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Albert Paulis et le pétrole de Mossoul par Marc Dassier 2011 @ Les carnets irakiens du Col. Albert Paulis

Albert Paulis et le pétrole de Mossoul · 2019. 5. 27. · par le Colonel Albert Paulis une ligne frontière provisoire, la ligne de Bruxelles, reconnue temporairement par les deux

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Albert Paulis et le pétrole de Mossoul

par

Marc Dassier

2011

@ Les carnets irakiens du Col. Albert Paulis

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Vilayet (province) de Mossoul et ses zones pétrolifères

Carte tirée de la Commission de Mossoul (1925)

Source : Papiers Hymans, Archives ULB

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Introduction

L'aventure pétrolière moderne au Proche-Orient a commencé en 1872 avec l'obtention par leBritannique Julius de Reuter de la première concession obtenue du Shah de Perse. Trop en avancesur son temps, le projet n'aboutit pas. Il est relancé en 1901 par un autre Britannique, William Knoxd'Arcy qui, avec ses amis, crée l'Anglo-Persian Oil C°.

A la même époque, l'Arménien Callouste Sarkis Gulbenkian obtient d'Abdul Hamid II, Sultan-Calife de la Sublime Porte, Arménien aussi par sa mère, une concession pétrolière sur la région deMossoul. Ce dernier disait : « C'est curieux, dès qu'il sentent la sainte odeur du pétrole, lesEuropéens entrent littéralement en transes ! »1

Tandis que les Russes visent le détroit du Bosphore, le monde des affaires se préoccupe de donnerà boire à ses industries. Gulbenkian, le « Napoléon du pétrole », s'allie au « Talleyrand de l'or noir »,Henry Deterding, le Président de l'anglo-hollandaise Royal Dutch Shell. Il fondent la TurkishPetroleum C° (TPC) en 1912, 50% des parts reviennent au Groupe d'Arcy déjà présent en Perse.L'arrivée de la Grande Guerre incite Winston Churchill, Premier Lord de l'Amirauté, à faire rachetersecrètement par son gouvernement 51% des parts de l'Anglo-Persian par l'entremise du Grouped'Arcy. Par cette manoeuvre tout aussi secrète qu'ingénieuse, rappelant celle du rachat du canal deSuez par Disraéli, le gouvernement britannique s'introduit aussi dans la TPC. Ainsi, à l'entrée de laguerre, l'Empire Britannique contrôle ses sources d'approvisionnement.2 Il doit aussi donner à boireaux chaudières de sa flotte qui ne carbure plus au charbon mais au fuel. A la surveillance de la routedes Indes, s'ajoute celle du pétrole.

Les Britanniques ont profité de l'armistice de Moudros en octobre 1918 consacrant la défaite del'Empire Ottoman pour occuper l'entièreté du vilayet de Mossoul, une province kurde située au nordde Bagdad. Entre Alliés, on discute bien évidemment de pétrole aussi. Clemenceau, s'il reconnaît lavaleur de ce combustible, a quand-même eu cette boutade « Moi quand j'ai besoin de pétrole j'entrouve chez l'épicier ! »3 Les Anglais, eux, semblent mieux avoir compris que le pétrole n'arrive pasaussi facilement chez l'épicier et, par les accords de San Remo (1920), obtiennent la Mésopotamie(dont le futur Irak) antérieurement promise à la France par les accords Picot-Sykes de 1916.

La part allemande dans la TPC a été confisquée après les hostilités par les Britanniques. SanRemo prévoit aussi le partage de la concession dans une proportion de 25% pour la France et 75%pour la Grande-Bretagne. Mais les Etats-Unis demandent l’observation en Mésopotamie de lapolitique de la « porte ouverte ». Finalement un accord intervient sur un nouveau partage desconcessions entre l’Angleterre (Anglo Persian Oil), la France (Compagnie Française des Pétrolescréée à cet effet en 1924), les Etats-Unis (Standard Oil) et la Hollande (Royal Dutch-Shell).

Cependant, les dissensions entre Alliés ont fait en sorte que la situation en Anatolie s'estprogressivement modifiée à l'avantage de la Turquie désormais dirigée par Mustafa Kémal (Atatürk).Ce dernier refuse (du moins en apparence) de lâcher Mossoul, les Britanniques, eux, veulent y resterle temps de conclure leurs négociations sur le pétrole irakien et de mettre leurs outils de contrôle enplace. Le dossier est donc confié par la Grande-Bretagne et la Turquie à la Société des Nations(SDN) qui crée une commission d'enquête des frontières à l'automne 1924. Non sans avoir fait tracerpar le Colonel Albert Paulis une ligne frontière provisoire, la ligne de Bruxelles, reconnuetemporairement par les deux adversaires. Nommé Commissaire de la Commission, ce Belge sera

1 Benoist Méchin, « Un printemps arabe », 1959, Editions Albin Michel, pp.230-233 2 Id.3 Id.

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envoyé dans le vilayet de Mossoul avec ses deux collègues commissaires Einar af Wirsén (Suède) etle Comte Pàl de Teleki (Hongrie) en vue de s'informer et de proposer des recommandations surl'attribution de ce vilayet à la Turquie ou à l'Irak placé sous tutelle britannique à sa création en 1920.4

L'objet de notre démarche est d'examiner l'attitude de la Commission vis-à-vis du pétrole deMossoul ; et aussi de la mettre en rapport avec celle de la diplomatie belge sur cette question.

La Commission en Irak. Des divergences

La Commission de Mossoul arrive à Bagdad le 16 janvier 1925. Les relations ne seront pastoujours au beau fixe entre les commissaires et les autorités anglo-irakiennes qui craignent que laCommission ne leur soit pas entièrement favorable par le truchement du Comte de Teleki en qui ellesvoient l'élément pro-turc5. Les questions pétrolières sont bien évidemment abordées. La Commissionn'a pas à imposer son point de vue sur le pétrole, mais elle a la faculté de faire des propositions auConseil de la SDN qui pourraient torpiller les efforts anglais. Des traces de ces tensions se trouvent àla fois dans les correspondances de Gertrude Bell, l'Adjointe du Haut-commissaire à l'Irak, Sir HenryDobbs et dans les carnets journaliers d'Albert Paulis que nous utilisons pour notre étude. De surcroît,le point de vue de la Commission sur la question pétrolière diverge de celui des Britanniques

La situation pétrolière en Irak

Miss Gertrude Bell, surnommée « la Reine de l'Irak » pour sa contribution à l'édification de cetEtat, a écrit à ses parents en Angleterre le 3 décembre 1924 : « Pour le bien du développementéconomique de l’Irak, le pétrole de Mossoul doit être accordé à la Turkish Petroleum C°., unesociété internationale. »6 On reconnaît tout le bien-fondé de la remarque quand on connaît l'autoritéque le gouvernement de Sa Majesté exerce sur cette société.

