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ALBERT CAMUS : L'ÉCRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE ET LES REGISTRES MULTIPLES DE LA VOIX &FLEXIONS SUR NOCES ET LE PREMIER HOMME KELING WEI Thèse présentée au Département de Français de l'université Queen's pour l'obtention du grade de Maîtrise es Arts Queen's University Kingston, Ontario, Canada Janvier 1998 Copyright Q Keling Wei, 1998

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ALBERT CAMUS : L'ÉCRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE

ET LES REGISTRES MULTIPLES DE LA VOIX

&FLEXIONS SUR NOCES ET LE PREMIER HOMME

KELING WEI

Thèse présentée au Département de Français

de l'université Queen's

pour l'obtention du grade de

Maîtrise es Arts

Queen's University

Kingston, Ontario, Canada

Janvier 1998

Copyright Q Keling Wei, 1998

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ABSTRACT

This thesis studies two of Albert Camus' works: Noces and Le Premier Homme

written, respectively, at the beginning and the end of his literary career. Noces is one of

his early publications, white Le Premier Homme is, in fact, a posthumous book,

published in the 199OYs, long after Camus' death. The latter work remains a manuscript,

left unfinished at the time of Camus' death. It is of particular interest to us because it

reveals some of his rather individual aspects. In other words, it is the strong

autobiographical character of the book that attracted us fust .

Comparing the two texts, we find some common points which profoundly

affected Camus' personality and sensibility and constituted the background of his whole

œuvre: Algeria, the Mediterranean, the sun, the sea, and poverty. We qualifjr the two

teas as "autobiographical writings" in the sense that they express the same desire to seek

the original, the essential and the ultimate sense of existence.

Considered from a narratological perspective, Camus' writings transcend the

conventional classification of literary "genre". We introduce hence the concept of

"phenomenological-poetic-autobiographical voice" which, in covenng the narrative voice

of the text, embraces a son of metaphysical and esthetic vision and depicts a unique

autobiographical space. This paper shows how Camus' literary writing illustrates the

practice of using the multiple facets of voice combining poetry, rhythm, lyricism as well

as personal and collective experience, history and myth, and in which rnemory and

imagination play a cornplicated garne. Literature itself becomes, finally for Camus, a

space of traces and of passage.

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REMERCIEMENTS

Mes remerciements sincères vont d'abord à ma directrice de thèse,

Madame Mireille Calle-Gruber, grâce a laquelle j'ai pu terminer ce travail.

Son encouragement, sa patience et ses conseils me sont extrêmement

précieux.

J'aimerais aussi remercier mon mari, Lijun Zhang, pour son amour et

son appui inconditionnels.

Enfin, je tiens à remercier mes frères Kefei et Jian, mes sœurs Keqing

et Jinping, ainsi que mes neveux Kevin et Mimi, qui m'ont constamment

domé leur soutien pendant toute la période de mes études.

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TABLE des MATIERES

AB STMCT ..................................... ,.. ......................................... i ..

REMERCIEh/lENTS ....................................................................... II

INTRODUCTION ......................................................................... - 1

CHAPITRE I : Situation narrative de Noces et Le Premier Honzrne:

......................... Rifiesions sur quelques él6rnents théoriques 5

...................... 1 . 1. Fiction. récit. roman. biographie et autobiographie 5

1.2. Question de la personne de la narration .................................. 1 1

....... CI-IAPITRE II : Autobiogrnpliic ct Algéric: h In croisée des deus Iivrcs 25

2.1. Aux deus extrémités de l'œuvre ........................................... 25

........... 2.2. Autobiograpliie et biographie: croisement et élargissement 41

2.3. Identité ou altérité ........................................................... 48

......... CHAPITRE III: Le récit choral ou Les registres multiples de la voix 54

3.1. Jeux de multiples registres:

................................. vers une polyphonie de l'autobiographie 54

3.2. Vois phénoménologique-poétique-autobiographique:

les pouvoirs de fusion de l'écriture ....................................... 78

CONCLUSION : L'autobiographie algérienne de Camus

ou L'écriture hospitaliitrc ................................................ 96

BIBLIOGRAPHIE ........................................................................ 101

VITA ...................................................................................... 103

iii

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à mes parents

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INTRODUCTION

Le Premier Homme, œuvre posthume d'Albert Camus, demeurée à l'état de

manuscrit, interrompue, inachevée, frappe par la force du style, la passion nostalgique

retenue et le caractère autobiographique relevant d'une confession émouvante. C'est ce

côté autobiographique qui m'a aussitôt et avant tout intéressée, car il révèle, pour la

première fois, des images secrètes, obsédantes, des figures récurrentes, qui occupent une

piace importante tant dans l'enfance que dans l'ensemble de la vie de l'écrivain. Et

pourtant, si cette écriture est à I'évidence autobiographique, elle échappe, à beaucoup

d'égards, à la stricte définition de l'autobiographie telle qu'il est convenu de la

répertorier: ici, manque le « pacte autobiographique » ; la narration est a la troisième

personne; la situation narrative reste dans l'ambiguïté, et il y a mélanpe de « genres ». En

fait, la qualité autobiographique de l'œuvre, comme nous allons l'explorer plus loin, se

reflète moins dans les aspects du récit, c'est-à-dire ceux qui concernent le statut du

narrateur ou la vérité événementielle, que dans sa visée ultime: recherche de l'origine et

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de l'identité, construction d'une personnalité et d'une sensibilité à travers la conscience,

la mémoire vive. C'est dire que 1' « autobiographie », ici, sous la plume de Camus, prend

un sens beaucoup plus vaste, et atteint à son expression métaphysique la plus profonde

dans la pratique singulière de l'écrivain.

Des lors, il était tentant de faire retour sur l'œuvre et, en particulier, sur les

premiers ouvrages de Camus afin d'évaluer le pas qui, éventuellement, était franchi avec

le dernier livre. C'est Noces, une des premières œuvres de Camus, qui a retenu notre

attention en ce qu'elle constitue, non seulement un contraste avec Le Premier Honinte par

sa pureté lyrique et son style, mais aussi une complémentarité - quant aux dispositifs

narratifs et quant aux thèmes -- pour une meilleure compréhension de l'écriture dernière.

On trouvera bien des terrains communs entre ces deux textes situés aux deux ex3rémités

de l'czuvre d'un écrivain: le syndrome de la terre algérienne, la pauvreté, la Méditerranée,

le soleil, la mer, l'énergie de la nature, l'exaltation de la jeunesse, de I'instant, du corps et

des sensations physiques, la sensibilité quant à la présence de la mort. Nous allons voir

que, à travers les jeux d'enchevêtrements et d'enchâssements, l'intertextualité se traduit

par un double geste narcissique et par une sorte d' « autoreprésentation » qui traverse

l'écriture de Camus et en fait un ensemble vivant et dynamique.

Considérées sous l'angle narratologique, ces deux œuvres présentent une

complexité, voire une ambiguïté qui méritent d'être examinées de plus près: on constate,

en fait, que l'écrivain joue sur des registres multiples quant à la temporalité narrative et à

la voix narrative, lesquelles débordent les classifications genettiennes fort utiles, par

suite, pour mesurer l'écan. Or, ces « écarts » par rappon aux canons du récit, il nous est

apparu, a l'analyse, qu'ils constituent, dans I'écriture de Camus, le lieu par excellence de

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la mise en œuvre de la voix phé~~ométzoIogique-poéfiqz~e-az~tobio~. Ce concept,

que nous avons tenté d'élaborer dans les pages ci-après, et qui croise celui de la voix

narrative, finit par englober cette dernière, et par tracer un vaste espace autobiographique

en embrassant une vision à la fois métaphysique et esthétique. Dans cette perspective,

l'anachronie du récit, l'effet de suspension du temps, le flottement des instances

narratives s'expliquent bien: c'est cene voix, à la fois transcendantale et vivante, sortie de

« la vie solitaire de l'âme 1). qui anime les objets du passé, les projette dans la conscience

et l'imagination, de sorte qu'elle fait de l'écriture un lieu de présence, de passage,

d'empreinte, de croisement, de mixage et de tressage. 11 n'est donc guère étonnant que

dans Le Premier Homme, l'écriture témoigne d'une richesse exceptionnelle: espériences

personnelles et collectives, portraits, reportages ethnographiques, Histoire, légendes de

nomades exhaussées en mythes primitifs, en épopée antique, s'y trouvent tout ensemble.

Car cette voix, en travaillant les images, mais aussi les figures et les signifiants, imprime

rythme respiratoire: si bien que I'écriture, dans sa forme de prose, revêt les traits de la

poésie et du lyrisme.

Nous espérons pouvoir montrer comment, par un jeu semblable, Noces devient

aussi le lieu d'un tressaçe de voix: monologue solitaire, pulsation de la nature, histoire du

peuple, chœur primitif, hymne de l'univers. Et comment, déjà pleine de symboles, cette

œuvre de jeunesse résonne dans Le Premier Homme toutes deus constituent ainsi une

sorte d 'arrtobiogruphie nIgt+/rruze. Elles tracent, ensemble, le trajet intérieur de I 'écrivain

à la recherche de la source, de l'origine, de l'élémentaire, de l'essentiel; le noyau et le

centre où s'inscrivent les premières sensations, les premières traces, les premiers mots. Et

rien n'est plus émouvant. me semble-t-il, que ce retour ultime, cette cohérence intime du

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« premier » au « dernier » Camus - cohérence qui, telle une basse continue, aura peut-

être porté toute l'œuvre. « Noces » avec le monde donnent naissance au « premier

homme )) de l'humanité.

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CHAPITRE 1

Situation nmative de Noces et Le Premier Homme

Réflexions sur quelques éléments théoriques

1.1. Fiction, récit, roman, biographie et autobiographie.

La mise ensemble de ces notions paraît, de prime abord, contradictoire et sans

doute appelle-t-elle quelques précisions quant à la définition de ces termes. Qu'est-ce qui

les relie? Si l'on accepte de considérer que tout ce qui est raconté peut être qualifié de

récit, cette notion devient assez vaste pour inclure roman, biographie et autobiographie.

Cependant, une distinction aussitôt s'impose quant au roman d'une part, la biographie et

I'autobiographie d'autre part. La distinction vient de ce que le roman est rangé plus

conventiomellement du côté du fiaiomel, parce que ce qu'il relate est souvent inventé et

purement imaginaire, alors que la biographie et l'autobiographie sont censées raconter

une certaine part de choses vraies, dont on peut trouver les références documentées: elles

seraient donc moins fictionnelles. En fait, cela n'est pas si simple. Car le principal critère

de cette distinction tient à ce que les événements relatés dans un récit seraient vérifiables

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ou invérifiables dans la réalité; autrement dit, c'est un critère par rapport au monde

externe, en dehors du récit même. C'est dire qu'il est impossible en ce cas d'entreprendre

telle vérification de l'intérieur du récit. Or, le récit, en son économie textuelle intrinsèque,

est autonome, indépendant du monde extérieur et n'a absolument pas besoin, pour

s'accomplir parfaitement, de quelque vérification menée hors de lui; par conséquent,

l'économie interne du récit ne semble pas faire l'objet de ce genre d'étude. Par là, nous

émettons un doute: tout récit n'est-il pas fiction, dans le sens où il est plus ou moins la

représentation du monde intérieur ou extérieur de l'homme? Toute représentation. une

fois verbalisée par la parole orale ou par l'écrit, ne devjent-elle pas interprétation et donc,

si peu que ce soit, fiction? 11 nous semble que cette conception d'un récit fictionnel par

définition est plus juste en ce qui concerne la production Littéraire, et que, en particulier, il

est important de s'y tenir pour aborder la notion d'autobiographie qui constitue notre

propos. À partir de II, nous pourrons sans doute nous dispenser de revenir à toutes sortes

de discussions concernant la sincérité, la fidélité et la vérité de l'écrivain, questions qui

ont beaucoup obsédé la critique autobiographique et biographique. Par contre, il faudra

sans doute distinguer entre tvérite et véridicité ; et esaminer la question, fort subtile, de

cette véridicité : le « dire vrai », le « a vrai dire », qui est question d'énonciation et de

position narrative.

Pour l'instant, marquons que, dans la perspective globale ci-dessus, la relation

entre les notions que nous avons mentionnées se rSvèle plus claire. Michel Butor a

déclaré: « Le roman est une forme particulière du récit. » ' C'est de la même manière que

biographie et autobiographie entrent aussi dans le territoire du récit qui, pour nous, relève

Michel Butor. Essais sur fc romun. (Paris: Gallimard, 1992) p. 7.

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de la fiction. Néanmoins, nous nous arrêterons encore, dans l'analyse qui suit, sur la

question de l'authenticité et de l'identité.

Par son titre même, Le Premier Homme nous invite à assister à l'histoire d'un

vécu, donc à lire une biographie à proprement parler. Cela paraît justifié si I'on s'en tient

au fait que c'est la vie d'un homme, Jacques Comiery, qui constitue l'intkrêt principal de

la narration. On nous raconte. minutieusement et patiemment, sa naissance. son enfance,

son développement physique et psychique, jusqu'à ce qu'il atteigne l'âge mûr. La

narration a la troisième personne, relevant d'habitude des marques de In biographie

traditionnelle -- un narrateur, généralement absent, nous parle de l'histoire d'un autre --

renforce aussi cette première impression. Mais, au Fur et à mesure que la lecture se

poursuit et s'approfondit, notre certitude commence a s'ébranler et nous sommes saisis

par une hésitation: dans ce récit, le dosage autobiographique n'est-il pas beaucoup plus

important que celui de Ia biographie?

Ce sentiment est d'abord confirmé par la c o ~ a i s s a n c e du hors-texte. Qui connaît

un peu la vie d'Albert Camus reconnaîtra cc qui reflète sa vie en Algérie : une enfance

pauvre et agitée, privée du père mort à la guerre, un quartier démuni, un entourage réduit

à la mère et à la grand-mère, l'école, l'instituteur un quasi-père ... Même la date de

naissance du personnage principal (1913) et le lieu où se passent la plupart de ses

activités enfantines (Belcourt) sont identiques aus coordonnées de l'auteur. Si I'on

examine le récit en lui-même. on y trouve également des déments autobiographiques

caractéristiques et esemplairés: histoire d'enfance, rétrospection et introspection. ou la

mémoire et le passé occupent une place centrale, et sunout, un ton intime, voire

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confidentiel ... Ainsi est-on plus tenté de croire qu'on a affaire à une autobiographie

quelque peu voilée. En fait, on sait que la critique contemporaine tend à croire que tout

roman est plus ou moins autobiographique, comme l'écrit Eva-Maria Knapp-Tepperberg:

On a dit alors: ce n'est pas un roman, c'est une autobiographie. Comme si tous les romans n'étaient pas autobiographiques! Comme si le fait de se cacher derrière la troisième personne pour écrire, ou de changer de sexe, ou de s'évader dans le rêve et ie fantasme, n'était pas aussi révélateur, aussi près de Ia confession, de l'intimité, aussi autobiographique finalement que d'écrire une histoire a la première

Cela est très juste en un certain sens. Néanmoins, il faut avouer que la force émotionnelle

du critique ici l'emporte sur son raisonnement logique, lequel est relativement faible.

Pour ne pas trop confondre les choses et mettre en évidence les propriétés essentielles de

l'autobiographie. il est nécessaire d'établir des critères qui, pourtant, soyons modeste, ne

devraient être que relatifs et qualificatifs et ne présenter aucune rigidité - mais de la

rigueur, sans doute. Ici. il convient d'abord de faire référence à la définition de

l'autobiographie donnée par Philippe Lejeune, puisque cette définition est presque

incontournable en ce qui concerne notre sujet:

Récit ritrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle nict l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa

Laissons d'abord de côté l'emploi du mot réelle », d'ailleurs vague et assez discutable,

sur lequel nous reviendrons plus loin. Globalement, nous pouvons trouver que Le

Premier Homme. en principe, se conforme assez bien à cette définition: Récit en prose,

principalement rétrospectif, l'écriture de la vie d'un individu, le souvenir d'enfance qui

constitue essentiellement le lieu de formation d'une personnahté. Mais a part ces

' « Autobiographie et autobiographique chez Marie Cardinal », in Autobiographie ct biographie. Colloqiic de Heidelberg. (Paris: A.-G. Nizet, 1989) p. t 02. 3 Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, (Paris: Seuil, 1975) p. 14.

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éléments plutôt généraux, il y a encore des raisons plus précises et plus spécifiques qui

font que nous nous attacherons à considérer ce roman comme autobiographique.

A. Kibédi Varga distingue trois types de questionnements narratifs: « le faire, le

vivre, et l'être ». Plus précisément, il s'agit du « comment-faire », du « comment-vivre »,

et du « pourquoi-être ».' Selon lui, au niveau littéraire, le premier type de narration est

caractérisé par le comique, le deuxième résume la biographie, tandis que le roman

moderne rentre dans le troisième, qui constitue une série largement métaphysique. À la

réflexion, nous pensons que l'autobiographie, toujours inséparable du roman, concerne

davantage le problème fondamental de l'existence et touche de plus près que les autres

genres le questionnement de « l'être » ou du « pourquoi-être ». Par suite, l'autobiographie

répond mieux à ce troisième type de questionnement.

Selon un autre classement, celui de Georges May, il y a aussi trois types d'écrits:

« récit de ce qu'on a vu ou entendu, de ce qu'on a fait ou dit, et de ce qu'on a été. Aux

deux premiers l'usage contemporain tend a donner le nom de mémoires, tandis qu'il tend

à réserver au troisième le nom de l'autobiographie. »5 11 est évident que G. May, en

établissant une distinction entre mémoires et autobiographie, saisit d'un coup le trait

fondamental de cette dernière; et c'est la question de « l'être », pour faire écho à Kibédi

Varga. En effet, on voit aussitôt l'analogie entre ces deux classements, puisque les

désignations telles que « l'être », « pourquoi-être », « ce qu'on a été », ne sont que façons

de parler de la même chose, qu'elles sont au fond semblables en ce qu'elles révèlent la

préoccupation centrale de l'autobiographie. Si l'on essaie de remonter vers le passé et de

le lier au présent, de se remémorer des anecdotes personnelles oblitérées par le temps, et

' A KiW Varga, Discours, rdcir, image, (Liège-Bruxelles: Pierre Mardaga, 1989) p. 74 et p. 81. ' Georges May, L 'autobiographie. (Paris: Presses Universitaires de France, 1979) p. 123.

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de se mettre à parler de soi plus ou moins systématiquement, c'est sans doute moins pour

constnllre un moi mythique, - c'est-à-dire élaborer quant au mérite d'être raconté, quant

à savoir si l'histoire est logique et fidèle, ou s'il y a cohérence superficielle d'un vécu soit

riche, soit chaotique, soit tragique, soit dramatique -, que pour poser une interrogation

permanente quant à la problématique existentielle et métaphysique de l'être : autrement

dit, chercher le sens, l'unité et la vérité intérieure de son existence. En ce sens, cette

interrogation transcende l'individualité et s'efforce d'atteindre à l'âme humaine. Vie et

mort, passé et présent, quête de l'identité dans le flou du temps, recherche de

l'improbable origine, de soi, de l'ego, analyse de la formation d'une sensibilité, de la

conflictuelle relation de Narcisse et Écho, tels sont les problèmes traités par

l'autobiographie au plus haut degré, ce qui rend dérisoire tout souci de vérité historique et

événementielle et touche la véndicité comme seul plan où puisse avoir lieu une telle

quête. Sur ce point, la remarque d'Anne Henry sur l'écriture de Proust est très juste:

C'est pour cela que La recherche est et n'est pas une autobiographie. Pour l'historien, elle demeure fictive, pour le critique attaché à l'authenticité du genre, également, puisque Proust a inventé pour loger ses convictions un cheminement métaphorique. Mais elle demeure autobiographique au plus haut degré dans la mesure où la préoccupation d'une extraction de l'ipséité constitue aux yeux de Proust la raison d'être de toute création: un ego qui peut être délié de la fidélité événementielle mais pas de l'égrènement des événements car l'existence se déroule dans la temporalité, le moi est solidaire du monde?

Il nous semble avoir saisi là les traits constitutifs de l'autobiographie, lesquels sont plus

substantiels que formels: quête spinhielle vers quelque rêve de l'origine, exigence

intérieure de trouver un sens qui serait ultime et la cohérence intrinsèque d'une existence.

On verra dans quelle mesure et a quel degré Le Premier Homme correspond à cette

6 a Imaginaire pour une autobiographie fictive n, in Autobiographie et biographie, Colloque de

Heidelberg, (Paris: A.-G. Nizet, 1989) p. 127.

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revendication de l'autobiographie. II nous appartiendra d'analyser par quelle obsession de

confession, par quelle tendresse et quel attendrissement, par quelle douleur aussi, l'adulte

Jacques Comery revit, à travers mille dçtails fascinants, son enfance pleine de joie et de

honte, traversée de bonheur et d'humiliation; une enfance qui constitue la racine de tout

son être et qui, par là, inscrit la solidarité du passé avec le présent, la longue formation de

la personnalité, ainsi que la profonde raison d'être de son existence.

C'est pour les mêmes raisons que nous qualifierons aussi Noces d'écriture

autobiographique. Nous y trouvons également les réflexions sur la vie, l'amour, le

bonheur et la mon, sur la relation intime entre la nature et I'hornme, sur l'individu, l'ego,

et aussi sur le genre humain. Les paysages intérieurs et extérieurs y sont confondus, ils

constituent ensemble la çCographie personnelle d'un homme au plein milieu de l'univers.

En projetant son image et sa voix sur la nature, il incorpore en lui cette nature jusque-là

externe, et i l réalise ainsi I'accornplissement littéraire d'une fusion en soi-même. Noces

est aussi un pèlerinage spirituel: en ce sens, cette œuvre rejoint Le Premier Homme.

1.2. Qucstion de ln personne de la narration.

Reste cependant, du côté narratologique, l'incertitude concernant la personne de

la narration. Même si nous admettons que Le Premier Homme est une écriture

autobiographique dont nous avons essayé d'esplorer les raisons, nous nous sentons

toutefois un peu gênés par l'emploi de la troisième personne dans le texte. Puisque nous

sommes habitués à la pensée que cet usage relève plutôt du récit biographique que du

récit autobiographique, parce qu' i l crée, d'emblée, l'impression d'une distance entre le

personnage et le lecteur, refusant à ce dernier d'aller au plus « profond » du premier,

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comme le dit Michel Butor: « le il nous laisse a l'extérieur, le je nous fait entrer a

l'intérieur. »' Ou, à en croire Emile Benveniste, parce que la troisième personne il a

pour caractéristique et pour fonction constante de représenter, sous le rapport de la forme

même, un invariant non-personnel, et rien que cela ». C'est pourquoi cette troisième

personne constitue un des traits caractéristiques du récit historique, lequel est « le mode

d'énonciation qui esclut toute forme linguistique "autobiographique" »: « l'historien ne

dira jamais j e ni rii? ni ici, ni tnainrennttr ». Au contraire, la première personne j e

représente (( la personne subjective ».' C'est-à-dire que il représente une sorte

d'objectivité, tandis que je représente une subjectivité. L'autobiographie étant une

écriture très intime, trts personnelle, donc très subjective, emprunte « naturellement ))

cette convention du pronom je pour créer une atmosphère de confidence et de

rapprochement. Cela est d'ailleurs attesté par l'usage courant. Chez Camus,

paradoxalement, la chose est inversée et nous laisse un peu mal à l'aise quand il use de ce

il habituellement objectif dans une entreprise autobiographique. Cela mérite d'être

observé de plus près.

