389

Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on
Page 2: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

AlexisdeTocqueville

DeladémocratieenAmérique2

Editionnumérique:PierreHidalgo

PhiloSophie,©Août2018

Page 3: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Avertissement

Les Américains ont un état social démocratique qui leur anaturellementsuggérédecertainesloisetdecertainesmœurspolitiques.

Cemêmeétatsociala,deplus,faitnaître,parmieux,unemultitudedesentimentsetd’opinionsquiétaientinconnusdanslesvieillessociétésaristocratiques de l’Europe. Il a détruit ou modifié des rapports quiexistaientjadis,etenaétablidenouveaux.L’aspectdelasociétécivilenes’estpastrouvémoinschangéquelaphysionomiedumondepolitique.

J’aitraitélepremiersujetdansl’ouvragepubliéparmoiilyacinqans,surladémocratieaméricaine.Lesecondfaitl’objetduprésentlivre.Ces deux parties se complètent l’une par l’autre et ne forment qu’uneseuleœuvre.

Il fautque,sur-le-champ, jeprévienne le lecteurcontreuneerreurquimeseraitfortpréjudiciable.

Enmevoyantattribuertantd’effetsdiversàl’égalité,ilpourraitenconclurequejeconsidèrel’égalitécommelacauseuniquedetoutcequiarrivedenosjours.Ceseraitmesupposerunevuebienétroite.

Il y a, de notre temps, une foule d’opinions, de sentiments,d’instincts, qui ont dû la naissance à des faits étrangers ou mêmecontraires à l’égalité. C’est ainsi que, si je prenais les États-Unis pourexemple, je prouverais aisément que la nature du pays, l’origine de seshabitants, la religion des premiers fondateurs, leurs lumières acquises,leurs habitudes antérieures, ont exercé et exercent encore,indépendamment de la démocratie, une immense influence sur leurmanière de penser et de sentir. Des causes différentes, mais aussidistinctes du fait de l’égalité, se rencontreraient en Europe etexpliqueraientunegrandepartiedecequis’ypasse.

Je reconnais l’existence de toutes ces différentes causes et leurpuissance,maismonsujetn’estpointd’enparler.Jen’aipasentreprisdemontrer la raison de tous nos penchants et de toutes nos idées ; j’ai

Page 4: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

seulementvoulufairevoirenquellepartiel’égalitéavaitmodifiélesunsetlesautres.

Ons’étonnerapeut-êtrequ’étantfermementdecetteopinionquelarévolution démocratique dont nous sommes témoins est un faitirrésistible contre lequel ilne seraitnidésirableni sagede lutter, ilmesoit arrivé souvent, dans ce livre, d’adresser des paroles si sévères auxsociétésdémocratiquesquecetterévolutionacréées.

Je répondrai simplement que c’est parce que je n’étais point unadversairedeladémocratiequej’aivouluêtresincèreenverselle.

Leshommesnereçoiventpoint lavéritéde leursennemis,et leursamisnelaleuroffrentguère;c’estpourcelaquejel’aidite.

J’ai pensé que beaucoup se chargeraient d’annoncer les biensnouveaux que l’égalité promet aux hommes, mais que peu oseraientsignalerdeloinlespérilsdontellelesmenace.C’estdoncprincipalementvers ces périls que j’ai dirigé mes regards, et, ayant cru les découvrirclairement,jen’aipaseulalâchetédelestaire.

J’espère qu’on retrouvera dans ce second ouvrage l’impartialitéqu’on a paru remarquer dans le premier. Placé aumilieu des opinionscontradictoiresquinousdivisent,j’aitâchédedétruiremomentanémentdansmoncœurlessympathiesfavorablesoulesinstinctscontrairesquem’inspirechacuned’elles.Siceuxquilirontmonlivreyrencontrentuneseulephrasedontl’objetsoitdeflatterl’undesgrandspartisquiontagiténotrepays,oul’unedespetitesfactionsqui,denosjours,letracassentetl’énervent,queceslecteursélèventlavoixetm’accusent.

Lesujetque j’aivouluembrasserest immense ;car ilcomprend laplupart des sentiments et des idées que fait naître l’état nouveau dumonde.Untelsujetexcèdeassurémentmesforces;enletraitant, jenesuispointparvenuàmesatisfaire.

Mais,sijen’aipuatteindrelebutauquelj’aitendu,leslecteursmerendront dumoins cette justice que j’ai conçu et suivi mon entreprisedansl’espritquipouvaitmerendredigned’yréussir.

Page 5: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Premièrepartie:InfluencedeladémocratiesurlemouvementintellectuelauxÉtats-Unis

Page 6: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreI:Delaméthodephilosophiquedesaméricains

Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’ons’occupemoinsdephilosophiequ’auxÉtats-Unis.

Les Américains n’ont point d’école philosophique qui leur soitpropre,etilss’inquiètentfortpeudetoutescellesquidivisentl’Europe;ilsensaventàpeinelesnoms.

Il est facile de voir cependant que presque tous les habitants desÉtats-Unis dirigent leur esprit de la même manière, et le conduisentd’après les mêmes règles ; c’est-à-dire qu’ils possèdent, sans qu’ils sesoientjamaisdonnélapeined’endéfinirlesrègles,unecertaineméthodephilosophiquequileurestcommuneàtous.

Échapperàl’espritdesystème,aujougdeshabitudes,auxmaximesde famille, aux opinions de classe, et, jusqu’à un certain point, auxpréjugés de nation ; ne prendre la tradition que comme unrenseignement,etlesfaitsprésentsquecommeuneutileétudepourfaireautrementetmieux;chercherparsoi-mêmeetensoiseullaraisondeschoses,tendreaurésultatsansselaisserenchaîneraumoyen,etviseraufondàtraverslaforme:telssontlesprincipauxtraitsquicaractérisentcequej’appellerailaméthodephilosophiquedesAméricains.

Que si je vais plus loin encore, et que, parmi ces traits divers, jechercheleprincipaletceluiquipeutrésumerpresquetouslesautres,jedécouvre que, dans la plupart des opérations de l’esprit, chaqueAméricainn’enappellequ’àl’effortindividueldesaraison.

L’Amériqueestdoncl’undespaysdumondeoùl’onétudielemoinset où l’on suit le mieux les préceptes de Descartes. Cela ne doit passurprendre.

LesAméricainsnelisentpointlesouvragesdeDescartes,parcequeleur état social les détourne des études spéculatives, et ils suivent sesmaximesparcequecemêmeétatsocialdisposenaturellementleurespritàlesadopter.

Page 7: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Aumilieudumouvementcontinuelquirègneauseind’unesociétédémocratique,lelienquiunitlesgénérationsentreellesserelâcheousebrise;chacunyperdaisémentlatracedesidéesdesesaïeux,ounes’eninquièteguère.

Leshommesquiviventdansunesemblablesociéténesauraientnonplus puiser leurs croyances dans les opinions de la classe à laquelle ilsappartiennent, car iln’y a,pourainsidire,plusde classes, et cellesquiexistentencoresontcomposéesd’élémentssimouvants,quelecorpsnesauraitjamaisyexercerunvéritablepouvoirsursesmembres.

Quantà l’actionquepeutavoir l’intelligenced’unhommesurcelled’un autre, elle est nécessairement fort restreinte dans un pays où lescitoyens, devenus à peu près pareils, se voient tous de fort près, et,n’apercevantdansaucund’entreeux les signesd’unegrandeuretd’unesupériorité incontestables, sont sans cesse ramenés vers leur propreraisoncommeverslasourcelaplusvisibleetlaplusprochedelavérité.Cen’estpasseulementalorslaconfianceentelhommequiestdétruite,maislegoûtd’encroireunhommequelconquesurparole.

Chacunserenfermedoncétroitementensoi-mêmeetprétenddelàjugerlemonde.

L’usageoù sont lesAméricainsdeneprendrequ’en eux-mêmes larègledeleurjugementconduitleurespritàd’autreshabitudes.

Commeilsvoientqu’ilsparviennentàrésoudresansaidetouteslespetites difficultés que présente leur vie pratique, ils en concluentaisémentquetoutdans lemondeestexplicable,etquerienn’ydépasselesbornesdel’intelligence.

Ainsi,ilsnientvolontierscequ’ilsnepeuventcomprendre:celaleurdonne peu de foi pour l’extraordinaire et un dégoût presque invinciblepourlesurnaturel.

Comme c’est à leur propre témoignage qu’ils ont coutume de s’enrapporter,ilsaimentàvoirtrèsclairementl’objetdontilss’occupent;ilsle débarrassent donc, autant qu’ils le peuvent, de son enveloppe, ilsécartent tout ce qui les en sépare et enlèvent tout ce qui le cache auxregards,afindelevoirdeplusprèsetenpleinjour.Cettedispositiondeleur esprit les conduit bientôt àmépriser les formes, qu’ils considèrentcommedesvoilesinutilesetincommodesplacésentreeuxetlavérité.

Page 8: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Les Américains n’ont donc pas eu besoin de puiser leur méthodephilosophiquedans les livres, ils l’ont trouvéeeneux-mêmes.J’endiraiautantdecequis’estpasséenEurope.

Cettemêmeméthode ne s’est établie et vulgarisée enEurope qu’àmesurequelesconditionsysontdevenuespluségalesetleshommesplussemblables.

Considéronsunmomentl’enchaînementdestemps:AuXVIesiècle,lesréformateurssoumettentàlaraisonindividuelle

quelques-uns des dogmes de l’ancienne foi ; mais ils continuent à luisoustraire la discussion de tous les autres. Au XVIIe, Bacon, dans lessciences naturelles, et Descartes, dans la philosophie proprement dite,abolissent les formules reçues, détruisent l’empire des traditions etrenversentl’autoritédumaître.

Les philosophes du XVIIIe siècle, généralisant enfin le mêmeprincipe, entreprennent de soumettre à l’examen individuel de chaquehommel’objetdetoutessescroyances.

Qui ne voit que Luther, Descartes et Voltaire se sont servis de lamêmeméthode, et qu’ils ne diffèrent que dans le plus oumoins grandusagequ’ilsontprétenduqu’onenfit?

D’où vient que les réformateurs se sont si étroitement renfermésdans le cercledes idées religieuses ?PourquoiDescartes, ne voulant seservirdesaméthodequ’encertainesmatières,bienqu’ill’eûtmiseenétatde s’appliquerà toutes, a-t-ildéclaréqu’ilne fallait jugerpar soi-mêmequeleschosesdephilosophieetnondepolitique?Commentest-ilarrivéqu’auXVIIIe siècle, onait tiré tout à coupde cettemêmeméthodedesapplicationsgénéralesqueDescartesetsesprédécesseursn’avaientpointaperçues ou s’étaient refusés à découvrir ? D’où vient enfin qu’à cetteépoquelaméthodedontnousparlonsestsoudainementsortiedesécolespour pénétrer dans la société et devenir la règle commune del’intelligence,etqu’aprèsavoirétépopulairechezlesFrançais,elleaétéostensiblement adoptée ou secrètement suivie par tous les peuples del’Europe?

LaméthodephilosophiquedontilestquestionapunaîtreauXVIesiècle, se préciser et se généraliser auXVIIe ;mais elle nepouvait êtrecommunément adoptée dans aucun des deux. Les lois politiques, l’état

Page 9: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

social, les habitudes d’esprit qui découlent de ces premières causes, s’yopposaient.

Elleaétédécouverteàuneépoqueoùleshommescommençaientàs’égaliseretàseressembler.Ellenepouvaitêtregénéralementsuiviequedans des siècles où les conditions étaient enfin devenues à peu prèspareillesetleshommespresquesemblables.

La méthode philosophique du XVIIIe siècle n’est donc passeulementfrançaise,maisdémocratique,cequiexpliquepourquoielleaétésifacilementadmisedanstoutel’Europe,dontelleatantcontribuéàchanger la face. Ce n’est point parce que les Français ont changé leursanciennes croyances et modifié leurs anciennes mœurs qu’ils ontbouleversé lemonde, c’est parceque, les premiers, ils ont généralisé etmisenlumièreuneméthodephilosophiqueàl’aidedelaquelleonpouvaitaisémentattaquertoutesleschosesanciennesetouvrirlavoieàtouteslesnouvelles.

Que simaintenant l’onme demande pourquoi, de nos jours, cettemêmeméthodeestplusrigoureusementsuivieetplussouventappliquéeparmilesFrançaisquechezlesAméricains,auseindesquelsl’égalitéestcependantaussicomplèteetplusancienne,jerépondraiquecelatientenpartie à deux circonstances qu’il est d’abord nécessaire de fairecomprendre.

C’est la religion qui a donné naissance aux sociétés anglo-américaines : il ne faut jamais l’oublier ; aux États-Unis, la religion seconfonddoncavectoutesleshabitudesnationalesettouslessentimentsquelapatriefaitnaître;celaluidonneuneforceparticulière.

Àcetteraisonpuissanteajoutezcetteautre,quinel’estpasmoins:en Amérique, la religion s’est, pour ainsi dire, posé elle-même seslimites ; l’ordre religieux y est resté entièrement distinct de l’ordrepolitique,detellesortequ’onapuchangerfacilementlesloisanciennessansébranlerlesanciennescroyances.

Le christianismeadonc conservéungrand empire sur l’esprit desAméricains, et, ce que je veux surtout remarquer, il ne règne pointseulement comme une philosophie qu’on adopte après examen, maiscommeunereligion,qu’oncroitsansladiscuter.

Aux États-Unis, les sectes chrétiennes varient à l’infini et se

Page 10: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

modifientsanscesse,maislechristianismelui-mêmeestunfaitétablietirrésistiblequ’onn’entreprendpointd’attaquernidedéfendre.

LesAméricains,ayantadmissansexamenlesprincipauxdogmesdela religion chrétienne, sont obligés de recevoir de lamêmemanière ungrandnombredevéritésmoralesquiendécoulentetquiytiennent.Celaresserredansdes limitesétroites l’actionde l’analyse individuelle,et luisoustraitplusieursdesplusimportantesopinionshumaines.

L’autrecirconstancedontj’aiparléestcelle-ci:LesAméricainsontunétatsocialetuneconstitutiondémocratiques,

maisilsn’ontpointeuderévolutiondémocratique.Ilssontarrivésàpeuprès tels que nous les voyons sur le sol qu’ils occupent. Cela est trèsconsidérable.

Iln’yapasderévolutionsquineremuentlesanciennescroyances,n’énervent l’autorité et n’obscurcissent les idées communes. Touterévolutionadoncplusoumoinspoureffetde livrer leshommesàeux-mêmes et d’ouvrir devant l’esprit de chacun d’eux un espace vide etpresquesansbornes.

Lorsque les conditions deviennent égales à la suite d’une lutteprolongéeentrelesdifférentesclassesdontlavieillesociétéétaitformée,l’envie, lahaineet leméprisduvoisin, l’orgueilet laconfianceexagéréeen soi-même, envahissent, pour ainsi dire, le cœur humain et en fontquelque temps leur domaine. Ceci, indépendamment de l’égalité,contribuepuissammentàdiviserleshommes,àfairequ’ilssedéfientdujugement lesunsdes autres etqu’ilsne cherchent la lumièrequ’en euxseuls.

Chacunentreprendalorsdesesuffireetmetsagloireàsefairesurtouteschosesdescroyancesqui luisoientpropres.Leshommesnesontplus liésquepardes intérêtsetnonpardes idées, et l’ondiraitque lesopinions humaines ne forment plus qu’une sorte de poussièreintellectuelle qui s’agite de tous côtés, sans pouvoir se rassembler et sefixer.

Ainsi, l’indépendance d’esprit que l’égalité suppose n’est jamais sigrande et neparaît si excessivequ’aumoment où l’égalité commence às’établiretdurantlepénibletravailquilafonde.Ondoitdoncdistingueravec soin l’espèce de liberté intellectuelle que l’égalité peut donner, de

Page 11: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

l’anarchieque larévolutionamène. Il fautconsidéreràpartchacunedeces deux choses, pour ne pas concevoir des espérances et des craintesexagéréesdel’avenir.

Je crois que les hommes qui vivront dans les sociétés nouvellesferont souvent usage de leur raison individuelle ; mais je suis loin decroirequ’ilsenfassentsouventabus.

Cecitientàunecauseplusgénéralementapplicableàtouslespaysdémocratiquesetqui,àlalongue,doityretenirdansdeslimitesfixes,etquelquefoisétroites,l’indépendanceindividuelledelapensée.

Jevaisladiredanslechapitrequisuit.

Page 12: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreII:Delasourceprincipaledescroyanceschezlespeuplesdémocratiques

Lescroyancesdogmatiquessontplusoumoinsnombreuses,suivantles temps.Ellesnaissentdedifférentesmanières etpeuvent changerdeformeetd’objet ;maisonnesaurait fairequ’iln’yaitpasdecroyancesdogmatiques, c’est-à-dire d’opinions que les hommes reçoivent deconfianceetsanslesdiscuter.Sichacunentreprenaitlui-mêmedeformertoutessesopinionsetdepoursuivreisolémentlavéritédansdescheminsfrayéspar lui seul, iln’estpasprobablequ’ungrandnombred’hommesdûtjamaisseréunirdansaucunecroyancecommune.

Or,ilestfaciledevoirqu’iln’yapasdesociétéquipuisseprospérersans croyances semblables, ou plutôt il n’y en a point qui subsistentainsi;car,sansidéescommunes,iln’yapasd’actioncommune,et,sansactioncommune,ilexisteencoredeshommes,maisnonuncorpssocial.Pour qu’il y ait société, et, à plus forte raison, pour que cette sociétéprospère, il faut donc que tous les esprits des citoyens soient toujoursrassemblésettenusensembleparquelquesidéesprincipales;etcelanesauraitêtre,àmoinsquechacund’euxneviennequelquefoispuisersesopinionsàunemêmesourceetneconsenteàrecevoiruncertainnombredecroyancestoutesfaites.

Si je considère maintenant l’homme a part, je trouve que lescroyancesdogmatiquesne lui sontpasmoins indispensablespourvivreseulquepouragirencommunavecsessemblables.

Si l’homme était forcé de se prouver à lui-même toutes les véritésdont il se sert chaque jour, il n’en finirait point ; il s’épuiserait endémonstrationspréliminairessansavancer;commeiln’apasletemps,àcauseducourtespacede lavie,ni la faculté,àcausedesbornesdesonesprit, d’en agir ainsi, il en est réduit à tenirpour assurésune fouledefaitsetd’opinionsqu’iln’aeuni le loisirni lepouvoird’examineretdevérifier par lui-même, mais que de plus habiles ont trouvés ou que lafoule adopte. C’est sur ce premier fondement qu’il élève lui-mêmel’édifice de ses propres pensées. Ce n’est pas sa volonté qui l’amène à

Page 13: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

procéderdecettemanière;laloiinflexibledesaconditionl’ycontraint.Il n’y apasde si grandphilosophedans lemondequine croieun

milliondechosessurlafoid’autrui,etquinesupposebeaucoupplusdevéritésqu’iln’enétablit.

Ceci est non seulement nécessaire,mais désirable.Unhommequientreprendrait d’examiner tout par lui-même ne pourrait accorder quepeudetempsetd’attentionàchaquechose;cetravailtiendraitsonespritdans une agitation perpétuelle qui l’empêcherait de pénétrerprofondémentdansaucunevéritéetdesefixeravecsoliditédansaucunecertitude.Son intelligenceserait toutà la fois indépendanteetdébile. Ilfautdoncque,parmilesdiversobjetsdesopinionshumaines,ilfasseunchoixetqu’iladoptebeaucoupdecroyances.sans lesdiscuter,afind’enmieuxapprofondirunpetitnombredontils’estréservél’examen.

Il est vrai que tout homme qui reçoit une opinion sur la paroled’autruimet sonesprit enesclavage ;mais c’estune servitude salutairequipermetdefaireunbonusagedelaliberté.

Il faut donc toujours, quoi qu’il arrive, que l’autorité se rencontrequelquepart dans lemonde intellectuel etmoral. Saplace est variable,mais elle anécessairementuneplace. L’indépendance individuelle peutêtre plus ou moins grande ; elle ne saurait être sans bornes. Ainsi, laquestionn’estpasdesavoirs’ilexisteuneautoritéintellectuelledanslessièclesdémocratiques,maisseulementoùenestledépôtetquelleenseralamesure.

J’ai montré dans le chapitre précédent comment l’égalité desconditions faisait concevoir aux hommes une sorte d’incrédulitéinstinctive pour le surnaturel, et une idée très haute et souvent fortexagéréedelaraisonhumaine.

Les hommes qui vivent dans ces temps d’égalité sont doncdifficilement conduits à placer l’autorité intellectuelle à laquelle ils sesoumettentendehorsetau-dessusdel’humanité.C’esteneux-mêmesoudansleurssemblablesqu’ilscherchentd’ordinairelessourcesdelavérité.Cela suffirait pour prouver qu’une religion nouvelle ne saurait s’établirdanscessiècles,etque toutes tentativespour la fairenaîtreneseraientpasseulementimpies,maisridiculesetdéraisonnables.Onpeutprévoirque les peuples démocratiques ne croiront pas aisément aux missions

Page 14: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

divines, qu’ils se riront volontiers des nouveaux prophètes et qu’ilsvoudronttrouverdansleslimitesdel’humanité,etnonau-delà,l’arbitreprincipaldeleurscroyances.

Lorsquelesconditionssontinégalesetleshommesdissemblables,ilyaquelques individustrèséclairés, trèssavants, trèspuissantspar leurintelligence,etunemultitudetrèsignoranteetfortbornée.Lesgensquivivent dans les temps d’aristocratie sont donc naturellement portés àprendrepour guidede leurs opinions la raison supérieured’unhommeoud’uneclasse,tandisqu’ilssontpeudisposésàreconnaîtrel’infaillibilitédelamasse.

Lecontrairearrivedanslessièclesd’égalité.Àmesurequelescitoyensdeviennentpluségauxetplussemblables,

le penchant de chacun à croire aveuglément un certain homme ou unecertaineclassediminue.Ladispositionàencroirelamasseaugmente,etc’estdeplusenplusl’opinionquimènelemonde.

Non seulement l’opinion commune est le seul guide qui reste à laraisonindividuellechezlespeuplesdémocratiques;maiselleachezcespeuplesunepuissance infinimentplusgrandequecheznulautre.Danslestempsd’égalité,leshommesn’ontaucunefoilesunsdanslesautres,àcause de leur similitude ; mais cette même similitude leur donne uneconfiance presque illimitée dans le jugement du public ; car il ne leurparaîtpasvraisemblablequ’ayanttousdeslumièrespareilles,lavériténeserencontrepasducôtéduplusgrandnombre.

Quand l’homme qui vit dans les pays démocratiques se compareindividuellementà tousceuxqui l’environnent, il sentavecorgueilqu’ilest égal à chacund’eux ;mais, lorsqu’il vient à envisager l’ensembledeses semblables et à se placer lui-même à côté de ce grand corps, il estaussitôtaccablédesapropreinsignifianceetdesafaiblesse.

Cette même égalité qui le rend indépendant de chacun de sesconcitoyensenparticulier,lelivreisoléetsansdéfenseàl’actionduplusgrandnombre.

Le public a donc chez les peuples démocratiques une puissancesingulière dont les nations aristocratiques ne pouvaient pas mêmeconcevoirl’idée.Ilnepersuadepassescroyances,illesimposeetlesfaitpénétrerdanslesâmesparunesortedepressionimmensedel’espritde

Page 15: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

toussur,l’intelligencedechacun,AuxÉtats-Unis, lamajorité sechargede fourniraux individusune

fouled’opinions toutes faites, et les soulageainside l’obligationdes’enformer qui leur soient propres. Il y a un grand nombre de théories enmatièredephilosophie,demoraleoudepolitique,quechacunyadopteainsisansexamensurlafoidupublic;et,sil’onregardedetrèsprès,onverra que la religion elle-même y règne bien moins comme doctrinerévéléequecommeopinioncommune.

Jesaisque,parmilesAméricains,lesloispolitiquessonttellesquelamajorité y régit souverainement la société ; ce qui accroît beaucoupl’empirequ’elleyexercenaturellementsurl’intelligence.Cariln’yariende plus familier à l’homme que de reconnaître une sagesse supérieuredansceluiquil’opprime.

Cette omnipotence politique de la majorité aux États-Unisaugmente,eneffet,l’influencequelesopinionsdupublicyobtiendraientsansellesurl’espritdechaquecitoyen;maisellenelafondepoint.C’estdans l’égalitémêmequ’il fautchercher lessourcesdecette influence,etnon dans les institutions plus ou moins populaires que des hommeségauxpeuventsedonner.Ilestàcroirequel’empireintellectuelduplusgrandnombreseraitmoinsabsoluchezunpeupledémocratiquesoumisàun roi, qu’au sein d’une pure démocratie ; mais il sera toujours trèsabsolu,et,quellesquesoientlesloispolitiquesquirégissentleshommesdans les siècles d’égalité, l’on peut prévoir que la foi dans l’opinioncommune y deviendra une sorte de religion dont la majorité sera leprophète.

Ainsi l’autorité intellectuelle sera différente, mais elle ne sera pasmoindre ; et, loin de croire qu’elle doive disparaître, j’augure qu’elledeviendrait aisément trop grande et qu’il pourrait se faire qu’ellerenfermât enfin l’action de la raison individuelle dans des limites plusétroites qu’il ne convient à la grandeur et au bonheur de l’espècehumaine.Jevoistrèsclairementdansl’égalitédeuxtendances:l’unequiportel’espritdechaquehommeversdespenséesnouvelles,etl’autrequile réduirait volontiers à ne plus penser. Et j’aperçois comment, sousl’empiredecertaineslois,ladémocratieéteindraitlalibertéintellectuellequel’étatsocialdémocratiquefavorise,detellesortequ’aprèsavoirbrisétoutes lesentravesque lui imposaient jadisdesclassesoudeshommes,

Page 16: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

l’esprit, humain s’enchaînerait étroitement aux volontés générales dugrandnombre.

Si, à la place de toutes les puissances diverses qui gênaient ouretardaient outre mesure l’essor de la raison individuelle, les peuplesdémocratiques substituaient le pouvoir absolu d’une majorité, le maln’aurait fait que changer de caractère. Les hommes n’auraient pointtrouvélemoyendevivreindépendants;ilsauraientseulementdécouvert,chosedifficile,unenouvellephysionomiede laservitude. Ilya là, jenesaurais trop le redire, de quoi faire réfléchir profondément ceux quivoientdanslalibertédel’intelligenceunechosesainte,etquinehaïssentpointseulementledespote,maisledespotisme.Pourmoi,quandjesenslamaindupouvoirqui s’appesantit surmon front, ilm’importepeudesavoir quim’opprime, et jene suis pasmieuxdisposé àpasserma têtedanslejoug,parcequ’unmilliondebrasmeleprésentent.

Page 17: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreIII:Pourquoilesaméricainsmontrentplusd’aptitudeetdegoûtpourlesidéesgénéralesqueleurs

pèreslesanglais

Dieune songepoint au genrehumain en général. Il voit d’un seulcoupd’œiletséparémenttouslesêtresdontl’humanitésecompose,etilaperçoitchacund’euxaveclesressemblancesquilerapprochentdetousetlesdifférencesquil’enisolent.

Dieun’adoncpasbesoind’idéesgénérales;c’est-à-direqu’ilnesentjamaislanécessitéderenfermeruntrèsgrandnombred’objetsanaloguessousunemêmeformeafind’ypenserpluscommodément.

Il n’en est point ainsi de l’homme. Si l’esprit humain entreprenaitd’examiner et de juger individuellement tous les cas particuliers qui lefrappent,ilseperdraitbientôtaumilieudel’immensitédesdétailsetneverrait plus rien ; dans cette extrémité, il a recours a un procédéimparfait,maisnécessaire,quiaidesafaiblesseetquilaprouve.

Aprèsavoirconsidérésuperficiellementuncertainnombred’objetsetremarquéqu’ilsseressemblent,illeurdonneàtousunmêmenom,lesmetàpartetpoursuitsaroute.

Les idées générales n’attestent point la force de l’intelligencehumaine, mais plutôt son insuffisance, car il n’y a point d’êtresexactementsemblablesdans lanature :pointde faits identiques ;pointderèglesapplicablesindistinctementetdelamêmemanièreàplusieursobjetsàlafois.

Les idées générales ont cela d’admirable, qu’elles permettent àl’esprit humain de, porter des jugements rapides sur un grand nombred’objetsà la fois ;mais,d’uneautrepart,ellesne lui fournissent jamaisque des notions incomplètes, et elles lui font toujours perdre enexactitudecequ’ellesluidonnentenétendue.

À mesure que les sociétés vieillissent, elles acquièrent laconnaissancedefaitsnouveauxetelless’emparentchaquejour,presqueàleurinsu,dequelquesvéritésparticulières.

Page 18: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Àmesureque l’hommesaisitplusde véritésde cette espèce, il estnaturellement amené à concevoir un plus grand nombre d’idéesgénérales. On ne saurait voir séparément une multitude de faitsparticuliers, sans découvrir enfin le lien commun qui les rassemble.Plusieursindividusfontpercevoirlanotiondel’espèce;plusieursespècesconduisent nécessairement à celle du genre. L’habitude et le goût desidéesgénéralesserontdonctoujoursd’autantplusgrandschezunpeuple,queseslumièresyserontplusanciennesetplusnombreuses.

Mais il y a d’autres raisons encore qui poussent les hommes àgénéraliserleursidéesoulesenéloignent.

Les Américains font beaucoup plus souvent usage que les Anglaisdes idées générales et s’y complaisent bien davantage ; cela paraît fortsingulieraupremierabord,sil’onconsidèrequecesdeuxpeuplesontunemêmeorigine,qu’ilsontvécupendantdessièclessouslesmêmesloisetqu’ilssecommuniquentencoresanscesseleursopinionsetleursmœurs.Lecontrasteparaîtbeaucoupplusfrappantencorelorsquel’onconcentreses regards sur notre Europe et que l’on compare entre eux les deuxpeupleslespluséclairésquil’habitent.

Ondiraitquechez lesAnglais l’esprithumainnes’arrachequ’avecregret et avec douleur à la contemplation des faits particuliers, pourremonterdelàjusqu’auxcauses,etqu’ilnegénéralisequ’endépitdelui-même.

Ilsemble,aucontraire,queparminouslegoûtdesidéesgénéralessoitdevenuunepassionsieffrénéequ’ilfailleàtoutproposlasatisfaire.J’apprends,chaquematin,enmeréveillant,qu’onvientdedécouvrirunecertaineloigénéraleetéternelledontjen’avaisjamaisouïparlerjusque-là. Il n’y a pas de simédiocre écrivain auquel il suffise pour son coupd’essaidedécouvrirdesvéritésapplicablesàungrandroyaume,etquinerestemécontentdelui-même,s’iln’apurenfermerlegenrehumaindanslesujetdesondiscours.

Une pareille dissemblance entre deux peuples très éclairésm’étonne. Si je reporte enfin mon esprit vers l’Angleterre et que jeremarque ce qui se passe depuis un demi-siècle dans son sein, je croispouvoiraffirmerque legoûtdes idéesgénéraless’ydéveloppeàmesurequel’ancienneConstitutiondupayss’affaiblit.

Page 19: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

L’étatplusoumoinsavancédes lumièresnesuffitdoncPoint seulpour expliquer ce qui suggère à l’esprit humain l’amour des idéesgénéralesoul’endétourne.

Lorsque les conditions sont fort inégales, etque les inégalités sontpermanentes,lesindividusdeviennentpeuàpeusidissemblables,qu’ondiraitqu’il yaautantd’humanitésdistinctesqu’il yadeclasses ;onnedécouvre jamais à la fois que l’une d’elles, et, perdant de vue le liengénéralqui lesrassembletoutesdanslevasteseindugenrehumain,onn’envisagejamaisquecertainshommesetnonpasl’homme.

Ceuxquiviventdanscessociétésaristocratiquesneconçoiventdoncjamais d’idées fort générales relativement à eux-mêmes, et cela suffitpour leur donner une défiance habituelle de ces idées et un dégoûtinstinctifpourelles.

L’homme qui habite les pays démocratiques ne découvre, aucontraire,prèsde lui,quedesêtresàpeuprèspareils ; ilnepeutdoncsonger à une partie quelconque de l’espèce humaine, que sa pensée nes’agrandisse et ne se dilate jusqu’à embrasser l’ensemble. Toutes lesvérités qui sont applicables à lui-même lui paraissent s’appliquerégalementetde lamêmemanièreàchacundesesconcitoyensetdesessemblables.Ayantcontracté l’habitudedes idéesgénéralesdanscelledeses études dont il s’occupe le plus et qui l’intéresse davantage, iltransportecettemêmehabitudedanstouteslesautres,etc’estainsiquele besoin de découvrir en toutes choses des règles communes, derenfermer un grand nombre d’objets sous une même forme, etd’expliquerunensembledefaitsparuneseulecause,devientunepassionardenteetsouventaveugledel’esprithumain.

Riennemontremieuxlavéritédecequiprécèdequelesopinionsdel’Antiquitérelativementauxesclaves.

LesgénieslesplusprofondsetlesplusvastesdeRomeetdelaGrècen’ont jamaispuarriveràcette idéesigénérale,maisenmêmetempssisimple, de la similitude des hommes et du droit égal que chacund’euxapporte, ennaissant, à la liberté ; et ils se sont évertués à prouver quel’esclavageétaitdanslanature,etqu’ilexisteraittoujours.Bienplus,toutindiquequeceuxdesAnciensquiontétéesclavesavantdedevenirlibres,et dont plusieurs nous ont laissé de beaux écrits, envisageaient eux-

Page 20: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

mêmeslaservitudesouscemêmejour.Tous les grands écrivains de l’Antiquité faisaient partie de

l’aristocratie des maîtres, ou du moins ils voyaient cette aristocratieétabliesanscontestationsousleursyeux;leuresprit,aprèss’êtreétendudeplusieurscôtés,setrouvadoncbornédecelui-là,etilfallutqueJésus-Christvînt sur la terrepour faire comprendreque tous lesmembresdel’espècehumaineétaientnaturellementsemblablesetégaux.

Dans les siècles d’égalité, tous les hommes sont indépendants lesunsdesautres,isolésetfaibles;onn’envoitpointdontlavolontédiriged’une façon permanente lesmouvements de la foule ; dans ces temps,l’humanitésemble toujoursmarcherd’elle-même.Pourexpliquercequise passe dans le monde, on en est donc réduit à rechercher quelquesgrandes causes qui, agissant de la même manière sur chacun de nossemblables, les portent ainsi à suivre tous volontairement une mêmeroute.Celaconduitencorenaturellementl’esprithumainàconcevoirdesidéesgénéralesetl’amèneàencontracterlegoût.

J’aimontréprécédemmentcommentl’égalitédesconditionsportaitchacun à chercher la vérité par soi-même. Il est facile de voir qu’unepareilleméthodedoitinsensiblementfairetendrel’esprithumainverslesidéesgénérales.Lorsquejerépudielestraditionsdeclasse,deprofessionetdefamille,quej’échappeàl’empiredel’exemplepourchercher,parleseuleffortdemaraison,lavoieàsuivre,jesuisenclinàpuiserlesmotifsdemes opinions dans la naturemême de l’homme, ce quime conduitnécessairementetpresqueàmoninsu,versungrandnombredenotionstrèsgénérales.

Tout ce qui précède achève d’expliquer pourquoi les Anglaismontrent beaucoupmoins d’aptitude et de goût pour la généralisationdes idées que leurs fils les Américains et surtout que leurs voisins lesFrançais, etpourquoi lesAnglaisdenos jours enmontrentplusquenel’avaientfaitleurspères.

Les Anglais ont été longtemps un peuple très éclairé et enmêmetempstrèsaristocratique ; leurs lumières les faisaient tendresanscessevers des idées très générales, et leurs habitudes aristocratiques lesretenaientdansdesidéestrèsparticulières.Delà,cettephilosophie,toutà la foisaudacieuseet timide, largeetétroite,quiàdominé jusqu’icien

Page 21: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Angleterre,etquiytientencoretantd’espritsresserrésetimmobiles.Indépendamment des causes que j’ai montrées plus haut, on en

rencontred’autres encore,moinsapparentes,maisnonmoinsefficaces,qui produisent chez presque tous les peuples démocratiques le goût etsouventlapassiondesidéesgénérales.

Il fautbiendistinguerentrecessortesd’idées. Ilyenaquisont leproduit d’un travail lent, détaillé, consciencieux, de l’intelligence, etcelles-làélargissentlasphèredesconnaissanceshumaines.

Ilyenad’autresquinaissentaisémentd’unpremiereffortrapidedel’esprit, et qui n’amènent que des notions très superficielles et trèsincertaines.

Les hommes qui vivent dans les siècles d’égalité ont beaucoup decuriositéetpeudeloisir;leurvieestsipratique,sicompliquée,siagitée,siactive,qu’ilneleurrestequepeudetempspourpenser.Leshommesdes siècles démocratiques aiment les idées générales, parce qu’elles lesdispensent d’étudier les cas particuliers ; elles contiennent, si je puism’exprimerainsi,beaucoupdechosessousunpetitvolumeetdonnentenpeudetempsungrandproduit.Lorsdoncqu’aprèsunexameninattentifetcourt,ilscroientapercevoirentrecertainsobjetsunrapportcommun,ils ne poussent pas plus loin leur recherche, et, sans examiner dans ledétailcommentcesdiversobjetsseressemblentoudifférent,ilssehâtentdelesrangertoussouslamêmeformule,afindepasseroutre.

L’un des caractères distinctifs des siècles démocratiques, c’est legoût qu’y éprouvent tous les hommes pour les succès faciles et lesjouissances présentes. Ceci se retrouve dans les carrières intellectuellescomme dans toutes les autres. La plupart de ceux qui vivent dans lestempsd’égalitésontpleinsd’uneambitiontoutàlafoisviveetmolle;ilsveulent obtenir sur-le-champ de grands succès,mais ils désireraient sedispenser de grands efforts. Ces instincts contraires les mènentdirectementà la recherchedes idéesgénérales,à l’aidedesquelles ils seflattent de peindre de très vastes objets à peu de frais, et d’attirer lesregardsdupublicsanspeine.

Et je ne sais s’ils ont tort de penser ainsi ; car leurs lecteurscraignent autant d’approfondir qu’ils peuvent le faire eux-mêmes et necherchentd’ordinairedanslestravauxdel’espritquedesplaisirsfaciles

Page 22: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

etdel’instructionsanstravail.Si les nations aristocratiques ne font pas assez d’usage des idées

générales et leurmarquent souventunmépris inconsidéré, il arrive, aucontraire,quelespeuplesdémocratiquessonttoujoursprêtsàfaireabusdecessortesd’idéesetàs’enflammerindiscrètementpourelles.

Page 23: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreIV:Pourquoilesaméricainsn’ontjamaisétéaussipassionnesquelesfrançaispourlesidées

généralesenmatièrepolitique

J’aiditprécédemmentquelesAméricainsmontraientungoûtmoinsvif que les Français pour les idées générales. Cela est surtout vrai desidéesgénéralesrelativesàlapolitique.

Quoique les Américains fassent pénétrer dans la législationinfinimentplusd’idéesgénéralesquelesAnglais,etqu’ilssepréoccupentbeaucoupplusqueceux-cid’ajusterlapratiquedesaffaireshumainesàlathéorie, on n’a jamais vu aux États-Unis de corps politiques aussiamoureux d’idées générales que l’ont été chez nous l’Assembléeconstituanteet laConvention ; jamais lanationaméricaine toutentièrene s’est passionnée pour ces sortes d’idées de lamêmemanière que lepeuplefrançaisduXVIIIesiècle,etn’afaitvoirunefoiaussiaveugledanslabontéetdanslavéritéabsolued’aucunethéorie.