Dimanche 18 janvier 1925. Au troisième jour de son arrivée à Bagdad, la Commission de Mossoulreçoit la note du discours du Roi Fayçal : le souverain met l'accent sur le démarrage de grandsprojets d’irrigation, avec la construction de deux des plus grands réservoirs d’eau au monde sur leDiala (Diyalà) et l’Euphrate qui irrigueront près de trois millions d’acres en été, sur l’achèvement duchemin de fer entre Bagdad et Mossoul ainsi que sur la conclusion imminente des négociations avecune des plus grandes firmes pour l’exploitation du pétrole en Irak [la TPC]. Tout cela, conjugué avecd’autres réalisations, est de nature à apporter rapidement la joie et la prospérité au pays y est-ilencore précisé.

Samedi 24 janvier 1925. Albert Paulis note dans son carnet journalier : « Sir Henry Dobbs, leHaut Commissaire, nous entretient aussi des difficultés éprouvées par la « Turkische petroleum »dans ses négociations avec le Gouvernement de l'Irak.

Tout en reconnaissant que les projets d'accord signés en 1914 entre la « Turkische petroleum » etle gouvernement turc donnent un droit de préférence à la compagnie, le gouvernement de l'Irak,afin d'obtenir des conditions plus avantageuses, voudrait mettre cette compagnie en compétitionavec d'autres groupes financiers. Les négociations sont actuellement à un point mort. Lacompagnie offre une « Royalty » de quatre shillings à la tonne de pétrole tandis que le

4 Marc Dassier, « Le rapport de la Commission de Mossoul. Pro-Anglais ? Pro-Turc ? Du pour et du contre », 20125 Id.6 The Gertrude Bell Archive, University of Newcastle. Lettre de G. Bell du 3 déc. 1924

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gouvernement de l'Irak exige en plus le droit de souscrire à 20 % du capital de la Société avecfaculté de céder ensuite à des tiers toute sa participation ou une partie de celle-ci.

Sir Henry Dobbs pense que si la convention définitive n'est pas signée avant la réunion duParlement de l'Irak, elle risque de ne pas être signée avant longtemps parce que le Parti del'indépendance, très puissant actuellement dans le pays est adversaire de la collaboration anglaiseet jaloux de son influence. Les habitants du pays ont d'ailleurs une tendance à surestimer la valeurdu pétrole pouvant exister dans le sous-sol. Ils croient qu'avec le prix de ce pétrole, on pourraitarriver à payer toutes les dépenses de l'Etat. »7

Dimanche 25 janvier 1925. Gertrude Bell écrit que les Turcs ont affirmé à Angora [Ankara] quequelque soit la décision sur Mossoul, cela n'affectera pas l'attribution du pétrole à la compagniepétrolière [TPC] que les Britanniques privilégient. Ce sont Sir Dobbs, de Pourtalès [un desSecrétaires de la Commission] et ensuite Paulis qui le lui ont affirmé. Elle ajoute que la Commissionest convaincue maintenant que les Anglais ne réclament pas Mossoul pour son pétrole8. Sur cedernier point, c'est peut-être s'avancer un peu vite. De Teleki n'a-t-il pas clamé devant legouvernement irakien que les Grandes Puissances sont intéressées d'abord par le pétrole ?9

Mardi 27 janvier 1925. La Commission a quitté Bagdad pour prendre la direction de Mossoul. Letrain, après avoir longé le Djebel Hamrin, une chaîne d'élévations qui marque la frontière méridionaledu vilayet de Mossoul s'arrête à la station de Sher Qat. Le voyage se poursuit en voiture sur despistes mal entretenues. C'est à proximité de la petite localité de Gayara que la Commission fait sonpremier apprentissage du pétrole irakien sous la forme d'une exploitation pétrolifère, en principe laseule selon Albert Paulis qui fournisse un peu de pétrole réservé aux besoins de l'armée. Près de cepuits, il y a un poste de police où les voyageurs doivent faire viser leurs passeports10.

Mercredi 18 février 1925. Gertrude Bell écrit qu'il y a une crise ministérielle à propos de laConcession Pétrolière Turque [TPC], un groupe international très important constitué deBritanniques, de Français et d’Américains, capable de rassembler les énormes capitaux pour financerles pipelines transportant le pétrole jusqu’à la Méditerranée. Elle voit les participations française etaméricaine comme des facteurs supplémentaires de sécurité, et ajoute qu'une agitation irresponsablesoutient que d’autres compagnies devraient être autorisées à concourir et à recevoir la concession sielles offrent de meilleures conditions. Le résultat pourrait être qu’elles offrent n’importe quoi ce quisignifierait deux à trois ans de pertes de temps et de déséquilibre économique général11.