Entrons donc dans le roman et lisons plus attentivement. Nous sentirons, derrière

la narration à la troisième personne, le regard, non point indifférent ou neutre, mais

chérissant, passionné. nostalgique, quelquefois angoissé, toujours attentif, narcissique en

un mot, du narrateur, lequel est, par ailleurs, invisible a l'intérieur du texte. Invisible mais

partout palpable. Telle la scène où le héros Jacques Cormery se tient devant la tombe de

son père:

Mais, dans le vertige étrange ou i l était en ce moment, [.. .] il n'était plus que ce cœur angoissé. avide de vivre, révolté contre l'ordre mortel du monde qui l'avait

' Michel Butor, Essais sirr le romon, (Paris: Gallimard, 199') p. 122. * Émile Benveniste, Problèmes de /Ïngzristique générale, (Paris: Gallimard, 1966) p. 23 1, p. 239 et p. 232.

12

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accompagné durant quarante années et qui battait toujours avec la même force contre le mur qui le séparait du secret de toute vie, voulant aller plus loin, au-delà et savoir, savoir avant de mourir, savoir enfin pour être, une seule fois, une seule seconde, mais à jamak9

Ou encore cette autre scène lorsque l'enfant dit bonne nuit à sa mère:

[. . -1, pendant que son fils, inlassablement, la gorge serrée, l'observait dans l'ombre, regardant le maigre dos courbé, plein d'une angoisse obscure devant un malheur qu'il ne pouvait pas comprendre.'*

Ces exemples sont assez nombreux. Curieusement, en suivant ces il, et alors que nous

sommes, au plan strictement narratologique, en focalisation omnisciente, nous sommes

entrés à l'intérieur du personnage, comme si ce discours se disait au je et se confiait à

nous directement, à la manière d'une voix de monologue intérieur: on sent une

intériorisation intime du narrateur au cœur secret de son personnage. Le rapprochement

est si intense, si marquant, qu'on ne distingue plus la voix du narrateur de celle du

personnage. Dans les exemples que nous avons cités ci-dessus, c'est la troisième

personne il qui remplit la fonction conventiomeilement attendue par un je. créant une

forte subjectivité. Si bien qu'il ne paraîtrait guère choquant si l'on remplaçait ce il par je.

Ce sentiment est d'ailleurs attesté par un lapsus de l'auteur qui laisse échapper un moi au

beau milieu d'un univers à la troisième personne: « La Méditerranée séparait en moi deux

univers, [.. .] Lui avait essayé d'échapper à l'anonymat, à la vie pauvre, ignorante

obstinée, il n'avait pu vivre au niveau de cette patience aveugle, sans phrases, sans autre

projet que l'immédiat. »" Le texte est inachevé et cette petite négligence aurait

certainement disparu si Camus avait eu le temps de terminer son œuvre. Toutefois, cette

inadvertance paraît tout à fait naturelle: non pas impropre ni inappropriée dans le

- - -

Aibert Camus, Le Premier Homme, (Paris: Gallimard, 1994) p. 30. Désonoais nous le désignons PH. 'O PH, p. 209. " PH, pp. 181-182, nous soulignons.

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contexte, elle trahit, en même temps, la forte tendance de Camus de se raconter à la

première personne. Après tout, on pourrait penser que Camus aurait pu, retravaillant son

texte, décider de changer de pronom et opter pour je.

De plus, on trouve une autre marque de l'inversion de la relation iue : le point de

vue narratif est concentré presque exclusivement sur et autour du protagoniste Jacques

Cormery: la narration se déploie suivant son regard et dans son champ visuel, ni plus ni

moins, ce qui renvoie d'ordinaire à une narration subjective, en focalisation interne et

conduite parje. Cela se trouve donc aux antipodes du récit conventionnel à la troisième

personne, ou le narrateur est omniscient et où sa perspective e n beaucoup plus large que

celle du personnage.

On est alors tenté de se demander pourquoi l'auteur a choisi la narration à la

troisième personne plutôt qu'à la première. 11 est intéressant de voir que, dans le roman

même, ce choix est suggéré par un des personnages, Malan, qui choisit toujours le il

quand il raconte sa propre histoire: « Chaque fois que Malan commençait par: "j'ai connu

un homme qui.. . ou un ami.. . ou un Anglais qui voyageait avec moi.. . ", on était siir qu'il

12 s'agissait de lui-même.. .». N'est-ce pas ici une allusion faite à l'auteur lui-même dont

chaque emploi de il cache un profond écho du je? Cette relation iL/ie présente un

phénomène remarquable dans l'œuvre de Camus, notamment si l'on pense à La Peste, où

l'auteur, par le biais de son personnage Rieux, nous confie son souci du choix de la

personne de la narration: « pour enlever à cette chronique tout caractère personnel et lui

donner le ton objectif qui peut seul lui convenir, il ne parle de lui-même qu'à la troisième

l2 PH, p. 35.

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personne d3 Ce n'est donc pas la seule fois que le je se travestit en il, bien que dans les

deux cas le motif de ces travestissements soit, sinon totalement, au moins en partie

différent. D'ailleurs, on aura déjà remarqué que, dans LIÉrronger. au contraire, le je

prend le ton tout à fait indifférent d'un il. Par là, on peut constater que Camus est très

sensible à la question de la personne de la narration, que ce n'est nullement par hasard

qu'il a pris telle ou telle position narrative. C'est un chois de conscience, et i l est, à

chaque livre, posé et joué a nouveau.

Pour chercher Ir motif profond de cette position vis-à-vis de la personne narrative,

peut-être doit-on retourner à l'analyse de Lejeune dont la définition de l'autobiographie

nous a déjà servi de référence. On voit qu'a partir de cette définition, il formule son

concept de pacte autobiographique, à savoir une sorte de contrat, implicite ou explicite,

entre ['auteur et le lecteur, dont l'essentiel est fondé sur le nom propre. A partir de là, tout

devient simple et clair, car on n'a qu'à comparer le nom propre de l'auteur sur la

couverture du livre avec celui du personnage et du narrateur a l'intérieur du texte pour

juger s'il s'agit ou non d'une véritable autobiographie. Pour lui, seule l'identité des noms

propres suffit à l'idcntification du genre d'une u u v r r puisquc {i toutes les questions de

fidélité dépendent en dernier ressort de la question de l'aurl~enticiré, qui elle-même

s'exprime autour du nom propre. H'' Cela dit, Lejeune soulève justement le problt-me fon

délicat de l'identité, problème qu'il aborde en proposant de l'étayer avec d'autres genres

de pactes: pacte de sincériti, pacte de vérité. À nos yeux' ce raisonnement, un peu

simpliste, risque de causer malentendu et confusion. Est-ce que seule l'identité du nom

13 Cit6 par Jean Pousset, Narcisse romancier, essai srïr (a preniiére persotinc dans le ronran. (Paris: Jose Corti, 1973) p. 32. 14 Philippe Lejeune, Lc pacte ourobiographique, (Paris: Seuil, 1975) p. 26.

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propre suffit à conduire a I'identité de l'auteur et du personnage? Ou, en d'autres termes,

est-ce que la question complexe de l'identité pourrait être résolue, une fois pour toutes,

avec ce repère, très efficace selon Lejeune, qu'est le nom propre? Est-il vraiment

efficace? Dans notre cas, par exemple, Albert Camus n est pas Jacques Cormery, cela va

sans dire, puisque, selon la logique de Lejeune, les noms propres sont différents. Mais on

est en droit de se demander si, à supposer que Camus baptise son personnage « Albert

Camus », l'on pourrait en conclure que l'écrivain Camus est identique au personnage-

Camus? Ce dernier n'aurait-il pas une même valeur fictionnelle que Jacques Cormery?

Ici surgit le problème de la fictionnalité de tout récit que nous avons convoqué ci-dessus.

Si tout récit est fiction, tout pacte de vérité, d'azrthenticité ou de sincérilé auquel s'attache

Lejeune se révèle illusoire.

Revenons au Premier Homme. On en est venu à constater que c'esr peut-être

justement pour échapper à la convention construite autour de la personne narrative et à

toutes sortes de discussions et malentendus que Camus aurait pu écarter délibérément

l'emploi du j e et prendre une position plus discrète, plus distante, en choisissant de dire il

à la nianière de Malan et de Rieus. Ce faisant, il échappe, non moins, a la limitation que

constitue ce fameus pacte autobiographique selon Lejeune: en s'écartant de

l'autobiographie lejeunienne, catégorie bien nette, bien fermée, où aucun doute, aucune

hésitation ne sont permis, Camus s'est peut-&tre réfugié dans un espace d'autant plus

vaste et libre qu'il est complexe, ambigu et mystérieux : un espace at~tobiographiqz~e.

L'implication du choix des pronoms personnels ne serait donc pas si simple. En

fait, dans notre analyse ci-dessus, nous avons montré que, dans Le Premier Homme, la

troisième personne remplit, jusqu'à un certain degré, la fonction de la première personne

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tout en renversant la relation conventiomelle i&e et nous n'oublions pas que, quel que

soit le travestissement ou la subversion, les caractères de base de ces pronoms restent

irréductibles, et qu'ils entraînent toute une série d'impacts dans la narration. En mettant

ensemble ces deux textes de Camus. respectivement à la troisième et à la première

personne -- Le Premier Homme et Noces --. et en Les comparant en quelque sorte, nous

voulons montrer que le jeu des pronoms personnels non seulement présente une prise de

conscience de l'auteur vis-à-vis du récit auquel il souscrit, mais qu'il entretient aussi des

rapports étroits et compliqués avec la structure en perspective spatiale et temporelle de la

narration. Nous allons étudier ces aspects séparément.

Jeu des points de vue narratijs.

Perspective ou point de vue, sous ces termes se cachent deux problèmes

inséparables mais différents, et longtemps confondus. Gérard Genette a dénoncé cette

confusion en marquant une distinction: il s'agit de savoir a quel est le personnage dont le

point de vue oriente la perspective narrative? et qui est le narrateur? Ou qui voit? et qui

parle? » 1 5 Pour lui. ces deux questions relèvent, de façon séparée, du mode » et de la

«voix H.

Le Premier Homme présente un cas assez complexe sur ce point. En ce qui

concerne la première question, qui voit?. on peut répondre que c'est, en principe. le

personnage principal, Jacques Cormery, dont le champ visuel constitue ce que Genette

nomme la focalisation interne )) de la narration. Ainsi le lecteur voit les situations par

ses propres yeux et partage ses sentiments intimes, de son point de vue restrictif. Mais on

l5 Gdrard Genette, Figures, essais, 111, (Paris: Seuil. 1975) p. 203.

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s'aperçoit que ce regard est plutôt un regard double, car on peut discerner qu'il y a celui

de l'enfant Jacques et celui de l'adulte Jacques. Le monde externe a été vu d'abord par

l'enfant et revu par l'homme, ainsi les sentiments vagues de l'enfant sont éprouvés à

nouveau et ré-interprétés par l'homme adulte. Les deux regards, tantôt parallèles, tantôt

séparés, tantôt juxtaposés et confondus mais sans jamais être identiques, celui de l'adulte

englobant souvent celui de l'enfant, constituent l'optique centrale du récit. Et laisse donc

l'impression floue que l'on serait. en fin de compte, dans une focalisation omnisciente

qui subsumerait les autres.

Mais ici le porteur du regard n'est pas celui qui parle. C'est le narrateur-auteur

absent du texte, c'est-à-dire estradiéçétique, qui assume la fonction de la narration. Dans

ce cas-là, a on constate la séparation du foyer visuel et de la narration », et par

conséquent. un regard et un narrateur disjoints se trouvent mis en relation et en

interférence (si 1'01-1 veut, en discordance) par l'auteur-régisseur. » 1 6 Nous avons déjà

constaté que, jusqu'à un certain point. ce ii, cette (( non-personne )) perd son caractère

d'observateur omniscient et objectif et cache un je fondamental et subjectif. Le champ

visuel restrictif du r k i t en est une preuve. Mais ce il n'est pas sans conséquence dans la

mesure ou le récit revêt un caractère indirect par L'existence de ce narrateur, bien que ce

dernier soit insaisissable et extradiégédique. En somme, un mouvement en chiasme

semble peut-être se dessiner, et que l'on pourrait dégager ainsi: du point de vue de la

focalisation, la narration se développe à partir de Ia subjectivité vers la subsomption

omnisciente; du point de vue de la vois narrative, elle se déroule du il omniscient vers la

subjectivité. A cause de l'esistence du narrateur, la narration est entretenue par lui.

16 Jean Roussct. Narcisse romancier. essai sur la première persorme dans le roman. (Paris: Jose Coni, 1973) p. 3 1 .

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projetée à partir de lui, donc réfractée aussi à travers lui. Par la, il a marqué un décalage

narratif. Et cela advient chaque fois que le lecteur voit des événements se passer, écoute

des discours se produire, et qu'il lui est permis, même, d'entrer à l'intérieur du

personnage, -- mais toujours par cette voix parvenue de derrière les coulisses, à travers

cette existence mystérieuse mais perceptible. En fin de compte, dans cet usage de il. tout

est affecté, réfracté. brouillé, différé, interféré, modifié et altéré: un peu comme quand on

regarde la télévision et que, bien que les images et les sons soient déformés, aussi peu que

ce soit, nous voulons l'ignorer ; et pourtant les altérations sont là, inévitables, à cause de

la présence de l'écran et du microphone.

Quant à Noces. la situation est radicalement différente à cause de l'emploi de la

première personne je. Voyons ce paragraphe:

Vers le soir, je regagnais une partie du parc plus ordonné, arrangée en jardin, au bord de la route nationale. Au sortir du tumulte des parfums et du soleil, dans l'air maintenant rafraîchi par le soir, l'esprit s'y calmait, le corps détendu goûtait le silence intérieur qui naît de l'amour satisfait. Je m'étais assis sur un banc. Je regardais la campagne s'arrondir avec le jour. J'étais repu. ''

Voilà que la narration et la description sont organisées autour de la seule focalisation,

exclusive, de ce je, lequel entreprend en même temps le discours. Le narrateur rejoint ie

personnage et les deux sont devenus un seul. 11 voit et parle simultanément. Le regard et

la voix sont donc réunis et nous parviennent directement, depuis un seul et même être.

Plus de réfraction. plus de transformation causées par t'existence d'un tiers. Comme l'a

bien montré Jean Rousset: (( [. . .] la première personne, mieux que tout autre instrument,

rend sensibles la présence et l'action limitative d'un point de vue focalisé, puisqu'elle

--

" Albert Camus. Noce.~. (Paris: Gallimard, 1959) p. 28.

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intègre dans le texte la source de la narration. d8 Identité de mode et de voix, identité

d'énonciation et d'énonciateur, identité qui ne peut être réalisée que grâce à ce j e qui joue

le rôle de narrateur-personnage-réalisateur tout ensemble. D'où cet impact puissant, cette

intensité subjective qui nous frappent directement.

Jeu de distance spaiiale.

On joue aussi, dans chaque récit. sur I'espace, parce qu'on se déplace

constamment. Ainsi dans Le Premier Homme, savons-nous que Jacques Cormery était en

Algérie, en France, dans l'avion. à l'école, chez sa mère, au terrain de récréation ... et ces

déplacements comportent plus de dimensions qu'il n'y parait, car on ne se déplace pas

seulement au sens concret, c'est-à-dire géographique. En se souvenant, on se déplace

aussi entre deux espaces, espace du passé et espace du présent; ou bien espace de

l'intérieur et espace de l'extérieur. On entre dans celui-ci et on sort de celui-là, ou

inversement. Aux espaces géographiques, réels, s'ajoutent donc des espaces imaginaires,

abstraits, mais en même temps perceptibles. Jacques, à la recherche du père, se déplace

tant réellement qu'irréellernrnt. joue sslon un jeu de distance spatiale multidimensiomel

et vertigineux, qui offre une topologie purement poétique.

Le narrateur, d'ailleurs, participe a ce jeu. On sait que c'est lui qui maintient la

narration, qui nous parle et nous raconte l'histoire. II existe quelque part. Mais ou est-il

précisément? Nous sommes incapables de le localiser, puisqu'il est hors de la diégése,

vis-à-vis de laquelle il garde une distance immensurable, qui sépare ces deux espaces

incompatibles et incomparables.

13 Jean Rousset, Narcisse romancier. essoi sur lu première personne dam le roman. (Paris: Jose Corti, 1973) p. 31.

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Par contre, le narrateur de Noces se trouve toujours au milieu du monde qu'il

relate. Nous comaissons exactement sa localisation, parce que c'est de là même qu'il

nous parle. Ce monde fait l'objet de son regard et en même temps- aussi, le sujet de son

discours. Il est infiniment proche de son objet-sujet, si proche que toute distance entre

eux est abolie. Tout entier il est habite par cette mer, ce soleil, ces ruines, ces plantes. Ou

bien ce sont eux qui l'ont absorbé, possédé. Toute son existence est animée, vivifiée par

cette (( habitation » et cette possession. Il doit sa vie à la dynamique de cet univers où il

se trouve. Le paysage, qui existait antérieurement à lui, devient maintenant la source de

son inspiration et de son esistence même. En cc sens, ce paysage est devenu aussi sa

raison d'être. et ce en entrant au fond de l'humain. L'homme existe parce que l'univers

d'abord existe. Ici, l'abolition de la distance se transforme en une intimité tangible,

corporelle. cc Mer, campagne, silence, parfums de cette terre, je m'emplissais d'une vie

odorante et je mordais dans le fruit déjà doré du monde, [...] D, d'où (( j'apprenais à

respirer, je m'intégrais et je m'accomplissais. d9 Donc, je réalise l'unité même. Ceîte

unité, cette abolition de distance conduisent a la description sensuelle, sensorieile,

charnelle de Noces.

Inversement, dans Le Premier Homme, c'est I'existence de l'homme qui serait la

raison profonde de i'esistence du monde, lequel reste extérieur à la conscience humaine.

Si le monde entre aussi dans sa perspective, c'est qu'il assume une contemplation de cet

univers, qu'il y a d'abord une prise de conscience, une activité intellectuelle. A travers

cette conscience. cette réflexion, cette intellection, bref cette distance qu'il maintient

délibérément, il projette ses pensées dans l'espace, sur les choses. lesquelles restent

externes, au service de sa perception philosophique ou morale. Si, dans Noces. ce je tout

- -

19 Noces, p. 3 1 et p. 20.

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entier s'offre au monde, se jette, sans aucune réserve, au sein de la nature et ainsi

accomplit la fusion ultime tant physique que spirituelle, dans Le Premier Homme, le

héros est tout à fait conscient de cette distance et la conserve.

Jeu des écarrs temporels.

Le même jeu provoque des effets différents en ce qui concerne la temporalité.

Prenons d'abord Le Premier Honime : on voit d'emblée qu'il existe des écarts entre

temps de l'histoire et temps du récit, pour emprunter les termes de Genette.

Généralement, ces écarts sont très variés selon les diffërentss instances de la narration.

Par exemple, dans la rétrospection du protagoniste, les événements relatés concernant son

enfance remontent à un passé lointain, tandis que ceux de sa vie de l'âge mûr sont

relativement plus prés du présent. Ici, nous considérons que l'instance de discours est

garantie par le narrateur comme un présent, c'est-à-dire que nous prenons l'état actuel de

l'adulte Jacques comme ligne de démarcation entre passé et présent, puisque nous

n'avons pas le moyen de définir la temporalité de la narration du narrateur

extradiéççtique. De ce point de vue, ce décalage temporel, dans la plupart des cas,

présente approximativement 25 à 30 ans. Il n'empêche qu'il lui arrive parfois d'être

réduit jusqu'à zero, quand, par exemple, le récit transpose la conversation entre Jacques

et sa mère ou entre Jacques et Malan, conversations (( présentes )) selon notre critère. Il

arrive aussi parfois que ce décalage soit étendu à la longueur d'une génération, quand

nous lisons, dans les premières pages, l'histoire de la naissance de Jacques.

La chose est beaucoup plus simple dans Noces, où l'emploi de la première

personne suppose di jà l'actualité du discours que ce je entretient. D'ailleurs Benveniste

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l'a remarqué: ( ( j e se réfère à l'acte de discours individuel ou il est prononcé, et il en

désigne le locuteur. C'est un terme qui ne peut être identifié que dans [...] une instance

de discours, et qui n'a de référence qu'actuelle. »20 C'est-à-dire que les références de je

sont le présent et l'actuel. Ces propriétés sont très marquantes dans Noces, qu'on peut

qualifier de monologue intérieur ou, selon les termes de Genette, de discours immédiat,

parce qu'il n'y a plus d'écart temporel : seulement immédiateté et simultanéité.

En fait, temporalité et spatialité ne sont que les deus côtés d'une même question,

ils sont inséparables. Cela est mis en évidence dans le cas de la première personne.

Benveniste a bien discerné cette relation: (( ici et maintenant dilimitent l'instance spatiale

et temporelle coextensive et contemporaine de la présente instance de discours contenant

je. n2' Jacques Derrida a aussi parlé de cette relation avec éloquence: (( Quand je parle, i l

appartient à l'essence phénoménologique de cette opération que je nt 'entende dans le

femps que je parle. Le signifiant animé par mon souffle et par l'intention de signification

est absolument proche de moi. »22 D'où la profonde différence entre LE Premier Homme

et Noces. L'immédiateté dans le temps et l'approche dans l'espace de ce dernier sont

résumés par la présence de je, tandis que le premier, par un narrateur absent, orchestre

des jeux beaucoup plus complexes avec le temps et l'espace.

Nous avons, pour faciliter les choses, traité respectivement les questions de point

de vue, de distance spatiale et d'écarts temporels, en établissant une comparaison entre

les deus testes Noces et Le Premier Homme, ainsi qu'à partir d'une analyse des

Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, (Paris: Gallimard, 1966) p. 262. *' Ibid.. p. 253.

Jacques Derrida. La voir et lephénomène. (Paris: Presses Universitaires de France. 1976) p. 87.

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fonctionnements des pronoms personnels. Cependant, il ne faut pas oublier que ces

aspects sont intimement liés. Par exemple, le je de Noces voit, pense et parle

simultanément; son point de repère n'est que sa perspective restreinte et le monde

extérieur dans lequel il entreprend l'acte de narration. Dans cette perspective, il réalise la

simultanéité des événements narrés avec l'instance du discours, ce qui abolit aussi la

distance spatiale. Tandis que dans Le Premier Homme, la séparation du point de vue

narratif et de la narration entraîne des décalages tant dans le temps que dans l'espace; le

décalage temporel entraîne nécessairement celui de l'espace, et vice versa.

Cela dit, on trouvera quand même, lors d'une lecture plus attentive, des éléments

qui échappent à cette analyse encore assez grossière. Par exemple, il y a aussi, dans Le

Premier Homme, des passages qui se rapprochent de Noces en ce qu'ils ressemblent aux

monologues intérieurs, où la distance temporelle et spatiale n'est plus distinguable. De

même, dans Noces, des évocations marquent nettement les écarts dans le temps et dans

l'espace. C'est dire que ces comparaisons ne présentent point de différences rigoureuses

ni absolues, mais plut6t des points de repères auxquels on peut s'attacher pour mieux

comprendre la consiruction textuelle qui présente une variété inépuisable et chaque fois

spécifique, qui dépasse largement le domaine de la personne narrative. Nous allons

explorer, dans les détails. les structures narratologiques des deux œuvres, ainsi que les

infractions et les interférences qui révéleront la richesse, la complexité et l'ambiguïté de

l'écriture de Camus.