Cette différence entre les Américains et nous naît de plusieurscauses,maisdecelle-ciprincipalement:

Les Américains forment un peuple démocratique qui a toujoursdirigé par lui-même les affaires publiques, et nous sommes un peupledémocratiquequi,pendant longtemps,n’apuquesongerà lameilleuremanièredelesconduire.

Notre état social nous portait déjà à concevoir des idées trèsgénérales en matière de gouvernement, alors que notre constitutionpolitiquenousempêchaitencorederectifiercesidéesparl’expérienceetd’endécouvrirpeuàpeul’insuffisance,tandisquechezlesAméricainscesdeuxchosessebalancentsanscesseetsecorrigentnaturellement.

Ilsemble,aupremierabord,quececisoitfortopposéàcequej’aiditprécédemment, que les nations démocratiques puisaient dans lesagitationsmêmesdeleurviepratiquel’amourqu’ellesmontrentpourlesthéories. Un examen plus attentif fait découvrir qu’il n’y a là rien decontradictoire.

Page 24: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Leshommesquiviventdanslespaysdémocratiquessontfortavidesd’idées générales, parce qu’ils ont peu de loisirs et que ces idées lesdispensentdeperdreleurtempsàexaminerlescasparticuliers;celaestvrai, mais ne doit s’entendre que des matières qui ne sont pas l’objethabitueletnécessairede leurspensées.Descommerçantssaisirontavecempressementet sansy regarderde fortprès toutes les idéesgénéralesqu’on leur présentera relativement à la philosophie, à la politique, auxsciences et aux arts ; mais ils ne recevront qu’après examen celles quiauronttraitaucommerceetnelesadmettrontquesousréserve.

Lamême chose arrive aux hommes d’État, quand il s’agit d’idéesgénéralesrelativesàlapolitique.

Lors donc qu’il y a un sujet sur lequel il est particulièrementdangereuxquelespeuplesdémocratiquesselivrentaveuglémentetoutremesureauxidéesgénérales, lemeilleurcorrectifqu’onpuisseemployer,c’est de faire qu’ils s’en occupent tous les jours et d’une manièrepratique;ilfaudrabienalorsqu’ilsentrentforcémentdanslesdétails,etlesdétailsleurferontapercevoirlescôtésfaiblesdelathéorie.

Leremèdeestsouventdouloureux,maissoneffetestsûr.C’est ainsi que les institutions démocratiques, qui forcent chaque

citoyen de s’occuper pratiquement du gouvernement,modèrent le goûtexcessifdesthéoriesgénéralesenmatièrepolitique,quel’égalitésuggère.

Page 25: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreV:Comment,auxÉtats-Unis,lareligionsaitseservirdesinstinctsdémocratiques

J’ai établi, dans un des chapitres précédents, que les hommes nepeuvent se passer de croyances dogmatiques, et qu’il étaitmême très àsouhaiter qu’ils en eussent de telles. J’ajoute ici que, parmi toutes lescroyances dogmatiques, les plus désirables me semblent être lescroyances dogmatiques en matière de religion ; cela se déduit trèsclairement,alorsmêmequ’onneveutfaireattentionqu’auxseulsintérêtsdecemonde.

Iln’yapresquepointd’actionhumaine,quelqueparticulièrequ’onlasuppose,quineprennenaissancedansuneidéetrèsgénéraleque leshommesontconçuedeDieu,desesrapportsaveclegenrehumain,delanaturede leurâmeetde leursdevoirsenvers leurs semblables.L’onnesauraitfairequecesidéesnesoientpaslasourcecommunedonttoutlerestedécoule.

LeshommesontdoncunintérêtimmenseàsefairedesidéesbienarrêtéessurDieu,leurâme,leursdevoirsgénérauxenversleurCréateuretleurssemblables;carledoutesurcespremierspointslivreraittoutesleursactionsauhasardetlescondamneraitenquelquesorteaudésordreetàl’impuissance.

C’estdonclamatièresurlaquelleilestleplusimportantquechacundenousaitdesidéesarrêtées,etmalheureusementc’estaussicelledanslaquelleilestleplusdifficilequechacun,livréàlui-même,etparleseuleffortdesaraison,envienneàarrêtersesidées.

Iln’yaquedesespritstrèsaffranchisdespréoccupationsordinairesde la vie, très pénétrants, très déliés, très exercés, qui, à l’aide debeaucoup de temps et de soins, puissent percer jusqu’à ces vérités sinécessaires.

Encore voyons-nous que ces philosophes eux-mêmes sont presquetoujoursenvironnésd’incertitudes;qu’àchaquepaslalumièrenaturellequi les éclaire s’obscurcit et menace de s’éteindre, et que, malgré tousleursefforts,ilsn’ontencorepudécouvrirqu’unpetitnombredenotions

Page 26: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

contradictoires, au milieu desquelles l’esprit humain flotte sans cessedepuisdesmilliersd’années, sanspouvoir saisir fermement la vériténimême trouver de nouvelles erreurs. De pareilles études sont fort au-dessusde lacapacitémoyennedeshommes,et,quandmêmelaplupartdes hommes seraient capables de s’y livrer, il est évident qu’ils n’enauraientpasleloisir.

Des idées arrêtées sur Dieu et la nature humaine sontindispensablesà lapratique journalièrede leurvie,etcettepratique lesempêchedepouvoirlesacquérir.

Celameparaît unique.Parmi les sciences, il en est qui, utiles à lafoule, sont à sa portée ; d’autres ne sont abordables qu’à peu depersonnesetnesontpointcultivéesparlamajorité,quin’abesoinquedeleurs applications les plus éloignées ; mais la pratique journalière decelle-ciest indispensableà tous,bienquesonétudesoit inaccessibleauplusgrandnombre.

Les idées générales relatives à Dieu et à la nature humaine sontdonc,parmitouteslesidées,cellesqu’ilconvientlemieuxdesoustraireàl’actionhabituelledelaraisonindividuelle,etpourlaquelleilyaleplusàgagneretlemoinsàperdreenreconnaissantuneautorité.

Lepremierobjet,etl’undesprincipauxavantagesdesreligions,estdefournirsurchacunedecesquestionsprimordialesunesolutionnette,précise,intelligiblepourlafouleettrèsdurable.

Ilyadesreligionstrèsfaussesettrèsabsurdes;cependantl’onpeutdirequetoutereligionquirestedanslecerclequejeviensd’indiqueretqui ne prétend pas en sortir, ainsi que plusieurs l’ont tenté, pour allerarrêter de tous côtés le libre essor de l’esprit humain, impose un jougsalutaireàl’intelligence;etilfautreconnaîtreque,siellenesauvepointles hommes dans l’autre monde, elle est du moins très utile à leurbonheuretàleurgrandeurdanscelui-ci.

Celaestsurtoutvraideshommesquiviventdanslespayslibres.Quandlareligionestdétruitechezunpeuple,ledoutes’emparedes

portionslesplushautesdel’intelligenceetilparalyseàmoitiétouteslesautres. Chacun s’habitue à n’avoir que des notions confuses etchangeantessurlesmatièresquiintéressentleplussessemblablesetlui-même;ondéfendmalsesopinionsouonlesabandonne,et,commeon

Page 27: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

désespèredepouvoir,àsoiseul,résoudrelesplusgrandsproblèmesqueladestinéehumaineprésente,onseréduitlâchementàn’ypointsonger.

Un tel état ne peut manquer d’énerver les âmes ; il détend lesressortsdelavolontéetilpréparelescitoyensàlaservitude.

Non seulement il arrive alors que ceux-ci laissent prendre leurliberté,maissouventilslalivrent.

Lorsqu’il n’existe plus d’autorité en matière de religion, non plusqu’enmatièrepolitique,leshommess’effrayentbientôtàl’aspectdecetteindépendance sans limites. Cette perpétuelle agitation de toutes chosesles inquiète et les fatigue. Comme tout remue dans le monde desintelligences, ils veulent, du moins, que tout soit ferme et stable dansl’ordrematériel,et,nepouvantplusreprendreleursanciennescroyances,ilssedonnentunmaître.

Pourmoi, je doute que l’homme puisse jamais supporter à la foisunecomplèteindépendancereligieuseetuneentièrelibertépolitique;etjesuisportéàpenserque,s’iln’apasdefoi,ilfautqu’ilserve,et,s’ilestlibre,qu’ilcroie.

Je ne sais cependant si cette grande utilité des religions n’est pasplus visible encore chez les peuples où les conditions sont égales, quecheztouslesautres.

Ilfautreconnaîtrequel’égalité,quiintroduitdegrandsbiensdanslemonde,suggèrecependantauxhommes,ainsiqu’ilseramontréci-après,desinstinctsfortdangereux;elletendàlesisolerlesunsdesautres,pourporterchacund’euxànes’occuperquedeluiseul.

Elle ouvre démesurément leur âme à l’amour des jouissancesmatérielles.

Leplusgrandavantagedesreligionsestd’inspirerdesinstinctstoutcontraires. Il n’y a point de religion qui ne place l’objet des désirs del’homme au-delà et au-dessus des biens de la terre, et qui n’élèvenaturellementsonâmeversdesrégionsfortsupérieuresàcellesdessens.Iln’yenapointnonplusquin’imposeàchacundesdevoirsquelconquesenversl’espècehumaine,ouencommunavecelle,etquineletireainsi,de temps à autre, de la contemplation de lui-même. Ceci se rencontredanslesreligionslesplusfaussesetlesplusdangereuses.

Page 28: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Les peuples religieux sont donc naturellement forts précisément àl’endroitoùlespeuplesdémocratiquessontfaibles;cequifaitbienvoirde quelle importance il est que les hommes gardent leur religion endevenantégaux.

Je n’ai ni le droit ni la volonté d’examiner lesmoyens surnaturelsdontDieusesertpourfaireparvenirunecroyancereligieusedanslecœurdel’homme.Jen’envisageencemomentlesreligionsquesousunpointdevuepurementhumain;jecherchedequellemanièreellespeuventleplus aisément conserver leur empire dans les siècles démocratiques oùnousentrons.

J’ai fait voir comment, dans les temps de lumières et d’égalité,l’esprit humain ne consentait qu’avec peine à recevoir des croyancesdogmatiques,etn’enressentaitvivementlebesoinqu’enfaitdereligion.Ceciindiqued’abordque,danscessiècles-là,lesreligionsdoiventsetenirplus discrètement qu’en tous les autres dans les bornes qui leur sontpropres, et ne point chercher à en sortir ; car, en voulant étendre leurpouvoirplusloinquelesmatièresreligieuses,ellesrisquentden’êtrepluscrues en aucune matière. Elles doivent donc tracer avec soin le cercledanslequelellesprétendentarrêter l’esprithumain,etau-delà le laisserentièrementlibredel’abandonneràlui-même.

Mahomet a fait descendre du ciel, et a placé dans le Coran, nonseulement des doctrines religieuses, mais des maximes politiques, desloiscivilesetcriminelles,desthéoriesscientifiques.L’Évangileneparle,aucontraire,quedesrapportsgénérauxdeshommesavecDieuetentreeux.Horsdelà,iln’enseignerienetn’obligeàriencroire.Celaseul,entremille autres raisons, suffit pour montrer que la première de ces deuxreligionsnesauraitdominerlongtempsdansdestempsdelumièresetdedémocratie, tandisque lasecondeestdestinéeà régnerdanscessièclescommedanstouslesautres.

Sijecontinueplusavantcettemêmerecherche,jetrouveque,pourque les religions puissent, humainement parlant, semaintenir dans lessiècles démocratiques, il ne faut pas seulement qu’elles se renfermentavec soin dans le cercle desmatières religieuses ; leur pouvoir dépendencore beaucoup de la nature des croyances qu’elles professent, desformesextérieuresqu’ellesadoptent,etdesobligationsqu’ellesimposent.

Page 29: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Cequej’aiditprécédemment,quel’égalitéporte leshommesàdesidées très générales et très vastes, doit principalement s’entendre enmatière de religion. Des hommes semblables et égaux conçoiventaisémentlanotiond’unDieuunique,imposantàchacund’euxlesmêmesrèglesetleuraccordantlebonheurfuturaumêmeprix.L’idéedel’unitédu genre humain les ramène sans cesse à l’idée de l’unité duCréateur,tandisqu’aucontrairedeshommestrèsséparéslesunsdesautresetfortdissemblablesenarriventvolontiersàfaireautantdedivinitésqu’ilyadepeuples, de castes, de classes et de familles, et à tracer mille cheminsparticulierspourallerauciel.

L’on ne peut disconvenir que le christianisme lui-même n’ait enquelquefaçonsubicette influencequ’exerce l’étatsocialetpolitiquesurlescroyancesreligieuses.

Au moment où la religion chrétienne a paru sur la terre, laProvidence, qui, sans doute, préparait le monde pour sa venue, avaitréuni une grande partie de l’espèce humaine, comme un immensetroupeau,souslesceptredesCésars.Leshommesquicomposaientcettemultitude différaient beaucoup les uns des autres ; mais ils avaientcependantcepointcommun,qu’ilsobéissaienttousauxmêmeslois ;etchacund’euxétaitsifaibleetsipetitparrapportàlagrandeurduprince,qu’ilsparaissaienttouségauxquandonvenaitàlescompareràlui.

Ilfautreconnaîtrequecetétatnouveauetparticulierdel’humanitédut disposer les hommes à recevoir les vérités générales que lechristianismeenseigne,etsertàexpliquerlamanièrefacileetrapideaveclaquelleilpénétraalorsdansl’esprithumain.

Lacontre-épreuvesefitaprèsladestructiondel’Empire.Lemonderomains’étantalorsbrisé,pourainsidire,enmilleéclats,

chaque nation en revint à son individualité première. Bientôt, dansl’intérieurdecesnations, lesrangssegraduèrentà l’infini ; lesracessemarquèrent, les castes partagèrent chaque nation en plusieurs peuples.Aumilieudeceteffortcommunquisemblaitporterlessociétéshumainesàsesubdiviserelles-mêmesenautantdefragmentsqu’ilétaitpossibledeleconcevoir,lechristianismeneperditpointdevuelesprincipalesidéesgénéralesqu’ilavaitmisesenlumière.Maisilparutnéanmoinsseprêter,autantqu’ilétaitenlui,auxtendancesnouvellesquelefractionnementde

Page 30: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

l’espèce humaine faisait naître. Les hommes continuèrent à n’adorerqu’unseulDieucréateuretconservateurdetouteschoses;maischaquepeuple, chaque cité, et, pour ainsi dire, chaque homme, crut pouvoirobtenir quelque privilège à part et se créer des protecteurs particuliersauprèsdusouverainmaître.NepouvantdiviserlaDivinité,l’onmultipliadumoins et l’on grandit outre mesure ses agents ; l’hommage dû auxangesetauxsaintsdevint,pourlaplupartdeschrétiens,uncultepresqueidolâtre, et l’on put craindre unmoment que la religion chrétienne nerétrogradâtverslesreligionsqu’elleavaitvaincues.

Ilmeparaîtévidentquepluslesbarrièresquiséparaientlesnationsdans le sein de l’humanité, et les citoyens dans l’intérieur de chaquepeuple, tendent à disparaître, plus l’esprit humain se dirige, commedelui-même, vers l’idée d’un être unique et tout-puissant, dispensantégalementetdelamêmemanièrelesmêmesloisàchaquehomme.C’estdoncparticulièrementdanscessièclesdedémocratiequ’ilimportedenepas laisser confondre l’hommage rendu aux agents secondaires avec lecultequin’estdûqu’auCréateur.

Uneautrevéritémeparaîtfortclaire:c’estquelesreligionsdoiventmoinssechargerdepratiquesextérieuresdanslestempsdémocratiquesquedanstouslesautres.

J’aifaitvoir,àproposdelaméthodephilosophiquedesAméricains,queriennerévolteplusl’esprithumaindanslestempsd’égalitéquel’idéede se soumettre à des formes. Les hommes qui vivent dans ces tempssupportent impatiemment les figures ; les symboles leur paraissent desartifices puérils dont on se sert pour voiler ou parer à leurs yeux desvéritésqu’il seraitplusnaturelde leurmontrer toutesnuesetaugrandjour;ilsrestentfroidsàl’aspectdescérémoniesetilssontnaturellementportésàn’attacherqu’uneimportancesecondaireauxdétailsduculte.

Ceux qui sont chargés de régler la forme extérieure des religionsdanslessièclesdémocratiquesdoiventbienfaireattentionàcesinstinctsnaturels de l’intelligence humaine, pour ne point lutter saris nécessitécontreeux.

Jecroisfermementàlanécessitédesformes;jesaisqu’ellesfixentl’esprithumaindanslacontemplationdesvéritésabstraites,et,l’aidantàlessaisirfortement,lesluifontembrasseravecardeur.Jen’imaginepointqu’il soitpossibledemaintenirunereligionsanspratiquesextérieures ;

Page 31: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

mais,d’uneautrepart, jepenseque,danslessièclesoùnousentrons, ilserait particulièrementdangereuxde lesmultiplier outremesure ; qu’ilfaut plutôt les restreindre, et qu’on ne doit en retenir que ce qui estabsolumentnécessairepourlaperpétuitédudogmelui-même,quiestla

substancedesreligions1,dontleculten’estquelaforme.Unereligionquideviendrait plus minutieuse, plus inflexible et plus chargée de petitesobservancesdanslemêmetempsqueleshommesdeviennentpluségaux,severraitbientôtréduiteàunetroupedezélateurspassionnésaumilieud’unemultitudeincrédule.

Jesaisqu’onnemanquerapasdem’objecterquelesreligions,ayanttoutespourobjetdesvéritésgénéralesetéternelles,nepeuventainsiseplier aux instincts mobiles de chaque siècle, sans perdre aux yeux deshommes le caractère de la certitude : je répondrai encore ici qu’il fautdistinguer très soigneusement les opinions principales qui constituentunecroyanceetquiyformentcequelesthéologiensappellentdesarticlesde foi, et les notions accessoires qui s’y rattachent. Les religions sontobligéesdetenirtoujoursfermedanslespremières,quelquesoitl’espritparticulierdu temps ;mais elles doivent bien se garderde se lier de lamêmemanièreauxsecondes,dans lessièclesoùtoutchangesanscessede place et où l’esprit, habitué au spectacle mouvant des choseshumaines, souffre à regret qu’on le fixe. L’immobilité dans les chosesextérieuresetsecondairesnemeparaîtunechancededuréequequandlasociété civile elle-même est immobile ; partout ailleurs, je suis porté àcroirequec’estunpéril.

Nousverronsque,parmitouteslespassionsquel’égalitéfaitnaîtreou favorise, il en est une qu’elle rend particulièrement vive et qu’elledéposeenmêmetempsdanslecœurdetousleshommes:c’estl’amourdu bien-être. Le goût du bien-être forme comme le trait saillant etindélébiledesâgesdémocratiques.

Ilestpermisdecroirequ’unereligionquientreprendraitdedétruirecettepassionmèreseraitàlafindétruiteparelle;siellevoulaitarracherentièrementleshommesàlacontemplationdesbiensdecemondepourleslivreruniquementàlapenséedeceuxdel’autre,onpeutprévoirqueles âmes s’échapperaient enfind’entre sesmains,pour aller seplonger,loind’elle,danslesseulesjouissancesmatériellesetprésentes.

Page 32: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

La principale affaire des religions est de purifier, de régler et derestreindrelegoûttropardentettropexclusifdubien-êtrequeressententleshommesdanslestempsd’égalité;maisjecroisqu’ellesauraienttortd’essayerdeledompterentièrementetdeledétruire.Ellesneréussirontpoint à détourner les hommes de l’amour des richesses ; mais ellespeuvent encore leur persuader de ne s’enrichir que par des moyenshonnêtes.

Ceci m’amène à une dernière considération qui comprend, enquelque façon, toutes les autres.Àmesure que les hommes deviennentplussemblablesetpluségaux,ilimportedavantagequelesreligions,touten se mettant soigneusement à l’écart du mouvement journalier desaffaires,neheurtentpointsansnécessitélesidéesgénéralementadmises,et les intérêts permanents qui règnent dans la masse ; car l’opinioncommune apparaît de plus en plus comme la première et la plusirrésistibledespuissances;iln’yapasendehorsd’elled’appuisifortquipermettederésisterlongtempsàsescoups.Celan’estpasmoinsvraichezunpeupledémocratique,soumisàundespote,quedansunerépublique.Danslessièclesd’égalité,lesroisfontsouventobéir,maisc’esttoujourslamajoritéquifaitcroire;c’estdoncàlamajoritéqu’ilfautcomplairedanstoutcequin’estpascontraireàlafoi.

J’ai montré, dans mon premier ouvrage, comment les prêtresaméricainss’écartaientdesaffairespubliques.Ceciest l’exemple lepluséclatant, mais non le seul exemple, de leur retenue. En Amérique, lareligionestunmondeàpartoùleprêtrerègne,maisdontilasoindenejamaissortir;dansseslimites,ilconduitl’intelligence;au-dehors,illivreles hommes à eux-mêmes et les abandonne à l’indépendance et àl’instabilitéquisontpropresàleurnatureetautemps.Jen’aipointvudepaysoùlechristianismes’enveloppâtmoinsdeformes,depratiquesetdefiguresqu’auxÉtats-Unis,etprésentâtdesidéesplusnettes,plussimpleset plus générales à l’esprit humain. Bien que les chrétiens d’Amériquesoient divisés en une multitude de sectes, ils aperçoivent tous leurreligion sous cemême jour. Ceci s’applique au catholicisme aussi bienqu’auxautrescroyances.Iln’yapasdeprêtrescatholiquesquimontrentmoins de goût pour les petites observances individuelles, lesméthodesextraordinairesetparticulièresdefairesonsalut,niquis’attachentplusàl’espritdelaloietmoinsàsalettrequelesprêtrescatholiquesdesÉtats-

Page 33: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Unis;nullepartonn’enseigneplusclairementetl’onnesuitdavantagecettedoctrinedel’Églisequidéfendderendreauxsaintslecultequin’estréservé qu’à Dieu. Cependant, les catholiques d’Amérique sont trèssoumisettrèssincères.

Une autre remarque est applicable au clergé de toutes lescommunions:lesprêtresaméricainsn’essayentpointd’attireretdefixertouslesregardsdel’hommeverslaviefuture;ilsabandonnentvolontiersunepartiedesoncœurauxsoinsduprésent;ilssemblentconsidérerlesbiensdumondecommedesobjetsimportants,quoiquesecondaires;s’ilsne s’associent pas eux-mêmes à l’industrie, ils s’intéressent dumoins àsesprogrèsetyapplaudissent,et, toutenmontrantsanscesseaufidèlel’autremondecommelegrandobjetdesescraintesetdesesespérances,ils ne lui défendent point de rechercher honnêtement le bien-être danscelui-ci. Loin de faire voir comment ces deux choses sont divisées etcontraires, ils s’attachent plutôt à trouver par quel endroit elles setouchentetselient.

Touslesprêtresaméricainsconnaissentl’empireintellectuelquelamajoritéexerce,etlerespectent.Ilsnesoutiennentjamaiscontreellequedes luttes nécessaires. Ils ne se mêlent point aux querelles des partis,maisilsadoptentvolontierslesopinionsgénéralesdeleurpaysetdeleurtemps, et ils se laissent aller sans résistance dans le courant desentiments et d’idées qui entraînent autour d’eux toutes choses. Ilss’efforcent de corriger leurs contemporains, mais ils ne s’en séparentpoint. L’opinion publique ne leur est donc jamais ennemie ; elle lessoutientplutôtetlesprotège,etleurscroyancesrègnentàlafoisetparlesforcesquiluisontpropresetparcellesdelamajoritéqu’ilsempruntent.

C’estainsiqu’enrespectanttousles instinctsdémocratiquesquineluisontpascontrairesetens’aidantdeplusieursd’entreeux,lareligionparvient à lutter avec avantage contre l’esprit d’indépendanceindividuellequiestleplusdangereuxdetouspourelle.

Page 34: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreVI:DuprogrèsducatholicismeauxEtats-Unis

L’Amériqueest la contrée laplusdémocratiquede la terre, et c’estenmêmetempslepaysoù,suivantdesrapportsdignesdefoi,lareligioncatholiquefaitleplusdeprogrès.Celasurprendaupremierabord.

Il fautbiendistinguerdeuxchoses : l’égalitédispose leshommesàvouloir juger par eux-mêmes ;mais, d’un autre côté, elle leur donne legoûtet l’idéed’unpouvoir socialunique, simple,et lemêmepour tous.Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques sont donc fortenclinsàsesoustraireàtouteautoritéreligieuse.Mais,s’ilsconsententàse soumettreàuneautorité semblable, ils veulentdumoinsqu’elle soituneetuniforme;despouvoirsreligieuxquin’aboutissentpastousàunmêmecentrechoquentnaturellement leur intelligence,et ils conçoiventpresqueaussiaisémentqu’iln’yaitpasdereligionqueplusieurs.

On voit de nos jours, plus qu’aux époques antérieures, descatholiques qui deviennent incrédules et des protestants qui se fontcatholiques. Si l’on considère le catholicisme intérieurement, il sembleperdre;sionregardehorsdelui,ilgagne.Celas’explique.

Leshommesdenosjourssontnaturellementpeudisposésàcroire;mais,dèsqu’ilsontunereligion, ils rencontrentaussitôteneux-mêmesuninstinctcachéquilespousseàleurinsuverslecatholicisme.Plusieursdes doctrines et des usages de l’Église romaine les étonnent ; mais ilséprouventuneadmirationsecrètepoursongouvernement,etsagrandeunitélesattire.

Si le catholicisme parvenait enfin à se soustraire aux hainespolitiquesqu’ilafaitnaître,jenedoutepresquepointquecemêmeespritdusiècle,quiluisemblesicontraire,neluidevînttrèsfavorable,etqu’ilnefîttoutàcoupdegrandesconquêtes.

C’estunedes faiblesses lesplus familièresà l’intelligencehumainede vouloir concilier des principes contraires et d’acheter la paix auxdépens de la logique. Il y a donc toujours eu et il y aura toujours deshommes qui, après avoir soumis a une autorité quelques-unes de leurs

Page 35: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

croyances religieuses, voudront lui en soustraire plusieurs autres, etlaisseront flotter leur esprit au hasard entre l’obéissance et la liberté.Mais je suis porté à croire que le nombre de ceux-là seramoins granddans les siècles démocratiques que dans les autres siècles, et que nosneveuxtendrontdeplusenplusànesediviserqu’endeuxparts,lesunssortantentièrementduchristianisme,etlesautresentrantdansleseindel’Égliseromaine.

Page 36: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreVII:Cequifaitpencherl’espritdespeuplesdémocratiquesverslepanthéisme

Jemontrerai plus tard comment le goût prédominant des peuplesdémocratiquespourlesidéestrèsgénéralesseretrouvedanslapolitique;maisjeveuxindiquer,dèsàprésent,sonprincipaleffetenphilosophie.

Onnesauraitnierquelepanthéismen’aitfaitdegrandsprogrèsdenos jours. Les écrits d’une portion de l’Europe en portent visiblementl’empreinte. Les Allemands l’introduisent dans la philosophie, et lesFrançais dans la littérature. Parmi les ouvrages d’imagination qui sepublientenFrance,laplupartrenfermentquelquesopinionsouquelquespeintures empruntées aux doctrines panthéistiques, ou laissentapercevoir chez leurs auteurs une sorte de tendance vers ces doctrines.Ceci neme paraît pas venir seulement d’un accident,mais tenir à unecausedurable.

Àmesureque, lesconditionsdevenantpluségales,chaquehommeenparticulierdevientplussemblableàtouslesautres,plusfaibleetpluspetit,ons’habitueàneplusenvisagerlescitoyenspourneconsidérerquelepeuple;onoublielesindividuspournesongerqu’àl’espèce.

Danscestemps,l’esprithumainaimeàembrasseràlafoisunefouled’objetsdivers;ilaspiresanscesseàpouvoirrattacherunemultitudedeconséquencesàuneseulecause.

L’idée de l’unité l’obsède, il la cherche de tous côtés, et, quand ilcroitl’avoirtrouvée,ils’étendvolontiersdanssonseinets’yrepose.Nonseulementilenvientànedécouvrirdanslemondequ’unecréationetunCréateur;cettepremièredivisiondeschoseslegêneencore,etilcherchevolontiers à grandir et à simplifier sa pensée en renfermant Dieu etl’univers dans un seul tout. Si je rencontre un système philosophiquesuivant lequel les choses matérielles et immatérielles, visibles etinvisibles,querenfermelemonde,nesontplusconsidéréesquecommelespartiesdiversesd’unêtreimmensequiseulresteéternelaumilieuduchangementcontinueletdelatransformationincessantedetoutcequilecompose, je n’aurai pas de peine à conclure qu’un pareil système,

Page 37: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

quoiqu’ildétruisel’individualitéhumaine,ouplutôtparcequ’illadétruit,aura des charmes secrets pour les hommes qui vivent dans ladémocratie ; toutes leurs habitudes intellectuelles les préparent à leconcevoir et lesmettent sur la voiede l’adopter. Il attirenaturellementleur imaginationet la fixe ; ilnourrit l’orgueilde leur esprit et flatte saparesse.

Parmi les différents systèmes à l’aide desquels la philosophiecherche à expliquer l’univers, le panthéisme me paraît l’un des pluspropres à séduire l’esprit humain dans les siècles démocratiques ; c’estcontre lui que tous ceux qui restent épris de la véritable grandeur del’hommedoiventseréuniretcombattre.

Page 38: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreVIII:Commentl’égalitésuggèreauxAméricainsl’idéedelaperfectibilitéindéfiniede

l’homme

L’égalitésuggèreàl’esprithumainplusieursidéesquineluiseraientpasvenuessanselle,etellemodifiepresquetoutescellesqu’ilavaitdéjà.Jeprendspourexemplel’idéedelaperfectibilitéhumaine,parcequ’elleest une des principales que puisse concevoir l’intelligence et qu’elleconstitue à elle seule une grande théorie philosophique dont lesconséquencessefontvoiràchaqueinstantdanslapratiquedesaffaires.

Bienque l’hommeressemblesurplusieurspointsauxanimaux,untrait n’est particulier qu’à lui seul : il se perfectionne, et eux ne seperfectionnentpoint.L’espècehumainen’apumanquerdedécouvrirdèsl’origine cette différence. L’idée de la perfectibilité est donc aussiancienne que le monde ; l’égalité ne l’a point fait naître, mais elle luidonneuncaractèrenouveau.

Quand les citoyens sont classés suivant le rang, la profession, lanaissance, et que tous sont contraints de suivre la voie à l’entrée delaquelle le hasard les a placés, chacun croit apercevoir près de soi lesdernièresbornesdelapuissancehumaine,etnulnechercheplusàluttercontre une destinée inévitable. Ce n’est pas que les peuplesaristocratiques refusent absolument à l’homme la faculté de seperfectionner. Ils ne la jugent point indéfinie ; ils conçoiventl’amélioration, non le changement ; ils imaginent la condition dessociétés à venirmeilleure,maisnonpoint autre ; et, tout enadmettantquel’humanitéafaitdegrandsprogrèsetqu’ellepeutenfairequelques-uns encore, ils la renferment d’avance dans de certaines limitesinfranchissables.

Ils ne croient donc point être parvenus au souverain bien et à lavérité absolue (quel homme ou quel peuple a été assez insensé pourl’imaginer jamais ?),mais ils aiment à se persuader qu’ils ont atteint àpeu près le degré de grandeur et de savoir que comporte notre natureimparfaite ; et, comme rien ne remue autour d’eux, ils se figurent

Page 39: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

volontiers que tout est à sa place. C’est alors que le législateur prétendpromulguer des lois éternelles, que les peuples et les rois ne veulentélever que des monuments séculaires et que la génération présente secharge d’épargner aux générations futures le soin de régler leursdestinées.

À mesure que les castes disparaissent, que les classes serapprochent, que les hommes, semêlant tumultueusement, les usages,les coutumes, les lois varient,qu’il survientdes faitsnouveaux,quedesvérités nouvelles sont mises en lumière, que d’anciennes opinionsdisparaissent et que d’autres prennent leur place, l’image d’uneperfectionidéaleettoujoursfugitiveseprésenteàl’esprithumain.

De continuels changements sepassent alors à chaque instant sousles yeux de chaque homme. Les uns empirent sa position, et il necomprendquetropbienqu’unpeuple,ouqu’unindividu,quelqueéclairéqu’il soit, n’est point infaillible. Les autres améliorent son sort, et il enconclut que l’homme, en général, est doué de la faculté indéfinie deperfectionner. Ses revers lui font voir quenul ne peut se flatter d’avoirdécouvert le bien absolu ; ses succès l’enflamment à le poursuivre sansrelâche.Ainsi,toujourscherchant,tombant,seredressant,souventdéçu,jamais découragé, il tend incessamment vers cette grandeur immensequ’ilentrevoitconfusémentauboutdelalonguecarrièrequel’humanitédoitencoreparcourir.

On ne saurait croire combien de faits découlent naturellement decette théorie philosophique suivant laquelle l’homme est indéfinimentperfectible,etl’influenceprodigieusequ’elleexercesurceuxmêmesqui,ne s’étant jamais occupés que d’agir et non de penser, semblent yconformerleursactionssanslaconnaître.

Je rencontreunmatelotaméricain, et je luidemandepourquoi lesvaisseauxde sonpays sont construits demanière à durer peu, et ilmerépondsanshésiterquel’artdelanavigationfaitchaquejourdesprogrèssirapides,queleplusbeaunaviredeviendraitbientôtpresqueinutiles’ilprolongeaitsonexistenceau-delàdequelquesannées.

Dans ces mots prononcés au hasard par un homme grossier et àpropos d’un fait particulier, j’aperçois l’idée générale et systématiquesuivantlaquelleungrandpeupleconduittouteschoses.

Page 40: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Les nations aristocratiques sont naturellement portées à tropresserrer les limites de la perfectibilité humaine, et les nationsdémocratiqueslesétendentquelquefoisoutremesure.

Page 41: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreIX:Commentl’exempledesaméricainsneprouvepointqu’unpeupledémocratiquenesauraitavoirdel’aptitudeetdugoûtpourlessciences,la

littératureetlesarts

Ilfautreconnaîtreque,parmilespeuplescivilisésdenosjours,ilenest peu chez qui les hautes sciences aient faitmoins de progrès qu’auxÉtats-Unis, et qui aient fourni moins de grands artistes, de poètesillustresetdecélèbresécrivains.

PlusieursEuropéens,frappésdecespectacle,l’ontconsidérécommeunrésultatnatureletinévitabledel’égalité,etilsontpenséque,sil’étatsocialet les institutionsdémocratiquesvenaientunefoisàprévaloirsurtoute la terre, l’esprithumainverrait s’obscurcirpeuàpeu les lumièresquil’éclairent,etqueleshommesretomberaientdanslesténèbres.

Ceuxquiraisonnentainsiconfondent,jepense,plusieursidéesqu’ilseraitimportantdediviseretd’examineràpart.Ilsmêlentsanslevouloircequiestdémocratiqueaveccequin’estqu’américain.

La religion que professaient les premiers émigrants, et qu’ils ontléguée à leurs descendants, simple dans son culte, austère et presquesauvagedanssesprincipes,ennemiedessignesextérieursetdelapompedes cérémonies, est naturellement peu favorable aux beaux-arts et nepermetqu’àregretlesplaisirslittéraires.

Les Américains sont un peuple très ancien et très éclairé, qui arencontré un pays nouveau et immense dans lequel il peut s’étendre àvolonté,etqu’ilfécondesanspeine.Celaestsansexempledanslemonde.EnAmérique,chacuntrouvedoncdes facilités, inconnuesailleurs,pourfairesafortuneoupourl’accroître.Lacupiditéyesttoujoursenhaleine,etl’esprithumain,distraitàtoutmomentdesplaisirsdel’imaginationetdes travaux de l’intelligence, n’y est entraîné qu’à la poursuite de larichesse. Non seulement on voit aux États-Unis, comme dans tous lesautrespays,des classes industrielles et commerçantes ;mais, cequines’étaitjamaisrencontré,tousleshommess’yoccupentàlafoisd’industrieetdecommerce.

Page 42: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Jesuiscependantconvaincuque,silesAméricainsavaientétéseulsdansl’univers,avecleslibertésetleslumièresacquisesparleurspères,etlespassionsquileurétaientpropres,ilsn’eussentpointtardéàdécouvrirqu’on ne saurait faire longtemps des progrès dans la pratique dessciencessanscultiver la théorie ;que tous lesarts seperfectionnent lesuns par les autres, et, quelque absorbés qu’ils eussent pu être dans lapoursuitedel’objetprincipaldeleursdésirs,ilsauraientbientôtreconnuqu’ilfallait,detempsentemps,s’endétournerpourmieuxl’atteindre.

Le goût des plaisirs de l’esprit est d’ailleurs si naturel au cœur del’hommeciviliséque,chezlesnationspolies,quisontlemoinsdisposéesà s’y livrer, il se trouve toujours un certain nombre de citoyens qui leconçoivent. Ce besoin intellectuel, une fois senti, aurait été bientôtsatisfait.

Mais, en même temps que les Américains étaient naturellementportésànedemanderàlasciencequesesapplicationsparticulièresauxarts,quelesmoyensderendrelavieaisée,ladocteetlittéraireEuropesechargeaitderemonterauxsourcesgénéralesdelavérité,etperfectionnaitenmêmetempstoutcequipeutconcourirauxplaisirscommetoutcequidoitservirauxbesoinsdel’homme.

En tête des nations éclairées de l’AncienMonde, les habitants desÉtats-Unisendistinguaientparticulièrementuneàlaquellelesunissaientétroitement une origine commune et des habitudes analogues. Ilstrouvaient chez ce peuple des savants célèbres, d’habiles artistes, degrands écrivains, et ils pouvaient recueillir les trésors de l’intelligence,sansavoirbesoindetravailleràlesamasser.

Je ne puis consentir à séparer l’Amérique de l’Europe, malgrél’Océan qui les divise. Je considère le peuple des États-Unis comme laportion du peuple anglais chargée d’exploiter les forêts du NouveauMonde,tandisquelerestedelanation,pourvudeplusdeloisirsetmoinspréoccupé des soins matériels de la vie, peut se livrer à la pensée etdévelopperentoussensl’esprithumain.

LasituationdesAméricainsestdoncentièrementexceptionnelle,etilestàcroirequ’aucunpeupledémocratiquen’ysera jamaisplacé.Leurorigine toute puritaine, leurs habitudes uniquement commerciales, lepaysmême qu’ils habitent et qui semble détourner leur intelligence de

Page 43: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

l’étudedessciences,deslettresetdesarts;levoisinagedel’Europe,quileurpermetdenepointlesétudiersansretomberdanslabarbarie;millecauses particulières, dont je n’ai pu faire connaître que les principales,ontdûconcentrerd’unemanièresingulièrel’espritaméricaindanslesoindes choses purementmatérielles. Les passions, les besoins, l’éducation,lescirconstances,toutsemble,eneffet,concourirpourpencherl’habitantdesÉtats-Unisverslaterre.Lareligionseuleluifait,detempsentemps,leverdesregardspassagersetdistraitsversleciel.

Cessonsdoncdevoirtouteslesnationsdémocratiquessouslafiguredupeupleaméricain,ettâchonsdelesenvisagerenfinsousleursproprestraits.