Ce sont évidemment quelques membres du gouvernement irakien qui sont dans le collimateur,mais aussi la Commission. Une partie du gouvernement irakien soutient l'idée de faire intervenirplusieurs compétiteurs dans le but d'obtenir les meilleurs avantages. De son côté, la Commission estd'avis aussi qu'il faut faire jouer la concurrence. Albert Paulis, lui, est un aficionado du librecommerce, il l'a déjà prouvé au Congo Belge en s'opposant aux tenants des monopoles12. Miss Bellconfirme ses soupçons sur la Commission en écrivant le 4 mars 1925 : « De leur côté, les membresde la Commission émettent l’idée idiote que faire concourir plusieurs petites sociétés pétrolières àMossoul émulera la concurrence et fera baisser le prix du pétrole. Alors que seule une grossesociété est capable de mener à bien cet immense projet de pipeline vers la Méditerranée. Yazinpacha se prépare à la démission de plusieurs ministres à cause de cette question pétrolière. »13

7 APCD, 24 jan. 1925, p.11 VOIR LISTE ABREVIATIONS en Annexes8 The Gertrude Bell Archive, University of Newcastle. Lettre G. Bell, 25 jan.19259 Marc Dassier, « Le rapport de la Commission de Mossoul. Pro-Anglais ? Pro-Turc ? Du pour et du contre », 201210 APCD, 27 jan. 1925, p.15 11 The Gertrude Bell Archive, University of Newcastle. Lettre G. Bell, 18 fév. 192512 Ancien Chef de Cabinet du Min.des Colonies, il était aussi administrateur de sociétés basées sur ce principe13 The Gertrude Bell Archive, University of Newcastle. Lettre G. Bell, 4 mars 1925

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Jeudi 19 février 1925. Région de Kerkouk. Albert Paulis est parti enquêter dans ce secteur. Iltraverse Taouk sans s'arrêter, et après une marche assez difficile au travers d'un pays légèrementmontueux, mais extrêmement crevassé, arrive à l'endroit appelé « Hosch Tappeh » sur la carte.

Il se retrouve au milieu d'un groupe de travailleurs construisant une ligne de chemin de fer. Peuaprès, il aperçoit un dépôt de matériaux (rails, tôles, buses, outils, etc.) et, à proximité, unemaisonnette en pisé, d'où sortent deux ingénieurs anglais et irlandais attachés à la construction.Paulis apprend par eux que la ligne de Bagdad à Kifri a été prolongée vers le nord-est et que le railatteindra Kerkouk avant six mois. Les études sont faites pour la prolongation ultérieure de la lignejusqu’à Mossoul en passant à 1’ouest d'Altyn Koepru et d'Arbil. Quand cette ligne sera arrivée àMossoul, on enlèvera la ligne actuelle du désert. Il est hors de doute que la réalisation de ce projet -la ligne traversant sur tout son parcours un terrain bien cultivé et passant aussi par la régionpétrolifère - est d'un intérêt capital pour la prospérité économique du pays. Aux années d'abondance,on ne devra plus, comme on le fait jusqu'à présent, laisser les céréales se gâter sur place, faute depouvoir les exporter, et aux années de disette, au contraire, le chemin de fer pourra ravitailler lacontrée14.

De son côté, Gertrude Bell écrit le 18 mars que la concession est enfin accordée à la TPC et qu'iln'y a eu aucun article défavorable dans la presse locale. Comme l'a fait remarquer Sir H. Dobbs, ilest trop tard pour arroser qui que ce soit contre la TPC une fois l'accord conclu15.

L'avis de témoins locaux

Albert Paulis doit interroger un certain nombre de témoins afin de recueillir leur avis sur lasituation politique et économique en Irak et avoir leur préférence sur l'appartenance du vilayet deMossoul. Nous citons ici les témoignages liés à la question du pétrole.

Lundi 16 février 1925. Interview par Albert Paulis du Président de la municipalité de Kerkouk,turc dont la famille est établie là-bas depuis plusieurs générations16 : « Sans les Anglais, pas dedéveloppement possible. Eh bien, les Anglais sont actuellement ici et nous avons des intérêtscommuns à nous bien entendre ! »

D.- De quels intérêts communs parlez-vous ?

R.- Les Anglais créeront ici des industries, des chemins de fer et exploiteront le pétrole. Ils ytrouveront évidemment leur intérêt, mais le pays s'éveillera et les habitants profiteront dudéveloppement industriel.

D.- Vous me parlez toujours des Anglais, mais si ceux-ci n'étaient pas liés au Gouvernement del'Irak, où iraient vos préférences ?

R.- Il n'y a pas d'Irak possible sans les Anglais, eux seuls nous donnent l'espérance dansl'avenir.

Jeudi 19 février 1925. Albert Paulis reçoit Sami Bey, frère de l'expert turc Nazim Bey attaché àDjevad Pacha, l'assesseur turc de la Commission. Il est en faveur du retour du vilayet de Mossoul àla Turquie.

D.- Il y a du pétrole dans la région, c'est là une richesse économique qui peut être importante.

14 APCD, 19 fév.1925, p.52 15 Gertrude Bell Archive, University of Newcastle. Lettre G. Bell du 18 mars 192516 Id., 16 fév, p.46

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Comment en concevez-vous l'exploitation ?

R.- Je pense que si le pétrole reste dans les mains des Turcs, tous les Turcs pourront s'enrichir.

D.- Avez-vous les moyens financiers de mettre cette richesse en valeur ? Savez-vous quel'établissement d'un pied courant de pipe line coûte environ une livre sterling ?

R.- !!!!

D.- Je voudrais avoir une réponse.

R.- Si cela coûte si cher, c'est que cela rapporte beaucoup. Nous pouvons exploiter nous-mêmesnos richesses naturelles sans le secours de capitaux étrangers.

D.- J'ai appris que vous-même et votre famille possédez des puits de pétrole dans les environs deKerkouk. D'où les tenez-vous ?

R.- Ma famille les a obtenus jadis du Gouvernement turc. Ces gisements sont bien à nous etpersonne n'aurait le droit de nous les prendre !

D.- Il n'est pas question de cela. Estimez-vous qu'il serait plus avantageux de vous entendre avecun groupe financier important, à quelque nationalité qu'il appartienne, mais possédant descapitaux permettant de mettre tout le gisement en valeur, ou bien préférez-vous exploiter par vous-même ?

Sami Bey ne répond pas.

Jeudi 26 février 1925. Nouvelle interview de Sami Bey par Albert Paulis.

D.- Je constate qu'il y a actuellement de la lumière électrique dans les rues et les maisons deKerkouk. Qu'aviez-vous comme mode d'éclairage avant l'occupation anglaise ?

R.- Nous nous éclairions au pétrole.

[...]

D.- Dans votre pays, a-t-on procédé à des prospections minières ?

R.- Non, moi seul, j'ai fait des recherches à El Fettah où j'ai trouvé du pétrole et du soufre.J'avais demandé la concession de ces terrains au Gouvernement turc, mais la guerre a éclaté et lespourparlers ont été interrompus. J'obtiendrai la concession si les Turcs reviennent dans ce pays.

