8
0123 DOSSIER MERCREDI 8 JUIN 2005 R ares sont les scientifiques devenus des stars mondiales de leur vivant. Albert Einstein (1879-1955), cent ans après ses premiers travaux et cinquante ans après sa mort, pourrait, de plus, constater que sa réputation est restée intacte auprès de ses pairs. Les grands physiciens d’aujourd’hui vénèrent jusqu’à ses erreurs, qualifiées de « visionnaires ». Et ils n’apportent pas le moindre bémol à l’importance majeure de ses trois publications de 1905, cette « année miraculeuse » dont le centenaire est célébré dans le monde entier. L’hypothèse d’une lumière corpusculaire composée de photons est à l’origine de la mécanique quantique. La relativité restreinte prépare la relativité générale de 1915, qui sert de fondement à l’ensemble de la cosmologie moderne. Quant à la formule la plus célèbre de la science, E=mc 2 , on la retrouve dans la bombe atomique et dans les centrales nucléaires. C’est dire à quel point les publications très théoriques de 1905 ont contribué à façonner le cours du XX e siècle. M. Al. andy warhol fondation/corbis LES TROIS COUPS DE GÉNIE DE 1905 Albert Einstein CAHIER DU « MONDE » N O 18 777 - NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT

Albert Einstein - IRPHE · 2005-07-04 · Albert Einstein (1879-1955), cent ans après ses premiers travaux et cinquante ans après sa mort, pourrait, de plus, constater que sa réputation

  • Upload
    others

  • View
    4

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Albert Einstein - IRPHE · 2005-07-04 · Albert Einstein (1879-1955), cent ans après ses premiers travaux et cinquante ans après sa mort, pourrait, de plus, constater que sa réputation

0123DOSSIER

MERCREDI 8 JUIN 2005

R ares sont les scientifiques devenus des starsmondiales de leur vivant. Albert Einstein

(1879-1955), cent ans après ses premiers travauxet cinquante ans après sa mort, pourrait,de plus, constater que sa réputation est restéeintacte auprès de ses pairs. Les grands physiciensd’aujourd’hui vénèrent jusqu’à ses erreurs,qualifiées de « visionnaires ». Et ils n’apportent

pas le moindre bémol à l’importance majeurede ses trois publications de 1905, cette« année miraculeuse » dont le centenaire estcélébré dans le monde entier. L’hypothèsed’une lumière corpusculaire composéede photons est à l’origine de la mécaniquequantique. La relativité restreinte préparela relativité générale de 1915, qui sert de

fondement à l’ensemble de la cosmologiemoderne. Quant à la formule la plus célèbrede la science, E=mc2, on la retrouve dansla bombe atomique et dans les centralesnucléaires. C’est dire à quel point lespublications très théoriques de 1905 ontcontribué à façonner le cours du XXe siècle. M. Al.

andy

war

ho

lfo

nda

tio

n/c

orb

is

L E S T R O I S C O U P S D E G É N I E D E 1 9 0 5

Albert Einstein

CAHIER DU « MONDE » NO 18 777 - NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT

Page 2: Albert Einstein - IRPHE · 2005-07-04 · Albert Einstein (1879-1955), cent ans après ses premiers travaux et cinquante ans après sa mort, pourrait, de plus, constater que sa réputation

II/LE MONDE/MERCREDI 8 JUIN 2005

1879. Né le 14 mars à Ulm,

en Allemagne, où son père possède

une petite entreprise d’outillage

électrique.

Etudes au lycée de Munich

dont il fugue à 15 ans.

1896. Admission à l’Ecole

polytechnique de Zurich,

dont il sort diplômé en 1900.

1901. Obtention de la citoyenneté

suisse.

1902. Emploi d’expert de troisième

classe à l’Office des brevets

de Berne.

1903. Mariage avec Mileva Maric,

ancienne camarade de classe de

l’Institut polytechnique, dont il a

trois enfants : Liesert (1902),

abandonnée à sa naissance,

Hans-Albert (1904) et Eduard (1910),

qui deviendra schizophrène.

1905. Publication, dans Annalender Physik, de quatre articles

historiques : « Sur un point de vue

heuristique concernant la

production et la transformation de

la lumièr (mars 1905), suggérant que

la lumière est constituée de quanta

d’énergie nommés par la suite

photons ; « Du mouvement

des particules en suspension dans

les liquides au repos lié à la théorie

cinétique moléculaire de la chaleur »

(mai 1905), démontrant la structure

atomique de la matière, encore mise

en doute ; « Sur l’électrodynamique

des corps en mouvement »

(juin 1905), redéfinissant

les relations entre l’espace

et le temps et énonçant

la théorie de la relativité restreinte ;

« L’inertie d’un corps dépend-elle

de son énergie ? » (septembre 1905),

addendum au précédent montrant

que la masse et l’énergie

sont interchangeables.

1909. Professeur de physique

théorique à l’université de Zurich.

1914. Professeur à l’université

de Berlin, membre de l’Académie

des sciences de Prusse.

Séparation d’avec Mileva, qui

repart vivre à Zurich avec leurs fils.

1916. Publication des Fondementsde la théorie générale de la relativité.

1919. Observation, par l’astronome

royal britannique Arthur Stanley

Eddington, de la courbure des

rayons lumineux d’une étoile sous

l’effet du champ gravitationnel

du Soleil, confirmant les prévisions

de la théorie de la relativité.

Divorce d’avec Mileva et remariage

avec sa cousine Elsa Löwenthal.

Popularité internationale

grandissante, mise au service

du pacifisme et du sionisme.

1921. Prix Nobel de physique

pour ses travaux sur les quanta de

lumière et l’effet photoélectrique, et

non pour la théorie de la relativité,

encore controversée.

1932. Départ d’Allemagne, devant

la montée de l’antisémitisme, pour

l’Institute for Advanced Study de

Princeton.

1936. Mort d’Elsa.

1939. Lettre à Franklin Roosevelt,

président des Etats-Unis,

l’avertissant du risque que

l’Allemagne se dote de l’arme

atomique.

1940. Obtention de la citoyenneté

américaine, mais conservation

de la nationalité suisse.

1945. Après la guerre,

engagement très actif

en faveur du désarmement,

des victimes du maccarthysme

et des droits des Noirs.

1946. Lettre aux Nations unies

prônant l’établissement

d’un gouvernement mondial.

1948. Mort de Mileva.

1952. Refus de la proposition

de Ben Gourion de prendre

la présidence de l’Etat d’Israël.

1955. Signature d’un manifeste

en faveur de l’abandon des armes

nucléaires.

Mort le 13 avril à Princeton, d’une

rupture d’anévrisme. Ses cendres

sont dispersées sur les rives

de la rivière Delaware.

A l’origine de la bombe atomique ?

Quelle fut la responsabilité d’Ein-stein dans la tragédie d’Hiroshimaet de Nagasaki ? En énonçant, en

1905, la relation E = mc2 établissant quela masse pouvait être convertie en éner-gie, il n’imaginait certes pas que ce princi-pe, appliqué à la fission en chaîne denoyaux d’uranium ou de plutonium,allait libérer, quarante ans plus tard, lefeu nucléaire. Mais, s’il ne prit pas part àla fabrication de l’arme atomique, il inci-ta néanmoins l’Amérique à s’en doter.

Einstein est en vacances à Long Island,en juillet 1935, quand Leo Szilard et Euge-ne Wigner, deux physiciens américainsd’origine hongroise, l’alertent : l’Allema-gne nazie travaillerait à la fabricationd’une bombe atomique. Horrifié, il écritalors au président Franklin Rooseveltune lettre l’avertissant du danger.

« Une seule bombe de ce type, chargéesur un bateau et explosant dans un port,pourrait très bien détruire le port entier enmême temps qu’une partie de son environ-

nement », prévient-il. La mise en gardedu Prix Nobel influence-t-elle vraimentle président américain ? Toujours est-il

qu’à partir de 1943, des milliers de cher-cheurs, dont l’élite des physiciens, sontmobilisés, dans un laboratoire secretaménagé à Los Alamos, dans le désert duNouveau-Mexique, pour le projet Man-hattan. Einstein n’y participe pas, sansdoute parce que le FBI se méfie de lui.

Beaucoup de ces savants, conscientsde jouer les apprentis sorciers, tenterontde faire marche arrière. Au printemps1945, Einstein rédige une seconde lettreà l’intention de Roosevelt, dans laquelleil fait état d’un « grand souci », sans expli-citer plus clairement ses craintes. Troptard. Le 6 août 1945, l’enfer se déchaînedans le ciel d’Hiroshima. Puis, le 9 août,dans celui de Nagasaki.

« Malheur ! », s’exclamera Einstein.Plus tard, il dira : « Je crois que les anciensChinois avaient raison. Il est impossible detirer toutes les conséquences de sesactes. »

P. L. H.

Une langue impertinente dans unmasque de clown triste. Une for-mule, E = mc2, pied de nez au senscommun… De la relation d’équi-valence entre la masse et l’éner-

gie, énoncée à 26 ans, ou de la photographiefacétieuse prise quatre ans avant sa mort, onne sait laquelle a le mieux servi la célébritéd’Einstein.

L’une et l’autre, à leur manière, disent lamême chose : que ce petit homme ébourifféaux intuitions ébouriffantes, ce faux pèretranquille au regard débonnaire traversé degéniales fulgurances, celui que le magazineTime a élu « homme du siècle » et dont le popart a fait une icône à l’égal de Marilyn Mon-roe, était mû, décrypte l’une de ses meilleuresexégètes, la physicienne Françoise Balibar,par un « non-conformisme » absolu. Et mêmepar « une volonté réfléchie de non-conformis-me ». Une « posture remarquable qui le diffé-rencie de la figure commune de l’intellectuelengagé, en ce sens qu’il ne prend ses ordresqu’auprès de sa propre raison, ne se laissant dic-ter sa conduite par aucune instance extérieure,ni tradition, ni famille de pensée, ni parti politi-que, ni religion ».

C’est sans doute cette indépendance d’es-prit radicale qui a permis au savant de révolu-tionner la physique. Mais c’est elle aussi qui avalu au militant, de la paix, des droits del’homme ou du sionisme, de méchantes que-relles et d’incessantes tracasseries.

Les signes de sa singularité sont précoces.Né en 1879, à Ulm (Allemagne), le jeuneAlbert aurait attendu d’avoir presque 3 ans,rapportent ses biographes, pour prononcerses premiers mots, « Le lait est trop chaud »,ajoutant qu’il s’est tu jusqu’alors « parcequ’avant tout était en ordre ». Peut-on déjàentendre, dans cette parole d’enfant, la quête

future, poursuivie toute sa vie, d’un ordon-nancement de l’Univers ?

Il ne tarde pas, en tout cas, à s’écarter duchemin tracé par sa famille. Une famille juivenon pratiquante, mais où la tradition resteprégnante. Il n’a que 12 ans quand il sedétourne de la foi, après avoir lu une intro-duction à la Géométrie des plans d’Euclide.

Refusant dès lors l’autorité morale desadultes, il rejette aussi celle de l’école. Nonpas qu’il soit le cancre volontiers dépeint,même si son professeur de grec lui lance :« Einstein, on ne fera jamais rien de vous ! » etqu’aucun de ses enseignants au lycée deMunich ne se souviendra plus tard de cet élè-ve lunatique. S’il se désintéresse des languesanciennes, de l’histoire ou de la géographie, ilexcelle en physique et en mathématiquesdont il potasse, au fond de la classe, lemanuel de l’année supérieure. Mais il ne sup-porte pas la rigidité de l’enseignement et son« rituel d’apprentissage idiot ».

A 15 ans, il fugue, fuyant l’Allemagne où ilétouffe pour rejoindre sa famille qui s’est ins-tallée en Italie, mais surtout pour échapperau service militaire. Cette incartade ne l’empê-che pas de réussir à 17 ans, à sa seconde tenta-tive, l’examen d’entrée à l’Ecole polytechni-que de Zurich.

Diplômé, il ne trouve qu’un modesteemploi d’assistant de troisième classe, au ser-vice des inventions techniques à l’Office fédé-ral des brevets de Berne. C’est pourtant làqu’en 1905, il publie coup sur coup quatrearticles fondateurs. L’un, qui fait l’hypothèseque la lumière est constituée de « grains »d’énergie, posant ainsi les fondations de lamécanique quantique, lui vaudra, en 1921, leprix Nobel de physique. Un autre, rédigé à lafaçon d’un brevet, énonce la théorie de la rela-tivité restreinte, en redéfinissant les concepts

d’espace et de temps. Il ne s’agit encore quedu premier niveau de ce qu’il nomme une« maison à deux étages ». Dix années supplé-mentaires seront nécessaires pour achever saconstruction et publier, en 1916, la théorie dela relativité générale.

humaniste de gaucheCette prodigieuse fécondité n’est toutefois

pas celle d’un penseur solitaire. Sa premièreépouse, Mileva, une étudiante serbe de qua-tre ans son aînée, dont il fait la connaissanceà l’Ecole polytechnique de Zurich, joue le rôlede confidente, de conseillère, de collaboratri-ce même. « Mon inspirateur génial », dira-t-il.Pour lui, elle sacrifie sa propre carrière.

Quelle fut sa contribution à la théorie de larelativité ? Einstein ne le mentionnera jamais.Mais, poussé peut-être par le remords, alorsqu’ils sont depuis longtemps séparés et qu’ils’est remarié avec sa cousine Elsa, il fera donà Mileva du montant de son prix Nobel.

Ses idées s’inscrivent aussi, souligne lesociologue américain Lewis S. Feuer, dansl’effervescence intellectuelle du tournant dusiècle, où s’épanouit, comme dans unbouillon de culture, « une génération de rebel-les » en rupture avec les schémas de penséeétablis. C’est l’époque où Picasso, avec LesDemoiselles d’Avignon, puis les cubistes chahu-tent les perspectives. Où Proust, dans La

Recherche du temps perdu, convoque « unespace à quatre dimensions ». Où Freud –qu’Einstein a rencontré et avec lequel ilentretient une correspondance, tout enjugeant ses idées « douteuses » et sesméthodes « trompeuses » – a déjà ébranlél’édifice cartésien.

Sa puissance visionnaire s’arrêtera au seuilde la mécanique quantique, à laquelle il refu-sera obstinément de se convertir. L’indétermi-nisme qui prévaut à l’échelle subatomique,

où il est impossible de connaître à la fois lavitesse et la position d’une particule – le« hasard » quantique –, heurte sa conceptiond’un ordre universel.

La liberté de jugement qui guide l’hommede science, jusque dans ses erreurs, est aussicelle qui traverse ses engagements militants.Humaniste de gauche en marge de tous lespartis, il refuse pendant la première guerre,alors qu’il vient d’être nommé professeur àl’université de Berlin, de joindre sa voix auxintellectuels cautionnant, au nom de la « pro-tection de la culture », le bellicisme allemand.Il se range aux côtés des objecteurs deconscience, met sa notoriété grandissante auservice des combats pacifistes, avant de fairevolte-face devant la montée du nazisme.« J’abhorre l’armée et toute manifestation deforce. Je suis néanmoins convaincu qu’au-jourd’hui ce moyen exécré représente la seuleprotection efficace », écrit-il en 1933.

Quelques semaines avant l’arrivée d’Hitlerau pouvoir, il se résout à quitter l’Allemagne,où il est en butte à de violentes attaques anti-sémites qualifiant la relativité de « duperietypiquement juive ». Il s’installe, définitive-ment, aux Etats-Unis, où il rejoint l’Institutefor Advanced Study de Princeton.