On peut concevoir un peuple dans le sein duquel il n’y aurait nicastes, ni hiérarchie, ni classes ; où la loi, ne reconnaissant point deprivilèges, partagerait également les héritages, et qui, enmême temps,seraitprivédelumièresetdeliberté.Cecin’estpasunevainehypothèse:un despote peut trouver son intérêt à rendre ses sujets égaux et à leslaisserignorants,afindelestenirplusaisémentesclaves.

Nonseulementunpeupledémocratiquedecetteespècenemontrerapointd’aptitudenidegoûtpourlessciences,lalittératureetlesarts,maisilestàcroirequ’ilneluiarriverajamaisd’enmontrer.

Laloidessuccessionssechargeraitelle-mêmeàchaquegénérationde détruire les fortunes, et personne n’en créerait de nouvelles. Lepauvre,privédelumièresetdeliberté,neconcevraitmêmepasl’idéedes’éleververslarichesse,etlericheselaisseraitentraînerverslapauvretésanssavoirsedéfendre.Ils’établiraitbientôtentrecesdeuxcitoyensunecomplète et invincible égalité. Personne n’aurait alors ni le temps ni legoût de se livrer aux travaux et aux plaisirs de l’intelligence.Mais tousdemeureraient engourdis dans une même ignorance et dans une égaleservitude.

Quandjeviensàimaginerunesociétédémocratiquedecetteespèce,jecroisaussitôtmesentirdansundeceslieuxbas,obscursetétouffés,oùleslumières,apportéesdudehors,netardentpointàpâliretàs’éteindre.Ilmesemblequ’unepesanteur subitem’accable, etque jeme traîneaumilieudes ténèbresquim’environnent,pour trouver l’issuequidoitmeramenerà l’air et augrand jour.Mais tout cecine saurait s’appliquerà

Page 44: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

des hommes déjà éclairés qui, après avoir détruit parmi eux les droitsparticuliers et héréditaires qui fixaient à perpétuité les biens dans lesmainsdecertainsindividusoudecertainscorps,restentlibres.

Quand les hommes qui vivent au sein d’une société démocratiquesontéclairés,ilsdécouvrentsanspeinequeriennelesborneninelesfixeetnelesforcedesecontenterdeleurfortuneprésente.

Ilsconçoiventdonctous l’idéede l’accroître,et,s’ilssont libres, ilsessayent tous de le faire, mais tous n’y réussissent pas de la mêmemanière. La législaturen’accordeplus, il est vrai, de privilèges,mais lanature en donne. L’inégalité naturelle étant très grande, les fortunesdeviennent inégales du moment où chacun fait usage de toutes sesfacultéspours’enrichir.

La loi des successions s’oppose encore à ce qu’il se fonde desfamilles riches, mais elle n’empêche plus qu’il n’y ait des riches. Elleramène sans cesse les citoyens vers un commun niveau auquel ilséchappentsanscesse;ilsdeviennentplusinégauxenbiensàmesurequeleurslumièressontplusétenduesetleurlibertéplusgrande.

Il s’est élevé de nos jours une secte célèbre par son génie et sesextravagances, qui prétendait concentrer tous les biens dans lesmainsd’unpouvoircentraletchargercelui-làdelesdistribuerensuite,suivantlemérite,àtouslesparticuliers.Onsefûtsoustrait,decettemanière,àlacomplète et éternelle égalité qui semble menacer les sociétésdémocratiques.

Il y a un autre remède plus simple et moins dangereux, c’est den’accorderàpersonnedeprivilège,dedonneràtousd’égaleslumièresetune égale indépendance, et de laisser à chacun le soin demarquer lui-même sa place. L’inégalité naturelle se fera bientôt jour, et la richessepasserad’elle-mêmeducôtédesplushabiles.

Les sociétés démocratiques et libres renfermeront donc toujoursdans leur sein unemultitude de gens opulents ou aisés. Ces riches neseront point liés aussi étroitement entre eux que les membres del’ancienneclassearistocratique ; ilsaurontdes instinctsdifférentsetneposséderontpresquejamaisunloisiraussiassuréetaussicomplet;maisils seront infiniment plus nombreux que ne pouvaient l’être ceux quicomposaient cette classe. Ces hommes ne seront point étroitement

Page 45: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

renfermés dans les préoccupations de la vie matérielle et ils pourront,bien qu’à des degrés divers, se livrer aux travaux et aux plaisirs del’intelligence:ilss’ylivrerontdonc;car,s’ilestvraiquel’esprithumainpencheparunboutversleborné,lematérieletl’utile,del’autre,ils’élèvenaturellementversl’infini,l’immatérieletlebeau.Lesbesoinsphysiquesl’attachentàlaterre,mais,dèsqu’onneleretientplus,ilseredressedelui-même.

Non seulement le nombre de ceux qui peuvent s’intéresser auxœuvres de l’esprit sera plus grand, mais le goût des jouissancesintellectuellesdescendra,deprocheenproche, jusqu’àceuxmêmesqui,dans les sociétés aristocratiques, ne semblent avoir ni le temps ni lacapacitédes’ylivrer.

Quandiln’yaplusderichesseshéréditaires,deprivilègesdeclassesetdeprérogativesdenaissance,etquechacunnetireplussaforcequedelui-même,ildevientvisiblequecequifaitlaprincipaledifférenceentrelafortune des hommes, c’est l’intelligence. Tout ce qui sert à fortifier, àétendre,àornerl’intelligence,acquiertaussitôtungrandprix.

L’utilitédusavoirsedécouvreavecuneclartétouteparticulièreauxyeuxmêmesde la foule.Ceuxquinegoûtentpoint sescharmesprisentseseffetsetfontquelqueseffortspourl’atteindre.

Danslessièclesdémocratiques,éclairésetlibres,leshommesn’ontrien qui les sépare ni qui les retienne à leur place ; ils s’élèvent ous’abaissentavecunerapiditésingulière.Touteslesclassessevoientsanscesse, parce qu’elles sont fort proches. Elles se communiquent et semêlenttouslesjours,s’imitentets’envient;celasuggèreaupeupleunefoule d’idées, de notions, de désirs qu’il n’aurait point eus si les rangsavaientétéfixesetlasociétéimmobile.Chezcesnations,leserviteurnese considère jamais comme entièrement étranger aux plaisirs et auxtravaux du maître, le pauvre à ceux du riche ; l’homme des champss’efforcederessembleràceluidesvilles,etlesprovincesàlamétropole.

Ainsi, personne ne se laisse aisément réduire aux seuls soinsmatériels de la vie, et le plus humble artisan y jette, de temps à autre,quelques regards avides et furtifs dans le monde supérieur del’intelligence.Onnelitpointdanslemêmeespritetdelamêmemanièrequechez lespeuplesaristocratiques ;mais lecercledes lecteurss’étend

Page 46: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

sanscesseetfinitparrenfermertouslescitoyens.Du moment où la foule commence à s’intéresser aux travaux de

l’esprit, il se découvre qu’un grandmoyend’acquérir de la gloire, de lapuissanceoudesrichesses,c’estd’excellerdansquelques-unsd’entreeux.L’inquièteambitionque l’égalité faitnaîtresetourneaussitôtdececôtécommedetous lesautres.Lenombredeceuxquicultivent lessciences,leslettresetlesartsdevientimmense.Uneactivitéprodigieuseserévèledanslemondedel’intelligence;chacunchercheàs’youvriruncheminets’efforce d’attirer l’œil du public à sa suite. Il s’y passe quelque chosed’analogue à ce qui arrive auxÉtats-Unis dans la société politique ; lesœuvresysontsouventimparfaites,maisellessontinnombrables;et,bienque lesrésultatsdesefforts individuelssoientordinairement trèspetits,lerésultatgénéralesttoujourstrèsgrand.

Il n’est donc pas vrai de dire que les hommes qui vivent dans lessièclesdémocratiquessoientnaturellementindifférentspourlessciences,leslettresetlesarts;seulement,ilfautreconnaîtrequ’ilslescultiventàleurmanière,etqu’ilsapportent,dececôté,lesqualitésetlesdéfautsquileursontpropres.

Page 47: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreX:PourquoilesAméricainss’attachentplutôtàlapratiquedessciencesqu’àlathéorie

Si l’état social et les institutions démocratiques n’arrêtent pointl’essordel’esprithumain,ilestdumoinsincontestablequ’ilsledirigentd’uncôtéplutôtqued’unautre.Leursefforts,ainsi limités, sontencoretrès grands, et l’on me pardonnera, j’espère, de m’arrêter un momentpourlescontempler.

Nousavonsfait,quandils’estagidelaméthodephilosophiquedesAméricains,plusieursremarquesdontilfautprofiterici.

L’égalité développedans chaquehomme le désir de juger tout parlui-même;elleluidonne,entouteschoses,legoûtdutangibleetduréel,le mépris des traditions et des formes. Ces instincts généraux se fontprincipalementvoirdansl’objetparticulierdecechapitre.

Ceux qui cultivent les sciences chez les peuples démocratiquescraignent toujours de se perdre dans les utopies. Ils se défient dessystèmes,ilsaimentàsetenirtrèsprèsdesfaitsetàlesétudierpareux-mêmes;commeilsnes’enlaissentpointimposerfacilementparlenomd’aucun de leurs semblables, ils ne sont jamais disposés à jurer sur laparole dumaître ;mais, au contraire, on les voit sans cesse occupés àchercherlecôtéfaibledesadoctrine.Lestraditionsscientifiquesontsureuxpeud’empire ; ilsnes’arrêtent jamais longtempsdans lessubtilitésd’une école et se payent malaisément de grands mots ; ils pénètrent,autant qu’ils le peuvent, jusqu’aux parties principales du sujet qui lesoccupe, et ils aiment à les exposer en langue vulgaire. Les sciences ontalorsuneallurepluslibreetplussûre,maismoinshaute.

L’espritpeut,cemesemble,diviserlascienceentroisparts.Lapremièrecontientlesprincipeslesplusthéoriques,lesnotionsles

plus abstraites, celles dont l’application n’est point connue ou est fortéloignée.

Lasecondesecomposedesvéritésgénéralesqui,tenantencoreàlathéorie pure, mènent cependant, par un chemin direct et court, à la

Page 48: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

pratique.Lesprocédésd’applicationetlesmoyensd’exécutionremplissentla

troisième.Chacunedecesdifférentesportionsdelasciencepeutêtrecultivéeà

part,bienquelaraisonetl’expériencefassentconnaîtrequ’aucuned’ellesnesaurait,prospérerlongtemps,quandonlasépareabsolumentdesdeuxautres.

En Amérique, la partie purement pratique des sciences estadmirablement cultivée, et l’on s’y occupe avec soin de la portionthéoriqueimmédiatementnécessaireàl’application;lesAméricainsfontvoirdececôtéunesprittoujoursnet,libre,originaletfécond;maisiln’ya presque personne, aux États-Unis, qui se livre à la portionessentiellement théorique et abstraite des connaissances humaines. LesAméricainsmontrentencecil’excèsd’unetendancequiseretrouvera,jepense,quoiqueàundegrémoindre,cheztouslespeuplesdémocratiques.

Rienn’estplusnécessaireàlaculturedeshautessciences,oudelaportionélevéedes sciences,que laméditation, et iln’y a riendemoinspropreàlaméditationquel’intérieurd’unesociétédémocratique.Onn’yrencontre pas, comme chez les peuples aristocratiques, une classenombreusequisetientdanslereposparcequ’ellesetrouvebien,etuneautre qui ne remue point parce qu’elle désespère d’êtremieux. Chacuns’agite : les uns veulent atteindre le pouvoir, les autres s’emparer de larichesse.Aumilieudecetumulteuniversel,decechocrépétédesintérêtscontraires, de cettemarche continuelle des hommes vers la fortune, oùtrouver le calme nécessaire aux profondes combinaisons del’intelligence?commentarrêtersapenséesuruntelpoint,quandautourdesoitoutremue,etqu’onestsoi-mêmeentraînéetballottéchaquejourdanslecourantimpétueuxquirouletouteschoses?

Il fautbiendiscerner l’espèced’agitationpermanentequi règneausein d’une démocratie tranquille et déjà constituée, des mouvementstumultueux et révolutionnaires qui accompagnent presque toujours lanaissanceetledéveloppementd’unesociétédémocratique.

Lorsqu’uneviolenterévolutionalieuchezunpeupletrèscivilisé,ellenesauraitmanquerdedonneruneimpulsionsoudaineauxsentimentsetauxidées.

Page 49: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Ceciestvraisurtoutdesrévolutionsdémocratiques,qui,remuantàlafoistouteslesclassesdontunpeuplesecompose,fontnaîtreenmêmetempsd’immensesambitionsdanslecœurdechaquecitoyen.

SilesFrançaisontfaittoutàcoupdesiadmirablesprogrèsdanslessciences exactes, au moment même où ils achevaient de détruire lesrestes de l’ancienne société féodale, il faut attribuer cette féconditésoudaine,nonpasaladémocratie,maisàlarévolutionsansexemplequiaccompagnait ses développements. Ce qui survint alors était un faitparticulier;ilseraitimprudentd’yvoirl’indiced’uneloigénérale.

Lesgrandesrévolutionsnesontpaspluscommuneschezlespeuplesdémocratiquesquechezlesautrespeuples; jesuismêmeportéàcroirequ’elleslesontmoins.Maisilrègnedansleseindecesnationsunpetitmouvement incommode,unesortederoulement incessantdeshommesles uns sur les autres, qui trouble et distrait l’esprit sans l’animer nil’élever.

Non seulement les hommes qui vivent dans les sociétésdémocratiques se livrent difficilement à la méditation, mais ils ontnaturellement peu d’estime pour elle. L’état social et les institutionsdémocratiquesportent laplupartdeshommesàagirconstamment ;or,les habitudes d’esprit qui conviennent à l’action ne conviennent pastoujours à la pensée. L’homme qui agit en est réduit à se contentersouvent d’à-peu-près, parce qu’il n’arriverait jamais au bout de sondesseins’ilvoulaitperfectionnerchaquedétail.Illuifauts’appuyersanscessesurdes idéesqu’iln’apaseu le loisird’approfondir,carc’estbienplus l’opportunitéde l’idéedont ilsesertquesarigoureuse justessequil’aide;et,àtoutprendre,ilyamoinsderisquepourluiàfaireusagedequelquesprincipes faux,qu’à consumer son tempsàétablir lavéritédetous ses principes. Ce n’est point par de longues et savantesdémonstrationsquesemènelemonde.Lavuerapided’unfaitparticulier,l’étude journalière des passions changeantes de la foule, le hasard dumomentetl’habiletéàs’ensaisir,ydécidentdetouteslesaffaires.

Dans les siècles où presque tout le monde agit, on est doncgénéralementporté à attacherunprix excessif auxélans rapides et auxconceptions superficielles de l’intelligence, et, au contraire, à déprécieroutremesuresontravailprofondetlent.

Page 50: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Cette opinion publique influe sur le jugement des hommes quicultivent les sciences ; elle leur persuade qu’ils peuvent y réussir sansméditation,oulesécartedecellesquienexigent.

Il y a plusieursmanièresd’étudier les sciences.On rencontre chezune foule d’hommes un goût égoïste, mercantile et industriel pour lesdécouvertes de l’esprit qu’il ne faut pas confondre avec la passiondésintéresséequis’allumedanslecœurd’unpetitnombre;ilyaundésird’utiliser les connaissances et un pur désir de connaître. Je ne doutepointqu’ilnenaisse,deloinenloin,chezquelques-uns,unamourardentet inépuisable de la vérité, qui se nourrit de lui-même et jouitincessammentsanspouvoirjamaissesatisfaire.C’estCetamourardent,orgueilleux et désintéressé du vrai, qui conduit les hommes jusqu’auxsourcesabstraitesdelavéritépourypuiserlesidéesmères.

Si Pascal n’eût envisagé que quelque grand profit, ou si même iln’eûtétémûqueparleseuldésirdelagloire,jenesauraiscroirequ’ileûtjamais pu rassembler, comme il l’a fait, toutes les puissances de sonintelligencepourmieuxdécouvrirlessecretslespluscachésduCréateur.Quandjelevoisarracher,enquelquefaçon,sonâmedumilieudessoinsde la vie, afin de l’attacher tout entière à cette recherche, et, brisantprématurément les liensqui laretiennentaucorps,mourirdevieillesseavant quarante ans, je m’arrête interdit, et je comprends que ce n’estpointunecauseordinairequipeutproduiredesiextraordinairesefforts.

L’avenirprouverasicespassions,siraresetsifécondes,naissentetse développent aussi aisément au milieu des sociétés démocratiquesqu’auseindesaristocraties.Quantàmoi,j’avouequej’aipeineàlecroire.

Dans les sociétés aristocratiques, la classe qui dirige l’opinion etmène lesaffaires,étantplacéed’unemanièrepermanenteethéréditaireau-dessus de la foule, conçoit naturellement une idée superbe d’elle-même et de l’homme. Elle imagine volontiers pour lui des jouissancesglorieusesetfixedesbutsmagnifiquesàsesdésirs.Lesaristocratiesfontsouvent des actions fort tyranniques et fort inhumaines, mais ellesconçoivent rarement des pensées basses et elles montrent un certaindédainorgueilleuxpourlespetitsplaisirs,alorsmêmequ’elless’ylivrent:cela y monte toutes les âmes sur un ton fort haut. Dans les tempsaristocratiques,onsefaitgénéralementdesidéestrèsvastesdeladignité,de la puissance, de la grandeur de l’homme. Ces opinions influent sur

Page 51: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ceuxquicultiventlessciencescommesurtouslesautres;ellesfacilitentl’élan naturel de l’esprit vers les plus hautes régions de la pensée et ladisposentnaturellementàconcevoirl’amoursublimeetpresquedivindelavérité.

Les savants de ces temps sont donc entraînés vers la théorie, et illeur arrive même souvent de concevoir un mépris inconsidéré pour lapratique.«Archimède,ditPlutarque,aeulecœursihautqu’ilnedaignajamaislaisserparécritaucuneœuvredelamanièrededressertoutescesmachines de guerre ; et, réputant toute cette science d’inventer etcomposermachinesetgénéralementtoutartquirapportequelqueutilitéàlemettreenpratique,vil,basetmercenaire,ilemployasonespritetsonétude à écrire seulement choses dont la beauté et la subtilité ne fûtaucunement mêlée avec nécessité. » Voilà la visée aristocratique dessciences.

Ellenesauraitêtrelamêmechezlesnationsdémocratiques.Laplupartdeshommesquicomposentcesnationssontfortavides

de jouissances matérielles et présentes, comme ils sont toujoursmécontentsdelapositionqu’ilsoccupent,ettoujourslibresdelaquitter,ilsne songentqu’auxmoyensde changer leur fortuneoude l’accroître.Pourdesespritsainsidisposés,touteméthodenouvellequimèneparuncheminpluscourtàlarichesse,toutemachinequiabrègeletravail,toutinstrumentquidiminue les fraisde laproduction, toutedécouvertequifacilite les plaisirs et les augmente, semble le plusmagnifique effort del’intelligencehumaine.C’est principalementpar ce côtéque lespeuplesdémocratiquess’attachentauxsciences,lescomprennentetleshonorent.Dans les siècles aristocratiques, on demande particulièrement auxscienceslesjouissancesdel’esprit;danslesdémocraties,cellesducorps.

Comptez que plus une nation est démocratique, éclairée et libre,plus lenombrede ces appréciateurs intéressésdugénie scientifique iras’accroissant, et plus les découvertes immédiatement applicables àl’industrie donneront de profit, de gloire etmême de puissance à leursauteurs;car,danslesdémocraties,laclassequitravailleprendpartauxaffaires publiques, et ceux qui la servent ont à attendre d’elle deshonneursaussibienquedel’argent.

Onpeutaisémentconcevoirque,dansunesociétéorganiséedecette

Page 52: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

manière,l’esprithumainsoitinsensiblementconduitànégligerlathéorieetqu’ildoit,aucontraire,sesentirpousséavecuneénergiesanspareilleversl’application,outoutaumoinsverscetteportiondelathéoriequiestnécessaireàceuxquiappliquent.

En vain un penchant instinctif l’élève-t-il vers les plus hautessphères de l’intelligence, l’intérêt le ramène vers lesmoyennes. C’est làqu’il déploie sa force et son inquiète activité, et enfante desmerveilles.Ces mêmes Américains, qui n’ont pas découvert une seule des loisgénéralesdelamécanique,ontintroduitdanslanavigationunemachinenouvellequichangelafacedumonde.

Certes, je suis loindeprétendreque lespeuplesdémocratiquesdenos jours soientdestinésàvoiréteindre les lumières transcendantesdel’esprit humain, ni même qu’il ne doive pas s’en allumer de nouvellesdans leur sein. À l’âge du monde où nous sommes, et parmi tant denations lettréesquetourmente incessamment l’ardeurde l’industrie, lesliens qui unissent entre elles les différentes parties de la science nepeuventmanquerdefrapperlesregards;etlegoûtmêmedelapratique,s’ilestéclairé,doitporter leshommesànepointnégliger lathéorie.Aumilieude tantd’essaisd’applications,de tantd’expérienceschaque jourrépétées,ilestcommeimpossibleque,souvent,desloistrèsgénéralesneviennent pas à apparaître ; de telle sorte que les grandes découvertesseraientfréquentes,bienquelesgrandsinventeursfussentrares.

Jecroisd’ailleursauxhautesvocationsscientifiques.Si la démocratie ne porte point les hommes à cultiver les sciences

pour elles-mêmes, d’une autre part elle augmente immensément lenombredeceuxqui lescultivent. Iln’estpasàcroireque,parmiunesigrandemultitude, il ne naisse point de temps en temps quelque géniespéculatifque leseulamourde lavéritéenflamme.Onpeutêtreassuréquecelui-làs’efforceradepercerlesplusprofondsmystèresdelanature,quel que soit l’esprit de son pays et de son temps. Il n’est pas besoind’aidersonessor;ilsuffitdenepointl’arrêter.Toutcequejeveuxdireest ceci : l’inégalité permanente de conditions porte les hommes à serenfermerdanslarechercheorgueilleuseetstériledesvéritésabstraites;tandisquel’étatsocialetlesinstitutionsdémocratiqueslesdisposentànedemanderauxsciencesqueleursapplicationsimmédiatesetutiles.

Page 53: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Cette tendance est naturelle et inévitable. Il est curieux de laconnaître,etilpeutêtrenécessairedelamontrer.

Si ceux qui sont appelés à diriger les nations de nos joursapercevaient clairement et de loin ces instincts nouveaux qui bientôtseront irrésistibles, ils comprendraient qu’avec des lumières et de laliberté,leshommesquiviventdanslessièclesdémocratiquesnepeuventmanquer de perfectionner la portion industrielle des sciences, et quedésormais tout l’effort du pouvoir social doit se porter à soutenir leshautesétudesetàcréerdegrandespassionsscientifiques.

Denosjours,ilfautretenirl’esprithumaindanslathéorie;ilcourtde lui-même à la pratique, et, au lieu de le ramener sans cesse versl’examen détaillé des effets secondaires, il est bon de l’en distrairequelquefois,pourl’éleverjusqu’àlacontemplationdescausespremières.

Parce que la civilisation romaine estmorte à la suite de l’invasiondes barbares, nous sommes peut-être trop enclins à croire que lacivilisationnesauraitautrementmourir.

Sileslumièresquinouséclairentvenaientjamaisàs’éteindre,elless’obscurciraient peu à peu et comme d’elles-mêmes. À force de serenfermerdansl’application,onperdraitdevuelesprincipes,et,quandonauraitentièrementoublié lesprincipes,onsuivraitmal lesméthodesqui en dérivent ; on ne pourrait plus en inventer de nouvelles et l’onemploierait sans intelligence et sans art de savants procédés qu’on necomprendraitplus.

LorsquelesEuropéensabordèrent,ilyatroiscentsans,àlaChine,ils y trouvèrent presque tous les arts parvenus à un certain degré deperfection,etilss’étonnèrentqu’étantarrivésàcepoint,onn’eûtpasétéplus avant. Plus tard, ils découvrirent les vestiges de quelques hautesconnaissances qui s’étaient perdues. La nation était industrielle ; laplupart desméthodes scientifiques s’étaient conservées dans son sein ;mais la science elle-même n’y existait plus. Cela leur expliqua l’espèced’immobilité singulière dans laquelle ils avaient trouvé l’esprit de cepeuple.LesChinois,ensuivantlatracedeleurspères,avaientoubliélesraisons qui avaient dirigé ceux-ci. Ils se servaient encore de la formulesarisenrechercher lesens; ilsgardaient l’instrumentetnepossédaientplus l’art de le modifier et de le reproduire. Les Chinois ne pouvaient

Page 54: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

donc rien changer. Ils devaient renoncer a améliorer. Ils étaient forcésd’imiter toujours et en tout leurs pères, pour ne pas se jeter dans desténèbres impénétrables, s’ils s’écartaient un instant du chemin que cesderniers avaient tracé. La source des connaissances humaines étaitpresque tarie ; et, bien que le fleuve coulât encore, il ne pouvait plusgrossirsesondesouchangersoncours.

Cependant,laChinesubsistaitpaisiblementdepuisdessiècles;sesconquérantsavaientprissesmœurs;l’ordreyrégnait.Unesortedebien-êtrematériels’ylaissaitapercevoirdetouscôtés.Lesrévolutionsyétaienttrèsrares,etlaguerrepourainsidireinconnue.

Il ne fautdoncpoint se rassurer enpensantque lesbarbares sontencoreloindenous;car,s’ilyadespeuplesquiselaissentarracherdesmainslalumière,ilyenad’autresquil’étouffenteux-mêmessousleurspieds.

Page 55: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXI:DansquelespritlesAméricainscultiventlesarts

Jecroiraisperdreletempsdeslecteursetlemien,sijem’attachaisàmontrer comment la médiocrité générale des fortunes, l’absence dusuperflu, ledésiruniverseldubien-êtreet lesconstantseffortsauxquelschacun se livre pour se le procurer, font prédominer dans le cœur del’homme le goût de l’utile sur l’amour du beau. Les nationsdémocratiques, chez lesquelles toutes ces choses se rencontrent,cultiveront donc les arts qui servent à rendre la vie commode, depréférence à ceux dont l’objet est de l’embellir ; elles préféreronthabituellementl’utileaubeau,etellesvoudrontquelebeausoitutile.

Maisjeprétendsallerplusavant,et,aprèsavoirindiquélepremiertrait,endessinerplusieursautres.

Ilarrived’ordinaireque,danslessièclesdeprivilèges, l’exercicedepresquetouslesartsdevientunprivilège,etquechaqueprofessionestunmondeàpartoùiln’estpasloisibleàchacund’entrer.Et,lorsmêmequel’industrieestlibre,l’immobiliténaturelleauxnationsaristocratiquesfaitque tous ceux qui s’occupent d’un même art, finissent néanmoins parformeruneclassedistincte,toujourscomposéedesmêmesfamilles,donttous les membres se connaissent et où il naît bientôt une opinionpublique et un orgueil de corps. Dans une classe industrielle de cetteespèce, chaque artisan n’a pas seulement sa fortune à faire, mais saconsidération à garder. Ce n’est pas seulement son intérêt qui fait sarègle, ni même celui de l’acheteur, mais celui du corps, et l’intérêt ducorpsestquechaqueartisanproduisedeschefs-d’œuvre.Danslessièclesaristocratiques, la visée des arts est donc de faire lemieux possible, etnonleplusviteniaumeilleurmarché.

Lorsque au contraire chaque profession est ouverte à tous, que lafoule y entre et en sort sans cesse, et que ses différents membresdeviennent étrangers, indifférents et presque invisibles les uns auxautres, à cause de leur multitude, le lien social est détruit, et chaqueouvrier, ramenévers lui-même,ne cherchequ’àgagner leplusd’argent

Page 56: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

possible aux moindres frais ; il n’y a plus que la volonté duconsommateurqui le limite.Or, ilarriveque,dans lemêmetemps,unerévolutioncorrespondantesefaitsentirchezcedernier.

Danslespaysoùlarichesse,commelepouvoir,setrouveconcentréedansquelquesmainsetn’ensortpas,l’usagedelaplupartdesbiensdecemonde appartient à un petit nombre d’individus toujours lemême ; lanécessité,l’opinion,lamodérationdesdésirs,enécartenttouslesautres.

Comme cette classe aristocratique se tient immobile au point degrandeuroù elle estplacée, sans se resserrer,ni s’étendre, elle éprouvetoujours les mêmes besoins et les ressent de la même manière. Leshommes qui la composent puisent naturellement dans la positionsupérieure ethéréditairequ’ils occupent, le goûtde cequi est trèsbienfaitettrèsdurable.

Cela donne une tournure générale aux idées de la nation en faitd’arts.

Il arrive souvent que, chez ces peuples, le paysan lui-même aimemieuxsepriverentièrementdesobjetsqu’ilconvoite,quedelesacquéririmparfaits.

Dans lesaristocraties, lesouvriersne travaillentdoncquepourunnombrelimitéd’acheteurs,trèsdifficilesàsatisfaire.C’estdelaperfectiondeleurstravauxquedépendprincipalementlegainqu’ilsattendent.

Il n’en est plus ainsi lorsque, tous les privilèges étant détruits, lesrangssemêlentetquetousleshommess’abaissentets’élèventsanscessesurl’échellesociale.

Onrencontretoujours,dansleseind’unpeupledémocratique,unefouledecitoyensdontlepatrimoinesediviseetdécroît.Ilsontcontracté,dansdes tempsmeilleurs,certainsbesoinsqui leurrestentaprèsque lafacultédelessatisfairen’existeplus,etilscherchentavecinquiétudes’iln’yauraitpasquelquesmoyensdétournésd’ypourvoir.

D’autre part, on voit toujours dans les démocraties un très grandnombre d’hommes dont la fortune croît,mais dont les désirs croissentbienplusvitequelafortuneetquidévorentdesyeuxlesbiensqu’elleleurpromet,longtempsavantqu’elleleslivre.Ceux-cicherchentdetouscôtésà s’ouvrir des voies plus courtes vers ces jouissances voisines. De la

Page 57: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

combinaisondecesdeuxcauses,ilrésultequ’onrencontretoujoursdansles démocraties une multitude de citoyens dont les besoins sont au-dessus des ressources et qui consentiraient volontiers à se satisfaireincomplètement, plutôt que de renoncer tout à fait à l’objet de leurconvoitise.

L’ouvriercomprendaisémentcespassions,parceque lui-mêmelespartage:danslesaristocraties,ilcherchaitàvendresesproduitstrèscherà quelques-uns ; il conçoit maintenant qu’il y aurait un moyen plusexpéditifdes’enrichir,ceseraitdelesvendrebonmarchéàtous.

Or, il n’y a que deux manières d’arriver à baisser le prix d’unemarchandise.

Lapremièreestdetrouverdesmoyensmeilleurs,pluscourtsetplussavants de la produire. La seconde est de fabriquer en plus grandequantité des objets à peu près semblables,mais d’unemoindre valeur.Chez les peuples démocratiques, toutes les facultés intellectuelles del’ouvriersontdirigéesverscesdeuxpoints.

Ils’efforced’inventerdesprocédésqui luipermettentde travailler,nonpas seulementmieux,mais plus vite et àmoindres frais, et, s’il nepeut y parvenir, de diminuer les qualités intrinsèques de la chose qu’ilfait,sanslarendreentièrementimpropreàl’usageauquelonladestine.Quand il n’y avait que les riches qui eussent desmontres, elles étaientpresque toutes excellentes. On n’en fait plus guère que de médiocres,mais tout lemonde en a.Ainsi, la démocratie ne tendpas seulement àdiriger l’esprit humain vers les arts utiles, elle porte les artisans à fairetrèsrapidementbeaucoupdechosesimparfaites,etleconsommateuràsecontenterdeceschoses.

Ce n’est pas que dans les démocraties l’art ne soit capable, aubesoin,deproduiredesmerveilles.Celasedécouvreparfois,quandilseprésentedesacheteursquiconsententàpayerletempsetlapeine.Danscette lutte de toutes les industries, au milieu de cette concurrenceimmenseetdecesessaissansnombre,ilseformedesouvriersexcellentsquipénètrentjusqu’auxdernièreslimitesdeleurprofession;maisceux-ciontrarementl’occasiondemontrercequ’ilssaventfaire:ilsménagentleurseffortsavecsoin;ilssetiennentdansunemédiocritésavantequisejuge elle-même, et qui, pouvant atteindre au-delà du but qu’elle se

Page 58: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

propose, ne vise qu’au but qu’elle atteint. Dans les aristocraties, aucontraire, les ouvriers font toujours tout ce qu’ils savent faire, et,lorsqu’ilss’arrêtent,c’estqu’ilssontauboutdeleurscience.

Lorsquej’arrivedansunpaysetquejevoislesartsdonnerquelquesproduits admirables, cela ne m’apprend rien sur l’état social et laconstitutionpolitiquedupays.Mais,sij’aperçoisquelesproduitsdesartsy sont généralement imparfaits, en très grand nombre et à bas prix, jesuis assuré que, chez le peuple où ceci se passe, les privilègess’affaiblissent, et les classes commencent à semêler et vont bientôt seconfondre.

Lesartisansquiviventdanslessièclesdémocratiquesnecherchentpas seulement à mettre à la portée de tous les citoyens leurs produitsutiles, ilss’efforcentencorededonneràtousleursproduitsdesqualitésbrillantesqueceux-cin’ontpas.

Dans la confusion de toutes les classes, chacun espère pouvoirparaîtrecequ’iln’estpasetselivreàdegrandseffortspouryparvenir.Ladémocratienefaitpasnaîtrecesentiment,quin’estquetropnaturelaucœur de l’homme ; mais elle l’applique aux choses matérielles :l’hypocrisiedelavertuestdetouslestemps;celleduluxeappartientplusparticulièrementauxsièclesdémocratiques.

Pour satisfaire cesnouveauxbesoinsde la vanitéhumaine, il n’estpoint d’impostures auxquelles les arts n’aient recours ; l’industrie vaquelquefoissi loindanscesensqu’il luiarrivedesenuireàelle-même.Onestdéjàparvenuàimitersiparfaitementlediamant,qu’ilestfaciledes’yméprendre.Dumomentoùl’onaurainventél’artdefabriquerlesfauxdiamants,demanièrequ’onnepuisseplus lesdistinguerdesvéritables,on abandonnera vraisemblablement les uns et les autres, et ilsredeviendrontdescailloux.

Ceci me conduit à parler de ceux des arts qu’on a nommés, parexcellence,lesbeaux-arts.

Je ne crois point que l’effet nécessaire de l’état social et desinstitutionsdémocratiquessoitdediminuer lenombredeshommesquicultivent les beaux-arts ; mais ces causes influent puissamment sur lamanière dont ils sont cultivés. La plupart de ceux qui avaient déjàcontracté le goût des beaux-arts devenant pauvres, et, d’un autre côté,

Page 59: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

beaucoupdeceuxquinesontpasencorerichescommençantaconcevoir,parimitation, legoûtdesbeaux-arts, laquantitédesconsommateursengénérals’accroît,etlesconsommateurstrèsrichesettrèsfinsdeviennentplusrares.Ilsepassealorsdanslesbeaux-artsquelquechosed’analogueàceque j’aidéjàfaitvoirquandj’aiparlédesartsutiles.Ilsmultiplientleursœuvresetdiminuentleméritedechacuned’elles.

Nepouvantplusviseraugrand,oncherche l’élégantet le joli ; ontendmoinsàlaréalitéqu’àl’apparence.

Danslesaristocratiesonfaitquelquesgrandstableaux,et,danslespays démocratiques, une multitude de petites peintures. Dans lespremières,onélèvedesStatuesdebronze,et,danslesseconds,oncouledesstatuesdeplâtre.

Lorsque j’arrivaipour lapremière foisàNewYorkparcettepartiede l’océan Atlantique qu’on nomme la rivière de l’Est, je fus surprisd’apercevoir, le longdurivage,àquelquedistancedelaville,uncertainnombre de petits palais de marbre blanc dont plusieurs avaient unearchitecture antique ; le lendemain, ayant été pour considérer de plusprèsceluiquiavaitparticulièrementattirémesregards,jetrouvaiquesesmursétaientdebriquesblanchiesetsescolonnesdeboispeint.Ilenétaitdemêmedetouslesmonumentsquej’avaisadmiréslaveille.

L’état social et les institutions démocratiques donnent de plus, àtous les arts d’imitation, de certaines tendances particulières qu’il estfaciledesignaler.Ilslesdétournentsouventdelapeinturedel’âmepournelesattacherqu’àcelleducorps;etilssubstituentlareprésentationdesmouvements etdes sensationsà celledes sentiments etdes idées ; à laplacedel’idéal,ilsmettent,enfin,leréel.

Je doute que Raphaël ait fait une étude aussi approfondie desmoindresressortsducorpshumainquelesdessinateursdenosjours.Iln’attachaitpaslamêmeimportancequ’euxàlarigoureuseexactitudesurcepoint,carilprétendaitsurpasserlanature.Ilvoulaitfairedel’hommequelquechosequi fûtsupérieurà l’homme.Ilentreprenaitd’embellir labeautémême.

Davidetsesélèvesétaient,aucontraire,aussibonsanatomistesquebons peintres. Ils représentaient merveilleusement bien les modèlesqu’ilsavaientsouslesyeux,maisilétaitrarequ’ilsimaginassentrienau-

Page 60: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

delà ; ils suivaient exactement la nature, tandis que Raphaël cherchaitmieuxqu’elle.Ilsnousontlaisséuneexactepeinturedel’hommemaislepremiernousfaitentrevoirlaDivinitédanssesœuvres.

On peut appliquer au choix même du sujet ce que j’ai dit de lamanièredeletraiter.

Les peintres de la Renaissance cherchaient d’ordinaire au-dessusd’eux, ou loin de leur temps, de grands sujets qui laissassent à leurimaginationunevastecarrière.Nospeintresmettentsouventleurtalentàreproduire exactement les détails de la vie privée qu’ils ont sans cessesous les yeux, et ils copientde tous côtésdepetits objetsquin’ontquetropd’originauxdanslanature.

Page 61: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXII:PourquoilesAméricainsélèventenmêmetempsdesipetitsetdesigrandsmonuments

Jeviensdedireque,danslessièclesdémocratiques,lesmonumentsdesartstendaientàdevenirplusnombreuxetmoinsgrands,jeniehâted’indiquermoi-mêmel’exceptionàcetterègle.

Chezlespeuplesdémocratiques,lesindividussonttrèsfaibles;maisl’État,quilesreprésentetousetlestienttousdanssamain,esttrèsfort.Nulle part les citoyens ne paraissent plus petits que dans une nationdémocratique.Nullepart lanationelle-mêmene sembleplusgrandeetl’esprit ne s’en fait plus aisément un vaste tableau. Dans les sociétésdémocratiques,l’imaginationdeshommesseresserrequandilssongentàeux-mêmes;elles’étendindéfinimentquandilspensentàl’État.Ilarrivede là que les mêmes hommes qui vivent petitement dans d’étroitesdemeuresvisentsouventaugigantesquedèsqu’il s’agitdesmonumentspublics.

LesAMERICAINSontplacésur le lieudont ilsvoulaient faire leurcapitale l’enceinte d’une ville immense qui, aujourd’hui encore, n’estguèrepluspeupléequePontoise,maisqui,suivanteux,doitcontenirunjourunmilliond’habitants;déjàilsontdéracinélesarbresàdixlieuesàlaronde,depeurqu’ilsnevinssentàincommoderlesfuturscitoyensdecettemétropole imaginaire. Ils ont élevé, au centrede la cité,unpalaismagnifiquepourservirdesiègeauCongrès,et ils luiontdonné lenompompeuxdeCapitole.

