Upload
others
View
0
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
L'Emergence de くくl'aillibertin>> dans les trois Justine
Yoko民1IYAMOTO
1
Grace a l'edition de la Pleiadel) ainsi qu'a l'edition du manuscrit des J,ザortunes
de la vertu2), nous pouvons constater que Sade a continue sans fin a reecrire l'histoire
de Justine. Le manuscrit des 1ηfortunes de la vertu ecrit a la Bastille en 1787, qui
comportera par la suite maints ajouts et ratures, ne presente pas un texte plat, mais
plutot une accumulation de plusieurs textes. La deuxiとmeJustine, Les Malheurs de
la vertu, est publi白 huitfois a partir du 1791 jusqu'en 1801. Et chaque edition est
une version corrigee et augment白 Etla troisiとme,La Nouvelle Justine, publiee en
1799 aurait sans doute eu une variante, La Nouvelle Nouvelle Justine, si Sade n'avait
pas ete arrete en mars 1801 alors qu'il venait porter a l'imprimeur un exemplaire
de La Nouvelle Justine avec des additions et des corrections manuscrites de sa
main. Ainsi, les trois textes que nous lisons aujourd'hui sont tir白 del' epaisseur
des nombreux textes possibles.
Pourquoi Sade a-t-il reecrit a maintes reprises, Justine? Pour repondre a cette
question le plus briとvementpossible, nous oserons affirmer que si Sade ecrit (nous
disons“ecrire" sur un mode intransitif comme Barthes), il ecrit toujours en usu叩ant,
en deformant, en detournant des textes deja ecrits; ecrits par les philosophes des
Lumieres autant que par Sade lui-meme. Les libertins sadiens reprennent les memes
phrases, les memes mots de Montesquieu, de Voltaire, ou de Rousseau pour contredire
les fondements de la pens白 desLumiとres. Ces <<scelerats>> recidivistes poussent
plus loin le crime deja commis par d' autres libertins sadiens ou par eux-meme dans
le texte precedent. Les textes de Justine montrent ce processus de transgression
realisee par une ecriture qui devient de plus en plus destructive. Cette ecriture
negativement progressive qui trouve une heroine-victime ideale engendre
inepuisablement un fantasme transgressif.
1) Sade, auvres II : Les l.ηfortunes de la vertu, Justine ou les Malheurs de la vertu, La
Nouvelle Justine, Bibliothとquede la Pleiade, Gallimard, 1995. 2) Sade, Les Infortunes de la vertu, CNRS Editions-Bibliothとquenational de France-Zulma,
1995.
2 Yoko MIYAMOTO
La lecture de Justine exige donc une confrontation des trois textes de Justine
en consideration de leurs variantes, aussi bien qu'une confrontation des textes sadiens
avec plusieurs textes des philosophes des Lumiとres. Mais ici, nous voulons limiter
principalement notre lecture a une confrontation des textes de Justine en poursuivant
la piste de la reecriture d'ou emerge, nous semble-t-il, une u1time figure des libertins
sadiens.
2
Dans tous les textes de Justine, a cause de la mort de ses parents, chassee du
couvent ou elle est elevee avec sa sαur, l'heroine commence a chercher du travail
pour gagner sa vie. Apres avoir essuye un refus de la couturiとrede sa mとrea
present decedee, Justine va voir son cure. Cet episode, dans l' ensemble des trois
textes, est raconte par un narrateur impersonnel. Dans la premiとreJustine, Les
Infortunes de 1αvertu, depuis son arrivee chez le cure jusqu'a ce qu'elle lui demande
des conseils, le narrateur ne relate qu'une esquisse de l' evenement en racontant
simplement : <<Justine voyant cela fut trouver le cure de sa paroisse, elle lui demanda
quelques conseils>>3).
D' un autre cot乙dansla deuxieme Justine, Les凡1alheurs,le narrateur fait un
portrait de l'heroine, avant qu'elle demande au cure des conseils.
Justine en larmes va trouver son cure; elle lui peint son etat avec
l' energique candeur de son age... Elle etait en petit fourreau blanc; ses
beaux cheveux negligemment repli白 sousun grand bonnet; sa gorge a peine
indiquee, cachee sous deux ou trois aunes de gaze; sa jolie mine un peu pale a cause des chagrins qui la devoraient, quelques larmes roulaient dans
ses yeux et leur pretaient encore plus d'expression4J. (les mots soulignes
le sont par Y. Miyamoto)
<<En petit fourreau blanc>>, <<ses beaux cheveux negligemment repli白>>, <<sa
jolie mine un peu pale>>ヲ <<quelquelarmes dans ses yeux>>, ces expressions nous
semblent suffisantes pour eveiller le d白irlibertin, mais quand nous lisons <<la gorge
a peine indiquee, cachee sous deux ou trois aunes de gaze>>, ces derniとresexpres-
Sions nous fait bien sentir qu'un regard qui n'apparait pas encore sur la surface du
3) Les Infortunes de la vertu, Bibl. de la Pleiade, t. II, p. 6 4) Justine ou Les Malheurs de la vertu, t. II, p. 135.
L'Emerg巴nC巴 de<<1'ぽillibertin>> dans les trois Justine 3
texte, convoite Justine. On peut dire que ce regard est celui du cure. Le narrateur
qui s' attachait a Justine dans le texte precedent, s' en detache et partage le point de
vue du cure lascif dans le deuxiとmetexte.