C’est là qu’en 1939, il adresse à Rooseveltune lettre l’exhortant à entreprendre desrecherches sur l’arme atomique, dont il craintque l’Allemagne se dote la première. Il sereprochera plus tard ce geste, consacrant sesforces déclinantes à lutter pour le désarme-

ment. Il est alors sur tous les fronts, prenantfait et cause pour les droits des Noirs et appe-lant à la désobéissance civile contre le maccar-thysme : « Tout intellectuel cité à comparaîtredevrait refuser toute déposition, c’est-à-direêtre prêt à subir la prison et la ruine, s’enflam-me-t-il. Sinon, les intellectuels de ce pays nemériteront que l’esclavage auquel on veut lessoumettre. » Cet activisme lui vaut une sur-veillance rapprochée du FBI, qui le soupçon-ne de « haute trahison » pour le compte de

l’Union soviétique et constitue sur lui un dos-sier de 1400 pages.

Indéfectiblement solidaire de ses « frèresjuifs », sa « tribu », il soutient depuis tou-jours le projet de fondation d’un foyer juifen Palestine, même s’il mesure les difficultésdu partage de ce minuscule territoire avec lesArabes, « son peuple frère », et qu’il n’est paspartisan de la création d’un Etat juif. En 1952,il décline la proposition de Ben Gourion desuccéder à Chaïm Weizmann à la présidenced’Israël.

Moins exemplaire – plus conformiste ? –aura été l’homme privé. Mauvais mari, iltraitera rudement Mileva, pour qui sonamour s’est mué en détestation, avant del’oublier. Piètre père, il laissera son épouse,qu’il a peut-être contrainte d’abandonnerleur fille à sa naissance, élever seule leursdeux fils, dont le plus jeune deviendraschizophrène. Toute sa vie, il préférera seséquations, son violon, ses parties de voile etses conquêtes féminines – les maisons closesà l’occasion – à ses proches.

S’arrêtant à son action politique, FrançoiseBalibar note : « On a du mal à ne pas la consi-dérer comme une suite d’échecs, inévitables,prévisibles même. » Lorsqu’il meurt, en 1955,la course aux armements bat son plein. Ladeuxième guerre israélo-arabe est proched’éclater. Et la formule ultime de l’Universreste à découvrir.

Pierre Le Hir

sa vie, son œuvre

hu

lto

nar

chiv

e/ge

tty

imag

es

fdr

libr

ary

rue

des

arch

ives

/agi

p

Albert Einstein,ou le génie dunon-conformisme

les intuitions scientifiques du père de la relativitérévèlent une indépendance d’espritqui a aussi guidé ses engagements militants

Le dialogue est passé à la postérité. A Einstein qui lui opposait que « Dieu ne joue pas aux dés »,le physicien danois Niels Bohr, l’un des pères de la mécanique quantique, répliqua vivement :

« Qui êtes-vous, Einstein, pour dire à Dieu ce qu’il doit faire ? » Cet échange ciselé a été parfois mal

interprété. Einstein, qui s’est détourné du judaïsme dès son plus jeune âge, ne croit pas en un Dieu

créateur ou ordonnateur de l’Univers. Le Dieu qu’il invoque, en l’appelant parfois « le Vieux »,

n’est pas celui de la tradition judéo-chrétienne, ni d’une quelconque religion. C’est, dit-il lui-

même, le Dieu de Spinoza. C’est-à-dire, en réalité, la nature, comme l’explicite la définition qu’en

donne le philosophe hollandais : « Deus sive natura », Dieu ou la nature. Einstein croit, en revan-

che, qu’il existe un ordre naturel, régi par des lois rationnelles qui peuvent être découvertes et qui

ne laissent pas place au principe d’incertitude – le « coup de dés » – de la théorie quantique.

Extrait de la lettre adressée à Roosevelt.

« Dieu ne joue pas aux dés »

E I N S T E I NB I O G R A P H I E

Einstein et son épouse Elsa, en décembre 1930.

Warren Harding, 29e président des Etats-Unis, entouré d’Albert Einstein et de son épouse Elsa, et de Sigmund Freud.

Page 3: Albert Einstein - IRPHE · 2005-07-04 · Albert Einstein (1879-1955), cent ans après ses premiers travaux et cinquante ans après sa mort, pourrait, de plus, constater que sa réputation

LE MONDE/MERCREDI 8 JUIN 2005/III

Quelles sont les sources de ladécouverte de la relativité ?

Les sources de la découverte desquestions qui amèneront à la relati-vité d’Einstein plongent dans leXIXe siècle. Mais elles préexistentdéjà au XVIIIe siècle.

La question est celle de laconstance – vérifiée de plus en plusprécisément au cours des siècles –de la vitesse de la lumière et ce,quelles que soient les vitesses de lasource de lumière, de l’instrumentde mesure ainsi que la direction dela rotation de la Terre sur laquellese fait cette mesure. La vitesse de lalumière semble bel et bien constan-te. Et elle l’est !

Dans le contexte « classique » –de Galilée et Newton –, la vitessede la lumière devrait dépendre aus-si bien de la vitesse de la sourceque de celle de l’observateur. Or il

n’en est rien. Si l’on ne saittoujours pas « pourquoi », on saitdepuis cent ans, depuis la relativitéd’Einstein, comment décrire cephénomène étrange. On procèdede la même manière que pour lavitesse du passager qui se déplacedans le train. On ajoute donc tou-jours les vitesses, celle du passagerà celle du train (et c’est en ce sensque la théorie d’Einstein est relati-viste). Mais cette addition n’est pasclassique car c’est une loi de com-position des vitesses qui permet dene pas dépasser une valeur limite,« c », qui est la vitesse de la lu-mière. Il s’agit d’une « addition »particulière.

A la fin du XVIIIe siècle, uneconception classique des corps enmouvement avait été proposée etaussitôt délaissée. Elle consistait àtraiter, en théorie de Newton, les

corpuscules lumineux de la mêmemanière que les particules matériel-les. Bien que la vitesse de la lumiè-re y soit variable, cette conceptionoffre des résultats étonnants, nom-breux et qualitativement prochesde ceux d’Einstein. C’est aujour-d’hui un chemin qui permet d’accé-der plus simplement, plus pédago-giquement, aussi bien à la relativitérestreinte qu’à la générale. Mais cet-te théorie, mort-née, n’avait jamaisencore été explicitée ; ce n’est doncpas la voie empruntée par Einstein.

Quel était le problème majeurqui se posait avant les publica-tions de 1905 ?

L’éther ! Au début du XIXe siècle,l’éther tient une place centraledans l’optique. A l’image de lapropagation du son dans l’air, lalumière est considérée comme unébranlement, une mise en vibra-

tion, de l’éther. La source se dé-place dans l’éther, mais elle ne com-munique pas sa vitesse à celle de lalumière qu’elle émet. En fait,l’éther noie, en quelque sorte, lavitesse de la source mais non celle

de l’observateur. La loi de composi-tion des vitesses n’est donc plussymétrique et ce système de l’éthern’obéit donc pas à la relativité clas-sique. En ce sens, l’éther n’est pasrelativiste… On aboutit alors àdeux physiques distinctes : celle dela lumière, de l’électromagnétisme– avec l’éther – et celle des corpsmatériels. C’est incohérent.

Peu à peu, on s’est rendu compteque la vitesse de la lumière nedépendait pas non plus de celle del’appareil de mesure ni de la vitessede la Terre. L’expérience de Michel-son a été le point d’orgue de cetteévolution. On était tout à fait per-du : l’éther ne suffisait pas à résou-dre la question. Einstein a balayél’éther. Il est revenu au principe derelativité et a posé la constance dela vitesse de la lumière. Il a ainsiredéfini temps, vitesses, additiondes vitesses. Et l’ensemble est de-venu tout à fait cohérent.

Après 1905, la relativité res-treinte est-elle définitivementacceptée ?

Elle le sera rapidement et elleest, depuis lors, l’outil de toute laphysique. Ainsi 1905 est unmoment essentiel, celui d’une réu-nification de deux physiques : cellede la lumière et de l’électro-magnétisme, d’une part, celle desparticules matérielles, d’autrepart. Une génération auparavant,James Maxwell avait unifié élec-tricité et magnétisme, lumière etélectromagnétisme.

Mais Albert Einstein prend viteconscience que la physique estencore divisée : la gravitationn’obéit pas à la nouvelle théorie.Après dix ans d’effort, il unifiera ànouveau la physique avec la rela-tivité générale.

Pourtant, deux domaines essen-tiels resteront – une fois de plus ! –séparés : gravitation et physiquequantique… C’est un problèmerécurrent : l’unification est unmoteur de l’invention enphysique.

Propos recueillis par S. De.

L’unification est un moteur de l’inventionjean eisenstaedt, historien des sciences à l’Observatoire de Paris

Newton (1642-1727).

dr

mp/

leem

age

bian

chet

ti/l

eem

age

En 1632 paraît, à Florence, sous lasignature de Galilée, le Dialogueconcernant les deux plus grands systè-

mes du monde. Cette publication estl’acte inaugural de toute la science classi-que et, par là, de toute la physique. Aveclui, la physique aristotélicienne va, définiti-vement, s’effondrer. On y trouve énoncéle principe de relativité. Et ça n’est pas unhasard si, pour ses travaux, Einstein pose,deux cent cinquante ans plus tard, enfigure tutélaire, Galilée à côté de Newton.Dans ce dialogue, d’une grande qualité lit-téraire, se confrontent trois personnages,dont l’un représente l’ancienne physique,Simplicio, Salviati, porte-parole de Gali-lée, et ce dernier. Le cadre général estcelui d’un voyage en mer. Un navire quitteVenise, passe par Corfou, la Crète etChypre et se rend ensuite à Alep (Syrie).

Voilà comment se disait la physique àcette époque. Salviati : « Enfermez-vousavec un ami dans la plus vaste cabine d’ungrand navire, et faites en sorte qu’il s’ytrouve également des mouches, despapillons et d’autres petits animaux volants,qu’y soit disposé un grand récipient emplid’eau dans lequel on aura mis de petitspoissons. (…) Puis alors que le navire est àl’arrêt, observez attentivement, précise-t-il,comment ces petits animaux volent avec desvitesses égales quel que soit l’endroit de lacabine vers lequel ils se dirigent ; vous pour-rez voir les poissons nager indifféremmentdans toutes les directions. (…) Et si voussautez à pieds joints, vous franchirez desespaces semblables dans toutes les direc-tions. Une fois que vous aurez observé atten-tivement tout cela – il ne fait aucun douteque si le navire est à l’arrêt les chosesdoivent se passer ainsi –, faites se déplacerle navire à une vitesse aussi grande quevous voudrez ; pourvu que le mouvementsoit uniforme et ne fluctue pas de-ci de-là,vous n’apercevrez, ajoute-t-il, aucun chan-gement dans les effets nommés, et aucund’entre eux ne vous permettra de savoir si lenavire avance ou bien s’il est arrêté. Si voussautez, vous franchirez sur le plancher lesmêmes distances qu’auparavant et, si lenavire se déplace, vous n’en ferez pas pourautant des sauts plus grands vers la poupeque vers la proue, bien que, pendant que

vous êtes en l’air, le plancher qui est endessous ait glissé dans la direction opposéeà celle de votre saut. »

Que peut-on tirer immédiatement deces considérations ? La première estl’équivalence. Pour Galilée il existe uneéquivalence entre le repos et le mouve-ment. Le mouvement est « comme rien »,comme « nul ». Ainsi le mouvement neconcerne jamais un corps isolé. Le mouve-ment, ou le repos, est l’indice d’un rap-port entre les choses. Donc le mouvementne se conçoit qu’à deux. Ici, c’est l’antago-nisme entre absolu et relatif qu’il faut rete-nir. Galilée va introduire l’idée d’un « mou-vement sans cause ». Si nous considéronsles papillons, le mouvement qu’ils parta-gent avec le navire est « sans cause »puisqu’ils n’ont aucun effort à fournirpour aller de Venise à Alep. Ils partagentsimplement le mouvement du navire. Entermes modernes, on nomme « référen-tiel » le corps par rapport auquel on repè-re le mouvement que l’on veut étudier. Cemouvement doit toujours être entenducomme une relation à deux et n’a de sensque par rapport à un autre corps privé dece mouvement. Dans l’exemple galiléen,Venise peut servir de référentiel, toutcomme Alep. Concernant le mouvementdu navire, Venise et Alep, immobiles l’unpar rapport à l’autre sont équivalents.

C’est Newton qui, par la première loi deses Principes mathématiques de la philo-sophie naturelle de 1759, devait complétercet ensemble de considérations. Il s’agitde la loi d’inertie : « Tout corps persévèredans l’état de repos ou de mouvementuniforme en ligne droite dans lequel il setrouve, à moins que quelque force n’agissesur lui, et ne le contraigne à changerd’état. » Cette loi complète le principe deGalilée qui stipule, de manière plus large,qu’il existe des points de vue équivalentssur le monde. Ils forment une classe desystèmes de référence que l’on appelle« référentiels inertiels » dans lesquels leslois de la physique gardent la mêmeforme.

On peut prendre un dernier exempleconcret. Celui du train, cette fois. Les loisqui régissent la manière dont le café coulede la cafetière dans une tasse sont lesmêmes, dans le « référentiel » de la gareet dans celui d’un train roulant en lignedroite à vitesse constante. Dans ce cas, ondira que le référentiel de la gare et celuidu train sont équivalents. Ultime consé-quence, là encore contre-intuitive. Le prin-cipe de relativité implique que le repos estun cas particulier du mouvement inertiel.Seul existe le mouvement.

Stéphane Deligeorges

Galilée (1564-1642).

L’éther joue encore un rôleessentiel au début du XXe sièclemalgré les découvertes de michael faraday, james maxwell, heinrich hertz,hendrik lorentz, henri poincaré et max planck, les physiciens butentsur des contradictions et hésitent à franchir certains pas conceptuels

• Né le 19 décembre 1852 à Strelnoen Allemagne (actuellementStrzelno en Pologne).

• En 1855, sa famille émigreaux États Unis.

• En 1893, il devient professeurà l’université de Chicago et reçoitle Prix Nobel de physique en 1907.

À LA RECHERCHE D’UNE MANIFESTATION DE L’ÉTHER

C

A

S

B

D

Sourcede lumière

Miroirsemi-transparent

Détecteur

Miroir opaque

Miroir opaque

L’interféromètre de Michelsonest composé d’une sourcede lumière S, d’un miroirsemi-transparent A situé à lamême distance des miroirs B et Cet d’une lunette de détection D.Ainsi un premier rayon estréfléchi par le miroir semi-transparent A et va parcourirS A B A D, tandis que l’autreest transmis directement etparcourt S A C A D.On s’attend que, selonl’orientation de l’appareil parrapport à la vitesse de la Terre,la figure d’interférence change.

La vitesse de la lumière issuede la source S (prise dans l’éther)est la même dans toutes lesdirections. Mais l’interféromètre(C B A D) étant pris dans lemouvement de la Terre, le tempsmis par la lumière pour parcourirA B A devrait être différent decelui mis pour parcourir A C A.Cette expérience a toujoursdonné des résultats négatifs.