Tous les jours, les États particuliers eux-mêmes conçoivent etexécutent des entreprises prodigieuses dont s’étonnerait le génie desgrandesnationsdel’Europe.

Ainsi,ladémocratieneportepasseulementleshommesàfaireunemultitude de menus ouvrages ; elle les porte aussi à élever un petitnombredetrèsgrandsmonuments.Mais,entrecesdeuxextrêmes,iln’ya rien. Quelques restes épars de très vastes édifices n’annoncent doncriensurl’étatsocialetlesinstitutionsdupeuplequilesaélevés.

J’ajoute,quoiquecela sortedemonsujet,qu’ilsne fontpasmieux

Page 62: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

connaîtresagrandeur,seslumièresetsaprospéritéréelle.Toutes les fois qu’un pouvoir quelconque sera capable de faire

concourirtoutunpeupleàuneseuleentreprise,ilparviendraavecpeudescience et beaucoup de temps à tirer du concours de si grands effortsquelque chose d’immense, sans que pour cela il faille conclure que lepeupleesttrèsheureux,trèséclairénimêmetrèsfort.LesEspagnolsonttrouvé la ville de Mexico remplie de temples magnifiques et de vastespalais ; ce qui n’a point empêché Cortez de conquérir l’empire duMexiqueavecsixcentsfantassinsetseizechevaux.

Si les Romains avaient mieux connu les lois de l’hydraulique, ilsn’auraient point élevé tous ces aqueducs qui environnent les ruines deleurscités,ilsauraientfaitunmeilleuremploideleurpuissanceetdeleurrichesse. S’ils avaient découvert la machine à vapeur, peut-êtren’auraient-ilspointétendujusqu’auxextrémitésdeleurempireceslongsrochersartificielsqu’onnommedesvoiesromaines.

Ces choses sont demagnifiques témoignages de leur ignorance enmêmetempsquedeleurgrandeur.

Le peuple qui ne laisserait d’autres vestiges de son passage quequelquestuyauxdeplombdanslaterreetquelquestringlesdefersursasurface,pourraitavoirétéplusmaîtredelanaturequelesRomains.

Page 63: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXIII:Physionomielittérairedessièclesdémocratiques

Lorsqu’on entre dans la boutique d’un libraire aux États-Unis, etqu’on visite les livres AMÉRICAINS qui en garnissent les rayons, lenombre des ouvrages y parait fort grand, tandis que celui des auteursconnusysembleaucontrairefortpetit.

Ontrouved’abordunemultitudedetraitésélémentairesdestinésàdonnerlapremièrenotiondesconnaissanceshumaines.LaplupartdecesouvragesontétécomposésenEurope.LesAméricainslesréimprimentenles adaptant à leur usage. Vient ensuite une quantité presqueinnombrable de livres de religion, Bibles, sermons, anecdotes pieuses,controverses, comptes rendus d’établissements charitables.Enfin paraîtle long cataloguedes pamphletsPolitiques : enAmérique, les partis nefontpointde livrespoursecombattre,maisdesbrochuresquicirculentavecuneincroyablerapidité,viventunjouretmeurent.

Au milieu de toutes ces obscures productions de l’esprit humainapparaissent lesœuvresplus remarquablesd’unpetitnombred’auteursseulementquisontconnusdesEuropéensouquidevraientl’être.

Quoique l’Amérique soit peut-être de nos jours le pays civilisé oùl’on s’occupe le moins de littérature, il s’y rencontre cependant unegrandequantitéd’individusquis’intéressentauxchosesdel’espritetquien font, sinon l’étude de toute leur vie, du moins le charme de leursloisirs.Mais c’est l’Angleterre qui fournit à ceux-ci la plupart des livresqu’ils réclament. Presque tous les grands ouvrages anglais sontreproduits aux États-Unis. Le génie littéraire de la Grande-Bretagnedardeencoresesrayons jusqu’aufonddesforêtsduNouveauMonde.Iln’y a guèrede cabanedepionnieroù l’onne rencontrequelques tomesdépareillésdeShakespeare.JemerappelleavoirlupourlapremièrefoisledrameféodaldeHenriVdansunelog-house.

Non seulement les Américains vont puiser chaque jour dans lestrésors de la littérature anglaise, mais on peut dire avec vérité qu’ilstrouvent la littératurede l’Angleterre sur leurpropre sol.Parmi lepetit

Page 64: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

nombred’hommesquis’occupentauxÉtats-Unisàcomposerdesœuvresdelittérature,laplupartsontAnglaisparlefondetsurtoutparlaforme.Ils transportent ainsi aumilieude la démocratie les idées et les usageslittérairesquiontcourschezlanationaristocratiquequ’ilsontprisepourmodèle. Ils peignent avec des couleurs empruntées des mœursétrangères;nereprésentantpresquejamaisdanssaréalitélepaysquilesavusnaître,ilsysontrarementpopulaires.

LescitoyensdesÉtats-Unissemblenteux-mêmessiconvaincusquecen’estpointpoureuxqu’onpubliedeslivres,qu’avantdesefixersurlemérited’undeleursécrivains,ilsattendentd’ordinairequ’ilaitétégoûtéen Angleterre. C’est ainsi qu’en fait de tableaux on laisse volontiers àl’auteurdel’originalledroitdejugerlacopie.

LeshabitantsdesÉtats-Unisn’ontdoncpointencore,àproprementparler, de littérature. Les seuls auteurs que je reconnaisse pourAméricainssontdesjournalistes.Ceux-cinesontpasdegrandsécrivains,mais ilsparlent la languedupaysets’enfontentendre.Jenevoisdanslesautresquedesétrangers. Ils sontpour lesAméricains ceque furentpour nous les imitateurs des Grecs et des Romains à l’époque de larenaissancedeslettres,unobjetdecuriosité,nondegénéralesympathie.Ilsamusentl’espritetn’agissentpointsurlesmœurs.

J’aidéjàditquecetétatdechosesétaitbienloindetenirseulementà la démocratie, et qu’il fallait en rechercher les causes dans plusieurscirconstancesparticulièresetindépendantesd’elle.

Si les Américains, tout en conservant leur état social et leurs lois,avaientuneautreorigineetsetrouvaienttransportésdansunautrepays,jenedoutepointqu’ilsn’eussentunelittérature.Telsqu’ilssont, jesuisassuré qu’ils finiront par en avoir une ; mais elle aura un caractèredifférentdeceluiquisemanifestedanslesécritsaméricainsdenosjourset qui lui sera propre. Il n’est pas impossible de tracer ce caractère àl’avance.

Je suppose un peuple aristocratique chez lequel on cultive leslettres ; les travaux de l’intelligence, de même que les affaires dugouvernement,ysontréglésparuneclassesouveraine.Lavie littéraire,comme l’existence politique, est presque entièrement concentrée danscetteclasseoudanscellesquil’avoisinentleplusprès.Cecimesuffitpour

Page 65: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

avoirlaclefdetoutlereste.Lorsqu’unpetitnombred’hommes,toujourslesmêmes,s’occupent

enmêmetempsdesmêmesobjets,ilss’entendentaisémentetarrêtentencommuncertainesrèglesprincipalesquidoiventdirigerchacund’eux.Sil’objetquiattire l’attentiondeceshommesest la littérature, les travauxdel’espritserontbientôtsoumispareuxàquelquesloisprécisesdont ilneserapluspermisdes’écarter.

Si ces hommes occupent dans le pays une position héréditaire, ilsserontnaturellementenclinsnonseulementàadopterpoureux-mêmesun certain nombre de règles fixes, mais à suivre celles que s’étaientimposées leurs aïeux ; leur législation sera tout à la fois rigoureuse ettraditionnelle.

Comme ils ne sont point nécessairement préoccupés des chosesmatérielles,qu’ilsne l’ont jamaisété, etque leurspèresne l’étaientpasdavantage, ils ont pu s’intéresser, pendant plusieurs générations, auxtravaux de l’esprit. Ils ont compris l’art littéraire et ils finissent parl’aimer pour lui-même et par goûter un plaisir savant à voir qu’on s’yconforme.

Cen’estpas toutencore : leshommesdont jeparleontcommencéleur vie et l’achèvent dans l’aisance ou dans la richesse ; ils ont doncnaturellement conçu le goûtdes jouissances recherchées et l’amourdesplaisirsfinsetdélicats.

Bien plus, une certaine mollesse d’esprit et de cœur, qu’ilscontractent souvent au milieu de ce long et paisible usage de tant debiens, les porte à écarter de leurs plaisirs mêmes ce qui pourrait s’yrencontrerdetropinattenduetdetropvif.Ilspréfèrentêtreamusésquevivement émus ; ils veulent qu’on les intéresse, mais non qu’on lesentraîne.

Imaginez maintenant un grand nombre de travaux littérairesexécutés par les hommesque je viensdepeindre, oupour eux, et vousconcevrezSanspeineunelittératureoùtoutserarégulieretcoordonnéàJ’avance.Lemoindreouvrageyserasoignédanssespluspetitsdétails;l’artetletravails’ymontrerontentouteschoses;chaquegenreyaurasesrègles particulières dont il ne sera point loisible de s’écarter et quil’isolerontdetouslesautres.

Page 66: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Lestyleyparaîtrapresqueaussiimportantquel’idée,laformequelefond,letonenserapoli,modéré,soutenu.L’esprityauratoujoursunedémarche noble, rarement une allure vive et les écrivains s’attacherontplusàperfectionnerqu’àproduire.

Ilarriveraquelquefoisquelesmembresdelaclasselettrée,nevivantjamaisqu’entreeuxetn’écrivantquepoureux,perdrontentièrementdevuelerestedumonde,cequilesjetteradanslerecherchéetlefaux;ilss’imposeront de petites règles littéraires à leur seul usage, qui lesécarterontinsensiblementdubonsensetlesconduirontenfinhorsdelanature.

Àforcedevouloirparlerautrementquelevulgaire,ilsenviendrontàunesortedejargonaristocratiquequin’estguèremoinséloignédubeaulangagequelepatoisdupeuple.

Cesontlàlesécueilsnaturelsdelalittératuredanslesaristocraties.Toutearistocratiequisemetentièrementàpartdupeupledevient

impuissante.Celaestvraidansleslettresaussibienqu’enpolitique2.Retournonsprésentementletableauetconsidéronslerevers.Transportons-nous au sein d’une démocratie que ses anciennes

traditionset ses lumièresprésentes rendent sensibleaux jouissancesdel’esprit.Lesrangsysontmêlésetconfondus;lesconnaissancescommelepouvoirysontdivisésàl’infini,et,sij’oseledire,éparpillésdetouscôtés.

Voici une foule confuse dont les besoins intellectuels sont àsatisfaire.Cesnouveauxamateursdesplaisirsdel’espritn’ontpointtousreçulamêmeéducation;ilsnepossèdentpaslesmêmeslumières,ilsneressemblent point à leurs pères, et à chaque instant ils diffèrent d’eux-mêmes ; car ils changent sans cesse de place, de sentiments et defortunes.L’espritdechacund’euxn’estdoncpointliéàceluidetouslesautrespardestraditionsetdeshabitudescommunes,et ilsn’ontjamaiseunilepouvoir,nilavolonté,niletempsdes’entendreentreeux.

C’estpourtantauseindecettemultitude incohérenteetagitéequenaissent les auteurs, et c’est elle qui distribue à ceux-ci les profits et lagloire.

Jen’ai pointdepeine à comprendreque, les choses étant ainsi, je

Page 67: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

dois m’attendre à ne rencontrer dans la littérature d’un pareil peuplequ’un petit nombre de ces conventions rigoureuses que reconnaissentdans les siècles aristocratiques les lecteurs et les écrivains. S’il arrivaitque les hommes d’une époque tombassent d’accord sur quelques-unes,cela ne prouverait encore rien pour l’époque suivante ; car, chez lesnations démocratiques, chaque génération nouvelle est un nouveaupeuple.Chezcesnations, les lettresnesauraientdoncquedifficilementêtresoumisesàdesrèglesétroites,etilestcommeimpossiblequ’elleslesoientjamaisàdesrèglespermanentes.

Danslesdémocraties,ils’enfautdebeaucoupquetousleshommesquis’occupentdelittératureaientreçuuneéducationlittéraire,et,parmiceux d’entre eux qui ont quelque teinture de belles-lettres, la plupartsuiventunecarrièrepolitique,ouembrassentuneprofessiondontilsnepeuvent se détourner que par moments, pour goûter à la dérobée lesplaisirs de l’esprit. Ils ne font donc point de ces plaisirs le charmeprincipal de leur existence ; mais ils les considèrent comme undélassement passager et nécessaire aumilieu des sérieux travaux de lavie :detelshommesnesauraient jamaisacquérir laconnaissanceassezapprofondiede l’art littérairepourensentir lesdélicatesses ; lespetitesnuances leur échappent. N’ayant qu’un temps fort court à donner auxlettres,ilsveulentlemettreàprofittoutentier.Ilsaimentleslivresqu’onseprocuresanspeine,quiselisentvite,quin’exigentpointderecherchessavantes pour être compris. Ils demandent des beautés faciles qui selivrent d’elles-mêmes et dont on puisse jouir sur l’heure ; il leur fautsurtoutdel’inattenduetdunouveau.Habituésàuneexistencepratique,contestée,monotone,ilsontbesoind’émotionsvivesetrapides,declartéssoudaines, de vérités ou d’erreurs brillantes qui les tirent à l’instantd’eux-mêmeset les introduisent toutàcoup,etcommeparviolence,aumilieudusujet.

Qu’ai-jebesoind’endiredavantage?etquinecomprend,sansquejel’exprime,cequivasuivre?

Prisedanssonensemble,lalittératuredessièclesdémocratiquesnesaurait présenter, ainsi que dans les temps d’aristocratie, l’image del’ordre, de la régularité, de la science et de l’art ; la forme s’y trouvera,d’ordinaire, négligée et parfoisméprisée. Le style s’ymontrera souventbizarre, incorrect, surchargé et mou, et presque toujours hardi et

Page 68: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

véhément.Lesauteursyviserontàlarapiditédel’exécutionplusqu’àlaperfection des détails. Les petits écrits y seront plus fréquents que lesgroslivres, l’espritquel’érudition, l’imaginationquelaprofondeur; ilyrégneraune force inculteetpresquesauvagedans lapensée,etsouventunevariététrèsgrandeetuneféconditésingulièredanssesproduits.Ontâcherad’étonnerplutôtquedeplaire, et l’on s’efforcerad’entraîner lespassionsplusquedecharmerlegoût.

Il se rencontrera sans doute de loin en loin des écrivains quivoudrontmarcherdansuneautrevoie,et,s’ilsontunméritesupérieur,ilsréussiront,endépitdeleursdéfautsetdeleursqualités,àsefairelire;maiscesexceptionsserontrares,etceuxmêmesqui,dansl’ensembledeleurs ouvrages, seront ainsi sortis du commun usage, y rentreronttoujoursparquelquesdétails.

Jeviensdepeindredeuxétatsextrêmes ;mais lesnationsnevontpoint tout à coup du premier au second ; elles n’y arrivent quegraduellement et à travers des nuances infinies. Dans le passage quiconduitunpeuplelettrédel’unàl’autre,ilsurvientpresquetoujoursunmomentoù,legénielittérairedesnationsdémocratiquesserencontrantavec celui des aristocraties, tousdeux semblent vouloir régnerd’accordsurl’esprithumain.

Cesontlàdesépoquespassagères,maistrèsbrillantesonaalorslaféconditésansexubérance,et lemouvementsansconfusion.Telle fut lalittératurefrançaiseduXVIIIesiècle.

J’iraisplus loinquemapensée, si jedisaisque la littératured’unenation est toujours subordonnée à son état social et à sa constitutionpolitique.Jesaisque,indépendammentdecescauses,ilenestplusieursautres qui donnent de certains caractères auxœuvres littéraires ;Maiscelles-làmeparaissentlesprincipales.

Lesrapportsquiexistententrel’étatsocialetpolitiqued’unpeupleetlegéniedesesécrivainssonttoujourstrèsnombreux;quiconnaîtl’un,n’ignorejamaiscomplètementl’autre.

Page 69: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXIV:Del’industrielittéraire

Ladémocratienefaitpasseulementpénétrerlegoûtdeslettresdansles classes industrielles, elle introduit l’esprit industriel au sein de lalittérature.

Dans lesaristocraties, les lecteurssontdifficilesetpeunombreux;danslesdémocraties,ilestmoinsmalaisédeleurplaire,etleurnombreestprodigieux.Ilrésultedelàque,chezlespeuplesaristocratiques,onnedoitespérerderéussirqu’avecd’immensesefforts,etquecesefforts,quipeuvent donner beaucoup de gloire, ne sauraient jamais procurerbeaucoup d’argent ; tandis que, chez les nations démocratiques, unécrivainpeutseflatterd’obteniràbonmarchéunemédiocrerenomméeetunegrandefortune.Iln’estpasnécessairepourcelaqu’onl’admire,ilsuffitqu’onlegoûte.

Lafouletoujourscroissantedeslecteursetlebesoincontinuelqu’ilsontdunouveauassurentledébitd’unlivrequ’ilsn’estimentguère.

Dans les temps de démocratie, le public en agit souvent avec lesauteurs comme le font d’ordinaire les rois avec leurs courtisans ; il lesenrichitetlesméprise.Quefaut-ildeplusauxâmesvénalesquinaissentdanslescours,ouquisontdignesd’yvivre?

Les littératures démocratiques fourmillent toujours de ces auteursqui n’aperçoivent dans les lettres qu’une industrie, et, pour quelquesgrands écrivains qu’on y voit, on y compte par milliers des vendeursd’idées.

Page 70: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXV:Pourquoil’étudedelalittératuregrecqueetlatineestparticulièrementutiledansles

sociétésdémocratiques

Ce qu’on appelait le peuple dans les républiques les plusdémocratiques de l’Antiquité ne ressemblait guère à ce que nousnommons le peuple. À Athènes, tous les citoyens prenaient part auxaffairespubliques;mais iln’yavaitquevingtmillecitoyenssurplusdetrois cent cinquantemille habitants ; tous les autres étaient esclaves etremplissaient laplupartdesfondionsquiappartiennentdenos joursaupeupleetmêmeauxclassesmoyennes.

Athènes,avecsonsuffrageuniversel,n’étaitdonc,aprèstout,qu’unerépublique aristocratique où tous les nobles avaient un droit égal augouvernement.

Il faut considérer la lutte des patriciens et des plébéiens deRomesouslemêmejouretn’yvoirqu’unequerelleintestineentrelescadetsetlesaînésdelamêmefamille.Toustenaienteneffetàl’aristocratie,etenavaientl’esprit.

Ondoit,deplus,remarquerque,danstoutel’Antiquité,leslivresontété rares et chers, et qu’on a éprouvé une grande difficulté à lesreproduire et à les faire circuler.Ces circonstances venant à concentrerdansunpetitnombred’hommes legoûtet l’usagedes lettres formaientcommeunepetitearistocratielittérairedel’élited’unegrandearistocratiepolitique. Aussi rien n’annonce que, chez les Grecs et les Romains, leslettresaientjamaisététraitéescommeuneindustrie.

Cespeuples,quineformaientpasseulementdesaristocraties,maisqui étaient encore des nations très policées et très libres, ont donc dûdonneràleursproductionslittéraireslesvicesparticuliersetlesqualitésspécialesquicaractérisentlalittératuredanslessièclesaristocratiques.

Il suffit, en effet, de jeter les yeux sur les écrits quenous a laissésl’Antiquitépourdécouvrirque,silesécrivainsyontquelquefoismanquédevariétéetdeféconditédanslessujets,dehardiesse,demouvementetde généralisation dans la pensée, ils ont toujours fait voir un art et un

Page 71: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

soinadmirablesdanslesdétails;riendansleursœuvresnesemblefaitàlahâteniauhasard;toutyestécritpourlesconnaisseurs,etlarecherchede labeauté idéale s’ymontre sans cesse. Iln’y apasde littératurequimette plus en relief que celle des Anciens les qualités qui manquentnaturellement aux écrivains des démocraties. Il n’existe donc point delittérature qu’il convienne mieux d’étudier dans les sièclesdémocratiques.Cetteétudeest,detoutes,lapluspropreàcombattrelesdéfauts littéraires inhérents à ces siècles ; quant à leurs qualitésnaturelles, elles naîtront bien toutes seules sans qu’il soit nécessaired’apprendreàlesacquérir.

C’esticiqu’ilestbesoindebiens’entendre.Uneétudepeutêtreutileàlalittératured’unpeupleetnepointêtre

appropriéeàsesbesoinssociauxetpolitiques.Si l’on s’obstinait à n’enseigner que les belles-lettres, dans une

sociétéoùchacunseraithabituellementconduitàfairedeviolentseffortspouraccroîtresafortuneoupourlamaintenir,onauraitdescitoyenstrèspolisettrèsdangereux;carl’étatsocialetpolitiqueleurdonnant,touslesjours,desbesoinsquel’éducationneleurapprendraitjamaisàsatisfaire,ils troubleraient l’État, aunomdesGrecs et desRomains, au lieude leféconderparleurindustrie.

Il est évident que, dans les sociétés démocratiques, l’intérêt desindividus,aussibienquelasûretédel’État,exigequel’éducationduplusgrand nombre soit scientifique, commerciale et industrielle plutôt quelittéraire.

Le grec et le latin ne doivent pas être enseignés dans toutes lesécoles;maisilimportequeceuxqueleurnaturelouleurfortunedestineàcultiverleslettresouprédisposeàlesgoûtertrouventdesécolesoùl’onpuisse se rendre parfaitement maître de la littérature antique et sepénétrer entièrement de son esprit. Quelques universités excellentesvaudraient mieux, pour atteindre ce résultat, qu’une multitude demauvaiscollègesoùdesétudessuperfluesquisefontmalempêchentdebienfairedesétudesnécessaires.

Tous ceux qui ont l’ambition d’exceller dans les lettres, chez lesnations démocratiques, doivent souvent se nourrir des œuvres del’Antiquité.C’estunehygiènesalutaire.

Page 72: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Cen’estpasquejeconsidèrelesproductionslittérairesdesAncienscomme irréprochables. Je pense seulement qu’elles ont des qualitésspéciales qui peuvent merveilleusement servir à contrebalancer nosdéfauts particuliers. Elles nous soutiennent par le bord où nouspenchons.

Page 73: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXVI:Commentladémocratieaméricaineamodifiélalangueanglaise

Sicequej’aiditprécédemment,àproposdeslettresengénéral,aétébiencomprisdulecteur,ilconcevrasanspeinequelleespèced’influencel’état social et les institutions démocratiques peuvent exercer sur lalangueelle-même,quiestlepremierinstrumentdelapensée.

Les auteurs américains vivent plus, à vrai dire, en Angleterre quedansleurproprepays,puisqu’ilsétudientsanscesselesécrivainsanglaiset les prennent chaque jour pour modèle. Il n’en est pas ainsi de lapopulation elle-même : celle-ci est soumise plus immédiatement auxcauses particulières qui peuvent agir sur les États-Unis. Ce n’est doncpointaulangageécrit,maisaulangageparlé,qu’ilfautfaireattention,sil’on veut apercevoir les modifications que l’idiome d’un peuplearistocratiquepeutsubirendevenantlalangued’unedémocratie.

Des Anglais instruits, et appréciateurs plus compétents de cesnuancesdélicatesque jenepuis l’êtremoi-même,m’ontsouventassuréquelesclasseséclairéesdesÉtats-Unisdifféraientnotablement,parleurlangage,desclasseséclairéesdelaGrande-Bretagne.

IlsneseplaignaientpasseulementdecequelesAméricainsavaientmisenusagebeaucoupdemotsnouveaux;ladifférenceetl’éloignementdespayseût suffitpour l’expliquer ;maisdecequecesmotsnouveauxétaient particulièrement empruntés, soit au jargon des partis, soit auxartsmécaniques,ouàlalanguedesaffaires.IlsajoutaientquelesanciensmotsanglaisétaientsouventprisparlesAméricainsdansuneacceptionnouvelle.IlsdisaientenfinqueleshabitantsdesÉtats-Unisentremêlaientfréquemment les styles d’une manière singulière, et qu’ils plaçaientquelquefois ensemble desmots qui, dans le langage de lamère patrie,avaientcoutumedes’éviter.

Cesremarques,quimefurentfaitesàplusieursreprisespardesgensquimeparurentmériterd’êtrecrus,meportèrentmoi-mêmeàréfléchirsur ce sujet, et mes réflexions m’amenèrent, par la théorie, au mêmepointoùilsétaientarrivésparlapratique.

Page 74: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Dans les aristocraties, la langue doit naturellement participer aureposoùsetiennenttouteschoses.Onfaitpeudemotsnouveaux,parcequ’il se faitpeudechosesnouvelles ;et, fit-ondeschosesnouvelles,ons’efforceraitdelespeindreaveclesmotsconnusetdontlatraditionafixélesens.

S’ilarrivequel’esprithumains’yagiteenfindelui-même,ouquelalumière,pénétrantdudehors,leréveille,lesexpressionsnouvellesqu’oncrée ont un caractère savant, intellectuel et philosophique qui indiquequ’ellesnedoiventpaslanaissanceàunedémocratie.LorsquelachutedeConstantinopleeutfaitrefluerlessciencesetleslettresversl’Occident,lalanguefrançaisesetrouvapresquetoutàcoupenvahieparunemultitudedemotsnouveaux,quitousavaientleurracinedanslegrecetlelatin.Onvit alors en France un néologisme érudit, qui n’était à l’usage que desclasses éclairées, et dont les effets ne se firent jamais sentir ou neparvinrentqu’àlalonguejusqu’aupeuple.

Toutes lesnationsde l’Europedonnèrent successivement lemêmespectacle.LeseulMiltona introduitdans la langueanglaiseplusdesixcentsmots,presquetoustirésdulatin,dugrecetdel’hébreu.

Lemouvementperpétuelqui règneauseind’unedémocratie tend,aucontraire,àyrenouvelersanscesse la facede la languecommecelledes affaires. Aumilieu de cette agitation générale et de ce concours detouslesesprits,ilseformeungrandnombred’idéesnouvelles;desidéesanciennes se perdent ou reparaissent ; ou bien elles se subdivisent enpetitesnuancesinfinies.

Ils’ytrouvedoncsouventdesmotsquidoiventsortirdel’usage,etd’autresqu’ilfautyfaireentrer.

Lesnationsdémocratiquesaimentd’ailleurslemouvementpourlui-même.Celasevoitdanslalangueaussibienquedanslapolitique.Alorsqu’elles n’ont pas le besoin de changer les mots, elles en sententquelquefoisledésir.

Legéniedespeuplesdémocratiquesnesemanifestepasseulementdans le grandnombre de nouveauxmots qu’ilsmettent en usage,maisencoredanslanaturedesidéesquecesmotsnouveauxreprésentent.

Chez ces peuples, c’est la majorité qui fait la loi en matière delangue, ainsiqu’en tout le reste.Sonesprit se révèle là commeailleurs.

Page 75: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Or, la majorité est plus occupée d’affaires que d’études, d’intérêtspolitiques et commerciaux que de spéculations philosophiques ou debelles-lettres. La plupart des mots créés ou admis par elle porterontl’empreintedeceshabitudes;ilsservirontprincipalementàexprimerlesbesoins de l’industrie, les passions des partis ou les détails del’administrationpublique.C’estdececôté-làquelalangues’étendrasanscesse,tandisqu’aucontraireelleabandonnerapeuàpeuleterraindelamétaphysiqueetdelathéologie.

Quantà lasourceoù lesnationsdémocratiquespuisent leursmotsnouveaux,etàlamanièredontelless’yprennentpourlesfabriquer,ilestfaciledelesdire.

Leshommesquiviventdanslespaysdémocratiquesnesaventguèrelalanguequ’onparlaitàRomeetàAthènes,etilsnesesoucientpointderemonter jusqu’à l’Antiquité, pour y trouver l’expression qui leurmanque. S’ils ont quelquefois recours aux savantes étymologies, c’estd’ordinairelavanitéquilesleurfaitchercheraufonddeslanguesmortes,etnonl’éruditionquilesoffrenaturellementàleuresprit.Ilarrivemêmequelquefoisquecesontlesplusignorantsd’entreeuxquienfontleplusd’usage. Le désir tout démocratique de sortir de sa sphère les portesouventàvouloirrehausseruneprofessiontrèsgrossièreparunnomgrecou latin.Plus lemétier estbas et éloignéde la science,plus lenomestpompeux et érudit. C’est ainsi que nos danseurs de corde se sonttransformésenacrobatesetenfunambules

Adéfautdelanguesmortes,lespeuplesdémocratiquesempruntentvolontiers des mots aux langues vivantes ; car ils communiquent sanscesse entre eux, et les hommes des différents pays s’imitent volontiers,parcequ’ilsseressemblentchaquejourdavantage.

Mais c’est principalementdans leurpropre langueque lespeuplesdémocratiquescherchentlesmoyensd’innover.Ilsreprennentdetempsentemps,dansleurvocabulaire,desexpressionsoubliéesqu’ilsremettenten lumière, ou bien ils retirent à une classe particulière de citoyens untermequi luiestpropre,pourlefaireentreravecunsensfigurédanslelangage habituel ; une multitude d’expressions qui n’avaient d’abordappartenu qu’à la langue spéciale d’un parti ou d’une profession, setrouventainsientraînéesdanslacirculationgénérale.

Page 76: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

L’expédient le plus ordinaire qu’emploient les peuplesdémocratiquespour innover en faitde langage consiste àdonneràuneexpression déjà en usage un sens inusité. Cette méthode-là est trèssimple,trèsprompteettrèscommode.Ilnefautpasdesciencepours’enbienservir,etl’ignorancemêmeenfacilitel’emploi.Maisellefaitcourirde grands périls à la langue. Les peuples démocratiques, en doublantainsi le sens d’un mot, rendent quelquefois douteux celui qu’ils luilaissentetceluiqu’ilsluidonnent.

Un auteur commence par détourner quelque peu une expressionconnuedesonsensprimitif,et,aprèsl’avoirainsimodifiée,ill’adaptedesonmieuxà son sujet.Unautre survientqui attire la significationd’unautrecôté;untroisièmel’entraîneavecluidansunenouvelleroute;et,commeiln’yapointd’arbitrecommun,pointdetribunalpermanentquipuisse fixer définitivement le sens du mot, celui-ci reste dans unesituation ambulatoire. Cela fait que les écrivains n’ont presque jamaisl’airdes’attacheràuneseulepensée,maisqu’ilssemblenttoujoursviseraumilieud’ungrouped’idées,laissantaulecteurlesoindejugercellequiestatteinte.

Ceci est une conséquence fâcheuse de la démocratie. J’aimeraismieuxqu’onhérissât la languedemotschinois, tartaresouhurons,quede rendre incertain le sens des mots français. L’harmonie etl’homogénéité ne sont que des beautés secondaires du langage. Il y abeaucoup de convention dans ces sortes de choses, et l’on peut à larigueurs’enpasser.Maisiln’yapasdebonnelanguesanstermesclairs.

L’égalité apporte nécessairement plusieurs autres changements aulangage.

Dans lessièclesaristocratiques,oùchaquenation tendàse teniràl’écartde toutes les autres et aimeàavoirunephysionomiequi lui soitpropre, il arrive souvent que plusieurs peuples qui ont une originecommunedeviennentcependantfortétrangerslesunsauxautres,detellesorteque,sanscesserdepouvoirtouss’entendre,ilsneparlentplustousdelamêmemanière.

Dans ces mêmes siècles, chaque nation est divisée en un certainnombredeclassesquisevoientpeuetnesemêlentpoint;chacunedecesclassesprendetconserveinvariablementdeshabitudesintellectuellesqui

Page 77: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ne sont propres qu’à elle, et adopte de préférence certains mots etcertainstermesquipassentensuitedegénérationengénérationcommedes héritages. On rencontre alors dans lemême idiome une langue depauvresetunelanguederiches,unelanguederoturiersetunelanguedenobles,unelanguesavanteetunelanguevulgaire.Pluslesdivisionssontprofondes et les barrières infranchissables, plus il doit en être ainsi. Jeparierais volontiers que, parmi les castes de l’Inde, le langage varieprodigieusement,etqu’ilsetrouvepresqueautantdedifférenceentrelalangued’unpariaetcelled’unbramequ’entreleurshabits.

Quand,aucontraire,leshommes,n’étantplustenusàleurplace,sevoientetsecommuniquentsanscesse,quelescastessontdétruitesetquelesclassesserenouvellementetseconfondent,touslesmotsdelalanguese mêlent. Ceux qui ne peuvent pas convenir au plus grand nombrepérissent ; le reste forme unemasse commune où chacun prend à peuprès au hasard. Presque tous les différents dialectes qui divisaient lesidiomesdel’Europetendentvisiblementàs’effacer;iln’yapasdepatoisdansleNouveauMonde,etilsdisparaissentchaquejourdel’Ancien.

Cette révolutiondans l’état social influeaussibien sur le stylequesurlalangue.

Non seulement tout le monde se sert des mêmes mots, mais ons’habitueàemployerindifféremmentchacund’eux.Lesrèglesquelestyleavaitcrééessontpresquedétruites.Onnerencontreguèred’expressionsqui, par leur nature, semblent vulgaires, et d’autres qui paraissentdistinguées.Des individus sortisde rangsdiversayantamenéaveceux,partoutoùilssontparvenus,lesexpressionsetlestermesdontilsavaientl’usage, l’origine des mots s’est perdue comme celle des hommes, et ils’estfaituneconfusiondanslelangagecommedanslasociété.

Jesaisquedanslaclassificationdesmots,ilserencontredesrèglesquinetiennentpasàuneformedesociétéplutôtqu’àuneautre,maisquidériventdelanaturemêmedeschoses.Ilyadesexpressionsetdestoursquisontvulgairesparceque lessentimentsqu’ilsdoiventexprimersontréellement bas, et d’autres qui sont relevés parce que les objets qu’ilsveulentpeindresontnaturellementforthauts.

Lesrangs,ensemêlant,neferontjamaisdisparaîtrecesdifférences.Mais l’égalité ne peut manquer de détruire ce qui est purement

Page 78: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

conventionneletarbitrairedanslesformesdelapensée.Jenesaismêmesi la classification nécessaire, que j’indiquais plus haut, ne sera pastoujours moins respectée chez un peuple démocratique que chez unautre;parceque,chezunpareilpeuple,ilnesetrouvepointd’hommesqueleuréducation,leurslumièresetleursloisirsdisposentd’unemanièrepermanente à étudier les lois naturelles du langage et qui les fassentrespecterenlesobservanteux-mêmes.

Je ne veux point abandonner ce sujet sans peindre les languesdémocratiques par un dernier trait qui les caractérisera plus peut-êtrequetouslesautres.

J’aimontréprécédemmentquelespeuplesdémocratiquesavaientlegoûtetsouventlapassiondesidéesgénérales;celatientàdesqualitésetà des défauts qui leur sont propres. Cet amour des idées générales semanifeste, dans les langues démocratiques, par le continuel usage destermes génériques et desmots abstraits, et par lamanière dont on lesemploie.C’estlàlegrandmériteetlagrandefaiblessedeceslangues.

Les peuples démocratiques aiment passionnément les termesgénériqueset lesmotsabstraits,parcequecesexpressionsagrandissentlapenséeet,permettantderenfermerenpeud’espacebeaucoupd’objets,aidentletravaildel’intelligence.

Un écrivain démocratique dira volontiers d’une manière abstraitelescapacitéspourleshommescapables,etsansentrerdansledétaildeschosesauxquellescettecapacités’applique.Ilparleradesactualitéspourpeindred’unseulcoupleschosesquisepassentencemomentsoussesyeux,et il comprendrasous lemotéventualités tout cequipeutarriverdansl’universàpartirdumomentoùilparle.

Les écrivains démocratiques font sans cesse desmots abstraits decette espèce, ou ils prennent dans un sens de plus en plus abstrait lesmotsabstraitsdelalangue.

Bien plus, pour rendre le discours plus rapide, ils personnifientl’objet de cesmots abstraits et le font agir commeun individu réel. Ilsdirontquelaforcedeschosesveutquelescapacitésgouvernent.

Je ne demande pas mieux que d’expliquer ma pensée par monpropreexemple:

Page 79: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

J’aisouventfaitusagedumotégalitédansunsensabsolu; j’ai,deplus,personnifié l’égalité enplusieurs endroits, et c’est ainsiqu’ilm’estarrivé de dire que l’égalité faisait de certaines choses, ou s’abstenait decertainesautres.OnpeutaffirmerqueleshommesdusiècledeLouisXIVn’eussentpointparlédecettesorte;ilneseraitjamaisvenudansl’espritd’aucun d’entre eux d’user dumot égalité sans l’appliquer à une choseparticulière,etilsauraientplutôtrenoncéàs’enservirquedeconsentiràfairel’égalitéunepersonnevivante.

Ces mots abstraits qui remplissent les langues démocratiques, etdontonfaitusageàtoutpropossanslesrattacheràaucunfaitparticulier,agrandissentetvoilentlapensée;ilsrendentl’expressionplusrapideetl’idéemoins nette.Mais, en fait de langage, les peuples démocratiquesaimentmieuxl’obscuritéqueletravail.

Jene sais d’ailleurs si le vaguen’a point un certain charme secretpourceuxquipartentetquiécriventchezcespeuples.

Leshommesquiyviventétantsouventlivrésauxeffortsindividuelsdeleurintelligence,sontpresquetoujourstravaillésparledoute.Depluscommeleursituationchangesanscesse,ilsnesontjamaistenusfermesàaucunedeleursopinionsparl’immobilitémêmedeleurfortune,

Leshommesquihabitentlespaysdémocratiquesontdoncsouventdespenséesvacillantes ; il leur fautdesexpressions très largespour lesrenfermer. Comme ils ne savent jamais si l’idée qu’ils exprimentaujourd’hui conviendra à la situation nouvelle 4utotit demain, ilsconçoivent naturellement le goût des termes abstraits.Unmot abstraitestcommeuneboîteàdoublefond:onymetlesidéesquel’ondésire,etonlesenretiresansquepersonnelevoie.

Cheztouslespeuples,lestermesgénériquesetabstraitsformentlefonddulangage;jeneprétendsdoncpointqu’onnerencontrecesmotsque dans les langues démocratiques ; je dis seulement que la tendancedeshommes,danslestempsd’égalité,estd’augmenterparticulièrementlenombredesmotsdecetteespèce ;de lesprendre toujours isolémentdans leur acception la plus abstraite, et d’en faire usage à tout propos,lorsmêmequelebesoindudiscoursnelerequiertpoint.

Page 80: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXVII:Dequelquessourcesdepoésiechezlesnationsdémocratiques

Onadonnéplusieurssignificationsfortdiversesaumotpoésie.Ceserait fatiguer les lecteursquederechercheraveceux lequelde

cesdifférentssensilconvientlemieuxdechoisir;jepréfèreleurdiresur-le-champceluiquej’aichoisi.

Làpoésie,amesyeux,estlarechercheetlapeinturedel’idéal.Celuiqui,retranchantunepartiedecequiexiste,ajoutantquelques

traits imaginairesau tableau,combinantcertainescirconstancesréelles,maisdontleconcoursneserencontrepas,complète,agranditlanature,celui-làestlepoète.Ainsi,lapoésien’aurapaspourbutdereprésenterlevrai,maisdel’orner,etd’offritàl’esprituneimagesupérieure.

Lesversmeparaîtrontcommelebeauidéaldulangage,et,danscesens, ils seront éminemment poétiques ; mais, à eux seuls, ils neconstituerontpaslapoésie.

