetteétapefaitdoncappel,commeévoquéprécédemment,àunebaseréférentiellecommunecommeuneexpériencepartagéeouunsavoir-commun,pourcomblerles«trous»alorsprésentsdansl’échangelangagier.

Laquestionducontexteestcelledesavoirdequellesressourcescognitivesdisposentlespartenairesd’uneinteractionpourinterprétercequiseditetcequisepasse,unefoisrésoluecelleducadrage.(2016,p.115)

L’exempledonnéauparavantrenvoieau-delàdelaquestiond’«indexicalité»et d’une analyse purement linguistique, à la notion de «contextualité».L’usage du pronom «nous» a été en partie source demalentendus car jene partageais pas les mêmes éléments référentiels avec le collaborateurinterviewé,nousavionsun«cadre»deréférenceetun«contexte»différent.

ém— Peux-tudéveloppercepoint?Dequellemanièrelanotiondecontextualitéaunéchoparticulierdanstesrecherches?

ast — Ilme sembleque les travauxdeJacquesGirinpermettent de «mesurer»lacontextualitédesproposenmettantengarde le lecteursur le rôlede lafabricationdusensetdel’interprétation.Plusspécifiquement,GirinrevientsurlemodèledeNonaka(1994)etlagestiondessavoirstacitesetexplicitesdanslecadred’unapprentissageorganisationnel(2016,p.119).Danslecadred’unefusion-acquisition,letransfertdeconnaissanceestreconnucommeundéfidel’intégrationpost-fusion(Empson,2001;Yooet al.,2007)cependantnécessaireàlacréationdevaleurdelanouvelleorganisation(Haspelagh&Jemison, 1991). Il s’agit alors d’un transfert qui englobe les connaissancestacites et explicitesdes organisations (Sargis-Roussel, 2004).Toutefois, lesconnaissancestacitessontdifficilesàdiffusercarleurtransmissionnepeutse résumer à une communication écrite et/ou verbale. Le langage utiliséentre les individus pour permettre aux équipes de communiquer n’est pasforcément le même d’un point de vue sémantique (ceci parfois est dû aupassédesorganisationsetdesacteursainsiqu’auxdifférencesculturellesdesentreprises), et reste généralement insuffisant pour permettre la diffusionréelle d’un «savoir-faire» ou d’une compétence. Avec des référentielsdifférents,leséquipesenintégrationpost-fusionsontconfrontéesàlanécessitéde se transmettremutuellement leurs connaissances par-delà leur peur ouleurrésistanceàlefaire.Ils’agitalorspourellesd’undéfidecompréhensioncarleurslangagesfontimplicitementréférenceàdessituationsetcontextesdifférents auxquels elles sont confrontées simultanément. Cette notion decontextualitéestpertinentepourchaqueanalyseorganisationnellecarellerenvoieauxsituationsantécédentesdespartiesprenantesauxorganisations.

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ém— Tuévoquaisprécédemmentlefaitquecestravauxt’avaientéclairéesurlesquestionsd’enjeudelaformulation.Peux-tuendireplus?

ast — Eneffet,danscettepremièrepartie,JacquesGirinsoulignelesaléasliésàlaformulation – ce qu’il définit comme l’utilisationdemots se référant à unobjetmaisimpliquantimplicitementuncontexte,unesituationetun«état»del’interlocuteur.Lerisqueliéàlaformulationaégalementeuunéchodansma recherche doctorale concernant les notions de « paradoxe» (Cameron&Quinn,1988)etde«dualité»(Sànchez-Runde&Pettigrew,2003).Girinfait,enparallèle,référenceauxépreuvesdu«tempsetdetraduction»destextes,etauxpossibleslimitesàtransférerun«concept»d’undomaineàunautre(cepointestdéveloppédanslechapitre17dulivre).Cecim’arappelélanotionde«paradoxe»mobiliséedansmestravaux.Denombreuxauteurs(Bouchiki,1998;Clegg,2002;Perret&Josserand,2003)ontsoulignélescaractéristiques,objectifs ou contraintes simultanément contradictoires, inhérentes auxorganisations(besoindecontrôleetdeflexibilité,nécessitédechangementetbesoin de stabilité…). Les auteurs ont utilisé des termes différents pouridentifier des caractéristiques opposées ou contradictoires qui existentsimultanément;certainslesontdéfiniescommedesparadoxes(Cameron&Quinn,1988;Poole&VandeVen,1989;Handy,1994;Lewis,2000),d’autrescommedesdualités(Sànchez-Runde&Pettigrew,2003;Vlaaret al.,2007).Letermededualitén’impliquantpasnécessairementunétat«paradoxal»(Johnston & Selsky, 2006). Certains auteurs ont identifié des polaritésinterdépendantes à manager (Johnson, 1992) ou encore de multiples«orientations agentiques»1 (Garud et al., 2011). D’autres ont parléd’«objectifs» et de «valeurs concurrentes»2 (Cyert&March, 1992) oude«dilemme»(Quinn&Rhorbaugh,1983;Hampden-Turner,1990)maiscesdeux termes sont à différencier de la notion de paradoxe car ils suggèrentqu’un choix entre les deux pôles identifiés est possible ou envisageable(Cameron&Quinn,1988;Smith&Lewis,2011).Selonmacompréhensiondes travaux académiques, ce qui rend une contradiction paradoxale estcaractérisé par trois éléments: (1) la notion de temps, les deux élémentsdoivent être en contradiction simultanément (Poole & Van de Ven, 1989;Smith&Lewis,2011);(2)lanotiondespatialité,lesdeuxélémentsdoiventêtrereliésdans leuropposition (i.e.dans leurcadred’analyse) (Cameron&Quinn,1988;Smith&Lewis,2011);(3)lanotiond’interdépendance,lesdeuxélémentsdoiventêtreindissociablesetcomplémentaires,ilsreprésentent«les deux faces d’une même pièce de monnaie3»(Lewis,2000,p.176)etdoiventserenforcer mutuellement.

La définition du paradoxe que donne Eisenhardt (2000) souligne lacoexistencededeuxélémentsencontradictioncommeinnovationetefficacité,ounouveauetancien.Cependant,cescaractéristiquesnesontpasforcémentcontradictoires:onpeutinnoveretêtreefficient,onpeutconjuguerl’ancienaunouveaumais,ànotresens,cesélémentssontidentifiéscommesimultanément«encontradiction»dèslorsqu’ilssontassociésàuneorganisationsoumiseàdesexigencesderésultatsouobjectifsdansuncadretemporeldéterminé.Toutefois, le terme «paradoxal» soulève de nombreuses interrogationsquantàlaquestiondelaformulationduditpropos.Premièrement,unevisionparadoxale de deux tensions est une représentation de la réalité (Kœnig,

1. Notre traduction pour « multiple agentic orientations » (Garud et al., 2011, p. 759).

2. Notre traduction pour « competing goals and values » (Cyert & March, 1992).

3. Notre traduction pour « two sides of the same coin » (Lewis, 2000, p. 176).

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1996). Le fait de relier simultanément deux dimensions en contradictiondépenddenotrecadred’analysed’unesituationàunmomentdonnéetdansun espace déterminé. Par exemple, le cadre d’analyse est différent si l’onchoisitd’étudierlatensionentrecontrôleetautonomieentredeuxéquipes,deuxprojetsinhérentsàl’organisation,ousil’onétudielarelationentreuneorganisationetsesactionnaires.Cesréglagesetchoixsontfaitsparl’acteurlui-même. Deuxièmement, le terme «paradoxal» peut être associé à uneculture«occidentale»oùlavisiondelaréalitétendàêtrerationnaliséeetcadréeafindecompartimenterleséléments(Chen,2002).SelonLi:

TheWesterneither/orlogicpositsthattwooppositesareabsolutelymutuallyexclusiveastwototallyincompatibleelementssothatparadoxshouldnotbetolerated.Second,theWesterndialecticallogicfailstotrulytranscendtheeither/orlogicbecauseitstillregardsparadoxasaproblemtobesolved.(Li,2008,p.416)

CecinousrenvoieauxtravauxdeJacquesGirinsurlacontextualité,commenousl’avonsvuprécédemment,oùles«cadres»deréférencedesdifférentsinterlocuteursimpliquentunpossiblebiaisd’interprétationdansleuréchangelangagier. Par exemple, Johnston et Selsky (2006)mettent en exergue lesdifférences d’interprétations et de repères dans un contexte interculturel(analysedesociétésjaponaisesd’unpointdevueoccidental)carbaséessurdes cadres de référence différents :

Inacross-culturalcontext,suchasacontractnegotiationbetweenaJapanesemanagement team and an Australian investor team, an observer such as a Westernresearchermaypointtothesejuxtaposedbehavioursandinterpretthemasaparadoxbecausethatobserverseesthemas inconsistentwithinhis/herframeofreference.(Johnston&Selsky,2006,p.186)

De nombreux travaux ont souligné l’importance des repères et référencesissusdedifférentescultures(Peng&Nisbett,1999;Nonaka&Zhu,2012),autantd’élémentsde«contextualité»desproposdesinterlocuteurs.

Enfin,pourreveniràlanotionde«paradoxe»etauxdéfisqu’elleimpliqueentermedeformulationoude«miseentexte»(2016,p.23),elleapparaîtpour certains comme la représentation d’un phénomène qui trouve samatérialisation via lestensionsparadoxalesqu’ilengendre(Smith&Lewis,2011).Danscecas, l’attentionestcentréesur lesdualités.D’autresauteursappréhendent le paradoxe dans une visionplus holistique (Cameron & Quinn, 1988;Morin,1990;1994;Morin&LeMoigne,1999)oùunparadoxe est foncièrementparadoxal:en d’autres termes, les dualités se perdentdansl’ensemble.Danscetteinterprétationdumot«paradoxe»,lesélémentsdifférentssontrassemblés en un «tout» et l’attention estportéesurce«tout».Lefaitqueleparadoxesoit inhérent par nature à un phénomènerenvoie au champ de la psychologie (Rosen,1994)etdelasociologie(Morin,1977;1980).Ceci fait écho au paradigme de complexité (Morin,1990;Morin&LeMoigne,1999).Leparadigme de complexité associe les principes

Femme d'Alger, Philippe Conord (1989)

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antagonistesd’ordreetdedésordreauniveaudel’organisation.Girinévoquenotammentlesapportsdecesauteursdanslatroisièmepartiedulivre(2016,p.341)dansuneréflexionsurletransfertdelanotionde«complexité»d’unescienceàuneautre.Danslapartieépistémologieetméthodologie(chapitre16),ilsoulignenotammentl’absencededéfinitiondelacomplexitéengestion.

Au final, je me suis aperçue que les risques liés à la formulation étaientprésentsdans l’analyse et la compréhensiondemon terrainde thèse,maisaussi, dans les concepts et prismes de lecture mobilisés pour apporter un éclairage sur ce dernier.

ù

ast — Maistoi,Eléonore,pourquoit’intéresses-tuàlathématiquedulangageetdelacommunication?

ém— Undesprincipauxenjeuxlorsquel’ontravailleàl’international–cequiaétémoncaspendantdesannées– estdeparvenirà comprendreaumieux lesmessagesdesinterlocuteursétrangersetainsileursattentes.S’ilestdéjàmalaisé d’assurer une communication limitant les malentendus avec desinterlocuteurs d’une même «communauté cognitive» (2016, p.120), lacommunicationpeutêtreencoreplusaléatoireendehorsdesacommunauté,a fortioridoncdansuneautresphèreculturelle.Mesrecherchesm’onttrèstôtconduite vers le champ de la communication interculturelle et notamment les travaux deHall qui lui aussi fait référence à une notion de «contexte».D’autre part, j’ai trouvé en intégrant le laboratoire Gestion & Société dePhilipped’Iribarne4unecommunautédechercheursqui,àtraversl’étudedelalangue,desdiscours,desrecourssémantiquesinconscientsdespersonnesinterrogéesmettent en lumière le «cadre de référence commun» propre àchaque sphère culturelle (Chevrier, 2012; d’Iribarne, 2003; 2008; 2009a;Segal,2009).Bienquelapriseencomptedulangagesembleencorepeineràpercer en sciencesdegestion,deplus enplusde travaux (Brannen, 2004;Harzing et al.,2011;Lohmann,2011;Saulière,2014;Usunier,2010)etdegroupesderecherche,àl’instardugrouped’EtudesManagementetLangage(GEM&L)5,l’intègrentcommeunconceptessentielàprendreencomptedansl’analysedesproblématiquesdegestion.

ù

ast — QuelssontlesdifférencesetpointscommunsdelanotiondecontextechezHalletGirin?

ém— Hall est convaincu que lemode de communication des individus varie enfonction de leur culture, selon au moins trois dimensions : leur rapport au temps (du plus monochronique au plus polychronique), leur rapport àl’espace(notionde«proxémie»)etleurniveauderecoursaucontexte(Hall,1990, pp.183-184). Concernant cette dernière dimension, il explique quedansuneculturedontlacommunicationrequiertunrecours importantaucontexte(«high-context culture»),lemessageverbalcodéettransmiscontientextrêmementpeud’élémentsexplicites.Lamajeurepartiede l’informationest implicitement transmise par la personne émettrice qui considère quel’interlocuteurconnaîtdéjàtrèsbien lesujetdiscuté.À l’inverse,dansune

4. http://www.cerebe.org/

5. http://geml.eu/

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culturedontlacommunicationrequiertunrecoursaucontextefaible(«low-context culture»),lamajeurepartiedel’informationestrendueexplicitedanslemessageverbal,carl’interlocuteurnedisposepas,oudepeu,d’informationsluipermettantdecomprendrelesensdel’échange(Hall,1990,p.6;pp.183-184).Cettedimensionrejointainsienpartiel’idéede«contextualité»deJacquesGirin, selon laquelle «tout message langagier comporte des “trous” que son destinataire doit combler en utilisant des connaissances supposées partagées par les interlocuteurs »(2016,p.107).

HallmobilisecommeGirin lesconceptsde«contexte»etde«situation»,maisselondesacceptionsrelativementdifférentes–cequipeuticiinduireenerreur.

Concernant tout d’abord la notionde contexte,Hall (1990, p.6) la définitcommel’informationquientoureunévénementetquiestinextricablementliée à la signification de cet événement. De son côté, Girin voit dans lecontexte:

(…)toutcequi,unefoisrésolueslesquestionsrelativesàl’indexicalité(…)etaucadrage(dequoiest-ilquestion)estpertinentpourl’interprétation.

ou :l’ensembledessavoirs,explicitesounon,directementliésounonàlasituation,quelesinterlocuteursmobilisentpourinterpréterlesénoncés.(2016,p.115)

Tout sepassealorscommesiGirincherchaitàdéfiniruncontextecommeuneréalitéextérieure,s’imposantauxacteurs(cequipourraits’apparenteràuneperspectivepositiviste)sanss’intéresseràcequelesacteurseux-mêmesincluent dans cette notion – de manière consciente ou non. Hall se contente d’unedéfinitionbeaucoupplussommairepuisqu’ilnes’intéresseaucontextequ’àtraverslepointdevuesingulierdechaqueacteur.

De lamêmemanière, les deux auteurs utilisent la notion de «situation»,maispourendonnerdesdéfinitionsdifférentes.PourHall,sesaluer,manger,négocier,alleràl’école,sontautantd’exemplesde«situations».Ilconceptualisecettenotioncommeuncadreconstituédedialectessituationnels,d’objets,derôles situationnels et de schémas de comportements apparaissant dans des conditionsidentifiéesetappropriésàcessituations(Hall,1976,p.129).PourGirin,une«situation»estlacombinaisond’individusparticipantsetd’unlieuoùl’actionsedérouleselonunetemporalitéspécifique(2016,p.35).Les«situations»deHallensontaussiausensdeGirin,maisHallaétendulanotionàdesrituelscomportementaux,descodeslangagiersspécifiques,desattentes particulières associées de la part des acteurs.

Hall considère que contextes et situations se définissent selon ce que lesprotagonistes décident de leur attribuer comme statut, selon ce qu’ils enperçoiventetlesensqu’ilsdécidentdeleurdonner(Hall,1976,p.88).Ainsilesélémentsdudit«contexte»sont-ilsdépendantsdel’attention,del’objectifetdustatut–conscientsouinconscients–dechacundesacteursimpliqués.Pourlui,lecode,lecontexteetlasignificationconstituenttroisdifférentsaspectsd’unmêmeévénement(Hall,1976,p.90).Le«contexte»deHallcorresponddavantage à la grille de lecture dynamique employée pour déchiffrer une«situation», «un cadre» et «un contexte» aux sens deGirin. En effet,Halls’intéressemoinsà laréalitéextérieured’uncontextequ’auprocessus

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de contextualisation qui implique selon lui deux processus cérébrauxinterdépendants (artificiellement distingués): la contextualisation venantdel’expériencepassée(contextualisationintériorisée),liéeàlastructuredusystèmenerveux(innée)etlacontextualisationexterneliéequantàelleàlasituationdanslaquelleunévénementseproduit(situationnelle)(Hall,1976,p.95).

ù

ast — Dequellemanièrelaquestiondulangageest-elleéclairantedanstestravauxderecherche?

ém— Au-delàdulangage,toutunchapitredemathèseestconsacréauxdifficultésque rencontrent, en matière de communication, les entreprises de monterrain – et notamment un couple de fabricants de filets français et leursinterlocuteursjaponais(Mandel,2015,pp.287-334).Laquestioncentraleestcelle de la «qualité» des échanges, quasi exclusivement réalisés par écritvia e-mail.Danscecadreinterculturel,lathèses’intéresseparticulièrementàl’interprétationquiestfaitedesproposreçusparchaqueentité,autraversdu prisme des grilles de lectures culturelles, respectivement française etjaponaise.

En effet, selon les postulats théoriques sur lesquels la thèse s’est appuyée(détaillésci-après),lacommunicationneselimitepasàunesuccessiond’envoisetderéceptionsdemessagesparlesacteurs.Chaqueréceptionfaitl’objetd’undécodages’effectuantàtraversuncertainnombredefiltresliésaucadrederéférenceculturelpropreàchaqueinterlocuteur.Ainsi,lemessageestémisavecuneintentionquinecorrespondpasforcémentàlafaçondontlemessagedécodéestreçuparl’interlocuteurcible.

Lessignaux(ou«propos»ausensdeGirin)setransformentdanslenouveaucontexte social – le semiosis – selon un processus dynamique de réception

Figure 1. Modèle de communication (Browaeys &Price, 2008, p. 234)

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dans le pays cible nommé«recontextualisation» (Brannen, 2004, p.595).Cetterecontextualisationcorrespondàlafaçondontleproposoriginal–del’information codée à travers la langue, les comportements, les pratiques,etc.–sevoitattribuerdenouvellessignifications,enfonctiondusystèmedesensdu récepteur cible (un individuouuncollectif) (Mandel, 2015,p.62).Girinparleluiausside«recontextualisation»,dansunsensapparemmentplusrestreint,celuid’unchangementdecontexteaucoursd’unesituation,modifiantde factol’interprétationdesproposencoursetprécédents(op. cit., pp.54-55). Sa façon d’analyser les actes de langage est plus clinique ets’effectuedavantageenretraitdusensque lesacteursdonnenteux-mêmesauxsituationsvécues.

Pourdéfiniretappréhenderplusprécisémentlanotiondesystèmedesens,lathèsefaitsiennelanotiond’«universdesenspartagé»(Chevrier,2012,p.78;d’Iribarne, 2012, p.110): l’ensemble des représentations de l’«imaginairesocial»quelesindividuss’approprientafindedonnerdusensauxsituationsquotidiennes, en fonction de la peur fondamentale commune à ce groupesocial (d’Iribarne, 2009b, p.169). Le processus de recontextualisation autraversd’un«universdesenspartagé»s’apparentepartiellementàl’analysede JacquesGirin. Ce dernier distingue dans le décodage desmessages, cequi relèvedes«situations»– fonctiondesparticipants,de la spatialité etde la temporalité –etdestroiscatégoriesde«contextesgénéraux»–quiserapportentauxstructuressocialesd’arrière-plan,àl’organisationdel’activitéetauxschémascognitifs(2016,p.49).Or,mêmesiGirinreconnaîtl’existenced’un«enchevêtrementdessystèmesdesignification»etnes’intéressepasàl’interprétationpropreàchaqueinterlocuteur.Ilprésentecetenchevêtrementcommeunedonnéestructurellequis’imposedudehors,plutôtquecommeleproduitd’uneinteractionsociale–cequecritiquentd’ailleursAnniBorzeixetMichelVillettedans leursrapports(2016,pp.59-65).Girinpréciseàsontour : « J’admets et je sais que le contexte que je construis n’est pas celui que les acteurs mobilisent.»Maisalors,laquestionseposedel’utilitédececonceptainsidéfini.

Ayantprisexactementlecontrepieddecettedéfinition,j’aicherchédansmathèse àmodéliser le processus de communication de part et d’autre de larelation, en mettant en exergue chacune des recontextualisations par lesacteurs,dontlafigureci-dessousreprésenteleprocessusàuninstantt.

Figure 2. Recontextualisation dyadique

d’événements saillants « à l’instant t » (Mandel, 2015, p. 341)

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Cette figure rend compte de chaque côté de l’axe vertical de l’importanceaccordéeparlesacteursàdesfaitsconcernantcequ’ilsconsidèrentcommel’événementn («intensité de la saillance»). L’étendue de chaque trianglefigurecetteintensitéetlaplacedutrianglesurl’axeverticaldutempsfigurelefaitquelesacteursnegardentpaslesmêmesfaitsenmémoire.L’analyseporteplusparticulièrementsur la façondont lesacteurstransforment leurperceptionsdes ’faits’autraversde leurgrilled’analyseculturelle:c’est lephénomène de «recontextualisation», au travers de la lentille/du prismede l’«univers de sens partagé». À l’issue de ce processus, les perceptionsdel’événementn se transforment en un faisceau de représentations portant sur les composants de la relation d’affaires (les circonstances, les partiesprenantesdespartenaires,l’entreprise,ego,etc.).Lemodèlemontrequecesrecontextualisations sont inévitablement asymétriques de part et d’autrede la relation. En dépit des apparences ou des croyances, la communication reposenécessairementsurun«malentendu»,commel’évoqueaussiJacquesGirin:

Le malentendu se présente lorsque des contextes différents sont utiliséspardifférentsparticipantspourinterpréterlemêmemessage.(…)lecasleplussimpleestceluioul’émetteuretlerécepteurn’ontpasenvuelemêmecontexte.(2016,p.56)

À l’aune des travaux deGirin, j’entrevois des apports possibles pourmonmodèle, en considérant ledécouplagequ’il opèrede l’«indexicalité»,de la«situation»,des«contextes»etdescadres.

ù

ast — Ainsi, que pressens-tu de l’apport de ces notions dans tes travaux derecherche?

ém— J’aitrouvélestravauxdeGirinéclairantsetfaisantéchoàceuxdesauteursdéjàmobilisésdanslathèse.Parexemple,lanotionde«contexte»deGirincitée plus haut trouve un ancrage dans les théories interactionnistes de la culture(Goffman,citép.118).LorsqueGirinconvientqu’un«accord sur le cadre n’implique pas la communauté de contextes, ni la communauté de ressources interprétatives»(2016,p.116),ilsembleabonderdanslesensded’Iribarne.Eneffet,cedernierdistinguedanslaculturecequiresterelativementstable,lecadre commun de référence, de la grande variété dont font preuve les individus pour mobiliser ce cadre dans leurs interprétations et leurs comportements (d’Iribarne,2008,p.81).

Cette lecture est pourtant venue questionner la définition du «contexte»quej’aidonnéedansmestravaux.J’aieffectivementressentiunedifficultéépistémologique et méthodique à combiner deux postures. Je voulaism’intéresseràlafoisàunevisiondechercheurdecequipourraitconstituerune notion objectivée de «contexte» et à ce que les acteurs intégraientcommeélémentscontextuelspourdonnerdusensauxsituations.

Grâceàdesoutilspréthéoriques–leschronologiesdontunextraitfigureci-après–j’aiprisencomptedesélémentsdecontextedansuneapprochemulti-niveaux.Unesélectiond’élémentscontextuelsaétéréaliséeauniveaumacro-économique,auniveaumesodel’organisationimpliquéedanslarelationetauniveau micro, celui des perceptions individuelles des acteurs.

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Les relations d’affaires sont ainsi contextualisées par des informationsmacro-économiquesdusecteurenquestion,dupaysenquestionainsiquepardesélémentssignifiantsauniveaudel’entrepriseetdesonhistorique.Cettesélection, légitiméepar laconnaissance intimeduterrainque lechercheura en immersion, donne au lecteur accès aux éléments au sein desquels larelationestencastrée(Mandel,2015,p.26).Madéfinitionducontexteprécisequecequiestjugépertinentrelèvedesaspectsculturelsetprofessionnels–issusnotammentdel’environnementpolitique,juridique,environnemental,social,économique,etc.–etquiontuneinfluencesurlaviedel’entreprise(Mandel, 2015,p.41).C’estune recherche itérative, oscillant constammentdansundéséquilibreentreanalyseréflexiveextérieureetconfrontationavecles points de vue singuliers des acteurs.

Ilseraitcertainementféconddeprocéderàuncodagesupplémentairedemonmatériau(notammentleséchangesd’e-mails)selonlescatégoriesdeGirin.Jepensequecelapourraitfaireapparaîtrelesmalentendusquinaissentsoitdeserreursd’interprétationd’indexicalité–unrepérageinappropriéd’élémentstelsque:«nous»,«ils»,«là-bas»,«pourdemain»,etc.(2016,p.111)–soitdesdifférencesdecadrage,doncdeconceptiondecedontilestquestiondansl’interactionencours(2016,p.115)–unsimpleéchangeclient-fournisseur?L’élaborationd’unerelationdeconfiance?etc.