Enfin, dans la troisiとmeJustine, La Nouvelle, apparait <<1'ail libertin>>.
Sa gorge a peine indiquee ne se distinguait presque pas sous la double
gaze qui la derobait a l'ail libertin; sa jolie mine un peu pale込cause
des chagrins qui la devoraient; quelques larmes roulaient dans ses yeux, et
leur pretaient encore plus d' expression... Il etait impossible d'etre plus
belle幻(lesmots soulign白 lesont par Miyamoto)
La gorge de Justine qui etait くくcachee>>dans le texte precedent, <<ne se
distinguait presque pas>> sous la gaze dans ce troisiとme. Ces expressions nuancees
<<presque pas>> s'ajoutant aux expressions <<主 peine indiquee>> qui se trouvent deja
dans le texte precedent, preparent ici une emergence necessaire de l' ail d白irant,
<<1' ail libertin>> qui veut voir ce qui se <<derobe>>. Si le libertin peut acquerir
<<1' ail libertin>>, c' est parce que le narrateur de la troisiとmeJustine, lui-meme, voit
ses personnages avec <<I'ail libertin>>. Ayant <<I'ail libertin>>, subtil et lascif, le
dむirlibertin s' accroit avec plus de vitesse. Au bout de son examen, le cure est
au comble de l' emotion, par rapport a la beaute de Justine. L' auteur ajoute ici,
une ligne: <<Il etait impossible d' etre plus belle>>. Ces expressions elles-meme ne
sont pas forcement subjectives, mais quand elles viennent a la fin de la description
de la beaute de Justine, nous pouvons lire ces expressions comme en quelque sorte
une exclamation poussee par le libertin. Cette emotion transformera l' action que
nous verrons apres.
Justine demande des conseils au cure dans les trois Justine. Dans la premiとre,
comme nous l' avons deja dit, tout simplement, Justine <<lui demanda quelques
conseils>>. Mais dans les deux suivantes, Justine supplie le cure en lui exposant sa
condition miserable, et meme <<en montrant ses/les douze louis>>6) qui sont tout ce
qu' elle possとdealors.
Vous aurez pitie de moi, n' est-ce pas, monsieur? Vous etes le ministre
5) La Nouvelle Justine, t. II, p. 400
6) Justine ou Les Malheurs de la vertu, t. II, p. 135. La Nouvelle Justine, t. II, p. 400.
Avant une oblique le mot des Malheurs, aprむ celuide La Nouvelle.
4 Yoko MIYAMOTO
de la religion, et la religion fut toujours la vertu de mon caur; au nom de
ce Dieu que j' adore et dont vous etes l' organe, dites-moi, comme un sec-
ond pere, ce qu'il faut que je fasse...ce qu'il faut que je devienne!7) (les
mots soulignes le sont par Miyamoto)
Ce discours pathetique de l'heroine nous semble extremement d匂lace,surtout
dans la troisiとmeJustine d'autant que le desire du cure nous est patent. Les choses,
simplement, sont tres differentes de ce que croit Justine. C'est toujours aprむ coup
qu'elle vit (et qu'elle comprend) comme un malheur le decalage entre la realite et
sa comprehension du monde. Decalage qui exitait deja dans le plan primitif des
lnfortunes de la vertu ou Sade enumerait les aventures malheureuses de Justine en
utilisant la locution conjonctive <<parce que>> et non pas <<quoique>>. Par exemple:
<<Du Harpin la fait prendre comme voleuse parce qu' elle ne veut pas voler>>, ou
bien <<une femme pauvre la vole parce qu'elle va lui faire l'aumone>>8). Ce
decalage croit au fur et a mesure que l' auteur transforme son texte, ce qui finit par
rendre l'heroine totalement etrangとrea ce qu' elle vit.
Dans cet匂isodeegalement, Justine ne s' apercoit du dむirdu libertin qu'aprむ
qu'il l'a touch白 Dansla premiとreet la deuxiとmeJustine, le cure lui passe la
main <<sous le menton en lui donnant un baiser beaucoup trop mondain pour un
homme d'匂lise>>9). Dans le troisiとmetexte, le cure prononce le meme discours en
utilisant les meme mots que dans le texte precedent, mais soulignes par ]' auteur. Et
l' action du cure va sensiblement changer.
Le charitable pretre repondit, en lorgnant Justine, que la paroisse etait bien
CHARGEE, qu'il etait difficile qu'elle put E九1BRASSERde nouvelles
aumones; mais que si Justine voulait le servir, que si elle voulait FAIRE
LE GROS OUVRAGE, il Y aurait toujours dans sa cuisine un morceau de
pain pour elle: et comme en disant cela LE FAISEUR DE DIEUX lui
avait tant soit peu presse le jupon sur les fesses, comme pour se donner un legere idee de leur coupe, Justine, qui devina l'intention, le repoussa,
(…)10). (les mots soulignes en majuscules le sont par l'auteur, en italique
7) Les Malheurs, t. II, p. 135. Dans La Nouvelle Justine, on trouve des descriptions
semblables, t. II, pp. 400-401. 8) Les lnfortunes, Zulma, pp. 824-825.
