Alain Faure - Un journal de voyage en pays ouvrier (2000)

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    UN JOURNAL DE VOYAGE EN PAYS OUVRIER

    Texte de la prsentation du livre d'Henry Leyret, En plein faubourg (publi en1895) rdit chez Les Nuits rouges en 2000, avec le sous-titre "Notations d'unmastroquet sur les murs ouvrires."

    Ni ce sous-titre ni les notes qui accompagnent cette rdition ne sont monfait.

    La pagination originale est donne en italiques entre crochets.

    On trouvera la suite (p. 5 10) le texte du chapitre du livre intitul : "Del'alcoolisme", et p. 11, la gravure de Reinoso en frontispice du livre de RogerGrosclaude, Le prix du sang ou misre contemporaine , Paris, Aux quatre vents, 1938,59 p.

    Alain FAUREUniversit de Paris X-Nanterre

    [email protected].

    Avouons-le d'emble, nous savons peu de choses de l'auteur d'En pleinfaubourg, un de ces rares ouvrages crit par un bourgeois qui donne des ouvriersde Paris une image point trop dforme. Henry Leyret, n Marseille en 1864, etmort quatre-vingt ans plus tard, en 1944, on ne sait o prcisment, mena unecarrire de journaliste politique, crivant dans les grands journaux de son poque,L'Aurore, Le Figaro, Le Temps Il baucha mme un dbut de carrire politique en

    entrant, tout jeune, dans un cabinet ministriel, fort probablement l'Intrieur,sous Waldeck-Rousseau, quand celui-ci, pour la deuxime fois ministre, faisaitvoter la loi sur la libert syndicale, en mars 1884. Waldeck fut le grand homme deLeyret, qui lui leva un monument de papier en publiant l'ensemble de sesdiscours et crits et en lui rdigeant une biographie. Son dernier ouvrage connu,De Waldeck-Rousseau la C.G.T. paru en 1921, oppose l'idal rpublicain, incarn enWaldeck, d'une entente entre le capital et le travail la guerre de classes prnepar un syndicalisme ses yeux dvoy. Comme son ancien patron, Leyret auraitsans doute pu se dire "rpublicain modr, mais non modrment rpublicain"

    Cependant il y eut toujours chez lui du moins dans la premire partie de savie un intrt pour le monde ouvrier et une grande sensibilit aux injusticessociales. On le voit par exemple publier, en les commentant, les fameux jugementsdu prsident Magnaud, ce prsident de tribunal, Chteau-Thierry, qui avait faitremplacer le crucifix de la salle d'audience par des emblmes rpublicains et s'taitrendu clbre par des jugements "justes et humains", comme le dit Leyret. C'estcette fibre sociale qui aussi l'amena s'intresser de prs aux anarchistes et leursides. Dans En plein faubourg , il reconnat, sans s'indigner, [5] que les libertaires jouissaient dans le peuple d'un fort capital de sympathie. D'ailleurs, journaliste L'Aurore le journal de Clemenceau, celui o bientt sera publi le "J'accuse !" deZola , ne mena-t-il pas campagne pour la libration des anarchistes condamns au

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    bagne la suite d'affaires souvent bien peu claires1 ? D'o aussi cette ide, dans lebut d'observer tout son sol et d'tre mieux mme de comprendre la vie et lespenses du peuple, de se faire bistrot "en plein faubourg" : de cette plonge en paysouvrier, il ramena une brasse d'observations dont il tira ce livre, paru en 1895. Enplein faubourg, est de loin son uvre la plus originale, c'est aussi la seule qui n'aitpas sombr dans l'oubli : le "Leyret" tait dj bien connu des spcialistes. Cette

    postrit, sanctionne par la rdition actuelle, n'est que justice car il s'agit biend'un tmoignage de valeur parce que sans illre et de plus, souvent juste.Voyons cela de prs.