Figure 3. Extrait du template de Chronologie FILT-DADWAY, 1991-2000 (Mandel, 2015, p. 177)

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Conclusion

Au travers de cet entretien croisé, nous avons chacune exprimé la façondont lestravaux de Jaques Girin éclairent nos propres recherches. Pour Anne-Sophie,ces travaux sur le langage et les organisations, lui ont fait découvrir les notionsd’indexicalitéetdecontextualité,parrapportauxproposdesacteurssursonterraindethèse.Ilsluiapportentdenouveauxélémentsthéoriquesetconceptuelspourlacompréhensionet la justificationde sonobjetd’étude.Eneffet, le chercheurpeutmobiliser la méthodologie de Girin pour analyser les échanges langagiers. Celaconsisteàd’abord isoler lesélémentsd’indexicalité,puisàdéduireduregistredeséchangeslecadrequidoitlesrégiretenfinàcomblerles«trous»danslesmessagespardesélémentsdecontextualité.

PourEléonore, lesnotionsdecontexteetderecontextualisationsontaucœurdesanalysesdesathèse.EllelivreiciunelecturecomparéedestravauxdeGirinetdesautres cadres théoriquesmobilisés.Pour elle, employer les notions d’indexicalité,de cadres, de contextes, selon des définitions et des postures épistémologiquesdifférentespeutconduireàdesanalysesfructueuses.

L’apport de Girin dans son «modèle étendu» (2016, p.117) est indéniable parrapportau«modèleducode».Cependant,ladistinctionentrelestroisniveauxdecomposants,d’opérationsetderessourcessoulèvelaquestiondesonopérationnalitéetnotammentdesliensentrelestroisniveaux.

Àl’issuedelarédactiondecetarticle,nousnoussommesquestionnéessurlaposturedechercheurdeJacquesGirinvis-à-visdulangagedanslesorganisations.Eneffet,son approche tantôt de linguiste tantôt de chercheur en sciences sociales peut le conduireàextrapolercequelesacteursviventàpartird’undécrypytageextérieurdes échanges langagiers. Les analyses de ces situations risquent de donner desrésultatsfortdifférentsselonquel’onconsidèrelelangagecommeunoutilvecteurde sens ou comme un matériau brut. Cela illustre la difficulté rencontrée de faire collaborer et se comprendre les linguistes et les interprétativistes.

Mais à travers cemodeste papier, nous constatons que ses travaux dépassent lescontingences de nos objets d’études très différents et mesurons la portée qu’ilspeuventavoirpourdenombreuxautreschercheurs¢

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Vol. 12, n° 3 – Automne 2016

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Dossier La pensée de Jacques Girin – pp. 53-63

Jacques Girin, précurseur des tournants matériel et spatial dans l’étude des organisations

Julie FabbriEMLYON Business School / i3-CRG, Ecole polytechnique, CNRS, Université Paris-Saclay

Materialitycommunicatesandshapes[...]Thespacesandplacesaroundusconstructusasweconstructthem.(Dale&Burrell,2007,p.1)

L’ espacealongtempsétéunedimensionoubliéedessciencessociales(Fischer,2004), et ce particulièrement en management stratégique et théorie desorganisations (Ashcraft et al., 2009; Chanlat, 2004;Kornberger & Clegg, 2004;Lauriol et al., 2008; Orlikowski, 2007; Raulet-Croset, 2008). Jacques Girin estl’un des premiers chercheurs en sciences de gestion à avoir attiré l’attention surl’importance de la dimension spatiale dans le fonctionnement des organisations,aujourd’hui considérée comme une composante à part entière de la stratégie desorganisations(Chabaultet al.,2014).

Àpartird’uneétudemenéeàlafindesannées1980,quifaitlelienentreespaceetcommunicationautravail,nousnousattacheronsàretracerdequellemanière lesécrits1 en découlant constituent un must read–enbonfrançaisqu’ilaffectionnaitetmaniait si bien – pour saisir les tournants matériel et spatial récemment reconnus dans la littérature en gestion. Nous présenterons une brève revue de littérature sur laconstitutiondecestournants,enmettantenavantdequellemanièrelestravauxdeGirinontétéprécurseursenlamatière.

La question de l’espace dans les travaux de Jacques Girin

Suivantunedémarchequasi-ethnographiquetruculente–qui serait hélas difficilement publiable en l’étataujourd’hui – Girin observe, restitue et analyse la viequotidiennedecentainesdesalariésdansunimmeubledebureauxconstruitaudébutdesannées1980aucœurdeLaDéfense.Cettetouriconiqueestl’unedesplushauteset célèbres tours du quartier d’affaires. Elle a changéplusieurs fois de nomau gré des fusions et acquisitionsdu fleuron de l’industrie française qui y a établi sonsiège social – notons queGirin ne s’attarde pas sur les

éventuellesparticularitésliéesaustatutdesiègedecebâtiment.Ainsi,ils’intéresseau rôle de la distance spatiale et de la dimension matérielle dans la communication au seind’uneorganisation(«l’Entreprise»)matérialiséeparleslocauxqu’elleoccupe(«laTour»).Enligneaveclavisiongoffmanienne(1992)del’espacecommecadre

1. À la suite du rapport de mission réalisé dans le cadre d’un contrat de recherche avec le Centre de Recherche en Gestion de l’Ecole polytechnique et cosigné avec Marie-Sabine Bertier, Jacques Girin a publié en 1987 un premier article « Le siège vertical : vivre et communiquer dans une Tour de bureaux » dans Gérer et Comprendre (n° 9, pp. 4-14). Ce texte sera repris en 1990 sous le titre « La communication dans une tour de bureaux » sous forme de chapitre dans l’ouvrage collectif L’individu dans l’organisation. Les dimensions oubliées dirigé par Jean-François Chanlat (Québec: Editions Eska, pp. 185-197) puis dans l’ouvrage faisant l’objet de ce dossier du Libellio (2016).

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d’interactionde l’actioncollective, ilchercheàcomprendredequelle(s)manière(s)l’espaceest«énacté»danslesrelationssociales(deVaujany&Mitev,2013),dansunenvironnementdetravail,pouremployerlestermesaujourd’huiusités.

Fidèleàsondoublecursusensciencesduresetensciencessociales,JacquesGirindécritd’abordla«physiologiedel’édifice»,ensoulignantlacomplexitéetlesenjeuxdesécuritédel’infrastructured’untelbâtiment(circuitélectrique,dedistributiond’eau,derefroidissementdel’air,etc.),puis«l’imaginairedelaTour»,enpartageantavecleslecteursquelquesreprésentationsqu’enontlesoccupants(images,rumeurs,etc.). Dans ces deux parties, il veille àmettre l’accent aussi bien sur ce qui est,directement ou non, visible et invisible, pour de simples visiteurs comme pour les utilisateurs réguliers. Les propos deGirin semblent toujours d’actualité quand ilretranscritlesentimentd’enfermementetdeconfinementdessalariésinterrogésetqu’ilconstateunfortcloisonnementdansl’organisationspatialedelaTour.Àl’heuredel’innovationouverte,nombredebatteriesd’ascenseursdanslesgrandestoursdelaDéfensesonttoujoursorganiséessurlemêmeprincipe,selonunelogiquehubs and spokes,privilégiantlepassagesystématiqueparlerez-de-chaussée(etainsilesallers-retoursdel’entrepriseversl’extérieur)plutôtquedeséchangesinter-étages.

Ilanalyseensuitecommentl’espaceestperçuetappropriéparlesrésidents.Ilsouligneque«l’espace “vécu” est différent de l’espace “réel”, tel qu’il est visualisé sur les plans »,citant– sans le faireàproprementparler– les travauxdeLefebvre (1974).Girininsistesurdesobservationsparticulièresrelativesàladimension(disproportionnéepourl’époquedelaTour),lasignalétique(etsoninefficacitéentermesd’orientationdansl’espace)etdesstratégiesdebricolagedéveloppéesparlessalariés(oucommentcontrevenir à l’interdiction de laisser les portes de bureaux ouvertes). Il focaliseégalementsurlaproblématiquedesdéplacementsdansunensembleaussivaste(parexemple,pouréviterdeperdredutemps,regrouperlesmotifsdedéplacements),quitiennent compte à la fois de contraintes techniques et d’impératifs de sociabilité.LescomportementspointésparGirin sontaujourd’hui encorecriantsdevéritéetconstituentdes observables intéressantspour saisir lesdynamiques relationnellesd’une organisation. Le code de la porte ouverte par exemple (porte ouverte: jesuisdisponible;portefermée: jesuisabsentou indisponible)estmêmerepris,enquelquesorte,danslacommunicationvirtuellesi l’onassimilesurSkypelechoixdesindividusdenotifieravecdessignauxdecouleurs’ilssontouvertsàladiscussion(signalvert,connecté)ounon(signaljaune,absent,ourouge,nepasdéranger).

Girinconclutparunpropossurlesrelationsentrecommunicationetorganisationqui,bienqu’essentielles,restentundomainederecherchepeustructuré(Alexandre-Bailly et al., 2013). Il distingue deux types de réseaux et de communication àl’intérieur de l’entreprise, fortement dépendants.La communication fonctionnellea traità«l’activité menée en commun»et les réseaux fonctionnels rassemblent lesindividus contribuant à cette activité collective. La communication relationnelles’apparente,elle,àdes lienssociauxet lesréseauxrelationnelssecréententredesindividus pour des raisons diverses, hors activités professionnelles (des expatriésde l’Entreprise dans les mêmes régions du monde, par exemple). Girin terminesurlefaitquelaproximitégéographiqued’originespatialenesuffitpasàcréerlacommunication, ce qu’investiguera en profondeur l’école de la proximité à partirdumilieu des années 1990, en économie régionale et industrielle d’abord puis ensociologie(Bouba-Olgaet al.,2008;Rallet&Torre,1995).

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Lagestionde l’espace,notamment sonaménagement, estdoncun facteur clédesrelationsentrecommunicationetorganisationselonGirin.Ellepermetdeplusderendre visibles des relations multi-acteurs et multi-institutions. Pour Raulet-Croset, lanotiond’espaceestaucœurmêmedesadéfinitiondes«situationsdegestion»quiseconstruisentautourd’unproblèmespatialementinscritetsedécomposententroiséléments :

Desparticipants,uneextensionspatiale(lelieuouleslieuxoùellesedéroule,lesobjetsphysiquesquis’ytrouvent),uneextensiontemporelle(undébut,une fin, un déroulement, éventuellement une périodicité). (Raulet-Croset,2008,p.137)

Lesenseignementsdecetterecherchesontprécieuxpourlesnombreusesentreprisesfrançaises qui déménagent ou ont déménagé récemment leurs sièges sociaux enpériphérie du centre parisien pour rassembler dans de grands ensembles des unités dispersées(HermèsàPantin,CréditAgricoleàMontrouge,SFRouVente-PrivéeàStDenis,EDF-R&DàPalaiseau,etc.).ÀladifférenceducasétudiéparGirin,cesentreprisesonttoutesfaitlechoixd’uneorganisationspatialedetypeopen space et tentent de battre en brèche la « monotonie tristounette [des] longs couloirs peints de couleurs uniformes»dénoncéeparl’auteurenadoptantplutôtlescodesinspirésparGoogle(descouleursprimairesvives,desagencementsludiquesdetypeconsoledejeux,babyfoot,etc.).Ellessuiventdesprincipesarchitecturauxetd’aménagementplusrécentsvisantàaugmenterlepotentieldediscussionsetderencontresauseindel’organisation,parexempleenrepensantlescouloirs«bien souvent assez désertiques, et […] fort étroits». L’image de «la rue» relevée par Girin est d’ailleurs utiliséelittéralementparl’architecteHenndansdeuxprojetsderénovationdelaTechnicalUniversitydeMunichetdel’usined’assemblagedeSkodadumilieudesannées1990(Allen&Henn,2007).Cesbâtimentsontétéconçuscommedesvillesautourd’uneartère centrale, appelée « the street».Plusqu’unmoyendeserendred’unpointAàunpointB,cettecolonnevertébraledel’organisationdoitfavoriserleséchangesentre les différents membres de l’organisation et ses visiteurs (par exemple, enrépartissantdesbureauxet sallesde travaild’uncôté etde l’autrede la«rue»).Au-delàdelacommunication,certainesentreprisesentendentmêmequel’attentionportéeà l’espaceorganisationnelpermettrade renforcer ses capacités créatives etinnovantes(Amabileet al.,1996;Amin&Cohendet,2004;Kanter,1983;Moultrieet al., 2007). Si certains auteurs restent circonspects sur ce point (Paris, 2010),plusieursrecherchesontporté,depuislestravauxdeGirin,surlerôledeces«lieux de rencontres fortuites [qui] existent cependant à chaque étage : certains croisements, devant les ascenseurs, les toilettes, la machine à café, la photocopieuse » (2016, pp.254-255)dans les interactions, formelles et informelles, au sein des organisations. Les règles et usages de la communication sont en effet souvent bouleversés dans des endroits comme lescouloirs,permettantainsid’autrestypesd’interactionauseindel’organisation(Iedema et al., 2010).Le succèsgrandissantde lanotiond’espace liminal (Shortt,2015),ouin-between space, dans la littérature gestionnaire démontre la résonnance desintuitionsdeGirinalorsmêmequelesespacesdetravailontchangédenaturedepuislemomentoùlatourqu’ilétudieaétéconstruite.Nombrederecherchesencours s’interrogent également sur la pertinence pour une entreprise de créer deslaboratoires(physiques)d’innovation,souventàlamargedufonctionnementetdescodesdel’organisation,etleurimpactsurlesfaçonsd’innover(BenMahmoud-Jouiniet al.,2015).

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Au-delàdesenjeuxépistémologiques,méthodologiquesetpratiquesdelaquestiondel’espacedanslestravauxdeGirin–quenousavonsàpeineesquissésdanscetarticle,noussouhaitonsmettreenrelief les implicationsthéoriquesquesesréflexionsontpermisd’introduire.Sil’espacedetravailestsouventconsidéréparsesutilisateurs,commeparleschercheurs,commeunedonnéedel’environnement(Kreiner,2010;Ropo et al.,2015),unedonnéeneutre(Journé,1996),Girininvitelesgestionnairesànepass’affranchirdel’étudedeladimensionspatialedesorganisations.Ilnesuffitpasd’assureretdesécuriser l’environnementdetravail (Aubert,Gruère,Jabes,et al.,2010),encoremoinsdeleréduireàunposted’économiesbudgétaires(Becker&Steele,1995).Pourlui,etd’autresàsasuite,concevoirl’espacerevientàconcevoirl’organisation et inversement: «l’espace, miroir de l’organisation» (Fischer, 2004,p.172).KornbergeretClegg(2003)vontencoreplusloinenaffirmantque«space is the precondition of processes of organizing».Danslasuitedel’article,nousprésenteronslesgrandeslignesdurenouvellementthéoriquepermisparunepriseencompteaccruedelamatérialitédansl’étudedesorganisations,enconstruisantnotammentsurunprécédent article du LibellioproposéparFrançois-XavierdeVaujany(2011),témoindecettemontéeenpuissancelorsd’uneconférenceannuelled’EGOSàGöteborg.

Origines et périmètre du champ de la matérialité

La dimension spatiale occupe une place grandissante dans la recherche en management and organisation studies (MOS) depuis une dizaine d’années, comme en atteste lenombre croissant de conférences et de publications académiques sur le sujet. En2005, l’Association Internationale de Management Stratégique (AIMS) crée parexempleungroupe thématiquede recherche«Stratégies,Espaces etTerritoires»qui s’intéresse au rôle de l’espace et du territoire en management stratégique etgéographiespatiale.Ila,entreautres,donnélieuàunnumérospécialdanslaRevue Française de Gestionen2008(puisunseconden2012surlanotiondemobilité).En2011, l’UniversitéParis-Dauphineaaccueilli lepremierworkshop international du réseau de recherche Organizations, Artifacts and Practices (OAP), ancré dans leschamps de la matérialité et des Science and Technology Studies (STS). L’ouvragecollectif en ayant résulté, Materiality and space(deVaujany&Mitev,2013),étudielaperspectivespatialedesorganisationsetdespratiquesorganisationnelles.Enjuillet2015,deuxsessionsdelaconférenceannuelleduEuropean Group for Organizational Studies(EGOS)ontétéconsacréesàcesenjeux:«Materiality, Human Agency and Practice» et «Space and Materiality in Organizations».Endécembre de lamêmeannée,uneconférencedetroisjoursavaitétéorganiséeencollaborationavecAPROS(Asia Pacific Researchers in Organization Studies)2 sur le thème « Spaces, Constraints, Creativities: Organization and Disorganization». Plusieurs numéros spéciauxd’Organization Studies sont actuellement en cours de préparation sur ces sujets après différents workshops.

Taylor et Spicer notent que l’espace revêt en réalité une grande variété dedénominationsdanslalittératureenMOS:«space, place, region, surroundings, locale, built environment, workspace, “environments” » (Taylor&Spicer, 2007,p.326).Lesimagesetmétaphoresdel’espacesontomniprésentesdanscettelittérature(Schrönen,2003,pp.105-108;ex:«zonesd’incertitude»,«structuresdepouvoir»,«sommethiérarchique», «architecture réseau»).Seulement,peude travauxont cherchéàanalyser,jusquerécemment,lamatérialitéetlaspatialitédesorganisations:

2. Il y a 10 ans, APROS avait déjà organisé une conférence sur le thème « Settings and Space » qui avait donné naissance à l’ouvrage collectif Organizational Spaces (van Marrewijk & Yanow, 2010).

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Overall, management and organization scholarship has done little totheorize the materiality of physical sites, perpetuating a container metaphor ortreatingplaceinideationalterms.(Ashcraft,Kuhn&Cooren,2009,p.30)

Le recours à la dimension spatiale et la prise en compte de la matérialité desorganisations se révèlent pourtant particulièrement riches pour appréhender et analyserdesobjets etphénomènes sociaux–etdoncmanagériaux–qui sontparessence des phénomènes spatiaux (Lussault, 2007). Depuis quelques années, un« material turn»estappeléetreconnuenMOS(Ashcraftet al.,2009;deVaujanyet al.,2015;Leonardi,2011;Orlikowski&Scott,2008,2015;Pinch&Swedberg,2008).Lesobjetsétudiésdanscechampsontvariés.Denombreuxtravauxportentsurdesinstrumentsdegestion(Chiapello&Gilbert,2013),qu’ils’agissederéseauxsociaux (Vaast&Kaganer, 2013),de systèmesd’information (Lorino, 2013)oudeprésentationsPowerPoint(Kaplan,2011;Ayache&Dumez,2016).D’autressesontintéressésauxvilles(deCerteau,1984;Hall,1966),auxbâtiments(deVaujany&Vaast, 2014;Gastelaars, 2010;Gieryn,2002), au temps (deVaujany et al., 2014),auxcorps(Dale&Latham,2015;Kachtan&Wasserman,2015).Leschercheursengestionontainsicherchéàcroisermatérialitéetesthétique(Strati,2008),matérialitéet leadership (Ropo et al., 2015), matérialité et néo-institutionnalisme (Blanc &Huault,2014;Gond&Boxenbaum,2013;Lawrenceet al.,2013).

Deux principaux axes de recherche sur la matérialité et la spatialité

Lesauteursduchampde lamatérialité s’inspirentetviennentessentiellementdedeuxdomaines:lessciencessocialesetl’étudedessciences,delatechnologieetdelasociété(STS).Dansledomainedessciencessociales,lesauteursderéférenceduchamp sont essentiellement des philosophes (Bachelard, 1961; de Certeau, 1984;Dewey,1938;Foucault,2004;Lefebvre,1974;Merleau-Ponty,1976).LepoidsdudomainedesSTSdanslestravauxsurlamatérialité(Callon,1986;Latour,2005;Pickering,1995)s’expliquequantàluiparlefaitquelaquestiondel’espaceseposesouventdanslesorganisationsaveclamiseenplacedenouvellestechnologies,quiimpactent les façons d’interagir et de travailler (Fischer, 2004; Schrönen, 2003).L’apparition de lamachine à écrire et des dactylographes a par exemple accéléréledéveloppementd’immeublesdebureaux;l’avènementdel’ordinateurportableetdestechnologiesmobilesapermisdenouvellesformesdetravailàdistance,etc.Lesauteurs issusdesSTSontaussibienmobilisé la théoriede l’acteur-réseau,que lathéoriedel’activitéoulasociologiedestechniquespouranalyserlamatérialitédesorganisations.

Au sein du champ de la matérialité, les travaux portant sur la spatialité desorganisationss’interrogentsurlesimbricationsdesdimensionsmatérielleetsocialedanslequotidiendelaviedesorganisations.Deuxaxesderechercheprincipauxsedessinent:l’espaceorganisationneletlasociomatérialité(deVaujany&Mitev,2013).

Le premier axe, dont les racines sont solidement ancrées dans la tradition dessciences sociales, notamment françaises, englobe les espaces de travail individueletcollectif.L’espaceorganisationnelestalorsconsidérécommelecadrematérieletsocialproduitetreproduitparl’actioncollective(deVaujany&Mitev,2016;Massey,1994). Il comprend une vision statique de l’espace organisationnel, stipulant queles comportements des travailleurs sont façonnés par l’espace selon des logiquesd’efficacité etdecontrôle.Lepoidsdesnotionsde supervisionethiérarchie (Ford&Crowther,1922;Taylor,1911;Fayol,1916)oude surveillance (Foucault,1975)

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danscettevisionaeudesrépercussionsimportantessurlaconceptiondesbâtimentsetdesbureauxdèsledébutduxxesiècle(Duffy,1992,p.80)et,commel’avaitnotéGirin,cesnotionsrestenttrèsprésentesaujourd’huiencoredans la littératuresurl’espaceorganisationnel (Clegg&Kornberger, 2006;Dale, 2005;Dale&Burrell,2008),particulièrementdanslatraditionanglo-saxonne.Plusieurstravauxrécentsanalysentparexemplel’impactdesopen spacesetdesnouvellestechnologiesmobilesàtraversceprisme(Leclercq-Vandelannoitte,2013;Wasserman,2012).Lalittératuresurl’espaceorganisationnelcomprendégalementunevisiondynamique,quiconsidèreles interdépendancesentreespaceetorganisationcommedesproductionsà lafoismatérielle,socialeetculturelle(Goonewardenaet al.,2008).Lesactivitésdetravailsontencastréesdansl’espaceorganisationnel,lui-mêmeconstituéettransforméauquotidienparcesactivités(Clegg&Kornberger,2006).Lesauteursderéférencedecettevisionontainsicherchéàconceptualiserlafaçondontlesindividusfontsensde l’espace et dont l’espace influe sur leurs perceptions et comportements, ce quel’anthropologueHallàlafindesannées1960appelait«proxémie».PourMerleau-Ponty(1976),leprocessusdeconstructiondesensquelesindividusmettentenœuvredansl’espaceestceluidelaphénoménologiedelaperception.PourBachelard(1961),ilestquestionde«poétiquedel’espace»etpourLefebvre(1974),de«production

(sociale) de l’espace». Comme le concevait Girin, l’espaceorganisationnel ne se résume pas à un simple support oufaire valoir de l’organisation existante, c’est un processussocial de construction de l’organisation. C’est cette visionde l’espace organisationnel qui a été récemment qualifiéde «tournant spatial» (ou spatial turn selon l’expressionintroduiteparlegéographeSojaen2009)danslalittératureenMOS(Dale&Burrell,2008;Hernes,2004;Kornberger& Clegg, 2004; Taylor & Spicer, 2007; van Marrewijk& Yanow, 2010; Warf & Arias, 2009). Malgré l’essor del’économieimmatérielleetl’importancedeladigitalisationdans nos sociétés, les recherches actuelles de ce champ cherchentàéviterlesvisionsdéterministesdestechnologiesenconsidérantl’interdépendanceentrelaconceptionspatialeetlescomportementssociaux.Cetteévolution–qu’ils’agissed’un retour enarrièreoud’uneprogression–dans l’étudedes organisations constitue également une opportunité pour appréhender de nouveaux phénomènes organisationnelsportés par de nouveaux types d’espaces de travail (ex:espaces de coworking, makerspaces), en se concentrant surleurscaractéristiquesmatériellesetspatiales(Fabbri,2015;Paris&Raulet-Croset,2016).

Lasociomatérialité, secondaxedestravauxderecherchesur laspatialité,enfortdéveloppementdepuisunedizained’années,considèrelespratiquesorganisationnellescomme, d’une part, matériellement et socialement constituées et, d’autre part,constituantesdanslarelationhomme-technologie.DeuxauteursmajeursissusdesSTSontdéveloppécettenotion,Orlikowski(2008;2015)etLeonardi(2011;2013).Pourla première, il est impossible de dissocier le matériel du social dans les organisations etlespratiquesorganisationnellesauquotidien.Pourlesecond,ilpréexisteunesortede réalité matérielle, appréhendée différemment selon les individus et transformée

Le petit ange, Philippe Conord (1989)

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parlesocial.Tousdeuxs’accordentpourtantsurlacentralitédelanotiond’affordance (Gibson,1977),commeunensembledeconditionsenvironnementales,physiquesetsociales,capablesdesusciterdesopportunitésd’actionetdecomportements.Appliquéeàdessous-espacesdel’espaceorganisationnel(commedessallesoùsetrouventlesfontainesàeau,lesboîtesauxlettreset/oulesphotocopieuses),cettenotionpermetd’expliquerlesrelationsentrelescontextesmatérieletsocial,comprenantaussibienl’espace, la technologie et l’organisation (Fayard &Weeks, 2007; Fayard, 2012;Fabbri,2015).Cetteco-constitutiondusocialetdumatériel,quis’appuiefortementsurlasociologiedesréseauxdeCallonetLatour,n’apparaîtpassouscetteformedanslestravauxdeGirinpuisqu’ilaabordélessujetsdelatechnologieetdel’espacedemanièreassezdifférente.Lasociomatérialitéestd’ailleursuncourantderecherchedeplusenpluscritiqué,voyantmêmecertainsdesesauteurspharess’enéloignerfortement. Il a toutefois leméritede chercheràdépasser lespositionsdiscursivesentenantcompted’élémentsnonlinguistiquespouranalyser lesorganisations(deVaujany&Mitev,2016)ets’appuyantpourcelasurlanotiond’artefact notamment. UneformedelangageàlaquelleGirinn’estcertespasinsensible.