Albert A. Michelson

Le mouvement,

ou le repos, est

l’indice d’un rapport

entre les choses

Au XIXe siècle, les physiciens se parta-gent en deux camps au sujet de lanature de la lumière. Les uns affir-

ment que le rayonnement lumineux est unflot de particules microscopiques, de na-ture discontinue, des « globules lumi-neux » émis par les corps incandescents.Les autres, avec le physicien françaisAugustin Fresnel, considèrent la lumièrecomme une onde, une vibration, de naturecontinue. On pense alors que la vitesse dela lumière est plus élevée dans les corpstransparents que dans le vide, si elle estconstituée de particules, plus lente si sanature est ondulatoire.

En 1850, Léon Foucault, par un dispositifminutieux, constate que la lumière sepropage moins vite dans l’eau que dansl’air. Les physiciens en concluent que lerayonnement lumineux est bien de natureondulatoire. A partir de là, une partie d’en-tre eux va se convaincre qu’à l’instar duson la lumière est une vibration. Le son,phénomène vibratoire, étant transmis parles molécules d’air, il semblait nécessaireque la lumière se propage dans un milieurépandu dans tout l’univers : l’éther.

D’un tout autre point de vue, les étudesconcernant le magnétisme, d’une part, etl’électricité, d’autre part, formaient des spé-cialités séparées. L’optique, attachée, elle,à la lumière, constituait aussi une disci-pline autonome. Michael Faraday, parfaitautodidacte, travaillant comme relieur delivres à Londres, va entreprendre, à partirde 1824, une série époustouflante d’expé-riences. Elles vont le conduire à découvrir,en 1831, l’induction électromagnétiquepermettant la construction de dynamostransformant l’énergie mécanique encourant, c’est-à-dire en énergie électrique.Mais M. Faraday est, au XIXe siècle, l’undes rares savants à ne pas avoir recours aulangage mathématique, qu’il pratiquaitmal.

Vers 1865, un génie écossais, James ClerkMaxwell, à la suite d’un travail mathéma-tique impressionnant, obtient la premièreunification théorique de toute l’histoire de la

physique. Electricité, magnétisme et lumiè-re, jusqu’alors considérés comme étrangersles uns aux autres, sont désormais réunis ausein de l’électromagnétisme. Le phénomèneest, dans ce cadre, conçu de manière parfai-tement ondulatoire, continu. Mais unecontroverse puissante persiste. Pour les phy-siciens continentaux, l’électrodynamique,qui s’intéresse aux corps électriques en mou-vement, doit se fonder sur des actions à dis-tance, à l’instar de la gravitation de Newton.

Pour James Maxwell, tous les effets électri-ques, magnétiques et les phénomènes ondu-latoires sont, à l’inverse, réduits à desactions de proche en proche dans un milieutrès particulier… toujours l’éther. Maisquelle est donc la nature exacte de ce fluidemystérieux ? Pour James Maxwell, la propa-gation de l’énergie électromagnétique n’estconcevable que de deux manières. Soitcomme le « vol » d’une substance matérielledans l’espace. Soit comme la propagation

d’un mouvement ou d’une tension d’unmilieu déjà existant dans l’espace. Ainsi, lapropagation du champ électromagnétiqueest conçue comme une sorte d’ébranlementd’un milieu élastique emplissant toutl’espace.

Il faut attendre 1887 pour que le physicienallemand Heinrich Hertz réalise un dispositifexpérimental qui produise un champ électri-que et un champ magnétique perpendicu-laires l’un à l’autre. Heinrich Hertz, qui adécouvert les ondes radio baptisées

hertziennes, montre que l’onde électroma-gnétique possède toutes les propriétésconnues de la lumière. James Maxwell estconfirmé. Mais Heinrich Hertz, lui aussi, abesoin de ce fameux éther pour assurer lapropagation des ondes électromagnétiques.Il est très difficile, rétrospectivement, decomprendre la nature de cette notion.D’autant qu’elle varie beaucoup d’un physi-cien à l’autre. L’éther est encore présentchez Hendrik Antoon Lorentz et HenriPoincaré qui ont, l’un et l’autre, beaucoupœuvré pour la relativité restreinte. C’estAlbert Einstein qui, le premier en 1905, rejet-tera abruptement l’éther devenu inutile.

Fin XIXe siècle et début XXe siècle, deuxexpériences ouvrent une perspective abso-lument inédite sur la nature de la réalité phy-sique de notre univers. En 1887, Hertzconstate que lorsqu’on expose un métal à unrayonnement lumineux de fréquence élevée,il émet des électrons. Mais, au-dessousd’une certaine fréquence, le phénomène dis-paraît. Il constate ainsi l’existence d’un seuil,d’une discontinuité. Pour étudier la naturedu rayonnement, les physiciens vont égale-ment se doter d’une petite boîte, tel un fourparfaitement clos, donc noir. Cette enceinteexpérimentale, où la température estconstante, est percée d’un trou minusculequi laisse s’échapper le rayonnement (dit du« corps noir ») qui est alors mesuré. LorsqueMax Planck s’attaque à ce problème, unelourde contradiction grève les prédictions demesure. Les physiciens possèdent deux lois.Mais celle qui décrit la partie ultraviolette duspectre électromagnétique est en complètecontradiction avec celle qui traite la partieinfrarouge. La crise théorique est totale.

Le 19 octobre 1900, Max Planck proposeune loi qui, si elle décrit le rayonnement surtout le spectre, contient une étrangeté radi-cale. L’énergie lumineuse est en effet émisede manière discontinue ! Elle est composéede quantités élémentaires, les « quanta ». Lemonde quantique est né. Il choque Planck.Mais pas Einstein, qui en fera l’objet de sonpremier article de 1905.

S. De.

Schéma de l’expérience conduite dans les années 1880 par Albert A. Michelson et Edward W. Worley.

E I N S T E I NL e s c o n n a i s s a n c e s e n 1 9 0 5

Jean Eisenstaedt.

Mouvement et repossont équivalentsLe principe de relativité, défini Au XVIIe siècle parGalilée, et la loi d’inertie, énoncée par newtonen 1759, préparent les avancées d’Einstein

L’électricité,

le magnétisme

et la lumière

se rangent dans une

unique interaction :

l’électromagnétisme

Page 4: Albert Einstein - IRPHE · 2005-07-04 · Albert Einstein (1879-1955), cent ans après ses premiers travaux et cinquante ans après sa mort, pourrait, de plus, constater que sa réputation

IV/LE MONDE/MERCREDI 8 JUIN 2005

En tant que spécialiste de larelativité générale, commentexpliquez-vous que, cent ansaprès les premières publicationsd’Albert Einstein, la relativitéconserve sa réputation de domai-ne réservé à quelques cerveauxdans le monde ?

Lorsque j’ai passé le bac, en1968, une initiation à la relativitéfaisait partie des manuels de physi-que de terminale. C’était en find’ouvrage et on y parlait d’Eins-tein, ce qui pouvait donner aux élè-ves le désir d’en savoir plus. Dansles années 1980, un gros effort derenouvellement a été effectuéavec une partie intitulée : « Initia-tion à la science moderne » et com-prenant physique des partitules,physique quantique et relativité.Mais ensuite, de nouvelles directi-ves ont allégé les programmes et le

résultat, en l’an 2000, c’est que l’onn’enseigne plus que la physique duXVIIe siècle, celle de Newton, etl’apparition d’Einstein en termina-le S est limitée à des considéra-tions caricaturales et, surtout, sansenseignement de la relativitérestreinte…

Pour vous, à quel moment ducursus scolaire la relativitérestreinte pourrait-elle êtreenseignée ?

Au moins en terminale. Lors-qu’on enseigne la loi de la dynami-que qui dit qu’à une force estassociée une accélération, ce n’estpas difficile de prolonger en préci-sant que cette loi fonctionne pourles voitures mais qu’au-delà, pourdes vitesses supérieures, c’est diffé-rent. Dans les années 1980, larelativité appliquée aux collisionsde particules était enseignée.

L’absence d’initiation en termi-nale explique-t-elle la mécon-naissance actuelle de larelativité ?

C’est un facteur. Derrière ce fac-teur, je pense qu’il y a une lame defond métaphysique d’une espècede rejet de la science. Les gensamalgament les peurs comme cel-les des OGM ou du CO2 avec lascience au sens de ce que faisaientEinstein, Dirac ou Heisenberg. Cet-te science est, pour moi, une despointes de l’intellectualité humai-ne et de la justification de notre vieen tant qu’êtres sur Terre. La vien’est pas faite uniquement d’éco-nomie et de divertissement. Ce quijustifie que l’homme existe dansl’Univers, c’est qu’il lève la têtevers les étoiles et qu’il essaie decomprendre en utilisant lesmoyens dont il dispose,

c’est-à-dire son cerveau. Et ça mar-che ! Depuis deux mille ans, depuisla découverte de la rationalité parles Grecs, la science est un succèspour la société. Je constate qu’elledevrait faire partie de la culture

humaine, que c’est quelque chosed’enthousiasmant. En tout cas,pour moi, c’est toute ma vie. Sansm’empêcher de poursuivre unerecherche philosophique et méta-physique à côté de la science quine résout pas tous ces problèmes.

Estimez-vous que les scientifi-ques sont mal considérés ?

Ce qui est considéré comme l’in-telligentsia, la culture, c’est le côté« humanités ». N’importe quel phi-losophe de troisième ordre estconsidéré comme une lumière del’esprit alors que les plus grandsscientifiques français ou mon-diaux n’existent pratiquement pasdans notre société.

Etait-ce déjà le cas du tempsdes travaux d’Einstein ?

En 1922, sa visite à Paris est frap-pante. Tous les journaux en par-lent. Les grands philosophes,comme Henri Bergson, viennentdiscuter avec Einstein. La science,alors, faisait partie de la culture. Onse dit que la relativité apporte deschoses entièrement nouvelles sur

le temps, concept fondamental deprésence de l’homme à la réalité.

A l’époque, cet intérêt pour lascience n’était-il pas réservé àune élite ?

Certainement, mais il touchaitl’ensemble des hautes couches dela société. Or aujourd’hui, onconstate qu’un concept comme leparadoxe des jumeaux est très malconnu alors que personne nedevrait sortir de terminale, quelleque soit la filière, sans l’avoir com-pris. Par comparaison, si l’on consi-dère le programme de terminalede 1912, dans la filière philo, onconstate qu’il est fait mention, enphysique, de découverte sur laradioactivité datant de 1902, soitdix ans auparavant seulement.Malgré l’absence de compréhesiondu phénomène à l’époque, il setrouvait dans le programme dephilo… Aujourd’hui, le décalagedépasse les cent ans. C’est cela quiest effrayant.

Propos recueillis par M. Al.

La lame de fond d’unE espèce de rejet de la sciencethibault damour, physicien, professeur permanent à l’Institut des hautes études scientifiques (IHES)

La relativité restreinte.

opa

le/j

oh

nfo

ley

qu’il s’agisse de celle des phares du train ou de celle du plafonnier des voitures, se déplaceà la vitesse fixe de 300 000 km/s sans être influencée par la vitesse du train.

t2

A

B

vvSoit un train roulant à la vitesse V.

La relativité restreinte d’Einstein établit que le temps t1 d’une horloge située sur un quai et sur l’horloge t2présente à bord du train, alors qu’elles ont été synchronisées au départ de ce dernier,

n’indiquent pas la même heure après un certain temps de trajet.

Ainsi, le temps ne s’est pas écoulé de la même façon pour la personne immobile Aet pour le passager mobile B.

En revanche, la vitesse de la lumière,

C’est en résolvant le paradoxe de l’impossible addition des vitessesen ce qui concerne la lumière qu’Einstein

a été conduit à imaginer la dilatation du temps.

t1

E=mc2 : l’équivalence entre masse et énergie

Si Henri Poincaré était proche de la découverte de la théoriede la relativité restreinte, il était encore plus près de celle del’équivalence entre la masse et l’énergie. En fait, dans un

calcul réalisé en 1900, il a effectivement mis le doigt sur la célèbreformule : E = mc2. Le mathématicien français utilise l’image d’uncanon à énergie électromagnétique qui envoie un rayonnementdans une direction et subit, de ce fait, un recul. Dans le calcul,Poincaré utilise implicitement la relation entre masse et énergiesans la citer. « On pourrait également vendre des tee-shirts représen-tant le recul d’un canon envoyant de la lumière, Poincaré à sonbureau et, bien sûr, en lettres rouges, la formule magique ! », écritJean-Claude Boudenot dans son ouvrage Comment Einstein achangé le monde. Poincaré note, en conclusion de son calcul, quel’énergie de recul de son canon à lumière est bien trop faible pourêtre détectée par l’expérience. Un effet du carré de la vitesse de lalumière.

Pendant l’été 1905, après avoir posté son article sur la relativitérestreinte, Albert Einstein écrit à son ami Konrad Habitch : « Leprincipe de relativité associé aux équations fondamentales deMaxwell a en effet pour conséquence que la masse est une mesurede l’énergie qui est contenue dans le corps. » Fin septembre, com-me le relate Jean-Claude Boudenot, Einstein adresse à la revueAnnalen der Physik un nouvel article extrêmement court, sorted’addendum à celui de juin, sous le titre : « L’inertie d’un corps

dépend-elle de sa capacité d’énergie ? » Il y écrit : « Si un corpssubit une perte d’énergie L sous forme de radiation, sa masse dimi-nue de L/V2. » Beaucoup plus explicite que chez Poincaré, l’équa-tion mythique n’a pas encore sa forme finale. En mai 1907, il préci-se : « Par rapport à l’inertie, une masse m est équivalente à uneénergie mc2. Ce résultat revêt une importance extraodinaire… »

Reste à vérifier la formule. Einstein mise sur les phénomènesradioactifs découverts par Pierre et Marie Curie avant 1900. Parchance, les travaux sur l’atome progressent rapidement à partirde la découverte du noyau en 1911 par Ernest Rutherford. Mais ilfaut attendre 1932 et l’expérience de John Cockcroft et ErnestWalton (tous deux Prix Nobel en 1951) pour une mise en éviden-ce de l’équivalence entre masse et énergie grâce au bombar-dement d’atomes de lithium avec des protons produisant desparticules alpha. La même année, James Chadwick (Prix Nobel en1935) découvre le neutron, et, en 1938, Otto Hahn (Prix Nobel1944) et Fritz Strassman réalisent la première fission nucléaire. LeManhattan Project est créé en juin 1942, et Enrico Fermi (PrixNobel 1938) réalise, en décembre, la première « pile atomique »qui dégage un demi-watt. Le 6 août 1945, quarante ans après lapublication d’Einstein, explose la première bombe atomique,dont l’énergie dissipée est l’équivalent… d’un gramme dematière.

M. Al.

Relativité restreinte : la fin du temps absoluJuin 1905 : alberteinstein publie unarticle intitulé « surl’électrodynamiquedes corpsen mouvement ».Il y démontreque les horloges enmouvement prennentdu retard par rapportaux horloges fixes

Une horloge placée à l’Equateur dela Terre et entraînée par elle retar-dera d’une minime fraction sur letemps marqué par une horloge demême construction que la pre-

mière mais placée au pôle. » Cette phrase,extraite de la publication, dans la revueAnnalen Der Physik de juin 1905, intitulée« Sur l’électrodynamique des corps en mouve-ment », bouleverse l’un des fondements dela science de l’époque : la notion de temps.A 26 ans, Albert Einstein, jeune ingénieurdu Bureau des brevets de Berne, publie,lors de l’année que la communauté scientifi-que qualifiera de « miraculeuse », trois arti-cles et un addendum qui vont imprimer unélan extraordinairement puissant à la physi-que du XXe siècle. Cent ans plus tard, il estpossible de mesurer l’impact de ces publica-tions. L’ensemble confirme qu’Einsteins’inscrit dans la lignée de Galilée et deNewton parmi les plus grands noms de laphysique.