D.- Il y a cependant des ouvrages anglais qui traitent la question minière et pétrolifère de cetterégion, vous devez les connaitre.

R.- Je les connais en effet, mais ils furent écrits par de simples amateurs. Si vous les avez lus,vous aurez pu constater que les auteurs y disent clairement que les puits de pétrole appartiennent ànotre famille.

Mardi 3 mars 1925. Interview par Albert Paulis à Kerkouk d'Izet Pacha, ancien ministre du RoiFayçal qu'il a quitté sur une dispute17.

D.- L'exploitation des gisements de pétrole modifiera-t-elle la vie économique du pays ?

R.- Cette exploitation jouera évidemment un grand rôle dans la vie économique du pays.Jusqu'ici elle n'a donné aucun résultat parce que nous manquons d'ingénieurs et de capitaux.

D.- Pourquoi les mines de charbon de Kifri n'ont-elles jamais été mises en exploitation ? Il eûtété logique de les exploiter dans un pays où il y a peu ou pas de bois.

17 APCD, 26 fév.. 1925, p.15

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R.- Par manque de connaissances techniques.

D.- Pourquoi en est-on resté, dans ce pays, à des méthodes rudimentaires pour l'exploitation desgisements de pétrole ?

R.- Par inertie.

D.- Estimez-vous que, pour cette exploitation des pétroles, il serait bon qu'une grandecompagnie trustât tous les puits ou croyez-vous préférable l'exploitation individuelle par lespropriétaires ?

R.- L'exploitation par une compagnie importante, ayant à sa disposition des ressourcestechniques et financières considérables serait évidemment préférable.

Des méthodes d'exploitation archaïques

La région de Mossoul est connue depuis longtemps non seulement pour sa mousseline mais aussipour ses ressources naturelles. Al Qayyara (la bitumière) est une localité proche du Tigre. C'est unesource de bitume, il y en a d'autres dans la région. Les habitants de Mossoul viennent se plonger dansle liquide visqueux, le pétrole, quand ils sont malades. Celui-ci est aussi utilisé depuis des siècles àl'usage militaire. En faisant brûler ce liquide, on en tire le bitume qui est aussi utilisé dans le bâtimentpour cimenter les briques ou comme marbre noir poli pour les murs des hammams18.

Mercredi 18 février 1925. Albert Paulis décide d'aller voir, non loin de Kerkouk (env. 120 km auSE de Mossoul), un phénomène naturel dans un endroit où de petits cratères laissent filtrer un gazqui s'enflamme au sortir de terre. A huit ou neuf kilomètres au nord-ouest de la ville, il pénètre dansune région où la roche est brûlée et décomposée par le feu. Une forte odeur sulfureuse saisit à lagorge. Apparaîssent bientôt, dansant à la surface du sol, des petites flammes bleuâtres, paraissantprovenir de l'intérieur de la terre. Il suffit de creuser cette terre à vingt centimètres de profondeurpour voir d'abord se dégager un peu de fumée, ensuite jaillir une flamme. Les habitants du paysnomment cet endroit « Bab'a Gurga » (le Père Gurga). Ce phénomène naturel est considéré par euxcomme un miracle : si l'on forme un voeu et que la flamme jaillit rapidement, celui-ci sera exaucé.Non loin se trouvent des puits de pétrole appartenant à la famille de Nazim Bey Naftji Zadé (NaftjiZadé signifie en turc « fils du pétrolier »)19.

Dimanche 22 février 1925. A. Paulis part avec Sami Bey visiter en auto Naftji Zadé, un champpétrolifère appartenant à sa famille. Là est la source d'un petit ruisseau, le Khir-Abu-Naft (en arabe :vallée du naphte) duquel une eau fort sulfureuse et de couleur laiteuse jaillit formant d'abord un petitlac recouvert d'une espèce de mousse savonneuse en surface qui se perd ensuite dans la campagne.Non loin sont creusés des entonnoirs au bords gluants et imprégnés de goudron de cinq à six mètresde profondeur et de huit à dix mètres de diamètre à la surface, au fond desquels croupit un liquidenoirâtre. On y remarque des traces de feu. Sami Bey explique que pour dégager les orifices desquelsjaillit le pétrole, mais qui sont parfois obstrués par le goudron, on met alors le feu aux puits.

Quelques hommes conduisant des ânes porteurs de bidons vides arrivent et descendent au fonddes entonnoirs pour y remplir ces bidons et les porter ensuite à la raffinerie. Paulis demandecomment on n'a pas eu l'idée d’y placer une simple pompe à bras qui éviterait la manoeuvre lente etfatigante de descendre dans ce liquide goudronneux et d’y patauger malproprement. Sami Bey luirépond qu’ayant toujours exploité de cette façon, on n'a pas estimé utile de changer de méthode. Au

18 Amin Maalouf, « Les croisades vues par les Arabes », J'ai lu, pp.42-4319 APCM1, 18 fév. 1925

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retour, ils s'arrêtent à la petite raffinerie des Naftji Zadé, la seule installation existante dans lesenvirons et rudimentaire. C'est une chaudière entourée d'une gangue de terre pétrie, munie d'unecheminée et formant un four. Sa partie supérieure est fermée par de l'argile durcie. De là part unetubulure traversant un bain réfrigérant formé d'un simple baquet que des hommes remplissent, sinécessaire, avec de l'eau puisée dans un ruisseau voisin. La tubulure sort ensuite du baquet et setermine par un robinet par où s'écoule le liquide distillé, un mélange d'eau et de pétrole qui est versédans différents récipients à fin de décantation.

Le bidon de quatre gallons est ici vendu à 5 roupies (environ 35 francs français). Il faut dix bidonsdu liquide recueilli dans les entonnoirs pour distiller neuf bidons de pétrole. Le goudron en surplussert au chauffage du four. Le croquis qu'Albert Paulis en trace rappelle le chaudron du sorcierGargamel servant à préparer des décoctions contre les Schtroumpfs. Albert Paulis conclut tristementà des méthodes archaïques et à des pratiques de la région dignes du XVIème siècle20.