Ainsi,letournantdelamatérialitéetlaspatialitédansl’étudedesorganisationsinciteàs’intéresseràlaviequotidiennedesorganisations,àcequis’ypasseréellement,dansl’espaceetletemps,reconnaissantainsilapertinencedelatraditionderecherchequeGirinasuinstaurer,enparticulierauCRG.Ils’agitdoncdenepassous-théoriserni sur-théoriser l’importancede ladimension spatialedans le fonctionnementdesorganisations, mais bien de considérer ses interactions avec les autres dimensions de l’organisation.Ilestdeplusnécessairedeconsidérercetournantauregardd’autrestournants importants dans la discipline, comme les practice turn, process turn, visual turn, performativity turn(deVaujany,Hussenot&Chanlat,2016),carlesliensentreeuxnesontpasencoreclairementétablis¢

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Portrait de femme, Philippe Conord (1957) © Galerie Guyenne Art Gascogne, Bordeaux

Le Libellio d’ AEGIS

Vol. 12, n° 3 – Automne 2016

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Dossier La pensée de Jacques Girin – pp. 65-69

Un changement organisationnel relu à la lumière de Jacques Girin

Daniel Atlanancien DRH des mines d’ArcelorMittal

B éatrice Vacher m’a fait découvrir les travaux de Jacques Girin et j’ai ainsi eu l’occasion de lire plume en main son chapitre sur les arrangements organisationnels.

Au fil de la lecture, j’ai retrouvé nombre de situations professionnelles que j’avais connues. C’est ainsi que je propose le point de vue d’un praticien qui regarde dans le rétroviseur pour donner du sens au tourbillon du quotidien de la sidérurgie française des années 1990. En parallèle avec la présentation des évolutions de la sidérurgie française de 1988 à 2000, le lecteur pourra trouver des éléments clés du texte de Jacques Girin présentés en encadrés.

Le paysage en 1988

Danscesecteur,àpartirde1974,lespertess’accumulent,lesdépôtsdebilanetlesfermeturesgénèrentdesconflitssociauxaigus:Longwy,LeCreusot1, la manifestation desChampsÉlyséesen1979…UsinoretSacilordétiennentpourl’époquelerecorddu monde des pertes accumulées en un an et les clients abandonnent des fournisseurs quinesepréoccupentnidequalité,nideprix,nidedélais.Lepronosticvitalestengagé.

Pressés par les événements, les pouvoirs publics, les entreprises sidérurgiques etles syndicats trouvent une solution dans l’abaissement continu de l’âge de la find’activité: ilssignent lesconventionsgénéralesdeprotectionsocialedetellesorteque, à partir de 1982, les OETAM (ouvriers, employés, techniciens et agents demaîtrise)dusecteur«partentà50ans»avec,jusqu’àleurretraite,unrevenuunpeusupérieurà90%deleursalaired’activité;lescadrespartenteuxà55ansdanslesmêmesconditions.

En1988,lafind’activitéà50ansestperçuecommeundroitacquisetlesmanagersytrouventunesolutionsimpleauxproblèmesdesureffectifs.Pourtantlegouvernementfrançais, actionnaire unique d’Usinor-Sacilor, ne peutplussupporterlecoûtexorbitantdecettemesure(plusdequinzemilliardsd’eurossurquinzeans)qui,deplus,estperçue parBruxelles et l’administration américaine ducommercecommeanti-concurrentielleet relevantd’uneforme de dumping.Laquatrièmeconventiongénéraledeprotectionsocialeexpire le31décembre1990et sedoitd’être la dernière. Comment sortir de la «retraite à 50ans»?

1. C’est, en 1984 le dépôt de bilan le plus destructeur d’emplois de l’histoire de France (34 000 à Creusot-Loire).

Philippe Conord (vers 1995)

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Un mandat clair

Francis Mer, PDG d’Usinor-Sacilor, a laresponsabilitéderéussircequipeutsedécrirecomme la remontée d’un coup de l’âge dela retraite de dix ans tout en améliorant laperformanceindustrielledel’entreprise.Cetteperformance dans un métier de process repose d’abordsurlamotivationetl’engagementdessalariés.

Pour les employés de l’entreprise, il est le mandant. Dans une perspective plusglobale,ilestlemandataire,unmaillond’unechaînecomplexedemandantshumains(membres de son conseil d’administration) et non humains (administrations,organisationsprofessionnelles).F.Merestainsi,entreautres,lemandatairedesonconseil, celui du gouvernement.

Le mandat semble clair: remonter de dixans l’âge de la «retraite» immédiatement,et sa réalisation apparaît comme missionimpossible.

Préparer le chantier : un mandataire légitime

Usinor-Sacilorétaitlerésultatdelafusiondepresque toutes les entreprises sidérurgiquesfrançaises sous un même toit. Commentfaireémergerundispositifquis’appuiesurla

confiance, et en génère, entreplusde 100000personnes auparavant concurrentesfarouchesmêmesiellessontissuesdesmêmesmoules?

Pour conduire le chantier, F. Mer et sonadjoint, Jean-Claude Georges-François(DRH, ancien directeur d’usine rappelé desaretraite)bâtissentuneéquipehétérogène:unancienDRHd’unedessociétésdugroupe,un ingénieur passé par la fonction ressources

humainesetancienadministrateursalariéd’Usinor,unhautfonctionnairevenudeladélégationàl’emploietdeuxexternesissusdumondedelaformationprofessionnelle(dont j’étais).L’hétérogénéitéde l’équipeest congrueà l’extrêmehétérogénéitéduchantierauxinterlocuteursmultiples(managersintermédiaires,dirigeants,ouvriers,syndicats, pouvoirs publics…) et aux enjeux très divers, voire contradictoires(poursuivrelesgainsdeproductivité,motiverlepersonnel).

Cetteéquipeprojetpermetaussidefairefaceàlachargedetravailquis’annonceenmobilisantressourceshumaines,ressourcesmatériellesetressourcessymboliques.

Elle met en place un séminaire appelé « de stratégie sociale». Un des intervenants dupremierséminaireestMichelBerryquivientcontersonexpériencedel’innovationsociale.Ilsoulignequel’innovationn’estpasletravailde la direction générale, que c’est le fruit

Un mandat clair ne signifie pas que sa mise en œuvre soit facilement explicitable. Ce qui est bien explicité, dans un mandat clair, ce n’est que l’effet de l’activité, un résultat à atteindre, ou une échelle de performances. (pp. 219-220)

(La) solidarité résulte précisément de la nécessité de réussir une action qui exige la coopération. Elle ne suppose pas en revanche un lien de nature « clanique ». (p. 214)

Le mandataire, « celui » en qui on va réellement faire ou non confiance, n’est pas seulement un être fait de chair et d’os. Il est plutôt un composite, un « hybride », un ensemble de relations entre des hommes, des objets, des bâtiments, des documents, etc. (p. 210)

La notion de participant n’implique en aucune manière que la poursuite du résultat soit pour chacun d’eux un objectif ultime ou une finalité à laquelle ils adhéreraient sans réserve. Leur participation peut être purement et simplement une obligation, une condition, une opportunité pour parvenir à réaliser d’autres objectifs individuels ou collectifs. (p. 166)

[…] Un phénomène essentiel au cœur de toute activité économique est celui du mandat. Ce phénomène étonnant consiste en ce que quelqu’un puisse se décharger sur quelqu’autre personne ou entité de la charge d’accomplir pour lui ce qu’il n’a pas le temps, la capacité ou le goût de faire lui-même. (p. 199)

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d’expériences de terrain et que le rôle des structures centrales est de fonctionnercomme passeurs, comme concierges, comme parrains. Ces propos dérangent, mais MichelBerryestduCorpsdesMineset,àcetitre,difficileàignorer.Émergeaussil’idéequ’endehorsdesressources internesetdesconsultantsdont l’entreprise faituneconsommationeffrénée,ilexisted’autresressourcesissuesdessciencessociales.

LelecteurvoitainsisedessinerunesituationdegestionausensdeGirin:• Des participants dont au départ la liste estlongueetfloue,

• Des ressources limitées,• Un objectif facile à énoncer mais jugé

par tous comme inatteignable.

Première étape : les balades

Ilapparaîttrèsvitequ’ilestindispensablede«faire connaissance»: la direction généraleetl’équipeprojetentamentunesériedevisitesdesitespourtenterdecomprendrecequiestenjeudansl’entreprise.

Lesbaladesneserontpasréservéesàladirectiongénérale.Enamontdesnégociations,Usinor-Sacilororganisepourlescinqfédérationssyndicalesun«grandtour»quilesconduiraenunanchezFiat,chezBritishSteel,chezRenaultmaisaussiauLESTàAix-en-Provence,àIGMetallàFrancfortentreautresvisites.L’idéeestsimple:faireprendreconsciencequelemondechange,montrercommentd’autrestravaillentsurlesquestionsquiagitentl’entreprise,donneràentendretoutcelad’autresbouchesquedecellesdespatronssidérurgiquesfrançais.

Dansdeuxdecesvisites,desinformationscrucialesémergent:• Lesdépartsautomatiquesenpré-retraiteontservideformidableaccélérateurdecarrièrepourceuxquirestaient.L’arrêtdespré-retraitesauraitdoncpoureffetdegelerlescarrières;

• Dans au moins deux sites du groupe,unmécanisme alternatif d’évolution decarrièreaétémisenplace:lacarrièreàla compétence.Siun salariéaccroît sescompétences (savoir-faire opérationnelsvalidés) alors il/elle bénéficie d’unepromotion. Ce mécanisme se substitue à la logique de poste dans laquellela promotion d’un salarié présuppose l’existence d’un poste vacant dansl’organigramme.

Pouralleraupluscourt,c’estlacombinaisondecesdeuxélémentsquiconstitueralacléduproblème. Le problème politico-social de la remontéededixansdel’âgedelaretraitesetraduitenunesériedequestionstechniques.Labonneexécutiondumandatreposerasurle

Il est impossible de dire à l’avance quels éléments ou catégories d’éléments d’une situation de gestion vont jouer, en fin de compte, le rôle le plus important. (p. 171)

[…] Le jugement formulé sur le résultat est le fait d’une instance extérieure aux participants. Plutôt qu’une action tendue vers un but, la situation de gestion peut être vue comme une réaction collective à un impératif : cette réaction, si elle est adéquate, autorise la poursuite d’autres objectifs propres aux divers participants, individus ou groupes. (p. 167)

Les organisations (…) ne peuvent fonctionner et être dirigées que sur la base d’une forme particulière d’ignorance : celle dans laquelle les uns (incluant les managers) sont tenus ou se tiennent de ce que font les autres. (p. 199)

Dans un sens (réaliser une description), on peut dire que l’on a affaire à une tâche d’explicitation, ou de mise en mots, dans l’autre (transformer une description en activité), à une tâche de mise en actes. (p. 217)

La problématique qualifiée ici de « cognition distribuée », que l’on pourrait aussi bien appeler « action distribuée », tant les notions de connaissance et d’action y sont étroitement mêlées […]. (p. 212)

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partagepartouteslespartiesprenantesdesquestionsetdesréponsesapportées2. Il s’agit d’amener les acteurs, et en particulier les managers intermédiaires, à agirpendantlesdixannéesàvenir(1990-2000)pouraméliorerl’entreprise(etdoncpourunepartbaisserseseffectifs)alorsquelesdépartsenretraiteserontinexistants.

La feuille de route du mandataire se précise : faire partager le diagnostic, faire émerger dessolutions,conduirelesnégociationsaveclesreprésentantsdupersonnelàconclureavantfin1990,menerlesactionslesplusefficacespourfaireagirl’encadrementetdéployer les solutions négociées.

Sansrentrerdansledétaildestroisannéesdedéploiementduprojetquimènerontausuccès, jevaismecentrersurunpointessentiel: l’émergenced’unnouveloutilde gestion, la démarche compétence, qui devientundes ritesmis enplacepar lemandataire pour avancer.

Les espaces ressources humaines et la convention

La principale question qui découle alorsdu mandat devient : comment convaincre l’encadrementintermédiairequelessolutionsquel’ondevineen1988sontopérationalisables,qu’ellespourrontfaireémergerlespratiquesetlesinnovationsdessitesquecetencadrementpourraetsauramettreenœuvre?

Les enjeux sous-jacents deviennent: comment faire émerger les pratiques etles innovations des sites? Comment convaincre les directeurs de sites, les cadresdirigeantsquel’affaireestjouable?Commentcréerun«espritdecorps»entretouscesacteurs?

Lesrésultatsdelapsychologiesocialeenmatièred’engagement(Joule&Beauvois,1987) sont alors convoqués. Début 1989, la direction générale et l’équipe projetmettentenplacecinqespacesressourceshumaines.Chacundecesespaces,constituéd’une trentaine de cadres de bon niveau (chefs de service, chefs de département)surtout des opérationnels, est piloté par des leadersd’opiniondansl’entreprise3. Ces espacesdoiventprésenter,àuneconventiondescadresdirigeantsdugroupeprévuedix-huit mois plus tard, l’état de l’art sur des sujets comme «qualification,rémunération», «organisation du travail», «gestionprévisionnelle de l’emploi».Ilsseréunissentsixàhuitfoisl’an,ilsdisposentd’unbudget,organisentdesvisitesdanslegroupeetàl’extérieurdugroupe.

Laconventions’organisecommeunsalonoùles participants présentent aux deux centsdirigeants du groupe les résultats de leurs travaux:cequ’ilsréalisentdansleursite,cequ’ils ont vu à l’extérieur. S’exprimer ainsi

publiquement conduit les participants à s’engager sur les solutions techniquesà déployer; enmême temps, l’équipe de direction générale, les cadres dirigeants,mesurent lacapacitédescollaborateursàagir,à travailleren réseau,à s’engager.Les espacesRHpermettent aussi une «prise de température» précieuse lors desnégociations qui s’engagent fin 1989 avec les syndicats de salariés pour cadrer lasortiedelaretraiteà50ans.

2. Cette démarche est importante en matière de conduite des actions de changement. Les actions de changement sont nécessairement politiques – elles suscitent donc la passion. Décomposer le problème politique en questions techniques permet de dépassionner le débat.

3. La démarche était très ritualisée. Ainsi, un Espace RH se tenait systématiquement sur 24h (de 16 heures à 16 heures le lendemain) pour permettre ensuite des échanges détendus en soirée et jamais à Paris symbole du siège social. Les participants venaient en outre intuitu personae : ils ne représentaient pas leur site, mais ils étaient là à titre individuel et personnel.

La compétence du composite apparaît résulter d’une vigilance réciproque, basée sur une sorte d’illusion créatrice : le collectif se met à exister parce que les individus croient qu’il existe, et du fait qu’ils ajustent leurs comportements à ce qu’ils perçoivent comme le résultat d’une action collective. (p. 214)

(il faut à la fois) apprendre ce que quelqu’un sait déjà faire (apprentissage-apprenticeship) et apprendre à faire quelque chose de nouveau (apprentissage-learning), (note 37, p. 216)

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La négociation

F. Mer a affirmé d’entrée de jeu que toutdispositifdesortiedelaretraiteà50ansdoitfaire l’objet d’un accord collectif. L’équipeprojetatoutdesuitemesuréquelasymboliquede«10ansdeplus»peutgénérerpassionsetrefus. Il s’agitdoncdenaviguer entre savoirpublicsusceptibled’enflammerl’entrepriseetsavoircommunsusceptibled’actionsmesurables et intéressantes pour tous.

La traduction de la politique en questions techniques y contribue pour négocierdeuxaccords,unsurlagestiondel’emploi,l’autresurlagestiondescarrières.Cesnégociationsserontdeplusconduitessurlemodedelapageblanche: l’employeurneprésenterapasun textedevant faire l’objetd’unenégociationau senshabituelduterme,lespartiesconviennentquelesaccordsserontco-écritsparladirectionetlessyndicats.Cechoixapourvertudelimiterlesfonctionnements«encontre»enamenantchaquepartieàavancerdespropositions.

Cetexerciceessentieldureunanpouraboutirauxdeuxsignatures:unaccordsurl’emploi(lessalariésresterontautravailaprès50ans,avecunegarantied’emploiencontrepartie)etunaccordsurladémarchecompétence4,Cap2000(onrémunèrelacompétenceetnonleposteoccupé,pourévitertoutblocagedecarrière).

Lamiseenœuvredeladémarchecompétenceseralocalepourpermettreauxacteursdeterrainuneappropriationenprofondeurdesoutilsdéfiniscontractuellement.

En somme

Leprojetaréussi:lessidérurgistessontpartisàlaretraiteaumêmeâgequetoutlemondeàpartirde2000etl’entreprises’estdéveloppée.Pourautant,d’autresfacteursque l’agencementorganisationnelprésenté ci-dessus ont contribuéà ce succès: lafindesannées1980aétémarquéeparunenetterepriseéconomiqueavecunimpactfortsurlesecteur,F.Meraétéàlatêtedel’entreprisependantprèsdequinzeansassurantainsiunecontinuitédansl’action¢

Références

GirinJacques(2016)Langage, organisations, situations et agencements (textes édités par Jean-François Chanlat, Hervé Dumez & Michèle Breton),Québec,Pressesdel’UniversitéLaval.

Joule,Robert-Vincent&Beauvois,Jean-Léon(1987)Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens,Grenoble,PressesuniversitairesdeGrenoble.

WeickKarlE.&RobertsKarleneH. (1993) “CollectiveMind inOrganizations:HeedfulInterrelatingonFlightDecks”,Administrative Science Quarterly,vol.38,n°3,pp.357-381.

4. En 1990 le terme de compétence était défini dans un manuel de gestion des ressources humaines en relation avec le champ d’action d’un tribunal. Aujourd’hui le mot est devenu d’une grande banalité.

Dans l’étude de Weick et Roberts (1993) sur les porte-avions, on voit bien que la visibilité du résultat de l’action collective – on parvient, ou non, à récupérer un avion sur le pont – favorise la coopération entre acteurs appartenant à des clans différents, même si cela ne suffit pas toujours. (p. 229)

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Venise, Philippe Conord (1989)

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Dossier La pensée de Jacques Girin – pp. 71-75

Les agencements organisationnels pour faire développer les compétences en entreprise

Stéphanie GuibertDirectrice, SDRH

P raticienne formée à la recherche en sciences de l’éducation, j’ai réalisé mathèsedansl’entrepriseUsinor(aujourd’huiArcelorMittal)avecD.Atlan.Lien

essentiel de cette entreprise avec des groupes de recherches en sciences humaines, il apermisquejeréalisedesprojetsetdesrecherches-actionssurlesquestionsposéespar l’accompagnementdudéveloppementdes compétences etdumanagementdesconnaissances.J’aipuaborder cetteproblématiquedifféremmentau coursdemacarrière :

• J’ai exercé chez Usinor les fonctions de coordinatrice pédagogique puis deresponsable formation. Pendant douze ans, j’ai participé à montrer que letravailpermetdeconstruiredesconnaissancespratiquesaussiutilesquedesconnaissances scientifiques. La formation du personnel a ainsi été prise enconsidérationauniveaudesdirectionstechniquesdel’entreprise.

• Jeme suis ensuite rapprochéed’unorganismecertificateur, leConservatoireNationaldesArtsetMétiers (CNAM),pour sonoffreorientée formationdesadultes. V. Merle, grand acteur politique et opérationnel du dispositif devalidationdesacquisdel’expérience(VAE),m’aprésentéepourdevenirchefdeservicedudispositifVAEauCNAM.J’aiainsipu,avecdesenseignants,deschercheursetdesaccompagnateursVAE,bâtirdenouveauxoutilsetproposeruneautrelecturedescompétencesvalidéesparundiplôme,detellesortequecedispositifVAEsoitplusorientéversl’entreprise.

• J’ai finalement retrouvé l’entreprise et l’accompagnement du changement.D’abordconsultanteauseinducabinetAmnyos,j’aiensuitecréémasociété,SCDRH (Société pour la Croissance et le Développement des RessourcesHumaines),grâceàlaquellejeconcilieinterventionsetpratiqueréflexive.

L’interventionavecdesméthodesdeconduitedeprojetestmoncadrehabitueldetravail. Sa visée est la coconstruction d’outils, solutions au problème soumis parl’entreprise et analysé par moi-même. C’est en effet la manière d’accompagnerl’entreprisequivadistinguer les intervenants entre eux.Unemanièred’être, desréférences et des modèles d’action rassurent ou non l’entreprise. Est-ce qu’uneharmonie de travail est possible entre l’intervenant et les interlocuteurs del’entreprise?Est-cequ’un rapport de confiancepeut s’installer?La réceptiondubon de commande est la marque de confiance de l’entreprise. Pour l’obtenir, jepeaufinemonmodèled’intervention,unefaçonoriginaledetraiterlesproblèmesdel’entreprise.

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Mon modèle habituel : la didactique professionnelle

Le travail peut être analysé en privilégiant des aspects différents. J’ai mis enpratiquelemodèledeladidactiqueprofessionnelle,développéparPastré(2013),quirelie l’ergonomie, lapsychologiedudéveloppement et la formationprofessionnelle(sciencesde l’éducation). Ilpermetdeporterattentionà la foisà lamanièredontunprofessionnelorganisesonactivitéetàsesinvariantspourraisonneretréaliserlesmeilleurs choix d’action.De cettemanière, une référence de la compétence seconstruitavecceuxquifonttrèsbienetceuxquidébutentdansl’activité.Lebutpédagogiquepremierestdefaireconstruiredes«savoir-faire»etnonsavoirempilerdes connaissances théoriques, techniques, etc.Cemodèleaccordede l’importanceaumécanismede conceptualisationqui relie des situations et l’action.Quels sontlesparamètresdesituationquisontutilisésparlesmeilleursprofessionnels?Quelssensleurdonnent-ilspourbiencomprendrelessituationsvécuesetlesinterpréteràcourt termeou longterme?Quellesactions sont réellementréalisées?Aumoyendequelsinstruments?Commentlerésultatest-iljugé?Commentest-ilcorrigé(sinécessaire)?Lacompétenceainsidécritemetenvaleursescomposanteset,dansunpremiertemps,lessituationspourlesquellesdesprofessionnelsdoiventmobiliserdesraisonnements.C’estpourquoi,lesnotionsd’agencementetdesituationdegestiondeGirinm’ontintéressée.

Mes interventions : favoriser l’interprétation pour valoriser les compétences métiers

L’intervention que je réalise consiste à écouter, guider, formaliser un contenude formation pour le valider et le socialiser. Le modèle de développement des compétencesorienteversdessolutionspédagogiquesquinesontpastoutesinclusesdansdesdispositifsdeformation.Parfois,l’intérêtdel’entrepriseestdemodifierletravail(environnementmatériel,modalitésdepartagedesinformations,évolutionsde l’installation ou des procédures, liens entre services, etc.). Souvent, ce sont ledispositifdeformationetsespropositionsd’aménagementdutravailquipermettentde construire une réponse au problème de développement des compétences et de la transmissiondesconnaissancesd’unmétier.

LalecturedessituationsdegestionetdesagencementsorganisationnelsselonGirinm’apermisdevoirautrementmonactivitéenéclairantcequel’onpeuttrouvercachédansletravailetquicontribueautravailbienfait.Cequim’amèneàproposerunenouvellehypothèsed’intervention.

Révéler les situations de gestion, un implicite pour la formation en entreprise ?

Enfaisantdessituationsdegestionunobjetd’analyse,Girinsurprend.Ilmontrequ’ilexisteunefaçond’appréhenderunfaitendehorsd’unesituationderéférencetellequel’entreprise,l’organisationoul’équipe.Girinprécisequ’onpeutidentifierunesituation«chaquefoisqu’àunensembled’activitéseninteractionsestassociéel’idéed’activitécollectiveetderésultatfaisantl’objetd’unjugement,etquedesagentssontengagésdanslasituationdegestionlorsqu’ilssereconnaissentcommeparticipantà des degrés divers à la production du résultat.» (Girin, 1983, § 1, chapitre1).Denombreuses situationsdegestion existent en entreprisemais la commandedel’entrepriseportetrèsrarementsurelles.Lorsqu’unprojetdeformationestdéfini,ilnevisepasàlesmettreenévidence.Efficaces,ellesrestentnon-officiellesetnon-officialisées.

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Girinproposedenommercessituationspourpouvoiryporterunregardetmieuxlesconnaître.L’entrepriseyaintérêtpuisquelespersonneseninteractionœuvrentpositivement au résultat final du travail. Ainsi l’entreprise peut-elle mieux lescomprendre,lesquestionnersurleurutilitépourenvisagerdelesdiffuservoirelesutilisercommelieud’innovation.

Ces situations nécessitent en effet une gestion, même si elles restent locales,occasionnelles ou de courte durée : des prises de décision, des actions, des contrôles, des notesrapidessuruncahierd’incident,etc.Découvertesetformalisées,cessituationsde gestion sont un objet pour porter une analyse de besoin de formation. Elles nous invitentàconsidérercequimarche(etnonseulementlessituationsproblèmatiques)pourdécrire lesrelationsdecontributionetmettreenschémales interactionsqui«organisent»uneoudessituation(s)degestion.Cetteentréeoriginalem’intéressepourdeuxraisons.