    Leyret a-t-il t inspir par des modles ? On songe bien sr au naturalisme :En pleinfaubourg continuerait le sillon ouvert par L'Assommoir en 1877. Mais c'est lune fausse piste car l'ambition littraire est absente chez lui2. D'ailleurs En pleinfaubourg est un livre rdig la hte, sans soin, et les coquilles ne se comptent plusdans le texte Ici, tout simplement, Leyret le journaliste fait uvre dejournaliste. Dans le mtier, on savait bien que, pour approcher l'ouvrier, l'entendreparler comme il parle, l'couter penser comme il pense, c'est dans un dbitpopulaire qu'il fallait se rendre. Un journaliste, auteur en 1886 d'une srie d'articlessur "la misre Paris", Marcel dant, donnait la recette : "Il faut aller dans lescabarets [], passer des heures entires, boire avec leurs habitus la verte et lepetit bleu, si l'on veut se faire une ide juste des souffrances qu'endurent lesouvriers, des opinions qu'ils professent et des passions qui les tourmentent. Lvous verrez leurs mes nu".3 Le comptoir tait pour le bourgeois ou l'intellectuelen mal de copie une sorte de visa pour pntrer dans un univers social et mentalressenti fondamentalement comme tranger et trange. Il y a toujours dans cesreportages un ct "voyage d'exploration", un relent d'exotisme. Cettereprsentation des gens du peuple comme les nouveaux barbares camps dans nosvilles [6] a inspir des genres littraires mineurs comme le pittoresque Leyret citeun de ses minents reprsentants sous le Second Empire, Privat d'Anglemont ouplus tard le populisme. La faon dont, dans certains media, il est aujourd'hui parl

    des "jeunes des banlieues" ce genre a un besoin viscral de clichs , pourrait fairecroire que bien des journalistes ont t forms l'cole coloniale, si celle-ci existaittoujours !

    Ds lors, quelle est l'originalit du reportage de Leyret ? Le srieux mme del'entreprise et l'intelligence de l'auteur. Il ne s'est pas content d'enfiler unbourgeron et de visser une casquette d'ouvrier sur sa tte pour entreprendre lahte une sorte de "micro-comptoir", mais il a pris patente, bricol une installation,et, cinq mois durant, fait le bistrot, ou employons le terme usuel de l'poque lemarchand de vins. Cela est attest par un autre journaliste, Maurice Talmyer, quifait allusion, en 1901, "un homme de lettres" ayant achet quelques annesauparavant un dbit faubourg du Temple "pour nous donner un 'livre vcu' ",prcisment En plein faubourg4 Cette mise en scne, sorte d'observation

    participante, mme ainsi limite dans le temps, permit Leyret de bien voir et demieux comprendre, tordant le cou au passage quelques prjugs. C'est cette1. Voir les notices Antoine Cyvoct et Gueslaff dans Maitron, Dictionnaire biographique dumouvement ouvrier franais , CD-Rom, 1997.2. Il est vrai que l'anne suivante, il publie un roman intitul Pourquoi aimer ? , mais sa carrired'crivain s'est arrte l.3. Marcel dant, "La misre Paris. XII. Belleville", in Le Gagne-Petit , 14 mai 1886.4. Maurice Talmeyr, "Le marchand de vins", in La cit du sang, 1901, p. 146.

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    exprience un peu hors du commun du monde des journalistes qui lui fait crirecette phrase que devraient mditer les historiens l'afft d'une parole populairevraie dans les tmoignages subsistants, ainsi que les modernes confrres de Leyret :l'ouvrier est "trs mfiant envers qui l'interroge, parce qu'il se suppose, pour quin'est pas des siens, un objet de rpulsion ou d'exploitation, il lude toute questiontrop directe, vitant d'y rpondre autrement que par des chappatoires". La parole

    n'est alors qu'une fume protectrice.Nous parlions de prjugs corrigs par l'observation L'alcoolisme est le

    premier d'entre eux. L'ouvrier ne boit pas tant que cela, rpte Leyret, et s'ilfrquente ce point le marchand de vins, ce n'est pas "dans le but de se griser",mais d'abord pour dlasser son corps et son me des contraintes extrieures. Lebistrot, c'est l'endroit o l'on vient d'abord pour se dessaouler du travail et de ladiscipline. Les samedis de paye, c'est vrai, il y a un peu de viande saoule dans lefaubourg, mais n'exagrons rien, ajoute-t-il, c'est "l'ivresse du chant plus quel'ivresse du vin" qui fait [7] tituber celui qui se paye cette escapade dans les vignesdu Seigneur. Mais alors que deviennent Zola, L'Assommoir , Coupeau et sa crise dedelirium? De pures et simples calomnies, si l'on en croit les clients de Leyret quinous rapporte leurs propos, tmoignage infiniment prcieux sur la rception dansle peuple d'une littrature cense peindre la ralit populaire L'Assommoir futreu comme une insulte dans le faubourg, d'autres tmoignages le disent.D'ailleurs, le marchand de vins n'tait pas seulement ce cercle de quartier que nousdcrit Leyret, il avait dans la vie ouvrire bien d'autres fonctions : c'tait, le midi, laseule "cantine" abordable pour les ouvriers habitant loin, il pouvait l'occasionjouer le rle d'intermdiaire pour le placement mais on devine les drives , etsurtout il offrait un lieu commode pour les runions politiques et syndicales5 , et lesassociations de toute nature qui avaient leur sige au bistrot taient lgion. Lenombre considrable des dbits de boisson Paris pas moins de 24 867 en 1895,lorsque parat En plein faubourg tait la mesure non pas de la soif desParisiens, mais de l'intense sociabilit dont ces lieux taient l'instrument.