Le ballet pétrolier

Les pétroliers occidentaux, eux, s'adaptent. Ainsi, le 20 mars 1925, peu après le départ d'Irak de laCommission de Mossoul, le Gouvernement de Londres a reçu une proposition de celui d'Angora enfaveur du retour du vilayet de Mossoul à la Turquie en échange de facilités importantes aux Anglo-Irakiens sur le commerce et le pétrole.21 La raison de cette proposition soudaine apparaît dans unenote de l'Ambassadeur à Londres, le Baron Moncheur, à son Ministre Paul Hymans à Bruxelles22

citant « l’attitude dangereuse qu’a prise le Gouvernement d’Angora à propos de la question deMossoul. » Elle relate le jour où Zekiai Bey, l'Ambassadeur turc à Londres fut approché par unfinancier bien connu représentant des hommes d’affaires de la City et des personnages importants dujournalisme tels que Lord Beaver Brook et les hommes du Daily Mail.

Ce personnage (non cité) fit entendre au diplomate turc que, si le groupe qu’il représentaitpouvait obtenir les concessions de pétrole attribuées à la TPC à Mossoul, les hommes influents qui lecomposaient se faisaient fort d’amener le Gouvernement britannique à laisser à la Turquie la pleinesouveraineté sur le vilayet. L’homme en question fit aussi une démarche auprès de l’Ambassadeur deFrance et lui dit que si la combinaison réussissait, la finance française aurait sa part. Zekiai Beys’informa des vues du Secrétaire d’Etat et il put s’assurer que celui-ci considérait comme unedéloyauté de prêter l’oreille aux propositions du groupe dont il s’agit et qui était d’ailleurs composéen grande partie de personnalités opposées au Premier ministre conservateur Stanley Baldwin.

Zekiai Bey se laissa toutefois persuader et remit au Foreign Office une note dans le sens qu’on luisuggérait. Il s'agit de la proposition du 19 mars adressée à Austen Chamberlain23. Ce dernier nevoulut pas en entendre parler et répondit qu’il s’en remettrait sur le sort du vilayet de Mossoul à laSociété des Nations. Et, pour faire étalage de sa « loyauté », le Gouvernement de Sa Majestés'empressa de transmettre la proposition turque au Conseil de la SDN.

Ceci met en exergue les pratiques des pétroliers qui sont celles du commerce international : lamise en balance des intérêts nationaux et des intérêts privés. En période de guerre, il est impératif dese plier à la règle de son gouvernement sous peine de se retrouver accusé de haute trahison. Ce quiéquivaut à la pendaison en Grande-Bretagne. Sitôt la paix revenue, chacun reprend ses billes.

20 APCM1, 22 fév.192521 AULB, PHYM, dossier de Mossoul. Lettre Zekiai Bey à Austen Chamberlain du 19 mars 192522 AAEB, dossier de Mossoul. Baron Moncheur à E. Vandervelde,14 janvier 192523 Secrétaire d'Etat aux Affaires Etrangères, Conservateur, Prix Nobel de la Paix

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Les tentatives des Affaires Etrangères belges

Les milieux pétroliers belges ne restent pas inactifs dans le volet pétrolier de Mossoul. Ainsi,Emile Vandervelde, le remplaçant aux Affaires Etrangères de Paul Hymans parti siéger commedélégué belge au Conseil de la SDN, reçoit-il le 19 août 1925 une note interne de la section politiqueet économie de son ministère24 : « La Section P./B. P.C. & E.E. a l'honneur d'attirer l'attention deM. le Ministre sur l'urgence que la question présente, étant donné que la session du ConseilGénéral de la SDN, au cours de laquelle seront discutées les conclusions du rapport, s'ouvrira le 2septembre prochain. [...] »

La note insiste sur l'exclusion de la Belgique du partage pétrolier alors qu'elle possède uneindustrie pétrolière tout-à-fait compétente. Elle demande donc une part des gisements pour ce pays.Elle recommande aussi à son Ministre de donner les instructions nécessaires au représentant de laBelgique dans le Conseil de la SDN, de sonder le Gouvernement français sur l'attitude qu'il prendravis-à-vis des conclusions du rapport de la Commission, de faire entendre au Gouvernementbritannique la sympathie belge vis-à-vis de la thèse anglaise ainsi que l'intérêt de la Belgique dans lepartage des gisements de Mossoul.

Emile Vandervelde prend sa plume et remanie le texte à l'attention du Baron Moncheur à Londreset de l'Ambassade de Belgique à Paris25. Le Ministre prend soin aussi de noter : « Avant de prendredéfinitivement parti sur cette partie je désire en conférer avec notre délégué à la SDN M. PaulHymans.

Il est d'ailleurs inutile, à mon avis, de nous engager à présent.

Les pages en lecture peuvent être approuvées, moyennant les modifications que j'ai faites autexte proposé. »

Le Ministre veut éviter à son pays de débarquer dans les parterres d'Albion avec ses gros sabots.

En réponse, Pol Le Tellier, Chargé d’Affaires de la Belgique a.i. à Londres, fait son rapport àVandervelde sur son entrevue avec M. Spring Rice26 et M. Morgan :

« Ces deux messieurs sont des fonctionnaires du Foreign Office qui s’occupent maintenant desaffaires de l’Irak. Après avoir dit quelle serait l’attitude de la Belgique lorsque la question desfrontières de l’Irak viendrait devant la SDN, j’ai développé les raisons pour lesquelles les Belges nepouvaient se désintéresser des gisements pétrolifères de la Mésopotamie. Le gouvernement belge,ai-je ajouté, ne saurait ne pas prêter attention à ces justes aspirations.

C’est pourquoi j’ai été chargé par lui de m’enquérir d’une façon tout à fait officieuse despossibilités pour la Belgique d’avoir également une part des gisements pétrolifères de Mossoul. M.Spring Rice me fit observer immédiatement que le règlement de la question des frontières de l’Irakn’avait aucune relation avec celle des pétroles. Ce que j’admis tout en lui faisant remarquer quenotre opinion publique ne s’intéressait pas moins à l’une qu’à l’autre.