D’abordellepermetdeformaliserl’implicite.Jenecroispasqu’ilpuisseêtreunobjetdecommandemaisilestunrésultatcomplémentaireàl’intervention.Etc’est,aussi,intéressantdeleprésentercommetel.Uneréflexionsurlapérennitédecettesituationetsonutilitédansletempspourrasuivre.Est-cequel’entreprise,pourpérennisersesrésultats,doitrendreplusformellecettesituation(modifierunorganigramme,faciliter les liens de communication et de production collective, etc.)?Girin aideàétayercerésultatcomplémentaire,souventsituéentrelesétapesd’unprocessus,auniveaudesliensentredesdépartements,lorsdutraitement(réussi)desituationsrares,làoùiln’existepasdecontrôlemaisplutôtdel’autonomiecartoutfonctionnebien (les résultats le montrent). L’entreprise ne souhaite alors pas perturberce fonctionnement. Pourtant, étudier ces situations de gestion peut permettre d’anticiperdesdifficultésdecoordinationliéesparexempleàdesconnaissancesquirisquentd’êtreperduessousl’effetd’undépartenretraite,delapertedecontactavecunfournisseur,d’unchangementd’objectifsdedépartement.

Pour une autre raison, la notion de situation de gestion est utile. Elle permet de sortir delaconsidération«métier».Plushaut,j’aiditqueleproblèmedecompétencesestle plus souvent situé dans un métier. Ce terme, pour faire simple, cache des savoir-fairequipeuventêtredifférentsetsurtoutdesfonctionsquisesontinstalléesdanslegroupe.Unrécentprojetaétédifficileàmenercarnousavonsidentifiéqu’ilexistaitdesfonctionsdifférentesauseindecequel’entreprisedésignaitcommeunmétier.Dèsledépartj’avaisdesdoutesmaisl’entrepriseassuraitquelesprofessionnelsavaientlemêmemétier.Enfaisant, j’aidécouvertquedeuxtypesdechefexistaientdontunn’avaitpassouventdeliensavecl’équipemaisavecd’autresservices.Trèspeudesituationsétaientcommunes.Enconséquence,j’étaisentraindeformaliserunréférentieldecompétenceoùceluiquel’ondésignait«chef»avaitpeudesituationsàgérer.Ilintervenaittrèspeusurlessituationsclésdumétieretsesinterventionsn’étaientpasdécisives.J’ai jugéque l’onnedevaitpasofficialisercerésultat.J’aiinclusunepausedanscetteanalysepourm’entretenirdirectementavecces«chefs».Jesuisparvenueàmontrerqueleurréférentieldecompétencesrelevaitd’unautremétier.Girinm’aaidéeàcomprendrecet incidentetà le traiterpositivement.Enconséquence, je suis plus vigilante sur le groupe professionnel désigné et j’inclusdans ma démarche un court diagnostic pour mesurer les relations entre les personnes et leurmanièredeparticiperà laperformancedugroupe.Magrillede lecturedel’entreprise s’enrichit doncd’un intérêtpourdes situationsde gestionqui tententderemédieràunecarencemomentanéedelaperformanceglobaledutravail.Cela

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confirme que la création de tout dispositif (ici de formation) nepeutsepasserd’unebonneanalysedutravailavecsespraticiens.

Accompagner l’efficacité des agencements organisationnels en favorisant la conceptualisation

Girin va inclure les situations de gestion dans un modèle plusglobal, celui des agencements organisationnels. Les agencements organisationnelssontdesconstruitspourqu’unmanagers’assureque ses objectifs sont réalisés par délégation. Girin décrit cetterelationmanagérialecommeunmandantquiénoncesesobjectifsàunmandataire.Cedernierestcensélesréaliseraveccompétenceset loyauté. Pour cela, il combine un ensemble de ressources humaines, matérielles et symboliques. Leur relation est cadréepar unmandat quimet enmots les objectifs et la performanceattendue. Vacher (2013) montre que, dans les faits, le mandatestcomplexeetconfus.Etc’estjustementcequifaitl’intérêtdu

modèle. Lemandat fonctionne comme l’archétype d’un contenu échangé au seind’une relationmanagériale. Girin rend acceptable de penser que lemandat peutêtreflousansmettreenquestion lemandantou lemandataire.Ilrendégalementacceptableleconstatquelemandantneconnaîtpasl’artdefairedesonmandataire.Girinprécisequelemandatairepeutêtreconstituédeplusieurspersonnesetassocierdesressourcesmatériellesetsymboliques.Lemandatestdoncforcémentincomplet,lesmandataires doivent nécessairement s’organiser et leurmanière de faire n’estpasconnueàl’avance,ilestlerésultatd’unecombinaisonderessources.Parlerdessituations de travail informelles devient donc plus simple et permet de situer les compétencesàétudierauniveaudumandataire.

ContinuonsàintégrerGirin.Lorsquejeprésentelesrésultatsd’uneanalysedutravail(dessituations,descompétencesetdesconnaissancesdesexperts),lesexperts,assissurunechaise,ontunmouvementducorpsvers l’arrièreets’exclament:«Onnesavaitpasquel’onfaisaittoutça!»,«ilsnelesaventpaslà-haut[lahiérarchie]!».Ilsmontrentqu’ilssontsatisfaitsetqu’ilsreconnaissentl’expliciteetl’implicitedeleur travail qui sont engénéral invisiblespour lemandant et aussi pourd’autresressources qui interviennent uniquement dans le cadre de quelques situations degestion(desactivitéstransversalesouraresparexemple).

Eneffet,l’opérationnelsuitlesévolutionsdessituationsquitendentàl’éloignerdeseshabitudesdetravail(mêmeunélectrotechnicienouunmécaniciendevracomprendredesautomatesetdenouvellesmachines!).Enmontrantquelesmandatairessontunagencementderessourcessymboliques,matériellesethumaines,Girins’appuiesurun sous-entendu: chaquemandataire, à son niveau, a les ressources pour traitersessituationsprofessionnelles.Lemodèlethéoriquedeladidactiqueprofessionnelle(Pastré, 1999; 2013, chapitre 2) empruntant à Vergnaud (1996) sa théorie dudéveloppementmontrequelamobilisationdesressourcesdansletravaildépenddudegrédeconceptualisation.Parexemple,uneprocéduredemiseenmarcheestbienuneressource(symbolique)pourceluiquil’aintégréedanssontravailquotidienalorsqu’ellen’estqu’unélémentisolésiellen’estpasintégréeauniveauduprofessionnel,àsapropreorganisationdel’action.

Philippe Conord (vers 1995)

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Une nouvelle hypothèse d’intervention pour accompagner les entreprises

Ainsi associé au modèle du développement de la compétence inspiré par Vergnaud (Vergnaud,1996;Pastré2013), celuides situationsdegestionetdesagencementsorganisationnelsdeGirinqualifielesensdel’intervention:accompagnerpourrendreplus efficace des agencements organisationnels et leurs principes de délégation.L’associationdesdeuxmodèlesal’avantagededonnermoinsdepoidsàlanotiondemétieretdedésignerungroupedeprofessionnelsparcequilesrelie:ladélégationd’activitéetdesituationsàgérerpouratteindreunrésultatmesuré(uneperformance).

Monhypothèsed’interventiondevientcelle-ci:ladifficultéàcréerdesagencementspar des ressources humaines dépend du degré de conceptualisation de la situation et de l’action. Ces conceptualisations s’appuient sur la résolution de situationsinformelles(dessituationsdegestionausensdeGirin)pourconcevoirdesressourcessymboliques,matérielles,voirehumaines,quisontdesressourcestemporairespourréussir.Favoriserledéveloppementdelacompétence,c’estdoncsavoirconceptualiserdessituations,dontdessituationsdegestion,pourêtreperformant¢

Références

GirinJacques(1983)Lerôledessituationsdegestiondansl’évolutiondessystèmessociauxcomplexes,sousladirectiondeMichelBerry,CRG-Écolepolytechnique,rapportpourleMinistèredelaRechercheetdelaTechnologie.

GirinJacques(2016)Langage, organisations, situations et agencements (textes édités par Jean-François Chanlat, Hervé Dumez & Michèle Breton),Québec,Pressesdel’UniversitéLaval.

PastréPierre(1999)“Laconceptualisationdansl’action:bilanetnouvellesperspectives”,Éducation permanente,n°139,pp.13-35.

PastréPierre(2013)La didactique professionnelle. Approche anthropologique du développement chez les adultes,Paris,PressesUniversitairesdeFrance.

VacherBéatrice(2013)Puissance de l’écoute flottante dans l’action collective (document d’HDR), Bordeaux,UniversitéBordeaux3.(https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-00872446)

Vergnaud Gérard (1996) “Au fond de l’action, la conceptualisation”, in Barbier Jean-Marie[ed]Savoirs théoriques et savoirs d’action,Paris,PressesUniversitairesdeFrance,pp.275-291.

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En Auvergne, Philippe Conord (1989)

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Dossier La pensée de Jacques Girin – pp. 77-84

Des mots d’accompagnementsPerformativité et performance dans le langage d’une équipe s’occupant d’adolescents en grande souffrance

Loïc Andrieni3-CRG École polytechnique CNRS Université Paris-Saclay

« Quand je me sais photographié, je me transforme en image... »

Roland Barthes

Q uelétrangephénomènequelarencontre.Celled’unhomme,celled’unepensée.Biensûr,jen’aipasrencontréJacquesGirin,dumoinsl’homme.Maissapensée,

sesmots.Lapuissancedequelques idéessimplessecachentaudétourdepresquetoutes les pagesd’unouvrage étonnant (Girin, 2016).Ainsi, assez logiquement jepensais écrire sur les situations de gestion tant cette notion me semblait féconde et enlienavecmestravauxderecherche.C’étaitcomptersansunephrasequimesautaauvisage.Jereluslepassage,àplusieursreprises.Àchaquefois,àchaquerelecture,ilfaisaitresurgirlesouvenird’uneautrerencontreetmefitchangerdesujet.

GirincitaitDucrot(1987):« finalement les mots ne signifient rien, ne veulent rien dire »et « cette affirmation, appliquée à elle-même serait proprement suicidaire».Danscettepartiedel’ouvrage,Girin(2016,p.27)montrela faillite du modèle du codedanslafaçondepenserle langage.Seloncemodèle, lesmotsseraientlesvéhicules(Girin,1982)d’unmessagedontlaportéeseraituniverselle,univoque.Émis,transmisetreçu,lemessages’iléchouedanssamissionnepeutqu’avoirétécorrompuparunacteurlorsdel’uneoul’autredecestroisphases.Sicemodèleadéfinitouteslesthéoriesdelacommunication,depuisl’Antiquitéjusqu’àlasémiologiemoderne(Sperber&Wilson,1989),lavision ferroviaire(Fauconnier,1984)qu’ilsous-tendcontinuedestructurerlaconstructiondesoutilsdecommunication,desréseaux,alorsmêmequ’ilnetrouveplusgrâceauprèsdesthéoriciensdulangage.Alorsbiensûrquelesmotssoutiennentun sens, voire plusieurs.Girin (2016, p.31), pour dépasser lemodèle du code, met enavanttroisnotions,troistypesdesensquelelangageaccompagne.Lalittéralité correspondaucontenudumessagemaisesttouterelativetantcecontenupeutêtreconstituédematière etdevide.L’indexicalité, est la capacitéàmontrerplusqu’àreprésenter.Lesigne langagierrenvoiedoncàunesituationdéterminée.Enfin, lacontextualitéd’unmessageposequecederniernepeutêtrecomprishorsducontextedanslequelilaétéproduitsocialement.

Donctoutaulongdecechapitredéconstruisantcequisepassedanslesmotsetcequipasseparlesmots,unerencontremerevenaitentête.Unedecellesaucoursdesquelles

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lepoidsdesmotsestconsidérable.Ilyapeudetemps,j’observaisetj’accompagnaisuneéquiped’éducateurs,endifficulté,s’occupantd’adolescentsensouffrance:deséducateurs,psychologuesetunpsychiatre.Leurphilosophied’accompagnementestsimple:accueillirlapersonnedanssasingularitéetl’accompagnerdanslaconstructionde son propre chemin. À la suite de plusieurs situations de grande tension voire de violence,l’équipeavaitconstatéladéfaillancedudispositifd’analysedespratiques.La direction avait souhaité mettre en place un nouveau dispositif de soutien pour les professionnels. Mais comment mettre en place un dispositif innovant dans un secteuroùlasupervision,l’analysedespratiquesexistedéjàtoutennefonctionnantpasdanscecasprécis.Cesmodalitésd’accompagnement,ilsenavaientsoupé.Deuxrencontresdifficilesavecdessuperviseursavaient laisséquelquestracesdansuneéquipedevenueméfiante,défiante.Nousavonsalorsdécidédeconstruireensemblele dispositif via une recherche-action. En position d’observation participante, jelesaccompagnaisauquotidienetprenaisennotecequisedisait.J’avaischoisidetravaillerautourdeséchangeslangagiersentrel’équipeetlesjeunesquivenaientàelle.Laproblématiques’estrapidementrévélée, lorsqu'ilestapparuqu'iln'yavaitplusunanimitédeproposdansl'équipeetquel'organisationrisquaitdeperdreduvue sa mission.

« Je veux mourir ! »

Uneparole, lancéecommeuneclaque,commeuncoupde fouet.C’est legenredemotsquel’undeséducateursn’accueillequedifficilementparcequ’ilnesaitpastropcequ’ilvaenfaire.Ilévitedélibérémentlesréponsesqu’ilqualifiera lui-mêmede«convenues»:«Tu dis cela parce qu’aujourd’hui cela ne va pas trop… Mais tu verras demain…» «Ne dites pas cela, vous ne le pensez pas… » «Gamin, tu dis cela sans savoir ce qui t’attend… »

Etpuis,ilyavaiteuunprécédent.Quelquesannéesauparavant,undeséducateurs«ena[vait]ditunebellede connerie» (sic),quin’avaitpas fait l’unanimitédansl’équipe. Pourtant, faire référence à cette histoire produisit l’effet escompté au-delàdesesespérances.«Je veux mourir, je vais sauter du pont… Tu sais le pont de l’autoroute, celui à l’entrée du village. Il fait bien trente mètres de haut… ».Enentendantcettephrasedanslabouchedel’adolescentde17ansàpeine,ilpensaàunejeunefillequiavaitsautédupontquelquesmoisplustôtmaisnes’étaitpastuéesurlecoup.Alorssa«connerie», futde luidemander:«Sais-tu dans quel état tu risques de te retrouver une fois en bas ? Sais-tu quelles douleurs tu risques d’endurer si tu te loupes ? ».

Uneboulel’avaitprisauventre.Ets’ilvenaitdeluilancerundéfi?Ets’ilvenaitdelepousseràpasseràl’acte?Cefurentégalementlesreprochesqueluifitsahiérarchiequandilévoqualasituationenréunion.

L’émotionetl’angoissesemblaientprendreledessussurlavolontéaffichéedecetteéquipedelaisserlapersonnefaceàelle-même,àsesdésirs,àsesactes,àsesbesoinstelsqu’elle-mêmelesdéfinit.L’éducateurpritpeur,sahiérarchieeneutdessueursfroides,etlerécitdecontinueraveccetadoquiaeuunbongrosfourire:

« Je veux mourir, mais je veux pas avoir mal. Je veux juste arrêter. J’en ai marre de ma vie…»Ilvenaitdetuerquelquechose.Ilvenaitdelâchercertainsdecesmotsquipermettentdepasser à autre chose.Ledébutd’un chemin.Et il venaitde lefaireparcequecetéducateuravaitacceptéluiaussidelâcherquelquechosedesesa priori,sesreprésentationsdumétier:iln’étaitpaslàpourluidirequoifaire,pour

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luidirecequiétaitbienounon.C’étaitàl’adolescentdetrouver ses réponses, lui et lui seul. Ainsi seulement, au prixd’angoissesetdecraintes,lediscoursdecetteéquipepouvaitêtreencohérenceavecleursactes.

Etl’éducateurdem’interroger:«Mais qu’est-ce que j’en sais de ce qu’il pense, de ce qu’il veut. Qui je suis moi pour décider de ce dont il a besoin ?» Cette situation était tellementextrêmequ’elle luiensemblaextraordinairement facileàappréhender.Danscettesituationextraordinaire,c’estlalimitedudiscoursportéparl’équipequiestidentifiée:jusqu’oùpeut-elleallerdansl’acceptationdelasingularitéde l’autre? Qu’est-ce que cette équipe est en mesured’entendre,d’accueillir,delasouffranced’unadolescent,de la violence de ses mots et de ses symptômes? Cetéducateur se pose autrement la question: dans cettesituation, si extrême, lesactes sontvenusbousculer lesintentionsetlesdiscours.Qu’enest-ilalorsquandcesautressituationsduquotidien,lorsquelediscoursn’estpasforcémentremisenquestionparlaviolencedesmotsdel’autre?Quandl’éducateurestfaceàdessituationsordinaires,normales,confrontéàdesbesoinsordinaires,normaux.

Lorsquejeposeauxmembresdecetteéquipe,enréunion,laquestiondel’évaluationdesbesoinsqu’ilspeuventêtreamenésàfaire,desréférentielssontcitéscommeceluideMaslow(1972).Maisc’estleterme«connerie»quiressortleplusfort.«Besoin primaire, secondaire… quelle connerie ».Etuneautreréférence,àRogerGentiscelle-là,intervient,citéedemémoireparlepsychiatredel’équipe,quejereprendsicidel’ouvragedel’auteur:

C’est toujours la même histoire: au lieu de constater tout bêtement queles valeurs, c’est ni plus nimoins desmirontons comme vous etmoi quiles font,aussiplats, aussi cons,aussi limitésquevous etmoi et sûrementpas infaillibles, les gens ils ont toujours derrière la tête, ce qui fait qu’ilspeuventmêmejamaislevoirenface,cemodèleidiotdecommentlemondeestfaitqu’yaquelquepartdansleshauteursuneespècededépôtdespoidsetmesuresousqu’ontrouvelesétalonsdetoutcequ’ilfautdireetdecequ’ilfautpasdire,decequ’ilfautpenseretdecequ’ilfautpaspenser,ettouteslesfoisqu’ilsvoudraientensortiruneilssedemandentcequel’étalonvaendire,sielleseraàlabonnelongueurousiellevapasavoirl’airtropminable,alorsneuffoissurdixaprèsavoirbienréfléchiilspréfèrentlarentrerutendouce,ilsonttroppeurd’avoirl’aircon.Moisi jerefaisais lesDroitsde l’Homme,quicommencentàenavoirbienbesoin, celui que jemettrais avant tous les autres, parceque c’est le plusfondamentaletc’estpeut-êtreleseulquipourraitvraimentchangerlavie,c’estleDROITÀLACONNERIE.Lejouroùchacunenserapénétré,lejouroùchacunseradécidéàl’exercer,vouspouvezpasimaginercequelemondesera plus heureux, et plus détendu, et plus aimable aussi. En attendant,faut continueràavoir l’air intelligent, cequ’on s’emmerde! (Gentis, 1978,pp.106-107)

EtcettecitationdeGentis,danslabouchedupsychiatre,puisrepriseparl’équipe,dedevenirunboucliercontrecequ’ilfaudraitdiredesautres.Jevenaisdeleurlancerunmotquisemblaitdangereuxpoureux:lebesoin.Maispourquoidonc?Ilyavaitbienchezl’unoul’autre,lerefusdefixerdansdesmotslapersonnequiétaitenface,l’évaluationdesbesoinsdevenantpourceséducateurslesymboledecequelasociétéimpose de l’identité des personnes. Comme le raccourci est prompt du diagnostic

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aupronostic, s’ils identifientunbesoin ilsdéterminentunchemin.Ils refusentdeposerunregard«d’expert»commeilspourrontdire.Ilsrefusaientdoncqueleuraccompagnementserésumeàposeruneétiquettesurlapersonne,l’und’entreeuxprenantl’exempled’unegaredetriage.Commesilespersonnesarrivaientpourmieuxrepartir,danslabonnevoie,surlesbonsrails.Cetteéquipeseraitalorsdépositairedelajusteorientationdecespersonnes…

Maisrapidementsurgitunautreproblème.Derrièrelerefusd’unepositiond’expertquiposeraitunsavoirextérieursurlapersonne,apparaîtlefaitqueletermedebesoinne recouvre aucun sens commun.Aucunmembrede cette équipen’enpartage lasignification,etdesituationensituation,quandnouslespassonsensembleenrevue,aucundesmembresdel’équipe,nepossèdelemêmejugement,lamêmeappréciationsurces fameuxbesoins. Ilyabienquelques situationsquineprovoquentpasdeconflit dans l’analyse ou dans l’interprétation des professionnels. Un consensusapparaitalorspresquenaturellement.Dèslorsquececonsensusnaît,j’observequelesprofessionnelsvontutilisercettevisioncollectivecommesupport.Ilsvontmêmeoublierlesquelquespointsquipouvaientfairedésaccordetneseconcentrerquesurdes données collectivement validées.

J’identifiealorsunrisqueinhérentàladéfinitioncollectived’unbesoinetenfaispartàl’équipe.Etlà,conneriesoupas,lamoindreparolepeutfairedesdégâts.Bienpiresquelesproblèmespourlesquelsl’équipeestinterpellée,cepourquoisesmembressontappelés. Ils évaluent, ils parlent et leurs paroles performent. Comme des prophéties autoréalisatrices,lesmotsqu’ilsposentsurlesgens,surleursproblèmes,surleursmaux,vontdevenirdesidentités,desmarqueurs.Pourillustrercequej’avance,cesimpleexempleestsignificatif,ils’agitd’unesituationantérieureàmoninterventionet qui revenait souventdans les discours desmembres de l’équipe.Une situationdifficileseloneux.

« Lui, il finira en UMD1… »

En une phrase énoncée par le psychiatre, la première lors de la lecture du dossier, l’avenir d’un ado était tout tracé. Pas le temps pour la rencontre, pas de tempspour qu’il s’explique, le sachant avait décidé, selon le récit de l’équipe.EnUMDilfinirait.Cejugementétaitémisalorsquelapersonnen’avaitpasencoreétévue,ellen’avaitsimplementqu’émis lesouhaitd’obtenirunrendez-vous,etsur labasedes renseignements collectés, le dossier était constitué. Plusieurs années ont été nécessairesàl’équipepourtenterdedéjouercepronosticqu’ilspensaientdétermineraussibien leurspratiquesque leurs idées.Maisdanscecas, s’ilsétaienttellementinfluencésparcepronostic,qu’est-cequinousgarantitqu’ilsn’ontpasprovoquécequ’ilspensaientcommeinévitable?

Dans les institutions totalitaires décrites parGoffman (1968), il ne fautpasbienlongtempspoursavoircequel’onvafairedureclus,qu’ilsoitfououdélinquant.Laculturequiestlasiennen’aguèredeplacedanscetteinstitutionquil’accueilleetl’onassisteàunphénomènededéculturation. Cette phrase de bienvenue, ce pronostic, enestlapremièretrace.Cechemintracédanslesespritsdevenaitdéjàuncheminsansaucunevoiesecondaire.Uncul-de-sacquinemèneraitcetadoqueverslaseuledirectionquel’équipevenaitdecautionnerparcequepersonnenel’avaitrefusée.

Le chef de service éducatif, lui, avait rappelé tout ce que ce jeune avait fait:attentatàlapudeur,agression,viols,sanscompterlestentatives…Lasentenceétait

1. Les unités pour malades difficiles (UMD) sont des services hospitaliers psychiatriques français spécialisés dans le traitement des personnes atteintes de troubles mentaux et présentant un danger pour elles-mêmes ou pour autrui. Il en existe dix en métropole.

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légitimée.Avantmêmequel’équipen’aitpucroisersonregard,ilétaitprécédédece qu’elle pouvait penser de lui, de ce qu’elle devait penser de lui.Et là l’équipeexistebeletbien,unieetunanime.Àcestade,larencontreavecl’adolescentétait-elleencorepossible?Lesregardsdesmembresdel’équipen’était-ilpasdéjàpervertisparcediscours,parcedossier,parcequ’ilspensaientsavoirdecetadolescent?Jefais l’hypothèsequedanscetexemple, laparoledupsychiatrea joué l’effetd’uneprophétieautoréalisatriceetacréélesproblèmesqu’elledénonçait.

Appelez-le«effetŒdipe»(Popper,1957)ou«effetGolem»(Babadet al.,1982).Ilestcephénomèneoùlelangagedevientperformatif.Oùcequiestditdevientréalité.

L’adolescent,lui,semoquebiendunomdeceteffet,maisdesmots,oudesactes,oulesdeuxl’ontconduitenprison.Iln’estpasenUMD,maisleregarddel’équipeàl’époqueluia-t-illaisséunchoix?

Etcetteéquipeavait-ellelechoix?Aurait-ellepufaireautrement?Àl’époqueoùjemenaiscetterecherche,jeneconnaissaispaslesécritsdeJacquesGirin.Pourtant,avantmêmedemettrequelquedispositifquecesoitenplace, letravailquenousavonsfaitensembleaétédereprendrecesmots.D’enconstruire lesenscommun.Devoiroùlesmembresdel’équipevenaientcomblerlestrousd’unlangagetoujoursincomplet. Ainsi la prédiction faite sur l’avenir de l’adolescent remplissait cettefonction.Ellerassuraitdeséducateursquiappréhendaientcetterencontremaisquiappréhendaientplusencoredenepasréussiràaccompagnercetadolescent.Lacraintedecetteéquipeétaitd’échouer.Lediscoursportécollectivementquiconsistaitàdirequel’équipeaccueillaitchaqueadolescentdanssasingularitémasquaitmallefaitque chaqueprofessionnel se fixait des objectifs. Chacunprojetait sur la personneaccompagnéelecheminqu’ilpensaitpouvoirluifairefaire.Alorssicollectivementletravaildeprisedeconsciencedecesprojectionssemblaitfonctionner,iln’enrestepasmoinsquecesprojectionscorrespondaientàdesobjectifs.Etquenuln’étaitenmesured’abandonnercetravail.