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CHAPITRE II

Autobiographie et Algérie

A la croisée des deux livres

2.1. Aux deux extrémités de t'œuvre.

Noces fut publiée en 1938, lorsque l'écrivain n'avait que 25 ans. Le volume

est composé de quatre essais: Noces h Tipasa -- célébration de l'harmonie

merveilleuse de la nature; Le vent ù Djérnzla -- leçon d'amour et de puissance

universelle; L 'Éfé ci Alger -- visage double d'un pays singulier; Le Désert --

exaltation de la jeunesse et de la vie. Tous répètent le même thème de la joie, à la

fois bondissante et lucide, de vivre. Ces premiers écrits, peintures multicolores des

paysages méditerranéens, marquent déjà un talent rare. Écriture raffinée, polie, très

travaillée, fruit mûr, étinceiant d'enthousiasme, cristallisation d'une jeunesse

débordante ... i l n'y manque presque rien: le style est perfection, passion, finesse,

inspiration, force poétique, lyrisme, réflexion métaphysique. Bref, Noces est une

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perle, née de l'éclat de la jeunesse exubérante et d'une conscience clairvoyante qui

aspire à embrasser le monde entier. Joie et douleur sont également vives ; tous les

contrastes tendent à éclater et à se fondre en un hymne ultime pour la vie : la vie entre

la mer et la terre, la jouissance démesurée, l'ivresse dionysiaque, la concordance

parfaite entre l'homme et la nature -- ce paradis terrestre.

Presque vingt ans plus tard, Camus entreprend d'écrire l'œuvre intitulée Le

Premier Homme. qui deviendra son dernier ouvrage quand la mort accidentelle

interrompt brusquement sa vie. Le manuscrit qu'on a trouvé après la tragédie, -

144 pages tracées au £il de la plume, parfois sans points ni virgules, d'une écriture

rapide, dificile à d é c w e r , jamais retravaillée »' - dernier héritage de l'écrivain, est

devenu aujourd'hui ce livre posthume qui, demeurant à l'état d'inachèvement, est

cependant déjà assez fort pour bouleverser et nous révèle maintes images inconnues,

secrètes, du demier Camus. Le projet du roman était ambitieux: long et difficile

itinéraire d'un homme sans père, sans généalogie familiale, sans origine -- le (( premier

homme D, donc --, qui se tient dans un monde vidé d'histoire, sans prédécesseur ni

successeur. Mais il possède d'autres perspectives: (( En somme, je vais parler de ceux

que j'aimais )x2 Donc, amour et attachement pour ce monde parfois froid et cruel. Le

récit s'arrête sur l'adolescence du héros, mais heureusement, l'esquisse du livre est

déjà assez clairement tracée.

Le protagoniste, Jacques Cormery, d'origine fiançaise, a perdu son père sur le

champ de bataille de la Première Guerre mondiale, un an après sa naissance. II a donc

1 PH, Note de 1 'éditeur, p. 7. ' PH, Annexes, Notes et plan. p. 3 12.

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été élevé par sa mère et sa grand-mère à Belcourt, quartier humble et démuni d'Alger,

parmi les enfants qui sont issus des familles les plus pauvres. Grâce à l'intervention

miraculeuse d'un instituteur d'école, M. Bernard qui, reconnaissant le don

extraordinaire de l'enfant, l'aide à poursuivre ses études, il a pu échapper au destin

misérable d'un illettré. Durant ces années, il a goûté toutes les joies les plus

innocentes et les plus nobles d'un enfant, offertes gratuitement et abondamment par la

mer et le soleil; il a connu, en même temps, 17amertume aiguë d'un orphelin, de la

pauvreté et de l'infériorité, et il est devenu, à la fin du livre, un adolescent modelé et

mûri par la vie, anivé au seuil de la maturité. Ce n'est qu'après avoir atteint I'âge de

quarante ans qu'il s'est enfin décidé à der, pour la première fois, a Saint-Brieuc, se

recueillir sur la tombe de son père, un père jusque-là inconnu pour lui. Là,

profondément ému par cette vie éphémère, réduite aux deux chiffres sur l'inscription

du tombeau, il se met à reprendre contact avec son pays natal, sa mère et ses

anciennes co~aissances, dans l'intention de restituer l'imago paternelle longtemps

perdue. Avec cette enquête se cristallise le souvenir d'enfance et d'adolescence ainsi

vivement éveillé: il revit son passé, qui constitue en fait la genèse de son présent.

Il est curieux de voir que Camus, encore dans la vigueur de I'âge, a déjà

entamé l'entreprise de cette écriture fort personnelle, à caractère évidemment

autobiographique, qui marque d'ordinaire la fin d'une vie, comme s'il avait pressenti

cette mort précoce. C'est pourquoi cette œuvre nous est aujourd'hui si précieuse, par

laquelle Camus semble à la fois conclure sa vie et compléter le cycle de ses travaux

Littéraires. Point final ou chant du cygne, elle transmet le message d'une conscience

troublante, d'une sensibilité exceptionnelle.

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Par ce retour en arrière narcissique, Camus rejoint, peut-être inconsciemment,

ses premiers écrits, parmi lesquels nous avons choisi Noces comme point de repère.

Les deux extrémités semblent se réunir finalement, par-delà les styles différents qui

ont nourri, entre ces deux pôles, une œuvre très variée, dans l'image du personnage

de Jacques Cormery qui, après les vicissitudes d'une vie tumultueuse, revient

chercher son passé. Si nous tenons à mettre ensemble ces deux textes, c'est que,

d'une part, l'état parfait de l'un et I'état interrompu de l'autre -- qui constitue

justement, à nos yeux, sa beauté irremplaçable, avec toutes les ratures, biffures, traces

de correction, précipitation de l'écriture et écoulement spontané de la plume -- font

un contraste singulier, intéressant à explorer. D'autre part, c'est que sous beaucoup

d'aspects, Le Premier Homme semble faire écho à ces premiers essais de jeunesse:

Algérie, exaltation du corps et des sensations physiques, intimité avec les choses de la

nature, méditation sur la mort, sens tragique. Il nous semble que ces points communs

sont d'autant plus intéressants qu'ils peuvent nous permettre de dégager la spécificité

de chaque texte et de mieux interpréter l'écriture unique de Camus.

1. Le syndrome Algérie.

La première et la dernière œuvre de Camus sont peut-être le lieu où le

syndrome profond de la terre algérienne se manifeste le plus remarquablement. Au

passage des deux grands continents et au confluent de dzérentes ethnies et cultures,

chargé de I'Histoire douloureuse de la colonisation et d'un peuple noble et

malheureux, ce pays singulier, à la fois abondant en richesses naturelles et dépouillé

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de richesse matérielle, est aussi un lieu privé : le lieu de sa naissance, de son enfance

et son adolescence, de son développement physique et spirituel. C'est le lieu oh prend

forme sa personnalité, où la joie la plus innocente et la souEance la plus amère se

confondent et s'enracinent, où la pauvreté, la misère, l'humiliation humaines vont

côte à côte avec la beauté suprême d'une nature généreuse: soleil, mer, plage, ciel.

C'est là que l'émotion la plus profonde de l'homme s'exprime souvent dans le silence,

un geste, un clin d'œil ou un soupir.

II est donc peu étonnant que Camus consacre, dans Noces, trois des quatre

essais à Algérie, dont le troisième L ' h é à Alger est dédié tout spécialement à Alger,

cette Mlle privilégiée qui « s'ouvre dans le ciel comme une bouche ou une blessure D

(p. 53). Images bouleversantes, symbolisant d'un coup le trait double que représente

cet endroit: plaisirs sensuels et détresse sans consolation.

Singulier pays qui donne à l'homme qu'il noumt à la fois sa splendeur et sa misère! La richesse sensuelle dont un homme sensible de ce pays est pourvy il n'est pas étonnant qu'elie coïncide avec le dénuement le plus extrême. Il n'est pas une vérité qui ne porte avec eue son amertume. Comment s'étonner alors si le visage de ce pays, je ne l'aime jamais plus qu'au milieu de ses hommes les plus pauvres? (Noces, p. 5 5)

Ce milieu, c'est bien Belcoun, quartier le plus pauvre d'Alger, où sont mis en scène la

plupart des événements du Premier Homme, où la misère humaine et la splendeur

naturelle constituent l'amère-plan permanent des personnages, et qu'atteste, une fois

de plus, cette formule: « un point extrême de pauvreté rejoint toujours le luxe et la

richesse du monde ». (Noces, p. 102) N'est-ce pas dans la même veine que l'enfance

de Jacques est résumée dans le dernier chapitre, Obscur a soi-même:

Oh! Oui, c'était ainsi, la vie de cet enfant avait été ainsi, la vie avait été ainsi dans l'île pauvre du quartier, liée par la nécessité toute nue, au milieu

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d'une famille ifirme et ignorante, avec son jeune sang grondant, un appétit dévorant de la vie, l'intelligence farouche et avide, et tout au long un délire de joie coupé par les brusques coups d'arrêts que lui infligeait un monde inconnu, [...] qu'il l'abordait avidement, sans essayer de s'y faufiler, avec bonne volonté mais sans bassesse, et sans jamais manquer finalement d'une certitude tranquille, une assurance oui, puisqu'elle assurait qu'il parviendrait à tout ce qu'il voulait et que rien, jamais, ne lui serait impossible de ce qui est de ce monde et de ce monde seulement, se préparant (et préparé aussi par la nudité de son enfance) à se trouver à sa place partout. parce qu'il ne désirait aucune place, mais seulement la joie, les êtres libres, la force et tout ce que la vie a de bon, de mystérieux et qui ne s'achète ni ne s'achètera jamais. (PH, p. 255)

A la différence de Noces qui, d'une manière panoramique et poétique, dépeint le

paysage et la vie en Algérie, Le Premier Hornnte les déploie par de petits détails. e n

les concrétisant dans la personne de Jacques. On voit que, en suivant le trajet

journalier du lycéen Jacques, c'est avec précision et minutie que les positions

géographiques de chaque édifice, de chaque petit coin, chaque menu détail sont

passionnément décrits: le tram bondé de travailleurs, les trois conducteurs à caractère

diffërent; la place du Gouvernement, avec sa mosquée blanche et sa statue du duc

d'Orléans; la rue Bab-Azoua, au long de laquelle se succèdent toutes sortes de

boutiques de commerçants, dotées de inultiples couleurs et odeurs; l'église Sainte-

Victoire, devant laquelle chaque année on assiste au départ des hirondelles; et enfin

le lycée qui voisine avec la caserne, la mer, le jardin Marengo et le quartier de Bab-

el-Oued. Ces descriptions méticuleuses ne reflètent-elles pas la même passion

nostalgique que traduit le style exubérant de Noces?

Les hommes qui se trouvent au milieu de ce monde en sont inséparables; ils

se completcnt; ils constituent, ensemble avec les choses. un paysage unique. La

consommation sans mesure de soleil, la chaleur intransigeante de l'été, l'énergie

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inépuisable de la mer donnent à l'homme une qualité puérile de l'enfance et une envie

de vivre librement jusqu'à la fin. Inversement, l'homme, en tant qu'élément

indissociable de la nature, vit sur cette terre comme un supplément nécessaire. La

personnalité et le destin de ce « peuple enfant de ce pays » (Noces, p. 66) sont ainsi

résumés:

A Belcourt, comme à Bab-el-Oued, on se marie jeune. On travaille très tôt et on épuise en dix ans l'expérience d'une vie d'homme. Un ouvrier de trente ans a déjà joué toutes ses cartes. Il attend la fin entre sa femme et ses enfants. Ses bonheurs ont été brusques et sans merci. De même sa vie. Et l'on comprend alors qu'il soit né de ce pays où tout est donné pour être retiré. Dans cette abondance et cette profusion, la vie prend la courbe des grandes passions, soudaines, exigeantes, généreuses. Eile n'est pas à constmire, mais à brûler. (Noces, p. 67)

Dans Le Premier Homme, ce destin général ne fait pas exception: Henri Cormery,

père de Jacques, se fait tuer avant d'atteindre l'âge de trente ans et est rejeté tout de

suite dans l'oubli; l'oncle Étienne, en gaspillant sa puissance virile et en laissant

exploser sa force et sa vitalité « dans sa vie physique et dans la sensation » (p. 96) vit

dans un état élémentaire, quasi barbare. La vie des protagonistes est ainsi présentée

comme l'exemple concret et l'illustration convaincante de la conclusion de Noces.

C'est aussi un peuple « sans religion et sans idoles », << sans passé, sans tradition »

(Noces, p. 69 et p. 73). L'expression rappelle celle du Premzer Homme, quand

Jacques évoque l'histoire de ce peuple:

[. . .] chaque jour des centaines d'orphelins naissaient dans tous les coins d'Algérie, arabes et français, fils et filles sans père qui devraient ensuite apprendre à vivre sans leçon et sans héritage. (p. 70)

Et les fils et les petits-fils de ceux-ci s'étaient trouvés sur cette terre comme lui-même s'y était trouvé, sans passé, sans morde, sans leçon, sans religion mais heureux de I'être et de I'être dans la lumière, angoissés devant la nuit et la mort. (p. 1 79)

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En ce sens, Jacques n'est que le représentant de cette foule d'orphelins, sa vie n'en

est qu'un commentaire. En fait, ce sont tous des « premiers hommes », ensemble ils

constituent une tribu déracinée de son origine. A l'inverse de la précipitation ardente

qui vise a consommer la vie, Alger présente d'autres aspects: « ses silences et son

ennui. » (Noces, p. 61) Il y a le silence de midi, le silence de la sieste, et surtout, le

silence des soirs d'été; cela est famiiier pour l'enfant Jacques, quand il est coincé,

pendant la sieste, entre le mur et le corps de la grand-mère, ou quand il erre, sous la

chaleur écrasante de midi, dans la rue déserte ou sur la plage brûlante. Enfant, il

partage déjà i'ennui, l'inquiétude anonyme de cette ville: l'angoisse - combien de fois

ce mot revient! -- lui serre la gorge, que ce soit devant la mère silencieuse, remplie

d'un malheur qu'il ne pouvait pas comprendre » (p. 209), devant le poulet saignant,

ou rentrant dans la maison domestique plongée dans l'obscurité du crépuscule. C'est

toujours « cette angoisse devant l'inconnu et la mort »: « il se referma sur l'angoisse,

sur cette peur panique qui l'avait pris devant la nuit et l'épouvantable mort, [. . .] B.

(PH, pp. 211 et 215)

Ici encore, le style succinct mais pénétrant de Noces se transforme, dans Le

Premier Homme, en descriptions minutieuses par lesquelies on touche a l'intimité des

choses, descriptions qui établissent, d'ailleurs, des liens métaphoriques entre les deux

textes apparemment lointains. Ainsi, quand on lit, dans Noces: « Le soir, gorgés de

ces richesses, ils [les pauvres] retrouvent la toile cirée et la lampe a pétrole qui font

tout le décor de leur vie » (p. 57), on sent que c'est le même soir, la même toile cirée

et la même lampe à pétrole que l'adolescent Jacques retrouve chaque soir

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en rentrant à Belcourt, après la classe: a [.. .] où il fallait se séparer et monter les

escaliers jamais éclairés vers la lumière ronde de la lampe à pétrole qui éclairait la

toile cirée et les chaises autour de la table, laissant dans l'ombre le reste de la pièce

[. . .] ». (PH, p. 208)

L'été, saison typique à Alger, est dépeint aussi dans les deus textes, d'un ton

légèrement nuancé:

Et, à mesure qu'on avance dans le mois d'août et que le soleil grandit, le blanc des maisons se fait plus aveuglant et les peaux prennent une couleur pIus sombre. (hroces. p. 60)

Au mois d'août, le soleil disparaissait derrière la lourde étoupe d'un ciel gris de chaleur, pesant, humide, d'où descendait une lumière diffuse, blanchâtre et fatigante pour les yeux, qui éteignait dans les mes les dernières traces de couleur. (PH, p. 238)

Alors que la description des pluies de septembre est presque identique:

Mais déjà la saison tremble et l'été bascule. Premières pluies de septembre, après tant de violences et de raidissements, elles sont comme les premières larmes de la terre délivrée, comme si pendant quelques jours ce pays se mêlait de tendresse. (Noces. p. 79)

La première pluie de septembre, violente, généreuse, inondait la ville. Toutes les rues de quartier se mettaient a iuire, [...] une odeur de terre mouillée venait des champs plus lointains, apporter aux prisonniers de l'été un message d'espace et de liberté. (PH, pp. 238-239)

L'expression de l'un fait venir à l'esprit celle de l'autre; un va-et-vient constant des

images itératives laisse entrevoir une obsession pour cette terre et ces hommes.

L'éternelle Algérie, avec ses images fugitives? revient, résonne obstinément,

inlassablement -- expériences et impressions du premier Camus s'identifiant aux

évocations jamais taries du dernier Camus.

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2. Exaltution du corps. semalitré.

L'exaltation de la vie en ce monde, c'est-à-dire des jouissances non point

abstraites mais concrètes et charnelies, s'exprime dans Noces par l'usage récurrent

des termes et des expressions qui touchent à la chaieur des choses et du corps vivant:

a l'odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge )) (p. 15); le soupir

odorant et âcre de la terre d'été en Algérie )) (p. 16); a la mer suce avec un bmit de

baisers N; la mer sans une ride' et le sourire de ses dents éclatantes )) (p. 17); <( des

pierres, la chair, des étoiles et ces vérités que la main peut toucher )) (p. 74); a la terre

entière, son ventre mouillé d'une semence au parfiun d'amande amère )) (p. 79);

«grande respiration du monde )) (p. 108). . . Voici tous les organes des sens -- goût,

odorat, ouïe, toucher, vue -- qui se mobilisent pour sentir, et aussi pour vivre,

directement et intimement, la pulsation rythmique et sensuelle du monde -- terre,

soleil, mer --, un monde personnifié parce que l'homme s'y attache, inséparablement.

De cette inséparation s'écoule la célébration véhémente de l'union de l'homme avec

le monde entier -- d'où le terme noces, qui veut dire aussi mariage, alliance, fusion,

unité, accord, entente mutuelle, harmonie, fête, cérémonie, festin, gala, plaisir,

débauche.. . et fait penser à l'orgie grecque* au satyre mythologique, au chœur

dithyrambique, aux sentiments d'unité primitive, d'annihilation, de ravissement,

d'extase et de volupté. . . , bref, l'émotion dionysiaque que Nietzsche avait tant

chantée. Sans doute cette pensée vient-eile aussi à l'esprit du jeune Camus, disciple

passionné de Nietzsche, quand il écrit: Et qu'ai-je besoin de parler de Dionysos

pour dire que j'aime écraser les boules de lentisques sous mon nez? )) (Noces, p. 21)

Il sent, touche, palpe la puissance sexuelle et la soif éternelle de la nature:

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Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celles-là, et nouer sur ma peau l'étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. (Noces, p. 22)

Ici l'union même de la mer et de la terre est réalisée a travers le contact direct, la

nudité de I'homme, passant par sa peau, son corps et (( cette possession tumultueuse

de l'onde par mes jambes )) (p. 22). L'homme est intermédiaire, passage, truchement,

liaison, le nœud même; il est un corps conducteur de la grande dynamique

universelle.

La scène du bain et de la natation réapparaît dans Le Premier Homme, où le

même plaisir intense, la même joie démesurée de se retrouver dans la nature sont

cette fois revécus par Jacques. Tel l'épisode des enfants:

En queIques secondes, ils étaient nus, l'instant d'après dans l'eau, nageant vigoureusement et maladroitement, s'exclamant, bavant et recrachant, (. . .] La mer était douce, tiède, le soleil léger maintenant sur les têtes mouillées, et la gloire de la lumière emplissait ces jeunes corps d'une joie qui les faisait crier sans arrêt. Ils régnaient sur la vie et sur la mer, et ce que le monde peut domer de plus fastueus, ils le recevaient et en usaient sans mesure, comme des seignerlrs assurés de leurs richesses irremplaçabIes. (PH, p. 54; nous soulignons.)

Oui, ils sont pauvres, ces enfants, mais ils se sentent seignezrrs, donc rois de cette

terre et de la vie, sûrs et fiers de leun richesses qui, tout comme dans Noces, sont

transmises par le contact intime du corps de 17homme avec la nature.

Maintes fois des images et des sensations semblables se rtpètent, se reflètent

dans les deus textes, comme si Jacques, dans son monde innocent et obscur de

l'enfance, était ce jeune homme même qui participe aux noces joyeuses de l'univers.

Ainsi le vent, symbole de la violence, de la force et de l'étreinte ardente,

siffle-t-il d'abord à Djémila:

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k me sentais claquer au vent comme une mûture. Creusé par le milieu, les yeux brûlés, les lèvres craquantes, ma peau se desséchait jusqu'à ne plus être mienne. [. . .] Comme le galet verni par les marées, j'étais poli par le vent, usé jusqu'à l'âme. [. ..] Le vent me façonnait à l'image de l'ardente nudité qui m'entourait. (Noces, pp. 3 8-39; nous souiignons.)

Remarquons qu'ici le vocabulaire marin (« mâture », « marées ») se substitue au

vocabulaire a terrestre )) et (( éolien )): la mer et la terre se contactent et se confondent

dans la sensation humaine, à travers le corps : une fois de plus I'hornme est le

véhicule même du « vent », le point de contact de la mer et de la terre.

Ensuite, dans Le Premier Homme, ce vent siffle même plus fort sur la terrasse

de la Maison des invalides et est accueilli par l'enfant avec le plus grand

acharnement:

Le vent soufflait avec rage, [.. .] Jacques sentait le vent venu des extrémités du pays descendre le long de la palme et de ses bras pour le remplir d'une force et d'une exultation qui le faisaient pousser sans discontinuer de longs cris, [. . .] Et le soir, couché, rompu de fatigue, dans le silence de la chambre ou sa mère dormait Iégèrement, il écoutait encore hurler en lui le tumulte et la fureur du vent qu'il devait aimer toute sa vie. (PH, pp. 223-224; nous soulignons.)

Ici, le rôle de transmission de l'homme dans la nature est davantage mis en relief. I I

absorbe, assimile, (( en lui N, « le tumulte et la fureur du vent »: il y a mouvement

d'intériorisation des forces de la nature dans l'homme, en lui-même.

Dans tes deux cas, le vent donne la même leçon: amour de la vie dans un face

à face avec la puissance mystérieuse et incontrôlable de la nature. Cette leçon ne se

transmet jamais par la métaphysique ou l'abstrait, mais par les rapports physiques

des choses, par le palpable, le tangible, le toucher, le concret, l'empreinte sur la peau,

bref, les effets purement sensuels. De Noces au Premier Homme, on constate la

continuation de cette célébration, de cette glorification du rapprochement infini de

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l'homme et de l'univers. On constate que la nudité corporelle de l'homme, la nudité

de sa possession matérielle et celie, vaste et frappante, des paysages naturels, font

éclater les apparences et les décors, constituent une insistance envers la transparence

et l'élémentaire, une force qui essaie d'atteindre et de percer le centre, le noyau: c'est

aussi, cela, la force de l'écriture.

3. Réflexions sur la mort.

Mais embrasser la vie n'est point se dérober au son de soufiance; et

l'effervescence des plaisirs traduit justement une lucidité suprême et un sens

tragique, car l'esprit dionysiaque est aussi l'esprit tragique au plus haut degré. «Tout

ce qui exalte la vie, accroît en même temps son absurdité. Dans l'été d'Algérie,

j'apprends qu'une seule chose est plus tragique que la soufiance et c'est la vie d'un

homme heureux. » (Noces, p. 77) Si ce peuple ignore la notion d'espoir ou de

rédemption, c'est qu'il est conscient, peut-être plus qu'aucun autre, de l'absurdité de

la vie, de l'immanence de la mort et du côté tragique de la jouissance; qu'il sait, au

moins, ne pas tricher et ne pas se résigner; que cette terre fournit non seulement une

joie courte et brûlante, mais aussi une clairvoyance poussée jusqu'à l'extrême. La Me

se heurte inévitablement à la mort, ce qui est peut-être la leçon la plus amère que

reçoit le jeune homme errant dans la profusion de la nature ; et c'est aussi celle que

reçoit Jacques se fiayant péniblement la voie dans l'obscurité. Ainsi Noces n'est

point une simple effusion juvénile ou naïve de la vie; I'avertissement de mort résonne

déjà au tout début de l'œuvre, dans l'épigraphe même, qui est une citation de

Stendhal: « Le bourreau étrangla le cardinal Carrafa avec un cordon de soie qui se

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rompit: il fallut y revenir deux fois. Le cardinal regarda le bourreau sans daigner

prononcer un mot. )) L'image de la strangulation, de l'échafaud, de la peine de mort

suggérée ici apparaîtra continuellement sous la plume de Camus: d'abord dans

L 'Éîranger, plus tard dans Le Premier Honme, toujours la même scène: le père va

voir l'exécution d'un condamné à mort et vomit violemment après être rentré à la

maison. L'image exprime éloquemment 1' horreur de 1' homme devant cette fatalité.