En outre, il me rappela que le Gouvernement britannique par, le voeux de Lord Curzon27, avaitdéclaré de la manière la plus catégorique qu’il n’était pas intéressé [!!] dans les concessionspétrolifères de l’Irak au sujet desquelles un arrangement définitif fut conclu entre les quatre grandsgroupes que vous connaissez. Les fonctionnaires précités estiment qu’il serait impossible pour le

24 AAEB. Bruxelles, 8 août 1925, sur papier Ministère des AE émanant de la Direction P.B. Section P.C. & E.E.25 AAEB, Vandervelde au Chargé d'Affaires à Paris26 Ancien 1er Secrétaire à l’Ambassade britannique à Bruxelles27 Ancien Vice-Roi des Indes

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Gouvernement britannique d’intervenir en faveur des Belges auprès des « héritiers » actuels de laTurkish Petroleum qui se montrent très jaloux de leur indépendance. »28

Du côté français, le fonctionnaire subalterne déclare devoir d'abord en référer à ses supérieurs29.

Ceci ne dissuade pas la D.G. de la Politique et du Commerce de rappeler au Ministre que « lebruit autour de cette question [du pétrole] a fortement attiré l'attention des sociétés belgesproductrices de pétrole sur les gisements pétrolifères de Mésopotamie. [...]

La Belgique croit pouvoir revendiquer pour ses nationaux une priorité sur les gisements quirestent libres en Mésopotamie après exercice des droits des héritiers actuels de ces concessions. Enoutre elle croit pouvoir demander que les sociétés belges de forage et d'exploitation soient appeléesà participer à l'organisation industrielle des territoires concédés, par l'exécution des forages etc. etque des facilités d'utilisation des pipelines leur soient accordées en ce qui concerne les territoiresdisponibles. »30

Sentant que le vent n'est pas favorable, mais aussi le danger de lier les deux dossiers, le MinistreVandervelde et le délégué Hymans se mettent d'accord de ne pas soulever ce point en ce momentdélicat. « Il a été convenu qu'il fallait éviter d'établir une concordance quelconque entre l'appuiéventuel à donner à la Grande-Bretagne dans la gestion de l'Irak, et la demande d'uneconcession. »31

Mais il reste que les Britanniques et les Français ont été informés de la démarche avant la décisionfinale de la SDN.

La Commission de Mossoul vendue au pétrole ?

Le dossier sur lequel la Commission a dû se pencher est délicat, non seulement pour sesimplications politiques, mais aussi du fait de la présence du pétrole. De là à faire le lien entre sarecommandation conditionnelle souvent interprétée comme étant favorable à l'Irak et les richessespétrolières, il n'y a qu'un pas. De toute manière, quoi qu'elle fît, la Commission allait être critiquée.

Le rapport de la Commission n'a pas attribué de rôle décisif au pétrole dans la décision à prendrepar le Conseil de la SDN. Il en a par contre attribué un à l'eau reconnue comme tout-à-fait vitale à lasurvie de l'Irak. A y regarder de près, les avis et recommandations du rapport ne sont pas non plusd'une anglophilie démesurée, que du contraire32.

Souvenons-nous que les Britanniques se méfiaient surtout de Pál de Teleki qu'ils jugeaient pro-turc.33 « We know that Hungary looks to large development in Turkey [...] »34 Il est vrai que cedernier a été l'électron libre de la Commission et qu'il s'est livré à un double jeu politique. Il faillitmettre la Commission en pièce, précisément sur... la question du pétrole. Albert Paulis rapporte à ceteffet35 qu'Einar af Wirsén est venu le trouver le 10 mars pour lui dire qu'il avait appris du Ministre desFinances irakien que de Teleki aurait été mêlé directement dans les négociations pétrolière en coursentre la TPC et le Gouvernement. Une attitude imprudente selon Paulis qui estimait que cette

28 Id., Pol Le Tellier, Chargé d’Affaires de la Belgique a.i. à Londres à Vandervelde, 26 août 192529 Id., Réponse de Obert de Thieusies, Chargé d'Affaires a.i. à Paris à Vandervelde, 25 aout 192530 AAEB, Ministère AE - DG Politique & Commerce, note interne 4 sep 1925 31 Id., rapport du 5 sep 1925 à Genève 32 Marc Dassier, «Le rapport de la Commission de Mossoul. Pro-Anglais ? Pro-Turc ? Du pour et du contre. », 201233 Gertrude Bell Archive, Univ. of Newcastle. G.Bell écrit cela à plusieurs reprises, notamment le 28 jan. 192534 Id. Lettre G. Bell du 21 jan. 192535 Marc Dassier, « Le rapport de la Commission de Mossoul. Pro-Anglais ? Pro-Turc ? Du pour et du contre », 2012

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conduite pouvait faire peser des soupçons sur l'honnêteté de la Commission. Il suggéra donc auSuédois de se désolidariser de Teleki s'il ne fournissait pas d'explication écrite valable. Af Wirsén futdu même avis. Questionné, de Teleki promit de fournir un rapport.

Paulis n'en reparla plus. Mais il est indéniable que de Teleki a participé comme médiateur à desnégociations. Ce fait n'a pas été lâché par hasard par les Anglo-Irakiens. Il est du reste mentionnédans l'étude Klinghammer-Gersák36 qui se base sur d'autres sources que les nôtres. Teleki a eu certesune attitude osée, ce ne sera pas la seule dans ce dossier, ni dans d'autres, mais cela ne suffit pas àprouver qu'il cherchait à se remplir les poches. Nous pensons plutôt qu'il était désireux de se pousseren avant pour un de ses motifs secrets (renseigner les Turcs ?) car le personnage était complexe37.

A. Paulis était pointé comme le plus anglophile des trois commissaires, par conviction profondebien qu'Einar af Wirsén ait soutenu au début qu'il était turcophile38. Pour Paulis, l'ordre et le progrèsdans la région ne pouvaient venir que des Anglais, ce qui n'avait rien d'opportuniste. Du reste, sonsouci de ne pas compromettre la réputation de la Commission s'exprima lors de son passage àGenève en septembre, où, questionné par la délégation belge sur l'opportunité de faire valoir lesintérêts pétroliers belges, il répondit à son tour par la négative39. Ainsi, tous les Belges étaient sur lamême longueur d'onde, sauf peut-être le département P. & C. des A.E. et les pétroliers belges.

Quant à Einar af Wirsén, homme pondéré et parfaitement honnête, il eut à subir des pressions entant que Président de la Commission, mais celles-ci n'émanaient pas des milieux pétroliers.