Pour chaque situation, pour chaquepersonne accueillie, une évaluation rapide etparfoislapidairepermettaitàcetteéquipedefixerlamargedeprogression,lecheminpossible,l’évolutionenvisageable.L’équipefixaitdonclesmargesdesonsuccèsoudesonéchec.Etparfoisilétaitplussimpledeprédireunavenircatastrophiquepourseprotégerdel’échec.Ànepasmettretropd’ambitiondansl’accompagnement,chacunsepréparaitaupirepourlapersonnemaisàunsuccèstoutrelatifpourl’équipe.

Si « la gestion a un rapport essentiel au fait de porter quelque chose à son achèvement, le fait de réussir ou d’échouer. Son objet central est la performance. »(Dumez,2014),tenterdedéfinirlaperformancedecetteéquipesignifieraitsoit:

• Mesurer l’écart entre la prévision et le chemin parcouru par la personneaccompagnée. Mais dans ce cas, il est facile d’imaginer que le phénomèneévoqué ci-avant ne ferait que s’amplifier. Les prévisions se feraient de plusenpluspessimistespour limiter les échecs.L’équipe se confronteraitalorsànouveauàceteffetGolem(Babadet al.,1982)quitendàéluderleschancesderéussitedeparlafaibleambitiondel’accompagnant.

• Mesurer l’écartentre lediscoursaffichéet l’actioneffective.Girinpeutàcetendroitêtred’unegrandeaide.Eneffet,unegrandepartiedel’accompagnementd’unepersonneensouffrancesefaitàtraverslelangage.Celuidelapersonne,celuidesonentourage,celuidesprofessionnels,etc.Admettreetreconnaîtrece langagecommepleinde trous,et le faitquechaqueacteurvachercheràcombler par un moyen ou un autre, serait une avancée considérable.

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Imaginons cette équipe en capacité de s’interroger sur l’indexicalité ou sur la contextualitédesmotsqu’elleemploiepourdésignerunadolescent,oupouranalyserlesmots de ce dernier. Le refus de désigner un besoin ou de poser desmots quipourraient dicter la conduite ou l’évolution des personnes qu’ils accompagnentapoussécetteéquipeversunautreécueil.Lesmots sontposés individuellement,parlepsychiatre,parl’éducateur…,sansqu’àaucunmomentl’équipenechercheàles rassembler dans un sens commun. Le message lancé par le psychiatre lors de la lecturededossier,autoutdébutdecetexemple,esttrèssimplesil’ons’entientàsoncontenu,àsalittéralité. « Un nouvel adolescent est arrivé et nous allons l’accompagner. Nous ne le connaissons pas et nous allons chercher à en savoir plus sur lui.»

Àcemomentdelalecturededossier,justeavantquenesoitlâchéelaphrase«Lui, il finira en UMD»,c’esttoutcequel’équipepeutsavoirdel’adolescentàaccueillir.Ledossier présente bien des traces de ses actes comme le rappelle le chef de service, mais rappelercestermesàcemoment-lànefaitquemontreruneréalitéquiéchappeàtoutel’équipe.Ilssontcensésvenircombler lestrousdulangagequi ledésignemaisnerenvoiequ’àdesreprésentationssociales,àdesimagesquivontêtredifférentespourchaquemembredel’équipe.Enseposantlaquestioncollectivementdel’indexicalité destermesemployés, l’équipeauraitpumettreenmotscette situationoùchaquemembredevaitbricolersareprésentationdel’adolescent.Enfin,lacontextualité du messageestprimordiale.Lelangageproduitdanscecontexteavaitunefonction,celledecréerunsavoircommunauxmembresdel’équipequipermettraitdeconstruirelabasedel’accompagnement.Cecontexteportedonclestracesd’uneidéologiedecetteéquipeselonlaquelleelledoitpartageruneimagecommunedelapersonneavantdel’accueillir.Horsdececontexte,lesmotsn’ontpluslemêmesens.Lelangagedecette

équipetraduitl’ambiguïtédanslaquelleilssont:entrelerefus de la performativité de leurs discours et l’idéologied’unnécessaire savoir commun.Les conceptsdeJacquesGirinpeuventdonc, ici,nousaideràpenserautrementlaperformancedecetteéquipe.Uneperformancequipourraitêtrebaséesurlacapacitécollectiveàidentifierlecontenudes messages mais surtout les constructions langagières quiserventàcomblerlesvides,cequel’onnesaitpas.

Revenonsquelquesminutesenhautdupont,àlasortieduvillage. Si le premier adolescent avait sauté, cela aurait-ilconstituéunecontre-performancepour l’équipe?Cettequestionnepeutqu’être terrible formulée en ces termes.Mais celane tientpasde ceque représente oumontre leterme de «performance» ou de «contre-performance»,cela tient inévitablement à celui de «suicide».Questionterribleques’estposéeensontemps lephilosopheDavid

Hume. « Toutes nos obligations de faire du bien à la société semblent impliquer une réciprocité. Je reçois de la société des bienfaits, et donc je me dois de promouvoir ses intérêts ; mais quand je me retire entièrement de la société, comment pourrais-je encore y être lié ? » (Hume, 2009, p.76).Hume démontre que toute société fait porter àsesmembres le poids de ce qu’elle leur apporte. Il ne traite pas du sentiment deculpabilitédesproches,desparentsdeceuxquirestentaprèslesuicide.Ilseplaceducôtédel’individu.Commentrendreàlasociétécequ’elleaapportéàquelqu’unquin’ajamaisriendemandéetquisouhaiteraitmêmes’enextraire?

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Autrementdit,quelpourraitêtrel’objectifd’unaccompagnementquirespecteraitlasingularitéetl’autodéterminationd’unepersonnequinecherchequ’àsedéfaired’unlien social devenu étouffant?Cette équipe, émanationdu corps social est-elle enmesuredeproposerunaccompagnementquiailleàsonencontre?Cettequestionn’estpasàentendrecommeunegénéralisation,aucontraire.Cettesituationestextrême,assurément,maisellepermetd’identifierleslimitesduprojetd’accompagnementdecetteéquipe.Unprojetpolitique.Laréponseàcettequestionnepeutserechercherque dans les différentes situations (Girin, 2016; Goffman, 1988), dans différentstemps,lieuxetacteursengagésdanslesitérationslangagièresquiconstruisentlesdifférentsaccompagnementsquel’organisationauraàproduire.

L’éducateur concerné par cette situation a réussi, bienmalgré lui, à dépasser lesreprésentations qu’il aurait posé habituellement sur ces mots destructeurs del’adolescent.Allerau-delàdesmots,allerchercher lesensdeceque l’autreveutymettre.Maispersonnedansl’équipen’étaitenmesuredepercevoircelacommecequipourraitêtrelaperformancedecetteorganisation.Lesrapportsdesindividusàlasociétéontceladetoutàfaitdéfiniquemêmeceuxquel’onanommés«exclus»yjouentunrôle.Ilsnesontpasforcémentexclusdelasociété,maisdesprocessusdefabricationdelaculture,contraintsden’exprimerquecequ’ilsseraientautorisésà exprimer à l’intérieur d’espaces institutionnels plus prompts à panser les corps(Foucault,1972;2009;2012)qu’àpenserlescitoyens.Etsilaperformancerésidait,pourcetteéquipe,danslacapacitéànepasremplirlestrousdulangage;àtenterd’entendre ce que veut dire un autre dont le langage nous échappe parfoismaissans vouloir tout y entendre; à accueillir le langage de l’autre en déconstruisantsystématiquementcequel’organisationpeutyajouter,cequ’ellepeutensimplifier,endévaloriser.C’estpeut-êtreàcetendroitqueseconstruitlaperformanceetdonclessuccèsetéchecsàattendredel’accompagnementd’unsujet¢

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Philippe Conord (vers 1995)

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Vol. 12, n° 3 – Automne 2016

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Dossier La pensée de Jacques Girin – pp. 85-93

La sûreté nucléaire vue au travers du prisme du langageUne lecture des textes de Jacques Girin appliquée à l’industrie nucléaire

Vincent Gorguesi3-CRG École polytechnique CNRS Université Paris-Saclay

Introduction et problématique

J ’ ai cherché dans ce texte àmontrer comment certains des concepts énoncéspar Jacques Girin ont pris sens pour moi en éclairant une problématiqueparticulière, celledemathèse: les liens entredémarches industrielle etde sûreténucléaire.

Ceux qui sont familiers avec l’œuvre deGirin ne verront sans doute pas commeunesurpriselelienquiexisteentresestravauxetlasûreténucléaire.Quantàmoi,lorsquejeretraçaisl’historiquedesréflexionssurlasûreténucléaireengénéraletsursa composante humaine et organisationnelle en particulier, ce fut en revanche une surpriseréelledecroiserdestravauxdeGirin,datantmêmed’avant lesaccidentsnucléaires des années 1980 (ThreeMiles Island puis Tchernobyl). Tandis que lesAméricains se concentraient alors presque exclusivement sur des considérationstechniques (robustesse de conception, dimensionnement des installations ouredondance des équipements), Jacques Girin avait commencé à travailler avecdes collègues du CRG dès 1976 pour le département de sûreté nucléaire du CEA(l’ancêtre de l’IRSN actuel) pour essayer de caractériser le facteur humain danslenucléaire.À l’époque, l’enjeuétaitdedéterminer les interactions entre facteurshumainsettechniqueset«de démontrer l’existence de catégories intermédiaires entre le purement technique et le purement humain»(Girin&Journé,1998).C’estenregardantces catégories que Girin mit en évidence le rôle de ce qu’il nomme «ressourcessymboliques»(textes,schémas,dessins,etc.)quiserventd’interfacesentrehommesetmachines (Girin, 2016, p.107); ressources symboliques qui jouent aujourd’huiunrôleessentieldanslesdémarchesindustriellesquisontdéployéesdanstouteslesindustriesengénéraletdansl’industrienucléaireenparticulier.

Examinerlelienentredémarchesindustrielleetdesûreténucléairepassedoncenpartieparl’examendurôlequejouentlelangageetlacommunicationdanslasûreténucléaire,etsupposedoncdereveniràlaréflexiond’ensembleplusambitieusesurlerôlestructurantdulangagedanslesorganisations,menéeparJacquesGirindepuislafindesannées1970.

Il est usuellement convenu de concevoir la sûreté nucléaire comme l’alliance dequatredimensions:

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• Unedimensionanalytiquederecensementexhaustif,puisd’appréciationdesdifférentsrisquespouvantsurvenir;

• Unedimensiontechniqueoudeconception:margesprisespourquel’équipementou l’installation puisse résister aux différents aléas ou risques; redondanced’équipement ou de fonctions permettant de pallier un défaut; capteurs dedétection,voiredecorrectionautomatiquededérivesouempêchantuneerreuropératoire…;

• Une dimension réglementaire et opératoire visant à transcrire les grandesprescriptionsdesûretéjusquedanslesmodesopératoireslesplusélémentaires(quel geste faire etnepas faire, quel ordrepour les opérations élémentaires,quelle fréquence de maintenance, quelle conduite à tenir en cas de dérive?Etc.);

• Unedimensionhumaineetorganisationnellequi:◊ s’assure que les compétences sont suffisantes, tant en quantité qu’enqualité,pourcomprendrelesenjeuxetlesrisquesetpourmenerlesactionsnécessaires,

◊ metenœuvredesbouclesdevérificationsuffisantespours’assurerdubonfonctionnementtechniqueetdelabonneapplicationdesprocédures.

Les analyses de l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) convergent avec celles desexploitantspourmettreenévidence le faitquechacundesévénementsnucléaires(incidentsouaccidents)aétégénérédufaitdeladéfaillanced’aumoinsdeux,voiredetroisdesquatreaxes.

Commeilestparailleursévidentquelelangageintervientdirectementdanslesdeuxdernièresdimensions(principalement via l’écritpourladimensionréglementaireetprincipalement via l’oralpourladimensionhumaineetorganisationnelle),voiredanslapremière,s’interrogersurlesinteractionsentrelelangageetlasûreténucléaireestdoncunquestionnementpertinent.

L’industrie nucléaire, de la langue à la culture, de la culture à l’organisation

Lapremièreévidencequiapparaîtlorsquel’onentredanslesecteurnucléaire,quecesoitducôtédel’exploitantouducontrôleur,estqu’ilexisteunvocabulairespécifique,unelanguespécialiséeou,plutôt,unelanguedespécialité(Calberg-Challot,2007-2008).

Cesdénominationsfontquelquepeudébat–la«languedespécialité»étantdéfiniepar Dubois et al. (2001) comme «un sous-système linguistique tel qu’il rassemble les spécificités linguistiques d’un domaine particulier », mais celui-ci mentionneimmédiatementqu’ilya«abus à parler de langue de spécialité, vocabulaire spécialisé convenant mieux ». En effet, il ne s’agit pas à proprement parler d’un langagedifférent, puisque sont conservés lesmêmesusages syntaxiques, orthographiquesetgrammaticauxquelelangage«général»;seullesensdesmotscorrespondàuneréalité différente.

Parchoixetvolontédesimplification,j’assumerainéanmoinsdanslasuitedutexteladénominationde«langagenucléaire»pourparlerdu«vocabulairespécialisé»du nucléaire. Cette acception recouvrira d’ailleurs à la fois le langage oral et lelangage écrit, ce dernier prescrivant complètement le travail des opérateurs et des intervenantsdunucléaireauquotidien.

Quelle que soit la dénomination retenue, il n’en reste pas moins évident que lenucléairedisposede sonvocabulaire spécialisé, à telle enseignequ’une liste a étépubliée au Journal Officiel (2005), issue de la non moins officielle Commission

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générale de terminologie et de néologie, aux fins «d’enrichissement de la langue française ».Ontrouvedansceglossaire,pêle-mêle,desnéologismes(«auto-creuset»«télé-opération»;«sur-critique»),destermesusuelsdétournéspouraboutiràdessenstrèsspécifiques(«crayon»;«furet»;«chaud»),desassociationsdetermesinusuelleshorsdumondenucléaire(«ébullitionfranche»,«défenseenprofondeur»;«termesource»).Endehorsmêmedecetteliste,ilexistedesdizainesd’autreslistesd’acronymes, tous spécifiques et largement connus dans l’univers nucléaire. Parexemple, lorsque l’on parle d’ESPNdans une centraleEDF, tout salarié françaisde l’entreprise, qu’il soit ingénieur, commercial ou agent d’entretien, saura qu’ils’agitd’unÉquipementSousPressionNucléaireetnond’unechaînede télévisionaméricaine spécialisée dans le sport.

Lanotionmêmede«sûreténucléaire»peutameneràdesconfusionsdevocabulaire.Dans le langage courant, la sécurité concerne en effet la prévention des accidents et la sûretés’appliqueàlapréventiondesattentats:desceinturesde«sécurité»équipentnosvoitures; leministèrede l’Intérieur remplacemaintenant l’ancienne «Sûreténationale».Danslelangagenucléaire,lesdéfinitionssontquasimentinversées:lasûreténucléaireestl’ensembledesdispositionsprisespourassurerlefonctionnementnormal des installations nucléaires, pour en prévenir les accidents ou en limiter les effets…;lasécuriténucléaireestl’ensembledesdispositionsprisespourassurerlaprotectiondespersonnesetdesbienscontrelesdangers,nuisancesetgênesdetoutenature. Elle inclut donc la prévention des attentats, mais également la prévention desaccidentsdes travailleurs.Spécificité française,puisque la langueanglaisenefaitpasladistinctionentrelesdeuxnotions.

Cesspécificitésdelangageenviennentàcréernaturellementunecultured’entrepriseetvontjusqu’àrecouvriruncaractèreinitiatique.Seulslesmembresdelacommunautépeuvent se comprendre entre eux et se considèrent rapidement,pour reprendre letriangle de Riveline (1993), comme une «tribu», avec leurs «mythes» (récitsd’accidentsévités,bonneshistoiresdeconfusionsoudemalentendus,inintelligiblesdes non-membres de la tribu) et des «rites» transmis par compagnonnage pourl’essentiel,etpourd’autresdécritsprécisémentdansdesprocéduresouconduitesàtenir,parseméesdecesidiomesspécifiques.

Pire, le monde du nucléaire ne constitue pas une tribu unique: le corpus lexical variemêmeentreentitésauseindumondenucléaire,parfoisauseind’unemêmeentreprise.Àtitred’exemple,dansuneusined’enrichissementd’uraniumdugroupeAreva,letermede«réactivité»n’évoquerariendeplusquelacapacitéàintervenirrapidement,alorsquedansuneautreusinedefabricationdecombustiblenonloindelapremière,onsaitqu’ils’agitd’uncoefficientmultiplicateurdeneutrons;mêmedes objets techniques recouvrentune réalité très différented’un lieu àunautre:le «condensateur» n’a pas du tout le même rôle selon qu’on regarde le circuitsecondaired’unréacteurnucléaireouuncircuitdecontrôlecommande.Ilyadoncbienexistencede langages spécifiques,de«jargons de métier», telque lesnommeGirin(2016,p.138).

Danscemêmearticle,JacquesGirin(2016,p.139)écrivaitque«la manière dont les organisations mettent en œuvre le langage comme une ressource spécifique permet d’en distinguer différents types ».Onpeutmêmeallerplusloinicietmontrerquecelangagespécifique va jusqu’à façonner l’organisation et les rapports entre les différentsservicesdel’entreprise.Ainsi,l’industrienucléaireaétécrééeàpartir(technologieset premiers opérateurs) de laMarine nationale, qui a historiquement exploité les

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premiersréacteursnucléaires.LelangageimportéadoncétécalquésurceluidelaMarine: onyparlaitd’unedirectionde la «Conduite»,d’ingénieurdequart,dechefd’exploitation.Alorsmêmeque lacultured’entreprises’éloignaitensuitetrèsfortement de la culture militaire, ce langage a perduré, avec un certain nombre d’habitudesorganisationnelles, comme lepoidshiérarchique extrêmequiprévautdans les salles de conduite.

Unemanièresimpled’illustrercetterémanencedulangageestdanslarelationentreles opérateurs de production et les intervenants de maintenance : depuis la mise en servicedespremiersréacteursjusqu’aumilieudesannées2000,lestermesissusdelaMarineavaientsubsisté–DirectiondelaConduitepourlepilotageduréacteur;Direction de la Maintenance pour le maintien en conditions opérationnelles du réacteuretdesescircuitsannexes–et,aveccestermes,unehiérarchietrèsnette:laConduite,«l’élite»delacentrale,ordonneàlaMaintenance,quiestsasubordonnée,sinon de jure, du moins de facto.Pourl’anecdote,ceciestl’exactinversedecequisepassedansd’autresindustries,parexempledanslemondedel’industrieautomobile,où la maintenance est considérée comme l’élite. Cette opposition forte entre lesservices et ce complexe de supériorité étant contreproductifs au quotidien, denombreuses initiatives ont été tentées dans les différentes centrales, des mutations internes visant à brasser les services, des groupes de travail communs, etc.Maisquellequesoitlacentraleconsidérée,lasituationperdurait.

Aumilieudesannées2000,lesréacteursEDFmodifientalorsleurorganisationetleurvocabulaire : fusion des services de conduite et de maintenance dans des directions «d’exploitation»etdisparitionduterme«conduite».Enquelquesannées,l’attitudedeséquipeschangeetlerôlestructurantdelamaintenanceest(enfin)reconnuparleséquipesdeproduction.Ainsi,nousvoyonsqu’unlangagepeut,au-delàd’unecultured’entreprise, façonner une organisation; et que cette organisation peut perdurer,indépendammentdeschoixmanagériaux,tantqu’unchangementdevocabulairenefera pas évoluer les mentalités des personnels.

La langue de l’industrie nucléaire, un facteur de sûreté ?

JacquesGirindistinguedeuxfonctionsélémentairesdulangage:lacommunicationd’unmessaged’unepart,lacognitiond’autrepart(Girin,2016,pp.12-27)–c’est-à-direlapropensiondulangageàstructurerlamanièrederéfléchir,àappréhenderlaréalité.Appliquéesaulangagenucléaire,cesdeuxfonctionscontribuentséparémentàrenforcerlasûreténucléaire.

Lepremierfacteurtientau«contenu»dulangagenucléaire:onl’aditplushaut,cequicaractérisecelangage,c’estsagrandespécificité.Delamêmemanièreque,dans une zone nucléaire, « il y a une place définie pour chaque chose et chaque chose est à sa place»,ilyaégalementunvocablepourchaquechose.Chaquecomposantd’unéquipementaunnomprécis;unmêmecomposantauramêmeparfoisplusieursnoms,afindedifférenciersoitlestailles(parexemple,«aiguille»et«crayon»sontdeuxtermes pour désigner des assemblages de combustible nucléaire, mais de diamètres différents), soit l’étapeduprocédé (par exemple, le tubedans lequel sont rangéeslesboîtesd’oxydedeplutoniumestune«chaussette» tantque le couverclen’estpassoudé,etun«étui»ensuite).Cettegrandeprécisionaunobjectiftrèssimple:proscrire toute possibilité de confusion.

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Au-delàduseulvocabulaire,touteslescommunicationsdanslemondedunucléaireobéissent à cemême objectif. Le langage que l’on trouve dans les consignes, lesprocédures, les modes opératoires, utilise des termes précis et descriptifs. Les équipements sont numérotés et catégorisés de manière quasiment taxinomique(par exemple chez EDF, le numéro du réacteur, l’unité, le type d’équipement, lenuméro d’équipement et le composant unitaire), les compléments circonstancielssont souventnumériques et toujoursdotésd’uneunitédemesure, lesverbes sontquasimentexclusivementdesverbesd’action–avecuneprédilectionpourdesverbesextrêmement précis – on préfèrera par exemple toujours «amorcer» une pompeplutôtquela«démarrer».

De fait, si l’on considère les trois composantes (composantes informationnelle,situationnelleetcontextuelle)dulangagetellesquelesvoitGirin(2016,p33-34),ilestévidentquelenucléaire–commed’ailleurstousleslangagestechniques–metl’emphasesursacomposanteinformationnelle.Maislavolontédecréerdesphrasesdontlavaliditénepuissedépendreducontexte,delapersonnequilaprononceouquilareçoitetd’éliminertouteincertitudeliéeàl’interprétationviseenfaitàexplicitercomplètementlesdeuxdernièrescomposantes(situationnelleetcontextuelle)pourlestransformereninformations.Enallantjusqu’àlacaricature,l’idéalformuléparlasûretéserait,pourcontrediretoutleproposdel’articledeJacquesGirinintitulé«l’informationn’existepas»(2016,pp103-106),unlangagenucléairequineseraitexclusivementquevecteurd’informations,dénuédetoutecomposantesituationnelleoucontextuelle.

En effet, si deux situations différentes (une situationnormale et une situation dégradée par exemple) sontdécrites dans des procédures en utilisant des mots différents, si les vocables utilisés par la maintenance et laproductionsontdifférents(gammeopératoirevs mode opératoire par exemple), alors l’énoncé d’une phrasedonnéepourraindiquernonseulementlesujet,l’objetetl’action à entreprendre (information),mais aussi donnerlescirconstancescomplètesdel’opération(situationdanslaquellesetrouventl’installationetl’équipement).

Le deuxième facteur est une conséquence directe detout ce qui précède. On l’a vu, le langage permet defaçonner un référentiel commun, dont l’utilisationquotidienne, renforcée par les années d’apprentissageen compagnonnage, permet l’émergence d’une cultured’entreprise commune. Lorsque ce langage comporteungrandnombredemotsoud’expressionsquitournentautourdelasûreténucléaire,lesautomatismessontalorsfaçonnésparcemodedepensée:penser«sûreté»devientunréflexe,presqueune«languematernelle»,cequigénèreàsontourdescomportementsconformesàlasûreténucléaire.

Onpeutprendrepourexemplelaradioprotection(encoreunnéologismequirecouvrelaprotectioncontrelesélémentsradioactifs).L’omniprésence,danslesaffichagesdeterrainoudanslesconsignesd’exploitation,d’unvocabulairespécifiquerelatifàlaradioprotection–dose(etsesvariantes:doseabsorbée,doseefficace,doselétale,dosemaximaleautorisée,«dosicard»,débitdedose,dosimètre),hommederéférence,zonecontrôlée,contamination…–avecdesunitésspéciales(leSievert,leGray,leRad,

Philippe Conord (vers 1995)

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leBecquerel…)etdesacronymes (ALARA=as low as reasonably achievable) créeuneconnaissanceetuneconsciencecollectivesdesdangersdelaradioactivité.C’estcequipermetquedesmilliersd’intervenantsd’entreprisesdiverses interviennentquotidiennementdansdes installationsoù le risque lié à la radioactivité est réel,avecdesrèglespartagéesetappliquées,sansqu’aucunincidentn’enrésulte.

Demanièreanalogue,cequifrappelorsquel’ontravailledansunatelierquimanipuleune matière dangereuse comme le plutonium, c’est le nombre d’expressions quitournentautourdela«criticité»,quiestlerisquefondamentalentermesdesûreté,c’est-à-direlacapacitédelamatièrenucléaireàdémarrertouteseuleuneréactionnucléairetrèsexothermique.Ensefaisantexpliquerlefonctionnementdel’atelieretensefamiliarisantavecson«langagespécifique»,l’attentiondunouvelarrivantestimmédiatementfocaliséesurcerisque,surlessituationsquipeuventl’induireetsurlesgestesetlescontremesurestechniquesquipeuventleprévenir.

On voit donc comment le langage contribue directement à l’établissement d’uneculturedesûretéetpermetdediminuerlesrisquesliésaufacteurhumain,cequiamélioreégalementlasûretédesinstallations.

La langue de l’industrie nucléaire, un facteur de danger ?

Néanmoins,laréalitéestpluscomplexequecetteimaged’Épinal.