9) Les bザortunes,Bibl. de la Pleiad巳, t. II, p. 6. Les Malheurs, t. II, p. 135 10) La Nouvelle Justine, t. II, p. 401.
L'Emergence de <<l'ail libertin>> dans les trois Justine 5
par Miyamoto)
Les expressions <<charg白>>, <<embrasser>> et <<faire le gros ouvrage>> qui se
trouvent deja dans la deuxiとmeJustine deviennent des majuscules pour constituer
un champ semantique indeniable mettant en relief le d白irlibertin, Le libertin ne se
contente plus d' <<un baiser mondain>>. Dans les deux versions precedentes, le cure
passait la main sous le menton de Justine, a presentち illa passe sur ses fesses. Plus
precisement, la main libertine voudrait chercher le galbe des fesses sous le jupon,
de meme que l'αil libertin voudrait arriver a la gorge sous la gaze. Justine n'est
plus qu'un lieu ou convergent les mots, les actions lances par le desir libertin. Dans
la derniとreversion, le plus interessant (et le plus malheureux pour Justine) se situe
a la fin de l' episode. Le nombre des personnages augmente.
Dans les versions precedentes, ce meme episode se deroulait entre Justine et le
cure, et eux seuls. Fache de son refus, le cure <<chassa promptement cette petite
cr印刷re>>I1). Si Justine etait alors trop faible pour lutter contre un seul libertin,
elle pouvait neanmoins se voir comme une heroine verteuse qui affrontait un monde
plein de vice. Mais dans cette troisiとmeversion, le cure appelle sa niとceet sa
servante.
LE SERVITEUR DE CHRIST, honteux d'etre devoile, se 1とveen colとre;il
appelle sa niとceet sa servante: <<Chassez-moi cette petite coquine, leur
crie-t-il; vous n'imagineriez pas ce qu'elle vient de me proposer… Tant de
vices a cet age!... et a un homme comme moi!… Qu' elle sorte.. .qu' elle
sorte, ou je la fais arreter dans l'instant!…>> Et la malheureuse Justine,
repoussee, calomin白, insultee dむ lepremier jour qu'elle est condamnee a
L'ISOLISMEl2). (les mots soulignes en majuscules le sont par l'auteur)
Nous ne pouvons savoir si ces deux nouvelles venues seront libertines ou
pas. Elles sont cependent proches du cure, dont elles partagent les opinions. Ainsi
change la proportion entre la vertu et le vice: d'un cotιune vertu, de l' autre、trois
vices. Ce changement de proportion degrade Justine. Elle n'est plus une heroine
qui donne un sens au monde pour le synthetiser. Elle n'est plus qu'une partie
hetむogとnedans un monde libertin, et c'est le libertin qui attribue un sens a
11) Les malheurs, t. II, p. 136.
12) La Nouvelle Justine, t. II, p. 401.
6 Yoko MIYAMOTO
Justine. Le cure l'accuse injustement, il la traite de fille perdue et invente de la
sorte une situation. Sous les yeux des deux femmes, Jusitine est trait白 defille
vicieuse, el1e est chass白 Lemot <<isolisme>> deja present dans les textes precedents
devient dとslors beaucoup plus substantiel.
3
Apres l' episode mettant en scとnele cure, Justine sera l'heroine-narratrice des
deux premiとresversions de Justine, c'est-a-dire Les Infortunes et Les Malheurs, tandis
que la troisiとme mouture, La Nouvelle, sera racontee par un narrateur
impersonnel. Dans l'ensemble des textes, Justine assistera constamment a la
prosperite du vice et au triomphe des mechants. Mais meme en en ayant 印刷
maintes fois les cons句uences,l'heroine incorrigible n'acquerra jamais unαil
libertin. Il faut ici se demander de quelぼ ilJustine voit le monde. Ou pluot, que
peut-elle voir? Et qu'est-elle incapable de voir? Pour Justine vertuese, il existe
des choses inconcevables, inexprimables, invisibles. Ainsi, le narrateur immpersonnel
de la troisiとmeJustine dit simplement; <<11 (Dubourg) se 1とvea ces mots comme
un furieux; et, faisant voir un petit vit sec et noir, (…). (les mots soulignes le sont
par Miyamoto)>>131• A travers ces expressions, ainsi que Michel Foucault le remarque
a propos de l'Histoire de Juliette, <<la nomination se donne enfin dans sa nudite la
plus simple>>141. A l'inverse, Justine, heroine-narratrice de la deuxiとmeJustine trans-
pose l' excitation de ce meme personnage grace aux figures de la rhetorique:
Au町raiぬsト-予 pume c口roi仕recapable d'attendrir un homme, qui trouvaIt deja dans
ma propre douleur un vehicule de plus a ses horribles passions! (…) Il
se 1とve,et se montrant a la fin a moi dans un etat ou la raison triomphe
rarement, (…)151. (les mots soulignes le sont par Miyamoto)
Justine ne peut jamais nommer directement ce que le libertin lui fait
voir. Partout aiIIeurs, Justine assiste a des circonstances <<dont l' obscenite ne se
peint point>> 16), eIIe recourt toujours tantot a la periphrase, tantot a la reticence. Et
13) La Nouvelle Justine, t. U, p. 416.
14) Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallim昌rd,J 966, p. 134.