Contre la jeunesse, la vieillesse; contre la vie épanouie, la mort: sur ce point

le jeune Camus au moment de Aroces n'a pas d'illusion. Il n'est donc pas étonnant

que le visage de la mort aille de pair avec la vitalité de la jeunesse, puisque « ce doit

être cela la jeunesse, ce dur tête-à-tête avec la mort, cette peur physique de l'animal

qui aime le soleil. [. . .] j 'étais sûr qu'arrivés à la fin d'une vie, les hommes dignes de

ce nom doivent retrouver ce tête-à-tête [. . .] Ils regagnent leur jeunesse, mais c'est en

étreignant la mort. » (Aroces, p. 44) Irréductibilité de la mort et attachement à la vie

donnent naissance à l'horreur et a la révolte contre cet ordre de la condition humaine.

Mais l'homme conscient saisit « le présent comme la seule vérité » (p.105) en

accordant « la double conscience de son désir de durée et son destin de mort » (p.

105). En fin de compte, ce qui importe, c'est le chant d'amour qui trouve sa raison

dans le corps et dans l'instant.

Si ia mon dans Noces apparaît plutôt comme une image générale' abstraite,

vague et lointaine, concernant seulement des inconnus. elle devient cette fois

concrète, proche, voire tangible avec Le Premier Homme: Jacques Cormery se trouve

face-à-face avec un mort qui a une liaison de sang avec lui et qui transforme

radicalement tout son être. Devant cette mort brusque et sans justice, qui fait de

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l'image de son père un homme à jamais jeune, plus jeune que le fils, ce dernier ne

peut s'empêcher de sentir une horreur et une révolte plus vives que ce qu'éprouve

l'homme dans Noces: « Il n'était plus que ce cœur angoissé. avide de vivre, révolte

contre l'ordre mortel du monde qui l'avait accompagné durant quarante années et qui

battait toujours avec la même force contre le mur qui le séparait du secret de toute

vie, voulant aller plus loin, au-delà et savoir, savoir avant de mourir, savoir enfin

pour être, uns seule fois, une seconde. mais a jamais. » (PH, p. 30) Ici la mort, en

fonctionnant doublement et de façon subversive, coïncide encore une fois avec la

jeunesse: d'une part elle fait que le père rejoint pour toujours la jeunesse fugitive;

d'autre part elle déclenche, du côté du fils, une quête qui rend vive une enfance

tombée dans I'oubli. Elle est donc le centre de gravité qui entraînera toute la

narration suivante. Dès lors, on comprendra mieux pourquoi elle va toujours de pair

avec la vie, parce qu'en fait, elle est l'envers de la vie.

Ainsi, le cimetière est devenu. pour Camus, un lieu privilégié où contempler

la mort et y réfléchir, que ce soit dans celui du Boulevard Bru à Alger, à Florence

(Noces) ou, vingt ans plus tard, devant la tombe du père à Saint-Brieuc (PH). Mais

ces cimetières revêtent des caractères différents et fonctionnent différemment dans

l'économie çinérale de chaque texte. Dans Noces, c'est un lieu de méditation

philosophique, où l'homme garde son calme; tandis que dans Le Premier Homme. le

cimetière est devenu un lieu personnel, oii se mêlent trop d'émotions: tendresse,

pitié, révolte, colère, angoisse ... cette scène, la plus saisissante du livre, constitue

aussi le maillon central de l'intrigue et de la narration. Le cimetière du père est donc

décrit particulièrement en détail, ainsi que le mouvement psychologique de Jacques:

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C'est à ce moment qu'il lut sur la tombe la date de naissance de son père, dont il découvrit à cette occasion qu'il l'ignorait. Puis il lut les deux dates, « 1885-1 914 )) et fit un calcul machinal: vingt-neuf ans. Soudain une idée le frappa qui l'ébranla jusque dans son corps. 11 avait quarante ans. L'homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui. (p. 29)

Moment crucial, dont la signification a une incidence sur toute la quête et sur tout le

récit. La mort ici dépasse la dimension conceptuelle et contemplative de Noces pour

atteindre à sa plus haute expression tragique et dramatique.

A part ces affinités de thèmes et motifs: l'écriture des deux testes présente

aussi une continuité, à savoir la description passionnée et intime. On a remarqué que,

dans la perception esthétique de Camus, le paysage naturel prend souvent les traits

d'un visage humain ou d'un personnage, à décrire et à interpréter; ou de signes à

déchiffrer: u Tipasa m'apparaît comme ces personnages qu'on décrit pour signifier

indirectement un point de vue sur le monde. [...] Elle est aujourd'hui mon

personnage et il me semble qu'à le caresser et le décrire, mon ivresse n'aura plus de

fin. N (hrores, pp. 16-27) Donc, écrire, c'est aussi caresser; l'acte d'écriture est aussi

acte d'amour, de chair et de désir, qui permet de comprendre, de prendre, et de

pénétrer. Par elle [ma peau], auparavant, je déchiffrais l'écriture du monde. »

(Noces. p. 38) L'écriture travaille non seulement le texte et les mots, mais aussi le

corps et la peauo comme l'empreinte d'un tatouage; elle agit donc de faqon

dynamique et vive; telle est la force de l'écriture. 11 y a Ià des degrés différents: «II y

a un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre. I l y a aussi un temps

pour créer, ce qui est moins naturel. I l me suffit de vivre de tout mon corps et de

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témoigner de tout mon coeur. Vivre Tipasa, témoigner et l'œuvre d'art viendra

ensuite. Il y a là une liberté. » (Noces, p. 27) Et « vivre » Tipasa, c'est aussi vivre

Djémila, Alger et Florence, c'est aussi vivre Belcourt, I'enfance, la misère, l'orgueil et

la mori. Ensuite, il s'agit de témoigner. C'est pour témoigner que l'adulte Jacques

revient. A la dernière étape du trajet qui va de l'impression sur la peau à l'impression

sur la page, apparaît l'œuvre d'art -- Noces et Le Premier Homme.

Tels sont les motifs intertextuels que nous pouvons repérer pour mettre en

lumière les rapports étroits entre ces deux livres qui se trouvent aux deux extrémités

de la chaîne d'écriture d'un écrivain. Entre eux, il y a toute la distance qui sépare

l'inspiration exaltée de l'adolescence et la vision réfléchie de l'adulte. Cette distance

est double: entre Noces et Le Premier Homme, il s'agit d'un écart extratextuel -- le

lecteur se trouve entre deux Camus, l'un d'une vingtaine d'années, l'autre près de la

cinquantaine. A l'intérieur du Premier Homme, il s'agit d'un écart intratextuel -- le

lecteur se trouve entre l'enfant Jacques et l'adulte Jacques. Ou bien encore, c'est un

narcissisme double: la recherche du père par Jacques Cormery constitue, au fond, un

acte narcissique qui éclaire ses propres images d'enfance et d'adolescence; pour

Camus, cette dernière entreprise Littéraire f&t écho à son œuvre de jeunesse et reflète

ainsi un narcissisme profond de l'écrivain. En fait I'intra-intertextualité, pour

reprendre le terme de ~ i t c h ~ , est un phénomène fort intéressant chez Camus. Todorov

l'avait déjà remarqué: « Les différents textes d'un auteur apparaissent comme autant

3 Voir Brian T. Fitch, The Narcissistic Text: a reading of Camus 'fiction, (Toronto, Buifdo: University of Toronto Press, 1982).

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de variations les uns des autres, ils se commentent, et s'éclairent mutuellement. »'

Cette observation s'applique parfaitement à notre analyse sur l'intertextualité entre

Noces et Le Premier Homme. Par un effet de miroir, de réciprocité, de reflets, de

réfraction, d'échos, de transition, de translation, de superposition et d'enchâssement,

ces textes deviennent le lieu par excellence du palimpseste. Chaque texte n'est plus

un monde isolé et fermé, mais ouvert à d'autres; il les appelle, les évoque, les

réveille et les anime, sans cesse et à tour de rôle : tous les testes constituent un

univers immense, profond, complexe et vertigineus, donnant naissance aus

possibilités inépuisables et aux interprétations toujours renouvelées et inattendues --

un univers vivant. qui a son souffle, ses retours et ses progrès, comme un corps ou

une forêt.

Cependant, il ne faut pas oublier la différence fondamentale entre ces deux

livres, tant en ce qui concerne la facture que les motifs mis en œuvre. Les affinités

que nous avons dégagées ne font que faire ressortir la différence des styles. D'une

manière globale, c'est la diffzrencz qu'il y a entre la narration et la description. Dans

Noces, c'est la description qui domine, le récit n'impliquant presque rien au plan de

l'histoire ou de l'intrigue. Là, le déroulement du temps devient imperceptible; le récit

a-temporel. Et c'est là, justement, l'effet fondamental créé par le fonctionnement du

descriptif, ainsi que l'analyse Genette: ((La narration s'attache à des actions ou des

événements considérés comme pur procès, et par là même elle met l'accent sur

l'aspect temporel et dramatique du récit; la description au contraire, parce qu'elle

s'attarde sur des objets et des êtres considérés dans leur simultanéité, et qu'elle

' Tzvetan Todorov, Poétique de la prose, (Paris: Seuil, 197 1) p. 250.

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envisage les procès eux-mêmes comme des spectacles, semble suspendre le cours du

temps et contribue à étaler le récit dans l'espace. »' Par la description, Noces

accomplit, en rendant une sorte de culte au corps, la célébration du présent, « cette

matière magnifique et futile » (p. 89), lequel est, de par sa nature, insaisissable,

comme aux « soirs fugitifs d'Alger, [. . .] cette douceur qu'ils me laissent aux lèvres,

je n'ai pas le temps de m'en lasser qu'elle disparaît déjà dans la nuit. » (Noces, p. 63)

Mais ici l'insaisissable est saisi, le higitif est figé, à force d'un état de contemplation,

d'extase, de silence, de vertige, d'oubli, de détachement, d'absence, de rêverie et

d'étrangeté. Cet état est matrice même de la poésie. Bachelard disait: « On rêve

avant de contempler. Avant d'être un spectacle conscient, tout paysage est une

expérience onirique. On ne regarde avec une passion esthétique que les paysages

qu'on a d'abord vus en rêve.»6 Cette attitude contemplative et l'usage abondant des

descriptions, confërent à Noces son ton très poétique. Le livre a donc la tenue d'un

chant lyrique.

Par contre, Le Premier Homme est d'abord un récit narratif. bien que la

description y occupe une place non négligeable et remplisse des fonctions

explicatives ou symboliques. Ce qui importe davantage, ce sont les histoires et les

anecdotes concernant le vécu: sa genèse, son développement, ses fluctuations et son

déclin, qui impliquent nécessairement la temporalité, même si celle-ci n'est pas

strictement chronologique; c'est là que la mémoire joue un jeu compliqué -- passé,

présent, rétrospection, continuité, pause, suspens, inversion et entorse --, ce qui

- - - pp - - - - -

' Gérard Genette, Figures. essais, II, (Paris: Seuil, 1969) p. 59. Cité par Gérard Genette, Figures. essais, 1. (Paris: Seuil, 1966) p. 233.

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n'empêche pas qu'on puisse y distinguer le déroulement des intrigues et les

différentes étapes de l'histoire et des personnages.

2.2. Autobiographie et biographie: croisement et élargissement.

Le geste autobiographique de Jacques Cormery est tout d'abord amorcé dans

une intention purement biographique : retrouver et reconstruire la vie d'un autre, son

père. Mais il n'obtient, de ces efforts obstinés, ces enquêtes, ces entretiens et

parcours, que des renseignements vagues et fragmentés. les bribes d'une mémoire

pleine de trous. « Jacques essayait de mettre en ordre les renseignements qu'il avait

recueillis. À v n i dire, il n'y en avait qu'une poignée, et aucun ne concernait

directement son père. » (PH. p. 171) S'il peut finalement esquisser un profil de cette

vie, c'est moins par les témoignages réels que par le travail de son imagination: « Le

reste, il fallait l'imaginer » (p. 68). A cet égard, le premier chapitre joue un rôle

singulier dans l'économie du livre. Nous avons déjà examiné le problème du point de

vue narratif et montré que le champ visuel du récit est principalement réduit au

regard du protagoniste Jacques. Mais ici, ce chapitre liminaire apparaît comme une

grave transgression: cette scène ne peut être vue ni racontée que par quelqu'un

d'autre que Jacques, puisqu'il lui est impossible d'assister à sa propre naissance ou

aux événements passés autour de cette naissance, y compris t'existence de son père

encore fort et vivant. Alors, qui voit? Le narrateur omniscient? Soit. Or il faut

remarquer que cette scène, greffée assez abruptement sur le reste du récit maintenu

par Jacques, revêt un caractère irréel, phantasrnatique, voire herméneutique et

mythologique selon l'analyse de Jean Sarocchi : ce caractére est suggéré par

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I'atmosphère sombre, presque mythique de l'automne, dans laquelle la carriole, avec

ce couple venu d'un lieu anonyme, se fraye un chemin solitaire dans la noirceur de la

nuit et sous la pluie violente, telle une arche de Noé. Le monde inaugural du Premier

Homme est donc (( un monde pré-hominien n', où les nuages mauvais (( transcendent

la géographie ou la météorologie intimes, et, arrachant le Maghreb à ses

déterminations ordinaires, le transcrivent sur une sorte d'atlas mythique dont la Bible

serait la caution. Ces nomades [...] semblent des rescapés du déluge. »' Ainsi le

nouveau-né portera-t-il une signification surréelle: il sera le premier homme dont

Adam serait le prototype; avec la naissance il porte déjà l'empreinte d'une perte

irrécupérable et le signe précurseur d'un malheur extraordinaire.

Quant à l'image du père, si elie est initialement restaurée, c'est pour être

perdue à jamais. (( Le topos du père absent et recherché en une quête sans issue n9 se

transforme en celui de la recherche de soi. Camus a ainsi conclu, dans les notes pour

le roman: (( Il retrouve l'enfance et non le père. Il apprend qu'il est le premier

homme. )) (PH, p. 306) Toute enquête, mythique ou personnelle, révèle en fait un

besoin autobiographique et deviendra, par la suite, une quête de soi-même; elle

fonctionne donc comme un fil conducteur en reliant les anecdotes dispersées du

passé, et construit, en effet, une sorte d'autobiographie.

La biographie ne se limite pas à la vie du père, et l'enfant n'est pas aussi seul

qu'il y paraît. I I trouve d'autres vicus, d'autres biographies qui croisent la sienne et

- - - -

Jean Sarocchi. Le dernier Camus ou Le Prcm~er Honinre. (Paris: Librairie A. -G. Nizet, 1995) p. 29. a Ibid., p. 3 1 .

Ibid., p. IO.

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celle du père. Plusieurs personnages constituent une constellation bénéfique autour

de lui: l'oncle Étienne, par sa virilité inépuisable, sa tendresse primitive et

instinctive, remplit une partie de la fonction du père et lui apprend l'amour du corps

et de la force physique masculine; le maître, M. Bernard, qui « n'avait pas connu son

pere, mais il lui en parlait souvent sous une forme un peu mythologique, et, dans

tous les cas, a un moment précis, il avait su remplacer ce père )) (PH, p. 129),

représente un vrai substitut de la figure paternelle et comme une apparition

providentielle, conduisant l'enfant vers le monde inconnu de la spiritualité; la grand-

mère, avec sa sévérité implacable. sa dureté dominante, usurpe la place du pere et

tyrannise la famille. Quant à la mère, elle est toujours silencieuse, triste et

mélancolique, calme et profonde comme la mer, « douce, polie, conciliante, passive

même» (p. 60), « d'un air d'absence et de douce distraction » (p. 1 9 , « ignorante,

obstinée, résignée à toutes les souffrances » (p. 61), « tendre et distrait, [avec] le

regard perdu » (p. 209). Quant au « mystère quotidien du discret sourire ou du

silence » (p. 159), i l faudra à Jacques toute la vie pour le comprendre et le déchiffrer.

La tension mystérieuse et complexe de la relation rnère/fils occupe ainsi une place

importante. Elle constitue encore une autre histoire:

Je veus écrire ici l'histoire d'un couple lié par un même sang et toutes les diErences. Elle semblable à ce que la terre porte de meilleur, et lui tranquillement monstrueux. Lui jeté dans toutes ies folies de notre histoire; elle traversant la même histoire comme si elle était celie de tous les temps. Elle silencieuse la plupart du temps et disposant à peine de quelques mots pour s'exprimer; lui parlant sans cesse et incapable de trouver à travers des milliers de mots ce qu'elle pouvait dire à travers un seul de ses silences.. . La mère et le fils. (PH, p. 308)

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Ou mieux, la Mère et le Fils. A tel point que le livre n'aurait été terminé qu'en

relâchant cette tension:

Confession à La mère pour finir. Tu ne me comprends pas, et pourtant tu es la seule qui puisse me

pardonner. [. . .] Un seul être pouvait me pardonner, mais je n'ai jamais été coupable envers lui et je lui ai donné l'entier de mon cœur, et cependant j'aurais pu aller vers lui, je l'ai souvent fait en silence, mais il est mort et je suis seul. Toi seule peux le faire, mais tu ne me comprends pas et ne peux me lire. Aussi je te parle, je t'écris, à toi, à toi seule, et, quand ce sera fini, je demanderai pardon sans autre explication et tu me souriras.. . » (PH, p. 3 19)

Commencé par la recherche du père et fini par la confession à la mère, le texte

dépasse le sens strict de l'autobiographie et poursuit son parcours à un niveau

beaucoup plus complexe.

Ainsi, sous le titre recherche du père, cette première partie ne fournit qu'un

schéma incomplet de la vie du père qui fait contraste avec l'histoire d'enfance,

minutieusement dépeinte, du fils: biographie et autobiographie se heurtent, se

croisent et s'entremêlent, de sorte que. dans la deuxième partie du livre le fils, la

biographie disparaît totalement pour céder la place à l'autobiographie pure et simple.

De plus, voilà que l'évocation historique, l'histoire personnelle et familiale

s'exhaussent jusqu'à la grande Histoire: colonisation, relation France-Algérie.

souffrance et malheur de tout un peuple entrent dans le champ. D'un coup, le récit

devient, à la limite, une saga mythique, un cycle légendaire, une épopée. I I n'est plus

définissable ni classable : i l transcende les limites des genres par I'ambiguïté même

de son attitude et de sa pratique.

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2.3. Identité ou altérité.

La différence entre autobiographie et biographie peut être considérée comme

celle qui a cours entre ['identité et l'altérité: la première cherche l'unité de soi, tandis

que la seconde construit l'étrangeté d'un autre. Mais les conceptions de 1-identité et

de l'altérité ne sont pas aussi opposées qu'elles y paraissent et, curieusement,

l'aventure autobiographique du Premier Homme n'est réalisée que par le détour de la

recherche d'autrui: c'est-à-dire par la quête de l'identité à travers I'altérité, ou a

travers les efforts pour s'identifier à un autre, le père. Roland Barthes écrit: ({ Qui est

cet autre dont le héros ne peut se séparer? D'abord -- c'est-à-dire de façon la plus

explicite -- c'est le Pire. Il n'y a pas de tragédie où il ne soit réellement ou

virtuellement présent. .. » 'O La problématique de I'identité/aItérité ne pourrait être

mieux illustrée que par le rapport subtil et complexe pèreffils. Et c'est au moment où,

devant le tombeau à Saint-Brieuc, Jacques s'aperçoit soudain que ce père était plus

jeune que lui, le fils. C'est dans ce mouvement de renversement des générations,

dans ce moment le plus poignant du livre, moment de ((vertige étrange >), que (( le

flot de tendresse et de pitié )) (p. 30) le transporte. I l fait naître en lui le désir vif de

connaître ce père, de franchir l'infranchissable frontière entre la vie et la mort,

d'abolir l'énorme distance de quarante ans, afin de s'approcher infiniment de lui, de

s'identifier à lui: (( A vingt-neuf ans, lui-même n'était-il pas fragiie, souffrant, tendu,

volontaire, sensuel, rêveur, cynique et courageux )) (p. 3 1 ) Cette identité est suggérée

aussi par les portraits du père et du fils, qui sont étonnamment semblables selon la

Io Cité par Jean Sarocchi. Le dernier Camrls ou Le Premier Honime. (Paris: Librairie A. -G. Nizet. 1995) p. 301.

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description. Tel père: << de bonne taille, trapu, le visage long, avec un fkont haut et

carré, la mâchoire énergique, les yeux clairs, [. . .] cheveux coupés court )) (p. 12); tel

fils: a tête nue, les cheveux coupés ras, le visage long et les trait fins, de bonne taille,

le regard bleu et droit, [. . .] il donnait une impression d'aisance et d'énergie. )) (p.

25) Leur ressemblance est d'ailleurs confinnée, plusieurs fois, par la mère et l'oncle

Étienne. Le père est donc un autre et en même temps un alter ego, comme un écran

ou un miroir, sur lequel le £ils projette sa propre image et en reçoit en retour de

multiples images métamorphosées.

N'oublions pas, en même temps, que cette recherche est un acte différé:

Depuis des années qu'il vivait en France, il se promettait de faire ce que sa mère

[. . .] lui demandait depuis si longtemps: aller voir la tombe de son père qu'elle-même

n'avait jamais vue. Il trouvait que cette visite n'avait aucun sens, [. . .] )) (p. 28) et si

I'occasion ne s'offrat pas, il n'exécuterait jamais cette démarche insigdiante pour

lui. Le dseré, c'est aussi la différance, le retard, la différence, I'incomrnunicab~e,

l'oubli, la perte éventueile: « [. . .] qui l'aurait renseigné sur ce jeune et pitoyable père?

Personne ne l'avait connu que sa mère qui l'avait oublié. )) (p. 29) L'enquête est donc

vouée à l'échec; le père lui sera pour toujours inconnu, autre que lui. (< Tournant le

dos à la tombe, Jacques Cormery abandonna son père. » (p. 32)

Le jeu de I'altérité se joue à plusieurs niveaux. Même l'ego qu'on croit

retrouver n'est pas une simple unité identique: il est multiple et également altéré. Si

l'on compare, souvent, l'acte autobiographique au narcissisme, c'est que non

seulement les deux processus prennent le risque de s'abAmer dans le regard, mais c'est

aussi parce qu'il y a une analogie plus profonde : Narcisse se regarde, non dans

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un miroir figé, mais dans l'eau qui s'écoule, d'où la qualité de fuite »,

d'écoulement, d'instabilité, d'inconstance, d'infidélité à soi-même, comme t'a

souligné Genette: (( le Moi se confirme, mais sous les espèces de l'Autre: l'image

spéculaire est un parfait symbole de l'aliénation. »" De même, le héros de

l'autobiographie s'efforce de se mirer dans, à travers, à rebours et à contre-temps de

ce (( milieu indéfini ou paraissent se dérouler irréversiblement les existences dans

leur changement, les événements et les phénomènes dans leur succession, n" comme

une eau, qui s'écoule, fuit sans cesse: l'anamnèse rejoint ainsi Ir vertige de

l'imaginaire, du rêve, de l'inconscient, des réminiscences et d'un souvenir

((impalpable comme les cendres d'une aile de papillon brûlée dans un incendie de

forêt. )) (PH, p. 73) L'homme qui se souvient se trouve dans un lieu ambigu, obscur,

incertain, lieu de passage, de seuil, lieu de limbes oii rien n'est sfir; tout y est brouillé

par cet état de demi-conscience, de demi-hallucination. D'ailleurs, il faut constater

cette incertitude et ne plus chercher à attraper la vérité n: est-il sûr que cette

enfance qu'il vient d'évoquer soit vraiment la sienne? Ne pourrait-elle être aussi

celle d'un autre? II semble que Jacques Cormery soit sensible à cette situation

étrangère de la conscience:

I I ne saurait jamais d'eux qui était son père et, quand bien même, par leur seule présence, ils rouvraient en lui des sources fraîches venues d'une enfance misérable et heureuse, il n'était pas sûr que ces souvenirs si riches, si jaillissants en lui, fussent vraiment fidèles à l'enfant qu'il avait été. (PH, p. 127)

" Gérard Genette, Figures. essais, I, (Paris: Seuil, 1966) p. 22. ' ? Dictionnaire Perir Robert, rédaction dirigée par A. Rey et J. Rey-Debove, (Paris: Le Robert, 1984).