Le traité d'Angora

La Turquie a ignoré la décision de la SDN du 16 décembre 1925 lui retirant le vilayet de Mossoulet a repris ses négociations directes avec les Anglo-Irakiens.

Constantinople, le 31 mai 1926. Le Baron de villenfagne, Ministre plénipotentiaire de Belgique,écrit à Emile Vandervelde40 qu'il est permis de considérer comme très prochaine la conclusion despourparlers anglo-turcs, le Gouvernement d'Angora ayant, paraît-il, montré une extrême conciliationpour le tracé de la frontière et accepté la ligne de Bruxelles. Les clauses financières auraient formé lapartie la plus délicate des pourparlers.

Tevfik Rouschdy, le Ministre turc des Affaires Etrangères lui a affirmé que jamais il ne monnaieraitle litige patriotique, ce qui eût soulevé l'indignation unanime de la Grande Assemblée Nationale. DeVillenfagne n'en croit pas un mot. : « En réalité, le Gouvernement [turc] a seulement craint detomber dans la dépendance de l'Angleterre en contractant un emprunt, pour lequel lui faitd'ailleurs défaut le crédit indispensable à la Cité de Londres. Il aurait cherché à se procurer lesfonds qui lui sont nécessaires en négociant une part qui lui aurait été théoriquement concédée surles pétroles de Mossoul. Le Foreign Office ne serait pas intervenu directement. Il se serait borné àpatronner les pourparlers entre l'Etat turc, la Standard Oil et la Turkish Petroleum. »

Gertrude Bell écrit le 23 décembre 1924 : « Le général Brancker41 affirme que les Turcs se

36 István Klinghammer et Gábor Gercsák, « Der ungarische Geograph Pál Teleki als Mitglied der Mossul-Kommission », SEALS, p.21. La source de l'information n'est pas basée sur la révélation de Paulis que nous tenons deses notes internes que nous sommes les seuls à détenir, mais de P. Sluglett, spécialiste du Moyen-Orient.37 Voir l'excellente biographie par Balázs Ablonczy, « Pál Teleki (1874-1941 - The Life of a Controversial HungarianPolitician », Center for Hungarian Studies and Publications, Inc. Wayne, New Jersey38 Marc Dassier, « Le rapport de la Commission de Mossoul. Pro-Anglais ? Pro-Turc ? Du pour et du contre », 201239 AAEB, Note du 4 sep. 1925 de la DG Politique & Commerce40 Id., n°698/259, Baron de Villanfagne à E. Vandervelde, 31 mai 192641 S'agit-il du général Sir William Sefton Brancker de la RAF ?

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sentent terriblement isolés et que beaucoup demandent à avoir des relations amicales avec lesautorités anglo-irakiennes - dans un but intéressé. Le général n’a pas entendu de remarqueschauvines à propos de Mossoul et affirme que les Turcs sont disposés à le céder mais souhaitent seretrancher derrière la décision de la Commission [de la SDN] pour sauver la face. La Turquie esthorriblement pauvre et Angora est dévastée par la malaria. »42

Pour autant qu'un crédit suffisant puisse être accordé à cette correspondance de Miss Bell nousserions tentés de déduire en lisant entre les lignes que le sort du vilayet de Mossoul était réglé depuislongtemps en faveur de l'Irak. Que tout n'était qu'une question de temps, de convenances etd'arrangements financiers. Et de « bluff » turc comme aimait à le répéter l'Ambassadeur Moncheur.

Suivant ce qu'a annoncé de Villenfagne, le traité d'Angora est finalement conclu le 5 juin 1926. LaTurquie cède le vilayet de Mossoul à l'Irak contre des compensations financières et pétrolièresimportantes. Car la Turquie ne peut pas s'offrir le luxe de rester au ban des nations. De plus,l'establishment bancaire mondial et l'investisseur hésitent à injecter des capitaux en Turquie tant quela régularisation des relations entre Angora et Londres, la mégalopole financière, reste en suspens.En attendant, le pays, exangue, doit se développer, il y va de la crédibilité et de l'avenir du régimekémaliste.

L'article 14 du traité relatif à la clause pétrolière prévoit les dispositions suivantes43 : [...] leGouvernement de l'Irak cèdera au Gouvernement turc pendant une période de vingt-cinq ans le dixpour cent des revenus qu'il se sera procurés

a) De la « Turkish Petroleum Company » conformément aux dispositions de l'article 1 du contratde concession

b) Des sociétés particulières qui conformément aux dispositions de l'article 6 dudit contrat, selivreraient à l'extraction du pétrole

c) Des sociétés auxiliaires qui se constitueraient conformément à l'article 33 dudit contrat deconcession.

Ainsi prend fin une querelle diplomatique et légale sur le vilayet de Mossoul datant de la signaturede l'armistice de Moudros. Par ce traité, la Turquie a également renoncé à son droit sur le vilayet deMossoul et la ligne provisoire de Bruxelles est devenue l'actuelle frontière entre l'Irak et la Turquie.

La ligne rouge

L'histoire pétrolière ne s'arrête jamais sur un simple accord car la géopolitique mouvante luiimpose de s'adapter sans cesse et d'anticiper les événements. La Belgique a continué de jouer un rôleplus modeste en se contentant d'accueillir des nouvelles négociations entre les pétroliers. Les accordsd'Ostende, dits aussi de « la ligne rouge » sont intervenus en 192844. Ils prévoyaient des mesures decartel et de protection vis-à-vis des « intrus » au bénéfice des actionnaires de la TPC45.

Petrofina, créée en 1920 par des capitaux anversois auxquels se sont mêlés des capitaux franco-belges a donc été concernée dès le début de son entrée dans le capital de la C ie Française des Pétroles(CFP), elle-même actionnaire dans la TPC46.