    Bien des valeurs et des comportements ayant cours dans le peuple ont tprcieusement consigns par notre bistrot ethnographe. Retenons parmi les traitssaillants de ce portrait mental du proltaire parisien l'indignit du crdit recourirau crdit, c'tait ne pas "faire face ses affaires", c'tait avouer sa misre , le dsir,sans nul tat d'me, de s'tablir " son compte", comme petit patron, une certaine joie de vivre aussi, en dpit de tout, qui se manifestait aussi bien dans les clausesd'un pari stupide, le got de la bagarre attention, dit Leyret, ne pas confondreavec la violence : la paix est toujours offerte l'adversaire ds qu'il a le dessous ,ou encore la recherche de l'image et de la formule : le peuple a toujours habit lelangage comme une maison lui. Et n'oublions pas ce got pour le chant, quisemble avoir beaucoup surpris Leyret, ou plus prcisment pour la socitchantante, comme au beau temps des goguettes. Sur le plan de la condition

    matrielle, tout ce que dit Leyret est juste, malheureusement : la morte-saisonannuelle tait la plaie de bien des professions encore, rduisant souvent peu dechoses un [9] salaire nominal dj bas et que dire des salaires fminins ! , etsurtout cette poque o quasiment toute la protection sociale moderne restait mettre en place, rien n'tait jamais acquis celui qui avait le malheur d'tre ouvrier5. Voir ce sujet l'excellente tude de Nathalie Graveleau, Les cafs comme lieux de sociabilitpolitique Pariset en banlieue 1905-1913. FEN, Cahiers du Centre fdral, 1992, 254 p. (PrixMaitron 1991).

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    : un accident, une maladie, un chmage un peu long, et l'existence apparemment lamieux assise pouvait tourner au drame.

    Mais il arrive aussi que le portrait se brouille, et Leyret nous tend parfois deses ouvriers de clients des images contradictoires. Ces bouffeurs de curs etpourfendeurs de gnraux ont beau rclamer le "grand soir" sur tous les tons, dit-il,ce sont en fait des rsigns dans l'me, point si mcrants que cela et en ralit

    attachs la patrie. Mais quelques pages plus loin, il a cette formule : "Le vraifaubourien ne fuit jamais l'odeur de la poudre", et surtout ne raconte-t-il pas lui-mme que lors d'un rveillon dans son dbit la nuit entire se passa chanter toutle rpertoire rvolutionnaire de l'poque : pas une Marseillaise ou un Chant duDpart ! On touche l aux penses profondes et aux visions d'avenir, auxaspirations : cinq mois taient sans doute un temps trop court sans parler de lapertinence du lieu pour rellement comprendre l'me ouvrire en ces replisprofonds et percer l'apparent mystre de ces contradictions.

    Donc, ne faisons pas trop dire "au Leyret", d'autant qu'il y a plus grave : leslacunes ou les erreurs de son observation. La femme, sans tre absente de sesanalyses, est essentiellement vue par lui comme l'pouse et la mre. Ce qu'ellepense elle-mme ne nous est jamais dit, sauf par rapport au mari. Et ce n'tait pasfaute de la croiser dans son dbit : les socits chantantes du samedi soir taient belet bien mixtes, il le dit formellement. Leyret reproduit d'autre part les argumentsouvriers contre le travail des femmes, sans commentaires il est vrai, mais on sentbien qu'il y applaudissait. Sur les erreurs, voici peut-tre la plus symptomatique. Ilparle de l'amour des familles ouvrires pour leurs enfants, et rien n'est plus juste.Les petits d'ouvriers partaient peu en nourrice, et ce n'tait pas seulement unequestion d'argent. Mais l o il se trompe, c'est quand il associe cet amour aunombre des enfants. Depuis une bonne quinzaine d'annes, les couples ouvriers Paris limitaient leurs naissances, recherche d'un mieux-tre, qui n'avait rien voiravec un dgot de l'enfant : l'enfant est d'autant plus chri qu'il est rare. PourLeyret, c'tait l de l'gosme pur, avec avortement criminel la clef. Pas de piti

    pour les "faiseuses d'anges" !Mais que le lecteur se rassure. Il apprendra beaucoup, dans cet ouvragesouvent plaisant, parfois amusant, sur ces ouvriers parisiens aujourd'hui un peumythiques, d'entre la Commune et la Grande Guerre. Il passera rapidement surcertains chapitres, englus dans des dbats d'poque, seulement intressants pourles spcialistes du social ou du politique, pour rflchir, son tour, sur la ncessairecritique des tmoignages, qui passe par une rvision permanente des ides toutesfaites et des savoirs tablis. Des images faisons table rase. [10]