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Ici, le retour à soi, l'identité à soi se révèlent incrédules et purement illusoires,

comme pour confirmer la fameuse formule de Rimbaud « je est un autre » ou celle,

développée par Genette: « je suis une eau qui s'écoule »." L'acte autobiographique

même est donc un acte d'altération.

Le héros en soi-même présente aussi un certain degré d'altération. Par le

statut ambigu de Français-Algérien, Jacques reflète et partage la déchirure de ce

peuple à jamais en exil: (( La Méditerranée séparait en moi deux univers, l'un où

dans des espaces mesurés les souvenirs et les noms étaient conservés, l'autre où le

vent de sable effaçait les traces des hommes sur de grands espaces. » La combinaison

de l'anonymat, l'obscurité et la pauvreté fait que cet enfant se sent toujours

d'ailleurs, ou de nulle part, comme à côté de ce camarade, Georges Didier, qui est

pourvu, fièrement et catégoriquement, d'une longue et riche histoire familiale, d'une

patrie, d'une religion, ainsi que de toutes sortes de concepts moraus et culturels

solidement enracinés. C'est pourquoi, jeune lycéen, Jacques apprend déjà à vivre la

différence -- entre deux mondes rigoureusement incompatibles et diamétralement

opposés, celui du lycée et celui du quartier familial: « [. ..] pendant des années, la vie

de Jacques se partagea inégalement entre deux vies qu'il ne pouvait relier l'une a

l'autre. [. ..] A personne en tout cas, au lycée, i l ne pouvait parler de sa mère et de sa

famille. À personne dans sa famille il ne pouvait parler du lycée. » (p. 230) Sa

personnalité est profondément affectée par l'image double de cette vie. Ainsi,

l'inconnu, l'exotique, l'incompréhensible, l'étrange ont-ils un attrait mystérieux pour

l 3 Gérard Genette, Figrtres. essais. 1. (Paris: Seuit. 1966) p. 27.

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lui: << comme, devenu grand, Jacques devait plus tard se sentir irrésistiblement attiré

par les femmes étrangères- » (p. 192)

Pas moins que Le Premier Homme, Noces peut être qualifie, en quelque sorte,

d'écriture de l'altérité, bien qu'elle transmette le message heureux de l'union de

l'homme avec la nature. En lisant le texte plus attentivement, on trouve que

l'expression concernant la scène théâtrale revient souvent: « Avant d'entrer dans le

royaume des ruines, pour la dernière fois nous sommes spectateurs. » (p. 17); « Il y a

un sentiment que connaissent les acteurs lorsqu'ils ont conscience d'avoir bien rempli

leur rôle, [. . .] j'avais bien joué mon rôle. » (p. 29); « [. . . ] la nuit tombera sur la scène

du monde. » (p. 30); « [. ..] les nuages se préparèrent comme un rideau qui s'ouvre.

[. . .] D'autres nuages vinrent. Le rideau se ferma. » (p. 108); « Mais c'est que l'Italie,

comme d'autres lieux privilégiés, m'ofie le spectacle d'une beauté où meurent quand

même les hommes. » (p. 1 1 1) Personnages, décor, acteurs, spectateurs, spectacles.. .

tout fait penser a la présentation théâtrale: la mise en scène extraordinaire du monde

entier, de la nature enchantée. Dans ce milieu magique, l'homme, bien qu'il en fasse

partie, est conscient de sa situation: la représentation prendra fin et il rentrera dans la

vie -- la mort -- humaine. La distance, peut-être abolie un bstant, sera conservée. Le

rideau de la grande scène se refermera et l'univers demeurera avec son visage d'autrui

pour l'homme.

C'est peut-être la raison pour laquelle l'homme, devant cette scène ou dans

cette scène, éprouve aussi des sentiments étranges: mon cœur se calmait d'une

étrange certitude. » (p. 19); « [. . . ] cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. D

(p. 23); « J'avais au cœur une joie étrange » (p. 29); sentiments qui conduisent à une

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étrangeté envers soi-même: « répandu aux quatre coins du monde, oublieux, oublié de

moi-même, je suis ce vent et dans le vent, [. . . ] Et jamais je n'ai senti, si avant, à la

fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde. » (pp. 39-40); « [. . . ]

abandonné de moi-même, je me sentais sans défense [. . .] » (p. 41); « L'oubli de soi-

même puisé dans l'ardeur de cette première Italie, voici qu'il prépare a cette leçon qui

nous délie de l'espérance et nous enlève à notre histoire. » (p. 97) L'ego même est

divisé, dispersé, fragmenté; il n'existe pas plus que l'unité ou l'identité. L'homme

s'oublie et, étrangement, par cet oubli même, il embrasse le monde, cet autrui

immense.

On atteint ici à un niveau philosophique où le jeu de l'altérité renvoie à la mise

en œuvre particulière d'un concept d'ordre transcendantal: la voix

phénoménologique. Nous dons l'explorer et en mesurer les conséquences quant à la

poétique de l'autobiographie.

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CHAPITRE III

Le récit choral

ou

Les registres multiples de la voix

3.1. Jeux de multiples registres: vers une polyphonie de L'autobiographie.

Nous avons déjà abordé, dans les pages précédentes, certains aspects d'ordre

narratologique : personne de la narration, temps de la narration, points de vue de la

narration. Or, à la lumière de ces repères théoriques, on constate que les textes de Camus

présentent une complexité et une ambiguïté qui débordent le champ strictement

narratologique et la simple distinction des « genres » littéraires, et relèvent du domaine

beaucoup plus vaste de la voix: moins la voix narrative que la voix phénoménologique-

poétique-autobiographique, -- concept qu'il nous appartiendra maintenant de préciser.

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Mais commençons tout de même par faire, systématiquement, le point sur le

fonctionnement narratoiogique dans les textes qui nous occupent, afin de jeter les bases

de notre visée centrale.

Articzrlations-désarticz~Zations ch temps de la narration

Le Premier Homme se divise en deux grandes parties, à thèmes différents:

Recherche Ar père et Lefils ou le premier homme, lesquels présentent respectivement des

temporalités narratives différentes, qui peuvent être considérées séparément.

Dans la Recherche c i i r père, ainsi que le titre le suggère, il s'agit d'une quête

remontant au passé, un passé indéterminé, un peu à la manière proustienne de (( la

recherche du temps perdu D. Cela implique forcément des rapports étroits avec le temps --

à tous les sens nanatologiques que Gérard Genette confère à ce terme : ordre, durée,

fréquence. ' Le chapitre inaugural -- épisode de la naissance du protagoniste Jacques Cormery

-- produit d'emblée, chez le lecteur, la fausse impression que l'ordre du récit s'en tiendra

à la chronologie, comme tant de « romans d'apprentissage » ou de biographies

conventionnelles: naissance, enfance, jeunesse? maturité, et ainsi de suite. Mais cette

impression se dissipe dès le commencement du deuxième chapitre Saint-Brieuc. où la

première phrase (( Quarante ans plus tard, )) creuse aussitôt un énorme décalage temporel:

le nouveau-né, sautant 40 ans, est déjà devenu, au tournant de la page, un homme mûr.

On va bientôt trouver, à la lecture, que ce jeu avec le temps se joue d'une manière encore

plus compliquée, le personnage passant et repassant, sans aucune difficulté, la frontière

I Voir Gérard Genette, Fipres , III . (Paris: Gallimard, 1976).

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qui sépare le G passé » et le a présent ».

Mais ce jeu n'est point un lieu où l'auteur fait étalage de sa virtuosité narrative; il

traduit plutôt une perception singulière à l'égard du problème du temps, et comporte ainsi

une signification profonde quant à la structure et à la visée esthétique du récit.

II semble qu'on ne saurait trop estimer l'importance de la scène du cimetière à

Saint-Brieuc: une fois de plus, elle nous paraît tout à fait révélatrice tant pour Ie

personnage Jacques lui-même que pour nous, lecteur-interprétateur du texte. Car c'est à

1' instant crucial où Jacques s' aperçoit, brusquement, que ce père, enterré jeune, était plus

jeune que lui aujourd'hui, le fils, que s'impose, avec le renversement de générations, un

ordre « monel », contre nature. La chronologie habituelle du temps est inversée,

substituée par une anachronie irrationnelle. (( La suite du temps lui-même se fracassait

autour de lui immobile, entre ces tombes qu'il ne voyait plus, et les années cessaient de

s'ordonner suivant ce grand fleuve qui coule vers sa fin. Elles n'étaient plus que fiacas,

ressac et remous où Jacques Cormery se débattait maintenant aux prises avec l'angoisse

et la pitié. » (PH, p. 30) D'autre pari, pour l'écrivain, cette scène est aussi une révélation,

non moins illuminante, qui lui permet de trouver une autre voie que celle de la

chronologie pour tisser une nouvelle structure temporelle du récit: Quand, près de la

tombe de son père, il sent le temps se disloquer -- ce nouvel ordre du temps est celui du

livre. »'

Donc, dislocation, disjonction, désarticulation, écartement et dispersion du

temps sont moins invention de l'écrivain que vérité intérieure de la vie. Et l'écrivain

réussit a dégager, dans ce bouleversement, un nouvel ordre D à quoi s'accrocher pour

' PY Notes et plan, p. 3 17.

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révéler cette vérité et pour construire son œuvre. C'est à nous maintenant de suivre la

piste à demi-couverte, de retrouver le fil subtil du récit, et de chercher cet ordre narratif

qui sera aussi l'ordre de la conscience artistique et philosophique de l'écriture.

A travers les souvenirs, l'imagination, les évocations et les descriptions

imombrabies, l'itinéraire géographique de l'adulte Jacques au cours de sa recherche du

père semble assez clair: Saint-Brieuc - navire vers Alger -- Alger -- Mondovi - Saint-

Apôtre -- avion pour Alger. Chaque lieu correspond à certaines activités de l'enquête:

Saint-Brieuc -- recueillement sur la tombe du père, conversation avec l'ancien maître

Victor Malan; Alger -- entretiens avec la mère, l'oncle Étienne et M. Bernard; Mondovi -

- visite au vieux fermier, Monsieur Veillard; Saint-Apôtre -- visite à l'ancien gardien

Tamzal. La narration quant au trajet lui-même est simple et laconique; littéralement, elle

ne rapporte que quelques conversations courtes et ne foumit à leur sujet que des

informations fragmentaires et indirectes sur le père, dont Jacques n'a tiré qu'un schéma

biographique très rudimentaire. En fait, à part ces conversations à bâtons rompus,

discontinues, incomplètes et intermittentes, le récit ne nous relate presque rien de ce qui

concerne les événements réellement advenus pendant ce parcours. Par contre, ce sont des

épisodes d'enfance, des évocations rétrospectives, des bribes de la mémoire et de

l'imagination, des lambeaux d'images hallucinatoires confuses qui remplissent ces

quelque deux cents pages.

Pourtant, ce trajet n'est pas sans but: il est le fil qui lie les perles dispersées; ou

mieux, il constitue ces grandes articulations narratives », pour reprendre les termes de

~ e n e t t d , autour de quoi se trame un tissu compliqué de réminiscences et d'effets

Gérard Genette, Figures, IU, (Paris: Gallimard, 1976) p. 121.

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d'imaginaire. Ainsi, sur le navire vers Alger, Jacques se souvient-il de la scène de la

sieste avec la grand-mère et les jeux d'enfants. A Alger, la conversation avec la mère se

tresse avec des images vagues du père, la mobilisation de la guerre, la scène de l'annonce

de la mort du père, L'exécution de Pirette, l'histoire du côté maternel, les anecdotes autour

de la grand-mère, les mensonges de l'enfant, la scène du violon et des chansons des deux

fières, les séances de cinéma, l'oncle Étienne, la natation, la chasse et ses colères. Tandis

que la conversation avec M. Bernard s'enchevêtre à l'école primaire, la classe de M.

Bernard, l'histoire du sucre d'orge, le combat avec Munoz, la préparation pour la

candidature à une bourse d'études au lycée, la première communion et les leçons

religieuses, l'examen réussi, la séparation d'avec M. Bernard; sans parler des descriptions

multiples et détaillées, des mouvements psychologiques de Jacques, et de toutes sortes

d'interventions et de digressions.

Tous ces registres semblent s'enche~êtrer et s'interposer en pagaïe, sans aucun

ordre ni cohérence, et rompre ainsi l'unité chronologique du récit. Mais, à une lecture

plus attentive, on doit relever des passages, des phrases ou seulement cenains mots

transitoires, reliant les différents épisodes: ce sont des éléments tellement habiles et

naturels qu'ils passent facilement inaperçus de prime abord. Par exemple, sur le navire

pour Alger, la chaleur de midi lui fait penser au climat de son enfance: « Jacques n'aimait

pas faire la sieste. "A benidor", pensait-il avec rancune et c'était l'expression bizarre de

sa grand-mère lorsqu'il était enfant à Alger et qu'elle l'obligeait à l'accompagner dans sa

sieste. » (p. 41) Le souvenir de la sieste d'enfance est ainsi déclenché. Un peu plus loin,

toujours dans l'épisode du navire, on lit: « il pouvait enfin dormir et revenir à I'enjmzce

dont il n'avait jamais guéri, [. ..] Le reflet brisé, maintenant presque immobile, sur le

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cuivre du hublot venait du même soleil qui, dans la chambre obscure où dormait la grand-

mère, pesait de tout son poids sur la surface entière des persiennes, [. ..] )) (pp. 44-45 ;

nous soulignons); ce << même soleil )> suscite alors toute une série de souvenirs des jeux

d'enfants, série qui couvre dix belles pages et ne se termine qu'au retour au navire:

« Jacques s'éveilla. Le soleil ne se reflétait plus sur le cuivre du hublot, mais il avait

baissé à l'horizon et éclairait maintenant la paroi en face de lui. D (p. 56 ; nous

soulignons) C'est dors qu'on se rend compte qu'il ne s'agit pas de << souvenirs )) à

proprement parler mais bien d'un sommeil ou d'un rêve, qui n'a duré réellement qu'une

après-midi dans la vie de l'adulte Jacques, mais qui constitue dans le récit, de façon

disportionnée, une dilatation invraisemblable, couvrant toute une enfance très imprécise.

Le chapitre 6bis, L'école, présente une sorte de fusion du souvenir et du

«présent». La narration commence par une description de l'apparence de M. Bernard de

<< maintenant », c'est-à-dire du moment où l'adulte Jacques revient lui faire une visite.

Puis la narration se tourne, presque imperceptiblement, vers le passé, avec une toute

petite phrase pour transition: a Il était là, vieilli, [. . . ] mais droit encore, et la voix forte et

ferme, comme au temps oii. planté devant sa classe, [. . . ] )) (pp. 129- 13 0 ; nous

soulignons) De là le récit laisse de côté leur conversation << actuelle », et entreprend de

narrer tout ce qui concerne' a l'époque, la vie de l'école: ce qui se passe sur le chemin des

enfants en route vers l'école; la classe et la personnalité de M. Bernard, etc. Ii se termine

sur la scène où M. Bernard fait la lecture de Croix de bois, ce qui fait pleurer l'enfant

Jacques. Ici la narration, après onze pages, revient au « présent N pour laisser à M.

Bernard l'occasion de donner en cadeau ce même livre à Jacques: a Tu as pleuré le

dernier jour, tu te souviens? Depuis ce jour, ce livre t'appartient. )) (p. 141) 11 sort aussi

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un autre objet, une courte et forte règle rouge D, qui devient tout de suite la source de la

narration rétrospective suivante: "Tu te souviens du sucre d'orge? [.. .] c'était interdit à

l'époque. Tu es témoin pourtant que je m'en servais!" Jacques était témoin, car M.

Bernard était pour les châtiments corporels. » (p. 141) Commencent alors quelques

anecdotes d'enfance autour de cette punition. Lorsque cet épisode se clôt, la rencontre de

Jacques et de LM. Bernard prend également fin et. cette fois, le retour au présent est

marqué par l'emploi de l'adverbe (( aujourd'hui )>: (( Cet homme-là, qui parlait

azGoiolrrd'hiolii à son canari, et qui l'appelait "petit" alors qu'il avait quarante ans, Jacques

n'avait jamais cessé de l'aimer, [. . . j et Jacques allait le voir chaque année depuis quinze

ans, chaque année comme atijmrd'hz~i où il embrassait avant de partir le vieil homme

ému, [...] » (p. 149 ; nous soulignons) Ce petit paragraphe cède vite la place à la

narration concernant la préparation de Jacques pour le concours de la bourse de lycée.

jusqu'à ce qu'il réussisse et soit prêt à quitter M. Bernard pour aller seul au lycée -- un

monde inconnu.

Selon le même jeu, la conversation entre Jacques et la mère est sans cesse

interrompue par les so~ivenirs~ I'imagination. les méditations vagues. I l semble que

chaque parole, chaque vue, chaque petit objet ou événement du (( présent )) soit capable

de lancer le récit vers un retour en arrière, et découvre subrepticement une source

inépuisable de la narration d'enfance. Le narrateur ne semble guère se soucier de la

continuité ni de l'unité de cette conversation; il ne cherche point à la suivre fidèlement : il

l'abandonne à tout moment, y insère de multiples distractions, la reprend ensuite, et ce

pour la laisser perdre encore dans de nouvelies interventions. Tout se passe comme s'il ne

pouvait se concentrer sur le sujet qu'il maintient, et comme si le moindre bruit suffisait à

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le distraire et à le conduire à d'autres pensées. Ainsi la narration glisse-t-elle

constamment et subrepticement entre le (( passé » et le (( présent », sans les séparer ni les

distinguer clairement. Ce glissement insensible, ce va-et-vient perpétuel, ces passages

légèrement effleurés forment un pont imperceptible, qui relie, en raccourci, deux époques

lointaines, deux temps séparés, les confond et les fonde en un tout: d'un coup, l'immense

distance temporelle semble abolie, anéantie. L'homme est libéré de toute contrainte

temporelle habituelle, avec laquelle il a des jeux étranges. La déformation du temps joue

doublement: d'un côté, la narration quant au « présent », c'est-à-dire les conversations et

le trajet entretenus par l'adulte Jacques, semble infiniment se prolonger et différer, sans

que l'on puisse savoir exactement combien de temps elle dure réellement; de l'autre côté,

dans la narration quant au (( passé », les indications temporelles sont également vagues, si

bien qu'on ne saurait assez préciser (( quand )) se passe tel ou tel événement, sauf à

considérer qu'ils sont tous placés dans un c passé » flou, une (( enfance » indéfinie.

Tout se passe comme si le récit était dirigé, non par une conscience claire et

lucide, visant une narration logique et raisonnée, mais par un flux de semi-conscience ou

d'inconscience. Aussi, a dans l'avion qui le ramenait à Alger )) (p. 171): Jacques se perd-

il dans des pensées confuses, où la mémoire et l'hallucination se confondent en une sorte

de riive ou de vision onirique, comme dans l'épisode du navire. C'est un état de sommeil

ou de somnolence qui commande toute la narration: « Mais le bruit l'abrutissait, le

plongeait dans une sorte de torpeur mauvaise oii il essayait en vain de revoir, d'imaginer

son père qui disparaissait derrière ce pays immense et hostile. se fondait dans l'histoire

anonyme de ce village et de cette plaine. » (p. 173) ; « Jacques se retourna dans son

fauteuil; il dormait a moitié. II voyait son père qu'il n'avait jamais vu, dont il ne

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connaissait même pas la taille, il le voyait sur ce quai de Bône [. . .] » (p. 174). Mais le

narrateur, du moins, est conscient de cet état et ne cherche pas à le dissiper ou à le

dissimuler; au contraire, il en étale les phénomènes et les visions, en toutes ses minuties

et a tous les degrés, tout en avouant son incertitude, son hésitation et sa perplexité quant a

l'authenticité des choses qu'il relate: (t Non, il ne connaîtrait jamais son père, qui

continuait de dormir là-bas, le visage perdu a jamais dans la cendre. » (p. 180) ; « 11

fallait remonter dans le temps à travers une mémoire enténébrée, rien n'était sûr. » (p.

79). Car il sait reconnaître que la qualité et la valeur de cet « immense oubli » (p. 187)

jouent un rôle important dans la tonalité du texte.

Dès lors, on peut constater que ce « nouvel ordre » du récit est bien un ordre

intérieur, subjectif, dialectique; et que, contrairement à son apparence désordonnée, il est

profondément logique et cohérent. délibérément mangé par une conscience et une

sensibilité, ainsi que le constate Jean Rousset en parlant des romanciers modernes qui

« multiplient les étagements, les renversements, les va-et-vient temporels dans un type de

narration alternativement régressive et progressive autour de ce foyer central qu'est une

mémoire en activité. n'' Ou bien, selon l'expérience et la pratique de Michel Butor: « A la

différence d'une chronique où les faits sont relatés au fur et à mesure de leur

déroulement, l'auteur entreprend moins de raconter une histoire que de décrire

l'empreinte laissée par elle dans une mémoire et une sensibilité. » 5 C'est justement

1 'empreinte qui importe dans le tissage narratif du teste de Camus, car partout sont

donnés à voir et sentir des traces, des marques, des signes, ainsi que des bribes d'images

-

'' Jean Rousse t, Narcisse romancier, essai siw la première personne dans le ronran (Paris: Coni. 1 973) p. 27.

Cité par Jean Rousset, Narcisse romancier. essai sur la première personne dans le romat?. (Paris: Corti, 1973) p. 33.

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vagues, des fragments d'impressions oblitérées, qui s'enchevêtrent et tressent « une

connaissance fragmentaire, incomplète, faite d'une addition de brèves images, elles-

mêmes incomplètement appréhenddes; de sensations elles-mêmes mal définies, et tout

cela vague, plein de trous et de vides.. . n6 Et le narrateur se contente de décrire cet état

trouble de l'esprit faisant mémoire, avec toute son ambiguïté, son obscurité, ses

altérations et ses déformations, sans chercher à remplir ces trous et ces vides, lesquels

constituent justement l'essence de l'écriture mémorative.

A part la mémoire, il y a encore l'imagination qui vient aggraver le désordre et

l'incohérence apparents de la narration: « La contamination de la mémoire par

l'imagination, qui ne cesse de produire des interférences et des bifurcations.. . »' En fait,

l'imagination joue un rôle non négligeable dans l'effort de reconstruction du passé de

Jacques : « le reste, il faut imaginer.. . » (p. 68) A cette contamination, on peut ajouter

l'effet de sommeil que nous avons constaté ci-dessus, qui est de l'ordre du phantasme, de

la vision hallucinatoire, de l'intuition immédiate, inquiète et vagabonde. La fusion de la

mémoire, de l'imagination et de l'hallucination est importante, car elle constitue le fil

conducteiir de la narration. Ce qui marque et trace, ce qui imprime et inscrit, c'est bien le

plein, la présence, la ripétition, l'obsession, certes, mais c'est aussi le manque, l'absence,

la lacune, l'ellipse, I'inachèvement. Selon ce « nouvel ordre » intérieur, non seulement la

linéarité chronologique, historique et événementielle se révèle fragile et illusoire, quand

elle ne se trouve pas détruite ou bouleversée, mais la distinction habituelle entre le

« passé » et le « présent » ne tient plus, puisque la démarcation temporelle n'existe plus:

Claude Simon, cité par Jean Rousset, Narcisse romancier, essai siir la première personne dans le roman, (Paris: Corti, 1973) p. 33.