D’abord, même en considérant l’extrême soin apporté par les responsables pourcaractériser tous les termes dans les différentes procédures et textes applicables,lesrisquesdeconfusiondemeurent,commeva l’illustrer l’exemplesuivant,centréautourdu terme«consigne».Celui-cipeutdésignerauchoixun texteapplicable(consigned’exploitation),ouunseuilélectroniquepourunautomated’exploitation.Lesacceptionssontaudemeurantassezproches,puisqu’ils’agitdanslesdeuxcasd’une instruction. Cependant et dans les faits, la consigne donnée à l’automateest conçuepourque celui-ci s’arrête autourde lavaleur cible, avecuneprécisiondéterminée.Ellen’induitdoncpasuncaractère«impératif»analogueàceluid’uneconsigned’exploitation.

Imaginonsque,pourdesraisonsdesûreté,ilsoitinterditderemplirunecertainecuveau-dessusde10litresetquelaprécisiondel’automatesoitde0,15litres:l’automateseraalorsprogramméavecune«consigne»deremplissagede9,8litres,parsécurité.

Or,siuneerreuropératoiresurvientetqueles10litressontdépassés,lesopérateursdoiventalorsappliquerune«Conduite à tenir en cas de dépassement de consigne de remplissage».Dansl’espritdel’ingénieursûretéquiaécritcetteprocédure,letermedeconsignedésignenécessairementles10litres.Maisdansceluidesopérateurs,qu’enest-il?Est-celaconsigneécritequistipulequ’onnedoitpasdépasser10litres?Oucellequ’ilsvoienttouslesjourssurleursécransdecontrôleetquiindique9,8litres?Lagrandesurpriseduresponsabledeproductionquej’étais,aétédeconstaterqueleséquipesretenaientsoitl’unesoitl’autre:certainesavaientcomprisquefixerlacibleà9,8litrespermettraitdenejamaisdépasserles10litres;àl’opposé,certaines,voulant ne jamais dépasser les 9,8 litres (puisqu’un «dépassement de consignede remplissage» est forcément une mauvaise chose), avaient pris des margessupplémentairesetarrêtaientl’automateà9,6litres.Si,danscecas,iln’yavaitpasderisqueinduitentermesdesûreté,puisquelamargecomplémentaireallait«danslebonsens»,lasituationinverseauraittoutaussibienpuseproduire.

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Cecitientàcequele«langagenucléaire»,dufaitmêmedesavolontéabsoluedeprécision, induitdesvariationsdesens,propresàchaqueentité; lesproblèmesnesesituentplusalorsentre lesmembresd’unemêmeéquipe–quisonttousformésdemanièreanalogue–maisentremembresd’entitéseninteraction.Danslecasci-dessus, le hiatusestapparuentrelesopérateurs,quilisentrarementlesprocédurespapier et se fient aux transcriptions sous forme de modes opératoires sur leursécransde conduite, et les ingénieurs sûretéoud’exploitationqui, eux,maîtrisentparfaitement les risques mais pas la manière précise dont les installations sontpilotées auquotidien.Ces interprétationsdifférentesdevocabulaire se situent enréalitéàchaqueinterface:entrelesentitésd’exploitationetdemaintenance,entrelestransportset lasûreté,etc.Laprécisionendogènedu langageatteintalorsseslimiteset,siellepermetbiendeclarifierlacompréhensionàl’intérieurd’ungroupedonné,elledéplaceversl’extérieurdecegroupetouslesrisquesd’incompréhensionou de compréhension déformée.

Onpeuttrouverdesillustrationscomiquesdecephénomènesurlesblogs,lorsquedesIndiensetdesAnglais(ouAméricains)échangentsurlessignificationstrèsdifférentesde mots pourtant rigoureusement identiques, pour leurs groupes respectifs depopulation1.Auseind’unmêmegroupe,iln’yaaucuneconfusionsurlasignificationdutermemaisdèsqu’untravailrequiertuneinterfaceentrelesdeuxgroupes, lesrisquesdemalentenduréapparaissent.

Pire, ce déplacement du risque s’accompagne de deux facteurs aggravants pourla sûreté: la saturation des informations et le formatage des comportements despersonnels du nucléaire.

Le premier facteur découle de l’inflation des volumes de textes destinés auxopérateurs.Desstandardsdifférenciésétantécritspourchaqueopération/situationafind’aiderlesopérateursàdistinguer,dansledétail,lesgestesélémentairesàfaire,levolumedesconsignesd’exploitationd’unatelieraquasimenttripléendixans(del’ordrede40pagesaujourd’huipouruneunitédeséparationchimique,aulieud’unequinzainesurlesversionsde2008).

En conséquence, les opérateurs, qu’un long travail avait amenés initialementà abandonner leurs «petits carnets personnels» pour appliquer des standardspartagéspartoutl’atelier,sedétournentdenouveaudecestextes(cartroplongsettroprébarbatifs)etretournentverslatradition«orale»issuedeleurapprentissagepar compagnonnage. Le résultat est donc un recul de la «standardisation» soitl’exactcontrairedel’effetrecherché.

Le second facteur aggravant provient de la structuration de schémas mentauxancrésparuneutilisationexclusived’unlangagestandardisé.Quelqueschiffrespourillustrer ce phénomène :

• sur100événementsdéclarésàl’Autoritédesûretéilyadixans,unegrossemoitiéd’entreeux(55%)provenaitdirectementdufacteurhumainet,surces55%,plus des deux tiers (39%) venaient d’une non-application (méconnaissance,négligence)desconsignes,d’uneconfusiond’équipements,etc.

• aujourd’hui, les événements issus du facteur humain ont fortement décru,compte tenu de la pression pour la standardisation de la hiérarchie et des autorités:sur100événements,moinsde40sontliésaufacteurhumain.Parcontre,surces40,plusdelamoitiéconcerneaujourd’huidesreprésentationsmentaleserronées:lesopérateursontappliquéentoutebonnefoiunstandard

1. Par exemple, https://www.quora.com/English-language-What-are-some-English-phrases-and-terms-commonly-heard-in-India-but-rarely-used-elsewhere

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ouuneconsigneinadéquats,sansserendrecomptequel’installationn’étaitpasdutoutdansl’étatdanslequelilsl’appréhendaient.

En voulant proscrire tout risque de confusion, ce qui est un objectif louable, lesexploitants nucléaires ont déplacé le curseur vers un mode de standardisationmaximaleetnecréentplus,pourlesopérateurs,lesconditionsd’unquestionnementdesinstructionsreçues.Aucontraire,lelangage«oral»,quidoitserviraudialogue,àlaconfrontationouàl’échangedesopinions,quiestlesupportdeconnaissancesnouvellesetlemoteurd’unecuriositéintellectuelle,estsupplantéparsadimensionécrite et «fermée» (car le langage technique est très peu évolutif ou sujet àinterprétation).

Jacques Girin a parfaitement décrit ce phénomène dans sa catégorisation desorganisations en fonction de leur utilisation du langage : le monde nucléaire tend versuneabsolue«normativité»,verslacatégorie,reprisedeMintzberg(1979),de«bureaucratiemécaniste»(Girin,2016,p.139).

Lastandardisation,quis’appuiesurcelangage«fermé»,structuredefaitlesschémasmentauxdessalariésetlesdétourned’unecompréhensionfinedesenjeux(ainsiquedesrisques)inhérentsàleuractivité.Orc’estcettecompréhensionfinedesrisquesparl’ensembledessalariés(plutôtqu’uneexécutionmécaniquedesrègles),quiestlevéritablegarantdelasûretédanslesinstallations.Eneffet,celles-cisontconçuespourêtrecapablesderattraperetcorrigerunoubliouuneerreurdansl’exécutiond’uneopération.Enrevanche,lorsquel’opérateursetrompesurlanaturemêmedesévénementsquisontentraindesedérouler,parreprésentationmentaleerronée,ilpeutêtreamené,enreprenantlescommandes,àinvalidercesbouclesderattrapageetcauserdesproblèmesdesûretéplusimportants.Lastandardisationpermetdoncderéduiresignificativementlenombred’événementsmaisestsusceptibled’accroîtrelagravitédeceuxquisontàmêmedesurvenir.

Lestadeultimedeceformatageparlelangageservantd’appuiàunestandardisationtotale se trouve dans des cultures de type «japonais»: à force d’applicationmécaniquedes standards, les incidents sont, enquantité, lesmoinsnombreuxaumonde;enrevanche,dèsqu’unévénementsurvient,quin’estpasdécritetnefiguredans aucune consigne ou procédure, les opérateurs sont incapables de reprendre en mainl’installation,carincapablesdeformulercorrectementlanatureduproblème(etdoncdelerésoudre).

Tout l’enjeu, pour les démarches industrielles et de sûreté nucléaire, est donc derétablir etdemaintenirunéquilibre entre l’applicationnécessairede règles etdestandardsdansunenvironnementdangereux,etlequestionnementdesopérateurs,lacapacitéqu’ilsontàaméliorerleursméthodesetàprendreencomptelesretoursd’expériences pour tendre vers l’idéal d’une organisation «intelligente, cognitive»commel’appelleGirin(2016,p.140)¢

Références

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GirinJacques(2016)Langage, organisations, situations et agencements (textes édités par Jean-François Chanlat, Hervé Dumez & Michèle Breton),Québec,Pressesdel’UniversitéLaval.

Mintzberg Henry (1979) Structure et dynamique des organisations, Paris, Éditions d’Organisation.

RivelineClaude(1993)“Lagestionetlesrites”,Gérer et Comprendre,n°33,pp.82-90.

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Personnage dans la forêt, Philippe Conord © Galerie Guyenne Art Gascogne, Bordeaux

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Dossier La pensée de Jacques Girin – pp. 95-97

Jacques Girin et la recherche-action

Marianne AbramoviciInstitut de Recherche en Gestion, Université Paris-Est, Marne-la-Vallée

C’ est dès 1981 dans un article paru dansÉconomies et Sociétés et reproduit dansle livre(Girin,2016)queJacquesGirinsepenchesurlaquestiondes

méthodesadaptéesàlarechercheengestion,àuneépoqueoùcettedisciplineest«encréation»etchercheàsedémarquerdesdisciplinesdontelleest issue, l’économieet la sociologie. En s’interrogeant sur les paradigmes émergeant en sciences degestion,ilrevient(2016,pp.316-31)àlasourceetreprendladéfinitionqu’endonneKuhn:«manièresdefaire»reconnuescommevalidesauseind’unecommunautéderecherche.Lecaractèrevaguedecettedéfinitionest, rappelleGirin,choisiparKuhncarcedernierréfutel’idéequedesrèglesstabiliséespourraientexpliciterlaméthodederecherche.Ils’agitdoncdes’appuyersurdesexemplesreconnusparlacommunautécommevalablesplusquedechercher–envain–àdéfinird’embléeuncadrestabilisé.Lacontrepartie,souligneGirin,c’estl’effortexigépourdocumenteretexpliciterlespratiquesayantpermisl’émergencederésultats.Ildéplored’ailleursle peu de « textes traitant de manière convaincante des conditions dans lesquelles une recherche doit se dérouler pour produire des résultats valides» (2016, p.301). Cetteexigencedeméthodeleconduitàaccorderautantd’importanceaurécitduprotocolederecherchequ’auxrésultats.

Dans ce même chapitre, Jacques Girin esquisse une première description de sapratiquederecherchequ’ildésignesousleterme«d’étudeclinique»etqu’ilsitueà la croisée de techniques d’observations non participantes, comme les enquêtessociologiques,etdetechniquesd’observationsparticipantesdansunsensquin’estplus guère utilisé: le chercheur intégrant l’organisation qu’il souhaite étudierdans un rôle organisationnel existant antérieurement à sa venue (plus procheméthodologiquementd’unsociologuecommeLinhart(1981)parexemplequedelarecherche-actionpratiquéeensciencesdeGestion).

L’approchequ’ildéfendemprunteàcesdeuxarchétypes:Silapratiquedel’étudecliniquesesitueentrelesdeux,c’estqu’elleconsisteàlafoisàrechercheruneforteinteractionavecleterrainet,enmêmetemps,àrefuserd’yjouerunrôleorganisationnel.Ellepréserveensommeundécalageavecleterrain,eninstituantenparticulieruneparitéentrela«demande»del’organisation(étudierunproblème)etcelleduchercheur(disposerdetouslesélémentssusceptiblesd’éclairerlasituationd’unpointdevuethéorique,ycomprisdeceuxsurlesquelsl’organisationn’aaucunepriseréelle).(2016,p.308)

Jacques Girin insiste en précisant l’intérêt de cette position intermédiaire dansune contribution à une journée sur la recherche-action autour de l’opportunisme

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méthodiqueen1989,etpourcelas’appuiesuruneanalogieaveclemarinquiarriveraauportmais«pas toujours par le chemin que l’on prévoyait de suivre, pas toujours dans le temps prévu et même, quelque fois, pas dans le port où l’on pensait se rendre. »Leport représente les objectifs de la recherche-action, le chemin, leprotocoleavec lequelons’apprêteàrecueillir lesdonnées.L’opportunismeestméthodique.Ilnes’agitpasdebricolagegénial et improvisé, mais d’une préparation rigoureuse quilaissetoutesaplaceà«unévénementinattendu»:«la vraie question n’est pas celle du respect du programme, mais celle de la manière de saisir intelligemment les possibilités d’observation qu’offrent les circonstances»(2016,p.314).

Du rôle organisationnel attribué au chercheur sur le terrain découlera le «statut» que les membres de l’organisationlui affecteront et donc «conditionnera» la qualité de sesobservations. Cette attention à la position du chercheur, siimportante dans le courant des études psychosociales est trop souventminimisée,souligneGirinqui,dansl’accompagnement

desesdoctorants,veillaitàleurfaireprendreconsciencedecettedimension.Orcerôleperçuparl’organisationn’estpasfacileàprévoir.Iltientàlafoisaudiscoursenvironnant l’introduction du chercheur qu’à des éléments «objectifs» (sonvocabulaire,safaçondes’habiller,safaçond’êtrenotammentdanslesrelationsàl’autre).

[Lamatièreétudiée]nousattribuedesintentionsqui,peut-être,nesontpaslesnôtres,maisquivontconditionner lamanièredontellevanousparler,cequ’ellevachoisirdenousmontreroudenouscacher.Ellesupputeenquoicequenousfaisonspeutnousêtreutile,ounuisible,ouplusoumoinsutileounuisiblesuivantlesorientationsqu’elleparviendraànousfaireprendre.Bref,lamatièrenousmanipule,etrisquedenousroulerdanslafarine.Ellenous embobinera d’ailleurs d’autant mieux que nous serons persuadés depouvoirtenirunplanfixéàl’avance.(2016,p.315).

Pourtantlàencore,JacquesGirinsoulignequecequiestuneévidentedifficultéetcomplexitéestaussiuneformidableopportunitésilechercheursaitlasaisir.

[...]oninventerarementunprinciped’explication,uneinterprétationdeleur[desgenssurleterrain]situationetdeleurscomportementsquineleurseraitabsolumentpasvenuàl’esprit.Bienaucontraire–c’estunsentimentquej’aisouventéprouvé–lesgensduterrainsontdesproducteursdethéorie,des«savantsordinaires»,auxquelsilseraittoutaussistupidedenepasprêterl’oreille,qu’ilseraitimprudentdeprendreleursraisonnementspourargentcomptant.(2016,p.315)

Dececonstatdécouleuneexigencederéciprocitéentrelechercheuretlesacteursduterrainomniprésente,dansleschapitresdecetouvrageconsacrésàlaméthodologie,quecesoitdanslerapportàl’organisationoudanslagestiondel’incertitudeaucoursde la recherche via lesinstancesdepilotage.D’où:

Quoiqu’ilensoit,jesuggéreraisvolontiersdesubstituerlemotconversationàceluid’enquête,pourrétablirunecertainesymétriedanslejeudesquestionsetdesréponses,etdesautreséchangesquitissentlerapportduchercheuràsonterraind’investigationetd’intervention.(2016,p.324)

Cen’estquedans ledialogue, etdoncdansune écouteattentive et opportunede«l’autre»quel’onpourraeneffetéchapperàcejeuderôlesqueprovoquelaprésenceartificielleduchercheurdansuneorganisation.L’échangeverbalentrelechercheur

Nature morte, Philippe Conord (1989)

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et les acteurs du terrain est nécessaire mais il doit être d’abord généré par desobservations,des«situations»ausensdéfiniplushautquepardesquestionsqui« disent inévitablement quelque chose à ceux à qui elles sont posées»(2016,p.324).

L’exigence de réciprocité est également présente dans l’instance de pilotage de larecherche qu’il recommande dans son article de 1989. Il y consacre quatre pages(2016,pp.316-319),cequiestconsidérablepourunsujetsouventminimisé,quandiln’estpassimplementignoré.Or,cesquatrepagessontnourriesdesesexpériencesderecherche-action,concrètes,heureusesoumalheureuses,etc’estvraimentsurcepointquel’onsentcombiensaphilosophiepratiquedelarecherche-actionaéténourriedesaproprepratique,directe,entantquechercheursurleterrainetindirecte,entantquedirecteurdethèse.Ilmontredansceparagraphel’importanced’impliquerunedizainedemembresdel’organisation,souventdansunepositionderesponsabilitéoud’expertise,quel’onva«intéresser»àlarecherche,voire«enrôler»enlesrendantresponsables de « toutes les décisions concernant les opérations de recherche sur le terrain, le choix des méthodes, les dates, les cibles visées, etc.»(2016,p.188).Jelaisseleslecteursdécouvrirdanslechapitre14lesraisonsetlesenjeuxdecettepratiquequ’ilaessayédemettreenœuvredanslaplupartdesrecherchesqu’ilaconduitesousuivies.

Jefiniraicettenotedelectureparunhommagepersonnel.Jen’aipaseulachanced’avoirJacquesGirincommedirecteurderecherche.Enfait,j’auraisdûtoutignorerdesonenseignement.C’estparlebiaisd’undesesdoctorantsquej’aiprisconnaissancedesonexpertiseetquej’aipu,alorsquejedécouvraisladifficultéetlesexigencesd’unetelleméthodederecherchedansunlaboratoirequin’étaitpas familier de ces protocoles– à l’exception notable deMarie-JoséeAvenier–, lui soumettred’abordpar lebiaisdemondirecteurdethèse,puisdirectementmesdifficultésetobtenirsesprécieuxconseils,icirésumés¢

Références

Girin Jacques (2016) Langage, organisations, situations et agencements (textes édités par Jean-François Chanlat, Hervé Dumez & Michèle Breton), Québec, Presses de l’UniversitéLaval.

LinhartRobert(1981)L’établi, Paris, Livre de Poche.

Le Tympan de Conques, cher à Jacques Girin, vu par l'objectif de deux touristes (été 2016)(voir le numéro spécial Jacques Girin, Libellio vol. 6, n° 3, Automne 2010)

AEGIS le Libellio d’

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Le Libellio d’ AEGIS

Vol. 12, n° 3 – Automne 2016

http://lelibellio.com/

pp. 99-110

Mettre à disposition ses travaux de recherchePar quels moyens et selon quel droit ?

Michèle Breton & Elodie Gigouti3-CRG École polytechnique CNRS Université Paris-Saclay

D enombreuxoutils sontdésormaisdisponiblespour favoriser lavisibilitéduchercheur.Pourtant, le chercheurne sait pas toujours cequ’il a le droit de

mettre librementàdispositionounon.Le18décembre2015l’InSHS1 et le CCSD2 représentésparDidierTornyetChristineBerthoud(entreautres),avaientorganiséunerencontreautourdes10ansd’HAL-SHS.Cettejournéed’étudeaétél’occasionde remonter aux raisons qui ont présidé à la création d’une telle plate-forme, deraconter ses évolutions, ses projets, en tenant compte des changements importants quelemondedelapublicationscientifiqueaconnus.Nousreprendronsicilesproposetidéeséchangéscejour-là3,enprésentanttoutd’abordHAL,puisnousreviendronssur l’identité du chercheur à l’ère de la révolution numérique, et enfin nousprésenteronslesavancéeslégislativesencoursainsiquelesdéterminantsnécessairesàuneaugmentationdesdépôtspourfavoriserl’Open science.

HAL-SHS : pour qui, pour quoi, comment ?

Unearchiveouverte(OpenArchive)estunsitewebsurlequelsontdéposéesdesressourcesenligneissuesdelarecherchescientifiqueetdel’enseignementetdontl’accèsseveutouvert,c’est-à-direici:enaccèslibreetgratuit.(Abela,2009,p.64)

HALouHyperArticleenLigneestunearchiveouvertecrééeparleCNRSen2001danslebutderecueillirlespublicationsscientifiquesproduitesenFrance,éditéesounon,quelsquesoientleurtypeetleurdiscipline.Laplate-forme,plusspécifiquementpenséepourlesscienceshumainesetsociales,aquantàelleétécrééeenfévrier2004,aprèsunpremiercontactentreleCCSDetl’ISH;laplate-formeétaitouverteseptmoisplustard,enjanvier2005,avecl’aidedel’universitéRennes2etdudépartementSHS du CNRS.

LesobjectifsprincipauxdeHALsontde rendrevisibles–parunarchivage– lesrésultatsdelarechercheetdegarantirunaccèspérenneàcesrésultatsnotammentenfournissantuneadresseInternetdurable(permalink):enthéorie,lelienpeutêtrecopiésanscraintedelevoirdevenirinactif,lefichierétantstockésurlesserveursducentredecalculdel’In2P3,cequiestexactjusqu’àprésent.Qu’ensera-t-ildemain?

1. Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS.

2. Centre pour la Communication Scientifique Directe, créé en 2000 par le CNRS, aujourd’hui en cotutelle avec l’INRIA et l’université de Lyon.

3. Les intervenants dont les propos sont repris : Didier Torny, Christine Berthaud, Agnès Magron, Serge Bauin, Pierre Naegelen, Lionel Maurel, Louise Merzeau & Eric Verdeil.

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Leschémaci-dessousindiquecequ’ilfautlirederrièreleterme«archiver»:

• LapatrimonialisationquiestassuréeicidansHAL.• Laquestiondutri:qu’est-cequiestgardé,qu’est-cequinel’estpas?• Laquestionducodagepourpouvoirrepérerlesdocumentsaveclesmétadonnées.• Laquestiondel’accèsquiestlaplusimportantepourdesarchivesouvertes

L’heure du bilan

Dixansplustard,lorsdecettejournéeanniversaire,DidierTornyafaitlebilanenexpliquant,entreautres,queHAL-SHSestcertesdevenuun«monstre»,maisdanslebonsensduterme.Quelquesnombrespourréaliserlecheminparcouru:alorsque1514dépôts,toutescatégoriesconfondues,avaientétéenregistréspourl’année2005,après une décennie, ce chiffre est atteint dès le 16 février et le total des dépôts pour l’année2015s’élèveà12913dépôts.Leserviceavaitfaitunediffusionspécialepourles10000misesenligne;cettepetitevictoiresembledésormaisdérisoireauregarddes100000dépôtsactuels.

Concernantlarépartitiondestypesd’écrits,lesarticlesreprésententlesdépôtslesplusfréquents(environ50000)suivisparlesrapportsqui,s’ilsétaientlacatégoriela moins déposée par le passé, connaissent depuis une nette augmentation. Viennent ensuite les 15000 communications et les 10 000 ouvrages (essentiellement deschapitresdelivres).Laseulerubriquerestéeaumêmeniveau(aucundépôtjusqu’àprésent)estcelledesbrevets.Ellen’apasvraimentdepertinenceenSHS.

Malgré sa réputation infondée de «franco-française», HAL est une archivelargementutiliséedanslemondecommeentémoignel’originedestéléchargements,(dansl’ordred’importance:aprèslaFrance,États-Unis,Chine,Allemagne,puisdespaysfrancophones,commelaBelgique,leCanada,laSuisse,l’Algérie,leMaroc,laTunisie,leSénégal,etc.).Surl’année2015,onobserveunefaiblesaisonnalité,avecentre 1,6 millions et 2,2 millions de téléchargements mensuels pour HAL-SHS.

Comment la qualité scientifique est-elle assurée ?

Tout lemondepeutdéposer,même lesauteurs sansaffil iation, et lesdépôts sontpossibles7jourssur7.HALrespectantlesnormesOAI(OpenArchivesInitiative),de nombreuses métadonnées sont nécessaires, mais c’est ce qui permet un bonréférencementpuisquecesmétadonnéespeuventêtre«moissonnées»pard’autressites. Pour assurer la qualité scientifique, les dépôts sont modérés. Faute d’un

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personnel suffisant, seuls les dépôts avec texte intégral sontmodérés; les noticesconstituéesuniquementdesmétadonnéesnesont,elles,jamaisvérifiées.

Lesmodérateurslorsd’undépôtsontattentifs:• àl’adéquationentreledocumentetsesmétadonnées• aurespectdelapropriétéintellectuelle,etnotammentceluidudroitd’éditeur,(voirl’encadrésurSHERPA/RoMEO)

• au respect des règles de description • àlavaleurscientifiquedel’écrit

Lesmodérateursreconnaissentqu’ilyatrèspeud’erreurslorsdesdépôts,lesdeuxplus courantes étant :

• Lestatutjuridique• L’oublidu/desco-auteurs.Ilestàrappelerquemêmesil’onéprouvetoujoursunelégitimefiertéàpublier,lesauteursdoiventapparaîtredansl’ordrefigurantsurlapublicationetlanormeseraitdedemanderl’avaldetouslesco-auteursavantdedéposerunepublicationsurHAL.Rassurez-vous,celan’estdanslaréalité,quetrèspeufait…A priori,l’intérêtdetouslesauteursestqueleurspublications soient connues, mais certains pourraient refuser que le texteintégral soit directement disponible.