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    Texte du chapitre III de la Premire partie, intitul "De l'alcoolisme", extrait dulivre d'Henry Leyret , En plein faubourg (murs ouvrires). Paris, Bibliothque.Charpentier (G. Charpentier et E. Fasquelle), 1895, 276 p. , p. 52-74

    L'ouvrage entier figure bien dans Gallica, la bibliothque numrique de laBNF, mais seulement en mode image.

    La pagination donne en italiques entre crochets est celle de l'dition originalede 1895 ; les deux notes figurent dans le texte de Leyret.

    Les sociologues, les moralistes, les puritains, n'arrtent pas non sans raison de dplorer les progrs incessants de l'alcoolisme parmi la classe ouvrire.Appuy de leurs crits, le bon bourgeois (entendez ce mot au sens qui parat lemieux lui convenir l'heure actuelle, celui de : ennemidu peuple), le bon bourgeois,tout en sirotant un petit verre de chartreuse ou de fine champagne premiremarque, met de svres aphorismes sur les dangers de l'alcool, unique perdition,prcise-t-il, des ouvriers. C'est le grand reproche, l'ternelle accusation base surquoi ?... Sur le nombre des marchands de vin, sur la rencontre dans la rue [52] de

    quelque pauvre diable titubant d'un trottoir l'autre, base principalement sur lesstatistiques. On a trop raill les erreurs parfois colossales des statistiques pours'amuser un tel jeu. Peu importe que leur enseignement reste probant, dfinitif,ou parfaitement rfutable ; il n'galera jamais la constatation des menus faits de lavie, rapports dans toute leur simplicit suggestive.

    Que, en de certains milieux, on continue d'attribuer le malaise gnral de laclasse ouvrire aux effets de son penchant l'ivresse, qu'on l'accuse toute entired'alcoolisme endmique. Et j'ai bien constat en effet que quelques ouvriers s'ylivrent exclusivement* . Mais ce que j'ai vu me permet [53] de croire que la grandemajorit n'est point aussi alcoolique qu'on le dit, au sens littral de ce mot terrible.Plus d'une fois j'ai entendu des ouvriers, parlant d'un camarade, dire : "Il boit, c'estun poivrot ! " Et cela coupait la conversation comme un dsaveu.

    Un jour, le portrait de M. mile Zola, publi par une feuille illustre, tanttomb entre les mains d'un de mes clients, il fit haute voix cette rflexion :

    - En voil un qui l'a bien mrit de [54] n'tre pas reu leur Acadmie ! Il nel'a pas vol.

    - Tu le connais ? Qu'est-ce qu'il t'a fait ? Il m'a insult, comme toi, comme tous les frres.- En voil du battage ; tu nous en contes !- Vous n'avez donc pas lu ses feuilletons, celui de l'Assommoir ? C'est du

    propre ! A l'en croire, nous serions tous des "saoulots"!Un loustic cria :- Tais-toi, Mes-Bottes !

    * A la vrit, ce dfaut est-il l'apanage de ces malheureux ?... La jeunesse bourgeoise, celle deFrance, celle d'Allemagne, ignore-t-elle l'abrutissement des beuveries prolonges du soir au matin,scandes des chants traditionnels en l'honneur de Bacchus ? Nunc [53]est bibendum !... Ne sait-onrien des scandales causs dans les restaurants de nuit par les pochards en habit ou en smoking ?. ..Et les plantureux repas, largement arross des meilleurs crus, jusqu' plus soif, auxquels se complatla socitde plusieurs de nos provinces ?... Et les sparations de corps, les divorces prononcs aprsdes dbats qui rvlent chez les maris, hommes considrs ! d'invtres habitudes d'ivrogne ?...Enfin, en leurs faits-divers, les journaux ne font-ils pas connatre les chutes de fils de fami ll erouls dans les bas-fonds de Paris - abrutis par l'abus des alcools ? [54]

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    Lui, srieux, racontait, il argumentait. Parce que, de temps en temps, l'ouvrier boit un verre, la belle affaire ! Est-ce une raison pour le reprsenter comme unternel alcoolique ?... Et, maintenant, toute la salle, conquise, l'approuvait. Un seulse rebiffa, dfendit chaudement l'auteur de l'Assommoir, expliquant que s'il avaitun peu forc la note, c'tait dans l'intrt [55] de la classe ouvrire, et, frappant surla table, il conclut :

    - Zola a bien fait ! S'il a dcrit nos vices, c'est sur les bourgeois qui nous font ceque nous sommes que a retombe !