Ibid., p. 35.

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désormais c'est l'ordre de la sensibilité qui domine le récit' dans lequel tout passe,

repasse, flotte, se perd, se déplace, se réfléchit avec la présence d'un présent à jamais

changeant, celui d'une conscience mouvante, qu'on la nomme mémoire. anamnèse,

réminiscence ou phantasme. D'où cette liberté audacieuse des sauts temporels narratifs,

cette négligence insolite de toute référence temporelle à l'égard des événements narrés.

Le récit produit une illusion de présent et d'immédiateté, et devient le lieu par excellence

de la fusion de différentes temporalités. Sur ce point, les deux exemples ci-après sont

peut-être les plus significatifs:

Quand il arriva devant la porte, sa mère l'ouvrait et se jetait dans ses bras. Et là, comme chnqzre fois qu 'ils se retrozrvaient~ elle l'embrassait deus ou trois fois, [. . .] et il sentait contre ses bras les côtes, les os durs et saillants des épaules un peu tremblantes. tandis qu'il respirait la douce odeur de sa peau qui liri rappelait cet endroit, sous la pomme doAdam, entre les deux tendons jugulaires, q l i 'il 11 'osait plzrs embrasser chez elle, mais qzc 'il aimait respirer et caresser étant enfant et les rares fois oir elle le prenait sur ses genoux et où il faisait semblant de s'endormir, le nez dans ce petit creux qui avait pour lui l'odeur, trop rare dans sa iyie d 'etfant, de la tendresse. (p. 58, nous soulignons.)

Où l'embrassement actuel )) se confond avec celui d'autrefois: la distinction temporelle

s'efface et disparaît. Lisons cet autre exemplc, concernant l'épisode du mensonge de

Jacques enfant:

11 le comprenait et ii voyait enfin clairement, avec un bouleversement de honte? qu'il avait volé ces deux francs au travail des siens. Aigoiird'hiii encore, Jacques, regardant sa mère devant la fenêtre, ne s'expliquait pas comment il avait pu ne pas rendre pourtant ces deux francs et trouver quand même du plaisir à assister au match du lendemain. @p. 87-88, nous soulignons.)

On voit que le souvenir est presque indissociable du sentiment d' (( aujourd'hui »: ou

plutôt que celui-là est toujours perçu à travers celui-ci. Ils constituent' en fait, une

((parfaite illustration de ce que Auerbach appelle 1' "omnitemporalité symbolique" de la

"conscience réminiscente". mais aussi [un] parfait exemple de fusion, quasi miraculeuse,

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entre l'événement raconté et l'instance de narration, a la fois tardive (ultime) et

"ornnitemporelle". »8 Ou plutôt nous qualifierons cette fusion d'intemporalité, qui efface

la a temporalité >> narratologique et la remplace par une vision du « présent vivant »,

notion importante, sur laquelle nous allons revenir.

L'absence de linéarité chronique caractérise aussi la deuxième partie du livre: Le

fils mi le premier homme, où l'intervention de l'adulte Jacques a pratiquement disparu,

faisant place aux grands passages relatant directement et continuellement la vie de

l'enfant Jacques au lycée. Ici encore, le récit est ordonné non pas selon sa succession

événementielle dans le déroulement de l'histoire, mais selon une disposition subjective et

intérieure, répartie en quelques grands groupements des anecdotes enfantines, classés

thématiquement. Ainsi, cette partie se divise-t-elle en quatre chapitres: Lycée, Le

poulailler et l'égorgement de la poule, Jeudis et vacances, Obsctrr à soi-même. dont le

dernier, en faisant ré-intervenir l'adulte Jacques, semble conclure avec cette enfance.

Comme ces titres, sans doute provisoires, l'indiquent, chaque chapitre se concentre

spécialement sur un thème. Dans Lycée, le récit s'organise autour de tout ce qui relève de

la vie au lycée: situation familiale singulière de Jacques et de Pierre au milieu d'enfants

venus de la classe moyenne, sentiments vagues de honte et d'humiliation qu'elle entraîne

chez Jacques; la route de Belcourt au lycée, le trarn, la rue Bab-Azoun; la journée de

classe, le triomphe des deux enfants dans les études et le sport; le tram du retour;

Belcoun aux heures de dîner. Le lycée est donc comme un fil narratif qui relie toutes les

pièces éparpillées et tisse un ensemble ré-ordonné de l'intérieur, filtré par une mémoire

vivante.

- Gérard Genette, Figures, 111, (Park Gaümard, Gallimard, 976) p. 108.

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Le deuxième chapitre, bref épisode du poulailler, met en relief l'impression

indélébile, gravée dès l'enfance, d'une angoisse obsédante devant la nuit, l'inconnu et la

mort.

Sous la rubrique Jezidis et vaconces, ce troisième chapitre de trente six pages

regroupe les activités enfantines hors du Iyée, en dehors des jours réguliers de classe. La

narration de ces activités s'organise encore selon les différentes périodes de l'année. Au

cours des semestres, ce sont les jeudis et les dimanches qui ponctuent la période scolaire.

Pendant ces jours sans classe, les enfants consacrent la matinée à faire les courses ou les

divers travaux de la maison, tandis que l'après-midi tout entier leur appartient. A la belle

saison, ils vont jouer sur la plage des Sablettes ou au champ de manœuvres; le reste de

l'année, ils passent leur temps à la Maison des invalides de Kouba, où diverses activités

les occupent: errer sans but, fabriquer des (( poisons »! jouer avec le vent quand

l'occasion s'offre. Ils ont un autre lieu favori: la bibliothèque municipale, où ils

découvrent la passion de la lecture et la puissance mystérieuse du livre. Ensuite viennent

les grandes vacances d'été, qui signifient d'abord la chaleur et des jours entiers de loisirs

et d'esplontions enfantines. Mais Jacques est vite privé de ces plaisirs, obligé. dès l'âge

de 13 ans. de profiter de cette période pour rapporter un peu d'argent à la maison. Il

travaille, pendant deus étés consécutifs, comme apprenti dans une quincaillerie puis

comme courtier maritime respectivement. Les travaux monotones de bureau font perdre à

l'enfant toutes les joies insouciantes dont il aurait dû jouir, et lui font goûter,

prématurément, la difficulté et l'ennui de la vie des adultes. En même temps, ils le font

grandir et mûrir: l'enfance est terminée, il devient finalement un homme:

Oui, il était un homme, il payait un peu de ce qu'il devait, et l'idée d'avoir diminué un peu la misère de cette maison l'emplissait de cette fierté presque

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méchante qui vient aux hommes lorsqu'ils commencent de se sentir libres et soumis à rien. [...] Bien des choses d'ailleurs commençaient à ce moment de l'arracher à l'enfant qu'il avait été. [...] l'enfant en effet était mort dans cet adolescent maigre et musclé, aux cheveux en broussailles et au regard emporté, qui avait travaillé tout I%té pour rapporter un salaire à la maison, venait d'être nommé gardien de but titulaire de l'équipe du lycée et, trois jours auparavant! avait goûté pour la première fois. défaillant, à la bouche d'une jeune fille. )) @p. 252-253)

L'enfance est morte, le premier homme est né, et le récit tire aussi à sa fin.

On voit bien que, dans la prernikre partie Recherche dzr père, le jeu avec le temps

reqoit double inscription: fusion du (( passé )) et du a présent )) d'une part, anachronie de

l'histoire d'enfance d'autre part. Dans cette deuuième partie, avec la réduction essentielle

de l'intervention du « présent D, c'est-à-dire de l'activité rétrospective de l'adulte

Jacques, I'ordre chronologique des événements se trouve également renversé et

bouleversé: la vie scolaire au lycée aurait dû, en réalité, se croiser et se mêler avec les

jeudis et les vacances. L'épisode de l'égorgement de la poule, par exemple. pourrait se

situer, selon l'ordre successif du temps. soit dans la section de la période scolaire. soit

dans celle des vacances. 11 semble que le narrateur, en organisant son rgcit, fasse un

travail de tri, de regroupement et de filtrage, suivant un critère remémoratif intérieur, et

qu'il fasse ainsi surgir les grands motifs de l'évocation en un tout organique. Ce critère

constitue en effet, dans la langue de Genette quand il parle de l'écriture de Proust, une

«syllepse thématique)). qui est (( justifiée par des relations d'analogie ou de contraste »:

«La vérité, c'est que le narrateur avait les raisons les plus évidentes pour grouper

ensemble, au mépris de toute chronologie, des événements en relation de proximité

spatiale, d'identité de climat, ou de parenté thématique, manifestant ainsi, plus et mieux

que quiconque avant lui, la capacité d'nittononzie tentporelle du récit. n9 Ce genre de

Ibid., pp. 120-121.

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«syllepse )) produit en effet, encore une fois, une sorte d' intemporalité N: l'important

est, tant pour Jacques que pour le narrateur, l'empreinte laissée par une mémoire active

dans la conscience, et non pas la vérité historique, comme l'atteste M. Calle-Gruber:

«C'est ainsi qu'importe [...] moins le témoignage d'une linéaire chronique que les

marques du flux de la vie; moins quelques caractéristiques individuelles d'un

personnage-narrateur que l'empreinte pathétique, en creux, d'une gestuelle. » ' O La

structure du récit consiste donc à construire les mises en scènes non par (( l'objectivité »

chronologique, mais par la mémoire et l'imagination pleines de fissures et de plis.

De plus, les indications réfkrentielles de temps sont toujours vagues, imprécises,

du genre de celles-ci: (( Le ler octobre de cette année-là )) (p. 185); Un autre jour D (p.

189); a Tous les matins N (p. 193); a D'autres fois D @. 191); (( Les jours de chaleur, [. . .]

les jours de pluie )) @. 197); Souvent, le soir, 1.. .] une ou deux fois )) (p. 198); (( A la

fin de l'année en particulier » (p. 207); (( Le jeudi et le dimanche seulement )) @. 217);

((A la belle saison )) (p. 3 18); a le reste de l'année N (p. 2 18); M Les jours de vent D (p.

223); Ainsi, pendant des années, [. . .] ce jour-la D (p. 230); (( Pendant des semaines D @.

238); (( comme ce jour où » (p. 239). Ellcs ne précisent jamais esactement la position

temporelle de tel ou tel épisode dans le courant de la vie. Comme si, à l'intérieur de cette

période, il n'y avait plus de déroulement normal du temps, comme si le temps s'arrêtait,

s'attardait perpétuellement sur cette adolescence, à l'infini: une fois de plus, le récit

devient intemporel, et l'histoire est un bloc perdu dans I'intemporalité. Une fois de plus,

cette adolescence même, comme l'enfance, est représentée dans une vision du présent

infini.

I O Mireille Calle-Gruber, Les partitions de Clailde Ollier, une écritlire de 1 'altérité, (Paris, Montréal: L'Harmattan, 1996) p. 183.

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On remarque un autre trait caractéristique de l'ordre narratologique du récit, à

savoir la dominance du type itératif (« les jours de chaleur », « souvent », « le soir ») et

l'inclusion en lui du type singulatif (« ce jour-là »). Plus précisément, le récit autour d'un

motif commence souvent par une narration itérative à l'imparfait, donc de façon générale

et synthétique, narration qui en introduit ensuite une autre, de type singulatif,

fonctionnant comme un exemple concret ou une explication. Tel est l'épisode du

poulailler, où la grand-mère commande à l'enfant d'aller chercher une poule. Le récit

commence par une narration itérative: (( C'était toujours le soir, et la veille d'une fête

importante, Pâques ou Noël, ou encore le passage de parents plus fortunés qu'on désirait

autant honorer que tromper, par décence, sur la situation réelle de la famille. )) (p. 212);

puis il passe au singulatif: « La première fois que la grand-mère avait décidé de procéder

à une exécution, la famille était à table, [. . .] il [Jacques] ne pouvait reculer, et il y alla ce

premier soir. » (p. 213), déclenchant ainsi tout un passage, descriptif et détaillé, de cette

scène épouvantable pour l'enfant. Plus souvent et d'une manière dominante, ce sont

uniquement les passages itératifs qui, en brouillant le temps précis de l'histoire, font

apparaître un état ou une situation couvrant toute l'enfance ou toute l'adolescence, tel

I'épisode des jeux d'enfant ou des activités pendant les jeudis et les vacances, où la

description vivante et minutieuse produit une illusion de l'instant et du présent, tandis

qu'elle couvre, en fait, plusieurs années de la vie de l'enfant.

Un autre phénomène remarquable du récit est, sans doute, l'abondance des

descriptions, parmi lesquelles il y a des « scènes » dont la présentation correspo~id à un

état contemplatif du personnage, comme le passage du cimetière de Saint-Brieuc où la

description est entraînée par le regard de Jacques (« II leva les yeux. Dans le ciel plus

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pâle, [.. .] quand le tintement d'un seau contre le marbre d'une tombe le tira de sa

rêverie. )) p. 29). Ou bien celle de la rue vue par la fenêtre de la mère (a Elle s'était levée

pour aller dans la cuisine et il avait pris sa place, regardant à son tour dans la rue

inchangée depuis tant d'années, [. . .] )) p. 73); ou encore celle du paysage hors du train

chargeant des chasseurs (G dès les premiers champs, curieusement, ces hommes solides et

bruyants se taisaient et regardaient le jour se lever.. . )) p. 103). On distingue aussi, dans

ces passages, des <( pauses », où la description est comme l'intervention du narrateur, car

aucun des personnages ne semble s'attarder à la contemplation. C'est le cas de la

description de la colline Kouba où se trouve la Maison des invalides ( a La ville en vérité

s'arrêtait là, et la douce campagne du Sahel commençait avec ses coteaux harmonieux.. . »

p. 2 18); ou encore celle de l'été, de la chaleur, du soleil et des pluies pendant les vacances

(p. 237-238). On sent que c'est le narrateur qui, laissant de côté ses personnages, s'y

abandonne. Ces « scènes )) et ces pauses )) descriptives semblent renforcer l'effet

« intemporel » du récit, le plongeant dans un état de contemplation infinie: on ne

distingue plus entre le personnage et le narrateur; on ne sait plus qui assume ces passages

qui prolongent la narration jusqu7à l'extrême, jusqu'à ce que le développement de

l'histoire ou de I'intrigue semble s'estomper, se dérober, et finalement se suspendre.

À tout cela s'ajoute encore l'intervention multiple du narrateur-auteur:

explications, commentaires, voire simples excursus. Comme, par exemple, dans l'épisode

de la lecture des enfants à la bibliothèque municipale où, relatant leur façon aléatoire de

choisir les livres, le narrateur ne peut s'empêcher d'intervenir: Mais le hasard n'est pas

le plus mauvais aux choses de la culture, et, dévorant tout pêle-mêle, les deux goinfres

avalaient le meilleur en même temps que le pire, [. ..] )) (p. 227). Ces interventions

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constituent des distractions, des interférences et des bifurcations qui renforcent encore le

désordre temporel du récit.

En somme, l'anachronie, l'effacement de toute marque distinctive du temps,

l'ordre non linéaire mais topologique et thématique, la fusion du (( passé )) et du

présent », (( ces interpolations, ces distorsions, ces condensations temporelles »' *,

l'usage dominant de l'itératif, l'abondance des descriptions, des interventions et des

digressions, l'ambiguïté et l'incertitude de l'état des réminiscences, des rêveries et de

l'imagination, tout cela, en jouant de façon complexe avec le temps narratologique,

enlève au fond au récit toute restriction temporelle conventionnelle, et produit par suite

une sorte de temporalité unique, laquelle ressemble, étrangement, à de 1'« intemporalité»:

une suspension, une immobilité du temps. Autrement dit, une illusion de (( présent )) a

surgi, comme ce que ressent Jacques justement: a La nuit maintenant montait du sol elle-

même et commençait de tout noyer, morts et vivants, sous le merveilleux ciel toujours

présent. D (p. 180) Mais au fond, importe ici non pas le présent )) au sens habituel.

c'est-à-dire a actuel D, mais bien un (( présent vivant )) au sens phénoménologique, lequel

touche le noyau de notre propos.

Dans cette perspective. Noces peut être perçu comme I'illustration par excellence

de l'écriture du (( présent vivant »: tout le récit, en accordant une importance

prépondérante aux descriptions et aux méditations, en s'attardant sur les zones imprécises

d'extases du temps, et en prononçant un discours solitaire et immédiat, médiatisé par ce

je, produit une admirable suspension du temps et fait naître l'impression prégnante de

présent et d'instant. D'ailleurs, ce que le récit valorise le plus? c'est bien le présent, la

I I Gérard Genette, Figrrres, /II . (Paris: Gallimard, 1976) p. 180.

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((double vérité du corps et de l'instant )) (p. 97), qui se fige toujours dans un geste »,

«dans son relief d'os et sa chaleur de sang )) (p. 89), tel qu'il est manifesté par les peintres

et les sculpteurs de Florence. Cet « éternel présent » plongé à jamais dans la

contemplation de la nature et l'union sensuelle de l'homme avec le monde, c'est déjà

l'essence de l'extase du ~ e r n ~ s . "

Ainsi, de différentes manières et par différents cheminements, Noces et Le

Premier Homme convergent sur un point: la suspension du temps et l'effet du présent. On

verra que ce n'est pas un hasard: cette temporalité cache, au fond, une vision esthétique et

philosophique que nous explorerons plus loin.

Voir mrmtive et flottenient des instarxes narratives.

Nous entendrons par (( voix narrative )) ce que Genette désigne, dans son analyse

narratologique, seulement comme (( voix »: (( "aspect, dit Vendryès, de I'action verbale

considérée dans ses rapports avec le sujet" -- ce sujet n'étant pas ici seulement celui qui

accomplit ou subit l'action, mais aussi celui (le mSme ou un autre) qui ia rapporte. et

éventuellement tous ceux qui participent, fût-ce passivement. à cette activité narrative. H '' Genette explique fort bien tous les éléments que cette notion pourrait impliquer: (( Une

situation narrative, [. . .] est un ensemble complexe [. . .] de relations étroites entre l'acte

narratif, ses protagonistes, ses déterminations spatio-temporelles, son rapport aux autres

l7 Venu du grec erfasis. le mot (( extase )> désigne étymologiquement (( action d'être hors de soi N, d'ob son sens premier aujourd'hui: (( état dans lequel une personne se trouve comme transportée hors de soi et du monde sensible. )) (dictionnaire Petit Robert ) Nous entendons donc, par a l'extase du Temps H, état du hors-temps ou du trans-temps. 13 Gérard Genette, Figures, /II. (Paris: Gallimard, 1976) p. 226.

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situations narratives impliquées dans le même récit, etc. nl' Ici nous nous limiterons à

renvoyer la situation narrative à cette expression tout court: qui parle?

Dans Ie cas du Premier Homme, le statut du narrateur est assez dificile a

distinguer. Nous avons déjà tenté de constater que, dans ce texte, sous la troisième

personne il, se cache, au fond, la voix d'un je fondamental. Cela se manifeste, en général,

par la focalisaton interne et exclusive du protagoniste Jacques, par le ton fort subjectif et

émotionnel de la narration, mais aussi par d'autres indices que nous avons discernés

précédemment." Or, par une lecture plus attentive, on trouve que, à part cette voix

théoriquement autodiégétique D, plusieurs autres encore sont perceptibles qui tantôt

vont parallèlement, tantôt I'excluent et la substituent, tantôt la croisent ou se mêlent à

elle, tantôt la submergent complètement.. ., si bien qu'il devient pratiquement impossible

de les distinguer ou de leur coller quelque étiquette narratologique.

Il en va ainsi du tout premier chapitre relatant la naissance de Jacques: ce

chapitre, par sa singularité, peut être considéré comme le prélude à tout le livre. Le

narrateur apparaît d'abord comme un administrateur et un enregistreur. Il rapporte la

scène d'une manière objective et d'un ton d'observateur attentif il décrit minutieusement

les paysages, les apparences et les comportements des personnages de I'extérieur, sans

expliciter leur situation ni leur identité, lesquelles se révèlent d'« elles-mêmes D, au fur et

à mesure que la narration continue, jusqu'à ce que l'homme se nomme lui-même: Je

m'appelle Henri Cormery », (< Je suis le nouveau gérant du domaine de Saint-Apôtre. Ma

femme accouche. )) (p. 18) Ainsi le lecteur se trouve-t-il à l'extérieur, supputant,

attendant que la chose s'éclaircisse petit à petit. Mais, curieusement, vers la fin du

l 4 Ibid. p. 227. l 5 Voir chapiîre i, 1-2. Question de la personne de la narration D, pp. 11-16.

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chapitre, un minuscule changement, du point de vue narratif, apparaît, presque

imperceptiblement. Lisons cette phrase: (( Cormery s'abrita [sous le sac de l'arabe]. Il

senfaif l'épaule du vieil Arabe et l'odeur de fumée qui se dégageait de ses vêtements, . ..»

(p. 23; nous soulignons) On remarque que quelque chose de nouveau survient: l'emploi

du verbe (( sentir », -- comment est-ce que le narrateur-observateur peut savoir ce que

(( sentait >) son personnage? Est-ce qu'il change de rôle et devient tout d'un coup

((omniscient D? Un peu plus loin, dans le dernier paragraphe, on trouve une autre phrase'

encore plus signifiante: (( Sa femme dormait aussi, [...] La pluie s'était arrêtée. Le

lendemain, il fazrhit se mettre mi travail. n (p. 24; nous soulignons) II s'agit cette fois

d'une sorte de monologue intérieur d'Henri Cormery plutôt que de la supposition du

narrateur. Ici la vois namtive descnptive-objective se double, subrepticement, d'une

autre voix, interne ou omnisciente; plus exactement, sa position commence à perdre sa

stabilité et son équilibre, oscillant entre les deux registres.

Dès le deuxième chapitre, cette tendance s'intensifie de manière plus sensible, si

bien que la vois du narrateur est presque complètement submergée par celle, intérieure et

subjective, de Jacques Corner)., bien que le récit soit to~t-iours à la troisième personne il.