Jeveux rechercher siparmi les actions, les sentiments et les idéesdespeuplesdémocratiques,ilnes’enrencontrepasquelques-unsquiseprêtent à l’imagination de l’idéal et qu’on doive, pour cette raison,considérercommedessourcesnaturellesdepoésie.

Ilfautd’abordreconnaîtrequelegoûtdel’idéaletleplaisirquel’onprend à en voir la peinture ne sont jamais aussi vifs et aussi répanduschezunpeupledémocratiquequ’auseind’unearistocratie.

Chez les nations aristocratiques, il arrive quelquefois que le corpsagitcommedelui-même,tandisquel’âmeestplongéedansunreposquiluipèse.Chezcesnations,lepeuplelui-mêmefaitsouventvoirdesgoûtspoétiques, et son esprit s’élance parfois au-delà et au-dessus de ce quil’environne.

Mais, dans les démocraties, l’amour des jouissances matérielles,l’idée du mieux, la concurrence, le charme prochain du succès, sontcommeautantd’aiguillonsquiprécipitentlespasdechaquehommedansla carrière qu’il a embrassée et lui défendent de s’en écarter un seul

Page 81: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

moment. Le principal effort de l’âme va de ce côté. L’imagination n’estpointéteinte,maiselles’adonnepresqueexclusivementàconcevoirl’utileetàreprésenterleréel.

L’égaliténedétournepas seulement leshommesde lapeinturedel’idéal;ellediminuelenombredesobjetsàpeindre.

L’aristocratie,entenantlasociétéimmobile,favoriselafermetéetladurée des religions positives, comme la stabilité des institutionspolitiques.

Nonseulementellemaintientl’esprithumaindanslafoi,maiselleledisposeà adopterune foiplutôtqu’uneautre.Unpeuple aristocratiqueseratoujoursenclinàplacerdespuissancesintermédiairesentreDieuetl’homme.

On peut dire qu’en ceci l’aristocratie semontre très favorable à lapoésie. Quand l’univers est peuplé d’êtres surnaturels qui ne tombentpoint sous les sens,mais que l’esprit découvre, l’imagination se sent àl’aise,etlespoètes,trouvantmillesujetsdiversàpeindre,rencontrentdesspectateurssansnombreprêtsàs’intéresseràleurstableaux.

Dans les sièclesdémocratiques, il arrive,aucontraire,quelquefois,que les croyances s’en vont flottantes comme les lois. Le doute ramènealorsl’imaginationdespoètessurlaterreetlesrenfermedanslemondevisibleetréel.

Lors même que l’égalité n’ébranle point les religions, elle lessimplifie;elledétournel’attentiondesagentssecondairespourlaporterprincipalementsurlesouverainmaître.

L’aristocratie conduit naturellement l’esprit humain à lacontemplation du passé, et l’y fixe. La démocratie, au contraire, donneaux hommes une sorte de dégoût instinctif pour ce qui est ancien. Encela, l’aristocratie est bien plus favorable à la poésie : car les chosesgrandissent d’ordinaire et se voilent à mesure qu’elles s’éloignent ; et,souscedoublerapport,ellesprêtentdavantageàlapeinturedel’idéal.

Aprèsavoirôtéà lapoésie lepassé, l’égalité lui enlèveenpartie leprésent.

Chez les peuples aristocratiques, il existe un certain nombred’individus privilégiés, dont l’existence est pour ainsi dire en dehors et

Page 82: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

au-dessus de la condition humaine ; le pouvoir, la richesse, la gloire,l’esprit, la délicatesse et la distinction en toutes choses paraissentappartenirenpropreaceux-là.Lafoulenelesvoitjamaisdefortprès,ounelessuitpointdanslesdétails;onapeuàfairepourrendrepoétiquelapeinturedeceshommes.

D’une autre part, il existe chez ces mêmes peuples des classesignorantes, humbles et asservies ; et celles-ci prêtent à la poésie, parl’excèsmêmedeleurgrossièretéetdeleurmisère,commelesautresparleurraffinementetleurgrandeur.Deplus,lesdifférentesclassesdontunpeuplearistocratiquesecomposeétantfortséparéeslesunesdesautreset se connaissant mal entre elles, l’imagination peut toujours, en lesreprésentant,ajouterouôterquelquechoseauréel.

Danslessociétésdémocratiques,oùleshommessonttoustrèspetitset fort semblables, chacun, en s’envisageant soi-même, voit à l’instanttous les autres.Lespoètesqui viventdans les sièclesdémocratiquesnesauraient donc jamais prendre un homme en particulier pour sujet deleur tableau ; car un objet d’une grandeurmédiocre, et qu’on aperçoitdistinctementdetouslescôtés,neprêterajamaisàl’idéal.

Ainsidoncl’égalité,ens’établissantsurlaterre,taritlaplupartdessourcesanciennesdelapoésie.

Essayonsdemontrercommentelleendécouvredenouvelles.Quand ledoute eutdépeuplé le ciel, et que lesprogrèsde l’égalité

eurent réduit chaque homme à des proportionsmieux connues et pluspetites,lespoètes,n’imaginantpasencorecequ’ilspouvaientmettreàlaplacedecesgrandsobjetsquifuyaientavecl’aristocratie,tournèrent lesyeux vers la nature inanimée. Perdant de vue les héros et les dieux, ilsentreprirentd’aborddepeindredesfleuvesetdesmontagnes.

Cela donna naissance, dans le siècle dernier, à la poésie qu’on aappelée,parexcellence,descriptive.

Quelques-uns ont pensé que cette peinture embellie des chosesmatériellesetinaniméesquicouvrentlaterre,étaitlapoésiepropreauxsièclesdémocratiques;maisjepensequec’estuneerreur.Jecroisqu’ellenereprésentequ’uneépoquedepassage.

Je suis convaincu qu’à la longue la démocratie détourne

Page 83: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

l’imaginationdetoutcequiestextérieuràl’homme,pournelafixerquesurl’homme.

Les peuples démocratiques peuvent bien s’amuser un moment àconsidérerlanature;maisilsnes’animentréellementqu’àlavued’eux-mêmes.C’estdececôtéseulementquese trouventchezcespeuples lessources naturelles de la poésie, et il est permis de croire que tous lespoètesquinevoudrontpointypuiserperdronttoutempiresurl’âmedeceuxqu’ilsprétendentcharmer,etqui finirontparneplusavoirquedefroidstémoinsdeleurstransports.

J’ai fait voir comment l’idée du progrès et de la perfectibilitéindéfiniedel’espècehumaineétaitpropreauxâgesdémocratiques.

Les peuples démocratiques ne s’inquiètent guère de ce qui a été,maisilsrêventvolontiersàcequisera,et,dececôté,leurimaginationn’apointdelimites;elles’yétendets’yagranditsansmesure.

Ceci offre une vaste carrière aux poètes et leur permet de reculerloindel’œilleurtableau.Ladémocratie,quifermelepasséàlapoésie,luiouvrel’avenir.

Tous les citoyens qui composent une société démocratique étant àpeu près égaux et semblables, la poésie ne saurait s’attacher à aucund’entreeux;maislanationelle-mêmes’offreàsonpinceau.Lasimilitudede tous les individus, qui rend chacun d’eux séparément impropre àdevenirl’objetdelapoésie,permetauxpoètesdelesrenfermertousdansunemêmeimageetdeconsidérerenfinlepeuplelui-même.Lesnationsdémocratiques aperçoivent plus clairement que toutes les autres leurproprefigure,etcettegrandefigureprêtemerveilleusementàlapeinturedel’idéal.

JeconviendraiaisémentquelesAméricainsn’ontpointdepoètes;jenesauraisadmettredemêmequ’ilsn’ontpointd’idéespoétiques.

Ons’occupebeaucoupenEuropedesdésertsdel’Amérique,maislesAméricains eux-mêmes n’y songent guère. Les merveilles de la natureinanimée les trouvent insensibleset ilsn’aperçoiventpourainsidire lesadmirables forêts qui les environnent qu’au moment où elles tombentsous leurs coups. Leur œil est rempli d’un autre spectacle. Le peupleaméricainsevoitmarcherlui-mêmeàtraverscesdéserts,desséchantlesmarais,redressantlesfleuves,peuplantlasolitudeetdomptantlanature.

Page 84: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Cetteimagemagnifiqued’eux-mêmesnes’offrepasseulementdeloinenloin à l’imagination des Américains ; on peut dire qu’elle suit chacund’entreeuxdanslesmoindresdesesactionscommedanslesprincipales,etqu’ellerestetoujourssuspenduedevantsonintelligence.

Onnesauraitrienconcevoirdesipetit,desiterne,desiremplidemisérablesintérêts,desiantipoétique,enunmot,quelavied’unhommeauxÉtats-Unis;mais,parmilespenséesquiladirigent,ils’enrencontretoujoursunequiestpleinedepoésie,etcelle-làestcommelenerfcachéquidonnelavigueuràtoutlereste.

Dans les siècles aristocratiques, chaque peuple, comme chaqueindividu,estenclinàsetenirimmobileetséparédetouslesautres.

Dans les siècles démocratiques, l’extrêmemobilité des hommes etleursimpatientsdésirsfontqu’ilschangentsanscessedeplace,etqueleshabitants des différents pays se mêlent, se voient, s’écoutent ets’empruntent.Cenesontdoncpasseulement lesmembresd’unemêmenationquideviennentsemblables;lesnationselles-mêmess’assimilent,et toutes ensemble ne forment plus à l’œil du spectateur qu’une vastedémocratiedontchaquecitoyenestunpeuple.Celametpourlapremièrefoisaugrandjourlafiguredugenrehumain.

Toutcequiserapporteàl’existencedugenrehumainprisenentier,à ses vicissitudes, à son avenir, devient unemine très féconde pour lapoésie.

Les poètes qui vécurent dans les âges aristocratiques ont faitd’admirablespeinturesenprenantpoursujetscertainsincidentsdelavied’un peuple ou d’un homme, mais aucun d’entre eux n’a jamais osérenfermerdanssontableaulesdestinéesdel’espècehumaine,tandisqueles poètes qui écrivent dans les âges démocratiques peuventl’entreprendre.

Danslemêmetempsquechacun,élevantlesyeuxau-dessusdesonpays, commence enfin à apercevoir l’humanité elle-même, Dieu semanifeste de plus en plus à l’esprit humain dans sa pleine et entièremajesté.

Si dans les siècles démocratiques la foi aux religions positives estsouvent chancelante, et que les croyances à des puissancesintermédiaires, quelque nom qu’on leur donne, s’obscurcissent, d’autre

Page 85: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

partleshommessontdisposésàconcevoiruneidéebeaucoupplusvastede laDivinitéelle-même,etsoninterventiondans lesaffaireshumainesleurapparaîtsousunjournouveauetplusgrand.

Apercevant le genre humain comme un seul tout, ils conçoiventaisémentqu’unmêmedesseinprésideàsesdestinées,et,danslesactionsde chaque individu, ils sont portés à reconnaître la trace de ce plangénéraletconstantsuivantlequelDieuconduitl’espèce.

Cecipeut encore être considéré commeune source très abondantedepoésie,quis’ouvredanscessiècles.

Les poètes démocratiques paraîtront toujours petits et froids s’ilsessayentdedonneràdesdieux,àdesdémonsouàdesanges,desformescorporelles,ets’ilscherchentàlesfairedescendreducielpoursedisputerlaterre.

Mais, s’ils veulent rattacher les grands événementsqu’ils retracentauxdesseinsgénérauxdeDieusurl’univers,et,sansmontrerlamaindusouverain maître, faire pénétrer dans sa pensée, ils seront admirés etcompris,carl’imaginationdeleurscontemporainssuitd’elle-mêmecetteroute.

Onpeut égalementprévoir que les poètes qui viventdans les âgesdémocratiques peindront des passions et des idées plutôt que despersonnesetdesactes.

Lelangage,lecostumeetlesactionsjournalièresdeshommesdanslesdémocratiesserefusentàl’imaginationdel’idéal.Ceschosesnesontpaspoétiquesparelles-mêmes,etellescesseraientd’ailleursdel’être,parcette raison qu’elles sont trop bien connues de tous ceux auxquels onentreprendraitd’enparler.Cela force lespoètesàpercer sans cesseau-dessous de la surface extérieure que les sens leur découvrent, afind’entrevoirl’âmeelle-même.Or,iln’yarienquiprêteplusàlapeinturedel’idéalquel’hommeainsienvisagédanslesprofondeursdesanatureimmatérielle.

Jen’aipasbesoindeparcourir lecielet la terrepourdécouvrirunobjet merveilleux plein de contrastes, de grandeurs et de petitessesinfinies,d’obscuritésprofondesetdesingulièresclartés,capableàlafoisdefairenaîtrelapitié,l’admiration,lemépris,laterreur.Jen’aiqu’àmeconsidérermoi-même : l’homme sort du néant, traverse le temps et va

Page 86: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

disparaître pour toujours dans le sein de Dieu. On ne le voit qu’unmomenterrersurlalimitedesdeuxabîmesoùilseperd.

Sil’hommes’ignoraitcomplètement,ilneseraitpointpoétique;caronnepeutpeindrecedontonn’apasl’idée.S’ilsevoyaitclairement,sonimagination resterait oisive et n’aurait rien à ajouter au tableau. Maisl’homme est assez découvert pour qu’il aperçoive quelque chosede lui-même, et assez voilé pour que le reste s’enfonce dans des ténèbresimpénétrables,parmilesquellesilplongesanscesse,ettoujoursenvain,afind’acheverdesesaisir.

Il ne faut donc pas s’attendre à ce que, chez les peuplesdémocratiques, la poésie vive de légendes, qu’elle se nourrisse detraditions et d’antiques souvenirs, qu’elle essaye de repeupler l’universd’êtres surnaturels auxquels les lecteurs et les poètes eux-mêmes necroient plus, ni qu’elle personnifie froidement des vertus et des vicesqu’on peut voir sous leur propre forme. Toutes ces ressources luimanquent;maisl’hommeluireste,etc’estassezpourelle.Lesdestinéeshumaines,l’homme,prisapartdesontempsetdesonpays,etplacéenfacedelanatureetdeDieu,avecsespassions,sesdoutes,sesprospéritésinouïeset sesmisères incompréhensibles,deviendrontpourcespeuplesl’objetprincipaletpresqueuniquedelapoésie;etc’estcedontonpeutdéjàs’assurersi l’onconsidèrecequ’ontécrit lesplusgrandspoètesquiaientparudepuisquelemondeachèvedetourneràladémocratie.

Lesécrivainsqui,denos jours,ontsiadmirablementreproduit lestraits de Childe-Harold, de René et de Jocelyn n’ont pas prétenduraconter les actions d’un homme ; ils ont voulu illuminer et agrandircertainscôtésencoreobscursducœurhumain.

Cesontlàlespoèmesdeladémocratie.L’égalité ne-détruit donc pas tous les objets de la poésie ; elle les

rendmoinsnombreuxetplusvastes.

Page 87: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXVIII:Pourquoilesécrivainsetlesorateursaméricainssontsouventboursouflés

J’aisouventremarquéquelesAméricains,quitraitentengénérallesaffairesdansunlangageclairetsec,dépourvudetoutornement,etdontl’extrême simplicité est souvent vulgaire, donnent volontiers dans leboursouflé, dèsqu’ils veulent aborder le stylepoétique. Ils semontrentalors pompeux sans relâche d’un bout à l’autre du discours, et l’oncroirait, en les voyant prodiguer ainsi les images à tout propos, qu’ilsn’ontjamaisrienditsimplement.

LesAnglaistombentplusrarementdansundéfautsemblable.Lacausedececipeutêtreindiquéesansbeaucoupdepeine.Danslessociétésdémocratiques,chaquecitoyenesthabituellement

occupé à contempler un très petit objet, qui est lui-même. S’il vient àlever plus haut les yeux, il n’aperçoit alors que l’image immense de lasociété,oulafigureplusgrandeencoredugenrehumain.Iln’aquedesidéestrèsparticulièresettrèsclaires,oudesnotionstrèsgénéralesettrèsvagues;l’espaceintermédiaireestvide.

Quandonl’atirédelui-même,ils’attenddonctoujoursqu’onvaluioffrir quelque objet prodigieux à regarder, et ce n’est qu’à ce prix qu’ilconsentàs’arracherunmomentauxpetitssoinscompliquésquiagitentetcharmentsavie.

Ceci me parait expliquer assez bien pourquoi les hommes desdémocratiesquiont,engénéral,desimincesaffaires,demandentàleurspoètesdesconceptionssivastesetdespeinturessidémesurées.

Deleurcôté,lesécrivainsnemanquentguèred’obéiràcesinstinctsqu’ilspartagent : ils gonflent leur imagination sans cesse, et, l’étendantoutre mesure, ils lui font atteindre le gigantesque, pour lequel elleabandonnesouventlegrand.

Decettemanière,ilsespèrentattirersur-le-champlesregardsdelafoule et les fixer aisément autour d’eux, et ils réussissent souvent à lefaire ; car la foule, qui ne cherche dans la poésie que des objets très

Page 88: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

vastes,n’apas le tempsdemesurerexactement lesproportionsde tousles objets qu’on lui présente, ni le goût assez sûr pour apercevoirfacilement en quoi ils sont disproportionnés. L’auteur et le public secorrompentàlafoisl’unparl’autre.

Nous avons vu d’ailleurs que, chez les peuples démocratiques, lessourcesdelapoésieétaientbelles,maispeuabondantes.Onfinitbientôtparlesépuiser.Netrouvantplusmatièreàl’idéaldansleréeletdanslevrai,lespoètesensortententièrementetcréentdesmonstres.

Jen’aipaspeurquelapoésiedespeuplesdémocratiquessemontretimideniqu’ellesetiennetrèsprèsdeterre.J’appréhendeplutôtqu’ellene se perde à chaque instant dans les nuages, et qu’elle ne finisse parpeindredes contréesentièrement imaginaires.Je crainsque lesœuvresdes poètes démocratiques n’offrent souvent des images immenses etincohérentes, des peintures surchargées, des composés bizarres, et quelesêtresfantastiquessortisdeleurespritnefassentquelquefoisregretterlemonderéel.

Page 89: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXIX:Quelquesobservationssurlethéâtredespeuplesdémocratiques

Lorsque la révolution qui a changé l’état social et politique d’unpeuplearistocratiquecommenceàsefairejourdanslalittérature,c’estengénéral par le théâtre qu’elle se produit d’abord, et c’est là qu’elledemeuretoujoursvisible.

Lespectateurd’uneœuvredramatiqueest,enquelquesorte,prisaudépourvu par l’impression qu’on lui suggère. Il n’a pas le tempsd’interrogersamémoire,nideconsulterleshabiles; ilnesongepointàcombattre les nouveaux instincts littéraires qui commencent à semanifesterenlui;ilycèdeavantdelesconnaître.

Les auteurs ne tardent pas à découvrir de quel côté incline ainsisecrètementlegoûtdupublic.Ilstournentdececôté-làleursœuvres;etles pièces de théâtre, après avoir servi à faire apercevoir la révolutionlittérairequi seprépare,achèventbientôtde l’accomplir.Sivousvoulezjuger d’avance la littérature d’un peuple qui tourne à la démocratie,étudiezsonthéâtre.

Les pièces de théâtre forment d’ailleurs, chez les nationsaristocratiques elles-mêmes, la portion la plus démocratique de lalittérature.Iln’yapasdejouissancelittéraireplusàportéedelafoulequecellesqu’onéprouveàlavuedelascène.Ilnefautnipréparationniétudepourlessentir.Ellesvoussaisissentaumilieudevospréoccupationsetdevotreignorance.Lorsquel’amourencoreàmoitiégrossierdesplaisirsdel’esprit commence à pénétrer dans une classe de citoyens, il la pousseaussitôtauthéâtre.Lesthéâtresdesnationsaristocratiquesonttoujoursétéremplisdespectateursquin’appartenaientpointàl’aristocratie.C’estauthéâtreseulementquelesclassessupérieuressesontmêléesavec lesmoyennesetlesinférieures,etqu’ellesontconsentisinonàrecevoirl’avisdecesdernières,dumoinsàsouffrirquecelles-ciledonnassent.C’estauthéâtrequeleséruditsetleslettrésonttoujourseuleplusdepeineàfaireprévaloir leurgoûtsurceluidupeuple,etàsedéfendred’êtreentraînéseux-mêmesparlesien.Leparterreyasouventfaitlaloiauxloges.

Page 90: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

S’il est difficile à une aristocratie de ne point laisser envahir lethéâtre par le peuple, on comprendra aisément que le peuple doit yrégnerenmaîtrelorsque,lesprincipesdémocratiquesayantpénétrédanslesloisetdanslesmœurs,lesrangsseconfondentetlesintelligencesserapprochent comme les fortunes, et que la classe supérieure perd, avecsesrichesseshéréditaires,sonpouvoir,sestraditionsetsesloisirs.

Lesgoûtsetlesinstinctsnaturelsauxpeuplesdémocratiques,enfaitde littérature, se manifesteront donc d’abord au théâtre, et on peutprévoir qu’ils s’y introduiront avec violence. Dans les écrits, les loislittéraires de l’aristocratie se modifieront peu à peu d’une manièregraduelleetpourainsidirelégale.Authéâtre,ellesserontrenverséespardesémeutes.

Le théâtremet en relief laplupartdesqualités et presque tous lesvicesinhérentsauxlittératuresdémocratiques.

Lespeuplesdémocratiquesn’ontqu’uneestimefortmédiocrepourl’érudition, et ils ne se soucient guère de ce qui se passait àRome et àAthènes; ilsentendentqu’onleurparled’eux-mêmes,etc’est letableauduprésentqu’ilsdemandent.

Aussi, quand leshéros et lesmœursde l’Antiquité sont reproduitssouventsur lascène,etqu’onasoind’yrester très fidèleaux traditionsantiques, cela suffit pour en conclure que les classes démocratiques nedominentpointencoreauthéâtre.

Racine s’excuse fort humblement, dans la préface deBritannicus,d’avoirfaitentrerJunieaunombredesvestales,où,selonAulu-Gelle,dit-il,«onnerecevaitpersonneau-dessousdesixans,niau-dessusdedix».Ilestàcroirequ’iln’eûtpassongéàs’accuserouàsedéfendred’unpareilcrime,s’ilavaitécritdenosjours.

Unsemblablefaitm’éclaire,nonseulementsurl’étatdelalittératuredanslestempsoùilalieu,maisencoresurceluidelasociétéelle-même.Un théâtre démocratique ne prouve point que la nation est endémocratie ; car, comme nous venons de le voir, dans les aristocratiesmêmesilpeutarriverquelesgoûtsdémocratiquesinfluentsurlascène;mais,quandl’espritdel’aristocratierègneseulauthéâtre,celadémontreinvinciblementque lasociététoutentièreestaristocratique,et l’onpeuthardimentenconclurequecettemêmeclasseéruditeetlettrée,quidirige

Page 91: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

lesauteurs,commandelescitoyensetmènelesaffaires.Il est bien rare que les goûts raffinés et les penchantshautainsde

l’aristocratie,quandellerégitlethéâtre,nelaportentpointàfaire,pourainsidire,unchoixdanslanaturehumaine.Certainesconditionssocialesl’intéressentprincipalement,etelleseplaîtàenretrouverlapeinturesurlascène;certainesvertus,etmêmecertainsvices,luiparaissentmériterplusparticulièrementd’yêtrereproduits;elleagréeletableaudeceux-citandis qu’elle éloigne de ses yeux tous les autres. Au théâtre, commeailleurs, elle ne veut rencontrer que de grands seigneurs, et elle nes’émeut que pour des rois. Ainsi des styles. Une aristocratie imposevolontiers,auxauteursdramatiques,decertainesmanièresdedire;elleveutquetoutsoitditsurceton.

Le théâtre arrive souvent ainsi à ne peindre qu’un des côtés del’homme,oumêmequelquefoisàreprésentercequineserencontrepointdanslanaturehumaine;ils’élèveau-dessusd’elleetensort.

Dans les sociétés démocratiques, les spectateurs n’ont point depareillespréférences,etilsfontrarementvoirdesemblablesantipathies;ils aiment à retrouver sur la scène lemélange confus de conditions, desentiments et d’idées qu’ils rencontrent sous leurs yeux ; le théâtredevientplusfrappant,plusvulgaireetplusvrai.

Quelquefois cependant ceux qui écrivent pour le théâtre, dans lesdémocraties,sortentaussidelanaturehumaine,maisc’estparunautreboutqueleursdevanciers.Àforcedevouloirreproduireminutieusementlespetitessingularitésdumomentprésentetlaphysionomieparticulièrede certains hommes, ils oublient de retracer les traits généraux del’espèce.

Quand les classes démocratiques règnent au théâtre, ellesintroduisentautantdelibertédanslamanièredetraiterlesujetquedanslechoixmêmedecesujet.

L’amourduthéâtreétant,detouslesgoûtslittéraires,leplusnaturelaux peuples démocratiques, le nombre des auteurs et celui desspectateurs s’accroît sans cesse chez ces peuples comme celui desspectacles. Une pareille multitude, composée d’éléments si divers etrépandus en tant de lieux différents, ne saurait reconnaître lesmêmesrèglesetsesoumettreauxmêmeslois.Iln’yapasd’accordpossibleentre

Page 92: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

des juges très nombreux qui, ne sachant point où se retrouver, portentchacun à part leur arrêt. Si l’effet de la démocratie est en général derendredouteuses les règleset les conventions littéraires,au théâtreelleles abolit entièrement, pour n’y substituer que le caprice de chaqueauteuretdechaquepublic.

C’estégalementauthéâtrequesefaitsurtoutvoircequej’aidéjàditailleurs, d’unemanière générale, à propos du style et de l’art dans leslittératuresdémocratiques.Lorsqu’onlitlescritiquesquefaisaientnaîtrelesouvragesdramatiquesdusiècledeLouisXIV,onestsurprisdevoirlagrande estime du public pour la vraisemblance, et l’importance qu’ilmettaitàcequ’unhomme,restanttoujoursd’accordaveclui-même,nefitrien qui ne pût être aisément expliqué et compris. Il est égalementsurprenantcombienonattachaitalorsdeprixauxformesdulangageetquellespetitesquerellesdemotsonfaisaitauxauteursdramatiques.

Il semble que les hommes du siècle de LouisXIV attachaient unevaleurfortexagéréeàcesdétails,quis’aperçoiventdanslecabinet,maisquiéchappentàlascène.Car,aprèstout,leprincipalobjetd’unepiècedethéâtre est d’être représentée, et son premier mérite d’émouvoir. Celavenaitdecequelesspectateursdecetteépoqueétaientenmêmetempsdes lecteurs. Au sortir de la représentation, ils attendaient chez euxl’écrivain,afind’acheverdelejuger.

Danslesdémocraties,onécoutelespiècesdethéâtre,maisonneleslit point. La plupart de ceux qui assistent aux jeux de la scène n’ycherchentpaslesplaisirsdel’esprit,maislesémotionsvivesducœur.Ilsne s’attendent point à y trouver une œuvre de littérature, mais unspectacle, et,pourvuque l’auteurparleassez correctement la languedupayspoursefaireentendre,etquesespersonnagesexcitentlacuriositéetéveillentlasympathie,ilssontcontents;sansriendemanderdeplusàlafiction,ilsrentrentaussitôtdanslemonderéel.Lestyleyestdoncmoinsnécessaire;car,àlascène,l’observationdecesrègleséchappedavantage.

Quantauxvraisemblances,ilestimpossibled’êtresouventnouveau,inattendu,rapide,enleurrestantfidèle.Onlesnégligedonc,etlepubliclepardonne.Onpeutcompterqu’ilnes’inquiéterapointdescheminsparoù vous l’avez conduit, si vous l’amenez enfin devant un objet qui letouche.Ilnevousreprocherajamaisdel’avoirémuendépitdesrègles.

Page 93: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

LesAméricainsmettentaugrandjourlesdifférentsinstinctsquejeviensdepeindre,quandilsvontauthéâtre.Maisilfautreconnaîtrequ’iln’y a encore qu’un petit nombre d’entre eux qui y aillent. Quoique lesspectateurs et les spectacles se soient prodigieusement accrus depuisquaranteansauxÉtats-Unis, lapopulationneselivreencoreàcegenred’amusementqu’avecuneextrêmeretenue.

Cela tient à des causesparticulières que le lecteur connaît déjà, etqu’ilsuffitdeluirappelerendeuxmots.

Les puritains, qui ont fondé les républiques américaines, n’étaientpasseulementennemisdesplaisirs;ilsprofessaientdeplusunehorreurtoute spéciale pour le théâtre. Ils le considéraient comme undivertissementabominable,et,tantqueleurespritarégnésanspartage,les représentations dramatiques ont été absolument inconnues parmieux.Cesopinionsdespremierspèresde la colonieont laissédes tracesprofondesdansl’espritdeleursdescendants.

L’extrêmerégularitéd’habitudeetlagranderigiditédemœursquisevoientauxÉtats-Unisontd’ailleursétéjusqu’àprésentpeufavorablesaudéveloppementdel’artthéâtral.

Iln’yapointdesujetsdedramedansunpaysquin’apasététémoindegrandescatastrophespolitiques,etoù l’amourmène toujoursparunchemindirectetfacileaumariage.DesgensquiemploienttouslesjoursdelasemaineàfairefortuneetledimancheàprierDieuneprêtentpointàlamusecomique.

UnseulfaitsuffitpourmontrerquelethéâtreestpeupopulaireauxÉtats-Unis.

LesAméricains,dontlesloisautorisentlalibertéetmêmelalicencede la parole en toutes choses, ont néanmoins soumis les auteursdramatiques à une sorte de censure. Les représentations théâtrales nepeuvent avoir lieu que quand les administrateurs de la commune lespermettent.Cecimontrebienquelespeuplessontcommelesindividus.Ilsselivrentsansménagementàleurspassionsprincipales,etensuiteilsprennent bien garde de ne point trop céder à l’entraînement des goûtsqu’ilsn’ontpas.

Iln’yapointdeportiondelalittératurequiserattachepardesliensplusétroitsetplusnombreuxàl’étatactueldelasociétéquelethéâtre.

Page 94: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Le théâtre d’une époque ne saurait jamais convenir à l’époquesuivantesi,entrelesdeux,uneimportanterévolutionachangélesmœursetleslois.

On étudie encore les grands écrivains d’un autre siècle. Mais onn’assiste plus à des pièces écrites pour un autre public. Les auteursdramatiquesdutempspasseneviventquedansleslivres.

Le goût traditionnel de quelques hommes, la vanité, la mode, legénied’unacteur,peuventsoutenirquelquetempsoureleverunthéâtrearistocratique au sein d’une démocratie ;mais bientôt il tombe de lui-même.Onnelerenversepoint,onl’abandonne.

Page 95: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXX:Dequelquestendancesparticulièresauxhistoriensdanslessièclesdémocratiques

Les historiens qui écrivent dans les siècles aristocratiques fontdépendred’ordinairetouslesévénementsdelavolontéparticulièreetdel’humeur de certains hommes, et ils attachent volontiers auxmoindresaccidents les révolutions les plus importantes. Ils font ressortir avecsagacitélespluspetitescauses,etsouventilsn’aperçoiventpointlesplusgrandes.

Les historiens qui vivent dans les siècles démocratiquesmontrentdestendancestoutescontraires.

La plupart d’entre eux n’attribuent presque aucune influence àl’individusurladestinéedel’espèce,niauxcitoyenssurlesortdupeuple.Mais,enretour,ilsdonnentdegrandescausesgénéralesàtouslespetitsfaitsparticuliers.Cestendancesopposéess’expliquent.

Quand leshistoriensdessièclesaristocratiques jettent lesyeuxsurlethéâtredumonde,ilsyaperçoiventtoutd’aborduntrèspetitnombred’acteurs principaux qui conduisent toute la pièce. Ces grandspersonnages,quisetiennentsurledevantdelascène,arrêtentleurvueetlafixent:tandisqu’ilss’appliquentàdévoilerlesmotifssecretsquifontagiretparlerceux-là,ilsoublientlereste.

L’importancedeschosesqu’ilsvoientfaireàquelqueshommesleurdonneuneidéeexagéréedel’influencequepeutexercerunhomme,etlesdispose naturellement à croire qu’il faut toujours remonter à l’actionparticulièred’unindividupourexpliquerlesmouvementsdelafoule.

Lorsque, au contraire, tous les citoyens sont indépendants les unsdes autres, et que chacun d’eux est faible, on n’en découvre point quiexerce un pouvoir fort grand, ni surtout fort durable, sur lamasse. Aupremierabord, les individus semblentabsolument impuissants sur elle,et l’on dirait que la sociétémarche toute seule par le concours libre etspontanédetousleshommesquilacomposent.

Cela porte naturellement l’esprit humain à rechercher la raison

Page 96: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

généralequiapufrapperainsiàlafoistantd’intelligencesetlestournersimultanémentdumêmecôté.

Je suis très convaincu que, chez les nations démocratiques elles-mêmes,legénie,lesvicesoulesvertusdecertainsindividusretardentouprécipitentlecoursnatureldeladestinéedupeuple;maiscessortesdecausesfortuitesetsecondairessontinfinimentplusvariées,pluscachées,plus compliquées,moins puissantes, et par conséquent plus difficiles àdémêler et à suivre dans des temps d’égalité que dans des sièclesd’aristocratie,oùilnes’agitqued’analyser,aumilieudesfaitsgénéraux,l’actionparticulièred’unseulhommeoudequelques-uns.

L’historiensefatiguebientôtd’unpareiltravail;sonespritseperdau milieu de ce labyrinthe, et, ne pouvant parvenir a apercevoirclairement et à mettre suffisamment en lumière les influencesindividuelles,il lesnie.Ilpréfèrenousparlerdunatureldesraces,delaconstitutionphysiquedupays,oudel’espritdelacivilisation.Celaabrègesontravail,et,àmoinsdefrais,satisfaitmieuxlelecteur.

M. de La Fayette a dit quelque part dans ses Mémoires que lesystème exagéré des causes générales procurait de merveilleusesconsolations aux hommes publics médiocres. J’ajoute qu’il en donned’admirablesauxhistoriensmédiocres. Il leur fournit toujoursquelquesgrandes raisons qui les tirent promptement d’affaire à l’endroit le plusdifficiledeleurlivreetfavorisentlafaiblesseoulaparessedeleuresprit,toutenfaisanthonneuràsaprofondeur.

Pourmoi, jepensequ’iln’yapasd’époqueoù ilne failleattribuerunepartiedesévénementsdecemondeàdesfaitstrèsgénéraux,etuneautreàdes influences trèsparticulières.Cesdeuxcausesserencontrenttoujours;leurrapportseuldiffère.Lesfaitsgénérauxexpliquentplusdechosesdanslessièclesdémocratiquesquedanslessièclesaristocratiques,etlesinfluencesparticulièresmoins.Danslestempsd’aristocratie,c’estlecontraire : les influences particulières sont plus fortes, et les causesgénéralessontplus faibles,moinsqu’onneconsidèrecommeunecausegénérale faitmêmede l’inégalitédes conditions,quipermet aquelquesindividusdecontrarierlestendancesnaturellesdetouslesautres.

Les historiens qui cherchent à peindre ce qui se passe dans lessociétésdémocratiquesontdoncraisondefaireunelargepartauxcauses

Page 97: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

générales,etdes’appliquerprincipalementàlesdécouvrir;maisilsonttortdenierentièrementl’actionparticulièredesindividus,parcequ’ilestmalaisédelaretrouveretdelasuivre.

Non seulement les historiens qui vivent dans les sièclesdémocratiques sont entraînésàdonnerà chaque faitunegrandecause,maisilssontencoreportésàlierlesfaitsentreeuxetàenfairesortirunsystème.

Dans les siècles d’aristocratie, l’attention des historiens étantdétournée à tous moments sur les individus, l’enchaînement desévénementsleuréchappe,ouplutôtilsnecroientpasàunenchaînementsemblable. La trame de l’histoire leur semble à chaque instant rompueparlepassaged’unhomme.

Dans les siècles démocratiques, au contraire, l’historien, voyantbeaucoup moins les acteurs et beaucoup plus les actes, peut établiraisémentunefiliationetunordreméthodiqueentreceux-ci.

Lalittératureantique,quinousalaissédesibelleshistoires,n’offrepoint un seul grand système historique tandis que les plus misérableslittératuresmodernesenfourmillent.Ilsemblequeleshistoriensanciensnefaisaientpasassezusagedecesthéoriesgénéralesdontlesnôtressonttoujoursprèsd’abuser.

Ceux qui écrivent dans les siècles démocratiques ont une autretendanceplusdangereuse.

Lorsquelatracedel’actiondesindividussur lesnationsseperd, ilarrive souvent qu’on voit le monde se remuer sans que le moteur sedécouvre. Comme il devient très difficile d’apercevoir et d’analyser lesraisons qui, agissant séparément sur la volonté de chaque citoyen,finissentparproduirelemouvementdupeuple,onesttentédecroirequecemouvementn’est pas volontaire et que les sociétés obéissent sans lesavoiràuneforcesupérieurequilesdomine.

Alorsmêmeque l’on doit découvrir sur la terre le fait général quidirigelavolontéparticulièredetouslesindividus,celanesauvepointlaliberté humaine.Une cause assez vaste pour s’appliquer à la fois à desmillions d’hommes, et assez forte pour les incliner tous ensemble dumêmecôté, sembleaisément irrésistible ;aprèsavoirvuqu’onycédait,onestbienprèsdecroirequ’onnepouvaityrésister.

Page 98: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Leshistoriensquiviventdanslestempsdémocratiquesnerefusentdoncpasseulementàquelquescitoyenslapuissanced’agirsurladestinéedupeuple,ilsôtentencoreauxpeupleseux-mêmeslafacultédemodifierleurpropresort,etilslessoumettentsoitàuneprovidenceinflexible,soità une sorte de fatalité aveugle. Suivant eux, chaque nation estinvinciblementattachée,parsaposition,sonorigine,sesantécédents,sonnaturel,àunecertainedestinéequetousseseffortsnesauraientchanger.Ils rendent les générations solidaires lesunesdes autres, et, remontantainsi, d’âge en âge et d’événements nécessaires en événementsnécessaires, jusqu’à l’origine du monde, ils font une chaîne serrée etimmensequienveloppetoutlegenrehumainetlelie.

Ilneleursuffitpasdemontrercommentlesfaitssontarrivés;ilsseplaisent encore à faire voir qu’ils ne pouvaient arriver autrement. Ilsconsidèrentunenationparvenueàuncertainendroitdesonhistoire,etilsaffirmentqu’elleaétécontraintedesuivrelecheminquil’aconduitelà.Cela estplusaiséqued’enseigner commentelle auraitpu fairepourprendreunemeilleureroute.

Il semble, en lisant les historiens des âges aristocratiques etparticulièrementceuxdel’Antiquité,que,pourdevenirmaîtredesonsortet pour gouverner ses semblables, l’homme n’a qu’à savoir se dompterlui-même.Ondirait, enparcourant leshistoires écritesdenotre temps,que l’hommenepeutrien,nisur lui,niautourde lui.Leshistoriensdel’Antiquité enseignaient à commander, ceux de nos jours n’apprennentguère qu’à obéir. Dans leurs écrits, l’auteur paraît souvent grand,maisl’humanitéesttoujourspetite.

Si cette doctrine de la fatalité, qui a tant d’attraits pour ceux quiécriventl’histoiredanslestempsdémocratiques,passantdesécrivainsàleurslecteurs,pénétraitainsilamasseentièredescitoyensets’emparaitde l’esprit public, on peut prévoir qu’elle paralyserait bientôt lemouvementdessociétésnouvellesetréduiraitleschrétiensenTurcs.