15) Les凡Ialheurs,t. U, p. 146.
16) Les Infortunes, t. Il, p. 62
L'Emergence de <<l'ail libertin>> dans les trois Justine 7
parfois, un mouchoir dont un libertin couvre la tete de Justine17) ou un coup de
canne qui la fait tomber en syncopel8) la dispensent de voir et de peindre des actes
criminels qui depassent de loin l'imagination ou le vocabulaire de l'heroine-
narratrice. Mais ce qui est important ici est moins un problとmeconcernant le
discours classique que 1a vision du monde de Justine. Pour l'heroine-narratrice, le
desire de cet homme mauvais est nomme <<horrib1es passions>>. C'est <<la raison>>
qui devrait les corriger. Cette oppositon entre <<la raison>> et <<les passions>>,
de meme celle entre son <<Dieu>> et ses <<maux>> 19) fait partie du dualisme moral
qui constitue au fond l'ordre des mots et des choses a l'interieur de Justine. C'est
a travers cette dichotomie que Justine voit 1e monde et qu'elle en parle. Ce qu'elle
voit devrait representer son interieur, ce qu'elle raconte devrait assurer l'identite entre
sa vision du monde et la rea1ite. Mais la majorite des hommes, ou p1us exactement
“1es autres" en genera1 qui ne respectent pas cet ordre se conduisent selon des
principes tout autres. Aussi ses aventures deviennent-elles necessairement
donquichotesques. Comme nous l' avons deja note, Justine qui nomme le cure libertin
<<un seconde pere>> suivant en cela l'impulsion de son <<cぽ ur>>20)ヲ nedoutera pas
que Dubourg21) ainsi que 1e superieur du couvent de Sainte-Marie-des-Bois n'ecoutent
avec attention son histoire malheureuse22)ラ etse croira davantage en surete avec Saint-
Florent qu'avec son propre <<pとre>>23),bien que ces trois hommes soient de parfaits
sce1erats et que face a Justine, ils n'eprouvent que pure 1ubricite.
Or, si deraisonnable que soit sa vision du monde, en tant que narratrice, Justine
ne parle qu'aux fins de la representer. Pour Justine, heroine-narratrice, raconter ce
qu'elle voit n'est pas d'une autre nature que raconter ce qui se passe dans son
cαur. Ainsi, dans l'ensemble des textes, Justine subit 1es outrages d' Antonin, un
moine libertin du couvent de Sainte-Marie-des-Bois; pourtant, pour l'heroine-narratrice
de la premiとreJustine, ce qu'elle pense de ces outrages n'est pas moins important
que ce que lui inflige 1e 1ibertin. Ses sentiments sont exprime au milieu de la
description du vio1
17) Les lnfortunes, t. II, p. 62.
18) Les Malheurs, t. II, p. 146. (La Nouvelle Justine, t. II, p. 416, mais ici, le narrat巴urimpersonnel decrit ce que le libertin fait pendant que Justine est en syncope.)
19) Les Malheurs, t. II, p. 174.
20) Les Malheurs, t. II, p. 135. La Nouvelle, p. 401.
21) Les lnfortunes, t. II, p. 13.
22) Les lnfortunes, t. II, p. 57. Les Malheurs, t. II, p. 227.
23) Les Malheurs, t. II, p. 172. La Nouvelle Justine, t. II, p. 464.
8 Yoko MIYAMOTO
Helas, si quelquefois mon imagination s'etait egaree sur ces plaisirs, je les
croyais chastes comme le dieu qui les inspirait, donnes par la nature pour
servir de consolation aux humains, nes de l'amour et de la delicatesse; j'etais
loin de croire (…i4). (les mots soulignes le sont par Miyamoto)
Pour Justine, ce qui existe uniquement dans son cαur vaut tout autant la peine
d'etre mentionne. Et ce qui se trouve que dans son caur, c'est ce que nous
pourrions appeler la faculte de penser a un ailleurs, ailleurs de ce qui est la, present
et immediat, autrement dit, la faculte de se projeter hors d"'ici et maintenant". Cette
faculte que lui conf,とresa sensibilite lui permet de considerer l' espace et le temps
en continu. Grace aussi a cette faculte, le moi et l'autre peuvent se comprendre et
s'unir. Les moments s'insとrent,s'accumulent et se synthetisent dans une duree que
soutient le caur sensible.
Et dans cette histoire racont白 parune heroine-narratrice dotee d'un caur sen-
sible mais depourvue d'unαil libertin, il peut arriver que des libertins parlent ou
agissent, (toutefois en partie seulement) selon la vision du monde propre a la
narratrice. Ainsi, Bressac, dont malgre elle Justine est amoureuse, est en fait un
libertin cruel, un homosexuel qui abhorre les femmes. Dans l'ensemble des textes,
on le voit tenter de faire participer Justine a un parricide. Elle le trahit pourtant. En
colとre,Bressac menace Justine, et ce, dans les trois versions. C'est seulement dans
la premiとreJustine, qu'a sa menace Bressac ajoute:
Me connaissant comme tu dois me connaitre, comment as-tu ose te jouer a
moi? t'esイufigure que le sentiment de la pitie que n' admit jamais mon
caur que pour l'interet de mes plaisirs, ou que quelques principes de reli-
gion que je foulai constamment aux pieds, seraient capables de me retenir?
ou peut-etre as-tu compte sur tes charmes? (les mots soulignes le sont
par Miyamoto)
Si Bressac peut user de ces paroles mechantes, <<avec le ton du plus cruel
persiflage>>25), c' est parce qu' il a eu la faculte d' imaginer, en effet, selon son
<<caur>>, ce que Justine a attendu de son caur insensible. Dans les autres ver-
sions, la deuxiとmecomme la troisiとme、aucunlibertin ne possとderacette faculte
24) Les Infortunes, t. II, p. 62.
