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8/9/2019 agamben Forme-de-vie
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Multitudes Web http://multitudes.samizdat.net/Forme-de-vie
Forme-de-viejanvier 1993Agamben, Giorgio
1. Les Grecs navaient pas un terme unique pour exprimer ce que nous entendons par le mot vie. Ils utilisaientdeux termes smantiquement et morphologiquement distincts : zo, qui exprimait le simple fait de vivre commun
tous les vivants (animaux, hommes ou dieux), et bios, qui signifiait la forme ou la manire de vivre propre dun
tre singulier ou dun groupe. Avec les langues modernes, cette opposition disparat graduellement du lexique
(lorsquelle est conserve comme dans biologie et zoologie, elle nindique plus aucune diffrence substantielle) et
un seul terme - dont lopacit crot proportionnellement la sacralisation de son rfrent - dsigne dans sa nudit
le prsuppos commun quil est toujours possible disoler dans chacune des innombrables formes de vie.
Avec le terme forme-de-vie nous entendons, au contraire, une vie qui ne peut jamais tre spare de sa forme,
une vie dont il nest jamais possible disoler quelque chose comme une vie nue.
2. Une vie qui ne peut tre spare de sa forme est une vie pour laquelle, dans sa manire de vivre, il en va de lavie mme. Que signifie cette expression ? Elle dfinit une vie - la vie humaine - dans laquelle les modes, les actes
et les processus singuliers du vivre ne sont jamais simplement des faits, mais toujours et avant tout des
possibilits de vie, toujours et avant tout des puissances. Tout comportement et toute forme du vivre humain ne
sont jamais prescrits par une vocation biologique spcifique, ni assigns par une ncessit quelconque, mais bien
quhabituels, rpts et socialement obligatoires, ils conservent toujours le caractre dune possibilit, autrement
dit, ils mettent toujours en jeu le vivre mme. Cest pourquoi, en tant quil est un tre de puissance, qui peut faire
et ne pas faire, russir ou chouer, se perdre ou se retrouver, lhomme est le seul tre dans la vie duquel il en va
toujours du bonheur, le seul tre dont la vie est irrmdiablement et douloureusement assigne au bonheur. Mais
cela constitue demble la forme-de-vie comme vie politique. ("Civitatem... communitatem esse institutam propter
vivere et bene vivere hominum in ea", Marsile, Def. Pacis, V, 2).
3. En revanche, le pouvoir politique que nous connaissons se fonde toujours en dernire instance sur la sparation
dune sphre de la vie nue par rapport au contexte des formes de vie. Dans le droit romain, vie nest pas un
concept juridique, mais indique le simple fait de vivre ou un mode de vie particulier. Il ny a quun seul cas o le
terme de "vie" acquiert une signification juridique qui le transforme en un vritable terminus technicus : cest
dans lexpression vitae necisque potestas, qui dsigne le pouvoir de vie et de mort du pater sur son fils. Comme
la montr J. Thomas, dans cette formule que na pas une valeur disjonctive et vie nest quun corollaire de nex,
du pouvoir de tuer.
La vie apparat ainsi originairement dans le droit seulement comme contrepartie dun pouvoir qui menace la mort.
Mais ce qui vaut pour le droit de vie et de mort du pater vaut dautant plus pour le pouvoir souverain (imperium)
dont le premier constitue le noyau originaire. Ainsi, dans la fondation hobbesienne de la souverainet, la vie dans
ltat de nature est dfinie seulement par son tre inconditionnellement expos une menace de mort (le droit
illimit de tous sur tout) et la vie politique - celle, autrement dit, qui se droule sous la protection du Lviathan -
nest que cette vie mme, expose une menace qui repose dsormais uniquement dans les mains du souverain.
Lapuissance absolue et perptuelle qui dfinit le pouvoir tatique ne se fonde pas, en dernire instance, sur une
volont politique, mais sur la vie nue, qui est conserve et protge seulement dans la mesure o elle se soumet
au droit de vie et de mort du souverain (ou de la loi). (Telle est la signification originelle de ladjectifsacerrfr
la vie humaine). Ltat dexception au sujet duquel le souverain dcide chaque fois est prcisment celui o la
vie nue qui, dans les situations normales, apparat runie aux multiples formes de vie sociale est remise
explicitement en question en tant que fondement ultime du pouvoir politique. Lultime sujet quil sagit dexcepter
et en mme temps dinclure dans la cit est toujours la vie nue.