Je dirai de plus qu’une pareille doctrine est particulièrementdangereuseàl’époqueoùnoussommes;noscontemporainsnesontquetrop enclins à douter du libre arbitre, parce que chacun d’eux se sentbornédetouscôtésparsafaiblesse,maisilsaccordentencorevolontiersde la force et de l’indépendance aux hommes réunis en corps social. Ilfautsegarderd’obscurcircetteidée,carils’agitdereleverlesâmesetnon

Page 99: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

d’acheverdelesabattre.

Page 100: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXXI:Del’éloquenceparlementaireauxEtats-Unis

Chez les peuples aristocratiques, tous les hommes se tiennent etdépendentlesunsdesautres;ilexisteentretousunlienhiérarchiqueàl’aideduquelonpeutmaintenirchacunàsaplaceetlecorpsentierdansl’obéissance.Quelquechosed’analoguese retrouve toujoursauseindesassemblées politiques de ces peuples. Les partis s’y rangentnaturellementsousdecertainschefs,auxquelsilsobéissentparunesorted’instinct qui n’est que le résultat d’habitudes contractées ailleurs. Ilstransportentdanslapetitesociétélesmœursdelaplusgrande.

Danslespaysdémocratiques,ilarrivesouventqu’ungrandnombredecitoyenssedirigentversunmêmepoint;maischacunn’ymarche,ouseflattedumoinsden’ymarcherquedelui-même.Habituéàneréglerses mouvements que suivant ses impulsions personnelles, il se pliemalaisément à recevoir du dehors sa règle. Ce goût et cet usage del’indépendance le suivent dans les conseils nationaux. S’il consent à s’yassocieràd’autrespourlapoursuitedumêmedessein, ilveutdumoinsrestermaîtredecoopérerausuccèscommunàsamanière.

Delàvientque,danslescontréesdémocratiques,lespartissouffrentsi impatiemment qu’on les dirige et ne se montrent subordonnés quequand le péril est très grand. Encore, l’autorité des chefs, qui dans cescirconstances peut aller jusqu’à faire agir et parler, ne s’étend-ellepresquejamaisjusqu’aupouvoirdefairetaire,

Chez les peuples aristocratiques, les membres des assembléespolitiquessontenmêmetempslesmembresdel’aristocratie.

Chacun d’eux possède par lui-même un rang élevé et stable, et laplacequ’il occupedans l’assemblée est souventmoins importante à sesyeuxquecellequ’ilremplitdanslepays.Celaleconsoleden’ypointjouerunrôledansladiscussiondesaffaires,etledisposeàn’enpasrechercheravectropd’ardeurunmédiocre.

EnAmérique,ilarrived’ordinairequeledéputén’estquelquechosequeparsapositiondansl’assemblée.Ilestdoncsanscessetourmentédu

Page 101: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

besoind’yacquérirdel’importance,etilsentundésirpétulantd’ymettreàtoutmomentsesidéesaugrandjour.

Iln’estpasseulementpoussédececôtéparsavanité,maisparcelledesesélecteursetparlanécessitécontinuelledeleurplaire.

Chez les peuples aristocratiques, le membre de la législature estrarementdansunedépendanceétroitedesélecteurs;souventilestpoureuxunreprésentantenquelquefaçonnécessaire;quelquefoisillestienteux-mêmes dans une étroite dépendance, et s’ils viennent enfin à luirefuserleursuffrage,ilsefaitaisémentnommerailleurs;ou,renonçantàlacarrièrepublique, il se renfermedansuneoisivetéquiaencorede lasplendeur.

Dans un pays démocratique, comme les États-Unis, le député n’apresque jamais de prise durable sur l’esprit de ses électeurs. Quelquepetit que soit un corps électoral, l’instabilité démocratique fait qu’ilchangesanscessedeface.Il fautdonc lecaptivertous les jours.Iln’estjamais sûrd’eux ;et, s’ils l’abandonnent, il estaussitôt sans ressource ;cariln’apasnaturellementunepositionassezélevéepourêtrefacilementaperçu de ceux qui ne sont pas proches ; et, dans l’indépendancecomplète où vivent les citoyens, il ne peut espérer que ses amis ou legouvernement l’imposeront aisément à un corps électoral qui ne leconnaîtrapas.C’estdoncdanslecantonqu’ilreprésentequesontdéposéstouslesgermesdesafortune;c’estdececoindeterrequ’illuifautsortirpour s’élever à commander le peuple et à influer sur les destinées dumonde.

Ainsi, ilestnaturelque,danslespaysdémocratiques, lesmembresdesassembléespolitiques songentà leurs électeursplusqu’à leurparti,tandisque,danslesaristocraties,ilss’occupentplusdeleurpartiquedeleursélecteurs.

Or,cequ’il fautdirepourplaireauxélecteursn’estpastoujourscequ’il conviendrait de faire pour bien servir l’opinion politique qu’ilsprofessent.

L’intérêt général d’un parti est souvent que le député qui en estmembreneparlejamaisdesgrandesaffairesqu’ilentendmal;qu’ilparlepeudespetitesdontlamarchedesgrandesseraitembarrassée,etleplussouventenfinqu’ilsetaiseentièrement.Garderlesilenceestleplusutile

Page 102: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

servicequ’unmédiocrediscoureurpuisserendreàlachosepublique.Maiscen’estpointainsiquelesélecteursl’entendent.La population d’un canton charge un citoyen de prendre part au

gouvernementdel’État,parcequ’elleaconçuunetrèsvasteidéedesonmérite.Comme leshommesparaissentplusgrandsenproportionqu’ilssetrouvententourésd’objetspluspetits,ilestàcroirequel’opinionqu’onseferadumandataireserad’autantplushautequelestalentsserontplusrares parmi ceux qu’il représente. Il arrivera donc souvent que lesélecteursespérerontd’autantplusdeleurdéputéqu’ilsaurontmoinsàenattendre;et,quelqueincapablequ’ilpuisseêtre,ilsnesauraientmanquerd’exiger de lui des efforts signalés qui répondent au rang qu’ils luidonnent.

Indépendammentdulégislateurdel’État,lesélecteursvoientencoreen leur représentant le protecteur naturel du canton près de lalégislature ; ils ne sont pas même éloignés de le considérer comme lefondédepouvoirsdechacundeceuxquil’ontélu,etilsseflattentqu’ilnedéploierapasmoinsd’ardeuràfairevaloirleursintérêtsparticuliersqueceuxdupays.

Ainsi, lesélecteurssetiennentd’avancepourassurésqueledéputéqu’ilschoisirontseraunorateur;qu’ilparlerasouvents’illepeut,etque,au cas où il lui faudrait se restreindre, il s’efforcera du moins derenfermerdanssesraresdiscoursl’examendetouteslesgrandesaffairesdel’État,jointàl’exposédetouslespetitsgriefsdontilsonteux-mêmesàseplaindre ;de telle façonque,nepouvantsemontrersouvent, il fassevoir à chaque occasion ce qu’il sait faire et que, au lieu de se répandreincessamment, il se resserre de temps à autre tout entier sous un petitvolume,fournissantainsiunesortederésumébrillantetcompletdesescommettants et de lui-même. À ce prix, ils promettent leurs prochainssuffrages.

Ceci pousse au désespoir d’honnêtes médiocrités qui, seconnaissant,neseseraientpasproduitesd’elles-mêmes.Ledéputé,ainsiexcité, prend la parole au grand chagrin de ses amis, et, se jetantimprudemment au milieu des plus célèbres orateurs, il embrouille ledébatetfatiguel’assemblée.

Toutes les lois qui tendent à rendre l’élu plus dépendant de

Page 103: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

l’électeur,nemodifientdoncpasseulement laconduitedes législateurs,ainsi que je l’ai fait remarquer ailleurs, mais aussi leur langage. Ellesinfluenttoutàlafoissurlesaffairesetsurlamanièred’enparler.

Il n’est pour ainsi dire pas demembre duCongrès qui consente àrentrer dans ses foyers sans s’y être fait précéder au moins par undiscours, ni qui souffre d’être interrompu avant d’avoir pu renfermerdansleslimitesdesaharanguetoutcequ’onpeutdired’utileauxvingt-quatre États dont l’Union se compose, et spécialement au district qu’ilreprésente. Il fait donc passer successivement devant l’esprit de sesauditeursdegrandesvéritésgénéralesqu’iln’aperçoitsouventlui-mêmeetqu’iln’indiquequeconfusément,etdepetitesparticularitésfortténuesqu’iln’apastropdefacilitéàdécouvriretàexposer.Aussiarrive-t-iltrèssouventque,dansleseindecegrandcorps,ladiscussiondevientvagueetembarrassée, et qu’elle semble se traîner vers le but qu’on se proposeplutôtqu’ymarcher.

Quelque chose d’analogue se fera toujours voir, je pense, dans lesassembléespubliquesdesdémocraties.

D’heureuses circonstances et de bonnes lois pourraient parvenir àattirer dans la législature d’un peuple démocratique des hommesbeaucoup plus remarquables que ceux qui sont envoyés par lesAméricains au Congrès ; mais on n’empêchera jamais les hommesmédiocresquis’ytrouventdes’yexposercomplaisammentetdetouslescôtésaugrandjour.

Lemalnemeparaîtpasentièrementguérissable,parcequ’ilnetientpas seulement au règlement de l’assemblée,mais à sa constitution et àcellemêmedupays.

Les habitants des États-Unis semblent considérer eux-mêmes lachose sous ce point de vue, et ils témoignent leur long usage de la vieparlementaire,nonpointens’abstenantdemauvaisdiscours,maisensesoumettantaveccourageà lesentendre.Ilss’yrésignentcommeaumalquel’expérienceleurafaitreconnaîtreinévitable.

Nousavonsmontrélepetitcôtédesdiscussionspolitiquesdanslesdémocraties;faisonsvoirlegrand.

Ce qui s’est passé depuis cent cinquante ans dans le Parlementd’Angleterren’ajamaiseuungrandretentissementau-dehors;lesidées

Page 104: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

et les sentiments exprimés par les orateurs ont toujours trouvé peu desympathie chez lespeuplesmêmesqui se trouvaientplacés leplusprèsdu grand théâtrede la liberté britannique, tandis que, dès les premiersdébatsquionteulieudanslespetitesassembléescolonialesd’Amériqueàl’époquedelaRévolution,l’Europefutémue.

Cela n’a pas tenu seulement à des circonstances particulières etfortuites,maisàdescausesgénéralesetdurables.

Jene vois riendeplus admirableni depluspuissant qu’un grandorateur discutant de grandes affaires dans le sein d’une assembléedémocratique.Commeiln’yajamaisdeclassequiyaitsesreprésentantschargésdesoutenirsesintérêts,c’esttoujoursàlanationtoutentière,etaunomdelanationtoutentièrequel’onparle.Celaagranditlapenséeetrelèvelelangage.

Comme les précédents y ont peu d’empire ; qu’il n’y a plus deprivilègesattachésàcertainsbiens,nidedroitsinhérentsàcertainscorpsouàcertainshommes,l’espritestobligéderemonterjusqu’àdesvariétésgénérales puisées dans la nature humaine, pour traiter l’affaireparticulièrequi l’occupe.De lànaîtdans lesdiscussionspolitiquesd’unpeupledémocratique,quelquepetitqu’ilsoit,uncaractèredegénéralitéquilesrendsouventattachantespourlegenrehumain.Tousleshommess’yintéressentparcequ’ils’agitdel’homme,quiestpartoutlemême.

Chez les plus grands peuples aristocratiques, au contraire, lesquestions lesplusgénéralessontpresquetoujours traitéesparquelquesraisonsparticulières tiréesdesusagesd’uneépoqueoudesdroitsd’uneclasse;cequin’intéressequelaclassedontilestquestion,outoutaupluslepeupledansleseinduquelcetteclassesetrouve.

C’estàcettecauseautantqu’àlagrandeurdelanationfrançaise,etauxdispositionsfavorablesdespeuplesquil’écoutent,qu’ilfautattribuerlegrandeffetquenosdiscussionspolitiquesproduisentquelquefoisdanslemonde.

Nosorateursparlentsouventàtousleshommes,alorsmêmequ’ilsnes’adressentqu’àleursconcitoyens.

Page 105: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Deuxièmepartie:Influencedeladémocratiesurlessentimentsdesaméricains

Page 106: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreI:Pourquoilespeuplesdémocratiquesmontrentunamourplusardentetplusdurablepour

l’égalitéquepourlaliberté

Lapremièreetlaplusvivedespassionsquel’égalitédesconditionsfait naître, je n’ai pas besoin de le dire, c’est l’amour de cette mêmeégalité.Onnes’étonneradoncpasquej’enparleavanttouteslesautres.

Chacunaremarquéque,denotretemps,etspécialementenFrance,cettepassiondel’égalitéprenaitchaquejouruneplaceplusgrandedansle cœur humain. On a dit cent fois que nos contemporains avaient unamour bien plus ardent et bien plus tenace pour l’égalité que pour laliberté;maisjenetrouvepointqu’onsoitencoresuffisammentremontéjusqu’auxcausesdecefait.Jevaisl’essayer.

On peut imaginer un point extrême où la liberté et l’égalité setouchentetseconfondent.

Jesupposequetouslescitoyensconcourentaugouvernementetquechacunaitundroitégald’yconcourir.

Nulnedifférantalorsdesessemblables,personnenepourraexercerun pouvoir tyrannique ; les hommes seront parfaitement libres, parcequ’ils seront tous entièrement égaux ; et ils seront tous parfaitementégaux parce qu’ils seront entièrement libres. C’est vers cet idéal quetendentlespeuplesdémocratiques.

Voilà la forme la plus complète que puisse prendre l’égalité sur laterre;maisilenestmilleautres,qui,sansêtreaussiparfaites,n’ensontguèremoinschèresàcespeuples.

L’égalitépeuts’établirdanslasociétécivile,etnepointrégnerdanslemondepolitique.Onpeutavoirledroitdeselivrerauxmêmesplaisirs,d’entrer dans lesmêmes professions, de se rencontrer dans lesmêmeslieux ; en un mot, de vivre de la même manière et de poursuivre larichesse par les mêmes moyens, sans prendre tous la même part augouvernement.

Une sorte d’égalité peut même s’établir dans le monde politique,

Page 107: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

quoique la liberté politique n’y soit point. On est l’égal de tous sessemblables,moinsun,quiest,sansdistinction, lemaîtredetous,etquiprendégalement,parmitous,lesagentsdesonpouvoir.

Ilseraitfaciledefaireplusieursautreshypothèsessuivantlesquellesune fort grande quantité pourrait aisément se combiner avec desinstitutionsplusoumoinslibres,oumêmeavecdesinstitutionsquineleseraientpointdutout.

Quoique les hommes ne puissent devenir absolument égaux sansêtreentièrementlibres,etqueparconséquentl’égalité,danssondegréleplusextrême,seconfondeaveclaliberté,onestdoncfondéàdistinguerl’unedel’autre.

Legoûtqueleshommesontpourlalibertéetceluiqu’ilsressententpour l’égalité sont, en effet, deux choses distinctes, et je ne crains pasd’ajouter que, chez les peuples démocratiques, ce sont deux chosesinégales.

Sil’onveutyfaireattention,onverraqu’ilserencontredanschaquesiècleunfaitsingulieretdominantauquellesautresserattachent;cefaitdonnepresque toujoursnaissanceàunepenséemère,ouàunepassionprincipale qui finit ensuite par attirer à elle et par entraîner dans soncourstouslessentimentsettouteslesidées.C’estcommelegrandfleuveverslequelchacundesruisseauxenvironnantssemblecourir.

La liberté s’est manifestée aux hommes dans différents temps etsousdifférentes formes ;ellenes’estpointattachéeexclusivementàunétatsocial,etonlarencontreautrepartquedanslesdémocraties.Ellenesauraitdoncformerlecaractèredistinctifdessièclesdémocratiques.

Le fait particulier et dominant qui singularise ces siècles, c’estl’égalitédesconditions;lapassionprincipalequiagiteleshommesdanscestemps-là,c’estl’amourdecetteégalité.

Nedemandezpointquelcharmesinguliertrouventleshommesdesâges démocratiques à vivre égaux, ni les raisons particulières qu’ilspeuventavoirdes’attachersiobstinémentàl’égalitéplutôtqu’auxautresbiensquelasociétéleurprésente:l’égalitéformelecaractèredistinctifdel’époqueoùilsvivent;celaseulsuffitpourexpliquerqu’ilslapréfèrentàtoutlereste.

Page 108: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Mais, indépendamment de cette raison, il en est plusieurs autresqui,danstouslestemps,porteronthabituellementleshommesàpréférerl’égalitéàlaliberté.

Si un peuple pouvait jamais parvenir à détruire ou seulement àdiminuerlui-mêmedanssonseinl’égalitéquiyrègne,iln’yarriveraitquepardelongsetpéniblesefforts.Il faudraitqu’ilmodifiâtsonétatsocial,abolît ses lois, renouvelât ses idées, changeât ses habitudes, altérât sesmœurs.Mais,pourperdrelalibertépolitique,ilsuffitdenepaslaretenir,etelles’échappe.

Leshommesnetiennentdoncpasseulementàl’égalitéparcequ’elleleur est chère ; ils s’y attachent encore parce qu’ils croient qu’elle doitdurertoujours.

Que la liberté politique puisse, dans ses excès, compromettre latranquillité, lepatrimoine, laviedesparticuliers,onnerencontrepointd’hommessibornésetsilégersquineledécouvrent.Iln’ya,aucontraire,que les gens attentifs et clairvoyants qui aperçoivent les périls dontl’égaliténousmenace,etd’ordinaireilsévitentdelessignaler.Ilssaventque lesmisèresqu’ils redoutent sontéloignées,et ils se flattentqu’ellesn’atteindrontquelesgénérationsàvenir,dontlagénérationprésentenes’inquiète guère. Les maux que la liberté amène quelquefois sontimmédiats ; ils sont visibles pour tous, et tous, plus ou moins, lesressentent. Les maux que l’extrême égalité peut produire ne semanifestentquepeuàpeu ; ils s’insinuentgraduellementdans le corpssocial;onnelesvoitquedeloinenloin,et,aumomentoùilsdeviennentlesplusviolents,l’habitudeadéjàfaitqu’onnelessentplus.

Lesbiensquelalibertéprocurenesemontrentqu’àlalongue,etilesttoujoursfaciledeméconnaîtrelacausequilesfaitnaître.

Lesavantagesdel’égalitésefontsentirdèsàprésent,etchaquejouronlesvoitdécoulerdeleursource.

Lalibertépolitiquedonnedetempsentemps,àuncertainnombredecitoyens,desublimesplaisirs.

L’égalitéfournitchaquejourunemultitudedepetitesjouissancesàchaquehomme.Lescharmesdel’égalitésesententàtousmoments,etilssontàlaportéedetous;lesplusnoblescœursn’ysontpasinsensibles,etlesâmes lesplusvulgairesenfont leursdélices.Lapassionque l’égalité

Page 109: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

faitnaîtredoitdoncêtretoutàlafoisénergiqueetgénérale.Leshommesnesauraientjouirdelalibertépolitiquesansl’acheter

parquelquessacrifices,etilsnes’enemparentjamaisqu’avecbeaucoupd’efforts. Mais les plaisirs que l’égalité procure s’offrent d’eux-mêmes,Chacun des petits incidents de la vie privée semble les faire naître, et,pourlesgoûter,ilnefautquevivre.

Les peuples démocratiques aiment l’égalité dans tous les temps,maisilestdecertainesépoquesouilspoussentjusqu’audélirelapassionqu’ils ressentent pour elle. Ceci arrive au moment où l’anciennehiérarchiesociale, longtempsmenacée,achèvedesedétruire,aprèsunedernière lutte intestine, et que les barrières qui séparaient les citoyenssont enfin renversées. Les hommes se précipitent alors sur l’égalitécommesurune conquêteet ils s’y attachent commeàunbienprécieuxqu’onveutleurravir.Lapassiond’égalitépénètredetoutespartsdanslecœurhumain,elles’yétend,elleleremplittoutentier.Neditespointauxhommes qu’en se livrant ainsi aveuglément à une passion exclusive, ilscompromettent leurs intérêts les plus chers ; ils sont sourds. Ne leurmontrez pas la liberté qui s’échappe de leurs mains, tandis qu’ilsregardentailleurs;ilssontaveugles,ouplutôtilsn’aperçoiventdanstoutl’universqu’unseulbiendigned’envie.

Cequiprécèdes’appliqueàtouteslesnationsdémocratiques.Cequisuitneregardequenous-mêmes.

Chezlaplupartdesnationsmodernes,etenparticuliercheztouslespeuples du continent de l’Europe, le goût et l’idée de la liberté n’ontcommencé à naître et à se développer qu’aumoment où les conditionscommençaientàs’égaliser,etcommeconséquencedecetteégalitémême.Cesontlesroisabsolusquiontleplustravailléànivelerlesrangsparmileurssujets.Chezcespeuples,l’égalitéaprécédélaliberté;l’égalitéétaitdoncun fait ancien, lorsque la liberté était encoreune chosenouvelle ;l’une avait déjà créé des opinions, des usages, des lois, qui lui étaientpropres, lorsque l’autre seproduisait seule, etpour lapremière fois, augrandjour.Ainsi,laseconden’étaitencorequedanslesidéesetdanslesgoûts,tandisquelapremièreavaitdéjàpénétrédansleshabitudes,s’étaitemparée des mœurs, et avait donné un tour particulier aux moindresactions de la vie. Comment s’étonner si les hommes de nos jourspréfèrentl’uneàl’autre?

Page 110: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Jepensequelespeuplesdémocratiquesontungoûtnaturelpourlaliberté;livrésàeux-mêmes,ilslacherchent,ilsl’aiment,etilsnevoientqu’avecdouleurqu’onlesenécarte.Maisilsontpourl’égalitéunepassionardente, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l’égalité dans laliberté,et,s’ilsnepeuventl’obtenir,ilslaveulentencoredansl’esclavage.Ils souffriront la pauvreté, l’asservissement, la barbarie, mais ils nesouffrirontpasl’aristocratie.

Ceciestvraidanstouslestemps,etsurtoutdanslenôtre.Tousleshommeset tous lespouvoirsqui voudront lutter contre cettepuissanceirrésistibleserontrenversésetdétruitsparelle.Denosjours,laliberténepeuts’établirsanssonappui,etledespotismelui-mêmenesauraitrégnersanselle.

Page 111: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreIIDel’individualismedanslespaysdémocratiques

J’ai fait voir comment, dans les siècles d’égalité, chaque hommecherchaitenlui-mêmesescroyances;jeveuxmontrercomment,danslesmêmessiècles,iltournetoussessentimentsversluiseul.

L’individualismeestuneexpressionrécentequ’une idéenouvelleafaitnaître.Nospèresneconnaissaientquel’égoïsme.

L’égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même, quiportel’hommeànerienrapporterqu’àluiseuletàsepréféreràtout.

L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui disposechaquecitoyenà s’isolerde lamassede ses semblablesetà se retireràl’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsicréé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grandesociétéàelle-même.

L’égoïsmenaîtd’uninstinctaveugle;l’individualismeprocèded’unjugement erronéplutôt qued’un sentiment dépravé. Il prend sa sourcedanslesdéfautsdel’espritautantquedanslesvicesducœur.

L’égoïsmedessèchelegermedetouteslesvertus,l’individualismenetarit d’abord que la source des vertus publiques ; mais, à la longue, ilattaqueetdétruittouteslesautresetvaenfins’absorberdansl’égoïsme.

L’égoïsme est un vice aussi ancien que le monde. Il n’appartientguèreplusàuneformedesociétéqu’àuneautre.

L’individualisme est d’origine démocratique, et il menace de sedévelopperàmesurequelesconditionss’égalisent.

Chez les peuples aristocratiques, les familles restent pendant dessièclesdanslemêmeétat,etsouventdanslemêmelieu.Celarend,pourainsi dire, toutes les générations contemporaines. Un homme connaîtpresque toujours ses aïeux et les respecte ; il croit déjà apercevoir sesarrière-petit-fils,etillesaime.Ilsefaitvolontiersdesdevoirsenverslesunsetlesautres,etilluiarrivefréquemmentdesacrifiersesjouissancespersonnellesàcesêtresquinesontplusouquinesontpasencore.

Page 112: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Les institutions aristocratiques ont, de plus, pour effet de lierétroitementchaquehommeàplusieursdesesconcitoyens.

Les classes étant fort distinctes et immobiles dans le sein d’unpeuplearistocratique,chacuned’ellesdevientpourceluiquienfaitpartieunesortedepetitepatrie,plusvisibleetpluschèrequelagrande.

Comme, dans les sociétés aristocratiques, tous les citoyens sontplacésàpostefixe,lesunsau-dessusdesautres,ilenrésulteencorequechacund’entreeuxaperçoittoujoursplushautqueluiunhommedontlaprotection lui estnécessaire, etplusbas il endécouvreunautredont ilpeutréclamerleconcours.

Les hommes qui vivent dans les siècles aristocratiques sont doncpresquetoujoursliésd’unemanièreétroiteàquelquechosequiestplacéendehorsd’eux,etilssontsouventdisposésàs’oubliereux-mêmes.Ilestvrai que, dans ces mêmes siècles, la notion générale du semblable estobscure, et qu’on ne songe guère à s’y dévouer pour la cause del’humanité;maisonsesacrifiesouventàcertainshommes.

Dans les siècles démocratiques, au contraire, où les devoirs dechaque individu envers l’espèce sont bien plus clairs, le dévouementenvers un homme devient plus rare : le lien des affections humainess’étendetsedesserre.

Chez lespeuplesdémocratiques,denouvelles familles sortent sanscesse du néant, d’autres y retombent sans cesse, et toutes celles quidemeurent changent de face ; la trame des temps se rompt à toutmoment, et levestigedesgénérations s’efface.Onoublieaisémentceuxquivousontprécédé,et l’onn’aaucune idéedeceuxquivoussuivront.Lesplusprochesseulsintéressent.

Chaqueclassevenantàserapprocherdesautresetàs’ymêler,sesmembres deviennent indifférents et comme étrangers entre eux.L’aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne quiremontaitdupaysanauroi;ladémocratiebriselachaîneetmetchaqueanneauàpart.

A mesure que les conditions s’égalisent, il se rencontre un plusgrandnombred’individusqui,n’étantplusassezrichesniassezpuissantspour exercer une grande influence sur le sort de leurs semblables, ontacquis cependant ou ont conservé assez de lumières et de biens pour

Page 113: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

pouvoir se suffireà eux-mêmes.Ceux-lànedoivent rienàpersonne, ilsn’attendent pour ainsi dire rien de personne ; ils s’habituent à seconsidérer toujours isolément, et ils se figurent volontiers que leurdestinéetoutentièreestentreleursmains.

Ainsi,nonseulementladémocratiefaitoublieràchaquehommesesaïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de sescontemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul etmenacede lerenfermerenfintoutentierdanslasolitudedesonproprecœur.

Page 114: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreIII:Commentl’individualismeestplusgrandausortird’unerévolutiondémocratiquequ’àune

autreépoque

C’estsurtoutaumomentoùunesociétédémocratiqueachèvedeseformer sur les débris d’une aristocratie, que cet isolement des hommesles uns des autres, et l’égoïsme qui en est la suite, frappent le plusaisémentlesregards.

Ces sociétés ne renferment pas seulement un grand nombre decitoyensindépendants,ellessontjournellementrempliesd’hommesqui,arrivés d’hier à l’indépendance, sont enivrés de leur nouveau pouvoir :ceux-ci conçoivent une présomptueuse confiance dans leurs forces, et,n’imaginant pas qu’ils puissent désormais avoir besoin de réclamer lesecoursdeleurssemblables,ilsnefontpasdifficultédemontrerqu’ilsnesongentqu’àeux-mêmes.

Une aristocratie ne succombe d’ordinaire qu’après une lutteprolongée,durantlaquelleils’estalluméentrelesdifférentesclassesdeshaines implacables.Ces passions survivent à la victoire, et l’onpeut ensuivrelatraceaumilieudelaconfusiondémocratiquequiluisuccède.

Ceuxd’entrelescitoyensquiétaientlespremiersdanslahiérarchiedétruitenepeuventoublieraussitôt leuranciennegrandeur; longtempsilsseconsidèrentcommedesétrangersauseindelasociéténouvelle.Ilsvoient,danstousleségauxquecettesociétéleurdonne,desoppresseurs,dont la destinée ne saurait exciter la sympathie ; ils ont perdu de vueleurs anciens égaux et ne se sentent plus liés par un intérêt communàleursort ;chacun,seretirantàpart,secroitdoncréduitànes’occuperquede lui-même.Ceux, au contraire, qui jadis étaientplacés aubasdel’échellesociale,etqu’unerévolutionsoudainearapprochésducommunniveau, ne jouissent qu’avec une sorte d’inquiétude secrète del’indépendance nouvellement acquise ; s’ils retrouvent à leurs côtésquelques-unsdeleursancienssupérieurs, ils jettentsureuxdesregardsdetriompheetdecrainte,ets’enécartent.

C’estdoncordinairementàl’originedessociétésdémocratiquesque

Page 115: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

lescitoyenssemontrentleplusdisposésàs’isoler.La démocratie porte les hommes à ne pas se rapprocher de leurs

semblables;maislesrévolutionsdémocratiqueslesdisposentàsefuiretperpétuentauseindel’égalitéleshainesquel’inégalitéafaitnaître.

LegrandavantagedesAméricainsestd’êtrearrivésàladémocratiesansavoiràsouffrirderévolutionsdémocratiques,etd’êtrenéségauxaulieudeledevenir.

Page 116: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreIV:CommentlesAméricainscombattentl’individualismepardesinstitutionslibres

Ledespotisme,qui,de sanature, est craintif, voitdans l’isolementdes hommes le gage le plus certain de sa propre durée, et il metd’ordinairetoussessoinsàlesisoler.Iln’estpasdeviceducœurhumainqui lui agrée autant que l’égoïsme : undespotepardonne aisément auxgouvernésdenepointl’aimer,pourvuqu’ilsnes’aimentpasentreeux.Ilne leur demande pas de l’aider à conduire l’État ; c’est assez qu’ils neprétendentpointà ledirigereux-mêmes.Ilappelleesprits turbulentsetinquiets ceux qui prétendent unir leurs efforts pour créer la prospéritécommune, et, changeant le sens naturel des mots, il nomme bonscitoyensceuxquiserenfermentétroitementeneux-mêmes.

Ainsi, lesvicesque ledespotisme faitnaître sontprécismentceuxquel’égalitéfavorise.Cesdeuxchosessecomplètentets’entraidentd’unemanièrefuneste.

L’égalité place les hommes à côté les uns des autres, sans liencommunquilesretienne.Ledespotismeélèvedesbarrièresentreeuxetlessépare.Ellelesdisposeànepointsongeraleurssemblablesetilleurfaitunesortedevertupubliquedel’indifférence.

Le despotisme, qui est dangereux dans tous les temps, est doncparticulièrementàcraindredanslessièclesdémocratiques.

Ilest faciledevoirquedanscesmêmessiècles leshommesontunbesoinparticulierdelaliberté.

Lorsquelescitoyenssontforcésdes’occuperdesaffairespubliques,ils sont tirés nécessairement du milieu de leurs intérêts individuels etarrachés,detempsàautre,àlavued’eux-mêmes:

Du moment où l’on traite en commun les affaires communes,chaque homme aperçoit qu’il n’est pas aussi indépendant de sessemblablesqu’ilselefiguraitd’abord,etque,pourobtenirleurappui,ilfautsouventleurprêtersonconcours.

Quandlepublicgouverne,iln’yapasd’hommequinesenteleprix

Page 117: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

de labienveillancepubliqueetquinechercheà lacaptiverens’attirantl’estimeetl’affectiondeceuxaumilieudesquelsildoitvivre.

Plusieursdespassionsquiglacentlescœursetlesdivisentsontalorsobligées de se retirer au fond de l’âme et de s’y cacher. L’orgueil sedissimule;leméprisn’osesefairejour.L’égoïsmeapeurdelui-même.

Sousungouvernementlibre,laplupartdesfondionspubliquesétantélectives,leshommesquelahauteurdeleurâmeoul’inquiétudedeleursdésirsmettentà l’étroitdans lavieprivée,sententchaquejourqu’ilsnepeuventsepasserdelapopulationquilesenvironne.

Ilarrivealorsquel’onsongeàsessemblablesparambition,etquesouventontrouveenquelquesorteson intérêtàs’oubliersoi-même.Jesais qu’on peut m’opposer ici toutes les intrigues qu’une élection faitnaître, lesmoyenshonteuxdont les candidats se servent souvent et lescalomnies que leurs ennemis répandent. Ce sont là des occasions dehaine, et elles se représentent d’autant plus souvent que les électionsdeviennentplusfréquentes.

Cesmaux sont grands, sans doute,mais ils sont passagers, tandisquelesbiensquinaissentaveceuxdemeurent.

L’envie d’être élu peut portermomentanément certains hommes àsefairelaguerre;maiscemêmedésirporteàlalonguetousleshommesà se prêter un mutuel appui ; et, s’il arrive qu’une élection diviseaccidentellement deux amis, le système électoral rapproche d’unemanière permanente une multitude de citoyens qui seraient toujoursrestés étrangers les uns aux autres. La liberté crée des hainesparticulières,maisledespotismefaitnaîtrel’indifférencegénérale.

Les Américains ont combattu par la liberté l’individualisme quel’égalitéfaisaitnaître,etilsl’ontvaincu.

Les législateurs de l’Amérique n’ont pas cru que, pour guérir unemaladie si naturelle au corps social dans les tempsdémocratiques et sifuneste,ilsuffisaitd’accorderàlanationtoutentièreunereprésentationd’elle-même ; ilsontpenséque,deplus, il convenaitdedonneruneviepolitiqueàchaqueportionduterritoire,afindemultiplieràl’infini,pourlescitoyens,lesoccasionsd’agirensemble,etdeleurfairesentirtouslesjoursqu’ilsdépendentlesunsdesautres.

Page 118: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

C’étaitseconduireavecsagesse.Les affaires générales d’un Pays n’occupent que les principaux

citoyens.Ceux-làneserassemblentquede loinen loindans lesmêmeslieux;et,commeilarrivesouventqu’ensuiteilsseperdentdevue,ilnes’établit pas entre eux de liens durables. Mais, quand il s’agit de faireréglerlesaffairesparticulièresd’uncantonparleshommesquil’habitent,lesmêmesindividussonttoujoursencontact,etilssontenquelquesorteforcésdeseconnaîtreetdesecomplaire.

On tiredifficilementunhommede lui-mêmepour l’intéresserà ladestinée de tout l’État, parce qu’il comprend mal l’influence que ladestinéede l’Étatpeutexercer sur sonsort.Mais faut-il fairepasseruncheminauboutdesondomaine,ilverrad’unpremiercoupd’œilqu’ilserencontre un rapport entre cette petite affaire publique et ses plusgrandesaffairesprivées,etildécouvrira,sansqu’onleluimontre,lelienétroitquiuniticil’intérêtparticulieràl’intérêtgénéral.

(‘,’estdoncenchargeantlescitoyensdel’administrationdespetitesaffaires,bienplusqu’enleurlivrantlegouvernementdesgrandes,qu’onlesintéresseaubienpublicetqu’onleurfaitvoirlebesoinqu’ilsontsanscesselesunsdesautrespourleproduire.

Onpeut,paruneactiond’éclat,captivertoutàcoupla faveurd’unpeuple;mais,pourgagnerl’amouretlerespectdelapopulationquivousentoure,ilfautunelonguesuccessiondepetitsservicesrendus,debonsoffices obscurs, une habitude constante de bienveillance et uneréputationbienétabliededésintéressement.

Les libertés locales, qui font qu’un grand nombre de citoyensmettent du prix à l’affection de leurs voisins et de leurs proches,ramènentdoncsanscesseleshommeslesunsverslesautres,endépitdesinstinctsquilesséparent,etlesforcentàs’entraider.

AuxÉtats-Unis,lesplusopulentscitoyensontbiensoindenepoints’isoler du peuple ; au contraire, ils s’en rapprochent sans cesse, ilsl’écoutentvolontiersetluiparlenttouslesjours.Ilssaventquelesrichesdesdémocratiesont toujoursbesoindespauvresetque,dans les tempsdémocratiques,ons’attache lepauvrepar lesmanièresplusquepar lesbienfaits. La grandeur même des bienfaits, qui met en lumière ladifférence des conditions, cause une irritation secrète à ceux qui en

Page 119: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

profitent ; mais la simplicité des manières a des charmes presqueirrésistibles:leurfamiliaritéentraîneetleurgrossièretémêmenedéplaîtpastoujours.

Cen’estpasdupremiercoupquecettevéritépénètredans l’espritdes riches. Ils y résistent d’ordinaire tant que dure la révolutiondémocratique,et ilsne l’admettentmêmepointaussitôtaprèsquecetterévolution est accomplie. Ils consentent volontiers à faire du bien aupeuple;maisilsveulentcontinueràletenirsoigneusementàdistance.Ilscroient que cela suffit ; ils se trompent. Ils se ruineraient ainsi sansréchauffer le cœur de la population qui les environne. Ce n’est pas lesacrificedeleurargentqu’elleleurdemande;c’estceluideleurorgueil.

Ondiraitqu’auxÉtats-Unisiln’yapasd’imaginationquines’épuiseà inventerdesmoyensd’accroître la richesseetdesatisfaire lesbesoinsdupublic.Leshabitantslespluséclairésdechaquecantonseserventsanscesse de leurs lumières pour découvrir des secrets nouveaux propres àaccroître laprospérité commune ; et, lorsqu’ils enont trouvéquelques-uns,ilssehâtentdeleslivreràlafoule.

EnexaminantdeprèslesvicesetlesfaiblessesquefontvoirsouventenAmériqueceuxquigouvernent,ons’étonnedelaprospéritécroissantedupeuple,etonatort.Cen’estpointlemagistratéluquifaitprospérerladémocratie américaine ; mais elle prospère parce que le magistrat estélectif.

IlseraitinjustedecroirequelepatriotismedesAméricainsetlezèlequemontrechacund’euxpourlebien-êtredesesconcitoyensn’aientriende réel. Quoique l’intérêt privé dirige, aux États-Unis aussi bienqu’ailleurs,laplupartdesactionshumaines,ilnelesrèglepastoutes.

Je dois dire que j’ai souvent vu des Américains faire de grands etvéritablessacrificesà lachosepublique,et j’airemarquécent foisqu’aubesoinilsnemanquaientpresquejamaisdeseprêterunfidèleappuilesunsauxautres.

LesinstitutionslibresquepossèdentleshabitantsdesÉtats-Unis,etlesdroitspolitiquesdontilsfonttantd’usage,rappellentsanscesse,etdemillemanières, à chaque citoyen, qu’il vit en société. Elles ramènent àtout moment son esprit vers cette idée, que le devoir aussi bien quel’intérêt des hommes est de se rendre utiles à leurs semblables ; et,

Page 120: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

commeilnevoitaucunsujetparticulierdeleshaïr,puisqu’iln’estjamaisni leur esclave ni leurmaître, son cœur penche aisément du côté de labienveillance. On s’occupe d’abord de l’intérêt général par nécessité, etpuisparchoix;cequiétaitcalculdevientinstinct;et,àforcedetravaillerau bien de ses concitoyens, on prend enfin l’habitude et le goût de lesservir.

Beaucoup de gens en France considèrent l’égalité des conditionscommeunpremiermal,etlalibertépolitiquecommeunsecond.Quandils sont obligés de subir l’une, ils s’efforcent du moins d’échapper àl’autre. Et moi, je dis que, pour combattre les maux que l’égalité peutproduire,iln’yaqu’unremèdeefficace:c’estlalibertépolitique.