25) Les lnfortunes, t. Il, pp. 42-43.
L'Emergence de <<1'田illibertin>> dans les trois Justine 9
d'imaginer ce qui advient concernant son propre cぽ urdans le cぼ urd' autrui, a plus
forte raison quand cette faculte ne profite ni au crime ni au plaisir. D' ailleurs, la
physionomie de Bressac permet a Justine de lui attibuer en retour un cαur
sensible. Ainsi, quand il ecoute les paroles de Justine qui lui souhaite bonne chance
aprとsqu' il l' eut maltraitee, on a l' impression qu' il en etait touche:
Le marquis leva la tite, il ne put s'empecher de me considerer a ces
mots, et comme il me vit couverte de larmes, pouvant a peine me soutenir,
dans la crainte de s'emouvoir sans doute, le cruel s'eloigna et ne tourna
plus ses regards de mon cote26). (les mots soulignむ lesont par
Miyamoto)
Le libertin Bressac se voit donc attribuer une sorte de sensibilite qui lui permet
de prendre place dans 1モtenduedu caur de Justine. 11 est evident cependant, comme
nous l' avons deja note, que la realite du monde libertin echappe a la comprehension
de Justine, et ce, dむ leplan primitif de l'histoire. 11 n' en est pas moins vrai pour
autant que les personnages agissent et que les evenements se deroulent a l'interieur
de la narration - du moins tant que Justine est la narratrice. Il peut ainsi advenir
que la narration qu'accomplit Justine empeche qu'une action d'un personnage se
developpe ou qu'un evenement se deroule a son terme. Par exmple, l'heroIne est
en butte a quatre bandits, dans la foret de Bondy, dans l'ensemble de Justine. Mais
dans la premiとreversion, les quatre hommes commencent par se disputer l'honneur
de commencer.
<<D'abord la mienne, dit l'un d'eux, en me saisissant a basse-corps.
- Et de quel droit faut-il que tu commences?>> dit un seconde (…).
<<Ce ne sera parbleu qu'apres moi>>, dit un troisiとme.
<<Et la dispute sモchauffant>>,les quatre bandits luttent co中sa corps. Pendant
que la Dubois, le chef de la bande ピoccupea les separer, Justine parvient a
s'echapper27). Cet episode pourrait evoquer une scとnelegとre,dans Dom Juan28¥
lorsque le heros qui hesite entre deux paysannes, parfaitement equivalentes pour lui,
finit par les perdre I'une et l'autr・e. 恥1aischez Sade, a la difference de九10liとre,
26) Les Infortunes, t. II, p. 45. Dans Les Malheurs, presque meme chose, t. II, p. 198.
27) Les!tず'ortunes,t. II, pp. 24-25. 28) Moliとr巳,Dom Juan, II, 2.
10 Y口koMIYAMOTO
qui autorisait une realisation possible du plaisir, se dessine une moralite allegorique
qui chatie, dans un grand rire, les passions. Du moins, dans la scとnecitee plus
haut, くくlaraison>> de Justine triomphe くくdeshorribles passions>> des qutres
bandits. La deuxiとmeJustine est egalement racontee par l'heroine-narratrice, mais
la, Caur-de-fer, l'un des bandits, ordonne la partie de plaisir afin de satisfaire tout
le monde. Enfin, dans la troisiとmeJustine, le narrateur est impersonnel, il est par
cons句uenttout a fait d匂agede la perspective determinee par la morale et le
vocabulaire de Justine: les quatre bandits et la Dubois peuvent alors consommer sur
le corps de Justine le maximum de plaisirs tandis que Caur-de-fer, transforme en
un libertin des plus eloquents, expose a satiete divers arguments philosophiques.
Dans un autre texte, ['Histoire de Juliette, l'heroi・nelibertine, en compagnie de
ses deux amies, usera simultanement du co中sde neuf pecheurs29) • Car pour Juliette
comme pour tous les peronnages libertins sadiens, le plaisir, par principe, doit se
consommer instantanement,“ici et maintenant". Le d白irlibertin n' attend pas
l'accomplissement dans une duree. Mais la premiとreJustine, racontee par 1百台uine-
narratrice, met en scene Dubourg, un libertin, face a Justine, objet de plaisir: dans
cette version, ce personnage parle d'un plaisir qui ne pouηa s'accomplir qu'a l'aide
de personnages absents, au futur: <<Je vous mettrai aupres de ma gouvernante, vous
la servirez et tout les matins devant moi, tantot cette famme et tantot mon valet de
chambre vous soumettront a des 句reuvesdont le spectacle fait plus d'effet sur mes
sens engourdis (…)>>30). Dans la deuxiとmemouture, le libertin exigera de Justine
l' abandon total de son corps et dans la troisieme, il ajoutera:
(…) il ne s'agit que de se trousser et de me faire voir a l'instant
(…). Allons, foutre, decede-toi; je bande; je veux voir de la chair; qu' on
m'en montre a l'ins帥nt(…)31). (les mots soulign白 lesont par Miyamoto)
Avec la disparition de Justine-narratrice, chaque victime deviendra la victime
d'une consommation immediate dont la repetition constItuera le temps sans fin, le
temps non totalisable qui est le temps du libertin.