En 1905, hormis l’article sur lemouvement brownien, toutes les autrespublications ont un rapport avec la lumière,phénomène électromagnétique mal connuet compris à l’époque. En un an, Einstein vaaffirmer qu’elle se comporte comme unensemble de corpuscules, les photons,confirmant ainsi les découvertes de MaxPlanck. Il va affirmer que la vitesse de lalumière est fixe et indépassable. Il montrecomment cette vitesse engendre une dila-tation du temps et précise le rôle qu’ellejoue dans l’équivalence entre la masse etl’énergie.

Le mérite d’Einstein réside essentiel-lement dans son aptitude à raisonner sansse laisser enfermer dans le carcan des idéesreçues de son époque. En matière de rela-tivité, ses résultats s’appuient sur une ruptu-re unique. Alors que, depuis Newton, l’exis-tence d’un temps absolu fait partie desdogmes, la théorie d’Einstein lui substitueune multitude de temps liés à des lieuxgéographiques et affectés par la vitesse dedéplacement de ces lieux. Ainsi, le temps dela gare n’est plus exactement le même quecelui du train. Les prédécesseurs d’Einstein,en particulier Hendrik Lorentz et HenriPoincaré, avaient déjà découvert l’impor-tance de ce qu’ils appelaient des « tempslocaux ». Mais ils ne s’étaient pas affranchisde la notion de temps absolu. Pour eux, ilétait donc nécessaire de prendre en comptela relation entre « temps local » et « tempsabsolu ». Einstein, lui, règle définitivementla question : il n’existe que des tempslocaux. Les conséquences de cette innova-tion en apparence mineure se révèlentconsidérables.

Exit le temps absolu hérité de la concep-tion divine de Newton qui le considéraitcomme le « temps de Dieu ». Exit, égale-ment, l’espace absolu, l’éther et la loi d’addi-tion des vitesses appliquée à la lumière. Grâ-ce à ce grand nettoyage des idées de son

temps, Einstein peut y voir plus clair et s’at-taquer à un ensemble de problèmes enapparence insolubles.

Paradoxalement, le jeune physicienaccomplit ce progrès considérable en appli-quant le vieux principe de relativité conçupar Galilée trois siècles plus tôt. Son coupde génie est de parvenir à sortir du piège dela loi d’addition des vitesses. Commentconserver fixe la vitesse de la lumière lors-qu’elle est émise, par exemple, depuis untrain en mouvement ? Pour l’observateurqui se tient sur le quai, faut-il ajouter lavitesse du train à celle de la lumière pourobtenir la vitesse « totale » de la lumière ?Einstein répond non et en déduit l’inconce-vable : la vitesse de la lumière reste fixe à300 000 km par seconde car, dans le train, letemps ne passe pas de la même façon quesur le quai, de même que les longueurs ysont différentes. Le physicien ne craint pasd’être le tout premier à affirmer que lafaçon dont le temps s’écoule ainsi que lataille des objets varient avec la vitesse dedéplacement du lieu dans lequel on lesmesure.

courir nuit et jourLe voilà revenu à l’un de ses points de

départs : la synchronisation des horloges,problème sur lequel il travaillait au bureaude brevets de Berne. Avec un constat pourle moins surprenant : le temps se dilateavec la vitesse. Plus la vitesse du lieu enmouvement, train, avion ou fusée, se rap-proche de la vitesse de la lumière, plus l’hor-loge qui est à son bord affichera un retardimportant par rapport à une horloge restéeimmobile sur Terre. Et Einstein fournit unevaleur numérique de ce retard.

Dans publication de juin 1905, il écrit : « Siaux points A et B de K se trouvent des horlogesau repos (considérées dans le système aurepos) dont la marche est synchrone, et si l’ondéplace l’horloge en A avec une vitesse v le

long de la ligne qui la relie à B, les deux horlo-ges ne sont plus synchrones. L’horloge qui a étédéplacée de A en B retarde sur celle qui a gar-dé une position invariable en B de 1/2 t (v/V) 2

de seconde (à des grandeurs du quatrièmeordre et d’un ordre supérieur près), si t est letemps que met l’horloge pour aller de A à B. »

On peut souvent négliger un tel retard àcause de la valeur de la vitesse de la lumiè-re V. Lorsque v est faible, le rapport (v/V) 2

reste infinitésimal et le retard est négligea-ble. Dans son ouvrage Si Einstein m’étaitconté, Thibault Damour se livre à un calculpermettant d’évaluer la dilatation du tempsà des vitesses humaines : « Courir nuit etjour pendant 75 ans à la vitesse d’un maratho-

nien permet de “gagner” seulement un tiersde microseconde. » Einstein lui-même, en1911, imagine d’enfermer un organismevivant dans une boîte en mouvement à unevitesse proche de celle de la lumière. A sonretour sur Terre, l’organisme aurait à peinevieilli. Le physicien français Paul Langevin aillustré ce propos en imaginant le paradoxedes jumeaux. Un homme propulsé dans unboulet de canon, comme l’imaginait JulesVerne, reviendrait sur Terre beaucoup plusjeune que son jumeau resté sédentaire. Leparadoxe fonctionne encore mieux avecune fusée. Tout le problème est d’obtenirune vitesse assez grande ou une durée devoyage assez longue pour que le « retard »

du voyageur devienne significatif. ThibaultDamour note que lorsque la vitesse atteint86,6 % de celle de la lumière, soit260 000 km/s, le temps semble s’écoulerdeux fois moins vite.

Toute la difficulté de compréhension rési-de dans le fait que, pour l’occupant de lafusée, le temps s’écoule de la même façonque sur Terre. Ainsi, son pouls bat à lamême cadence. Pourtant, dans l’engin spa-tial en mouvement, il passe un nombre d’an-nées inférieur à celui que vivent les Terrienspendant la même « durée ». Il n’est doncplus jeune que parce qu’il a moins vécu.

Michel Alberganti

E I N S T E I NL E S T R O I S C O U P S D E G É N I E

Thibault Damour.

Page 5: Albert Einstein - IRPHE · 2005-07-04 · Albert Einstein (1879-1955), cent ans après ses premiers travaux et cinquante ans après sa mort, pourrait, de plus, constater que sa réputation

LE MONDE/MERCREDI 8 JUIN 2005/V

SEPT PARTICULES SOUMISES À UN GAZ DE PARTICULES

Photos : Jean-François Colonna

En 1905, Albert Einstein établit que les mouve-ments irréguliers des particules en suspensiondans un liquide sont engendrés par les collisionsaléatoires avec les molécules du liquide. Jean-François Colonna, chercheur à France Telecom etau Centre de mathématiques appliquées de

l’Ecole polytechnique, a réalisé une simulation...

... de ces mouvements pour sept particules P ini-tialement au repos et plongées dans un gaz departicules GP. Dans la figure 1, la masse des par-ticules P est cent fois supérieure à celle des parti-cules du gaz. Dans la figure 2, la masse des 7 par-ticules P est dix fois supérieure à celle des parti-cules du gaz. On constate que plus le rapport demasse est élevé, plus le mouvement est restreint.

Figure 2

Figure 1

Plusieurs ouvrages ont, récem-ment, attribué au mathémati-cien français Henri Poincaré lavéritable paternité de la théoriede la relativité restreinte. Cettepolémique est-elle nouvelle ?

Ces tentatives révisionnistessont anciennes. Elles se sont inten-sifiées avec le centenaire desdécouvertes d’Einstein, mais ellesremontent à une publication dumathématicien et historien britan-nique Edmund Whittaker, qui, en1953, dans son Histoire des théoriesde l’éther et de l’électricité– c’est-à-dire du vivant mêmed’Einstein – nommait la relativitérestreinte « théorie de Lorentz-Poincaré », sans citer Einstein dutout. Aujourd’hui, il y a tout unspectre d’interprétations, dont laplus extrême est la théorie d’uncomplot ourdi par des scientifi-

ques allemands qui auraient utiliséAlbert Einstein comme prête-nom.

A quels éléments tient cettecontroverse ?

Certains ne voient que la structu-re mathématique de la théorie. OrPoincaré avait très bien identifiél’appareil mathématique de la rela-tivité restreinte, notamment, legroupe de Lorentz, et cela dès sonarticle de juin 1905, antérieur àcelui d’Einstein.

Cependant, attribuer la paterni-té de la théorie de la relativité res-treinte exclusivement à Poincarérelève d’une confusion fondamen-tale qui consiste à réduire unethéorie physique à son cadremathématique. Alors que l’on saittrès bien qu’il y a aussi un cadreconceptuel essentiel et qui est trèsdifférent selon que l’on parle destravaux d’Einstein ou de Poincaré.

Qu’est-ce qui distingue lesdeux approches ?

Dans sa publication dejuin 1905, parue dans les comptesrendus de l’Académie des sciences,Poincaré démontre que les équa-tions de Maxwell-Lorentz sontinvariantes par le groupe de trans-formations dites de Lorentz. Poin-caré affirme que cette invariancedes équations de l’électrodynami-que est ce qui permet à cette théo-rie de satisfaire au postulat de rela-tivité. Il en ressort que les phéno-mènes mesurables de la physiquesont les mêmes, quel que soit leréférentiel inertiel. En d’autres ter-mes, si on considère un ensemblede corps qui interagissent, leursinteractions seront les mêmes, quele système soit animé d’un mouve-ment d’ensemble par rapport àl’éther ou non.

Poincaré va plus loin. Il suggèreque toute la physique – et pas seu-lement l’électrodynamique – estconforme à ce principe de relativi-té. Cependant, Poincaré conserve-ra jusqu’à la fin de sa vie le

concept d’éther. Dans sa visiondes choses, il y a un espace et untemps « vrais », liés à un étherfondamentalement immobile. Lesespaces et les temps mesurésdans un repère en mouvement nesont qu’« apparences » liées auxconventions de mesure.

Einstein, pour sa part, rejettel’éther, traite les espaces et lestemps mesurés dans divers repè-res inertiels exactement sur lemême pied et montre que leursrelations mutuelles peuvent s’ob-tenir à l’aide du principe de relati-vité et du principe de constancede la vitesse de la lumière, indé-pendamment de toute référence àl’électrodynamique de Lorentz. Iltire de sa formulation originaleun nombre important de consé-quences physiques dont la plusspectaculaire est la dilatation dutemps.

Poincaré n’a pas cette idéequ’une horloge qui a fait le tourde monde à grande vitesse retar-de par rapport à une horloge fixe.

Certains accusent Einstein dene pas avoir suffisamment citéLorentz dans ses travaux…

Cela n’a pas lieu d’être. D’abord,Einstein cite une fois Lorentz. Ensui-te, la façon même d’écrire, dès ledébut de sa publication « l’électrody-namique de Maxwell – telle qu’on laconçoit habituellement aujourd’hui »est une référence implicite, pour lelecteur de l’époque, à Lorentz. Eins-tein avait une admiration immensepour Lorentz et a reconnu, dans sesécrits autobiographiques, qu’uneétape tout à fait radicale et nécessai-re dans le passage de la théorie deMaxwell à la relativité, avait étéfranchie par Lorentz. De toutemanière, il est vain de chercher àattribuer la théorie de la relativité àun seul auteur. Les apports deLorentz, de Poincaré et d’Einstein àcette théorie sont tous trois considé-rables, même si Einstein est le seul àavoir osé révolutionner les conceptsd’espace et de temps.

Propos recueillis par S. Fo.

Le philosophe et géomètre grec Démo-crite l’avait bien pressenti, au Ve siècleavant l’ère chrétienne : la matière est

discontinue, formée d’objets élémentaires,les atomes. Il fallut cependant attendreprès de 2 500 ans pour que l’idée de Démo-crite soit validée. En mai 1905, Albert Eins-tein publie dans la revue Annalen der Phy-sik un article intitulé « Sur le mouvementde particules en suspension dans un fluideau repos impliqué par la théorie cinétiquede la chaleur », donnant à l’atome uneréalité tangible. Au début du XXe siècle, les« énergétistes », et notamment le chimisteallemand Wilhelm Ostwald, demeurentconvaincus que l’atome n’est qu’unartefact théorique, sans la moindre réalitétangible.

L’article d’Einstein, pourtant important,est la moins fameuse des trois grandescontributions de 1905. La démonstrationmenée par le grand physicien d’origine alle-mande n’introduit pas de révolutionconceptuelle à la mesure de celles qui ontrésulté de la publication sur la quantifica-tion de la lumière ou de celle sur l’électro-dynamique des corps en mouvement.Einstein s’appuie au contraire largementsur les notions de thermodynamique intro-duites par Boltzmann et sur les travaux deMaxwell. Le travail d’Einstein établissant laréalité matérielle du modèle atomiquereçoit, d’ailleurs, un accueil globalementfavorable dans la communauté scientifi-que, ce qui n’a pas été le cas, deux moisplus tôt, lorsqu’il publie son travail sur lesquanta lumineux.

Pour aboutir à son résultat, Einstein étu-die le mouvement de particules en suspen-sion dans un fluide. Ce mouvement – ditbrownien, du nom du botaniste britanni-que Robert Brown, qui fut, en 1828, le pre-mier à le décrire – est celui des petites parti-cules macroscopiques (pollens, poussières,etc.) en suspension. Observés au microsco-pe, ces mouvements sont incessants, anar-chiques et semblent a priori rétifs à toutetentative de modélisation simple. Au toutdébut du XXe siècle, le mouvement brow-nien est l’objet d’interrogations dans lacommunauté scientifique. Les physiciensont déjà remarqué que les particules en sus-pension s’agitent d’autant plus vite que la

température de leur milieu est élevée.Plusieurs physiciens voient d’ailleurs dansce phénomène une violation des principesde la thermodynamique établis au milieudu XIXe siècle.

Einstein part du principe que découvrirles lois qui gouvernent ce mouvementbrownien peut conduire à obtenir des infor-mations sur les plus petits composants dela matière. Et il formule l’hypothèse que lemouvement brownien d’une particule estdû aux intenses bombardements des molé-cules plus petites, invisibles au microscope,et dont l’agitation – dite agitation thermi-que – croît en fonction de la température.

Il se penche notamment sur une donnéedemeurée ignorée par les physiciens : le« déplacement quadratique moyen » d’uneparticule en suspension, c’est-à-dire sa fluc-tuation moyenne autour de sa position dedépart en fonction du temps écoulé. Il reliecette grandeur à une autre, le « coefficientde diffusion » des particules, et en déduitune méthode de détermination du nombred’Avogadro – soit le nombre de moléculesou d’atomes dans une mole, unité alorsdéjà fréquemment employée par leschimistes. D’autres estimations quanti-tatives en découlent, et notamment lataille des atomes.

Un scientifique français, Jean Perrin,publie entre 1908 et 1912, notamment dansles Comptes rendus de l’Académie des scien-ces, des travaux purement expérimentauxconfirmant les grandeurs données quel-ques années plus tôt par Einstein. Cesmises en évidence expérimentalesachèveront de convaincre les derniersénergétistes, dont Ostwald, de la réalité dumodèle atomique.