Page 121: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreV:Del’usagequelesaméricainsfontdel’associationdanslaviecivile

Je ne veux point parler de ces associations politiques à l’aidedesquellesleshommescherchentàsedéfendrecontrel’actiondespotiqued’une majorité ou contre les empiétements du pouvoir royal. J’ai déjàtraité ce sujet ailleurs. Il est clair que si chaque citoyen, amesure qu’ildevientindividuellementplusfaible,etparconséquentplusincapabledepréserver isolément sa liberté, n’apprenait pas l’art de s’unir à sessemblables pour la défendre, la tyrannie croîtrait nécessairement avecl’égalité.

Ilnes’agiticiquedesassociationsquiseformentdanslaviecivileetdontl’objetn’ariendepolitique.

Les associations politiques qui existent auxÉtats-Unis ne formentqu’un détail au milieu de l’immense tableau que l’ensemble desassociationsyprésente.

LesAméricainsdetouslesâges,detouteslesconditions,detouslesesprits, s’unissent sans cesse. Non seulement ils ont des associationscommercialeset industriellesauxquelles tousprennentpart,mais ilsenontencoredemilleautresespèces:dereligieuses,demorales,degraves,defutiles,defortgénéralesetdetrèsparticulières,d’immensesetdefortpetites ; les Américains s’associent pour donner des fêtes, fonder desséminaires, bâtir des auberges, élever des églises, répandre des livres,envoyerdesmissionnairesauxantipodes;ilscréentdecettemanièredeshôpitaux,desprisons,desécoles.S’agit-ilenfindemettreenlumièreunevéritéoudedévelopperunsentimentparl’appuid’ungrandexemple,ilss’associent.Partoutoù,àlatêted’uneentreprisenouvelle,vousvoyezenFrancelegouvernementetenAngleterreungrandseigneur,comptezquevousapercevrezauxÉtats-Unisuneassociation.

J’ai rencontré en Amérique des sortes d’associations dont jeconfessequejen’avaispasmêmel’idée,etj’aisouventadmirél’artinfiniavec lequel les habitants des États-Unis parvenaient à fixer un butcommun aux efforts d’un grand nombre d’hommes, et à les y faire

Page 122: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

marcherlibrement.J’ai parcouru depuis l’Angleterre, où les Américains ont pris

quelques-unes de leurs lois et beaucoup de leurs usages, et ilm’a paruqu’onétaitfortloind’yfaireunaussiconstantetunaussihabileemploidel’association.

Il arrive souvent que des Anglais exécutent isolément de trèsgrandes choses, tandis qu’il n’est guère de si petite entreprise pourlaquelle les Américains ne s’unissent. Il est évident que les premiersconsidèrent l’association comme un puissantmoyen d’action ;mais lesautressemblentyvoirleseulmoyenqu’ilsaientd’agir.

Ainsilepaysleplusdémocratiquedelaterresetrouveêtreceluidetous où les hommes ont le plus perfectionné de nos jours l’art depoursuivreencommun l’objetde leurscommunsdésirsetontappliquéau plus grand nombre d’objets cette science nouvelle. Ceci résulte-t-ild’unaccident,ouserait-cequ’ilexisteeneffetunrapportnécessaireentrelesassociationsetl’égalité?

Les sociétés aristocratiques renferment toujoursdans leur sein, aumilieud’unemultituded’individusquinepeuvent rienpareux-mêmes,unpetitnombredecitoyenstrèspuissantsettrèsriches;chacundeceux-cipeutexécuteràluiseuldegrandesentreprises.

Dans les sociétés aristocratiques, les hommes n’ont pas besoin des’unirpouragir,parcequ’ilssontretenusfortementensemble.

Chaque citoyen, riche et puissant, y forme comme la tête d’uneassociationpermanenteetforcéequiestcomposéedetousceuxqu’iltientdanssadépendanceetqu’ilfaitconcouriràl’exécutiondesesdesseins.

Chezlespeuplesdémocratiques,aucontraire,touslescitoyenssontindépendantset faibles ; ilsnepeuventpresquerienpareux-mêmes,etaucun d’entre eux ne saurait obliger ses semblables à lui prêter leurconcours.Ils tombentdonctousdans l’impuissances’ilsn’apprennentàs’aiderlibrement.

Sileshommesquiviventdanslespaysdémocratiquesn’avaientniledroit ni le goût de s’unir dans des buts politiques, leur indépendancecourraitdegrandshasards,maisilspourraientconserverlongtempsleursrichessesetleurslumières;tandisques’ilsn’acquéraientpointl’usagede

Page 123: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

s’associerdans la vieordinaire, la civilisationelle-mêmeserait enpéril.Un peu le chez lequel les particuliers perdraient le pouvoir de faireisolémentde grandes choses sans acquérir la facultéde lesproduire encommunretourneraitbientôtverslabarbarie.

Malheureusement, lemême état social qui rend les associations sinécessaires aux peuples démocratiques les leur rendplus difficiles qu’àtouslesautres.

Lorsqueplusieursmembresd’unearistocratieveulents’associer,ilsréussissentaisémentàlefaire.Commechacund’euxapporteunegrandeforce dans la société, le nombre des sociétaires peut être fort petit, et,lorsque les sociétaires sont en petit nombre, il leur est très facile de seconnaître,desecomprendreetd’établirdesrèglesfixes.

La même facilité ne se rencontre pas chez les nationsdémocratiques,oùilfauttoujoursquelesassociéssoienttrèsnombreuxpourquel’associationaitquelquepuissance.

Je sais qu’il y a beaucoup de mes contemporains que cecin’embarrasse point. Ils prétendent qu’à mesure que les citoyensdeviennentplusfaiblesetplusincapables,ilfautrendrelegouvernementplus habile et plus actif, afin que la société puisse exécuter ce que lesindividusnepeuventplusfaire.Ilscroientavoirréponduàtoutendisantcela.Maisjepensequ’ilssetrompent.

Un gouvernement pourrait tenir lieu de quelques-unes des plusgrandes associations américaines, et, dans le sein de l’Union, plusieursÉtats particuliers l’ont déjà tenté. Mais quel pouvoir politique seraitjamaisenétatdesuffireàlamultitudeinnombrabledepetitesentreprisesque les citoyens américains exécutent tous les jours à l’aide del’association?

Il est facile de prévoir que le temps approche ou l’homme sera demoins en moins en état de produire par lui seul les choses les pluscommunes et les plus nécessaires à sa vie. La tâche du pouvoir socials’accroîtradoncsanscesse,etseseffortsmêmeslarendrontchaquejourplus vaste. Plus il se mettra à la place des associations, et plus lesparticuliers,perdantl’idéedes’associer,aurontbesoinqu’ilvienneàleuraide : ce sont des causes et des effets qui s’engendrent sans repos.L’administration publique finira-t-elle par diriger toutes les industries

Page 124: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

auxquellesuncitoyenisolénepeutsuffire?ets’ilarriveenfinunmomentoù,paruneconséquencedel’extrêmedivisiondelapropriétéfoncière,laterre se trouve partagée à l’infini, de sorte qu’elle ne puisse plus êtrecultivéequepardesassociationsdelaboureurs,faudra-t-ilquelechefdugouvernementquitteletimondel’Étatpourvenirtenirlacharrue?

Lamoraleet l’intelligenced’unpeupledémocratiquenecourraientpas de moindres dangers que son négoce et son industrie, si legouvernementvenaityprendrepartoutlaplacedesassociations.

Lessentimentsetlesidéesneserenouvellent,lecœurnes’agranditet l’esprit humain ne se développe que par l’action réciproque deshommeslesunssurlesautres.

J’ai fait voir que cette action est presque nulle dans les paysdémocratiques.Ilfautdoncl’ycréerartificiellement.

Et C’est ce que les associations seules peuvent faire. Quand lesmembres d’une aristocratie adoptent une idée neuve ou conçoivent unsentimentnouveau, ils lesplacent, enquelquesorte, à côtéd’eux sur legrandthéâtreoùilssonteux-mêmes,et,lesexposantainsiauxregardsdelafoule,ilslesintroduisentaisémentdansl’espritoulecœurdetousceuxquilesenvironnent.

Dans lespaysdémocratiques il n’y a que lepouvoir social qui soitnaturellementenétatd’agirainsi,maisilestfaciledevoirquesonactionesttoujoursinsuffisanteetsouventdangereuse.

Ungouvernementne sauraitpasplus suffire à entretenir seul et àrenouveler la circulation des sentiments et des idées chez un grandpeuple, qu’à y conduire toutes les entreprises industrielles. Dès qu’ilessayeradesortitdelasphèrepolitiquepoursejeterdanscettenouvellevoie, ilexercera,mêmesans levouloir,unetyrannie insupportable ;carun gouvernement ne sait que dicter des règles précises ; il impose lessentiments et les idées qu’il favorise, et il est toujours malaisé dediscernersesconseilsdesesordres.

Ceserabienpisencores’ilsecroitréellementintéresséàcequerienne remue. Il se tiendra alors immobile et se laissera appesantir par unsommeilvolontaire.

Ilestdoncnécessairequ’iln’agissepasseul.

Page 125: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Cesontlesassociationsqui,chezlespeuplesdémocratiques,doiventtenir lieu des particuliers puissants que l’égalité des conditions a faitdisparaître.

Sitôt que plusieurs des habitants des États-Unis ont conçu unsentiment ou une idée qu’ils veulent produire dans le monde, ils secherchent,et,quandilssesonttrouvés,ilss’unissent.Dèslors,cenesontplusdeshommesisolés,maisunepuissancequ’onvoitdeloin,etdontlesactionsserventd’exemple;quiparle,etqu’onécoute.

Lapremièrefoisquej’aientendudireauxÉtats-Unisquecentmillehommess’étaientengagéspubliquementànepasfaireusagedeliqueursfortes,lachosem’aparuplusplaisantequesérieuse,etjen’aipasbienvud’abordpourquoicescitoyenssitempérantsnesecontentaientpointdeboiredel’eaudansl’intérieurdeleurfamille.

J’aifiniparcomprendrequecescentmilleAméricains,effrayésdesprogrèsquefaisaitautourd’eux l’ivrognerie,avaientvouluaccorderà lasobriété leur patronage. Ils avaient agi précisément comme un grandseigneurquisevêtiraittrèsunimentafind’inspirerauxsimplescitoyenslemépris du luxe. Il est à croire que si ces centmille hommes eussentvécu en France, chacun d’eux se serait adressé individuellement augouvernement,pourleprierdesurveillerlescabaretssurtoutelasurfaceduroyaume.

Iln’yarien,suivantmoi,quimériteplusd’attirernosregardsquelesassociationsintellectuellesetmoralesdel’Amérique.Lesassociationspolitiques et industrielles des Américains tombent aisément sous nossens ;mais lesautresnouséchappent ;et,sinous lesdécouvrons,nousles comprenons mal, parce que nous n’avons presque jamais rien vud’analogue.Ondoitreconnaîtrecependantqu’ellessontaussinécessairesquelespremièresaupeupleaméricain,etpeut-êtreplus.

Dans les pays démocratiques, la science de l’association est lasciencemère;leprogrèsdetouteslesautresdépenddesprogrèsdecelle-là.

Parmiles loisquirégissent lessociétéshumaines, ilyenaunequisemble plus précise et plus claire que toutes les autres. Pour que leshommesrestentcivilisésouledeviennent, il fautqueparmieuxl’artdes’associer se développe et se perfectionne dans le même rapport que

Page 126: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

l’égalitédesconditionss’accroît.

Page 127: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreVI:Durapportdesassociationsetdesjournaux

Lorsqueleshommesnesontplusliésentreeuxd’unemanièresolideet permanente, on ne saurait obtenir d’un grand nombre d’agir encommun, àmoins de persuader à chacun de ceux dont le concours estnécessaire que son intérêt particulier l’oblige à unir volontairement seseffortsauxeffortsdetouslesautres.

Cela ne peut se faire habituellement et commodément qu’à l’aided’un journal ; il n’y a qu’un journal qui puisse venir déposer aumêmemomentdansmilleespritslamêmepensée.

Un journal est un conseiller qu’on n’a pas besoin d’aller chercher,mais qui se présente de lui-même et qui vous parle tous les jours etbrièvement de l’affaire commune, sans vous déranger de vos affairesparticulières.

Les journaux deviennent donc plus nécessaires à mesure que leshommes sont plus égaux et l’individualisme plus à craindre. Ce seraitdiminuerleurimportancequedecroirequ’ilsneserventqu’àgarantirlaliberté;ilsmaintiennentlacivilisation.

Jenenieraipointque,danslespaysdémocratiques,lesjournauxneportent souvent les citoyens à faire en commun des entreprises fortinconsidérées ;mais,s’iln’yavaitpasde journaux, iln’yauraitpresquepasd’action commune.Lemalqu’ilsproduisent estdoncbienmoindrequeceluiqu’ilsguérissent.

Un journal n’a pas seulement pour effet de suggérer à un grandnombre d’hommes un même dessein ; il leur fournit les moyensd’exécuterencommunlesdesseinsqu’ilsauraientconçusd’eux-mêmes.

Les principaux citoyens qui habitent un pays aristocratiques’aperçoiventdeloin;et,s’ilsveulentréunirleursforces,ilsmarchentlesunsverslesautres,entraînantunemultitudeàleursuite.

Ilarrivesouvent,aucontraire,dans lespaysdémocratiques,qu’ungrand nombre d’hommes qui ont le désir ou le besoin de s’associer ne

Page 128: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

peuventlefaire,parcequ’étanttousfortpetitsetperdusdanslafoule,ilsne se voient point et ne savent où se trouver. Survient un journal quiexpose aux regards le sentiment ou l’idée qui s’était présentéesimultanément,maisséparément,àchacund’entreeux.Toussedirigentaussitôt vers cette lumière, et ces esprits errants, qui se cherchaientdepuislongtempsdanslesténèbres,serencontrentenfinets’unissent.

Lejournallesarapprochés,etilcontinueàleurêtrenécessairepourlestenirensemble.

Pourquechezunpeupledémocratiqueuneassociationaitquelquepuissance, il faut qu’elle soit nombreuse. Ceux qui la composent sontdonc disséminés sur un grand espace, et chacund’entre eux est retenudanslelieuqu’ilhabiteparlamédiocritédesafortuneetparlamultitudedespetitssoinsqu’elleexige. Il leur faut trouverunmoyendeseparlertouslesjourssanssevoir,etdemarcherd’accordsanss’êtreréunis.Ainsiil n’y a guère d’association démocratique qui puisse se passer d’unjournal.

Il existe donc un rapport nécessaire entre les associations et lesjournaux : les journaux font lesassociations, et lesassociations font lesjournaux ; et, s’il a été vrai de dire que les associations doivent semultiplier à mesure que les conditions s’égalisent, il n’est pas moinscertain que le nombre des journaux s’accroît à mesure que lesassociationssemultiplient.

Aussi l’Amérique est-elle le pays dumonde où l’on rencontre à lafoisleplusd’associationsetleplusdejournaux.

Cetterelationentrelenombredesjournauxetceluidesassociationsnousconduitàendécouvriruneautreentrel’étatdelapressepériodiqueet la formede l’administrationdupays,etnousapprendque lenombredes journaux doit diminuer ou croître chez un peuple démocratique, àproportionquelacentralisationadministrativeestplusoumoinsgrande.Car,chezlespeuplesdémocratiques,onnesauraitconfier l’exercicedespouvoirslocauxauxprincipauxcitoyenscommedanslesaristocraties.Ilfaut abolir cespouvoirs ou en remettre l’usage àun très grandnombred’hommes. Ceux-là forment une véritable association établie d’unemanière permanente par la loi pour l’administration d’une portion duterritoire,et ilsontbesoinqu’un journalvienne les trouverchaque jour

Page 129: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

aumilieudeleurspetitesaffaires,etleurapprenneenquelétatsetrouvel’affaire publique. Plus les pouvoirs locaux sont nombreux, plus lenombre de ceux que la loi appelle à les exercer est grand, et plus cettenécessitésefaisantsentiràtoutmoment,lesjournauxpullulent.

C’est le fractionnement extraordinaire du pouvoir administratif,bienplusencorequelagrandelibertépolitiqueetl’indépendanceabsoluede lapresse,quimultiplie si singulièrement lenombredes journauxenAmérique.Sitousleshabitantsdel’Unionétaientélecteurs,sousl’empired’unsystèmequiborneraitleurdroitélectoralauchoixdeslégislateursdel’État, ils n’auraient besoin que d’un petit nombre de journaux, parcequ’ilsn’auraientquequelquesoccasionstrèsimportantes,maistrèsrares,d’agirensemble;mais,au-dedansde lagrandeassociationnationale, laloi a établi dans chaque province, dans chaque cité, et pour ainsi diredans chaque village, de petites associations ayant pour objetl’administration locale. Le législateur a forcé de cette manière chaqueAméricain de concourir journellement avec quelques-uns de sesconcitoyensàuneœuvrecommune,et il fautàchacund’euxun journalpourluiapprendrecequefontlesautres.

Je pense qu’un peuple démocratique3* qui n’aurait point dereprésentation nationale, mais un grand nombre de petits pouvoirslocaux,finiraitparposséderplusdejournauxqu’unautrechezlequeluneadministrationcentraliséeexisterait à côtéd’une législatureélective.Cequim’expliquelemieuxledéveloppementprodigieuxqu’aprisauxÉtats-Unis lapressequotidienne, c’estque jevoischez lesAméricains laplusgrande liberté nationale s’y combiner avec des libertés locales de touteespèce.

OncroitgénéralementenFranceetenAngleterrequ’ilsuffitd’abolirles impôts qui pèsent sur la presse, pour augmenter indéfiniment lesjournaux.C’estexagérerbeaucoupleseffetsd’unesemblableréforme.Lesjournaux ne semultiplient pas seulement suivant le bonmarché,maissuivant le besoin plus oumoins répété qu’un grand nombre d’hommesontdecommuniquerensembleetd’agirencommun.

J’attribueraiségalementlapuissancecroissantedesjournauxàdesraisonsplusgénéralesquecellesdontonsesertsouventpourl’expliquer.

Un journal ne peut subsister qu’à la condition de reproduire une

Page 130: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

doctrine ou un sentiment commun à un grand nombre d’hommes. Unjournal représente donc toujours une association dont ses lecteurshabituelssontlesmembres.

Cette association peut être plus ou moins définie, plus ou moinsétroite, plus oumoinsnombreuse ;mais elle existe aumoins en germedanslesesprits,parcelaseulquelejournalnemeurtpas.

Cecinousmèneàunedernièreréflexionquitermineracechapitre.Plus les conditions deviennent égales, moins les hommes sont

individuellementforts,plusilsselaissentaisémentalleraucourantdelafouleetontdepeineàsetenirseulsdansuneopinionqu’elleabandonne.

Le journal représente l’association ; l’on peut dire qu’il parle àchacun de ses lecteurs au nom de tous les autres, et il les entraîned’autantplusaisémentqu’ilssontindividuellementplusfaibles.

L’empiredes journauxdoitdonccroîtreàmesureque leshommess’égalisent.

Page 131: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreVII:Rapportsdesassociationscivilesetdesassociationspolitiques

Iln’yaqu’unenationsurlaterreoùl’onusechaquejourdelalibertéillimitéedes’associerdansdesvuespolitiques.Cettemêmenationestlaseuledanslemondedontlescitoyensaientimaginédefaireuncontinuelusage du droit d’association dans la vie civile et soient parvenus à seprocurerdecettemanièretouslesbiensquelacivilisationpeutoffrir.

Chez tous les peuples où J’association politique est interdite,l’associationcivileestrare.

Iln’estguèreprobablequececisoit lerésultatd’unaccident;maison doit plutôt en conclure qu’il existe un rapport naturel et peut-êtrenécessaireentrecesdeuxgenresd’associations.

Deshommesontparhasardun intérêtcommundansunecertaineaffaire. Il s’agitd’uneentreprise commerciale àdiriger,d’uneopérationindustrielle à conclure ; ils se rencontrent et s’unissent ; ils sefamiliarisentpeuàpeudecettemanièreavecl’association.

Pluslenombredecespetitesaffairescommunesaugmente,etplusles hommes acquièrent, à leur insumême, la faculté de poursuivre encommunlesgrandes.

Les associations civiles facilitent donc les associations politiques ;mais, d’uneautrepart, l’associationpolitiquedéveloppe etperfectionnesingulièrementl’associationcivile.

Danslaviecivile,chaquehommepeut,àlarigueur,sefigurerqu’ilest en état de se suffire. En politique, il ne saurait jamais l’imaginer.Quandunpeupleauneviepublique, l’idéede l’associationet l’enviedes’associerseprésententdoncchaquejouràl’espritdetouslescitoyens:quelquerépugnancenaturelleque leshommesaientàagirencommun,ilsseronttoujoursprêtsàlefairedansl’intérêtd’unparti.

Ainsi la politique généralise le goût et l’habitude de l’association ;ellefaitdésirerdes’uniretapprendl’artdelefaireàunefouled’hommesquiauraienttoujoursvécuseuls.

Page 132: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

La politique ne fait pas seulement naître beaucoup d’associations,ellecréedesassociationstrèsvastes.

Danslaviecivileilestrarequ’unmêmeintérêtattirenaturellementversuneactioncommuneungrandnombred’hommes.Cen’estqu’avecbeaucoupd’artqu’onparvientàencréerunsemblable.

Enpolitique,l’occasions’enoffreàtoutmomentd’elle-même.Or,cen’est que dans de grandes associations que la valeur générale del’association se manifeste. Des citoyens individuellement faibles ne sefont pas d’avance une idée claire de la force qu’ils peuvent acquérir ens’unissant;ilfautqu’onleleurmontrepourqu’ilslecomprennent.Delàvientqu’ilestsouventplusfacilederassemblerdansunbutcommununemultitudequequelqueshommes;millecitoyensnevoientpointl’intérêtqu’ils ont à s’unir ; dix mille l’aperçoivent. En politique, les hommess’unissent pour de grandes entreprises, et le parti qu’ils tirent del’association dans les affaires importantes leur enseigne, d’unemanièrepratique,l’intérêtqu’ilsontàs’enaiderdanslesmoindres.

Une association politique tire à la fois une multitude d’individushorsd’eux-mêmes;quelqueséparésqu’ilssoientnaturellementparl’âge,l’esprit, la fortune, elle les rapproche et les met en contact. Ils serencontrentunefoisetapprennentàseretrouvertoujours.

L’onnepeuts’engagerdanslaplupartdesassociationscivilesqu’enexposantuneportionde sonpatrimoine ; il enestainsipour toutes lescompagnies industrielles et commerciales. Quand les hommes sontencore peu versés dans l’art de s’associer et qu’ils en ignorent lesprincipales règles, ils redoutent, en s’associantpour lapremière foisdecettemanière, de payer cher leur expérience. Ils aiment doncmieux sepriver d’un moyen puissant de succès, que de courir les dangers quil’accompagnent.Maisilshésitentmoinsàprendrepartauxassociationspolitiquesquileurparaissentsanspéril,parcequ’ilsn’yrisquentpasleurargent.Or, ilsnesauraient faire longtempspartiedecesassociations-làsans découvrir comment onmaintient l’ordre parmi un grand nombred’hommes,etparquelprocédéonparvientàlesfairemarcher,d’accordetméthodiquement,verslemêmebut.Ilsyapprennentàsoumettreleurvolonté à celle de tous les autres, et à subordonner leurs effortsparticuliers à l’action commune, toutes choses qu’il n’est pas moinsnécessairedesavoirdanslesassociationscivilesquedanslesassociations

Page 133: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

politiques.Lesassociationspolitiquespeuventdoncêtreconsidéréescommede

grandes écoles gratuites, où tous les citoyens viennent apprendre lathéoriegénéraledesassociations.

Alorsmêmequel’associationpolitiqueneserviraitpasdirectementauprogrèsdel’associationcivile,ceseraitencorenuireàcelle-ciquededétruirelapremière.

Quand les citoyensnepeuvent s’associerquedans certains cas, ilsregardent l’association comme un procédé rare et singulier, et ils nes’avisentguèred’ysonger.

Lorsqu’on les laisse s’associer librement en toutes choses, ilsfinissent par voir, dans l’association, le moyen universel, et pour ainsidire unique, dont les hommes peuvent se servir pour atteindre lesdiverses fins qu’ils se proposent. Chaque besoin nouveau en réveilleaussitôt l’idée.L’artdel’associationdevientalors,commeje l’aiditplushaut,lasciencemère;tousl’étudientetl’appliquent.

Quandcertainesassociationssontdéfenduesetd’autrespermises,ilest difficile de distinguer d’avance les premières des secondes. Dans ledoute,ons’abstientdetoutes,etils’établitunesorted’opinionpubliquequi tend à faire considérer une association quelconque comme une

entreprisehardieetpresqueillicite4.C’est donc une chimère que de croire que l’esprit d’association,

comprimé surunpoint, ne laisserapasde se développer avec lamêmevigueur sur tous les autres, et qu’il suffira de permettre aux hommesd’exécuter en communcertaines entreprises,pourqu’ils sehâtentde letenter. Lorsque les citoyens auront la faculté et l’habitude de s’associerpourtouteschoses,ilss’associerontaussivolontierspourlespetitesquepourlesgrandes.Mais,s’ilsnepeuvents’associerquepourlespetites,ilsne trouveront pasmême l’envie et la capacité de le faire. En vain leurlaisserez-vous l’entière libertédes’occuperencommunde leurnégoce :ilsn’userontquenonchalammentdesdroitsqu’onleuraccorde;et,aprèsvousêtreépuiséseneffortspour lesécarterdesassociationsdéfendues,vousserezsurprisdenepouvoirleurpersuaderdeformerlesassociationspermises.

Page 134: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Jenedispointqu’ilnepuissepasyavoird’associationscivilesdansun pays où l’association politique est interdite ; car les hommes nesauraient jamais vivre en société sans se livrer à quelque entreprisecommune.Maisjesoutiensque,dansunsemblablepays,lesassociationsciviles seront toujours en très petit nombre, faiblement conçues,inhabilement conduites, et qu’elles n’embrasseront jamais de vastesdesseins,ouéchouerontenvoulantlesexécuter.

Cecinieconduitnaturellementàpenserquelalibertéd’associationen matière politique n’est point aussi dangereuse pour la tranquillitépublique qu’on le suppose, et qu’il pourrait se faire qu’après avoirquelquetempsébranlél’État,ellel’affermisse.

Dans les pays démocratiques, les associations politiques formentpourainsidirelesseulsparticulierspuissantsquiaspirentàréglerl’État.Aussi les gouvernements de nos jours considèrent-ils ces espècesd’associations dumêmeœil que les rois duMoyenAge regardaient lesgrandsvassauxdelacouronne:ilssententunesorted’horreurinstinctivepourelles,etlescombattententoutesrencontres.

Ils ont, au contraire, une bienveillance naturelle pour lesassociationsciviles,parcequ’ilsontaisémentdécouvertquecelles-ci,aulieudediriger l’espritdes citoyensvers lesaffairespubliques, serventàl’en distraire, et, les engageant de plus en plus dans des projets qui nepeuvents’accomplirsanslapaixpublique,lesdétournentdesrévolutions.Mais ils ne prennent point garde que les associations politiquesmultiplientetfacilitentprodigieusementlesassociationsciviles,etqu’enévitant un mal dangereux ils se privent d’un remède efficace. LorsquevousvoyezlesAméricainss’associer librement,chaquejour,danslebutde faire prévaloir une opinion politique, d’élever un homme d’État augouvernement, ou d’arracher la puissance à un autre, vous avez de lapeineàcomprendrequedeshommessi indépendantsnetombentpasàtoutmomentdanslalicence.

Si vous venez, d’autre part, à considérer le nombre infinid’entreprisesindustriellesquisepoursuiventencommunauxÉtats-Unis,et que vous aperceviez de tous côtés les Américains travaillant sansrelâche à l’exécution de quelque dessein important et difficile, que lamoindrerévolutionpourraitconfondre,vousconcevezaisémentpourquoices gens si bien occupés ne sont point tentés de troubler l’État ni de

Page 135: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

détruireunrepospublicdontilsprofitent.Est-ce assez d’apercevoir ces choses séparément, et ne faut-il pas

découvrir le nœud caché qui les lie ? C’est au sein des associationspolitiquesque lesAméricainsde tous les états,de tous les esprits etdetouslesâges,prennentchaquejourlegoûtgénéraldel’association,etsefamiliarisentasonemploi.Là,ilssevoientengrandnombre,separlent,s’entendent et s’animent en commun à toutes sortes d’entreprises. Ilstransportentensuitedanslaviecivilelesnotionsqu’ilsontainsiacquisesetlesfontserviràmilleusages.

C’estdoncenjouissantd’unelibertédangereusequelesAméricainsapprennentl’artderendrelespérilsdelalibertémoinsgrands.

Sil’onchoisituncertainmomentdansl’existenced’unenation,ilestfacile de prouver que les associations politiques troublent l’État etparalysentl’industrie;maisqu’onprennelavietoutentièred’unpeuple,et il sera peut-être aisé de démontrer que la liberté d’association enmatièrepolitiqueestfavorableaubien-êtreetmêmeàlatranquillitédescitoyens.

J’aiditdanslapremièrepartiedecetouvrage:«Lalibertéillimitéed’associationnesauraitêtreconfondueaveclalibertéd’écrire: l’uneesttoutàlafoismoinsnécessaireetplusdangereusequel’autre.Unenationpeutymettredesbornessanscesserêtremaîtressed’elle-même;elledoitquelquefoislefairepourcontinueràl’être.»Etplusloinj’ajoutais:«Onne peut se dissimuler que la liberté illimitée d’association en matièrepolitique ne soit, de toutes les libertés, la dernière qu’un peuple puissesupporter.Siellenelefaitpastomberdansl’anarchie,ellelaluifaitpourainsidiretoucheràchaqueinstant.»

Ainsi, je ne crois point qu’une nation soit toujours maîtresse delaisserauxcitoyensledroitabsoludes’associerenmatièrepolitique,etjedoutemêmeque,dansaucunpaysetaaucuneépoque, il fûtsagedenepasposerdebornesàlalibertéd’association.

Tel peuple ne saurait, dit-on, maintenir la paix dans son sein,inspirer le respect des lois, ni fonder de gouvernement durable, s’il nerenferme le droit d’association dans d’étroites limites. De pareils bienssont précieux sans doute, et je conçois que, pour les acquérir ou lesconserver,unenationconsenteàs’imposermomentanémentdegrandes

Page 136: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

gênes;maisencoreest-ilbonqu’ellesacheprécisémentcequecesbiensluicoûtent.

Que, pour sauver la vie d’un homme, on lui coupe un bras, je lecomprends ;mais je ne veux point qu’onm’assure qu’il va semontreraussiadroitques’iln’étaitpasmanchot.

Page 137: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreVIII:Commentlesaméricainscombattentl’individualismeparladoctrinedel’intérêtbien

entendu

Lorsque le monde était conduit par un petit nombre d’individuspuissants et riches, ceux-ci aimaient à se former une idée sublime desdevoirs de l’homme ; ils se plaisaient à professer qu’il est glorieux des’oubliersoi-mêmeetqu’ilconvientde faire lebiensans intérêtcommeDieu même. C’était la doctrine officielle de ce temps en matière demorale.

Je doute que les hommes fussent plus vertueux dans les sièclesaristocratiquesquedanslesautres,maisilestcertainqu’onyparlaitsanscessedesbeautésdelavertu; ilsn’étudiaientqu’ensecretparquelcôtéelleestutile.Mais,àmesurequel’imaginationprendunvolmoinshautetquechacunseconcentreensoi-même,lesmoralistess’effrayentàcetteidée de sacrifice et ils n’osent plus l’offrir à l’esprit humain ; ils seréduisentdoncàrecherchersil’avantageindividueldescitoyensneseraitpasdetravailleraubonheurdetous,et,lorsqu’ilsontdécouvertundecespointsoùl’intérêtparticuliervientàserencontreravecl’intérêtgénéral,et à s’y confondre, ils sehâtentde lemettre en lumière ;peuàpeu lesobservations semblables semultiplient. Ce qui n’était qu’une remarqueisolée devient une doctrine générale, et l’on croit enfin apercevoir quel’hommeenservant ses semblables se sert lui-même,etqueson intérêtparticulierestdebienfaire.

J’aidéjàmontré,dansplusieursendroitsdecetouvrage, commentles habitants des États-Unis savaient presque toujours combiner leurpropre bien-être avec celui de leurs concitoyens. Ce que je veuxremarquer ici, c’est la théorie générale à l’aide de laquelle ils yparviennent.

AuxÉtats-Unis, onnedit presquepoint que la vertu est belle.Onsoutient qu’elle est utile, et on le prouve tous les jours. Lesmoralistesaméricains ne prétendent pas qu’il faille se sacrifier à ses semblablesparcequ’ilestgranddelefaire;maisilsdisenthardimentquedepareils

Page 138: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

sacrificessontaussinécessairesàceluiquiselesimposequ’àceluiquienprofite.

Ils ont aperçuque,dans leurpays etde leur temps, l’hommeétaitramené vers lui-mêmepar une force irrésistible, et, perdant l’espoir del’arrêter,ilsn’ontplussongéqu’àleconduire.

Ils ne nient donc point que chaque homme ne puisse suivre sonintérêt,mais ils s’évertuent à prouver que l’intérêt de chacun est d’êtrehonnête.

Je ne veux point entrer ici dans le détail de leurs raisons, ce quim’écarteraitdemonsujet;qu’ilmesuffisededirequ’ellesontconvainculeursconcitoyens.

IlyalongtempsqueMontaigneadit:«Quand,poursadroicture,jene suyvray pas le droict chemin, je le suyvray pour avoir trouve, parexpérience,qu’auboutducomptec’estcommunémentleplusheureuxetleplusutile.»

Ladoctrinedel’intérêtbienentendun’estdoncpasnouvelle;mais,chezlesAméricainsdenosjours,elleaétéuniversellementadmise;elleyestdevenuepopulaire:onlaretrouveaufonddetouteslesactions;elleperceà travers tous lesdiscours.Onne la rencontrepasmoinsdans labouchedupauvrequedanscelleduriche.

EnEurope,ladoctrinedel’intérêtestbeaucoupplusgrossièrequ’enAmérique, mais en même temps elle y est moins répandue et surtoutmoinsmontrée,et l’onfeintencoretous les joursparminousdegrandsdévouementsqu’onn’aplus.

Les Américains, au contraire, se plaisent à expliquer, à l’aide del’intérêt bien entendu, presque tous les actes de leur vie ; ilsmontrentcomplaisamment comment l’amour éclairé d’eux-mêmes les porte sanscesse à s’aider entre eux et les dispose à sacrifier volontiers au bien del’Étatunepartiedeleurtempsetdeleursrichesses.Jepensequ’enceciilleurarrivesouventdenepointserendrejustice;caronvoitparfoisauxÉtats Unis, comme ailleurs, les citoyens s’abandonner aux élansdésintéressés et irréfléchis qui sont naturels à l’homme ; mais lesAméricains n’avouent guère qu’ils cèdent à des mouvements de cetteespèce ; ils aiment mieux faire honneur à leur philosophie qu’à eux-mêmes.

Page 139: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Jepourraism’arrêtericietnepointessayerdejugercequejeviensde décrire. L’extrême difficulté du sujet serait mon excuse. Mais je neveuxpointenprofiter,et jepréfèrequemes lecteurs,voyantclairementmonbut,refusentdemesuivrequedeleslaisserensuspens.

L’intérêt bien entendu est une doctrine peu haute, mais claire etsûre.Ellenecherchepasàatteindredegrandsobjets ;maiselleatteintsanstropd’effortstousceuxauxquelsellevise.Commeelleestàlaportéede toutes les intelligences, chacun la saisit aisément et la retient sanspeine.S’accommodantmerveilleusementauxfaiblessesdeshommes,elleobtient facilement un grand empire, et il ne lui est point difficile de leconserver, parce qu’elle retourne l’intérêt personnel contre lui-même etsesert,pourdirigerlespassions,del’aiguillonquilesexcite.

La doctrine de l’intérêt bien entendu ne produit pas de grandsdévouements ;maiselle suggèrechaque jourdepetits sacrifices ;àelleseule, elle ne saurait faire un homme vertueux ; mais elle forme unemultitudedecitoyens,réglés, tempérants,modérés,prévoyants,maîtresd’eux-mêmes ; et, si elle ne conduit pas directement à la vertu par lavolonté,elleenrapprocheinsensiblementparleshabitudes.

Siladoctrinedel’intérêtbienentenduvenaitàdominerentièrementlemondemoral,lesvertusextraordinairesseraientsansdouteplusrares.Mais je pense aussi qu’alors les grossières dépravations seraientmoinscommunes. La doctrine de l’intérêt bien entendu empêche peut-êtrequelques hommes de monter fort au-dessus du niveau ordinaire del’humanité;maisungrandnombred’autresquitombaientau-dessouslarencontrent et s’y retiennent. Considérez quelques individus, elle lesabaisse.Envisagezl’espèce,ellel’élève.

Jenecraindraipasdedirequeladoctrinedel’intérêtbienentendume semble, de toutes les théories philosophiques, la mieux appropriéeauxbesoinsdeshommesdenotretemps,etquej’yvoislapluspuissantegarantiequileurrestecontreeux-mêmes.C’estdoncprincipalementversellequel’espritdesmoralistesdenosjoursdoitsetourner.Alorsmêmequ’ils la jugeraient imparfaite, il faudrait encore l’adopter commenécessaire.

Jenecroispas,àtoutprendre,qu’ilyaitplusd’égoïsmeparminousqu’enAmérique;laseuledifférence,c’estquelàilestéclairéetqu’iciilne

Page 140: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

l’est point. Chaque Américain sait sacrifier une partie de ses intérêtsparticuliers pour sauver le reste. Nous voulons tout retenir, et souventtoutnouséchappe.

Je ne vois autour de moi que des gens qui semblent vouloirenseigner chaque jour à leurs contemporains, par leur parole et leurexemple, que l’utile n’est jamais déshonnête. N’en découvrirai-je doncpoint enfin qui entreprennent de leur faire comprendre commentl’honnêtepeutêtreutile?

Iln’yapasdepouvoirsurlaterrequipuisseempêcherquel’égalitécroissante des conditions ne porte l’esprit humain vers la recherche del’utile,etnedisposechaquecitoyenaseresserrerenlui-même.

Il faut donc s’attendre que l’intérêt individuel deviendra plus quejamaisleprincipal,sinonl’uniquemobiledesactionsdeshommes;maisilresteàsavoircommentchaquehommeentendrasonintérêtindividuel.

Silescitoyens,endevenantégaux,restaientignorantsetgrossiers,ilestdifficiledeprévoir jusqu’àquelstupideexcèspourraitseporter leurégoïsme,etl’onnesauraitdireàl’avancedansquelleshonteusesmisèresilsseplongeraienteux-mêmes,depeurdesacrifierquelquechosedeleurbien-êtreàlaprospéritédeleurssemblables.

Jenecroispointqueladoctrinedel’intérêt,tellequ’onlaprêcheenAmérique, soit évidentedans toutes sesparties ;mais elle renfermeungrand nombre de vérités si évidentes, qu’il suffit d’éclairer les hommespour qu’ils les voient. Éclairez-les donc à tout prix ; car le siècle desdévouementsaveuglesetdesvertusinstinctivesfuitdéjàloindenous,etjevoiss’approcherletempsoùlaliberté,lapaixpubliqueetl’ordresociallui-mêmenepourrontsepasserdeslumières.