Au début, le récit se poursuit encore sur un ton semblable à celui du premier chapitre:

l'apparence et chaque geste de Jacques sont soigneusement dépeints. sans aucune

explication. Ce n'est que lorsqu'il parle avec le gardien du cimetière que nous apprenons

sa relation avec Henri Cormery: (( C'est mon père. [. ..] je n'avais pas un an quand il est

mort. )) (p.28) A partir du moment où Jacques, devant la tombe, reconnaît soudain l'âge

exact de son père, le récit se transforme, jusqu'à un certain degré, en un monologue

intérieur; ou bien alors c'est le narrateur, externe au début, qui réalise, étrangement, une

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sorte d'intériorisation de son personnage, et qui s'abandonne, sans plus de retenue, à un

élan d'épanchement, ne tenant plus sa position da« objectivité ». Des lors, les pensées et

les sentiments de Jacques ne nous sont plus étrangers; nous les connaissons comme s'il se

confiait à nous directement. l6

Mais on sent bien que cette voix de << monologue intérieur )) ou de a discours

immédiat », si elle n'est pas propre au narrateur << extradiégétique n'appartient pas rion

plus tout à fait à Jacques ou, comme on dit, à un narrateur K autodiégétique D. En fait,

dans le texte, il existe beaucoup de passages dont « la voix narrative )) reste indéfinie,

rapportable à aucune catégorie narratologique genettienne: elle est souvent a la fois l'une

et l'autre, et en même temps ni l'une ni l'autre. Comme dans les Sème et 6ème chapitres,

ou la conversation intermittente entre Jacques et sa mère semble se prolonger à l'infini, et

où la voix qui rapporte fidèlement, en situation de mimésis D, cette conversation même,

est sans cesse interrompue par d'autres voix: il y a notamment la voix des souvenirs

d'enfance (« Les séances de cinéma réservaient d'autres plaisirs à l'enfant.. . )> pp.90-94);

celle qui rappelle la vie du père (« Un homme dur, amer, qui avait travaillé toute sa vie,

. .. )> pp.67-72); celle qui résume la vie de la mère (a Elle était la même que trente ans

auparavant, . . . D pp. 59-62) et de la grand-mère (« Pour la grand-mère au contraire, elle

avait une plus juste idée des choses. D pp. 8 1-93). Il y a aussi la voix qui déclenche des

16 Il est intéressant de noter que l'on peut trouver un parallèle avec L 'Étranger quant a la variation du statut du narrateur. Dans la plus grande partie de ce livre, la narration est (< objectivée )> par ce m t e u r autodiégétique qui dit je, mais sur un ton impersomet Cependant, vers la f lorsque Meufsault est en prison, un changement nanatif se produit, qui, secrètement, « subjectivise )) le récit Prenons ce passage comme exemple: N Et moi aussi, je me suis senti prêt à tout revivre. Comme si cette grande colère m'avait purgé du mai, vidé d'espoir, devant cette nuit chargée de signes et d'étoiles, je m'ouvrais pour la première fois A la tendre inciifErence du monde. De l'éprouver si pareil a moi, si fraternel enfin, j'ai senti que j'avais été heureux, et que je l'étais encore. )) (Gallimard, 1942, pp. 17 1- 172) Par ce changement, Meursauit n'est plus si froid ni si résistant qu'au début; cette a subjectivisation D a pour effet une tc humanisation », une «intériorisation )) du personnage, et un rapprochement du lecteur, semblable au cas du Premier Homme.

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réflexions sur L'Histoire (u Tout se passait là-bas en effet où les troupes d'Afrique et

parmi elles H. Cormery, transportées aussi vite que l'on pouvait [...] )) p. 70), celle qui

s'attarde sur de pures descriptions (« Le paysage changeait, devenait plus rocailleux, le

chëne remplaçait l'oranger )) p. 104); ou encore celle qui présente une simple digression,

ressemblant à un commentaire d'auteur (a Mais les traditions familiales n'ont souvent pas

de fondement plus solide, et les ethnologues me font bien rire qui cherchent la raison de

tant de rites mystérieux. )) p. 110) Toutes ces voix miroitent, se réfléchissent. renvoient

l'une à l'autre, se complètent, se confondent, se résorbent et s'assimilent, produisant des

répercussions et des retentissements infinis qui orchestrent ainsi un ensemble

polyphonique, donnant au récit le mavimum d'ampleur et de profondeur.

Dans la deuxième partie du livre, avec la réduction importante de l'intervention

de l'adulte Jacques, le récit paraît plus ordonné, mais la coexistence des différentes vois

continue à interférer et à jouer sur de multiples registres et partitions.

Par la, on sent bien la pluralité des voix à travers le narrateur qui, lui, connaît

divers avatars, puisque c'est un narrateur ni tout à fait interne », ni tout à fait (texteme)),

ni tout à fait a omniscient »: en fait, il revêt toutes ces caractéristiques, sans jamais

appartenir totalement à une seule catégorie. Il se trouve donc dans une position indécise,

ambiguë: passage, intermédiaire, il est au croisement et au confluent. La superposition, la

juxtaposition, l'interpolation, l'enchevêtrement des voix multiples manifestent. au fond,

un flottement des instances narratives: la voix narrative à proprement parler se révèle

indéfinie et incertaine, difficile à situer dans une catégorie strictement narratologique.

L'inachèvement de l'œuvre renforce bien sûr ce flottement et cette oscillation, car on ne

saurait décider si l'auteur aurait pu prendre une position narrative plus rigoureuse ou plus

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souple. Cependant, on a déjà le droit de constater que c'est un choix esthétique et

conscient que celui d'échapper à tout classement narratologique.

Cela se justifie notamment si l'on s'attarde sur la situation narrative de Noces qui

apparaît, à première vue, beaucoup plus simple et claire. Le récit est dirigé et organisé par

et uniquement par ce je, dont les fonctions narratives semblent bien déterminées et faciles

à relever: focalisation interne et restrictive, narrateur (( autodiégétique D, voix narrative

univoque. Mais, à la réflexion, il apparaît que Noces présente aussi une diversité quant à

la voix narrative, peut-être plus nuancée et subtile, mais non moins révélatrice que celle

du Premier Homme, ce qui nous permettra de dégager un nouveau concept de la voix. Ce

concept, en mivant à couvrir les deux textes, si différents soient-ils, permettra de rendre

compte de l'essentiel.

Dans Noces. par-delà la voix personnelle deje, d'autres voix se font entendre. Par

exemple, dans l'expression des sensations physiques communes de l'humain: « A

certaines heures, la campagne est noire de soleil. Les yeux tentent vainement de saisir

autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils.

L'odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur

énorme. N (p. 15); dans l'expérience collective: Nous marchons à la rencontre de

l'amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l'amère philosophie qu'on

demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous

paraît futile. » (p. 18); dans le soliloque personnifié de la nature: (< Sous le soleil du

matin, un grand bonheur se balance dans l'espace. N (p. 21). Ou encore dans des maximes

comme: (( Il est des lieux où meurt l'esprit pour que naisse une vérité qui est sa négation

même. » (p. 35); ou (( Le signe de la jeunesse, c'est peut-être une vocation magnifique

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pour les bonheurs faciles. Mais surtout, c'est une précipitation à vivre qui touche au

gaspillage. » (p. 66). Il y a aussi des narrations impersonnelles: « Dans les cinémas de

quartier, à Alger, on vend quelquefois des pastilles de menthe.. . » (p. 66), sans compter

la profusion de descriptions et de réflesions qui donnent lieu à imagination et lyrisme.

Dès lors on sent bien que, dans l'économie globale du texte, le je n'est plus tout à fait la

clef de voûte ni le centre de gravité du récit, et qu'il fonctionne seulement, ainsi que dans

le cas du Premier Homme, comme une voix parmi d'autres. Toutes ensemble, ces voix

constituent un concert symphonique.

En somme, il semble bien que I'écriture de Camus constitue un lieu de

convergence, de croisement, de confluence, de passage et que la voix narrative au sens

genettien soit insuffisante pour désigner cette situation singulière. Le concept de Genette

est, en fait, débordé et imprégné par un autre genre de voix: la voix phénoménologique,

concept qui nous parait ici tout à fait pertinent.

3.2. Vois phénoménologique-poétique-autobiographique: les pouvoirs de fusion de

l'écriture.

Nous allons essayer, au titre global de voix « phénoménologique-poétique-

autobiographique », d'explorer à présent les divers aspects et fonctionnements de la voix

dans l'écriture de Camus.

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Voix phénoménologiqzre.

Le mot phénomène », qui vient du grec « phainomena D, signifie (( ce qui

apparaît D, donc, ce qui surgit, survient. Il suggère ainsi une relation avec la conscience,

puisque ce qui apparaît est toujours ce qui se manifeste, se projette à la conscience. D'où

l'essence de la (( phénoménologie D, laquelle devient, chez Husserl, une a Méthode

philosophique qui se propose, par la description des choses elles-mêmes, en dehors de

toute construction conceptuelle, de découvrir les structures transcendantes de la

conscience ( idéalisme transcendantal ) et les essences. d7 Dans son œuvre La voix et le

phénontène18, Jacques Derrida fait tout un travail d'analyse, d'interprétation, et de

critique quant au développement de la pensée de Husserl, à laquelle nous empruntons le

concept de voir phénoménologiqzre pour notre analyse littéraire.

Selon Demda, la voix phénoménologique, ce serait (( la voix dans sa chair

transcendantale », (( le souffle », l'animation intentionnelle qui transforme le corps du

mot en chair D; ce serait (( cette chair spirituelle qui continue de parler et d'être présente à

soi -- de s'enrendre -- en l'absence du monde. »19 Donc c'est une vois qui évoque,

invoque, convoque, appelle et rappelle, c'est un snzfje spirituel. une respiration' qui

anime, éveille ou réveille des images et des signifiants, lesquels par cette évocation,

surgissent et se rapprochent infiniment de l'homme. La voix réalise ainsi la (( présence à

soi )) dans l'intuition et dans la conscience, dans un (( présent vivant D.

L'accomplissement de cet acte opère une sorte d'intériorisation, qui n'a pas besoin du

monde extérieur ni de la présence réelle des objets mondains: (( c'est dans un langage

17 Dictionnaire Petit Robert. rédaction dirizke par A. Rey et J. Rey-Debove, (Paris: Le Robert, 1984). I R Jacques Derrida, L a voix et lephénomène, (Paris: Presses Universitaires de France, 1976). l 9 Ibid., p. 15.

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sans communication, dans un discours monologué, dans la voix absolument basse de la

"vie solitaire de l'âme" qu'il faut traquer la pureté inentamée de l'expression. »'O On voit

là la raison pour laquelle nous considérons cette voix comme l'essentiel de l'écriture de

Camus: par sa transcendantalité, son indépendance par rapport au monde du dehors, elle

embrasse et englobe toutes les autres voix que nous avons discernées dans les textes;

c'est toujours dans (( la vie solitaire de l'âme D, dans une sorte de discours intérieur que

des images, des anecdotes, l'histoire personnelle, familiale, voire collective et ethnique

surgissent, s'intériorisent, en entrant dans la perception et la conscience de l'homme. Le

monde du Premier Homme est un monde qui existe purement dans la mémoire, dans

l'imagination et l'hallucination phantasmatique, tout comme dans le sommeil ou dans le

rêve, donc de façon absolument transcendantale, et jamais empirique ni <( fidèle »: c'est

un monde appelé et animé par une vois non pas dans sa substance sonore et physique,

mais dans sa chair transcendantale. La voix s'entend, ce qu'elle appelle vient aussitôt à

proximité, vient a une présence à soi:

L'appel à venir appelle à une proximité. Mais l'appel n'arrache pourtant pas ce qu'il appelle au lointain; par l'appel qui va vers lui. ce qui est appelé demeure maintenu au loin. L'appel appelle en lui-même, et ainsi toujours s'en va et s'en vient; appel à venir dans la présence -- appel à aller dans l'absence."

C'est dire que la voix suffit en elle-même; elle appelle dans l'absence de ce qu'elle

appelle, aussi lointain que ce soit: d'où sa puissance et sa force, car elle peut abolir et

tenir toutefois, par cet appel immédiat, la distance du temps et de l'espace. C'est

pourquoi Jacques est capable de revivre l'enfance, d'assister à la scène de sa propre

naissance, de voir ce père qu'il n'a jamais vu en chair et en os, de comprendre les

20 Ibid., p. 32.

" Martin Heidegger, cité par Mireille Calle-Gruber, Ler Portirions de Cloude Ollier, m e écriture de l'altérité, (Paris, Montréal: L'Harmattan, 1996) p. 92.

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sentiments secrets de la mère silencieuse, et de témoigner de la souffrance du peuple sous

ses yeux, ainsi que le fait parfaitement ce paragraphe: « Des foules entières étaient

venues ici depuis plus d'un siècle, avaient labouré, creusé des sillons, de plus en plus

profonds en certains endroits, en cenains autres de plus en plus tremblés jusqu'à ce

qu'une terre légère les recouvre et la région retournait alors au.u végétations sauvages, et

ils avaient procréé puis disparu. Et ainsi de leurs fils. Et les fils et les petits-fils de ceus-

ci ... » (PH, p. 178) En ce sens, nous pourrons dire que la narration (( fait acte de

présence», pour reprendre l'expression de M. Calle-Gruber, et nous trouvons que son

commentaire à propos de l'écriture de Claude Ollier est également juste pour notre cas:

Ce qui fait disjoncter le récit de Ollier, le fait battre comme une porte mal fermée marquant seuil et retour, c'est en effet que tous ses moments à tout moment font acte de présence dans la narration. L'expression importe: la présence n'est pas état (domk) mais acte. Un este, un instant, la marque d'une intersection ,F- temps-espace toujours à remarquer.--

On comprend dès lors que, dans la conscience mémorative de Jacques Cormeryo toutes

les phrases ou espressions liant un a passé D et un « présent )) (comme le même soleil »

ou (( Jacques n'aimait pas faire la sieste », genre que nous avons cité ci-dessus). tous les

menus détaiIs quotidiens et les instants infimes fonctionnent non seulement comme des

points de jointure figés, mais font, en effet, acte de présence en unissant deux temps et

deus espaces et en effaçant leur décalage. Tout le récit atteste ainsi d'un processus

d'intériorisation vers la présence. et c'est une présence à soi dans la conscience survenue,

toujours, à un « présent vivant »:

[. . .] l'être comme présence: prosimité absolue de l'identité à soi, être-devant de l'objet disponible pour la répétition, maintenance du présent temporel dont la forme idéale est la présence à soi de la vie transcendantale dont l'identité idéale permet idealiter la répétition à l'infini. Le présent-vivant. concept

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indécomposable en un sujet et un attribut, est donc le concept fondateur de la phénoménologie comme métaphysique."

La présence à soi et le présent vivant sont donc inséparables et indispensables pour la

compréhension du concept de voix. De 1à on pourra saisir le rapport entre le temps de la

narration et la voix narrative dans les textes de Camus, c'est-à-dire le rapport entre

l'impression d'une suspension du temps et celle d'un flouernent des instances narratives:

c'est la vois vive et vivante, la vois phénoménologique qui, dépassant et débordant celle

de Jacques, le narrateur-auteur, ou du je, en animant les images et en travaillant le

souvenir primaire tout comme i'irnagination, les restitue, les convoque dans la conscience

et les présente dans Z'hstant même, comme en un clin d'œil, c'est-à-dire dans le présent

vivant. L'effet de suspension du temps du récit carnusien pourrait donc être justifié et

expliqué par là: la vois renverse? brouille, et finalement suspend le temps habituel pour

faire place à une temporalité nouvelle, de sens phénoménologique et transcendantal, qui

met en reiief la signification essentielle du présent et de I'instant: c'est un récit qui (( a ôté

le fil d'intrigue, opte pour la temporalité contre l'éternité. pour l'instant

phénornénologique contre le continuum romanesque. )? Ou encore, comme Jean-Luc

Nancy l'a montré, l'instant n'appartient pius au temps, il prendra désormais des

dimensions multiples, donc un sens vaste et profond, d'ordre philosophique: (( L'instant

n'est pas du temps mais topique, topographie, circonstance, circonscription d'un

agencement particulier des lieux, ouvertures, passages. nZS

Aussi comprendra-t-on mieux, dans le discours immédiat )) comme celui de

" Jacques Derrida, L a voix et le phénonrène, (Paris: Presses Universitaires de France, 1976) p. 1 13. " Mireille Calle-Gruber, Les Partirions de Cfazrde Oflier, irne écrirtrre de f 'aftérit6. (Paris, Montréal: L'Harmattan, 1996) p. 189. " Cité par Mireille Calle-Gmber, ibid.. p. 189.

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Noces, cette voix qui, plus consciemment et plus passionnément, exalte le présent en tant

que vérité éternelle: « Oui, je suis présent. [...] comme un homme emprisonné à

perpétuité -- et tout lui est présent. » (p. 40) Dire la présence à soi dans le présent vivant,

c'est aussi dire le ici, le maintenant, et l'immédiat, car « la présence à soi du \.écu doit se

produire dans le présent comme maintenant. [. ..] Le présent de la présence à soi serait

aussi indivisible qu'un clin &ceil » ; la temporalité a un centre indéplaçable. un mil ou

un noyau vivant, et c'est la ponctualité du maintenant actuel. »26 L'immédiateté du récit

est donc produite non seulement par « la première personne » qui prononce directement

le discours, par l'exaltation de la jouissance physique et immédiate. par le rapprochement

de l'homme et de la nature, mais surtout par cette voix qui a la force de réaliser la

magique « présence à soi » dans un instant indivisible, c'est-à-dire par SB propre

immédiateté: « Sujet passant, sujet dit en passant -- écrivant un présent divisible

infiniment, présent du passé, présent du futur, présent du présent, jusqu'au moindre

souffle. une respiration, un soupir, moins. fi2' L'instant est déjà souffle. respiration,

l'essence de la voix même. L'écriture fait acte de présence dans un présent vivant;

l'écriture est la vois. La relation temps-espace est forgée par la vois et développe

désormais une nouvelle topologie dans l'écriture. Camus le prouve bien dans sa pratique.

Pourtant, « le présent vivant jaillit à partir de sa non-identité à soi, et de la

possibilité de la trace rétentionnelle. II est toujours dSjà une trace. [...] Le soi du présent

vivant est originairement une trace. »; et « le présent-vivant est en fait, rkellement,

effectivement, différé à l'infini. Cette différance est Ia différence entre I'idéalité et la

' 6 Jacques Derrida, La voir et le plrénonléne, (Paris: Presses Universitaires de France, 1976) p. 66 et p. 69. " Mireille Calle-Gruber, Les Parririons de Claide Oilier, m e écritire de f 'altérité. (Paris, Montréal: L'Harmattan, 1996) p. 26 1.

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non-idéalité. nZ8 C'est dire que le présent se manque originairement à lui-même et a

besoin de supplément d'origine; le vouloir-dire et l'indice se supplémentent

originairement et nécessairement; mais cette "supplémentarité" a est bien la différance,

l'opération du différer qui, à la fois, fissure et retarde la présence, la soumettant du même

coup à la division et au délai originaires. »" D'où les jeux et enjeux de l'altérité dans

l'écriture, et, peut-être, la nécessité de la vitalité dynamique de la voix pour qu'elle

vienne suppléer au manque, à la présence et au présent: sur ce point les textes carnusiens

fournissent encore une exemplarité remarquable.

Voix poétique-1'-que-rythmique.

On l'a souligné, il faut entendre la voix phénoménologique non au sens mondain,

c'est-à-dire comme sonorité physique, mais au sens spirituel et transcendantal.

Néanmoins, quand on dit qu'elle est aussi le souffle, la respiration, c'est parce qu'elle

garde toujours une liaison intime avec les sensations, la phonè et la vie: <( Or nous devons

considérer d'zine part que l'élément de la signification -- ou la substance de l'expression

- [. . . ] est la parole vivante, la spiritualité du souffle, comme phonè; et que, d'autre part,

la phénoménologie, métaphysique de la présence dans la forme de l'idéalité, est aussi une

philosophie de la vie. n3' Cette voix est donc vivante aussi: en animant les signifiants,

c'est-à-dire, en termes saussuriens, les (( images acoustiques D, elle opère un travail de

scansion et marque le tempo. Et de ce fait, elle suggère le rythme, qui est le propre de la

poésie.

- - - -- - -

28 Jacques Demda, La voix et le phénomène, (Paris: Presses Universitaires de France, 1976) p. 95 et pp. 11 1-1 12. " ibid, p. 98. 'O ibid, p. 9.

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La notion de rythme est soigneusement examinée par Émile ~enven i s td l . Le sens

étymologique de cette notion remonte au grec ancien, où a rythrnos )) signifie (( forme

distinctive; figure proportionnée; disposition »32 : c'est-à-dire que, à la différence de ce

que nous entendons habituellement par ce terme - une sorte de mouvement périodique,

successif, altematic ponctué par un certain retour régulier, employé généralement dans le

sens musical ou abstrait --, le terme grec implique originairement un sens concret,

inhérent à la structure, a la configuration, aux articulations, aux combinaisons, à la

composition donc. il faut remarquer que cette forme-là n'est pas fixe, elle est « la forme

dans l'instant qu'elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide, la forme de ce

qui n'a pas consistance organique [.. . ] c'est la forme improvisée, momentanée,

modifiable. »33 De ce fait, elle pourrait aussi désigner le flux comme la marée, les

déplacements, la fluctuation, la variation, l'oscillation dans le mouvement. C'est Platon

qui a conféré à cette notion sa signification moderne telle que nous l'entendons

aujourd'hui: (( L'harmonie est une consonance, la consonance un accord.. . C'est de la

même manière que le rythme résulte du rapide et du lent, d'abord opposés, puis

accordés)); a Cet ordre dans le mouvement a précisément reçu le nom de rythme, tandis

qu'on appelle harmonie l'ordre de la voix où l'aigu et le grave se fondent, et que l'union

des deux se nomme mt choral. »34 Notons qu'ici la musique est introduite dans cette

notion, des lors intimement liée à celle d'harmonie, cette dernière impliquant la

combinaison agréable des sons d'une part, et des relations entre les diverses parties d'un

3 1 Émile Benveniste, « La notion de "rythme" dans son expression Linguistique », in Problèmes de

linguistique générale, (Paris: Gallimard, 1966). " ïbid. p. 332. 33 Ibid. p. 333. " Ibid, p. 334.

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ensemble d'autre part: autrement dit, ordre, rapport, organisation, entente,

correspondance ou réciprocité. L'innovation de Platon réside donc en ce qu'il applique la

notion de rythme (( à la forme du mouvement que le corps humain accomplit dans la

danse, et à la disposition des figures en lesquelles ce mouvements se résout. »35 Ici. les

mouvements corporels s'inscrivent dans la perspective. Et l'on atteint par là au sens

fondamental du concept défini comme: l'ordre dans le mouvement, le procès entier de

l'arrangement harmonieux des attitudes corporelles combiné avec un mètre ». A partir de

là, (( on pourra alors parler du "rythme" d'une danse, d'une démarche, d'un chant, d'une

diction, d'un travail, de tout ce qui suppose une activité continue décomposée par le

mètre en temps alternés. » La notion de rythme se trouve ainsi désignée comme la

a configuration des mouvements ordonnés dans la durée. »j6 L'évolution de cene notion

constitue donc un processus long et difficile: N II a fallu une longue réflexion sur la

structure des choses, puis une théorie de la mesure appliquée aux figures de la danse et

aux inflexions du chant pour reconnaître et dénommer le principe du mouvement

cadencé. »37

On voit par là que le (t rythme N, en ce qu'il peut s'appliquer tout ensemble à la

danse et au chant, concerne à la fois la spatialité et la temporalité: il décrit la structure

architecturale, la proportion dimensionnelle, le flux mouvant. disposés d'une manière

cadencée dans le déroulement du temps. Cependant. il n'est point abstrait ou

métaphysique: il entre en rapports étroits avec le physique, le concret, tel le mouvement

du corps. les phénomènes naturels, la danse, la musique, le chant, la sonorité, la

2 5 Ibid., p. 334. 36 Ibid., pp.334-335. 3 7 Ibid., p. 535.