    L'accusation portait haut ! La bourgeoisie mise en cause passa un vilain quartd'heure.

    Ce trait, choisi entre tant d'autres, montre avec quelle ardeur l'ouvrierrepousse le reproche d'alcoolisme. Qu'on le croie, ce n'est pas sans raison.Exception faite pour les alcooliques de profession, pour les jeunes gens le dsir des'amuser, propre leur ge, les entrane plus que le vice , l'ouvrier boitmodrment.

    Ce qu'il prfre tout, c'est le vin. Tandis qu' ct de lui, l'ouvrier trangerne vient chez le dbitant que par gourmandise, prenant des liqueurs, des alcools,l'ouvrier parisien ne boit peu prs exclusivement que du vin, qui le soutient etl'gaie et il aime fort rire ! Son verre [56] empli, peu lui importe d'en renverserplus qu'il n'en boit, d'en donner aux camarades, pourvu qu'il raconte des tours safaon, arrivant ainsi se griser autant avec ses paroles qu'avec ce qu'il consomme.Des groupes de cinq, de six ouvriers passent trs bien leur soire avec seulement pour toute la "coterie" deux kilos (litres).

    Point de sirops : trop doux ! Un petit verre d'alcool la goutte avec le caf.Comme apritifs, le dimanche matin, deux ou trois verres de vin blanc, duvermouth, mais, plus que tout, de l'absinthe. Avec le vin, elle est, il faut bien le dire,la boisson aime. A la sortie de l'atelier, le samedi, il s'en dbite une quantiteffroyable. Quelques ouvriers n'en boivent qu'un verre ou deux ; d'autres, moinsnombreux, quatre ou cinq ; enfin, il en est, l'infime minorit, ceux-l touchant de

    trop prs l'alcoolisme, hlas ! qui, lorsque la joie les tient ou que la contrarit lespousse, vont jusqu' quinze, [57] jusqu' vingt, jamais lasss, esclaves du mortelpoison.

    Parmi ces ouvriers qui justifient eux seuls l'accusation d'alcoolisme lance tous les travailleurs, l'un d'eux m'avait particulirement intress. Grand, solide,vrai type de Gaulois avec son front dcouvert, ses pommettes rouges et saillantes,sa longue moustache blonde, il avait dj fait un sjour Sainte-Anne, quoique peine g de trente ans ! Charpentier de son tat, il passait pour un matre ouvrier,dur la besogne, trs srieux au chantier, recherch des patrons. Des semainesentires, il vivait sobrement. Puis, soudain, sans raison, il tirait des bordes. Quandje le chapitrais amicalement, pour toute rponse il disait :

    - J'ai besoin de m'asphyxier!

    Dfense ayant t faite par moi de lui servir quoi que ce ft lorsqu'il paraissaitavoir trop bu, ces jours-l il s'abstenait de venir. Quelquefois pourtant, je le visarriver [58] en tat complet d'ivresse. Se sentant surveill, il fuyait mon regard, seraidissait, calme, droit sur ses jambes, s'efforant de paratre dans son tat naturel.Mais il tait trahi par ses expressions prfres en ses jours d'alcoolisme. S'ildemandait un pot-de-fleur ou du poussier (vin), une bleue ou une goutte de rose(absinthe), j'tais fix ; le malheureux avait aval dans sa journe deux douzainesd'absinthe ! Avec cela doux et robuste, la fois conciliant et batailleur, trs dvou,

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    mais domin par la fe verte : je lui fis tant la morale que je ne le vis plus. Hlas !Sainte-Anne l'attend.

    Par bonheur, les ouvriers de cette catgorie sont l'exception. Je pourrais citertous ceux que j'ai connus : pas mme une dizaine ! D'ailleurs, la plupart de ceux-lsont clibataires. C'est que les braves mnagres ont vite fait de courir tous lescabarets du quartier pour en ramener leurs maris ! De temps en temps [59] elles

    excusent une escapade. Le dimanche, mme, elles accompagnent "leur homme"chez le marchand de vin, parfois aussi en sa compagnie boivent-elles un peu plusque de coutume, mais il ne faut pas pousser la dpense trop loin -- avec quoi ferait-on manger pour les enfants ?...