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4. "La tradition des opprims nous enseigne que ltat dexception dans lequel nous vivons est la rgle. Nous
devons parvenir un concept dhistoire qui corresponde ce fait." Ce diagnostic de Benjamin, vieux dsormais de
plus de cinquante ans, na rien perdu de son actualit, non pas, ou du moins pas seulement, parce que le pouvoir
aujourdhui na dautre forme de lgitimation que ltat durgence et partout et continuellement en appelle lui et
travaille en mme temps secrtement sa production (comment ne pas penser quun systme qui ne peut
dsormais fonctionner que sur la base dun tat durgence ne soit pas galement intress maintenir cet tat
nimporte quel prix ?), mais aussi et surtout parce quentre temps la vie nue, qui constituait le fondement cach
de la souverainet, est devenue partout la forme de vie dominante. La vie dans un tat dexception devenu
normal est la vie nue qui spare dans tous les domaines les formes de vie de leur cohsion en une forme-de-vie.
La scission marxienne de lhomme et du citoyen est remplace ainsi par celle entre la vie nue, porteuse ultime et
opaque de la souverainet, et les multiples formes de vie abstraitement recodifes en identit juridico-sociales
(llecteur, lemploy, le journaliste, ltudiant, mais aussi le sropositif, le travesti, la porno-star, la personne
ge, le parent, la femme), qui reposent toutes sur celle-l. (Avoir considr cette vie nue spare de sa forme,
dans son abjection, comme un principe suprieur - la souverainet ou le sacr - constitue les limites de la pense
de Bataille, qui la rendent pour nous inutilisable).
5. La thse de Foucault selon laquelle "lenjeu daujourdhui est la vie" et la politique est donc devenue biopolitique
est, en ce sens, substantiellement exacte. Dcisive, toutefois, est la faon dont lon conoit le sens de cette
transformation. Ce qui, en effet, demeure non questionn dans les dbats actuels sur la biothique et sur la
biopolitique est justement ce qui mriterait dtre interrog en tout premier lieu, cest--dire le concept biologique
mme de vie. Les deux modles symtriquement opposs par Rabinow, de lexperimental life du savant atteint de
leucmie qui fait de sa propre vie un laboratoire de recherche et dexprimentation incessant et de celui qui, au
contraire, au nom du caractre sacr de la vie, exacerbe lantinomie entre thique individuelle et technoscience,
participent tous deux en effet, sans le savoir, du mme concept de vie nue. Ce concept qui aujourdhui se
prsente sous les traits dune notion scientifique est, en ralit, un concept politique scularis. (Du point de vue
strictement scientifique, le concept de vie na aucun sens : "les discussions sur la signification relle des mots vie
et mort" crit Medawar "sont les indices, en biologie, dune conversation bas niveau. Ces mots nont aucune
signification intrinsque, qui pourrait tre claircie par une tude plus attentive et plus approfondie).
Do la fonction insouponne mais souvent dcisive de lidologie mdico-scientifique dans le systme du pouvoir
et lutilisation croissante de pseudo-concepts scientifiques des fins de contrle politique : le mme prlvement
de la vie nue que le souverain pouvait oprer dans certaines circonstances sur les formes de vie est prsent
lourdement et quotidiennement ralis par les reprsentations pseudo-scientifiques du corps, de la maladie et de
la sant et par la "mdicalisation" des sphres toujours plus vastes de la vie et de limagination individuelle. La vie
biologique, forme scularise de la vie nue, qui a en commun avec celle-ci lindicibilit et limpntrabilit,
constitue ainsi littralement les formes de vies relles en formes de survie, tout en restant impense en elles
comme lobscure menace qui peut sactualiser dun coup dans la violence, dans lextranit, dans la maladie, dans
laccident. Elle est le souverain invisible, qui nous regarde derrire les masques hbts des puissants qui, de
faon plus ou moins consciente, nous gouvernent en son nom.
6. Une vie politique, cest--dire oriente vers lide de bonheur et rassemble dans une forme-de-vie, nest
pensable qu partir de lmancipation de cette scission, de lexode irrvocable de toute souverainet. La question
sur la possibilit dune politique non tatique assume donc ncessairement la forme suivante est- il possible
aujourdhui de concevoir quelque chose comme une forme-de-vie, cest--dire une vie pour laquelle, dans son
vivre, il en va de la vie mme, une vie de la puissance ?