S. Fo.

Einstein - poincaré : la vaine polémique réapparaîtolivier darrigol, directeur de recherche au CNRS

La démonstrationde la réalité tangibledu modèle atomique

Méconnue, La publication de mai 1905 sur lemouvement brownien est toutefois importante

DR

La publication en mars 1905, dans Anna-len der Physik, de l’article intitulé « Surun point de vue heuristique concer-

nant la production et la transformation dela lumière » est une révolution. C’est pourcette contribution que le physicien rece-vra en 1922 (au titre de l’année 1921) leprix Nobel de physique. L’hypothèse queformule Albert Einstein sera le fondementde la mécanique quantique : ces travaux,les premiers publiés par le jeune physi-cien, laissent déjà entrevoir la nature dua-le de la lumière, à la fois ondulatoire et cor-pusculaire. D’ailleurs, Einstein ne s’y trom-pe pas et sait que son hypothèse est parti-culièrement iconoclaste. Il parle donc,dans le titre de sa publication, d’un « pointde vue heuristique ». C’est-à-dire d’uneapproche pragmatique visant à expliquercertains phénomènes observés.

Pour expliquer l’effet photoélectrique,Einstein fait l’hypothèse que la lumière estconstituée de petits grains transportantchacun une quantité d’énergie proportion-nelle à la fréquence de leur rayonnementassocié. Au début du XXe siècle, cet énon-cé publié par Annalen der Physik est jugéintolérable par l’ensemble des physiciens.Il le demeurera pendant plus de onze ans,jusqu’à ce que le physicien américainRobert Millikan, en cherchant à démon-trer de manière expérimentale qu’Einsteina tort, finisse en 1916 par démontrer qu’ilavait raison. Millikan dira que la confirma-tion expérimentale de l’hypothèse d’Eins-tein est « indiscutable », bien qu’elle soit« déraisonnable » et qu’« elle semblecontredire tout ce que les physiciens saventdes interférences lumineuses ».

Pourquoi une telle défiance de l’ensem-ble du monde scientifique ? Parce que lestravaux du jeune physicien allemandremettent en cause un principe bien établipar l’expérience depuis le milieu duXIXe siècle : la lumière est une onde. Ellen’est pas, comme le pensait Isaac Newton,dans sa vision balistique de l’optique,constituée de petits projectiles. Pour preu-ve, la manipulation de Thomas Young. Cel-

le-ci utilise une source lumineuse qui éclai-re un écran percé de deux fentes. Au-delàde ces deux orifices, un écran recueille lalumière. Des franges d’interférences –c’est-à-dire des alternances de stries som-bres et lumineuses – apparaissent et trahis-sent la nature irrémédiablement ondula-toire de la lumière, car seules les ondespeuvent ainsi interférer. La lumière nepeut donc pas raisonnablement être cor-pusculaire. Elle est seulement ondulatoire.

Erreur ! Elle est aussi discontinue, com-me la matière, comme les flux électriques.Ce paradoxe profond, cette dualité, Eins-tein la pressent clairement en mars 1905.L’énergie lumineuse dépend en effet,selon la formulation d’Einstein, de la fré-quence de l’onde associée. Quantifiée, cet-te énergie suppose cependant l’existenced’une unité élémentaire de la lumière quiportera plus tard le nom de photon.

des « variables cachées »Max Planck avait certes franchi un pre-

mier pas au tout début du XXe siècle, dansson interprétation du phénomène dit du« rayonnement du corps noir », en introdui-sant la constante qui porte son nom et enformulant l’hypothèse que les échangesd’énergie entre lumière et matière se fai-saient de manière quantifiée. Mais l’idéeque c’est la lumière elle-même qui est gra-nulaire semble par trop iconoclaste.

La théorie quantique, ainsi née en mars1905, se montrera, de nombreuses annéesplus tard, d’une prodigieuse efficacitépour expliquer un très grand nombre dephénomènes. Elle a résisté, jusqu’à pré-sent, à toutes les expérimentations qui onttenté de la mettre en défaut. Mais, demanière assez paradoxale, Einstein, vérita-ble fondateur de cette théorie, ne partici-pera pas réellement à son développementet à sa formalisation ultérieurs, dans lesannées 1920 et 1930. D’autres physicienss’en chargeront. Le physicien d’origineallemande entretiendra d’ailleurs, tout aulong de sa vie, des relations ambiguësavec sa capricieuse créature.

Capricieuse, car, malgré ses succès, ellene correspond pas à l’image que se fait Eins-tein de l’ordre des choses. Elle prévoit quele comportement des particules élémentai-res ne peut pas être prévu de manière certai-ne et unique, les composants élémentairesdu monde se comportant de manière fonda-mentalement probabiliste. C’est cette étran-geté de la physique quantique qui amèneraEinstein à prononcer ce mot resté fameux :« Dieu ne joue pas aux dés ! »

Confronté sur ce point au grand physi-cien danois Niels Bohr, Einstein n’a de ces-se de montrer que la théorie quantique,telle qu’elle a été développée depuis sa nais-sance en mars 1905, est non pas fausse,mais incomplète. Il y manque des paramè-tres, des « variables cachées ». En 1935,dans la Physical Review, le grand physicienpublie, avec Nathan Rosen et Boris Podol-sky, un article qui doit mettre en déroute lapensée de Bohr. Les trois hommes mettenten évidence un paradoxe qui prouve à coupsûr que la théorie quantique est imparfaite,qu’il y manque un niveau sous-jacent dedescription. Einstein, Podolsky et Rosenmontrent que le formalisme quantiqueautorise une magie inconcevable. Si deuxparticules quantiques se heurtent, ellesdemeurent ensuite irrémédiablement liées.Même distantes de plusieurs milliers de kilo-mètres, elles se comportent comme un seulet même objet : que la première soit pertur-bée, et la seconde en subit immédiatementles effets. C’est le paradoxe dit EPR (Eins-tein, Podolsky, Rosen), dont Einstein esti-me qu’il est la démonstration des imperfec-tions de la théorie quantique.

En réalité, ce paradoxe n’en est pas un et,en 1982, des chercheurs français mettent enévidence la réalité physique de ce phénomè-ne, dit de l’intrication. Jusqu’à la fin de savie, Einstein a donc cru incomplète la théo-rie qu’il avait contribué à inventer en mars1905. Sur cet unique point, il avait tort. Amoins que l’avenir ne finisse par lui donnerraison. Qui sait…

Stéphane Foucart

Corpusculaire

Ondulatoire

EXPÉRIENCE DE THOMAS YOUNG (1773-1829)

Double fente Écran

ÉcranDouble fente

Sourcede particules

Sourcede lumière

Densité de particules

Intensité lumineuse

Une source de lumière éclaireune paroi ouverte en deuxendroits. Au-delà de ces deuxfentes, la lumière est recueilliesur un écran. Des frangessombres et brillantesapparaissent en alternance.Pour les physiciens du XIXe et dudébut du XXe siècle, cette figured’interférence implique la natureondulatoire de la lumière.

Dans le même schéma expérimental,on remplace la source de lumière parune source de petites particules. Surl’écran, aucun signe d’interférencesn'apparaît. Cet argument a été utilisépar les physiciens pour rejeterla quantification de la lumière pro-posée par Albert Einstein en 1905.En réalité, les quanta de lumièred’Einstein ne sont pas contradictoiresavec une vision ondulatoire.

Olivier Darrigol.

La lumière : onde et corpusculeen mars 1905, dans un article révolutionnaire, Einstein suppose quel’énergie lumineuse est quantifiée. il fonde ainsi la théorie quantique

Au XIXe siècle, la nature ondulatoire de la lumière est démontrée. Avec les quanta lumineux, Einstein révolutionne cette vision univoque.

E I N S T E I NL E S T R O I S C O U P S D E G É N I E

L’agitation

d’une particule croît

en fonction

de la température

Simulation du mouvement brownien.

Page 6: Albert Einstein - IRPHE · 2005-07-04 · Albert Einstein (1879-1955), cent ans après ses premiers travaux et cinquante ans après sa mort, pourrait, de plus, constater que sa réputation

VI/LE MONDE/MERCREDI 8 JUIN 2005

Qu’est-ce que l’intrication ?En 1935, Albert Einstein, Boris

Podolsky et Nathan Rosen démon-trent que la mécanique quantiqueautorise la situation suivante. Deuxparticules, après avoir interagi,s’éloignent l’une de l’autre. Lors-qu’elles sont suffisamment éloi-gnées, on effectue une mesure surchacune d’elles et on se rend comp-te que les résultats de ces mesuressont corrélés. Qu’entend-on par cor-rélé ? Fabriquons deux pièces demonnaie à Paris. L’une est envoyéeà Lille, l’autre à Bordeaux. Avec cesdeux pièces de monnaie, on joue àpile ou face. Et on réalise que, pourchaque tirage, les résultats à Lille età Bordeaux sont toujoursidentiques.

Dans les deux cas, on a pourtantdeux possibilités : obtenir pile ouface. Mais tout se passe comme si

le premier tirage effectué détermi-nait le deuxième, bien que les deuxpièces de monnaie, éloignées,n’aient aucun moyen d’échanger del’information.

Avec des particules dites intri-quées, deux photons par exemple,c’est un peu la même chose. Sché-matiquement : si on mesure la pola-risation du photon envoyé à Lille,on trouve un résultat de mesureidentique à Bordeaux. Comme avecle jeu du pile ou face, il y a autantde chances que le premier et lesecond photon soient polarisés« pile » ou « face » (les spécialistesdisent « parallèle » ou « perpendi-culaire »). Mais lorsque, par exem-ple, la polarisation du premier estmesurée « pile », celle du secondl’est aussi…

Comment Einstein a-t-il inter-prété ce résultat ?

En supposant que la théorie quan-tique était incomplète et qu’il exis-tait des « variables cachées ». Onpeut reprendre l’exemple des piè-ces de monnaie : Einstein pensaiten quelque sorte que, puisque lesdeux pièces avaient été fabriquéesensemble, un vice de fabricationavait pu être subrepticement intro-duit. Par exemple, chaque paire depièces pourrait avoir deux côtéspile ou deux côtés face. On auraitainsi l’impression que le tiraged’une pièce influe sur sa jumelle,mais cette impression ne seraitqu’un leurre, les deux objets étantidentiquement truqués !

Cette explication est a prioriconvaincante, mais elle oblige àconsidérer deux types différents depaires – les « pile-pile » et les « face-face », alors que pour le formalis-me quantique, toutes les paires

sont identiques. Einstein s’appuiedonc sur l’intrication pour conclureque la physique quantique ne décritle monde que de façon incomplète.

A l’époque, cette idée fait-ellel’objet d’un consensus ?

Non. Albert Einstein s’opposerasur ce point à Niels Bohr pendant denombreuses années. Mais c’est undébat d’ordre philosophique, quiintéresse peu les physiciens. Ces der-niers utilisent la physique quantiquede manière pragmatique, avec suc-cès puisqu’ils vont y trouver la clefde la structure de la matière, et lasource d’inventions comme le tran-sistor et le laser. Ils s’occupent peudes débats philosophiques entreBohr et Einstein. En 1965, apparaîtun nouveau personnage : John Bell.Ce chercheur irlandais démontre, defaçon inattendue, l’incompatibilitéquantitative entre l’interprétationd’Einstein et les corrélations prévuespar la mécanique quantique.

La vision d’Einstein explique certai-nes corrélations, mais pas toutes… SiEinstein a raison, dit John Bell, alorsles corrélations entre deux photonsjumeaux ont une limite supérieure,déterminée par les inégalités de Bell.

De quand datent les premierstravaux visant à trancher entre lavision d’Einstein et celle de Bohr ?

Les premières expériences sontmenées aux Etats-Unis dans la pre-mière moitié des années 1970 et don-nent une première tendance enfaveur de la mécanique quantique,contre la vision d’Einstein. Au débutdes années 1980, avec Jean Dalibard,Philippe Grangier et Gérard Roger,nous avons utilisé les progrès techni-ques, et notamment les lasers, pourconstruire une source de photonsintriqués et faire des mesures trèsprécises dans des conditions très pro-ches de l’expérience de pensée à labase des discussions théoriques.

Les résultats de ces expériencesviolent clairement les inégalités deBell, c’est-à-dire qu’elles invalident lavision d’Einstein. Cela a contribué àattirer l’attention des physiciens surl’intrication – qui est un des conceptsles plus révolutionnaires de la théo-rie quantique – et a, de façon inatten-due, ouvert la voie à un nouveaudomaine de recherche : l’informa-tion quantique.

Propos recueillis par S. Fo.

la « magie » de l’intricationalain aspect, directeur de recherche (CNRS) à l’Institut d’optique, membre de l’Académie des sciences

C’est peu dire qu’Albert Einstein alargement contribué à fonder laphysique moderne. C’est égale-ment peu dire que ses découver-tes ont contribué aux profondes

mutations technologiques et industriellesde la seconde moitié du XXe siècle. Destrois contributions de 1905, deux – la relati-vité restreinte et la quantification de l’éner-gie lumineuse – sont porteuses de boule-versements conceptuels majeurs. La pre-mière redéfinit les notions d’espace et detemps. La seconde ouvre la voie au déve-loppement d’une nouvelle physique, lamécanique quantique, dont le formalismeest stable depuis maintenant près de qua-tre-vingts ans.

Les choses auraient pu en rester là. Maisles travaux d’Einstein, pourtant toujourstrès théoriques, ont eu, en cascade, d’in-nombrables répercussions industrielles.Celles-ci ont découlé des progrès immen-ses permis par la mécanique quantique etl’invention du laser, dont Einstein pose lapremière pierre théorique en 1917 avec lathéorie de l’émission stimulée. Ces deuxinstruments, l’un théorique, l’autre expéri-mental, vont permettre aux physiciens decomprendre la structure fine de la matièrecomme ils n’avaient jamais espéré le faire.De cette masse de connaissances sont néesla science puis l’industrie des semi-conduc-teurs. Partant, c’est toute la micro-électro-nique actuelle issue des premiers micropro-cesseurs des années 1970, de même quel’informatique et les télécoms actuelles quisont redevables des avancées d’Einstein.

Le laser lui-même, d’abord utilisé dansles laboratoires pour sonder la matière,refroidir et isoler des atomes, est aujour-d’hui au centre de multiples applicationsindustrielles qui génèrent des chiffres d’af-faires colossaux. Les héritiers d’Einstein seplaisent à rappeler, car l’exemple a le méri-te d’être compris par tout le monde, queles vulgaires lecteurs de disques compactsreposent entièrement sur la maîtrise desdiodes lasers. Ces composants électroni-ques exploitent progressivement une gam-me croissante de fréquences : 780 nm pourles CD, 650 nm pour les DVD en attendantles supports de la haute définition, le laserbleu (405 nm). Ce sont toujours les diodeslaser que l’on trouve dans les réseaux decommunication à haut débit exploitant lafibre optique. On peut donc dire que l’émis-sion stimulée imaginée par Einstein en1917 a fini par bouleverser l’univers del’électronique grand public et celui des télé-communications, Internet compris.

l’ordinateur quantiqueDe même, la physique quantique a per-

mis de comprendre et maîtriser la supracon-duction à basse température, sur laquellerepose, par exemple, la technologie desgrands accélérateurs de particules mais aus-si des appareils d’imagerie par résonancemagnétique (IRM), très utilisés aujourd’huien médecine.