42 The Gertrude Bell Archive, University of Newcastle. Lettre G. Bell, 23 déc.192443 AAEB, n°740/277, Baron de Villenfagne à P. Hymans, 8 juin 1926 44 Benoist Méchin, « Un printemps arabe », 1959, Editions Albin Michel, pp.232,233 45 Voir Annexes : 2) Mini-chronologie du pétrole46 TPC devenue l'Iraqian Petroleum C° (IPC) en 1927

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Conclusion

Albert Paulis, nous avons pu le lire, a souligné en 1925 que le pétrole irakien était exploité defaçon isolée et archaïque par des familles locales influentes ayant reçu leurs concessions du pouvoirottoman. La question du pétrole a inauguré la première crise gouvernementale en Irak, les défenseursde la TPC s'opposant à ceux qui voulaient la mettre en concurrence avec d'autres. La Commission deMossoul partageait l'avis de ces derniers.

Les Anglais ont senti la manne céleste et ont privilégié la TPC, une société puissante qu'ilsconnaissaient bien. Une grande partie de leur édifice en Irak a reposé sur cette société. Si le pétrole aété un moteur de la présence anglaise en Irak, il n'est pas attesté que la Commission de Mossoul, enémettant sa recommandation principale conditionnelle sur l'appartenance du vilayet de Mossoul, a étéde connivence avec les Britanniques. Sa recommandation incitait surtout les Anglais à prendre leursresponsabilités dans le développement et la sécurité en Irak sinon Mossoul devait retourner à laTurquie « infiniment plus stable politiquement ».47 Du reste, rappelons-le, les rapports de cetteCommission avec les autorités locales ont parfois été difficiles.

Il est attesté aussi que les milieux pétroliers belges, avec le soutien de l'Administration des AffairesEtrangères, ont tenté de juxtaposer leurs intérêts à ceux du dossier de Mossoul en traitement par leConseil de la SDN. Que le Ministre des AE, E. Vandervelde, le délégué P. Hymans à la SDN et leCol. Paulis se sont opposés à ce que l'on mêle les deux matières. Et aussi que Pál de Teleki, lecommissaire hongrois de la Commission a eu une attitude équivoque dans la question du pétrole.

En principe, bien que ce volet n'ait pas été étudié en profondeur, la société belge Petrofina, du faitde son appartenance à la CFP qui avait sa part de capital dans la TPC48, a dû jouer un certain rôledans l'exploitation du pétrole de Mossoul, sans doute modeste.

Les minorités chrétiennes persécutées sous l'Empire Ottoman et réfugiées en Irak ont déclaré à laCommission de Mossoul se sentir en sécurité à la seule condition de voir les Britanniques y rester.Les Assyro-Chaldéens doivent leur court répit au pétrole qui a incité les Anglais à se maintenir uncertain temps en Irak. Ceux-ci l'ont quitté en 1932, pressentant aussi que la pression nationalisteirakienne allait s'accentuer. Et l'Irak a rejoint la SDN. Depuis lors, les garde-fous ont commencé àsauter49. La politique anglaise s'y est faite plus passive et plus docile à l'égard du pouvoir irakienaffranchi s'agissait surtout de maintenir le contact avec celui-ci. Les pétroliers, eux aussi, ont dûsuivre le vent mauvais. Sur ordre de Londres le personnel assyro-chaldéen a commencé à être retirédes chantiers50. La Commission de Mossoul a formulé en son temps ses recommandations pourassurer l'existence d'un Irak heureux. Mais certainement pas pour ce que cet Irak est devenu.

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47 Marc Dassier, « Le rapport de la Commission de Mossoul. Pro-Anglais ? Pro-turc ? Du pour et du contre », 201248 Appartenance bien avant sa « deuxième » reprise par Total (ex TPC)49 Marc Dassier, « Le rapport de la Commission de Mossoul. Pro-Anglais ? Pro-turc ? Du pour et du contre », 201250 Claire Weibel Yacoub, « Surma, l'Assyro-Chaldéenne (1883-1975) », 2007, L'Harmattan, p.184. Elle cite à cet effetles Archives de l'Etat Major de l'Armée, carton 7N 7473, pièce n°33 du 3 sep.1933 contenue dans le compte-rendu derenseignement. 1933 est la date sinistre de l'ouverture des massacres officiels à grande échelle en Irak.

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Annexes

1) Abréviations :

AAEB : Archives Affaires Etrangères de Belgique.

Dossiers consultés :

- 10.694 - Irak 1922-1924/II-6b (ou 66)

- 10.697 - Irak 1925-1929

- 10.895 - P-E-O 451/44, Turquie/ La question de Mossoul

APCD : Albert Paulis, Carnet dactylographié « Enquête en Irak, journal privé », 1er exemplaire,Imprimeries Réunies, S.A. Lausanne

Source : Papiers Marc Dassier

APCM1, APCM2 : Albert Paulis, Carnets manuscrits 1 et 2. (base de l'élaboration d'APCD)

Source : Papiers Marc Dassier

AULB : Archives ULB (Université Libre de Bruxelles)

PHYM : Papiers Hymans, AULB, dossiers 205 & 206

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2) Mini-chronologie pétrolière :

1912 : Création Turkish Petroleum C° (TPC) pour exploiter pétrole en Irak.

1914 : Anglo Persian Oil C° contrôlée par le Gouvernement britannique rachète 50% de la TPC :

- 50% Anglo-Persian Oil C° (D'Arcy)

- 25% Royal Dutch Shell

- 25% Deutsche Bank

- dont 5% à Calouste Gulbenkian

1920 : Accords San Remo :

- 75% Grande-Bretagne (75%),

- 25% France (part confisquée des Allemands)

1920 : Création Petrofina par investisseurs anversois

1923 : Banque Union Parisienne devient un important actionnaire de Petrofina

1924 : Création Compagnie Française des Pétroles (CFP). BUP dans le capital CFP**

1927 : TPC devient Iraq Petroleum C° :

- 23,75% Royal Dutch Shell

- 23,75% BP

- 23,75% NEDEC

- 23,75% CFP

1928 : Red Line Agreement. Accord de cartel dans les limites (Koweit exclu) de l'ancien EmpireOttoman de 1914 entre les membres TPC/IPC repris ci-dessus. Le grand perdant du deal fut l'Irakqui nationalisa l'IPC en 1971.

** Michael Stephan Smith, « The emergence of modern enterprise in France, 1800-1930 », p.429

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Site sur Albert Paulis (m à j le 28-05-2019):

https://albertpaulis.wordpress.com/2019/03/23/albert-paulis-et-le-petrole-de-mossoul/