Nous appelons pense le rapport qui constitue la forme de vie en un contexte insparable, en fore-de-vie. Nous
nentendons pas par l lexercice individuel dun organe ou dune facult psychique, mais une exprience, un
experimentum qui a pour objet le caractre potentiel de la vie et de lintelligence humaine. Penser ne signifie pas
simplement tre affect par telle ou telle chose, par tel ou tel contenu de pense en acte, mais tre affect enmme temps par sa propre rceptivit, faire lexprience, dans chaque pense, dune pure puissance de penser.
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("La pense est ltre dont la nature est dtre en puissance... quand la pense est devenue en acte chacun des
intelligibles... reste galement alors dune certaine faon en puissance, et peut alors se penser soi-mme",
Aristote, De an. 429a-b). Cest seulement si je ne suis pas toujours et seulement en acte, mais assign une
possibilit et une puissance, cest seulement si, dans mes vcus et dans mes intentionns, il en va chaque fois
de la vie et de la comprhension mme - sil y a, autrement dit, en ce sens, pense - quune forme de vie peut
alors devenir, dans sa propre facticit et chosalit, forme-de-vie, o il nest jamais possible disoler quelque chose
comme une vie nue.
7. Lexprience de la pense, dont il est ici question, est toujours exprience dune puissance commune.
Communaut et puissance sidentifient sans rsidu, car linhrence dun principe communautaire en chaque
puissance est fonction du caractre ncessairement potentiel de toute communaut. Parmi des tres qui seraient
toujours dj en acte, qui seraient toujours dj telle ou telle chose, telle ou telle identit et auraient en celle-ci
puis entirement leur puissance, il ne pourrait y avoir aucune communaut, mais seulement des concidences et
des divisions factuelles. Nous pouvons communiquer avec les autres seulement travers ce qui, en nous comme
chez les autres, est rest en puissance et toute communication (comme lavait compris Benjamin pour la langue)
est avant tout communication non pas dun commun, mais dune communicabilit. Dautre part, sil y avait un
tre unique, il serait absolument impuissant (cest pourquoi les thologiens affirment que Dieu a cr le monde
ex nihilo, cest--dire absolument sans puissance) et l o je peux, il y a toujours dj multiplicit (de mme que
sil y a une langue, cest--dire une puissance de parler, alors il ne peut y avoir un seul tre qui la parle).
Cest pourquoi la philosophie politique moderne ne commence pas avec la pense classique, qui avait fait de la
contemplation, du bios theoreticos, une activit spare et solitaire ("lexil dun seul auprs dun seul"), mais
seulement avec laverrosme, cest--dire avec la pense de lunique intellect possible commun tous les hommes
et, prcisment, en ce point o Dante, dans le De monarchia, affirme linhrence dune multitudo dans la
puissance mme de la pense : "Puisque la puissance de la pense humaine ne peut tre intgralement et
simultanment actualise par un seul homme et par une seule communaut particulire, il est ncessaire quil y
ait dans le genre humain une multitude travers laquelle la puissance entire soit actualise... la tche du genre
humain, pris dans sa totalit, est dactualiser incessamment toute la puissance de lintellect possible, en premier
lieu en vue de la contemplation et, consquemment, en vue de laction" (De mon. I, 3-4).
8. Lintellectualit diffuse, dont nous parlons, et le General Intellect marxien acquirent leur signification
uniquement dans la perspective de cette exprience. Ceux-ci nomment la multitudo qui ressortit la puissance de
la pense en tant que telle. Lintellectualit, la pense ne sont pas une forme de vie parmi les autres qui articulent
la vie et la production sociale, mais ils sont la puissance unitaire qui constitue en forme-de-vie les multiples
formes de vie. Face la souverainet de ltat, qui peut saffirmer seulement en sparant dans chaque domaine la
vie nue de sa forme, ils sont la puissance qui incessamment runit la vie sa forme ou empche quelle sen
dissocie. La diffrence entre la simple et massive inscription du savoir social dans les processus de production, qui
caractrise la phase actuelle du capitalisme (la socit du spectacle), et lintellectualit comme puissance
antagoniste et forme-de-vie passe travers lexprience de cette cohsion et de cette insparabilit. La penseest forme-de-vie, vie indissociable de sa forme, et partout o se montre lintimit de cette vie insparable, dans
la matrialit des processus corporels et des modes de vie habituels ainsi que dans la thorie, l et seulement l il
y a pense. Et cest cette pense, cette forme-de-vie, qui en abandonnant la vie nue l "homme" et au
"citoyen", qui la recouvrent provisoirement avec leurs "droits", doit devenir le concept-guide et le centre unitaire
de la politique qui vient.