    Le faubourg serait-il le temple de la Temprance ? Pas du tout ! Sur cetableau, fidlement trac, des plaques salissantes, et l, projettent leur ombreindcise. Le matin, allant aux provisions, des femmes s'approprient une demi-douzaine de sous au prjudice du mnage : vivement, serrant sur leur bras unpapier jaune graisseux, quelque dchet verdtre de boucherie, elles se glissent d'unpas furtif, dans les bars, demander un verre d'absinthe, l'avalent en deux secondes.Suivez-les ! Quelques pas plus loin, nouvel arrt, nouveau verre d'absinthe. Et ainsideux, trois fois. L'habitude est prise, rien ne la chassera. Misrablement [60] vtuesde hardes effiloches, sales, passes de couleur, elles apparaissent vieillies, uses,dcharnes lamentablement. Quelles misres, quelles dceptions, les prcipitrentdes amours toiles de leur jeunesse dans cette dchance physique et morale, hiercourtises, caresses, maintenant objet de dgot, de rpulsion ?... Quand l'uned'elles, ayant pass la mesure, titube, s'affale, roule au ruisseau, la foule s'amasse etricane, et hue, mprisante ; sur le passage de la brouette qui transporte ce dbrisavin, les mnagres se dtournent, insultant son abjection : "La charogne ! "

    Fuyant les tablissements publics, d'autres femmes, d'ailleurs moinsalcoolises, se sont habitues boire "la goutte" chez elles, rgulirement. Al'estaminet voisin, elles s'en vont chercher quelques sous de rhum, d'eau-de-vie,surtout du spiritueux suisse, ce que le peuple appelle du vulnraire : "Cela fait

    passer le temps ! " En fin [61] de journe, il en rsulte des rires plus aigus, unevolubilit plus presse, des mots sans suite, trs risqus. Demi-griserie quedissipera le sommeil, si au pralable elle ne suscite avec le mari une querelle mlede coups ; moins que, jovial, il n'en rie, il ne s'en amuse, ayant mmes gots,mmes plaisirs ; n'est-ce point lui qui a donn l'exemple sa femme dj excite s'entraner par les commres et, sa quinzaine reue, n'absorbent-ils pas, euxdeux, quatre ou cinq litres de vin, sans compter la suite, en un seul repas ?...

    Ces murs sont assez regrettables sans qu'il soit besoin de les gnraliser.Pourquoi les appliquer la classe ouvrire tout entire, et elle seulement ?L'ordre social, chacun de ses degrs, se trouve-t-il point vici par des tares, dessanies, toute une pourriture qui cume et qui bouillonne, qui lentement dsagrgel'organisme rong par le chancre de la dcomposition finale ? Quelle [62] classe se

    peut affirmer saine, pure ?... Et si, vraiment, c'est l'alcoolisme qui, chez l'ouvrier,produit le plus de ravages, qui la faute ?... Admettons, comme l'avancent, siinfailliblement ! les statisticiens, comme le lui reprochent, si amrement ! lesmoralistes, que l'ouvrier se saoule toujours. A six heures du matin, encore malveill, il part pour l'atelier, il n'en revient que le soir, 7 heures, quelquefois plustard, bris, harass, prenant peine le temps de manger, puis il se couche, et dort... moins qu'il ne se prpare pour l'avenir de nouvelles charges. Ainsi tous les jours !Tous les jours, le mme travail accablant, qui le fait s'essouffler, ahaner, dans laperte totale de ses forces musculaires. Tous les jours, la mme existence pnible,

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    courbe, domestique, sans lueurs de repos, sans joie complte sans cesse lachane et le boulet, le boulet du gagne-pain s'il ne veut pas mourir de faim, lachane de l'esclavage [63] s'il ne veut rouler au vagabondage. Le Travail est la loifondamentale du contrat social, il en est le moteur ncessaire, sacr : soit ! Mais, ce travail, pour l'ouvrier, quelle diversion ? O, ses distractions ? O, sesdivertissements ? O, l'oubli du labeur ininterrompu ?... Ignorant, ou si peu

    instruit ! Il n'entend rien nos livres, et puis, un homme qui depuis son lever,peina dix ou douze heures dans l'effort et la sueur, que parler de mditer surl'histoire, sur la philosophie, sur la littrature ! Les thtres ? les divertissementspublics ? cela cote et fatigue !... Quels plaisirs lui offrir, qui conviennent sanature fruste, brutale, de premier jet, ni sentimentalise ni intellectualise, telleenfin qu'elle se dveloppe dans le servage o le rive notre socit ? Quoi, si ce n'estle cabaret, o, avec peine quelques sous, il se sait le bienvenu ? o, avec peinequelques verres, il s'lve au-dessus des ralits oppressives, avin, [64] baveuxpeut-tre ! coup sr transport dans le monde de l'exaltation et de la divagation,par quoi il s'vade un moment de la vie de souffrances et de privations danslaquelle demain le rejettera ?...