L’avantageàdéposerouàfairedéposer,sicen’estuntexteintégraldumoinsunenotice(aveclestitres,auteur(s)etrésumés/motsclés),pourtouslesco-auteurs,c’estaussid’éviteruneréférenceincorrectequevousretrouverezinévitablementsurvotreroutelorsd’unerecherche.Quines’estjamaistrouvédanslasituationoù,cherchantun article à consulter dans l’urgence, celui-ci apparaît sous plusieurs références,parfois tronquées ou erronées, forçant ainsi le lecteur à réunir toutes les piècesavéréesetéparsespourreconstituerlabonneréférencetantrecherchée?HALessaie,depuisquelquetempsdéjà,decorrigercettesorted’«amiante informatique»quin’estnullementunespécialitédeceportail.Parlepassé,iln’étaitpasraredevoirdesnomsd’auteurs,derevuesautantdefoisindiquésqu’ilyavaitdefaçondelesécrire.Depuis, pour éviter les homonymes il est conseillé de bien noter aussi le prénom, et passeulementl’initiale;lalistedesrevuesestquantàellepetitàpetitnettoyéedeces parasites trompeurs pour une harmonisation et une utilisation plus aisée pour lesutilisateurs(chaquerevueagrééeestprécédéed’unecocheverteetsuiviedesonnuméroISSN).

Qu’est-ce que SHERPA/RoMEO ?

Hébergé à l’Université de Nottingham, ce site est supposé aider un auteur à vérifier dans quelles conditions il peut (s’il le peut) diffuser son article fraîchement paru. Partant d’une bonne idée, tout comme Héloïse, développé, lui par le CCSD en collaboration avec le SNE (Syndicat National de l’Édition et la FNPS, Fédération Nationale de la Presse Spécialisée), ces portails n’en sont pas moins incomplets. Ce n’est pas une critique, mais juste une constatation : comment le pourraient-ils ? Le nombre d’éditeurs est déjà important, rajoutons à ce simple constat qu’un éditeur peut gérer plusieurs revues, qu’elles soient de vulgarisation ou plus spécialisées, et que des revues se créent et disparaissent régulièrement et l’ampleur de l’existence DU site parfait apparaît titanesque voire carrément utopique.François Bordignon a fait une comparaison assez poussée entre SHERPA/RoMEO et DOAJ (2016) et bien que relevant quelques incohérences, erreurs, manques, etc., il conseille l’utilisation de tels sites, en tout cas de ceux-ci, en s’appuyant sur leur richesse et leur complémentarité.Nous avons tenté un essai en voulant effectuer sur ces trois portails cités (SHERPA, Héloïse et DOAJ) une recherche simple : comment était indiquée une des revues bien connue de notre unité. Première recherche, premier obstacle : faut-il chercher Gérer et Comprendre ou Gérer & Comprendre (en vous faisant grâce de l’utilisation de l’accent et des majuscules), à moins qu’elle ne se trouve à Annales des Mines (ou Les Annales des Mines). Pourtant indiquée dans le classement des revues FNEGE et dans celui de la section 37 du CNRS, nous ne l’avons pas même trouvée dans Héloïse (rappelons-le, géré par le CCSD, qui s’occupe de HAL alors que cette revue se trouve bien dans HAL). Une erreur de notre part n’est pas à exclure, mais la tentative montre la difficulté de l’exercice et les limites des systèmes.L’utilisation de SHERPA/RoMEO est abordée par Cécile Chamaret et Geoffrey Leuridan dans la Rubrique du chercheur Geek de ce numéro (pp. 4-5).

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Toutdépôtdefichierestconsidérécommedéfinitif.Ilestimpossibledelesupprimersoi-mêmeetlademanded’annulationsuitdesprocédurestrèslourdes,exigeantuneargumentationdétailléeetconvaincante.Enrevanche,ilestpossibled’introduiredenouvelles versions du document.

Quels sont les outils récents qui apportent des améliorations ?

HAL est à l’image d’unemaison: il y a toujours des améliorations à y apporteret laplate-formen’estetne sera sansdoute jamaiscomplètement terminée.Dansles nouveautés ou les améliorations récentes, on trouve notamment les deuxfonctionnalités rattachées à l’identité du chercheur, et qui sont au service de sonidentiténumérique:

• l’IdHAL,identifiantuniquepourchaqueauteur,permetderassemblertouteslespublicationsd’unmêmeauteur,quellequesoitlafaçondontilaétéentrédans la base de données et en différenciant les homonymes. Au moment de lacréationdel’IdHAL,lechercheurpeutyassocierd’autresidentifiantsquisont valables sur d’autres plates-formes, notamment ses comptes Facebook,Linkedin,Google,Twitter,etleliendesonblogs’ilenaun.PourleschercheursCNRS, sachez que l’IdHAL peut également faciliter votre compte rendud’activitéannuel:unlienaétécrééaveclaplate-formeRIBACafinderapatrierautomatiquementvospublicationsprésentesdansHAL-SHS.

• LeCV-HALpermet évidemmentd’afficher tous les élémentshabituellementprésentsdansunCV,maisgrâceàsonrattachementàl’IdHAL,ilestpossibled’yafficherautomatiquementtouteslespublicationsdesonauteur.Enfin,undesprincipauxavantagesduCV-HALestd’offriruneadresseURLégalementpérenne.

Enfin, une nouveauté dans la version 3 de HAL consiste à pouvoir déposer desdocumentssousl’unedesnombreusesLicenceCreativeCommons(LCC).

Licences Creative Commons : « Faire sans contrefaire »6

L’objectif des CCL est d’étendre la logique des licences libres, qui existaient déjà dans le monde du logiciel, à d’autres formes de création, Ce sont des contrats de droit d’auteur, qui ont la particularité d’avoir une portée générale (au lieu d’être des contrats ponctuels entre l’auteur et le réutilisateur). Elles vont par principe, permettre l’usage, usage qui peut être plus ou moins restreint Les limitations possibles sont de quatre ordres, et sont combinables :

By restriction sur la paternité de l’œuvre qui oblige à mentionner le nom de l’auteur

NC conditions d’usage non-commercial : réutilisation possible mais dans un cadre non commercial

ND conditions de non-modifications : réutilisation possible mais à l’identique

SA conditions de partage à l’identique : on autorise les autres à modifier notre création mais s’ils le font leurs propres modifications devront être placées sous la même licence d’origine (licence virale)

Le changement de licence vers une licence plus restrictive est possible, et toutes les licences maintiennent la condition de paternité.

6. Sur le site français http://creativecommons.fr, la devise est « Faire sans contrefaire » et l’association se définit comme « une organisation à but non lucratif qui a pour dessein de faciliter la diffusion et le partage des œuvres tout en accompagnant les nouvelles pratiques de création à l’ère numérique ».

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HALn’estpaslaseule«archiveouverte»,ilexisteeneffetplusieursautresplates-formes,dontvoiciquelquesexemplesci-dessous.

La gestion de l’identité numérique du chercheur

Alorsquependanttrèslongtempsleschercheurs,axéssurl’actedeproduction,ontdélégué la diffusionde leurs travauxaux éditeurs scientifiques, il fautdésormaisqu’ilss’enemparentnotammentautraversdelagestiondeleuridentiténumérique.Deuxtypesdedispositifsdevisibiliténumériquesefontface:lesréseauxsociauxacadémiquescommerciaux(ResearchGateetautreAcademia)etlesarchivesouvertesetnotammentHALquiestdésormaisreconnuearchivenationale.Lesavantagesdel’unsontsouventlesinconvénientsdel’autreetinversement.Présentonstoutd’abordlesinconvénientsdesréseauxsociaux:

• Lesmétadonnéessontdepiètresqualitéscequirendlestextesplusdifficilementtrouvables.

• Onneconnaîtpaslesusagesquivontêtrefaitdesdonnéesquel’onenregistresurcesréseauxsociaux,

• Laquestiondunon-respectdudroitd’auteuretdudroitd’éditeur4,questionabordée plus bas.

Entantqu’utilisateurd’HAL, lescritiquesque l’onpeut luiadresserentantquedispositifdevisualisationd’identiténumériqueduchercheur,sont:

• l’absence d’interactivité, notamment des alertes sur des travaux/des mots-clefsquinousintéressentetquenoussuivons,outilquiexistedanslesréseauxsociaux,

• lamoindrevisibilitéinternationale(enréalité,aucunecomparaisonsérieusen’ajamaisétéfaite),

• il faudrait repérer les dépôts en doublons dans le cas notamment de co-auteurs quineseconcertentpasetmettreenplaceunsystèmed’alerte,

• lescatégoriesdespublicationsquisontproposéessontunpeuendécalageavecles catégories utilisées en SHS,

• unmanquedefeedback,alorsquelesréseauxsociauxacadémiquesenvoientdesgratificationsparmailindiquantleclassement.

4. À ce propos, le CNRS encourage à déposer les articles dans HAL et à mettre le lien sur les réseaux sociaux, ainsi le droit d'auteur est protégé http://www.cnrs.fr/inshs/recherche/ist/HAL-SHS/reseaux-sociaux.htm Pour en savoir plus lire l’article « Protection et propriété des données sur Academia.edu et ResearchGate » http://archeorient.hypotheses.org/2554

Exemples de plateformes autres que HAL

• arXiv-org – (1991) la première archive ouverte créée au départ par des physiciens pour leurs pairs… c’est le portail le plus conséquent en nombre de dépôts (sans respect des droits d’auteur).

• MédiHAL – (2010) archives ouvertes pour des documents sonores et visuels.• DUMAS (Dépôt Universitaire de Mémoires Après Soutenance) – hébergé par

HAL il est aussi appelé Dark HAL, il est destiné aux étudiants qui désirent y déposer leur mémoire, comme indiqué dans la signification de l’acronyme, « après soutenance ». Consulté principalement par les jeunes, les dépôts se font aussi parfois par des professeurs désireux de faire connaître le travail de leurs élèves.

• Researchgate – Bien qu’il puisse être considéré par certains comme une « archive ouverte », ce portail créé en 2008 a été pensé à la base comme un « lieu d’échange » pour des chercheurs de tout horizon. Il fait ainsi partie des réseaux sociaux académiques de nature commerciale. L’accès aux articles déposés n’est possible qu’après une inscription (obligatoire). En 2015 environ 1000 dépôts par mois.

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UneprécisionaétéapportéeparEricVerdeilsurlavisibilitédeHAL.Ilafaituntestsurtroisarticlesayantétédéposésaumêmemomentsurlestroisespacesnumériques(HAL, Academia, ResearchGate), et a pu noter queHAL est systématiquementdevant en termes de visualisation des notices et en termes de téléchargement. Ceci n’estqu’untestnonreprésentatif,maisplusieursfoisaucoursdelajournéeilaétédemandéqu’unvéritablecomparatifsoitmené.

Undesaspectstoutaussiimportantpourlesréseauxsociauxacadémiquescommepour les archives ouvertes, est celui du droit et notamment celui de la version du manuscritàmettreenligne.Ilyaauseindeschercheursbeaucoupd’incompréhensionsurcepoint-là,etc’estd’ailleurscertainementundesfacteursderéticenceàutiliserHAL(cecitendaussiàexpliquerlenombreimportantdesnoticesauregarddutotaldesdépôts).Leschercheurssonttrèsattachésàlaversionfinale,dontlesdroitssontcédésauxéditeurs,quecesoitpourdesraisonsesthétiques,pourletravailéditorial,pourlaqualitédel’écriture(valeurtrèsnettementpartagéeenSHS)ouencorepourdesraisonstechniques (citationdunumérodepage).Personneneveutdéposerdepre-printetlepost-printn’estpaslaversionfinale.Or,HALavocationàêtreunearchive ouverte et non pas un réservoir de notices : le débat se positionne ainsi non passurledroitd’auteurmaissurledroitd’éditeur.

Un peu d’histoire sur le droit d’éditeur

En1665,audébutdes revues scientifiques, régnaitun librepartagedes résultatsdelarechercheetuneautonomiedeschercheursquin’étaientpasclassésselonleurnombredepublications.Cettelibertés’estmaintenuetrèslongtemps,jusquedanslesannées1960-70oùl’onvoitapparaîtresurlespublicationslepetit©ducopyright.Àpartirdecemoment-là,laréutilisationestpeuàpeubloquée,etonenarriveàlaconstitutiondegrossesmaisonsd’éditions.Une illustrationdecettecaptationdesrésultatsdelarechercheestlecasd’unprojetscientifiquequiconsistaitàrecenserplusdetroismillionsd’articlespourfaireunecartographiedel’ADN.Ceprojets’estheurtéàuneprincipaledifficulténonpas techniquemais juridique, car ila falluconcluredesaccordsavecleséditeursscientifiquesunaun.

En2011,pouragiràcontre-courantdecettecaptationdesrésultatsdelarecherche,l’UNESCOapubliéunedéclarationpourdéfendreleconceptdudomainepublicdel’informationquipeutêtredéfiniparlanotionquelesfaitsetlesidéesn’ontpasàêtresoumisàdescopyrights.

En 2015, le projet de loi pour une république numérique d’Axelle Lemaire estprésenté.Dansceprojetdeloisetrouvenotammentl’article17quiprévoitundroitd’exploitationsecondairepourlesrecherchesfinancéesaumoinspourmoitiépardesfonds publics. Ce droit se manifeste par la possibilité offerte de déposer la version finaled’unarticledansdesarchivesouvertesoud’autres supports en ligne,aprèsl’expirationd’undélaicourantàcompterdeladatedepremièrepublication,cedélaiétantdesixmoispourlessciences,lestechniquesetlamédecineetdedouzemoispourlesscienceshumainesetsociales.Leconseild’États’estopposéàcetarticle17en expliquant que, si cette disposition est d’ordre public, cela pose un problèmepuisquesurInternettoutemiseenligneestmondiale.Cependantlegouvernementn’apastenucomptedecetavisduconseild’État5. Dans ce projet de loi il est également précisé que «l’éditeur d’un écrit scientifique […] ne peut limiter la réutilisation des données de la recherche»:ceciestunefaçondelimiterledroitdeséditeursscientifiquessur les bases de données et donc de faciliter le text et data mining.

5. Dernière nouvelle « fraîche » : La loi pour une république numérique qui a été adoptée le 20 juillet 2016 par l’Assemblée nationale vient de l’être, par le Sénat le 28 septembre dernier. L’article 17 a été maintenu. Lire le texte adopté : https://www.senat.fr/leg/tas15-131.html

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Encourager le dépôt en archives ouvertes, quelles pistes ?

Cetexte,unefoisvotéetdansl’attentedesesdécretsd’application,estungrandpaspourl’Open science.Néanmoins,aucoursdelajournée,beaucoupd’autrespistesontétéévoquéesafind’encouragerledépôtdansdesarchivesouvertes:

• Ilestnécessaired’avoirunemobilisationauseindesinstitutionspouranimerlescommunautésdechercheurs,afinquel’Open science se fasse par les outils pérennes(entendreHAL)

• Ilfaudraitquelesmodesd’évaluationdeschercheursévoluentpouryintégrerlespublicationsenarchivesouvertes.Le18juin2015,ManuelValls,lorsdelaprésentationdelastratégienumériquedugouvernement,aindiquéqu’ilfaut« favoriser une science ouverte par la libre diffusion des publications des données de la recherche»cequinécessite«de nouveaux modes d’évaluation des chercheurs, comme le préconise l’académie des sciences, en intégrant un critère de publication en accès ouvert ».

• Utiliser les licences Creative Commons (voir l’encart p.102), afin que lestravauxsoientaccessiblesàlalecturemaiségalementàlaréutilisation,cequipermettraitdeparerauxproblèmesdetraduction,d’épuisementd’unouvragepuisqu’il est rematérialisable, de republication à l’extérieur de l’archive ouencored’impossibilitédefairedudatamining.Surcepoint-làégalementilestnécessairedefairedelapédagogiepourexpliquerlesbénéficesqu’ilestpossibled’entirercollectivement.

• Une obligation de dépôt imposée par les directeurs d’établissement à leurpersonnel, mais ceci soulève alors le problème des laboratoires en situation de cotutelle.

• Fermementencouragerledépôtdelaversionéditeurparlesinstances.

Lajournéeaétéponctuéededébatsaveclasalleetlesquestionsposéessontsouventcellesquetoutchercheursepose,unesériedeF.A.Q.Le lecteurtrouveraci-aprèsl’essentieldeceséchanges,questionsposéesetréponsesdonnées.

ù

Suite aux interventions sur la modération

Question : Dans le cas d’un auteur souhaitant déposer dans HAL une contribution dans un ouvrage collectif, lorsqu’on lui demande s’il a obtenu l’autorisation de l’éditeur, doit-il joindre une autorisation écrite ? Avez-vous eu le cas d’une demande de retrait d’une version d’éditeur qui aurait été déposée sans autorisation ?

Intervenant : Concernantlapremièrequestion,nononnedemandepasl’autorisationécritedel’éditeuret,concernantlaseconde,jusqu’àprésentiln’yapaseudedemandederetraitdelapartd’unéditeur.Onaeulecasd’éditeursquifontpressionauprèsdesauteursdethèsesetquileurdemandentleretraitdeleurthèseavantqu’ellenesoitpubliée.Danscescas-là,nousavonsretirélathèseafinquecelle-cipuisseêtrepubliée,c’estleseulcasoùonaeudesretraitsliésàunéditeur.

Intervenant : Il y a de très nombreux ouvrages collectifs qui sont présents, soitunaccordestprévudans le contrat lui-même, soit ilyaunaccordavec l’éditeurensuite,parcequecesouvragessontsouventcaractérisésparunetrèsbonnequalité

DÉBAT

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scientifique mais une insuffisante diffusion du fait qu’ils soient très attachés auformat papier.

Question : sur l’aspect visibilité et le référencement continu, il y a vraiment une logique de diffusion qui commence à se développer au sein de nos chercheurs, à savoir : quand on commence à citer une de nos propres publications, on est tenté de mettre le lien vers HAL, pour que les gens aient envie de cliquer, et ceci est lié à mon second point, à savoir : est-ce qu’il y a des volontaires, un groupe de documentalistes qui voudraient s’y mettre et faire la comparaison des accès HAL, Academia et ResearchGate ? En termes de nombre d’accès, il est vraiment important de pouvoir démontrer l’importance de cette visibilité, l’importance de mentionner un certain nombre d’aspects professionnels liés à HAL. Quand on cherche des mots-clés, on tombe sur l’entrée HAL bien avant les autres entrées en tout cas moi j’ai cette expérience de façon continue, il y a de vraies preuves à l’appui, il faut éduquer les chercheurs et leur montrer que HAL donne de la visibilité. On pourrait imaginer un petit bilan annuel avec le nombre de téléchargements.

Intervenant : À creuser.En effet il faut que l’on soitmeilleur là-dessus et il fauttrouverlejustemilieupourquecenesoitpastropperçucommeduspametqu’onnesesentepasagresséparnosmessagesmêmes’ilssontflatteurs.

Question : Les jeunes chercheurs n’étant pas encore rattachés à un laboratoire peuvent-ils déposer dans HAL ou faut-il être affilié à une institution ?

Intervenant : OnpeuttoutàfaitdéposerdansHALsansêtreaffiliéàuneinstitution.Siundoctorantadéposésathèse, ilaurauneancienneaffiliation.La logiqueestqu’unauteurpuissedéposer.Nousne sommespas làpourvérifieruneaffiliation,maispourrécupérerunmaximumdedonnées.Onsaittrèsbienqu’ilyadesauteursdegrandequalitéscientifiquealorsqued’autresdémarrent,etilnefautpaspénalisercesderniersparcequ’ilsn’ontpasd’affiliation.

Question : C’est nouveau ?

Intervenant :Nonçaatoujoursétépossible.

Question : Ce n’est pas clair.

Intervenant : Ouic’estvrai,maisilestunpeucompliquédedire:«venezdéposermêmesivousn’avezpasd’affiliation»parcequel’onrisqued’avoiruneavalanchedetextesd’onnesaitoù.Néanmoins,unauteur,s’ilmet«chercheurindépendant»,sera pris.

Question : Ceci explique le rush sur Academia. Tous les jeunes docteurs ont besoin de faire connaitre leurs travaux et le moyen le plus rapide est Academia. Ce n’est pas une question d’ego mais une question de carence de nos institutions françaises qui ne donnent pas un annuaire satisfaisant pour tous ceux qui ont fait de la recherche au sein de nos institutions.

Intervenant : MaintenantdansHAL,ilexistedesoutilspourvalorisersaproductionscientifique,grâceàl’ID-HALetce,mêmesil’auteurn’apasd’affiliation.

Question : il y a quelque chose à faire du point de vue de la communication car chez les jeunes, le reflexe du CV va être beaucoup plus d’aller vers Academia que vers HAL.

Intervenant : Du côté de la modération, si les jeunes chercheurs déposent un document qui a été publié, alors il n’y a pas de souci,même s’ils n’ont pas d’affiliation.Ladifficulté se trouve lors d’un premier dépôt, d’un dépôt de pre-print alors que lapersonnen’apasd’affiliation.Cettesituationnousréclamedecherchersilapersonneestdanslemilieuacadémiqueetc’estundesproblèmesquenousrencontrons.Ily

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aaussi despersonnesquidéposent chaque chapitrede la thèse.Les stratégiesdepublicationsetdevisibilitéexistent,onlesvoit.

Question : HAL est moissonné par ArXiv et RePec mais il y a trop peu de communication et de ce fait les chercheurs ignorent qu’en déposant sur HAL, le texte ira automatiquement sur Repec.

Intervenant : Il y a unmanque de communication globale surHAL. Les chosessontentraindes’améliorermaisc’estsimplementliéàunmanquedemoyens.Lafeuillederoute2016-2020deSergeBauinaétéprésentéehier,etellevapermettred’offrirdesmoyenssupplémentairesauCCSD.L’important,cesontlesrelais.Nousne pouvons pas prendre en charge toute la communication, notamment dans les laboratoiresoudanslesbibliothèques.Ilestessentielqueleséquipess’approprientlesarchivesouvertes,lespolitiquesàmettreenplace,lastratégiepourfairecerelaiauprèsdeschercheursavecquiellesontuncontactdirectquenousn’avonspas.Onessayedecommuniquer via leblogetc.,maisaussides’appuyersurdesrelaisdansles structures.

Question : Je travaille pour HAL depuis des années en faisant le relai, j’apprends au fur et à mesure et m’améliore considérablement, et là, vous touchez un point essentiel. Vous venez manifestement de déléguer à l’INIST des choses et, pour des gens comme moi (nous sommes extrêmement nombreux), dans quelle mesure serait-il possible de bénéficier nous aussi d’une marge de manœuvre plus importante ? Par exemple, actuellement, je voudrais faire des modifications sur les revues dans AureHal (Accès Unifié aux Référentiels HAL) ; avez-vous prévu de donner des privilèges accrus pour certains gestionnaires ?

Intervenant :Uneprécision:AureHalestlelieudesréférencesquiserventpouruncertain nombre de champs sur HAL.

Intervenant :Ils’agitdelaplate-formequipermetlaconsultationdesréférentiels.Jevaisfaireuneréponseendemi-teinte:jenevaispasénonceraujourd’huiunprincipeen disant «tous ceux qui le veulent vont pouvoir allermodifier». Concernant leréférentielpartagé,nousaffrontonsdesdifficultésjustementparcequelesimportsdes affiliations ont été bouleversés. C’est une question compliquée et sensible.L’étatdemaréflexion–cen’estpasunengagementquejesuisentraindeprendreavecvous–estqu’eneffet,ponctuellement,ildevraitêtrepossiblededéléguerunemission,maisilfautquecesoientdeschosestrèsciblées.

Intervenant : Derrière la machine, il y a d’autres machines, notamment d’autresréférentiels.L’ID-HALenestun,quipermetd’éviterque tous lesClaudeMartinde la terre soient confondus, mais également les référentiels sur les revues pour éviterd’avoir12700façondifférentesdelesnommer,etc’esttoutecettearchitecturetaxonomique qui est essentielle pour queHAL, devenant archive nationale avecdifférentessources,puissecontinueràbienfonctionner,àfournirde l’informationadéquate,àfaireensortequelesdépôtssoientextrêmementfacilités.Vousimaginezbienquesichacunétaitobligéd’entrerlenomdesonlaboratoire,lenomdesesco-auteurs,nonseulementonaurait157graphiesdifférentesmaisenmêmetempsceseraituntravailextrêmementfastidieux.

ù

Suite aux interventions sur la partie législative

Question : Tant que le CNRS évaluera ses chercheurs sur la qualité prétendue des publications, qualité qui dépend de la renommée prétendue des maisons

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d’éditions, on ne peut pas se permettre de déposer ces Creative Commons parce que les grands éditeurs les interdisent dès qu’on signe avec eux un contrat. Il y a une schizophrénie totale entre les CC, qu’on souhaiterait voir se développer, et tous les outils d’évaluation qui nous sont imposés, or de cette évaluation dépend la dotation de nos laboratoires.

Intervenant : Ladécision,onl’adit,revientauchercheurdemettrecequ’ilpubliesousCCmais c’est beaucoupplus compliqué que cela puisque évidemment il y alapolitiquedel’éditeurquipeuttrèsbienl’enempêcherendéfinissantdemanièrerestrictive ceque le chercheurpeut faire avec sonarticle.Des contraintespèsentsur le chercheur et ce que vous dites sur l’évaluation du chercheur est vrai. Oncommenceàvoirquandmêmequ’auniveaueuropéen,danslecadredeH2020,ilyadesincitationsfortespourallerversdel’Open science.

Intervenant :LeCNRSlui-mêmen’évaluepasleschercheurs.Cettetâcherevientàlacommunautédeschercheurs,quiorganisel’évaluationauseindessectionsducomiténational.LeCNRSn’apasdit au comiténationalde compter lespublicationsderang1,cesontlessectionselles-mêmesquilefont.C’estlacommunautéscientifiqueauto-organiséequifabriqueelle-mêmeceverrou,etilluiappartient,àelle,defairebougerleslignes.S’agissantdesdépartementsoudeslaboratoires,ilyaleHCERES(HautConseildel’EvaluationdelaRechercheetdel’EnseignementSupérieur).Allezle voir, allez discuter avec des personnes en faisant partie.