29) L'Histoire de Juliette, Bibl. de la Pleiade, t. 1II, p. 1046.
30) Les Infortunes, t. H, p. 15.
31) La Nouvelle Justine, t. H, pp. 404-405.
L' Emergence de くく1・ぽillibertin>> dans les trois Justine 11
4
De la meme facon que le cuぽ d白 ireuxde voir le corps de Justine, dans la
derniとreversion, celle qui est support白 parun narrateur impersonnel, presque tous
les personnages libertins montrent un attachement extraordinaire a l' acte meme de
voir - ce qu'observe le narrateur dote d'unαil libertin,
Non moins vicieux que le curιDubourg ecoutait <<avec assez d' attention>> le
recit malheureux de Justine, dans la premiとreversion, et dans la deuxiとme,il l' ecoutait
<<avec beaucoup de distraction>>, Dans la troisieme, <<pendant ce recit>>, Dubourg
est, selon les termes memes du narrateur: <<主 peindre>>, Cette fois, c' est le narrateur
impersonnel qui observe <<avec attention>> ce personnage libertin observant Justine
en <<braquant une lorgnette>> ou en se branlant sous sa robe de chambre, Le libertin
devient donc sujet tout autant qu'objet de l'observation.
Dubourg etait a peindre pendant ce recit: commencant a s'echauffer pour
cette jeune personne, il se branlotait d'une main sous sa robe de chambre,
braquant de l'autre une lorgnette sur les attraits offerts a ses regards: en
l'observant avec attention, on distinguait les gradations de la lubricite
contourner graduellement les muscles de sa vieille figure, en raison du
plus ou du moins de pathetique que mettait Justine a se plaindre32), (les
mots soulignes le sont par Miyamoto)
Chez le libertin, le fait de s'exciter et d'observer l'affliction d'autrui vont de
pair, les plaisirs engendr白 parces deux actions, aviv白 parles gemissements de
Justine, se melent, se conjuguent, s'epanchent sur くくlesmuscles de sa vieille fig-
ure>> pour constituer <<les gradations de la lubricite>>. S' il utilise des expressions
telles que <<gradations>>, <<graduellement>>, <<en raison du plus ou du moins>>,
c' est que le narrateur considとrele plaisir libertin comme quelque chose de mesurable
et de mouvant. On dirait que le libertin est une partie de la nature qu'il lui faut
examiner, pour ainsi dire, scientifiquement. C' est comme si, face aux experiences
libidineuses des personnages, il assistait a des experiences relevant des sciences
naturelles.
32) La Nouvelle Justine, t. II, p. 402.
12 Yoko MIYA'v!OTO
Ce que ce narrateur impersonnel observe s'identifie parfois a ce que les libertins
observent - lorsque la plupart d'entre eux prennent plaisir a contempler la douleur
de leur victime. Dans la version precedente, il arrivait egalement que 1'heroine-
narratrice peigne des libertins en train d' observer sa propre douleur. お1aisquand
elle racontait que <<les scelerats s' amusとrentde cette posture, ils m'y consideraient
en s'applaudissant>>331, il ne s'agissait pas alors de ce que regardaient les libertins,
ni de comment ils regardaient, mais de la surprise ou de l'indignation que son cαur
sensible lui faisait eprouver vis a vis de ceux qui prennent plaisir a la douleur
d' autrui. Et ce sera seulement dans la troisiとmeversion, racontee par un narrateur
impersonnel, qu'il s'agira de decrire la douleur de la victime tout comme le plaisir
libertin, l' un et l' autre observ札 pourainsi dire physiquement:
Plus cette malheureuse souffre, et plus nos jeunes gens paraissent se divertir
du spectacle: ils la contemplent avec volupte; ils saisissent avec
empressement, sur son visage, chacune des contorsions que lui arrachent
ses brulantes angoisses, et modelent leur affreuse joie sur le plus ou moins
de violence observee dans ces contorsions341. (les mots soulignes le sont
par Miyamoto)
Une comparaison de cet episode avec celui de Dubourg nous fait constater que
le narrateur place la souffrance de la victime et le plaisir libertin au meme niveau
de discours, c' est-a-dire qu'il les reduit aux mouvements des muscles <<contourn白》
en raison de la violence des sensations. Avec cette description qui aplatit des sen-
sations opposees sur un meme niveau discursif, nous comprenons que le narrateur
partage le point de vue des libertins et que, comme eux, il se distingue nettement
de la victime.
Pour les libertins sadiens, le plaisir consiste, face a la souffrance d' autrui, a
dresser une distance definitive entre soi et cet autre place en face de soi, tout en
l' observant et meme, si possible, tout en imaginant ce que cet autre ressent. Plusieurs
personnages libertins, notamment la Dubois et Cαur-de-fer, dans la troisiとmeJustine351,
ou Noirceuil dans ['Histoire de Juliette affirment que <<toutes les cr白turesnaissent
isolees et sans aucun besoin les unes des autres>>361. JustIne a de la commiseration
33) Les凡1alheurs,t. II, p. 177.