    Mais est-ce bien la quantit de ce qu'il boit qui altre la sant de l'ouvrier ?N'en serait-ce pas plutt la qualit ?

    De mme qu'en Espagne des toradors font partie de la Socit protectricedes animaux de mme, si l'on cherchait bien, trouverait-on peut-tre en France,parmi les membres des socits de temprance contre l'abus des alcools, quelquegros distillateur, quelque ngociant de Bercy. A ce ngociant, ce distillateurenrichi dans la vente des alcools, dont, bourgeois vertueux, il condamne les effetsdsastreux pour la sant publique, demandez si jamais il servit sur sa tablequelqu'un des produits de son commerce. Il haussera les paules ! Toucher depareilles salets ? Pouah ! Non, il a, lui, [65] une excellente cave emplie desmeilleurs crus, des alcools les plus naturels. Cela n'a nul rapport avec ce qu'il vend ;depuis quand les manipulations du commerant s'accordent-elles avec les gots de

    l'homme priv ?... En vrit, ces messieurs ont raison : les alcools de commerceflattent trop peu le got, et ils sont si nuisibles la sant ! Les singulires matiresqui participent leur fabrication, des spcialistes les ont divulgues, on les a millefois numres, et aujourd'hui ce n'est un secret pour personne que certainsalambics n'gouttent que de chimiques combinaisons qui corrodent le corps, quibrlent le cerveau.

    Les distillateurs nient qu'il en puisse tre autrement. La consommationpublique est telle qu'il serait impossible d'y suffire avec les produits naturels ; enfinceux-ci sont d'un prix de revient trop lev : avec les droits perus par le fisc, aucundistillateur ne subsisterait, ce serait la ruine ! [66] Or, en quelle me de commerantentre-t-il assez de gnrosit pour que, par dvouement l'humanit, cet hommeabandonne, de gaiet de cur, des bnfices certains ? C'est trop juste !

    Il ne servirait de rien de dire la suite de quelles triturations on obtient lescompositions livres sous formes d'alcools, de sirops. Peut-tre ce travail, qu'au besoin on pourrait lire dans des ouvrages spciaux, se trouvera-t-il plusavantageusement remplac par le tableau suivant ; c'est celui des prix que cotentles liqueurs aux marchands de vin : [67]

    Prix en francs, et au litre :

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    Prix(au

    litre)

    Prix(au

    litre)Absinthe 2,50 Champagne 2,75Vermouth.. 1,40 Citron 1,60Rhum. 2 Gomme . 1,25

    Marc .. 2 Guignolet 1,75Kirsch . 2 Amer .. 2,25Genivre 2,25 Anisette . 1,20Chartreuse jaune ... 3,50 Grenadine . 1,30

    " verte 4 Curaao . 1,20Raphal . 2,25 Banyuls .. 1,50Malaga .. 2 Groseille.. 1,25Madre . . 2 Cognac 1,60Byrrh . 2,25 Cassis .. 1,20Spiritueux Suisse 2 Menthe 1,60Bitter .. 2,25 Orgeat . 1,5

    [67-68]

    Tels sont les prix, dfalcation non faite de l'escompte, auxquels les distillateurscdent leurs produits la clientle tablie. Notons que ces prix sont choisis dans lamoyenne, qu'il en est de beaucoup plus infrieurs : on peut avoir un litred'absinthe pour 1 fr. 75, un litre de rhum pour l fr. 50, et mme moins ! ainsi detout. Si donc l'on considre ce que chaque litre reprsente d'impts, de frais, dedpenses de toutes sortes, sans compter les bnfices du fabricant, que reste-t-ilpour l'achat des matires premires ?... Quelques centimes ! Il est peine besoin dese demander si c'est avec une somme aussi minime que les distillateurs ont lapossibilit de se procurer et de vendre des produits naturels. Toutes les distilleriesdonnent-elles [68] de gros bnfices ? On n'oserait le prtendre. Mais certainement

    les distillateurs se moqueraient de qui hasarderait qu'en gnral ils font demauvaises affaires ; plusieurs m'avourent arriver difficilement satisfaire auxordres de leur clientle. En vrit, l'alcool, mme cd des prix minima , leur estune source d'importants revenus. Ne serait-il donc pas ais de raliser moins debnfices -partant de mettre dans la circulation moins de poison ?