Même les contributions à la limite de laphilosophie, comme notamment celle, en1935, du fameux paradoxe de l’intricationquantique, finissent par trouver des applica-tions inattendues. S’il n’a pas vu le jour auXXe siècle, l’ordinateur quantique sera peut-être celui que l’on célébrera comme la gran-de révolution de l’informatique lors dubicentenaire de 1905. On soulignera alorsqu’il doit son développement à une remar-que d’Einstein tendant à démontrer une fai-blesse de la mécanique quantique. Ainsi,même lorsqu’il s’est trompé, le physicien aouvert des champs de recherche qui se sontrévélés extrêmement fertiles.

De la même façon, les travaux du physi-cien, pourtant très fondamentaux, sur larelativité restreinte puis générale vont per-mettre des réalisations industrielles impor-

tantes. Outre la cosmologie moderne, quis’appuie encore largement sur les idéesd’Einstein, le GPS (Global Positioning Sys-tem) intègre ainsi ses principes de dilata-tion du temps. Sans ces prévisions fonda-mentales et qui échappent pourtant àl’intuition et au sens commun, la précisiondu GPS serait si mauvaise que le systèmedans son ensemble n’aurait pu être mis aupoint. Lors de sa conception, les militairesaméricains n’avaient pas jugé nécessaired’intégrer les corrections relativistes. Lesphysiciens ont dû leur démontrer que les

valeurs de positionnement fournies par lesystème devenaient rapidement faussespour qu’ils se rendent à l’évidence.

Lorsque les chercheurs tentent, souventavec difficultés dans une période où lesrésultats à court terme priment souvent par-ce qu’ils sont plus en phase avec les échéan-ces politiques, de défendre les vertus de larecherche fondamentale, voire des recher-ches purement théoriques, ils peuvent, àtout coup, faire appel à l’exemple d’AlbertEinstein. Paradoxalement, d’ailleurs, le phy-sicien allemand était loin de la réflexion abs-

traite. Il mettait toujours la théorie au servi-ce de la résolution de problèmes concrets.C’est sans doute la profondeur de ses analy-ses qui explique la quantité de richesses,aussi bien en matière de connaissances quede retombées financières, que ses travauxont engendrées. Une démonstration frap-pante de la vanité du débat qui tente d’op-poser fondamental et appliqué. En réalité,les deux faces d’une même pensée.

Michel Albergantiet Stéphane Foucart

dr

f.dr

uo

n/i

nst

itu

td’

opt

iqu

e

Le riche héritage des travaux d’EinsteinLe physicienest à l’origined’une multituded’applicationsdont certainesont transforméen profondeurle XXe siècle

Lorsque j’ai commencé mes travaux, à la fin desannées 1970, jamais je n’aurais pensé qu’ils pour-raient avoir un jour la moindre application. » Et

pour cause. La thèse que soutient le physicien françaisAlain Aspect en 1983 traite de la « violation des inégali-tés de Bell », un sujet qui relève autant de la physiqueque de la philosophie. Pourtant, les étrangetés de lamécanique quantique, qui alimentaient hier les discus-sions philosophiques, tendent aujourd’hui à se rappro-cher de l’industrie. En témoignent les premiers bre-vets déposés par le groupe optique quantique de l’Ins-titut d’optique d’Orsay (Essonne), aujourd’hui dirigépar Philippe Grangier, sur un protocole de cryptogra-phie quantique qui suscite l’intérêt du groupe dedéfense Thales.

Au début des années 1980, l’idée d’Alain Aspect estde concevoir une expérience mettant à profit une pro-priété presque magique de la mécanique quantique :l’intrication des particules. Selon cette bizarrerie de laphysique, dès lors que deux particules ont interagi,elles demeurent indéfectiblement liées l’une à l’autre.Perturber la première chamboule instantanément laseconde, même si la distance qui sépare les deuxjumelles est importante… Réussie en 1982 par AlainAspect, Jean Dalibard, Philippe Grangier et GérardRoger, cette expérience de violation des inégalités deBell ouvre la voie à un nouveau champ d’activité :l’information quantique.

Ce « traitement quantique de l’information » fait l’ob-jet d’une compétition internationale acharnée. Avec,en ligne de mire, le rêve de concevoir un ordinateurquantique, aux capacités de calcul exponentiellementsupérieures à celles d’un calculateur classique. Cettesupériorité tient à un principe simple : la quantité d’in-formations contenue dans un système de deux particu-

les intriquées est supérieure à la somme des informa-tions véhiculées dans deux particules indépendantes.

L’effet est considérable. Un calcul de décompositiond’un nombre gigantesque en produit de facteurs pre-miers, qui prendrait quinze milliards d’années à un ordi-nateur classique actuel, ne prendrait qu’à peine un an àun calculateur quantique formé de 100 000 atomes cor-rélés. On en est très loin. Des chercheurs américainssont parvenus, fin 2001, à factoriser le nombre 15 (15= 3 x 5) grâce à sept bits quantiques (ou q-bits). A l’Insti-

tut d’optique d’Orsay, Philippe Grangier et son équipetravaillent à l’élaboration de pièges optiques microsco-piques capables d’attraper des atomes un par un et« de les “tenir” au bout d’un faisceau laser », expliqueM. Grangier. « Ce que l’on essaie de faire aujourd’hui,c’est notamment de faire émettre à deux atomes ainsi iso-lés des photons que l’on fait interférer, poursuit M. Gran-gier. Le résultat est que les deux atomes se retrouverontcorrélés quantiquement. » Les premières briques d’uncalculateur quantique seraient ainsi posées. Cepen-dant, prévient M. Grangier, « il est impossible de direque dans tant de mois ou d’années, nous arriverons à telrésultat. Ce type de recherches est très exploratoire : noussuivons une direction générale, mais nous ne connaissonspas précisément la destination ».

Le traitement quantique de l’information fournitcependant, depuis peu, ses premières applicationsindustrielles. Dans le domaine du cryptage des télécom-munications, plusieurs équipes de chercheurs sont ain-si récemment parvenues à garantir l’échange sécuriséde clés cryptographiques grâce à un principe bienconnu de la théorie quantique : le principe d’incertitu-de. Selon cette loi fondamentale, il n’est pas possibled’observer une particule (un photon, par exemple) sansla perturber. En mettant à profit ce principe, il est possi-ble de garantir qu’une fibre optique, par exemple, n’estpas « écoutée ».

Comment ? Charles Benett et Gilles Brassard ont ima-

giné en 1984 un protocole de distribution quantique declés de cryptage dont l’inviolabilité est garantie par leprincipe d’incertitude. Dans ce protocole, l’émetteuradresse au destinataire une série de photons envoyésun par un. Chacun de ces grains de lumière est dans unétat de polarisation connu par l’expéditeur. Le destina-taire mesure la polarisation de chaque photon reçu etcommunique ensuite à son correspondant le résultatd’une partie de ses mesures, qui sont ainsi utiliséespour « tester » la ligne de transmission. Par exemple, lepremier photon a été reçu dans tel état, le second danstel autre, etc. Si ces mesures sont conformes à ce qui aété envoyé, la fibre optique est sûre. Sinon, elle estespionnée : toute mesure – ou écoute – perturbe irré-médiablement les particules et change leur état…

Cantonnée aux laboratoires, la cryptographiquequantique est en passe d’en sortir, grâce notamment àdes travaux menés à Orsay et publiés en 2003 dans larevue Nature. Au lieu d’appliquer les principes de cettenouvelle cryptographie à des photons uniques, l’équipede M. Grangier est parvenue à la mettre en œuvre surdes paquets de photons. Le résultat est que désormais,comme l’explique M. Grangier, « de tels systèmes crypto-graphiques peuvent être plus facilement mis en œuvre enutilisant uniquement des composants usuels utilisées parles opérateurs de télécoms ».

S. Fo.

E I N S T E I NL a p h y s i q u e d ’ a u j o u r d ’ h u i

Alain Aspect.

Les étrangetés

de la mécanique quantique

tendent aujourd’hui

à se rapprocher de l’industrie

Le laser, dont le principe a été imaginé par Einstein en 1917, a permis de faire bondir les connaissances de la structure fine de la matière.

L’avenir prometteur de l’information quantiquela conception d’une nouvelle informatique demeure un rêve mais la cryptographie quantique se rapproche de l’industrie

Page 7: Albert Einstein - IRPHE · 2005-07-04 · Albert Einstein (1879-1955), cent ans après ses premiers travaux et cinquante ans après sa mort, pourrait, de plus, constater que sa réputation

LE MONDE/MERCREDI 8 JUIN 2005/VII

a Demain, la physique, ouvrage collectif

sous la direction d’Edouard Brézin.Odile Jacob, 377 p., 24 ¤.

a Si Einstein m’était conté, de Thibault

Damour. Le Cherche Midi, 248 p., 17 ¤.

a Il était sept fois la révolution, AlbertEinstein et les autres…, d’Etienne Klein.

Flammarion, 240 p., 19 ¤.

a Comment Einstein a changé le monde,

de Jean-Claude Boudenot. EDP Sciences,

190 p., 13 ¤.

a Au-delà de l’espace et du temps, de Marc

Lachièze-Rey. Le Pommier, 360 p., 24 ¤.

a Einstein/Gödel, quand deux génies refontle monde, de Palle Yourgrau. Ed. Dunod,

292 p., 25 ¤.

a Einstein et le conflit des générations,

de Lexis S. Feuer. Ed. Complexe, 380 p.,

24,90 ¤.

a Einstein aujourd’hui, coordonné par Michel

Le Bellac. CNRS Editions, 422 p., 39 ¤.

a Einstein, le père des temps modernes,

de Silvio Bergia. Belin, « Pour la science »,

160 p., 14,95 ¤.

a La Théorie de la relativité restreinteet générale, d’Albert Einstein. Ed. Dunod,

180 p., 15 ¤.

Qu’est-ce qui a conduit Eins-tein à introduire la constantecosmologique dans sa relativitégénérale ?

En 1917, Einstein réalise que larelativité générale est l’outil idéalpour faire de la cosmologie. Il vadonc essayer de construire le pre-mier modèle cosmologique conçucomme un espace-temps. La diffi-culté, c’est que sa première ver-sion débouchait sur un univers quine pouvait pas être statique. Or àl’époque, personne ne savait quel’Univers était en expansion. Eins-tein a donc modifié sa théorie enajoutant une seconde constantefondamentale à celle de la gravita-tion : la constante cosmologique.Celle-ci induit un effet répulsif quicontrebalance l’attraction de lamatière et permet donc d’obtenirun univers statique.

Pourquoi y a-t-il renoncé ?Dans les années 1930, la décou-

verte de l’expansion de l’Universa conduit Einstein à revenir à sathéorie initiale puisque lesraisons qui avaient justifiél’introduction de la constantecosmologique avaient disparu.L’Univers n’était de toute maniè-re pas statique. Il a donc reniécette constante.

Mais d’autres ont pensé qu’il fal-lait la conserver. Il faut bien com-prendre qu’après son premiermodèle, Einstein n’était pas enpointe en cosmologie. A cette épo-que, la discipline était dominéepar George Lemaître. C’est lui quia démontré la loi de l’expansion etsa conformité à la théorie. Et il avu qu’il y avait de bonnes raisonsde continuer à soutenir la constan-te cosmologique.

Cette conviction s’est-elleimposée ?

Elle est restée minoritaire. Ledogme a longtemps été que laconstante cosmologique était nul-le. Jusqu’à il y a une dizaine d’an-nées, beaucoup d’Anglo-Saxonscroyaient dur comme fer au scéna-rio de la « matière noire froide » :ils pensaient qu’il y avait suffisam-ment de matière dans l’Universpour que cela lui permette d’attein-dre la densité critique. Mais cetteversion se heurtait déjà à une pre-mière difficulté : elle débouchaitsur un âge de l’Univers nettementinférieur à celui que l’on observait.

Comment la constante cosmo-logique revient-elle dans ledébat ?

A partir de 1998, les observationsdes supernovae ont montré qu’ap-paremment l’expansion de l’Uni-

vers accélère. Si l’on a confiancedans ces mesures, on ne peut l’ex-pliquer avec seulement de la matiè-re et sans constante cosmologique.

Quel est l’état actuel dudébat ?

Il oppose deux écoles. Ceux,dont je suis, qui considèrent qu’ilfaut bien introduire cette constan-te dans les équations de la relativi-té, que cela donne une théorie plusnaturelle, plus générale. D’autrespensent que cela rendrait la relativi-té trop compliquée et qu’il vautmieux continuer à s’en passer.Mais ce qu’ils proposent à la place,pour justifier l’accélération est, àmes yeux, plus complexe que laconstante elle-même.

Ils postulent l’existence d’unesubstance, noire ou exotique – il ya des tas de noms –, qui, en gros,correspond à l’énergie du vide tellequ’elle est imaginée par la physi-que quantique qui, en l’état, ne ladémontre absolument pas. Cepostulat impose l’invention d’unenouvelle physique qui définiraitexactement ce que pourrait êtrecette énergie du vide.

C’est une sorte de pari sur l’ave-nir auquel s’oppose dès mainte-nant une difficulté : les premierscalculs d’une éventuelle valeur de

cette énergie du vide dépassentd’un facteur 10 120 celle qui convien-drait en cosmologie. C’est inenvisa-geable. Le plus étonnant, c’est quece problème est désigné, par unrenversement de langage, commecelui de la constante cosmologi-que. Alors que c’est précisémentcelui des théories qui cherchent àlui substituer autre chose.

On peut résumer l’opposition entermes de contenu et de conte-nant. La constante cosmologique,de nature purement géométrique,contribue à la description de l’espa-ce-temps, le contenant de l’Uni-vers. L’énergie du vide ferait partiede la substance. Ni matière nirayonnement, elle participerait aucontenu de l’Univers. Avec un peud’optimisme, on peut penser quela bonne théorie de l’avenir par-viendra à faire disparaître la distinc-tion entre géométrie et substance,et donc à réconcilier constante cos-mologique et énergie du vide.

Propos recueillis par J. Fe.

Source : Onera/Ecole polytechnique

LA CROISSANCE VERTIGINEUSE DE LA PUISSANCE DES LASERSIntensité lumineuse focalisée(W/cm2)

Année 1960 1970 1980 1990 2000

1030

1025

1020

1015

1010

Des paires électron positron sont susceptibles d’être créées à partir du vide

Nombreux effets nucléaires comme la création de faisceaux de protons,positrons..., à partir de cibles solides ou gazeuses

Lors d’une oscillation de l’onde électromagnétique, l’électronacquiert une vitesse proche de celle de la lumière

L’électron est éjecté de l’atome

Verrouillagede modes

Amplificationen glissement de fréquences

Puissance maximale obtenue au foyer d’un laser en fonction de l’année.