34) La Nouvelle Justine, t. II, p. 471.
35) La Nouvelle Justine, t. II, p. 431, p. 450.
36) L'Histoire de Juliette, t. IlI, p. 335.
L'Emergence de くくl'aiI libertin>> dans Ies trois Justine 13
pour la femme de Gemande, maltrait白 parson mari, alors que Bressac, un veritable
scelerat, l'interroge <<Y a-t-il quelque chose de commun entre elle et toi? Et
comment es-tu donc assez semple pour te cr白rainsi des liens imaginaires, qui ne
feront jamais que ton malheur? (les mots soulignes le sont par Miyamoto)>>37). Il
ne s'agit pas la d'une simple deformation d'une pensee de Jean-Jacques Rousseau
<<C'est ce qu'il y a de commun dans ces differents interets qui forme le lien
social (…) (les mots soulignes le sont par Miyamoto)>>38). Il s'agit d'un des thとmes,
d'une profession de foi qui se r匂とterontdans l'argumentaire des libertins sadiens,
de meme que la phrase cit白 plushaut se repとterachez Rousseau. Pour ces hommes
implacables, complets scelerats, regarder la souffrance d'autrui sans la partager, c'est
se distancier d' autrui, ou plus exactement, c' est confirmer la distance irreductible,
l'isolement, qui, selon eux, existent a priori entre soi et autrui. Cette demarcation
cruelle est redoublee, amplifiee par l'<<affreuse joie>> des libertins, manifestee dans
le discours du narrateur.
Lorsque celui-ci examine le plaisir libertin et la douleur de la victime et qu'il
les decrit comme des ph白 omenesnaturels, parallとlement,les personnages libertins
se pretendent eux-memes des <<examinateurs>> de la nature. En effet, dとsla premiとre
Justine, les libertins citent trとssouvent la nature comme un des arguments qui
justifient leurs crimes ils arguent de l' indifference de la nature par rapport a
l' ensemble des institutions humaines, que ce soit les lois, la morale ou la religion,
deformant par la meme la pens白 d'und'Holbach ou d'un Didrot. Dans les deux
premiとresmoutures de Justine, ils se considとrentcomme partie de la nature, mais
ils ne jettent pas encore de regard observateur sur elle. Si Bressac s'attribue <<un
esprit examinateur et philosophe>>39) dむ dansla deuxiとmeJustine, il ne possとde
pas encore la capacite d'en restituer les observations. Il ne le pourra que dans la
troisiとmeversion
La nature, dont l'essence est visiblement d'agir et de produire, pour remplir
ses fonctions, comme elle le fait sous nos yeux, n'a pas besoin d'un moteur
invisible, bien plus inconnu qu' elle-meme: la matiとrese meut par sa propre
energie, par une suite necessaire de son hetのゆgeneite;la diversite des
mouvements ou des facons d'agir constitue seule la diversite des matieres;
37) La Nouvelle Justine, t. II, p. 887.
38) J.-J. Rousseau, Du contrat social,伍uvrescompletes, Bibliothとquede la Pleiade, 1967,
t.1II, p. 368.
39) Les Malheurs, t. H, p. 185. La Nouvelle Justine, t. H, p. 490.
14 Yoko MIYAMOTO
nous ne distinguons les etres les uns des autres que par la difference des
impresssions ou des mouvements qu'ils communiquent a nos organes.40)
(les mots soulignes le sont par Miyamoto)
A la maniとredu narrateur impersonnel decrivant le plaisir libertin, Bressac decrit
lui aussi la nature en mouvement, saisie selon lui par <<les yeux>> ou <<les organes>>
du co叩shumain, autrement dit en la reduisant a des phenomenes physiques. Nous
pouvons donc affirmer que dans cette troisiとmeJustine, le narrateur et les personnages
libertins se rangent dans le meme discours et adoptent le meme point de vue. Mais
pour ce faire, ces memes personnages libertins n'utilisent aucun des termes qui entrent
dans le champ semantique concernant le d白irlibertin, tels <<lubricite>>, <<se divertir>>,
<<volupte>>, <<empressement>>, <<joie>> pas non plus l'une de ces expressions qui
出loquentla souffrance de la victime, comme <<pathetique>>, <<se plaindre>>,
<<angoisse>>. Nous avions deja note que ces sensations saisies par <<les yeux>> ou
<<les organes>> des peronnages trouvaient place dans des descriptions du plaisir libertin
associe etroitement a la douleur de la victime, realisees par un narrateur impersonnel
et qu'elles en etaient comme vivifiees par des observations quasi-scientifiques <<les
mouvement des muscles>>. A l'inverse, lorsqu'il s'agit de la description de la na-
ture, si Bressac l'apprehende pareillement par ses <<yeux>> et ses <<organes>>, aucune
sensation ne nait de cette observation, la description reste abstraite, et finalement la
nature, reduite a des mecanismes, demeure eloignee de la realite existentielIe.