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corporéité et la sensualité, l'intonation, la pulsation, la respiration, le souffle.. . la voix

enfin. Cela explique peut-être la raison pour laquelle on reconnaît le rythme comme étant

la propriété essentielle de la poésie, cet art du langage; car la poétique est justement le

travail sur les sensations palpables, sur les combinaisons et les relations, la structure bien

arrangée d'une forme musicale, l'harmonie entre le lent et le rapide, le grave et l'aigu, la

transformation des signifiants et des images en chant lyrique. en chair spirituelle et en

composition fluctuante. La poétique relève du « rythme respiratoire D:

Le rythme fait donc irruption, interruption. inscrit la fracture du visible et de l'audible mais aussi entre visible et audible -- dont cette frappe conjointe accroît les pouvoirs d'invention et de combinaison. [...] Autrement dit, là où il y a rythme, il y a vie, et la représentation est

Le rythme inscrit donc l'écriture poétique, dans sa forme, dans ses figures, mais aussi

dans ses articulations, sa pulsion narrative, ses sonorités musicales et corporelles, et son

élan de plume. II décrit la fluidité mélodieuse de la pensée comme on décrit un paysage

naturel: « Notre pensée aura la senteur vigoureuse d'un champ de blé, l'été, au soir. » j 9

En lisant Noces, on sent en effet ce souffle de l'écriture, les subtiles mesures et

degrés. le flus vibrant de la pensée humaine en combinaison avec la fluctuation délicate

de chaque paysage: la plume respire et les lettres dansent. Le texte, en accordant une

valeur ultime à l'harmonie de l'homme et de la nature, en saisissant la pulsation puissante

du monde vivant, incorpore aussi le rythme de l'univers extérieur à la texture, à la parole,

aux mots. aux phrases, aux signifiants, et transforme ainsi le récit en poésie lyrique. Plus

exactement. il inscrit la poésie à l'intérieur de la prose. Quand on lit: « A peine, au fond

du paysage, puis-je voir la masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines

3 8 Mireille Calle-Gruber, Les Pnrtiiions de Clarrde Ollier, rine écriture de 1 'altérité, (Paris, Montréal: L'Harmattan, 1996) p. 1 8 1. 39 Martin Heidegger, cité par Mireille Calle-Gniber, ibid., p. 182.

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autour du village, et s'ébranle d'un rythme siir et pesant pour aller s'accroupir dans la

mer.» (p. 16); ou: Que d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, a

tenter d'accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde! )) (p. 19); ou encore:

((chaque fois qu'on regarde par une ouverture, c'est la mélodie du monde qui parvient

jusqu'à nous: coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens

blancs à une vingtaine de mètres. N (p. 20), on saisit toute l'importance de l'expression

corporelle et sensorielle, qui travaille le visible aussi bien que l'audible. Et les phrases

mêmes sont rythmées, en concordance avec le mouvement cadencé de la nature que le

texte s'emploie à saisir. Ici le je se fond et disparaît dans la nature. et c'est la voix d'une

(( nature )> idéale, paradisiaque, qui profère ce chant exubérant et exalte l'inscription de

l'homme dans le monde. L'écriture même est ainsi un devenir-souffle, elle est souffle,

comme le précise M. Calle-Gmber:

Que l'écriture a du souffle, est souffle. Que la langue est question de corps, de (( coffre 1) comme on dit, mais aussi d'oreille et de doigté. Que les énergies mises en œuvre impriment au texte une danse )> toujours nouvelle de figures et un rapport au temps et à l'espace qui n'entre plus dans les cadres de la représentation."0

Dans Le Premier Holonime. l'effet rythmique et poétique-lyrique se traduit d'une manière

moins directe, mais non moins perceptible. Cela se sent dans les descriptions abondantes

et passionnées, dans l'intense attention prêtée au concret, aux détails, aux sensations

physiques, sensuelles, sensorielles, corporelles, dans la combinaison des voix multiples,

ainsi que dans l'alternance des scènes et des pauses, des singulatifs et des itératifs, des

raccourcis et des allongements, des pleins et des vides, des redondances et des ellipses. de

la présence et de l'absence, alternance qui fait ressortir l'importance des intervalles

JO Ibid., p. 183.

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musicaux et sentir le flux des mouvement narratifs, la configuration, la texture, avec ses

remous et ses retours, ses progressions et ses régressions, marquant ainsi le tempo de

l'écriture qui constitue le rythme intérieur du texte. La notion d'intervalle est importante,

car elle marque à la fois la disposition temporelle c'est-à-dire la musicalité, et

l'arrangement spatial c'est-à-dire la poétique: a En fait, l'intervalle qui s'inscrit entre lieu

et lieu-dit, entre représentation et acte de présence, cet intervalle de l'art est bien la seule

demeure de l'être -- où "poétiquement" nous habitons. »41 La demeure de l'être est aussi

la demeure de l'écriture, où prend racine la poétique rythmique.

Reste à noter que le concept de rythme, s'il caractérise une sorte de continuité

bien ordonnée, est aussi indissociable du présent et de l'instant. Le rythme se manifeste

toujours à l'œil et à l'oreille; il marque toujours l'instant; il est l'instant. L'écriture

devient par suite le lieu du laisser passer, elle exhausse l'instant même. II en va de même

pour la poésie, qui est régie par l'illusion d'une suspension temporelle, du présent comme

de l'instant; de même que la musique et la danse, elle est art de l'instant. C'est ce rapport

que souligne M. Calle-Gmber:

En somme, avec l'impression du m~hmos, la représentation est immanquablement au présent de I'écriture. Forme dans l'instant, à l'instant, c'est la forme de ce qui passe, se passe sur la page. Du temps même. Et le rythme qui informe la matière du langage l'excède aussi par son retrait, sorte d'archi-fome grosse de tous les possibles de formes, de toutes les manières de matières. La mirnesis, par rapport à cette archi-forme ou archi-écriture, consiste alors moins à imiter un schème déjà existant qu'à en remarquer répétitivement le passage.42

Lieu de passages, de possibilités, de formes et de forces, l'écriture est ainsi le lieu par

excellence des scansions à l'instant, lesquelles constituent le noyau de la voix --, c'est

4 1 Ibid, p. 197. '' Ibid, p. 178.

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dire que la voix phénoménologique est aussi voix poétique ; a travers leurs croisées, les

textes de Camus trouvent l'expression la plus haute d'un autre souffle: la voix

auto biogrnphiqzrr.

Voix azrtobiographiqiie.

L'acte autobiographique est un acte concernant à la fois le présent et la présence,

le temps et l'espace: le passé, évoqué par I'ego, surgit à présent en renversant le temps

chronologique; en même temps, il est projeté dans la conscience de l'ego qui se souvient

et réalise, de ce fait, la présence à soi, laquelle est aussi intériorisation dans la conscience

de soi. Comme l'a montré Christoph Miething: En se représentant. l'ego se dédouble

dans le temps. C'est le souvenir conscient qui est à la base de l'écriture autobiographique.

Or, le propre du souvenir n'est pas seulement de rendre présent un passé, c'est-à-dire de

situer le temps, mais aussi d'être entre deu. espaces. En nous souvenant, nous regardons

à l'intérieur. [. . .] Le souvenir est donc procès dktériorisation. d3 L'ego

autobiographique dédouble ainsi, en se souvenant, sa présence et son présent; autrement

dit, il intègre le temps et l'espace dans une sorte de (( temps intérieur »: (( Le temps

intérieur, c'est le temps indéfini de l'immanence absolue et de la conscience. [...] Ce que

Kant fait en parlant du temps intérieur, c'est intégrer le Temps à la conscience

humaine.»"" Le lieu par excellence de la réalisation du « temps intérieur c'est donc le

souvenir, un souvenir pur, primaire. ressemblant au sommeil, au rêve ou au phantasme.

comme dans la vie solitaire de l'âme D: « Se souvenir ainsi, c'est-à-dire sans

4; Christoph Miething, (( La grammaire de I'ego D, in rizrtobiographie et biographie, colloqzle de Heidelberg. (Paris: A.-G. Nizst, 1989) p. 152. 44 Ibid., p. 153.

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réextériorisation de l'intériorisé et en restant dans le seul espace de l'âme, c'est rêver

éveillé. Rêve, pourtant, qui fera glisser au sommeil pour autant que l'on s'adonne à la

magie des images -- un souvenir donc qui ne représente pas. p4'

Ce genre de souvenir nous fait penser naturellement au Premier Homme, où le

temps normal est disloqué pour laisser apparaître la pleine présence d'un passé dans

l'instant même du souvenir, dans le présent donc, par quoi surgit l'intériorité du temps et

de l'ego, selon le principe du temps intérieur kantien. Tout cela chez Camus advient par

le travail du souvenir-sommeil, de l'état onirique et de l'imagination: l'épisode du navire

ou de l'avion, où la rêverie l'emporte sur l'environnement réel, est donc singulièrement

révélateur.

On constate alors le rapport entre le a temps intérieur » de l'autobiographie et la

phénoménologie; c'est la raison pour laquelle nous avançons ce concept de voix

autobiographique lequel est suggéré justement par celui de la voix phénoménologique.

Car le vouloir-dire, l'animation intentionnelle, la vois, dans la vie solitaire de l'âme,

appellent un passé qui sera présent, certes, mais présent non pas dans la nature, [.. .]

mais dans la conscience. Donc présent à une intuition ou à une perception "internesw. » J 6

C'est ici que I'intériorisation autobiographique rejoint l'intériorisation de la voix

phénoménologique, puisque a la voix est la conscience d7 Dans cet acte d'animation.

I'importance du souvenir et de l'imagination est soulignée: (( Ce n'est pas la sonorité du

mot imaginé ou le caractère d'imprimerie imaginé qui existent, mais leur représentation

dans l'imagination. >); (t ... si nous nommons perception lkcte en qui réside rozrfe

--

45 Ibid.. p. 153. 46 Jacques Derrida, Ln voir et lephénoniéne, (Paris: Presses universitaires de France, 1976) p. 44. 47 Ibid.. p. 89.

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origine. 'acte qui constifire originairement, alors le sozivenir primaire est perception. Car

c 'esr sezilement dans le sozivenir primaire que nous voyons le passé, c'est seulement en

lui que se constitue le passé, et ce non pas de façon re-présentative, mais au contraire

présentative. » 4s

Les voix autobiographique et phénornénologique sont aussi liées dans leur rapport

a la mort. L'autobiographie est originairement amorcée par la mort, parce que tout ego

autobiographique [...] est hanté par l'idée de l'ego. Le fait simple et banal de cette

obsession' c'est que l'autobiographie s'écrit avec la mort. Ceci est vrai non seulement

dans le sens que, normalement, c'est à la fin de la vie qu'on devient autobiographe, mais

aussi dans cet autre sens que l'interprétation de sa propre vie présuppose Ihnité de cette

vie, c'est-à-dire le fait de l'avoir terminée. L'écriture autobiographique est une manière

de mourir à soi, de vivre la mort. »" Ceci suppose, paradoxalement, que l'acte

autobiographique est déjà acte de mort, que l'écriture, symbole par excellence de cet acte,

assume la mort, et que l'identité à soi s'accomplit dans la mort: c'est-à-dire que ma

relation avec mc?i ne se comprend que dans ma relation avec (( ma N mort. Ce rapport

étrange de la pratique de la vie 5 la mort. trouve son fondement le plus solide dans le

raisonnement phénoménologique. et fait écho au rapport difficile et subtil de la voix à la

mort, tel que Derrida l'a relevé: (( Que la perception accompagne ou non l'énoncé de

perception. que la vie comme présence à soi accompagne ou non l'énoncé de Je. cela est

parfaitement indifférent au fonctionnement du vouloir-dire. Ma mort est structurellement

nécessaire au prononcé du Je. [...] Ici nous entendons le "je suis" à partir du "je suis

JR Ibid., p. 49 et p. 72. 49 Christoph Miething, (( La grammaire de l'ego n, in Azrtobiogruphie et biographie, colfoqile de

Heidelberg. (Paris: A.-G. Nizet, 1989) p. 154.

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mort". L'anonyme du Je écrit, l'impropriété du j 'écris est, [. . . ] la "situation normale".

L'autonomie du vouloir-dire au regard de la connaissance intuitive, celle-là même que

démontre Husserl et que nous appelions plus haut la liberté du langage, le "franc-parler",

a sa norme dans l'écriture et le rapport à la mort. »M La mort est donc, structurellement,

métaphysiquement et symboliquement, intrinsèque au langage et à l'écriture. C'est ainsi

qu'elle trouve sa place dans l'écriture de Camus.

Avec Le Premier Homme, la mort est presque omniprésente et elle fonctionne

doublement: d'une part, la mort du père déclenche l'entreprise autobiographique du fils;

d'autre part, la mort immanente -- qu'elle se cache dans le tombeau, dans la noirceur de

la nuit, dans l'inquiétude du crépuscule, dans l'inconnu, ou dans la poule égorgée -- est le

ressort même du discours et du récit. C'est dire que I'autonornie de la parole vivante, de

la voix et de l'écriture ne s'accomplit que par le biais de la mort, et que l'autobiographie,

mieux qu'aucun autre « genre », fait apparaitre la transcendantalité, laquelle « ne

représente pas la mon, [mais] la présentifie. )?'

A la manière de Demda, on pourrait dire que les « je décris et je dis » camusiens

( Noces, p. 21 ) sont comme une variante de la manifestation du « je suis mort ». Dans

cette optique, le je dans Noces prend une nouvelle dimension: ce je ne s'exprime plus

comme simple ego, et sa disparition, son effacement mêmes sont nécessaires pour laisser

se dégager l'autonomie de la voix phénoménologique. Dès lors « mon détachement D,

d'oubli de moi-même)) dans Noces pourraient recevoir une signification transcendantale:

ce détachement et cet oubli sont comme des préfigurations de la mort -- la mort

Jacques Demda, Lu voix et le phénomène. (Paris: Presses Universitaires de France. 1976) pp. 107- 108. SI Christoph Miething, « La p m m a k de l'ego N, in Autobiographie et biographie. colloque de

Heidelberg, (Paris: A.-G. Niet, 1989) p. 155.

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autobiographique mais aussi la mort phénoménologique. A partir de là, une sorte de (( dé-

propriation » se fait sentir. Dé-propriation de soi. mais aussi de la nature, qui est comme

vierge, absolue, idéale, et devant laquelle l'homme s'éprouve anéanti, évaporé, ou

absorbé par elle. La voix manifeste ici la fusion de l'homme et de la nature: elle est la

voix autobiographique à la fois du je, de I'homme, de la nature et de la terre algérienne.

Elle traduit une sorte de panthéisme -- la divinité de l'univers, le grand tout de la nature:

(( Au printemps. Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et

l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent. le ciel bleu écru, les ruines couvertes de

fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres )) (Noces, p. 15).

Dans Le Premier Homme. inversement, cette voix fait apparaître une sorte de

(t réappropriation n par l'homme de la terre, laquelle cette fois n'est plus vierge. mais

porte l'empreinte de I'homrne, qui l'habite et la marque: de ce fait elle entre dans l'ordre

du (( site D, au sens de « configuration du lieu, du terrain oii s'élève une ville, manière

dont elle est située (considérée du point de vue de son utilisation par l'homme:

communications~ facilités de développement). »" Autrement dit. un lieu investi. C'est en

ce sens que la terre algérienne est devenue un site humain. où sont passées des

générations de peuples, laissant leurs traces, leurs signes. La voix autobiographique

embrasse donc la voix individuelle de Jacques, celle de la famille, celle des peuples, de

l'Histoire, ainsi que celle de la terre.

Ainsi, quand nous qualifions Noces de description autobiographique, et Le

Premier Homme d'écriture autobiographique. le sens courant du terme nutobiogrnphie

est-il déjà retravaillé, modifié et modelé par cette vois à la fois vivante et transcendantale,

'' Dictionnaire Petit Robert. rédaction dirigée par A. Rey et J. Rey-Debove, (Paris: Le Roben, 198J),

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qui procède, en fait, à un renouvellement de l'autobiographie et marque ainsi la fin du

roman familial autobiographique. Au fond, cette voix fonctionne comme une charnière

intérieure et relie les deux textes; ou plutôt elle est la thématique intrinsèque, la visée

ultime, le vouloir-dire et l'essence même de l*écriture carnusienne. En appelant et

animant les images, les sons, les événements futiles, les détails concrets, la petite vie

quotidienne, les phénomènes et les paysages, les signifiants enfin, elle révèle l'idéalité

transcendantale des choses. A travers elle, « noces » donnent naissance au monde, dans

lequel est né le « premier homme ».

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CONCLUSION

L'autobiographie algérienne de Camus

ou

L'écriture hospitalière

En guise de conclusion, il faut noter que, dans notre perspective, la voix

phénoménale-phénoménologique, la voix poétique-lyrique-rythmique et la voix

autobiographique sont intimement liées et absolument indissociables. Au fond, elles n'en

font qu'une. Si, dans l'analyse ci-dessus, nous les avons séparées, c'est seulement pour

mieux en examiner les divers angles et mettre en relief leurs jeux complexes. En fait,

elles se complètent mutuellement : leur enlacement et leur métissage se voient bien

clairement dans les deux textes de Camus que nous avons étudiés et où elles jouent sur

des registres multiples et sur le mixage des << genres » littéraires.

Comme nous l'avons souligné, l'essence de la voix phénoménologique est la

parole vivante, la phone, le souffle respiratoire, et tout ce qui caractérise la vie: son côté

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corporel et son côté spirituel tout à la fois. Elle travaille l'écriture au corps, en l'animant

et en la tirant de son état d'inertie: a L'écriture est un corps qui n'exprime que si on

prononce actuellement l'expression verbale qui l'anime, si son espace est temporalisé. Le

mot est un corps qui ne veut dire quelque chose que si une intention actuelle l'anime et le

fait passer de l'état de sonorité inerte à l'état de corps animé. Ce corps propre du mot

n'exprime que s'il est animé par l'acte d'un vouloir-due qui le transforme en chair

spirituelle. »' D'où sa liaison étroite avec la poétique et la rythmique, lesquelles pourront

être justement interprétées par le travail du signifiant dans le sens du texte. La notion de

rythme est donc propre à la voix: elle implique aussi une topologie spatio-temporelle, des

combinaisons et des conjonctures, la mesure, la gestuelle corporelle, la cadence de la

respiration, la sonorité physique, le flux mobile, le mouvement spontané.

La voix autobiographique, qui finit par former une unicité -- voix K unique D pour

chaque sujet - est née justement d'un entrelacement de la voix phénoménologique avec

la voix poétique-rythmique. La pratique autobiographique implique, d'un côté, la

capacité de rendre-présent un passé et de faire-présence le lointain, par la magie du

souvenir et de l'imagination, -- de la voix. De l'autre côté, cette pratique, en glissant sans

cesse entre diverses temporalités et spatialités, entre le dedans et le dehors, en traversant

des intervalles plus ou moins distants, constitue des va-et-vient, des trajets

multidimensionnels et des fluctuations susceptibles d'être ponctués par le mouvement

vibratoire, la concordance musicale, le rythme poétique.

L'écriture de Camus est bien le lieu de l'enchevêtrement, du croisement, du

tissage de ces voix; où elle les forge dans t'alliage en une seule: voix phénoménologique-

poétique-autobiographique. Par le travail de cette voix en elle-même plurielle et

I Jacques Derrida, La voix et le phénomène, (Paris: Presses Universitaires de France, 1976) p. 9 1.

97

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polyphonique, les textes de Camus échappent aux classements littéraires conventionnels

et les dépassent en effet, marquant le passage, la proximité, la variation, mais aussi

indiquant l'absence, les limites, les doutes, les zones d'ombres, l'ambiguïté et l'obscurité.

L'écriture est ainsi devenue le lieu par excellence de Khora:

Khora (( veut dire »: place occupée par quelqu'un, pays, lieu habité, siège marqué, rang, poste, position assignée, territoire ou région. Et de fait, khora sera toujours déjà occupée, investie, même comme lieu général, et alors qu'elle se distingue de tout ce qui prend place en elle. [. . .] Elle &ve dans un troisième genre et dans l'espace neutre d'un lieu sans lieu, un lieu ou tout se marque mais qui serait en lui-même » non marquk2

Kh6ra est donc le lieu de tous les lieux, lieu à la fois de réception et de don, lieu de

l'origine mais toujours déjà (( habité D, lieu du (( porte-empreinte » et du << devenir-

forme », lieu des contradictions et de la non-résolution des contradictions, lieu de

l'hospitalité, à la fois comme réceptacle et nourrice. Lieu de l'écriture même.

Le Premier Homme se trouve précisément a u pussage, intermédiaire, dans un

espace obscur et dans l'interstice entre différents genres »: autobiographie, biographie,

roman familial, récit personnel, monologue, poétique, essai.. . En fin de compte, c'est

une écriture hospitalière comme khora, qui accueille tout, qui inaugure, entre

intelligible et sensible, les hallucinations, la fièvre, les évanouissements, des stratégies

pour une écriture de la veille: écriture d' "avant" l'écriture; écriture de la plus grande

réceptivité. n3

Le personnage même porte déjà les traces d'une non-identité et d'une ambiguïté:

le statut Français-Algérien de Jacques est l'emblème d'une fissure, d'une déchirure, de

' Jaques Derrida, Khôra, (Paris: Galilée, 1993) p. 58. 3 Mireille Calle-Gruber, Les Partitions de Ciaude Ollier, une écriture de 1 'altérité, (Paris, Montréal: L'Harmattan, 1996) p. 55.

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flou et d'entre-deux. Ses déplacements se dédoublent encore, dans la réalité et dans

l'espace imaginaire: ils constituent en fait un parcours plein d'empreintes, où tout est

marqué et rien n'est certain. Sa quête est, au fond, toujours une interrogation sur la

certitude du réel, et une exploration de l'horizon incertain du souvenir, de l'imagination,

de la perception, de l'intuition, de la superposition des visions hallucinatoires et du rêve.

Le protagoniste se tient dans les limbes, entre la vie et la mort: c'est l'activité

d'évocation, à la limite de la conscience, qui fait le lien et le passage. Ou plutôt, c'est

l'écriture même qui est devenue le lieu du lien et du passage.

C'est, non moins, un lieu d'ouvertures, car le récit se déroule dans la quête et se

termine dans les trouvailles: le dénouement romanesque est détruit par l'inachèvement,

lequel marque tout le cheminement du récit. La recherche du père est abandonnée à mi-

chemin; les conversations, qu'elles soient avec la mère ou avec M. Bernard, semblent

toujours discontinues, sans commencement ni fin; le destin des personnages n'est jamais

clairement révélé; celui du protagoniste même est abandonné en cours - ce (( premier

homme », vers la fin du livre, est à peine sur le seuil entre l'adolescence et la maturité.

L'inachèvement a un effet double: d'une part, évidemment, le texte reste dans un état

premier, de brouillon et de manuscrit, et on peut penser qu'il aurait été largement modifié

par son auteur; d'autre part, on est en droit de supposer que, même dans une version

définitive, l'effet d'inachèvement, en tant que perception esthétique et métaphorique,

aurait été préservé par l'écrivain, car toute quête transcendantale et autobiographique »

au sens le plus noble du terme, est sans fin, et celle du N premier homme N ne devrait pas

faire exception. Encore une fois, la remarque de M. Calle-Gruber à propos de Claude

Ollier pourrait adéquatement éclairer la pratique de notre auteur:

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Une poétique de l'ouverture institue chez Claude Ollier l'écriture en heu pmtugé: lieu des partages, des partitions, des lignes obliques, biaises, divisoires, mitoyennes, lieu des proximités et des écarts, des adhérences et des départs. Lieu d'indécision, lieu d'indé~idable.~

Par un jeu semblable, Noces marque également une poétique du passage, des

partages et de l'ouverture. Mais c'est, quant a Camus, en jouant sur les extases du temps,

de l'espace, de la contemplation et de la fluctuation impulsive de la nature. En jouant,

aussi, sur la poétique et la prose, le chant et le lyrisme, la communication et le soliloque.

Sur les rapports physiques et mystérieux des choses, sur ceux de l'homme et du monde,

et sur la relation entre la vie et la mort. entre l'homme et soi-même. C'est une écriture qui

est secrètement autobiographique.

En somme, Noces et Le Premier Homme constituent le lieu introuvable de Ia

demeure autobiographique, ou résonne la voix absolument vivante et absolument

transcendantale:

Il reste dors à parler, à faire résonner la voix dans les couloirs pour suppléer l'éclat de la présence. Le phonème, l'akoumène est le phénomène du labyrinthe. Tel est le c m de laphoné. S'élevant vers le soleil de la présence, elle est la voie dY1care.

C'est cette voie de la polyphonie et de la transcendance qui fait de l'autobiographie

algérienne de Camus, étrangement, une écriture hospitalière.

4 Ibid. p. 10. Jacques Demda, La voix et le phénomène. (Paris: Presses Universitaires de France, 1976) p. L 17.

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