Intervenant :Àmaconnaissance,surlemondeentier,jamaisunéditeurn’afaitdeprocèsàunchercheurpouravoirmissestextesenOpen access.

Question : il y a actuellement un procès en cours contre Academia.

Intervenant :OuimaisAcademian’estpasunchercheur.Unchercheurn’ajamaisétémisenprocèsparunéditeur,àmonavispouruneraisontrèssimple:sionvaauboutdel’architecturejuridique,jepensequelesrésultatspeuventavoirdesconséquencestrès néfastes pour les éditeurs commerciaux et ils le savent très bien car ils sonttrès intelligents et très bien organisés. À ma connaissance, le HCERES compte inclure dans l’évaluation des laboratoires la part de dépôt en archives ouvertes.Voilàcommentconcrètementonpeutagirenindiquantquedorénavantilyaurauneévaluationbeaucouppluspositivedeslaboratoiressurundescritères(ladiffusion,lerayonnement)s’ilyadestravauxdéposésenarchivesouvertes,sachantqueHALétantarchivenationale,ellefaitréférenceencequiconcerneleslaboratoiresfrançais.

Question : Sur les aspects juridiques des dépôts, est-ce qu’on pourrait envisager une formation plus systématique au niveau des écoles doctorales, de manière quasiment obligatoire ? Ce pourrait être un des modules imposés ou fortement conseillés dans la plupart des écoles doctorales?

Intervenant : Concernant la formation, plus tôt on le fait mieux c’est. Il y aeffectivementdesformationsquiexistentmaisquinesontpassystématiques,celavarieenfonctiondesuniversités.C’estunvraisujet.

Question : Ce qu’il manque à mon avis au CNRS c’est d’avoir un interlocuteur au moment où l’on signe un contrat avec un éditeur alors que, parfois, des clauses sont, à mon avis, illégales du point de vue du droit international. Est-ce que cet interlocuteur existe ?

Intervenant : il existe une Direction de l’Information Scientifique et Technique(DIST)auCNRS.Onpeutluiécrire,mêmesiellen’apasdesavoirabsolusurtouslessujets,elleadebonsrelaisdanslesservicesjuridiques.Desrelaisexistentégalementauseinmêmedesétablissements.Ilfautallerleschercher,maisilsexistent.

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Intervenant : Il faut évidemment un travail de terrain mais la communication sera beaucoup plus facile si on s’appuie sur un texte de loi, donc j’espère que l’articleprévudanslaloivaêtremaintenu.Pourrépondreàuneremarqueprécédente,bienévidemment le président peut mettre en place une obligation de dépôt mais la portée estlimitéepuisque,contrairementaucasbelge,leprésidentd’universiténegèrepasla carrière des chercheurs.

ù

Suite aux interventions sur l’identité numérique

Question : Le CV HAL pourrait être un point d’entrée très fort pour encourager à aller sur HAL. Plutôt que de refaire la énième page Web des membres d’un laboratoire, on pourrait dire aux chercheurs : « mettez votre page Web HAL à jour et on va pointer dessus systématiquement », on éviterait ainsi les doublons et on encouragerait les gens à être dans la plate-forme et, à force, à y mettre leurs publications.

Question : Je reviens sur ce que vous avez dit, c’est une schizophrénie de la part du CNRS de ne pas nous protéger contre les maisons d’éditions. On n’a pas parlé des embargos mais il faut qu’il n’y ait plus d’embargos pour les publications pour lesquelles le CNRS a payé le salaire de ces chercheurs. Il faudrait qu’il négocie le droit pour ses chercheurs de déposer sur HAL les publications avec les maisons d’édition commerciales. C’est un gros chantier et il est temps de le faire. Le CNRS est une institution immense, et a une puissance à cet égard-là.

Intervenant : Encore une fois le CNRS, oui, mais le CNRS est entièrement organisé autourdesUMR;doncl’unedesquestionsfondamentalesest:s’ilexistedesstatutsdifférentsauseindesUMR,avecuneproportiontrèsvariabledechercheursCNRS,cela pose un problème. Le CNRS ne joue pas tout seul. Sans rien changer, les SHS pourraient déposer beaucoup plus, puisqu’elles ne déposent que 15 % de leurs publications.Mêmesanschangerlecadreréglementaire,onaimeraitqu’ilyaitplusdedépôts,d’oùlesaméliorationstechniquesdontilaétéquestion.

Question : Ma question concerne les éditeurs. On ne travaille pas uniquement avec des grosses maisons d’éditions. Avec les petits éditeurs, je pense qu’il faut avoir une manière d’agir qui soit convenable des deux côtés, et il me semble que la loi peut donner un encadrement assez bon à savoir on attend 12 mois avant de les mettre, si on veut les mettre avant on négocie avec eux.

Intervenant : La question n’est pas d’abandonner les relations de confiance,maiscelled’uneredéfinitiond’uncontratavecdesgens lesplusprofessionnelspossible,autourd’unobjet,etdeladélégationd’uncertainnombredetâchesqu’ilssontmieuxàmême de faire. Il faut être vraiment attentif aux termes du contrat, et ne pasdéléguer àdes éditeursdes tâchesdont ladéfinition, l’exécution et lavérificationseraient entièrement sous leur contrôle et pas sous le contrôle du chercheur ou dans sonintérêt.

Intervenant : Lecœurduproblèmerésidedanslafaçondeleposer.Onatropsouventtendanceàposercettequestionenopposantlesacteurs,endissociantnous-mêmesl’acted’éditeretl’actedeproduiredelarecherche.Enscienceshumaines,etc’estpeutêtreunedifférenceaveclessciencesformelles,beaucoupdechercheursontaussiuneactivitééditoriale,etilspeuventvivreçacommeunvéritabledéchirement.Ilfautégalementleprendreencompteetencoreunefoisàmonsenslaseulesolutionestdemenercetteréflexiondefondsurcequej’appellel’éditorialisation,c’est-à-direunemutationprofondedel’acteàlafoiséditorial,publicatoireetd’écriture.

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Intervenant :J’iraidanslemêmesens.Jesuismoi-mêmeunéditeurderevue.Leséditeursmilitants,quidéfendentetquifavorisentladiffusion,latransmissiondesSHS,existent;maisbeaucoupd’autresusurpentcenomet,disantlefaire,nelefontpasvéritablement.J’aidesexpériencesavecdeséditeurs,soit-disantbienplacésàParisouailleurs,etquinefontpascejeu-là.QuantauxéditeursscientifiquespublicsilsdoiventêtreencouragésàallerversunediffusionenOpen access,quitteàpeut-êtrejustementdistinguer,parexempleentermedeformat,àvaloriserlesversionshtml,lesrendreplusfacilesàconsulter,quitteàcequedesversionspdfetpapierssoientderrièredesbarrièrespayantes.Decepointdevue-là,peut-êtrequecequefaitOpen edition est un travail intéressant ¢

Références

AbelaCaroline (2009)“L’archiveouverteHAL-SHS: commentçamarche,pourquoi s’enservir”,e-migrinter,n°3,pp.64-67.

Bordignon François (2016) “Une plongée dans les données de SHERPA/RoMEO et duDOAJ”,Carnet’IST,19juin,https://carnetist.hypotheses.org/687.

ChamaretCécile&LeuridanGeoffrey(2016)“Larubriqueduchercheurgeek”Le Libellio d’Aegis,vol.12,n°3,pp.4-5.

*** Pour aller plus loin ***

http://webcast.in2p3.fr/events-10_ans_de_hal_shs

Pour en savoir plus sur l’économie de l’édition scientifique aujourd’hui, les problèmes qu’elle pose au fonctionnement de la science dans la société, et les enjeux de l’open access :

https://www.youtube.com/watch?v=WnxqoP-c0ZE

L’église de Piana en Corse, Charles Camoin (1910)

Le Libellio d’ AEGIS

Vol. 12, n° 3 – Automne 2016

http://lelibellio.com/http://lelibellio.com/

pp. 111-112

Quevedo

Hervé Dumez

I lnaquitàMadrid,étudiaàValladolid,devintl’amietconseillerduvice-roideNaplesetdeSicilequ’ilaccompagnaenItalie,futassigné

àrésidenceàTorredeJuanAbadetdurementenferméàlafindesavieaucouventdeSanMarcosdeLeón.Ilsemblequ’ilfutlepremierdansl’histoireà se faire représenteravecdes lunettes surunportrait,et ilsortitaveugleetépuisédesadernièreprison.Iln’eutqueletempsderassemblersesœuvresenvued’unepublicationavantdes’éteindre.

C’est par lesmots qu’il voyait et vivait, habité par les images qu’ilspeuvent faire naître. Il les voulut satiriques, violentes, sales parfois,reflétantlestaresqu’ilapercevaitdanslasociétédesontemps,cellesdesjuges,descoquettes,desavares,desgendelettres,desapothicaires,desbavards, des chirurgiens, des alguazils, tous ridiculisés dans ses Jouets de l’enfance et espiègleries de l’esprit. Mais aussi merveilleuses de surprise, de beauté ou de douceur, dans ses sonnets surtout.

Lui que tourmentait la grandeur qui commençait à se perdre del’Espagne, ilhonore le roiHenriIVdeFrancequand il estassassiné,évoquant:

une plaie, plus qu’au sang, aux larmes ouvertes.

EtreclusàTorredeJuanAbad,réduitàlalecture,ilcomposeleplusbeaudeschantsauxlivres.

Et j’écoute avec mes yeux les morts.

Dans la musique silencieuse de leurs contrepoints, Au songe de ma vie ils parlent éveillés.

En fuite irrévocable s’échappent les heures ; Mais celle-là se marque de pierre blanche Qui par studieuse lecture nous rend meilleurs.

Rarementquelquesmotsauronteucepouvoirdegénérer imageaussipuissante,entremêlantlessens,leprésentetlepasséprofond,lesilenceet levoir.Assis, j’ouvrele livred’unauteurancienet le lisensilence,sansplusprêterattentionàcequisepasseautourdemoi.J’écouteaveclesyeuxunmort.

Marié,ilseséparaauboutdetroismoisdesafemmequ’ilnesupportaitdéjàplusetsisesSongessontremplisderailleriessurlesexefaible,d’unequilefuyaitilécritpourtant:

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À des ombres fugitives vont mes étreintes, En mes rêves s’épuise mon âme. Seul avec moi-même je passe nuit et jour.

Et dans mon désir de l’atteindre, Je verse après elle le fleuve de mes larmes.

Maissurtout,évoquantl’amourplusconstantquelamortetdestinéàlui survivre, souvenir d’une élégie de Properce1, il parle ainsi de ses veinesquibrûlentdepassion,desesmoellesenflammées,etquiunjourauront disparu :

Elles seront cendres, mais continuant d’éprouver, Poussière elles seront, mais poussière amoureuse.

Quelques grains de poussière déposés en fine couche sur le coin d’unmeuble,s’envolentd’unmouvementdedoigtsansquel’onsachedequelêtre ils sont les restes,ni soupçonnerqu’ilspalpitentpeut-êtreencored’amour.Demême,aumilieudesfoliessatiriquesdesesSonges, on peut trouver ceci :

Nous descendîmes ensuite jusqu’à une plaine immense où semblait avoir été entreposée l’obscurité pour les nuits.

Lecharmeenvoûtantdesimagesqu’ilacrééesourecréées,tellecelle-ci,passe touteexplication.Onreste sidéréparcet espace immenseetbasoùseraitentreposéelamatièremêmedontsefontlesnuits,lorsques’enfuient lesjours.Laphrasen’ad’ailleursaucunlien,niaveccequilaprécèdeniaveccequilasuit.L’imagesemblen’êtrelàquepourelle-même. Aussi étrange par la situation qu’il suggère, ce songe envoyédepuis là où il réside désormais et que nous ferons tous en un séjourinconnu :

Si je retourne un jour dans le monde, je m’efforcerai de commencer à vivre ¢

Références

Jorge Luis Borges (2010) “Quevedo” in Œuvres complètes. Tome I, Paris Gallimard/LaPléiade,pp.700-706.

FranciscodeQuevedo(2003)Sonnets,Paris,JoséCorti.FranciscodeQuevedo(2003)Songes et discours,Paris,JoséCorti.

1. Ut meus oblito pulvis amore vacet. (Élégies, I, 19)

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Vol. 12, n° 3 – Automne 2016

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pp. 113-117

Hâfez

Hervé Dumez

J’ai écrit ces mots de sorte que personne d’autre ne les reconnaisse. Toi, avec indulgence, lis-les de la manière que tu connais.

(Ghazal 467)

A ssisdansl’obscuritéodoranteetprofonded’unrosier,unhommeregarde le cyprès sveltequimontevers le ciel encore clair en se

balançantgracieusementauventdusoir.Ilyvoitlasilhouetteélancéed’unefemmeaimée.

Pas un cyprès ne se dressa comme ta taille aux rives de la beauté.

Plushautapparaît la lune,qu’ilnepeutplus regardersansyvoirunvisage chéri.

Je l’implorai : « Toi qui as le visage de la lune, Qu’importe si un être au cœur serré s’apaise d’une douceur venue de toi ? »

Lelongdesalléesquis’ouvrentdevantlui,lesbuistaillésluiparlentdusoinqu’ellemetchaquematinàbouclerlesmèchesdesescheveux.

Merveilleux oiseau de bonheur, sa chevelure…

S’ilcaressed’unemaindistraitelemarbredubassin,ilsenttoutàcouplablancheurd’églantinedesapeaurehausséed’ungraindebeauté.

Sur la page du regard, il est impossible de dessiner le point de ton grain de beauté.

Dans la musique du jet d’eau, il entend le murmure de sa voix etquandunebrisesoulèvesoudainementl’éventaildel’ondepourlefaireretomberenunéclat, son rire léger.Entre les roses, le souffledu soirpasse imperceptible sur sa joue à lamanière de l’effleurement délicatd’unpetitpinceaudecilslorsd’uneétreinte.

Me ravissent ces cils impertinents, tueurs de paix.

Sesaisissantdistraitementd’unedespistachesàlacoquefenduequ’ilaglissées dans sa poche, il y voit des lèvres entrouvertes lui promettant le fruitd’unbaiser.

Ouvre ta bouche, pistache souriante, verse de tendres paroles. Je t’en supplie, donne-moi la douceur de ton sourire.

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Mais surtout, une coupe l’enivre d’elle. D’or, il boit sa chevelure,d’incarnatleursbouchess’unissent.Levinfutsouventbonheuretgaietéquand ils s’asseyaient à l’ombredansun jardin, face à face, devisantenchantésl’undel’autre1.

En souvenir du temps où, quand riait le vin grenat, s’échangeaient tant d’histoires entre moi et tes lèvres rubis.

Plus souvent, le breuvage sombre lui fait oublier la séparation, le bonheur auquelaspiretoutsonêtreetqueluirefusel’aimée,oupeut-êtreplutôtles lui fait-il vivre plus intensément, plus profondément, comme une uniond’absence.

Hâfez, à qui dirai-je le chagrin de mon cœur ? Car en ces temps, Seule la coupe peut recevoir mes confidences secrètes.

Nul,entoutcas,n’ajamaismieuxchantélevinquelui,quiseréclamaitdu Coran2.

Sur les tulipes, la rosée qui perle sur les calices. Ô mes amis du vent de l’aube, versez à votre ami du vin !

Dans son ouvragemystique, laRoseraie du mystère, Shabestarî avaitexpliquéchacunedecesimages.Laboucledel’aiméequifaitchavirerlecœurestlamanièredontDieunousattireàlui;lajouecouleurderose,labeautédeDieu; les lèvres, lacompassionquenousmontre leTrès-Haut;lebaiserestlemomentoùIlnousrevivifie;legraindebeautédel’aiméeestlepointdel’unitédumonde,lesignedemoncœurenDieuetdeDieuenmoncœur.Levinestl’oublidesoietlefeupourl’absoluqu’un tel oublipermet.Et l’expression«être un habitué des tavernes»signifieêtrelibérédesoi-même,disponiblepourrecevoirensoiledivin.Cetteinterprétationestrenduepossibleparlacaractéristiquemêmedelalanguepersane:elleignoreeneffetlegenreàlatroisièmepersonne.Le pronom û peut donc se traduire indifféremment par il ou elle et il est donc impossible de le transposer dans une langue avec genre obligatoire commelefrançais.Demême,lemotYârpeutdésignerl’aiméoul’aiméeet, dans la poésie religieuse, Dieu lui-même. Par ailleurs, les imagesdontHâfez se sert sont des clichés transmis par la tradition, commela comparaison entre le visage de la femme aimée et la face souriante, lumièredouceetmystérieuse,delalune(mâh sîmâ),ouentrelabouchede l’aimée et un bouton de rose. Tout serait donc codifié et destiné,malheureusement,àperdresoncharme.Pourtant,Hâfeznecherchepasàrenouvelerd’anciennesimages;parsesmots,ilencréed’inéditesd’unemanière très personnelle.

Puisse mon âme être immolée à ta bouche car au jardin du regard, Le jardinier du monde n’a rien réussi de plus beau que cette rose.

Jusqu’à la pointe de l’aube, je dessinais l’image rêvée de ton visage, Dans l’atelier de mes yeux privés de sommeil.

Chaque oiseau de pensée qui s’envolait de la branche des mots Je le rabattais dans mes filets, évocation des boucles de tes cheveux.

EtilneseraitpasHâfezs’ilnes’amusaitvisiblementàjouerdetouteslesharmoniquespossibles.Peut-êtreaprèstoutn’a-t-iljamaisbudevin(cequirestemalgrétoutassezdifficileàcroire…),peut-êtren’a-t-iljamais

1. Le vin de Chiraz était réputé. Il serait à l’origine du nom du cépage Syrah. Du temps d’Hâfez, son commerce était assuré par une importante communauté juive.

2. Son nom complet est Khouajeh Chams ad-Din Mohammad Hafez-e Chirazi. Hâfez signifie gardien. Ce surnom est donné à ceux qui sont capables de réciter le Coran par cœur.

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parléd’unefemmeaimée,delaséparationdouloureused’avecelle,peut-êtren’a-t-il traitéquede sa relationauCréateur.Oupeut-être faut-ilsimplements’enteniràcequ’ilaécritcommeill’aécrit:

Et ce vin qui est là-bas, il est réel, pas métaphore.

Pourtant,mêmelà,quefaut-ilcomprendre?Levindontilparleest-ilceluiquicouleauxjardinsduparadis,leseulvraiquenulneconnaîtencore que par anticipation, ou celui que l’on boit à la taverne en secachantdesreligieuxetduchefdelapolice,réelquantàluiausensdebienconcret?Est-ilplatonicien,affirmantqueseulel’idéedivineduvinest réelle, ou amoureux des joies de cemonde? Considéré commeunmystiqueetsatomberévéréecommecelled’unsaint3,àjamaispourtantilgardesonsecretquifaitqu’onpeutinterprétersesversdanstouslessens possibles, un amant l’entendant parler d’amour, un buveur duplaisirduvin,unmystiquereconnaissantdanssesimageslesmystèresles plus subtils du divin4.

Au reste, le secret de Hâfez n’a pas été dit. Ô douleur, que restent dans la mémoire ceux qui surent garder le secret !

Enfait,ilnesembleparlerqued’unmondequiluiestpropre,n’étantnilenôtreniceluid’en-haut.

Ma tête ne penche ni vers les choses du monde ni vers celles de l’au-delà.

Sans doute ce monde est-il alors celui de la poésie. Ses œuvres, les ghazals oupoèmes, sont faits dedistiques.Chacunde ces derniers est en lui-mêmepoèmeetilss’enfilentlesunsaprèslesautres,selonlesassonances,lejeudesmots,lesimages,commedesperlesconstituantlecollierqu’estlepoème,lesghazalsserépondantàleurtourlesunsauxautresdansle recueil oudivân.Sûrde sapuissance créatrice, il saitbienque sesrimescourentdesonvivantChiraz,Bagdad,lesconfinsdel’IndeetdelaChine,ets’enamuse.

Lorsque l’aube pointa, vint du trône une clameur. La Sagesse dit : « Il semble que les anges récitent le poème de Hâfez… »

Une caractéristique propre au ghazal donne à ses écrits un charmeprenant.Ilesteneffetdetraditionqueledernierdistiquecomportelasignaturedupoète.Riend’originaldoncencela.Maisluicréequelquechose de très particulier en se parlant de poème en poème.

Hâfez, ne passe pas tes jours paisibles à gémir ! Qu’attends-tu du monde qui passe ?

Souventils’exhorte,sedonnedesconseilsdesilenceoudesleçons,sanss’écoutervraiment,luiquinecessedeparler,depoèmeenpoème.

Hâfez, habitue-toi aux souffrances d’amour et garde le silence. Ne souffle pas les secrets de l’amour aux gens raisonnables.

Parfoisaussi,ilseréfugiedanslerêve,s’adressantàl’aimée.

Le cœur de Hâfez s’en est allé parmi les boucles de ta chevelure, Dans la nuit sombre.

Etilseplaîtàsecontraindredechanter.

3. Il est de tradition de se rendre sur sa tombe pour y ouvrir le recueil de ses poèmes au hasard : le premier distique que l’on y lit dévoile votre avenir.

4. Mais dis-nous, Hâfez, ne serait-il pas possible d’être à la fois mystique, amateur de vin et amoureux, ce qui simplifierait tout, et surtout rendrait nos vies singulièrement excitantes ?

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Les occasions de s’unir à elle passèrent, nous ne les reconnûmes pas. Chante alors, Hâfez, les poèmes de l’absence.

Unevoix est présente, dans ces quatre cent quatre-vingt-six ghazalsdont est composé le Divân,étonnammentproche,quis’adresseànouspar-delà les images sans cesse répétées et réinventées de la rose, durossignol,duvin,oudelaséparationd’amour,quoiquenousnesachionsàpeuprès riende lui. Seulementqu’il fréquenta lesprinces,quoiquedemeurépauvre;que,croyantfervent,ildétestaitlesdévotshypocrites.

Sur les buveurs, jamais Hâfez ne s’en ira jeter le blâme. Des hypocrites et des dévots, Dieu nous garde : tricheurs ils sont.

Pourlereste,enseigna-t-il,dut-ils’exiler,quiaima-t-il,toutnousdemeure inconnu.

Satombefutcouverted’unecanopéeposéesurquelquescolonnesetcen’estpascequ’ilvoulait.Luisel’étaitpréparéeenplantantuncyprèsdanslejardinprèsdelarivière,àl’endroitoùilsouhaitaitêtre inhumé. Ainsi, agitée doucement par le vent, l’ombre del’aiméeviendrait-elleseposersurluietlecaresserdanssonreposdéfinitif.

Lorsque fut publiée la première traduction allemande, Goethefutfasciné.Hâfezluiredonnalalibertéd’écrire,lajouissancedurythme et de la rime. Dans son propre Divan se trouvent, chose uniquedanssonœuvre,quelquespoèmesd’unefemmeaiméequ’ilacceptadefairefigurerendialogueaveclessiens.RilkeluiaussirêvadeChiraz,absenteetprésente:

Chante-les, mon cœur, les jardins qui te sont inconnus ; Comme fondus dans le cristal, ces jardins clairs, inaccessibles. L’eau et les roses d’Ispahan ou de Chiraz, Chante-les, ô bonheur, célèbre-les incomparables !

Montre, mon cœur, qu’ils ne te font jamais défaut Que leurs figues, en mûrissant, pensent à toi, Qu’à travers les rameaux fleuris, leurs brises te connaissent, Exaltantes, jusqu’à devenir presque des visages.

Demeurecettevoix,unique,parlantdeDieuoud’unefemme,del’extasemystiqueouduvindelavigne,delaroseoud’unparadisespéré.

Le Divân de Hâfez, miniature persane, 1585

Quand manque le visage de mon aimée, la rose est sans plaisir. Quand le vin manque, sans plaisir est le printemps.

Marcher dans les allées, errer dans le jardin, Si mon aimée aux joues couleur de tulipe en est absente, le plaisir l’est aussi.

La danse du cyprès et l’extase de la rose, Quand manque le chant du rossignol, nul plaisir.

Accompagner mon aimée aux douces lèvres et au corps bien fait, S’il n’y a nulle étreinte, pas de baiser, nul plaisir.

Le jardin, quand les roses y sont écloses et qu’on y sert le vin, est un plaisir, Mais si la conversation de mon aimée en est absente, alors disparaît tout plaisir.

Le dessin tracé par la main de la raison, Lui qui n’est pas le portrait de mon aimée, est sans plaisir.

Hâfez, ton âme est un pauvre sou sans valeur. De la jeter au passage de ton aimée indifférente, où est le plaisir ?

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Unjardinetlaluneyfaisantsonapparitiondanslesoird’été,surunebranche haute soudain les trilles d’un oiseau, un chant venu de trèsloin,auxaccentsétrangesetproches,celuid’uneabsencequiseressentcommeunedouleurintime,quel’onvoudraitdésespérémentcombler ¢

Références

AnvarChirine(2002)“Laféminisationdel’êtreaimédanslestraductionsdeHâfez(1771-1813)”,inPalmier-ChatelainMarie-Élise&Lavagned’OrtiguePauline, L’Orient des femmes, Lyon, ENS Éditions, pp. 123-132.

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ChamlouLaurence(2002)“MétaphoresetimagesfémininesdanslapoésiedeHâfez”, in Palmier-ChatelainMarie-Élise&Lavagne d’OrtiguePauline,L’Orient des femmes,Paris,ENSÉditions,pp.115-122.

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La tombe de Hâfez à Chiraz

AEGIS le Libellio d’

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Persienne, Albert Marquet (1944-1946)