LES FLUCTUATIONS DE la constante cosmologiquemarc lachièze-rey, astrophysicien, directeur de recherche au CNRS

10 livres

esa/

atel

ier

guam

iero

opa

le/k

atie

hai

gh

De la relativité auxorigines de l’universà l’observatoire de paris, François bouchetse nourrit toujours des intuitions d’Einstein

Le bureau de François Bouchet est éclai-ré par de larges fenêtres qui ouvrent surla coupole de l’Observatoire de Paris,

témoin d’une astronomie d’un autre siècle.Mais le sourire du directeur de rechercheau CNRS s’illumine surtout de la clarté quibaigne aujourd’hui la cosmologie. Les astro-nomes ont longtemps usé de leur lunettesans savoir qu’en observant le lointain, ilsfouillaient aussi le passé. A l’Institut d’astro-physique de Paris (IAP), François Bouchetétudie « les propriétés globales de l’Univers »grâce à l’imbrication de ses deux piliers : lacosmogonie, qui « rend compte de l’émer-gence des grandes structures de l’Univers, dela sculpture progressive de l’espace » et lacosmographie, qui « précise la structure géo-métrique de l’espace-temps, le modèle d’en-semble », selon les définitions qu’il fixedans sa contribution au savant ouvrage col-lectif Einstein aujourd’hui (CNRS édition/EDP sciences, 422 pages, 39 euros). Cetteinteraction féconde entre l’histoire et la géo-métrie, cette « alliance entre le théâtre et lapièce » qui lui a permis de progresser si rapi-dement en un siècle, la cosmologie moder-ne la doit à celui qui l’a mise debout en luifournissant son principal appui : AlbertEinstein et sa relativité générale.

En langage scientifique, l’enthousiasmes’énonce toutefois à mots pesés : « Nous dis-posons d’une théorie qui tient la route, dontrien ne laisse penser qu’elle doive être mise endoute aux échelles où elle est appliquée »,constate sobrement le chercheur. « Nous netravaillons plus dans un mode botaniste, oùl’on ramasserait des spécimens sans tropsavoir à quoi les rattacher, dit François Bou-chet. Nous connaissons les grandes lignesd’un modèle dont il faut encore combler lestrous. Et là, nous pouvons encore avoir d’énor-mes surprises. »

la théorie des cordesDe cette accélération de l’histoire de la

connaissance de l’Univers, à partir du débutdu XXe siècle, Einstein n’a toutefois été quele « facilitateur ». « Je le comparerais à Moï-se, risque le chercheur, il a accompagné lescosmologistes jusqu’au bord de leurs décou-vertes, mais il ne s’est pas avancé lui-mêmeen Terre promise. » D’autres ont coulé leursgéniales intuitions dans les cadres de la rela-tivité générale. Ce furent, par exemple, lechanoine Georges Lemaître et AlexandreFiedman, à l’origine de la notion de BigBang, Edwin Hubble et son postulat d’unUnivers en expansion, ou George Gamow

et sa prédiction d’un rayonnement fossile,témoin de l’état du cosmos âgé seulementde 380 000 ans.

La déflexion de la lumière par la gravita-tion, prévue par la relativité, a permis auxastronomes d’utiliser les corps célestes com-me des lentilles. Einstein avait aussi pressen-ti l’existence d’ondes gravitationnelles,récemment démontrée, ou postulé, avantde la renier, une constante cosmologique,force opposée à la gravitation, récemmentréintroduite en cosmologie pour expliquerl’accélération de l’expansion de l’Univers.

Toutes ces idées ont été fertilisées parl’essor des techniques d’observation. Cores-ponsable du programme qui doit conduireau lancement, en 2007, par l’Agence spatia-le européenne (ESA) du satellite Planck,chargé de cartographier les fluctuations durayonnement cosmologique de fond (RCF),prédit par Gamow, François Bouchetdemeure ébloui par la précision atteinte.« Nous mesurons aujourd’hui des fluctua-tions de température de l’ordre du cent millio-nième de degrés ». Cette « précision farami-neuse » a permis de hisser la relativité auxéchelles cosmologiques, sans communemesure avec celles du système solaire. Résis-tera-t-elle encore longtemps à cette dilata-tion de son champ d’action ?

« Avec nos instruments, nous cherchonssans cesse à mettre le modèle en danger, à luitrouver des failles, explique le scientifique.Et l’on sent bien que le relativité générale nedécrit pas tout. Peut-être arrivons-nous à seslimites. La cosmologie me semble, en tout cas,l’une des disciplines les mieux placées pourles dépasser. » Peut-être les chercheursdevront-ils se tourner vers d’autres concep-tions de la physique, non encore validées,telles que la théorie des cordes. En atten-dant, François Bouchet veut prolonger l’ex-ploration de la « voie royale » des fluctua-tions du RCF : « C’est fou, s’étonne-t-il, noustenons là des traces directes qui nous permet-tent d’évaluer les principaux paramètres cos-mologiques. » Dans ce domaine, ses rêvesdemeurent encore einsteiniens. Le cher-cheur anime déjà des réflexions pour conce-voir, après Planck, un appareil d’observa-tion capable de discerner d’éventuellesondes gravitationnelles émises autour duBig Bang et qui auraient pu laisser leurempreinte dans le RCF. Une ultime démons-tration, aux limites de l’Univers, de la jus-tesse des intuitions du physicien.

Jérôme Fenoglio

Adeux pas de l’Ecole polytechnique, lecentre de recherche de l’Onera à Palai-seau (Essonne) ne paye pas de mine.

Pourtant, au sein de ces laboratoires plusréputés pour les essais en soufflerie quepour la recherche fondamentale, ingé-nieurs et scientifiques manipulent les lasersavec autant de virtuosité que d’enthou-siasme. Emmanuel Rosencher, directeur dela branche physique de l’Onera, ne cachepas sa fierté devant l’une de ses dernièresréalisations : un oscillateur quantiquepermettant de faire varier à l’infini lacouleur des lasers.

« C’est un composant qui met en scène ladualité onde-corpuscule et dont on ne peutpas comprendre le fonctionnement sansrecourir à cette notion », explique-t-il. L’ap-pareil se compose d’un simple cristal de nio-bate de lithium sur lequel vient frapper unrayon laser. A l’intérieur, le flux de photonsse sépare en deux, ce qui revient à scinderchaque photon, et au final on récupèredeux ondes… En faisant simplement varierla température du cristal ou l’orientationdu laser à l’entrée, on module la fréquencedu laser à la sortie suivant une gamme decouleurs correspondant à celle d’une cen-taine de sources lasers classiques différen-tes. Le phénomène est engendré par l’utili-sation d’un cristal très anisotrope dont lesatomes ont des tailles très différentes.

Le résultat peut se traduire sous la formed’un appareil de petite taille, véritable varia-teur de lumière laser. « Nous pensons à desapplications dans l’analyse des gaz polluants,qu’il s’agisse de dioxyde d’azote ou de dioxy-de de soufre, par exemple, indique Emma-nuel Rosencher. Mais également à la protec-tion des avions contre les missiles guidés parinfrarouge. » Dans les deux cas, les mar-chés potentiels sont énormes. Le coût ducristal, environ 1 000 euros pièce aujour-d’hui, devrait baisser en cas de mise en pro-duction, et l’Onera envisage la créationd’une entreprise pour commercialiser soninvention. Car l’originalité du centre derecherche réside sans doute dans sa doublenature. Ses travaux s’appuient directementsur des recherches fondamentales avec unevocation éminemment pratique. L’Oneratravaille pour des secteurs (aéronautique,espace, armée), dont les préoccupationsdépassent les purs progrès de la connais-sance humaine.

cinq ordres de grandeurCela n’empêche pas Emmanuel Rosen-

cher de rêver à la réalisation d’une sorte debombe atomique à l’envers. « La puissancedes lasers a fortement augmenté depuis soninvention, dans les années 1960, souli-gne-t-il. Si l’on considère l’éclairement dusoleil sur Terre, soit 1 kW/m2, les lasers déli-vrent aujourd’hui une puissance 1 021 foissupérieure… » Le secret de la délivrance detelles énergies réside dans la brièveté desimpulsions. « Aujourd’hui, les nanosecondessont devenues complètement ringardes, ilfaut parler de femtoseconde (10-15 secondes)et, mieux, en attoseconde (10-18 secondes) »,explique Emmanuel Rosencher, qui noteque les impulsions laser deviennent plusbrèves que le temps nécessaire à unélectron pour faire le tour du noyau d’unatome.

Pour parvenir à des durées d’impulsionaussi brèves, les physiciens font appel à desvariations de la phase des photons. Lesapplications sont de deux ordres. D’abordl’exploration de phénomènes physiquestrès courts comme la relaxation des protéi-nes analysée à l’Ecole polytechnique. Ensui-te la puissance. « Depuis cinq ou six ans, on

est capable de produire des sources d’élec-trons ultrarelativistes sur des distances de l’or-dre du mm. » En effet, aux intensités maxi-males actuelles sont associés des champsélectriques extrêmement forts de l’ordre de1 000 milliards de volts par cm. « Avec cela,on peut enlever tous les électrons d’un ato-me… », déclare avec gourmandise Emma-nuel Rosencher. Des applications thérapeu-tiques sont en ligne de mire grâce à dessources de proton construites avec deslasers. De même, on envisage de remplacerles grands accélérateurs de particules pardes lasers multi-teravolts. Enfin, la fusionthermonucléaire va bénéficier de tous lestravaux sur les faisceaux ultra-intenses.

Mais la perspective la plus extraordinaireréside sans doute dans la création de matiè-re à partir du vide. « C’est extrêmement sim-ple ! lance Emmanuel Rosencher. Imaginezun noyau. Son énergie, c’est E = mc2. Si vousarrivez à concentrer dans le vide une énergieE dans le volume occupé par ce noyau, c’estgagné ! Pour créer une paire électron-posi-ton, il faut 2 mégaélectron-volts (MeV). Sivous réussissez à concentrer cette énergiedans un volume assez faible, vous allez créerde la matière à partir du vide ! C’est prévupar la théorie de la relativité. » D’où viendracette matière surgie de nulle part ? De sonéquivalence avec de l’énergie. Alors que leXXe siècle a été marqué par la bombe atomi-que, démonstration dévastatrice deE = mc2, on rêve d’une expérience inverse,sorte de passage à l’envers du film d’uneexplosion dans lequel le monstueux cham-pignon rentrerait dans sa matrice : lenoyau de l’atome.

« On a encore cinq ordres de grandeur àgagner dans la puissance du laser. Mais onva y arriver ! assure Emmanuel Rosencher.Dès lors que l’on aura réduit la zone de focali-sation et augmenté la puissance pour parve-nir à ces deux MeV, le rayon laser doit créer,normalement, du moins on le pense parceque l’on n’en a pas de preuve, une paireélectron-positon. » Cette perspective« extraordinaire » est aujourd’hui à portée.

Cinq ordres de grandeur… « Regardez lapente de la courbe. On a déjà fait entre lamoitié du chemin depuis l’invention de lacompression d’impulsion. » Mais suffira-t-ild’inverser la formule d’Einstein ? La naturede matière se prête-t-elle à un tel renver-sement ? Le XXIe siècle sera-t-il celui de l’an-ti-bombe atomique ? Emmanuel Rosen-cher n’ose répondre à la question, mais cedont il est certain, c’est que, si l’on y par-vient, ce sera grâce à l’incroyable puissancedes lasers.

Michel Alberganti

Le satellite Planck cartographie les fluctuations du rayonnement cosmologique de fond.

Marc Lachièze-Rey.

E I N S T E I NL A P H Y S I Q U E D ’ A U J O U R D ’ H U I

La dualité onde-corpuscule pourmoduler la couleur des lasersA L’Office National d’études et de Recherches Aérospatiales (Onera)

Page 8: Albert Einstein - IRPHE · 2005-07-04 · Albert Einstein (1879-1955), cent ans après ses premiers travaux et cinquante ans après sa mort, pourrait, de plus, constater que sa réputation

VIII/LE MONDE/MERCREDI 8 JUIN 2005

Vous avez passé cinquante ans enrecherche de pointe dans le domaine del’interaction entre la lumière et lamatière. Quels sont, de votre point de vue,les grands progrès accomplis par laphysique depuis les articles publiés parAlbert Einstein en 1905 ?

Je me limiterai ici à mon domaine derecherche qui est celui des atomes et de lalumière. Sur le plan théorique, je pense quenous avons une meilleure compréhensiondes phénomènes quantiques qui caractéri-sent les atomes, les « quanta de lumière »introduits par Einstein en 1905, appelésaujourd’hui photons, et leurs interactions.Sur le plan expérimental, notre maîtrise desatomes et de la lumière a considérablementaugmenté. De nouvelles sources de lumière,comme les lasers, sont apparues. Noussavons maintenant contrôler les diversdegrés de liberté d’un atome : énergie, polari-sation, vitesse, position. Ces progrès théori-ques et expérimentaux ont permis d’aborderdes situations complètement nouvelles, deposer de nouvelles questions, d’ouvrir denouvelles voies de recherche.

Où en est la mécanique quantiqueaujourd’hui ?

La mécanique quantique est un outil essen-tiel pour décrire le comportement des ato-mes et des photons. Cet outil, qui a vu le jourau début du siècle dernier, notamment à lasuite des contributions décisives d’Einstein,fournit un cadre conceptuel remarquablepour interpréter toute une série de phénomè-nes dans la physique des basses énergies.

Ce qui est extraordinaire, c’est que les fon-dements de la mécanique quantique sont res-tés pratiquement inchangés depuis mainte-nant près de quatre-vingts ans. Il est rared’observer une telle résistance à toutes lestentatives de modification.

Einstein lui-même s’y est attelé…En effet, Einstein a repéré, avec une lucidi-

té remarquable, un certain nombre de diffi-cultés conceptuelles au sein de la mécaniquequantique. Dans les années 1930, avec BorisPodolsky et Nathan Rosen, il a présenté desarguments sérieux suggérant que la descrip-tion quantique des phénomènes physiquesétait incomplète, en désaccord avec NielsBohr, qui défendait l’interprétation tradition-nelle de la mécanique quantique. Le débat aété finalement tranché par la contributiondécisive de John Bell, qui a montré que, sides « variables supplémentaires locales »étaient introduites pour décrire plus complè-tement un système quantique, il existait dessituations physiques où les prédictions des

résultats de mesure de cette nouvelle descrip-tion différaient de celles de la mécaniquequantique. Une réponse expérimentale pou-vait donc être donnée aux objections soule-vées par Einstein et les résultats obtenus pardivers groupes, dont celui d’Alain Aspect enFrance, ont confirmé les prédictions de lamécanique quantique.

Il est ainsi apparu qu’Einstein n’avait pasraison et que la description quantique estcomplète. Néanmoins, son objection a eul’immense mérite d’attirer l’attention sur lecaractère tout à fait étrange de ce que l’onappelle maintenant, en physique, des étatsintriqués. Ces états contiennent des corréla-tions quantiques tout à fait surprenantes etcontraires à notre intuition classique. Lavision que l’on a d’eux aujourd’hui est qu’ilsdécrivent des systèmes inséparables. Autre-ment dit, quand deux systèmes physiquessont dans un état intriqué, même s’ils sonttrès éloignés l’un de l’autre, on ne peut plusles considérer comme des entités séparées.Ils forment un tout. Ce qui est remarquable,c’est que nos progrès dans la manipulationdes systèmes atomiques et de la lumière fontque ces corrélations quantiques tout à faitétranges ouvrent maintenant la voie à denombreuses applications. De nombreux cher-cheurs les utilisent dans un nouveau domai-ne de recherche que l’on appelle « informa-tion quantique ».