Pour que la nature communique de la <<joie>> aux <<organes>> des libertins, il
faut qu'elle puisse leur evoquer la souffance chez l'autre, par exemple par
l'intermediaire de fleaux qui engendrent des douleurs chez les hommes - sources
alors du plaisir libertin. Ainsi, dans un episode raconte par Jerome, un moine
deprave, Almani, un chimiste libertin qui apparait dans la troisiとmeJustine, affirme:
<<Plus j' ai cherche a su叩rendreses secrets (de la nautre), plus je l'ai vue uniquement
occupee de nuire aux hommes. (…) Instruit de ses affreux secrets, je me suis
replie sur moi-meme, et j'ai senti …), j' ai eprouve une sorte de plaisir indicible a
copier ses noirceurs (les mots soulignes le sont par Miyamoto)>>. Certes, nous
voyons ici que Almani parle de la nature en la personnifiant, ce qui lui permet de
la mettre en relation avec lui-meme.
Mais la putain (la nature) s' est moquee de moi, ses ressources l' emportaient
40) La Nouvelle Justine, t. 11, p. 491.
L'Emergence de <<1'田illibertin>> dans les trois Justine 15
sur les miennes: nous luttions trop inegalement En ne m'offrant que ses
effets, elle me voilait toutes ses causes. J e me suis donc restreint a
l'imitation des premiers (les mots soulignes le sont par Miyamoto)>>41).
Pour Almani, la nature est comme d合1atur白 Elleest reduite a ses aspects
destructeurs, ou meme, elle est consideree comme une imitation du personnage lui-
meme. Ce ne serait pas Almani qui imiterait la nature, mais la nature qui serait,
en somme, forcee de 1'imiter. En affirmant qu'il copie la nature, il forge une entite
originale que la nature a son tour devra copier. Du coup, imiter la nature signifie
se l' assimiler, ou, en un mot, l'interioriser parler de la nature, c' est evoquer la
nature prise, enfermee a 1'interieur de son propre corps.
Almani, interrompis-je avec chaleur, vous bandez, sans doute, en vous y
livrant? Jugez-en>>, me dit le chimiste, en me mettant a la main un vit
gros comme le bras, et dont les veines violettes et gonflees semblaient
pretes a s' ouvrir sous la violence du sang qui circulait dans elles42) (les
mots soulignes le sont par Miyamoto).
La nature ainsi interiorisee peut des lors communiquer des sensations vivantes
aux <<organes>> de celui qui en parle comme de celui qui ecoute. Mais il semble
bien que cette nature se rapetisse aux dimensions du <<vit>> d' Almani, pose dans
<<la main>> de Jerome qui l'observe et le decrit minutieusement, comme s'il s'agissait
d'un specimen d'histoire naturelle. C'est seulement a ce prix, ce rapetissement, que
la nature pernicieusement interiorisee acquiert une realite et que l' etre du libertin
ピimposedavantage.
Depuis que G. Galilee, en 1632, dans Le Dialogue sur les grands systemes du
monde, avait postule, sous la forme d'une formule mathematique, que des mots
explicatifs sur la hierarchie des valeurs, sur la finalite des choses, sur la providence
de Dieu43) n'etaient plus necessaires, a leur tour les libertins du 17e et du 18e
siとclesse sont essayes a appliquer cette verite nouvelle, en toute independance de
Dieu, (et meme a en abuser), une verite qui relとveen fait des sciences naturelles et
qui pretend reecrire l'ordre des mots et des choses. Dom Juan ne voulait pas sig-
41) La Nouvelle Justine, t. II, pp. 778-780. 42) La Nouvelle Justine, t. II, p. 780. 43) E. Cassirer, Die Philosophie des Aufklarung, 1929, traduit en japonais par Yoshiyuki Nakano, Ed. Kinokuniya, 1962, pp. 51-52.
16 Yoko MIYAMOTO
nifier autre chose, lorsqu'il professait que <<deux et deux sont quatre, et que quatre
et quatre sont huit>>44). Nos libertins sadiens, eux aussi, s'efforcent d'observer avec
unαil libertin les experiences libidineuses et criminelles, et de les decrire comme
des phenomとnesnaturels a force de desirer s' assimiler a la nature, ils finissent par
l'interioriser, l'enfermer dans le phallus en furieur d'un libertin.
Or, ce phallus libertin qui menace le ciel se metamorphosera a la fin de l' Histoire
de Juliette, sous la forme de la foudre qui percera Justine une fois pour toutes.
<<Entree par la bouche, sortie par le vagin>>, ce phallus de feu くくdefigure
entiとrement>>45) la cr印刷requi soutenait vaille que vaille tout ce que la culture et
la philosophie des Lumiとreslui avait octroyees, tout ce que les libertins, avec
acharnement, avaient bafoue a savoir la dignitιla reconnaissance, la pitie, la
sympathie, l'amour, et surtout, la sensibilite, pour mieux les aneantir. Apres avoir
souille les cendres de la malheureurse, Juliette proclame triomphalement <<Quand
la verite meme arrache les secrets de la nature, a quelque point qu' en fremissent les
hommes, la philosophie doit tout dire>> 46). Mais une fois que cette philosophie aura
tout dire, il ne lui restera plus qu'a bruler tous les mots deja prononc白.
44) Dom Juan, HI, 1.
45) L'Histoire de Juliette, t. IlI, p. 1259.
46) L'Histoire de Juliette, t. I1I, p. 1261