    A dbiter ce poison, les marchands de vin, leur tour, ne partagent-ils laresponsabilit des distillateurs ? Pourquoi acheter de prfrence les marquesinfrieures ? Pourquoi ne songer qu' payer la marchandise le moins cher possiblepour gagner le plus possible ? Toujours le lucre ! Ils vendent les marchandises ledouble, le triple de ce qu'elles leur cotent; la plupart des alcools et sirops dbitssur le comptoir dix, quinze centimes, produisent un bnfice net [69] de cinq sixfrancs par litre. Ajoutez le vin.

    A moins de s'adresser directement aux viticulteurs, et cela n'est possiblequ'aux grandes maisons, les dbitants ne trouvent chez les ngociants spcialistesque des gros vins de coupage, dj trs mouills, heureux lorsque ces vins nepchent que par l'excs d'eau, lorsque le campche, la fuchsine, une compositionchimique quelconque, ne supple pas au vin totalement absent ! D'une pice quirevient de 110 130 francs (droits d'entre compris), les dbitants retirent d'abord50 litres pour faire ce que l'on appelle " le vin la bouteille", ils les remplacentensuite par autant d'eau, et c'est ce mlange dj travaill ailleurs qu'ils servent leurs clients en guise de vin. Peut-tre ce vin n'est-il trop souvent qu'une mauvaise

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    mixture dlaye dans de l'eau, peut-tre les verres ne contiennent-ils pasexactement la mesure, mais dans un coin du dbit, haut place sur le mur, unepancarte verte [70] ne prvient-elle pas le client que le marchand de vin ne garantitni le contenant ni le contenu ?... Ah ! la bonne, l'excellente loi Griffe* * !

    Une pice de vin renfermant 225 litres, et cotant prenons une bonnemoyenne 135 francs, tous frais compris, cela met le litre 60 centimes ; le dbitantle vend 70 centimes emporter, 80 centimes consommer sur place. Mais, aucomptoir, dbit au demi-setier, le litre rapporte 1 franc, au cinquime 1 fr.05. Enfin, les 50 litres qu'on a eu le soin de retirer de la pice en la mettant en percefournissent 65 bouteilles de vin cachet, vendues 1 franc pice, ou 130 petites filles demi-bouteilles 60 centimes chaque. Rsultat : un bnfice approximatif de 100% ! [71]

    Je m'en tiens, bien entendu, au commerce honnte, sans aborder le chapitredes oprations quivoques, mais essentiellement productives auxquelles se livrentdes marchands de vin appartenant des bandes noires qui alimentent la place deParis de nombreuses pices de vin obtenues par quels procds ? des prixinous de bon march, provenant soit de la province, soit mme de Bercy.

    Ainsi, prlevant un bnfice de cent pour cent sur le vin, un bnfice de deuxet trois cent sur l'alcool, quels bnfices les dbitants ne doivent-ils point ralisersur la classe ouvrire ! Sans nul doute, le mtier, parler bourgeoisement, est desmeilleurs, puisqu'il apparat si productif. Mais, en laissant de ct les inconvnientsmoraux qui s'attachent la profession, il y a le crdit qui emporte une bonne partdes bnfices ; il y a les socits coopratives qui fournissent des milliers demnages, [72] les grandes piceries avec leur bon march exceptionnel ; et,s'ajoutant toute cette concurrence qui accapare la vente au dehors, la concurrencedes dbitants eux-mmes, dont le nombre est incalculable ; dans une rue nouvelle,ouverte depuis cinq ou six ans, en un quartier pas trs populeux, j'ai comptjusqu' vingt-cinq dbits sur un parcours de 200 mtres de terrain non entirementbti !

    En somme, que ce soit par la faute du dbitant, agent transmetteur desvnneuses boissons, commerant oblig, devant l'parpillement de sa clientlevacillante ou dcime, de diminuer ses frais, d'acheter meilleur compte et plusmauvais ; que la responsabilit en pse plus lourdement sur le fournisseur,ngociant en vins ou distillateur, infailliblement coupable au premier chef des'enrichir par des falsifications dltres, de btir sa fortune sur la corruptionorganique des masses, le rsultat [73] est le mme. Chez le petit, la crainte de lafaillite, chez le gros, le pourchas au gain, cela retombe toujours sur la mmevictime : l'ouvrier ! Il est donc licite de se demander si les ravages de l'alcoolisme,loin d'tre le seul effet d'un vice populaire, ne sont pas en premier lieu le fruit de larapacit de quelques gros bourgeois. [74]

    ** Depuis le 26 aot 1894, une loi vote un mois auparavant par les Chambres, interdit auxdbitants de vendre des vins mouills, sous peine d'amende, de prison, de la perte des droitsciviques et politiques. [71]

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    Gravure de Reinoso.Frontispice du livre de Roger Grosclaude, Le prix du sang ou misre

    contemporaine,1938.