Des paires de photons corrélés dans unétat intriqué permettent de transmettre unmessage sans risquer d’être interceptés parun espion. C’est ce que l’on appelle la crypto-graphie quantique. Ces états intriqués sontégalement utilisés pour réaliser des porteslogiques qui pourraient servir à concevoirdes ordinateurs quantiques, même si ces der-niers semblent encore lointains. Ainsi, enéclaircissant une difficulté conceptuelle, lesphysiciens ont élargi notre compréhensiondes corrélations quantiques et ouvert la voiepour des nouvelles applications qui étaientjusqu’ici tout à fait insoupçonnées

Le développement du laser a-t-il jouéun rôle important dans vos travaux ?

Nous abordons maintenant le secondvolet que je mentionnais plus haut pour lesprogrès réalisés dans les études sur les ato-mes et la lumière, celui des progrès expéri-mentaux. Il est clair que l’arrivée des lasersdans les laboratoires, au début des années1970, a complètement transformé le paysagede ces laboratoires. Les chercheurs ont pusoumettre les atomes à des rayonnementsaux propriétés tout à fait remarquables etradicalement différentes de celles des autres

sources conventionnelles. De nouveauxdomaines de recherche sont apparus, com-me la spectroscopie et l’optique non linéai-res, les interactions atome-laser aux intensi-tés très élevées ou aux temps très courts, lamanipulation des atomes au moyen de fais-ceaux laser.

C’est dans ce dernier domaine que monéquipe a travaillé au cours des vingt derniè-res années. Notons d’ailleurs que le premierexemple de manipulation des atomes par lalumière est antérieur à l’apparition deslasers. C’est celui du pompage optique, imagi-né et développé en France par Alfred Kastleret Jean Brossel, et permettant de polariser unensemble d’atomes, c’est-à-dire d’orientertous leurs moments magnétiques le longd’une direction donnée, en faisant interagirces atomes avec une lumière résonnanteconvenablement polarisée. Il est claird’ailleurs que l’expertise acquise par notrelaboratoire dans ce domaine au cours des cin-quante dernières années s’est révélée pré-cieuse pour élucider les divers mécanismesde refroidissement laser découverts depuisvingt ans, ce qui montre l’importance d’unecontinuité suffisante dans toute activité derecherche.

Nous savons maintenant, de même queplusieurs autres groupes dans le monde, pié-ger des atomes dans une petite région de l’es-pace et les refroidir au moyen de faisceauxlaser à des températures extrêmement bas-ses – de l’ordre du microkelvin, voire mêmedu nanokelvin, qui sont des températures300 millions ou 300 milliards de fois plus bas-ses que la température ambiante. Ces nouvel-les situations permettent d’aborder touteune série de nouveaux problèmes et de nou-velles applications.

Un premier exemple est celui de la spec-troscopie à très haute résolution et des horlo-ges atomiques. Les atomes ultrafroids sedéplacent extrêmement lentement, à desvitesses très faibles, de l’ordre du centimètrepar seconde, alors qu’à température ambian-te cette vitesse est de l’ordre du kilomètrepar seconde. On peut donc les observer et fai-re des mesures sur eux pendant un tempstrès long. Or, en physique, une mesure estd’autant plus précise que le temps d’observa-tion est plus long. Le gain de précision offertpar les atomes ultrafroids a permis de réali-ser des nouvelles horloges atomiques possé-dant une stabilité relative et une exactitudecent à mille fois meilleure que celles de tou-tes les horloges antérieures. Ainsi, les horlo-ges à atomes ultrafroids réalisées à Paris auBNM-Syrte dans l’équipe de Christophe Salo-

mon et André Clairon sont actuellement leshorloges les plus précises au monde, avecdes erreurs de moins d’une seconde sur troiscent millions d’années. Il est envisagé de lesplacer dans l’espace, sur la station internatio-nale. Elles permettront d’améliorer le systè-me GPS et de faire de nouveaux tests de phy-sique fondamentale

Un second exemple de nouveau domainede recherche concerne l’aspect ondulatoiredes atomes. On sait, depuis les travaux deLouis de Broglie en 1924, qu’à toute particulematérielle est associée une onde, appeléemaintenant onde de de Broglie, dont la lon-gueur d’onde est inversement proportionnel-le à la vitesse de la particule. Plus les atomessont froids, plus leur vitesse est faible et plusleur longueur d’onde est importante, ce quirend plus facile l’observation de leur aspectondulatoire. On refait maintenant avec lesondes de de Broglie toutes les expériencesd’interférence et de diffraction qui étaientréalisées auparavant avec des ondes lumineu-ses, avec des performances ultimes potentiel-lement beaucoup plus élevées, par exemplepour les interféromètres sensibles à la rota-tion (gyromètres).

Une autre manifestation du caractèreondulatoire des atomes (obéissant à la statis-tique de Bose) est la condensation de Bose-Einstein, phénomène également prévu parEinstein en 1924. Ce phénomène apparaîtlorsque la distance moyenne entre deux ato-mes est inférieure à la longueur d’onde de deBroglie. Il a pu être observé en 1995 par deuxgroupes américains à Boulder et au MIT surdes gaz d’alcalins ultrafroids. De nombreuxgroupes, en particulier en France, travaillentactuellement sur les condensats gazeux, quisont des systèmes quantiques macroscopi-ques, avec un nombre macroscopique d’ato-mes décrits tous par la même fonction d’on-de, et qui possèdent des propriétés remarqua-bles de cohérence et de superfluidité.

Quelles sont aujourd’hui les grandestendances d’évolution de votre domainede recherche ?

Je vois deux grandes tendances. D’abordl’étude de systèmes de plus en plus purs, deplus en plus isolés – par exemple, il estaujourd’hui possible de détecter un seul élec-tron, il est possible d’observer la lumière émi-se par un seul atome, il est possible de tra-vailler avec des systèmes faisant intervenirun seul photon, etc. L’expérimentateur peutdonc étudier des systèmes extrêmementbien définis où il est possible d’analyser enprofondeur des phénomènes quantiques élé-mentaires. L’autre tendance consiste à étu-dier des systèmes comprenant des grandsnombres d’atomes et de molécules, commeles condensats gazeux, où les interactionssont beaucoup plus faibles que dans un systè-me liquide ou solide. De plus, on sait mainte-nant contrôler en grandeur et en signe lesinteractions entre atomes d’un condensatgazeux. Par conséquent, ces condensats peu-vent servir de modèles simples pour étudierdes systèmes beaucoup plus complexes com-me l’hélium superfluide ou les supraconduc-teurs. Ce sont deux grandes lignes de recher-che qui se développent parallèlement et qui,à mon avis, pourraient nous faire accomplirdes progrès importants dans les prochainesannées.

En cent ans, les progrès considérablesdes capacités d’expérimentation des physi-ciens ont-ils modifié leur démarche dechercheurs ?

Je ne pense pas. Le point de départ, danstoute démarche de recherche fondamentale,c’est la curiosité et le désir de comprendre. Apartir de la meilleure compréhension physi-que obtenue, apparaissent des nouvellesméthodes d’investigation, de nouveauxoutils qui permettent d’étudier de nouveauxsystèmes… D’où de nouvelles questions, etainsi de suite. C’est à mon sens une série despirales qui s’enchaînent les unes à la suitedes autres. Au cours de ces spirales apparais-sent de nouvelles applications. Toutes lesapplications importantes que j’ai à l’espritproviennent de cette démarche de recherchefondamentale et n’ont pas été planifiées àl’avance : le laser, les transistors, l’imageriepar résonance magnétique. Je suis persuadéque les technologies qui seront utilisées dansdix ou vingt ans seront basées sur des résul-tats de travaux poursuivis aujourd’hui dansles laboratoires de recherche fondamentale.

Pour autant, la recherche fondamenta-le ne semble plus révolutionner ses modè-les théoriques de manière aussi radicalequ’au début du XXe siècle…

Il y a pourtant eu récemment des rupturestrès importantes, même si elles ne sont pasaussi spectaculaires que celles apparues dansle foisonnement du début du siècle précé-dent. La recherche avance aujourd’hui sur unfront beaucoup plus large. Il reste de nom-breuses questions encore ouvertes et de vas-tes domaines à défricher : inclusion de la gra-vité dans un schéma quantique – c’est l’objec-tif de la théorie des cordes –, systèmes forte-ment corrélés ou désordonnés, superfluides,tout le domaine de la matière molle… Tousces systèmes ont une physique très riche et ilfaut encore trouver des modèles simplespour les décrire. Il y a aussi le passionnantproblème de la frontière avec la biologie : laphysique pourrait non seulement continuerà fournir des outils d’étude comme l’IRMmais aussi contribuer par ses concepts à éla-borer des modèles pour la mémoire, le fonc-tionnement du système nerveux.

Quels conseils donneriez-vous pour unenouvelle politique de la recherche ?

Il ne faut pas oublier la recherche fonda-mentale. On ne cesse de le répéter, mais lemessage ne passe pas. La situation actuelleest très attristante et la recherche fondamen-tale survit avec des crédits misérables. Parexemple, les crédits récurrents de fonctionne-ment et d’équipement de mon équipe derecherche comprenant une trentaine de mem-bres ont plafonné à 120 000 euros par an justeavant mon départ à la retraite. C’est tout à faitinsuffisant pour mener une activité de recher-che digne de ce nom dans un domaine trèscompétitif. Il faut trouver d’autres sources definancement sur des contrats. Mais ces der-niers deviennent de plus en plus orientés surdes objectifs très précis qualifiés de prioritai-res et il devient impossible de faire appel àeux pour explorer une nouvelle idée. En plusde ces programmes prioritaires qui sont affi-chés, il faudrait une série de lignes budgétai-res consacrées à des projets « blancs », inté-ressants sur le strict plan scientifique, indépen-damment de toute application.

C’est un peu ce qui se passe aux Etats-Unisavec la National Science Foundation (NSF).On peut espérer que la création de l’Agencenationale de la recherche en France permet-tra de remédier à la situation actuelle. Il fau-drait aussi que cet argent ne soit pas éparpillé,partagé « équitablement » entre de très nom-breuses équipes, mais que des choix soientfaits en faveur des équipes les plus performan-tes, après un examen scientifique rigoureuxpar des experts internationaux de la qualitédes projets présentés. Cela va à l’encontre decertaines opinions, notamment syndicales,mais la recherche est affaire d’excellence.Beaucoup ont peur du mot « excellence ». Jene suis pas favorable au système américain,qui est trop impitoyable et qui pénalise desrecherches de longue haleine. Mais le systèmefrançais exagère, parfois, dans l’autre sens.

Propos recueillis parMichel Alberganti et Stéphane Foucart

1933 : naissance à Constantine (Algérie).

1953 : après quatre années d’études à l’Ecole

normale supérieure à Paris, il passe en 1957

l’agrégation de sciences physiques.

1960 : attaché de recherches au CNRS.

1962 : il devient docteur d’Etat, avec

une thèse portant sur la théorie

du pompage optique.

1964 : maître de conférence à la faculté

des sciences de Paris.

1973 : élu au Collège de France (chaire

de physique atomique et moléculaire).

Il devient membre de l’Académie

des sciences en 1981, puis de nombreuses

académies étrangères et reçoit de très

nombreux prix tout au long de sa carrière,

en particulier la médaille d’or du CNRS

en 1996. Il est l’auteur, avec Bernard Diu

et Francis Laloe, de Mécanique quantique.1997 : il reçoit le prix Nobel de physique.

L’Université de tous les savoirs (UTLS) pro-pose vingt-six conférences sur le thème :« La physique : des fondamentaux auxapplications », du 16 au 25 juin et du 5 au20 juillet.

DU 16 AU 25 JUINDix conférences sur « la physique fonda-mentale » :a Jeudi 16 : Physique et mathématiques,avec Edouard Brézin, président de l’Acadé-mie des sciences, Ecole normale supérieure.a Vendredi 17 : La physique quantique,avec Philippe Grangier, Institut d’optique,CNRS.a Samedi 18 : La mécanique des fluides,avec Henri Keith Moffatt, université deCambridge (Angleterre).a Dimanche 19 : Physique et cosmologie,avec François Bouchet, Institut d’astrophy-sique de Paris.a Lundi 20 : Einstein aujourd’hui avec Fran-çoise Balibar, université Paris-VII.

a Mardi 21 : La gravitation, avec NathalieDeruelle, Institut des hautes études scientifi-ques.a Mercredi 22 : Les condensats de Bose-Einstein, avec Jean Dalibard, Ecole normalesupérieure.a Jeudi 23 : De l’atome au cristal : les pro-priétés électroniques des matériaux, avecAntoine Georges, Ecole polytechnique.a Vendredi 24 : Les neutrinos dans l’Uni-vers, avec Daniel Vignaud, CNRS, Collègede France.a Samedi 25 : La théorie des cordes, avecCostas Bachas, Ecole normale supérieure.

DU 5 AU 20 JUILLETSeize conférences sur « la physique et sesapplications » :a Mardi 5 : Physique et climat, avec JeanJouzel, Commissariat à l’énergie atomi-que, Saclay.a Mercredi 6 : Physique et mécanique,avec Stéphane Roux, CNRS, Saint-Gobain.

a Jeudi 7 : Physique et médecine : l’image-rie médicale, avec André Syrota, Commis-sariat à l’énergie atomique, Saclay, servicehospitalier Frédéric-Joliot.a Vendredi 8 : Les nanostructures semi-conductrices, avec Jean-Michel Gérard,Commissariat à l’énergie atomique, Gre-noble.a Samedi 9 : L’adhésion, avec LilianeLéger, Collège de France.a Dimanche 10 : La physique à l’échellede la cellule, avec Cécile Sykes, InstitutCurie.a Lundi 11 : La spintronique : des spinsdans nos ordinateurs, avec Albert Fert,CNRS, Thales.a Mardi 12 : Le monde quantique au tra-vail : l’optoélectronique, avec EmmanuelRosencher, Office national d’études et derecherches aérospatiales.a Mercredi 13 : La physique des ondesdans la Terre, avec Michel Campillo, uni-versité Joseph-Fourier, Grenoble.a Jeudi 14 : La physique des pâtes, avecPhilippe Coussot, Ecole nationale desponts et chaussées.a Vendredi 15 : L’eau, un liquide ordinaireou extraordinaire, avec Bernard Cabane,Ecole supérieure de physique et chimieindustrielles.a Samedi 16 : Quelles sources d’énergied’ici à 2050 ?, avec Sylvain David, Institutde physique nucléaire, Orsay.a Dimanche 17 : Le mécanisme de replie-ment des molécules, avec Didier Chate-nay, Ecole normale supérieure.a Lundi 18 : Physique en champs magnéti-que intense, avec Geert Rikken, Labora-toire national des champs magnétiquespulsés, Toulouse.a Mardi 19 : La tribologie, avec LydéricBocquet, université Lyon-I.a Mercredi 20 : Voyage au centre des pro-téines, avec Eva Pébay-Peyroula, Institutde biologie structurale de Grenoble.

a Toutes les conférences ont lieu auCentre des Saints-Pères, université René-Descartes-Paris-V, amphithéâtre Binet,45, rue des Saints-Pères, 75006 Paris. Tousles jours à 18 h 30. Entrée libre, sans réser-vation. Rens. au 01-42-86-20-62.a Toutes les conférences sont mises enligne sur : www.lemonde.fr/utls

coll

ège

defr

ance

claude cohen-tannoudji, professeur honoraire au Collège de France, Prix Nobel de physique en 1997

« Il ne faut pas oublier la recherche fondamentale »

Claude Cohen-Tannoudji.

E I N S T E I NL A P H Y S I Q U E D E D E M A I N

Tout savoir sur la physique