Page 141: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreIX:Commentlesaméricainsappliquentladoctrinedel’intérêtbienentenduenmatièrede

religion

Siladoctrinedel’intérêtbienentendun’avaitenvuequecemonde,elleseraitloindesuffire;carilyaungrandnombredesacrificesquinepeuvent trouver leur récompense que dans l’autre ; et quelque effortd’espritque l’on fassepourprouver l’utilitéde la vertu, il sera toujoursmalaisédefairebienvivreunhommequineveutpasmourir.

Il est donc nécessaire de savoir si la doctrine de l’intérêt bienentendupeutseconcilieraisémentaveclescroyancesreligieuses.

Les philosophes qui enseignent cette doctrine disent aux hommesque,pourêtreheureuxdanslavie,ondoitveillersursespassionsetenréprimeravecsoinl’excès;qu’onnesauraitacquérirunbonheurdurablequ’en se refusant mille jouissances passagères, et qu’il faut enfintriomphersanscessedesoi-mêmepoursemieuxservir.

Lesfondateursdepresquetouteslesreligionsonttenuàpeuprèslemêmelangage.Sansindiquerauxhommesuneautreroute,ilsn’ontfaitque reculer lebut ; au lieudeplacer en cemonde leprixdes sacrificesqu’ilsimposent,ilsl’ontmisdansl’autre.

Toutefois,jemerefuseàcroirequetousceuxquipratiquentlavertuparespritdereligionn’agissentquedanslavued’unerécompense.

J’airencontrédeschrétienszélésquis’oubliaientsanscesseafindetravailler avec plus d’ardeur au bonheur de tous, et je les ai entendusprétendre qu’ils n’agissaient ainsi que pourmériter les biens de l’autremonde ; mais je ne puis m’empêcher de penser qu’ils s’abusent eux-mêmes.Jelesrespectetroppourlescroire.

Lechristianismenousdit, ilestvrai,qu’il fautpréférerlesautresàsoipour gagner le ciel ;mais le christianismenousdit aussi qu’ondoitfairelebienàsessemblablesparamourdeDieu.C’estlàuneexpressionmagnifique;l’hommepénètreparsonintelligencedanslapenséedivine;il voit que le but deDieu est l’ordre ; il s’associe librement à ce grand

Page 142: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

dessein ; et, tout en sacrifiant ses intérêts particuliers à cet ordreadmirable de toutes choses, il n’attend d’autres récompenses que leplaisirdelecontempler.

Jene croisdoncpasque le seulmobiledeshommes religieux soitl’intérêt ; mais je pense que l’intérêt est le principal moyen dont lesreligions elles-mêmes se servent pour conduire les hommes, et je nedoute pas que ce ne soit par ce côté qu’elles saisissent la foule etdeviennentpopulaires.

Jenevoisdoncpasclairementpourquoiladoctrinedel’intérêtbienentenduécarteraitleshommesdescroyancesreligieuses,etilmesemble,aucontraire,quejedémêlecommentellelesenrapproche.

Jesupposeque,pouratteindrelebonheurdecemonde,unhommerésiste en toutes rencontres à l’instinct, et raisonne froidement tous lesactes de sa vie, qu’au lieu de céder aveuglément à la fougue de sespremiersdésirs,ilaitapprisl’artdelescombattre,etqu’ilsesoithabituéàsacrifiersanseffortsleplaisirdumomentàl’intérêtpermanentdetoutesavie.

Siunpareilhommeafoidanslareligionqu’ilprofesse,ilneluiencoûteraguèredesesoumettreauxgênesqu’elleimpose.Laraisonmêmeluiconseilledelefaire,etlacoutumel’apréparéd’avanceàlesouffrir.

Que s’il a conçu des doutes sur l’objet de ses espérances, il ne s’ylaissera point aisément arrêter, et il jugera qu’il est sage de hasarderquelques-uns des biens de ce inonde pour conserver ses droits àl’immensehéritagequ’onluiprometdansl’autre.

«Desetromperencroyantlareligionchrétiennevraie,aditPascal,iln’yapasgrand-choseàperdre;maisquelmalheurdesetromperenlacroyantfausse!»

Les Américains n’affectent point une indifférence grossière pourl’autre vie ; ils ne mettent pas un puéril orgueil à mépriser des périlsauxquelsilsespèrentsesoustraire.

Ilspratiquentdoncleurreligionsanshonteetsansfaiblesse;maison voit d’ordinaire, jusqu’au milieu de leur zèle, je ne sais quoi de sitranquille de siméthodique et de si calculé, qu’il semble que ce soit laraisonbienplusquelecœurquilesconduitaupieddesautels.

Page 143: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

NonseulementlesAméricainssuiventleurreligionparintérêt,maisilsplacentsouventdanscemonde l’intérêtqu’onpeutavoirà lasuivre.Au Moyen Age, les prêtres ne parlaient que de l’autre vie ; ils nes’inquiétaient guère de prouver qu’un chrétien sincère peut être unhommeheureuxici-bas.

Maislesprédicateursaméricainsreviennentsanscesseàlaterre,etils ne peuvent qu’à grand-peine en détacher leurs regards. Pourmieuxtoucher leurs auditeurs, ils leur font voir chaque jour comment lescroyances religieuses favorisent la liberté et l’ordre public, et il estsouvent difficile de savoir, en les écoutant, si l’objet principal de lareligionestdeprocurerl’éternellefélicitédansl’autremondeoulebien-êtreencelui-ci.

Page 144: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreX:Dugoûtdubien-êtrematérielenAmérique

En Amérique, la passion du bien-être matériel n’est pas toujoursexclusive,maiselleestgénérale;sitousnel’éprouventpointdelamêmemanière,touslaressentent.Lesoindesatisfairelesmoindresbesoinsducorps et de pourvoir aux petites commodités de la vie y préoccupeuniversellementlesesprits.

QuelquechosedesemblablesefaitvoirdeplusenplusenEurope.Parmi les causes qui produisent ces effets pareils dans les deux

mondes,ilenestplusieursquiserapprochentdemonsujet,etquejedoisindiquer.

Quand les richesses sont fixées héréditairement dans les mêmesfamilles,onvoitungrandnombred’hommesqui jouissentdubien-êtrematériel,sansressentirlegoûtexclusifdubien-être.

Ce qui attache le plus vivement le cœur humain, ce n’est point lapossession paisible d’un objet précieux, mais le désir imparfaitementsatisfaitdeleposséderetlacrainteincessantedeleperdre.

Danslessociétésaristocratiques,lesriches,n’ayantjamaisconnuunétatdifférentdu leur,ne redoutentpointd’enchanger ; àpeines’ils enimaginentunautre.Lebien-êtrematérieln’estdoncpointpoureuxlebutdelavie;c’estunemanièredevivre.Ilsleconsidèrent,enquelquesorte,commel’existence,etenjouissentsansysonger.

Legoûtnatureletinstinctifquetousleshommesressententpourlebien-êtreétantainsisatisfaitsanspeineetsanscrainte,leurâmeseporteailleursets’attacheàquelqueentrepriseplusdifficileetplusgrande,quil’animeetl’entraîne.

C’est ainsi qu’au sein même des jouissances matérielles, lesmembresd’unearistocratiefontsouventvoirunméprisorgueilleuxpourcesmêmes jouissances et trouvent des forces singulières quand il fautenfin s’en priver. Toutes les révolutions qui ont troublé ou détruit lesaristocraties ont montré avec quelle facilité des gens accoutumés au

Page 145: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

superflupouvaient sepasserdunécessaire, tandisquedeshommesquisontarrivéslaborieusementjusqu’àl’aisancepeuventàpeinevivreaprèsl’avoirperdue.

Si, des rangs supérieurs, je passe aux basses classes, je verrai deseffetsanaloguesproduitspardescausesdifférentes.

Chez les nations où l’aristocratie domine la société et la tientimmobile,lepeuplefinitpars’habitueràlapauvretécommelesrichesàleur opulence. Les uns ne se préoccupent point du bien-être matériel,parcequ’ils lepossèdentsanspeine; l’autren’ypensepoint,parcequ’ildésespèredel’acquériretqu’ilneleconnaîtpasassezpourledésirer.

Danscessortesdesociétésl’imaginationdupauvreestrejetéeversl’autremonde ; lesmisèresde la vie réelle la resserrent ;mais elle leuréchappeetvacherchersesjouissancesau-dehors.

Lorsque, au contraire, tes rangs sont confondus et les privilègesdétruits,quandlespatrimoinessedivisentetquelalumièreetlalibertéserépandent,l’envied’acquérirlebien-êtreseprésenteàl’imaginationdupauvre, et la crainte de le perdre à l’esprit du riche. Il s’établit unemultitude de fortunes médiocres. Ceux qui les possèdent ont assez dejouissancesmatériellespourconcevoir legoûtdeces jouissances,etpasassezpours’encontenter.Ilsneselesprocurentjamaisqu’aveceffortetnes’ylivrentqu’entremblant.

Ils s’attachent donc sans cesse à poursuivre ou à retenir cesjouissancessiprécieuses,siincomplètesetsifugitives.

Je cherche une passion qui soit naturelle à des hommes quel’obscurité de leur origine ou la médiocrité de leur fortune excitent etlimitent,etjen’entrouvepointdemieuxappropriéequelegoûtdubien-être.Lapassiondubien-êtrematérielestessentiellementunepassiondeclassemoyenne ; elle grandit et s’étend avec cette classe ; elle devientprépondéranteavecelle.C’estdelàqu’ellegagnelesrangssupérieursdelasociétéetdescendjusqu’auseindupeuple.

Jen’aipasrencontré,enAmérique,desipauvrecitoyenquinejetâtun regard d’espérance et d’envie sur les jouissances des riches, et dontl’imaginationnesesaisitàl’avancedesbiensquelesorts’obstinaitàluirefuser.

Page 146: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

D’unautrecôté,jen’aijamaisaperçuchezlesrichesdesÉtats-Unisce superbedédainpour le bien-êtrematériel qui semontrequelquefoisjusque dans le sein des aristocraties les plus opulentes et les plusdissolues.

Laplupartdecesrichesontétépauvres;ilsontsentil’aiguillondubesoin;ilsontlongtempscombattuunefortuneennemie,et,maintenantquelavictoireestremportée,lespassionsquiontaccompagnélalutteluisurvivent;ilsrestentcommeenivrésaumilieudecespetitesjouissancesqu’ilsontpoursuiviesquaranteans.

Cen’estpasqu’auxÉtats-Unis,commeailleurs,ilneserencontreunassez grand nombre de riches qui, tenant leurs biens par héritage,possèdentsanseffortsuneopulencequ’ilsn’ontpointacquise.Maisceux-cimêmes ne semontrent pasmoins attachés aux jouissances de la viematérielle. L’amour du bien-être est devenu le goût national etdominant ; le grand courantdespassionshumainesportede ce côté, ilentraînetoutdanssoncours.

Page 147: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXI:Deseffetsparticuliersqueproduitl’amourdesjouissancesmatériellesdanslessiècles

démocratiques

On pourrait croire, d’après ce qui précède, que l’amour desjouissancesmatérielles doit entraîner sans cesse les Américains vers ledésordredesmœurs, troubler les famillesetcompromettreenfin lesortdelasociétémême.

Mais iln’enestpoint ainsi : lapassiondes jouissancesmatériellesproduitdansleseindesdémocratiesd’autreseffetsquechezlespeuplesaristocratiques.

Il arrive quelquefois que la lassitude des affaires, l’excès desrichesses,laruinedescroyances,ladécadencedel’État,détournentpeuàpeu vers les seules jouissances matérielles le cœur d’une aristocratie.D’autresfois,lapuissanceduprinceoulafaiblessedupeuple,sansravirauxnoblesleurfortune,lesforcentàs’écarterdupouvoir,et,leurfermantlavoieauxgrandesentreprises, lesabandonnentà l’inquiétudede leursdésirs ; ils retombentalorspesammentsureux-mêmes,et ils cherchentdanslesjouissancesducorpsl’oublideleurgrandeurpassée.

Lorsque les membres d’un corps aristocratique se tournent ainsiexclusivement vers l’amour des jouissancesmatérielles, ils rassemblentd’ordinaire de ce seul côté toute l’énergie que leur a donnée la longuehabitudedupouvoir.

Adetelshommeslarecherchedubien-êtrenesuffitpas;illeurfautunedépravationsomptueuseetunecorruptionéclatante,Ilsrendentuncultemagnifiqueàlamatièreetilssemblentàl’envivouloirexcellerdansl’artdes’abrutir.

Plusunearistocratieauraétéforte,glorieuseetlibreplusalorsellesemontreradépravée,et,quellequ’aitétélasplendeurdesesvertus,j’oseprédirequ’elleseratoujourssurpasséeparl’éclatdesesvices.

Le goût des jouissances matérielles ne porte point les peuplesdémocratiques à de pareils excès. L’amourdubien-être s’ymontre une

Page 148: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

passion tenace, exclusive, universelle, mais contenue. Il n’est pasquestiond’ybâtirdevastespalais,d’yvaincreoud’y tromper lanature,d’épuiser l’univers, pour mieux assouvir les passions d’un homme ; ils’agit d’ajouter quelques toises à ses champs, de planter un verger,d’agrandirunedemeure,de rendreà chaque instant lavieplusaiséeetpluscommode,deprévenir lagêneetdesatisfaire lesmoindresbesoinssans efforts et presque sans frais. Ces objets sont petitsmais l’âme s’yattache:ellelesconsidèretouslesjoursetdefortprès;ilsfinissentparlui cacher le restedumonde,et ilsviennentquelquefois seplacerentreelleetDieu.

Ceci,dira-t-on,nesauraits’appliquerqu’àceuxd’entrelescitoyensdontlafortuneestmédiocre;lesrichesmontrerontdesgoûtsanaloguesàceuxqu’ilsfaisaientvoirdanslessièclesd’aristocratie.Jeleconteste.

En faitde jouissancesmatérielles, lesplusopulents citoyensd’unedémocratie ne montreront pas des goûts fort différents de ceux dupeuple, soit que, étant sortis du sein du peuple, ils les partagentréellement, soit qu’ils croient devoir s’y soumettre. Dans les sociétésdémocratiques,lasensualitédupublicaprisunecertainealluremodéréeettranquille,àlaquelletouteslesâmessonttenuesdeseconformer.Ilyestaussidifficiled’échapperàlarèglecommuneparsesvicesqueparsesvertus.

Les riches qui vivent au milieu des nations démocratiques visentdonc à la satisfaction de leurs moindres besoins plutôt qu’à desjouissancesextraordinaires;ilscontententunemultitudedepetitsdésirsetnese livrentàaucunegrandepassiondésordonnée.Ilstombentainsidanslamollesseplutôtquedansladébauche.

Ce goût particulier que les hommes des siècles démocratiquesconçoivent pour les jouissances matérielles n’est point naturellementopposé à l’ordre ; au contraire, il a souvent besoin de l’ordre pour sesatisfaire.Iln’estpasnonplusennemidelarégularitédesmœurs;carlesbonnes mœurs sont utiles à la tranquillité publique et favorisentl’industrie. Souvent même il vient à se combiner avec une sorte demoralité religieuse ; on veut être lemieux possible en cemonde, sansrenoncerauxchancesdel’autre.

Parmilesbiensmatériels,ilenestdontlapossessionestcriminelle;

Page 149: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

onasoindes’enabstenir.Ilyenad’autresdontlareligionetlamoralepermettent l’usage ; à ceux-là on livre sans réserve son cœur, sonimagination, sa vie, et l’on perd de vue, en s’efforçant de les saisir, cesbiensplusprécieuxquifontlagloireetlagrandeurdel’espècehumaine.

Cequejereprocheàl’égalité,cen’estpasd’entraînerleshommesàlapoursuitedesjouissancesdéfendues;c’estdelesabsorberentièrementdanslarecherchedesjouissancespermises.

Ainsi, il pourrait bien s’établir dans le monde une sorte dematérialisme honnête qui ne corromprait pas les âmes, mais qui lesamolliraitetfiniraitpardétendresansbruittousleursressorts.

Page 150: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXII:PourquoicertainsAméricainsfontvoirunspiritualismesiexalté

Quoique le désir d’acquérir des biens de cemonde soit la passiondominante desAméricains, il y a desmoments de relâche où leur âmesemble briser tout à coup les liens matériels qui la retiennent ets’échapperimpétueusementversleciel.

On rencontre quelquefois dans tous les États de l’Union, maisprincipalement dans les contrées à moitié peuplées de l’Ouest, desprédicateursambulantsquicolportentdeplaceenplacelaparoledivine.

Des familles entières, vieillards, femmes et enfants, traversent deslieux difficiles et percent des bois déserts pour venir de très loin lesentendre ; et, quand elles les ont rencontrées, elles oublient plusieursjoursetplusieursnuits,enlesécoutant, lesoindesaffaireset jusqu’auxpluspressantsbesoinsducorps.

Ontrouveçaetlà,auseindelasociétéaméricaine,desâmestoutesremplies d’un spiritualisme exalté et presque farouche, qu’on nerencontre guère en Europe. Il s’y élève de temps à autre des sectesbizarres qui s’efforcent de s’ouvrir des chemins extraordinaires vers lebonheuréternel.Lesfoliesreligieusesysontfortcommunes.

Ilnefautpasquececinoussurprenne.Cen’estpasl’hommequis’estdonnéàlui-mêmelegoûtdel’infiniet

l’amourdecequiestimmortel.Cesinstinctssublimesnenaissentpointd’un caprice de sa volonté : ils ont leur fondement immobile dans sanature ; ils existent en dépit de ses efforts. Il peut les gêner et lesdéformer,maisnonlesdétruire.

L’âmeadesbesoinsqu’il faut satisfaire ; et, quelque soinque l’onprenne de la distraire d’elle-même, elle s’ennuie bientôt, s’inquiète ets’agiteaumilieudesjouissancesdessens.

Si l’esprit de la grande majorité du genre humain se concentraitjamais dans la seule recherche des biens matériels, on peut s’attendrequ’ilseferaituneréactionprodigieusedansl’âmedequelqueshommes.

Page 151: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Ceux-làsejetteraientéperdumentdanslemondedesesprits,depeurderesterembarrassésdanslesentravestropétroitesqueveutleurimposerlecorps.

Il ne faudrait donc pas s’étonner si, au sein d’une société qui nesongerait qu’à la terre, on rencontrait un petit nombre d’individus quivoulussent ne regarder que le ciel. Je serais surpris si, chez un peupleuniquement préoccupé de son bien-être, le mysticisme ne faisait pasbientôtdesprogrès.

OnditquecesontlespersécutionsdesempereursetlessupplicesducirquequiontpeuplélesdésertsdelaThébaïde;etmoijepensequecesontbienplutôt lesdélicesdeRomeet laphilosophieépicuriennede laGrèce.

Si l’état social, les circonstances et les lois ne retenaient pas siétroitement l’esprit américain dans la recherche du bien-être, il est àcroire que, lorsqu’il viendrait à s’occuper des choses immatérielles, ilmontrerait plus de réserve et plus d’expérience, et qu’il se modéreraitsanspeine.Mais ilsesentemprisonnédansdes limitesdontonsemblenepasvouloirlelaissersortir.Dèsqu’ildépasseceslimites,ilnesaitoùsefixer lui-même,et ilcourtsouvent,sanss’arrêter,par-delà lesbornesdusenscommun.

Page 152: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXIII:Pourquoilesaméricainssemontrentsiinquietsaumilieudeleurbien-être

On rencontre encore quelquefois, dans certains cantons retirés del’AncienMonde, de petites populations qui ont été comme oubliées aumilieu du tumulte universel et qui sont restées immobiles quand toutremuait autour d’elles. La plupart de ces peuples sont fort ignorants etfortmisérables ; ilsnesemêlentpointauxaffairesdugouvernementetsouvent les gouvernements les oppriment. Cependant, ils montrentd’ordinaire un visage serein, et ils font souvent paraître une humeurenjouée.

J’aivuenAmérique leshommes lesplus libreset lespluséclairés,placés dans la condition la plus heureuse qui soit au monde ; il m’asemblé qu’une sorte de nuage couvrait habituellement leurs traits ; ilsm’ontparugravesetpresquetristesjusquedansleursplaisirs.

Laprincipale raisonde ceci est que les premiers ne pensent pointauxmauxqu’ils endurent, tandisque les autres songent sans cesse auxbiensqu’ilsn’ontpas.

C’estunechoseétrangedevoiravecquellesorted’ardeurfébrilelesAméricains poursuivent le bien-être, et comme ils se montrenttourmentéssanscesseparunecraintevagueden’avoirpaschoisilaroutelapluscourtequipeutyconduire,

L’habitantdesÉtats-Uniss’attacheauxbiensdecemonde,commes’ilétaitassurédenepointmourir,etilmettantdeprécipitationàsaisirceuxquipassentasaportée,qu’ondiraitqu’ilcraintàchaqueinstantdecesser de vivre avant d’en avoir joui. Il les saisit tous, mais sans lesétreindre,etilleslaissebientôtéchapperdesesmainspourcouriraprèsdesjouissancesnouvelles.

Un homme, aux États-Unis, bâtit avec soin une demeure pour ypasser ses vieux jours, et il la vend pendant qu’on en pose le faîte ; ilplante un jardin, et il le loue comme il allait en goûter les fruits ; ildéfriche un champ, et il laisse à d’autres le soin d’en récolter lesmoissons.Ilembrasseuneprofession,etlaquitte.Ilsefixedansunlieu

Page 153: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

dontilpartpeuaprèspourallerporterailleursseschangeantsdésirs.Sesaffaires privées lui donnent-elles quelque relâche, il se plonge aussitôtdans le tourbillon de la politique. Et quand, vers le terme d’une annéerempliedetravaux,illuiresteencorequelquesloisirs,ilpromèneçàetlàdans les vastes limitesdesÉtats-Unis sa curiosité inquiète. Il fera ainsicinq cents lieues en quelques jours, pour se mieux distraire de sonbonheur.

Lamortsurvientenfinetellel’arrêteavantqu’ilsesoitlassédecettepoursuiteinutiled’unefélicitécomplètequifuittoujours.

On s’étonne d’abord en contemplant cette agitation singulière quefontparaîtretantd’hommesheureux,auseinmêmede leurabondance.Cespectacleestpourtantaussivieuxquelemonde;cequiestnouveau,c’estdevoirtoutunpeuplequiledonne.

Le goût des jouissances matérielles doit être considéré comme lasourcepremièredecetteinquiétudesecrètequiserévèledanslesactionsdesAméricains, et de cette inconstancedont ils donnent journellementl’exemple.

Celuiquiarenfermésoncœurdanslaseulerecherchedesbiensdece monde est toujours pressé, car il n’a qu’un temps limité pour lestrouver, s’en emparer et en jouir. Le souvenir de la brièveté de la viel’aiguillonne sans cesse. Indépendammentdesbiensqu’il possède, il enimagineàchaqueinstantmilleautresquelamortl’empêcheradegoûter,s’il ne se hâte, Cette pensée le remplit de troubles, de craintes et deregrets, etmaintient son âme dans une sorte de trépidation incessantequileporteàchangeràtoutmomentdedesseinsetdelieu.

Siaugoûtdubien-êtrematérielvientsejoindreunétatsocialdanslequellaloinilacoutumeneretiennentpluspersonneàsaplace,ceciestune grande excitation de plus pour cette inquiétude d’esprit : on verraalorsleshommeschangercontinuellementderoute,depeurdemanquerlepluscourtcheminquidoitlesconduireaubonheur.

Il est d’ailleurs facile de concevoir que, si les hommes quirecherchent avec passion les jouissancesmatérielles désirent vivement,ilsdoiventserebuteraisément;l’objetfinalétantdejouir,ilfautquelemoyend’y arriver soitprompt et facile, sansquoi lapeined’acquérir lajouissancesurpasserait lajouissance.Laplupartdesâmesysontdoncà

Page 154: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

la fois ardentes et molles, violentes et énervées. Souvent la mort y estmoinsredoutéequelacontinuitédeseffortsverslemêmebut.

L’égalité conduit parun cheminplusdirect encore àplusieursdeseffetsquejeviensdedécrire.

Quand toutes les prérogatives de naissance et de fortune sontdétruites,que toutes lesprofessions sontouvertes à tous, etqu’onpeutparvenir de soi-même au sommet de chacune d’elles, une carrièreimmenseetaiséesembles’ouvrirdevantl’ambitiondeshommes,etilssefigurentvolontiersqu’ilssontappelésàdegrandesdestinées.Maisc’estlà une vue erronée que l’expérience corrige tous les jours. Cettemêmeégalité qui permet à chaque citoyen de concevoir de vastes espérancesrend tous lescitoyens individuellement faibles.Elle limitede touscôtésleursforces,enmêmetempsqu’ellepermetàleursdésirsdes’étendre.

Non seulement ils sont impuissants par eux-mêmes, mais ilstrouvent à chaque pas d’immenses obstacles qu’ils n’avaient pointaperçusd’abord.

Ils ont détruit les privilèges gênants de quelques-uns de leurssemblables;ilsrencontrentlaconcurrencedetous.Laborneachangédeforme plutôt que de place. Lorsque les hommes sont à peu prèssemblables et suivent une même route, il est bien difficile qu’aucund’entre eux marche vite et perce à travers la foule uniforme quil’environneetlepresse.

Cette opposition constante qui règne entre les instincts que faitnaîtrel’égalitéetlesmoyensqu’ellefournitpourlessatisfairetourmenteetfatiguelesâmes.

Onpeutconcevoirdeshommesarrivésàuncertaindegrédelibertéqui les satisfasse entièrement. Ils jouissent alors de leur indépendancesans inquiétude et sans ardeur.Mais les hommes ne fonderont jamaisuneégalitéquileursuffise.

Unpeuple abeau fairedes efforts, il neparviendrapas rendre lesconditions parfaitement égales dans son sein et s’il avait le malheurd’arriveràcenivellementabsoluetcomplet,ilresteraitencorel’inégalitédes intelligences, qui, venant directement de Dieu, échappera toujoursauxlois.

Page 155: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Quelque démocratique que soit l’état social et la constitutionpolitiqued’unpeuple,onpeutdonccompterquechacundesescitoyensapercevra toujours près de soi plusieurs points qui le dominent, et l’onpeut prévoir qu’il tournera obstinément ses regards de ce seul côté.Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortesinégalitésnefrappentpointl’œil;quandtoutestàpeuprèsdeniveau,lesmoindres le blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devienttoujoursplusinsatiableàmesurequel’égalitéestplusgrande.

Chez les peuples démocratiques, les hommes obtiennent aisémentunecertaineégalité;ilsnesauraientatteindrecellequ’ilsdésirent.Celle-ci recule chaque jour devant eux, mais sans jamais se dérober à leursregards, et, en se retirant, elle les attire à sa poursuite. Sans cesse ilscroientqu’ilsvontlasaisir,etelleéchappesanscesseàleursétreintes.Ilslavoientd’assezprèspourconnaîtresescharmes,ilsnel’approchentpasassezpourenjouir,et ilsmeurentavantd’avoirsavourépleinementsesdouceurs.

C’estàcescausesqu’ilfautattribuerlamélancoliesingulièrequeleshabitants des contrées démocratiques font souvent voir au sein de leurabondance,etcesdégoûtsdelaviequiviennentquelquefoislessaisiraumilieud’uneexistenceaiséeettranquille.

On se plaint en France que le nombre des suicides s’accroît ; enAmérique le suicide est rare, mais on assure que la démence est pluscommunequepartoutailleurs.

Cesontlàdessymptômesdifférentsdumêmemal.LesAméricainsnesetuentpointquelqueagitésqu’ilssoient,parce

que la religion leur défend de le faire, et que chez eux lematérialismen’existepourainsidirepas,quoiquelapassiondubien-êtrematérielsoitgénérale.

Leurvolontérésiste,maissouventleurraisonfléchit.Dans les temps démocratiques les jouissances sont plus vives que

danslessièclesd’aristocratie,etsurtoutlenombredeceuxquilesgoûtentestinfinimentplusgrand;mais,d’uneautrepart,ilfautreconnaîtrequeles espérances et les désirs y sont plus souvent déçus, les âmes plusémuesetplusinquiètes,etlessoucispluscuisants.

Page 156: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXIVCommentlegoûtdesjouissancesmatérielless’unit,chezlesaméricains,àl’amourdela

libertéetausoindesaffairespubliques

Lorsqu’un État démocratique tourne à la monarchie absolue,l’activitéquiseportaitprécédemmentsurlesaffairespubliquesetsurlesaffairesprivéesvenanttoutàcoupàseconcentrersurcesdernières,ilenrésulte,pendantquelquetemps,unegrandeprospéritématérielle;maisbientôt lemouvement se ralentit et le développement de la productions’arrête.

Je ne sais si l’on peut citer un seul peuple manufacturier etcommerçant,depuis lesTyriensjusqu’auxFlorentinsetauxAnglais,quin’aitétéunpeuplelibre.Ilyadoncunlienétroitetunrapportnécessaireentrecesdeuxchoses:libertéetindustrie.

Celaestgénéralementvraidetouteslesnations,maisspécialementdesnationsdémocratiques.

J’ai fait voir plus haut comment les hommes qui vivent dans lessiècles d’égalité avaient un continuel besoin de l’association pour seprocurerpresquetouslesbiensqu’ilsconvoitent,et,d’uneautrepart,j’aimontrécommentlagrandelibertépolitiqueperfectionnaitetvulgarisaitdans leur sein l’art de s’associer. La liberté, dans ces siècles, est doncparticulièrement utile à la production des richesses. On peut voir, aucontraire,queledespotismeluiestparticulièrementennemi.

Lenatureldupouvoirabsolu,dans lessièclesdémocratiques,n’estnicruelnisauvage,maisilestminutieuxettracassier.Undespotismedecette espèce, bien qu’il ne foule point aux pieds l’humanité, estdirectement OPPOSÉ au génie du commerce et aux instincts del’industrie.

Ainsi,leshommesdestempsdémocratiquesontbesoind’êtrelibres,afin de se procurer plus aisément les jouissances matérielles aprèslesquellesilssoupirentsanscesse.

Il arrive cependant, quelquefois, que le goût excessif qu’ils

Page 157: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

conçoiventpourcesmêmesjouissancesleslivreaupremiermaîtrequiseprésente.Lapassiondubien-êtrese retournealorscontreelle-mêmeetéloignesansl’apercevoirl’objetdesesconvoitises.

Il y a, en effet, un passage très périlleux dans la vie des peuplesdémocratiques.

Lorsquelegoûtdesjouissancesmatériellessedéveloppechezundecespeuplesplusrapidementque les lumièresetque leshabitudesde laliberté,ilvientunmomentoùleshommessontemportésetcommehorsd’eux-mêmes, à la vue de ces biens nouveaux qu’ils sont prêts à saisir.Préoccupés du seul soin de faire fortune, ils n’aperçoivent plus le lienétroitquiunit la fortuneparticulièredechacund’euxà laprospéritédetous. Il n’est pas besoin d’arracher à de tels citoyens les droits qu’ilspossèdent;ilsleslaissentvolontierséchappereux-mêmes.L’exercicedeleurs devoirs politiques leur paraît un contretemps fâcheux qui lesdistraitdeleurindustrie.S’agit-ildechoisirleursreprésentants,deprêtermain-forteàl’autorité,detraiterencommunlachosecommune,letempsleurmanque ; ils ne sauraient dissiper ce temps si précieux en travauxinutiles.Cesont là jeuxd’oisifsquineconviennentpointàdeshommesgravesetoccupésdesintérêtssérieuxdelavie.Cesgens-làcroientsuivreladoctrinedel’intérêt,maisilsnes’enfontqu’uneidéegrossière,et,pourmieuxveilleràcequ’ilsnommentleursaffaires,ilsnégligentlaprincipalequiestderestermaîtresd’eux-mêmes.

Les citoyens qui travaillent ne voulant pas songer à la chosepublique,etlaclassequiPourraitsechargerdecesoinpourremplirsesloisirsn’existantplus,laplacedugouvernementestcommevide.

Si,àcemomentcritique,unambitieuxhabilevientàs’emparerdupouvoir,iltrouvequelavoieàtouteslesusurpationsestouverte.

Qu’il veille quelque temps à ce que tous les intérêts matérielsprospèrent, on le tiendra aisément quitte du reste. Qu’il garantissesurtout le bon ordre. Les hommes qui ont la passion des jouissancesmatérielles découvrent d’ordinaire comment les agitations de la libertétroublentlebien-être,avantqued’apercevoircommentlalibertésertàseleprocurer;et,aumoindrebruitdespassionspubliquesquipénètrentaumilieu des petites jouissances de leur vie privée, ils s’éveillent ets’inquiètent;pendantlongtempslapeurdel’anarchielestientsanscesse

Page 158: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

en suspens et toujours prêts à se jeter hors de la liberté au premierdésordre.

Jeconviendraisanspeineque lapaixpubliqueestungrandbien ;maisjeneveuxpasoubliercependantquec’estàtraverslebonordrequetouslespeuplessontarrivésà latyrannie.Ilnes’ensuitpasassurémentque les peuples doiventmépriser la paix publique ;mais il ne faut pasqu’elleleursuffise.Unenationquinedemandeàsongouvernementquelemaintiendel’ordreestdéjàesclaveaufondducœur;elleestesclavedesonbien-être,etl’hommequidoitl’enchaînerpeutparaître.

Le despotisme des factions n’y est pasmoins à redouter que celuid’unhomme.

Lorsque la masse des citoyens ne veut s’occuper que d’affairesprivées, les plus petits partis ne doivent pas désespérer de devenirmaîtresdesaffairespubliques.

Iln’estpasraredevoiralorssurlavastescènedumonde,ainsiquesurnosthéâtres,unemultitudereprésentéeparquelqueshommes.Ceux-ci parlent seuls au nom d’une foule absente ou inattentive ; seuls ilsagissentaumilieudel’immobilitéuniverselle;ilsdisposent,suivantleurcaprice,detouteschoses,ilschangentlesloisettyrannisentàleurgrélesmœurs;etl’ons’étonneenvoyantlepetitnombredefaiblesetd’indignesmainsdanslesquellespeuttomberungrandpeuple.

Jusqu’à présent, les Américains ont évité avec bonheur tous lesécueils que je viens d’indiquer ; et en cela ils méritent véritablementqu’onlesadmire.

Il n’y a peut-être pas de pays sur la terre où l’on rencontremoinsd’oisifs qu’en Amérique, et où tous ceux qui travaillent soient plusenflammésàlarecherchedubien-être.MaissilapassiondesAméricainspour les jouissances matérielles est violente, du moins elle n’est pointaveugle,etlaraison,impuissanteàlamodérer,ladirige.

UnAméricain s’occupe de ses intérêts privés comme s’il était seuldans le monde, et, le moment d’après, il se livre à la chose publiquecommes’il lesavaitoubliés.Ilparaît tantôtanimede lacupidité lapluségoïste,ettantôtdupatriotismeleplusvif.Lecœurhumainnesauraitsediviser de cette manière. Les habitants des États-Unis témoignentalternativementunepassionsiforteetsisemblablepourleurbien-êtreet

Page 159: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

leurliberté,qu’ilestàcroirequecespassionss’unissentetseconfondentdansquelqueendroitde leurâme.LesAméricainsvoient,eneffet,dansleurlibertélemeilleurinstrumentetlaplusgrandegarantiedeleurbien-être.Ilsaimentcesdeuxchosesuneparl’autre.Ilsnepensentdoncpointquesemêlerdupublicnesoitpasleuraffaire; ilscroient,aucontraire,que leur principale affaire est de s’assurer par eux-mêmes ungouvernement qui leur permette d’acquérir les biens qu’ils désirent, etquineleurdéfendepasdegoûterenpaixceuxqu’ilsontacquis.

Page 160: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXV:Commentlescroyancesreligieusesdétournentdetempsentempsl’âmedesaméricains

verslesjouissancesimmatérielles

AuxÉtats-Unis,quandarriveleseptièmejourdechaquesemaine,laviecommercialeet industrielledelanationsemblesuspendue;touslesbruits cessent. Un profond repos, ou plutôt une sorte de recueillementsolennelluisuccède;l’âmerentreenfinenpossessiond’elle-même,etsecontemple.

Durant ce jour, les lieux consacrés au commerce sont déserts ;chaquecitoyen,entourédesesenfants,serenddansuntemple;làonluitient d’étranges discours qui semblent peu faits pour son oreille. Onl’entretientdesmaux innombrablescauséspar l’orgueilet la convoitise.Onluiparledelanécessitéderéglersesdésirs,desjouissancesdélicatesattachéesàlaseulevertu,etduvraibonheurquil’accompagne.

Rentrédanssademeure,onnelevoitpointcourirauxregistresdeson négoce. Il ouvre le livre des Saintes Écritures ; il y trouve despeintures sublimes ou touchantes de la grandeur et de la bonté duCréateur, de la magnificence infinie des œuvres de Dieu, de la hautedestinée réservée aux hommes, de leurs devoirs et de leurs droits àl’immortalité.

C’est ainsi que, de temps en temps, l’Américain se dérobe enquelque sorte à lui-même, et que, s’arrachant pour un moment auxpetites passions qui agitent sa vie et aux intérêts passagers qui laremplissent,ilpénètretoutàcoupdansunmondeidéaloùtoutestgrand,pur,éternel.

J’ai recherché dans un autre endroit de cet ouvrage les causesauxquelles il fallait attribuer lemaintien des institutions politiques desAméricains,etlareligionm’aparul’unedesprincipales.Aujourd’huiqueje m’occupe des individus, je la retrouve et j’aperçois qu’elle n’est pasmoinsutileàchaquecitoyenqu’àtoutl’État.

LesAméricainsmontrent,Par leurpratique,qu’ils sentent toute lanécessitédemoraliser ladémocratiepar la religion.Cequ’ilspensentà

Page 161: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

cetégardsureux-mêmesestunevéritédont toutenationdémocratiquedoitêtrepénétrée.

Jenedoutepointquelaconstitutionsocialeetpolitiqued’unpeuplene le dispose à certaines croyances et à certains goûts dans lesquels ilabonde ensuite sans peine ; tandis que cesmêmes causes l’écartent decertainesopinionsetdecertainspenchants,sansqu’ily travaillede lui-même,etpourainsidiresansqu’ils’endoute.

Tout l’art du législateur consiste à bien discerner d’avance cespentes naturelles des sociétés humaines, afin de savoir où il faut aiderl’effortdescitoyens,etoùilseraitplutôtnécessairedeleralentir.Carcesobligationsdiffèrentsuivantlestemps.Iln’yad’immobilequelebutverslequel doit toujours tendre le genre humain ; les moyens de l’y fairearrivervarientsanscesse.

Sij’étaisnédansunsièclearistocratique,aumilieud’unenationoùla richesse héréditaire des uns et la pauvreté irrémédiable des autresdétournassent également les hommesde l’idée dumieux et tinssent lesâmes comme engourdies dans la contemplation d’un autre monde, jevoudrais qu’il me fût possible de stimuler chez un pareil peuple lesentimentdesbesoins,jesongeraisàdécouvrirlesmoyensplusrapidesetplus aisés de satisfaire les nouveaux désirs que j’aurais fait naître, et,détournant vers les études physiques les plus grands efforts de l’esprithumain,jetâcheraisdel’exciteràlarecherchedubien-être.

S’il arrivait que quelques hommes s’enflammassentinconsidérément à la poursuite de la richesse et fissent voir un amourexcessifpourlesjouissancesmatérielles,jenem’enalarmeraispoint;cestraitsparticuliersdisparaîtraientbientôtdanslaphysionomiecommune.

Leslégislateursdesdémocratiesontd’autressoins.Donnezauxpeuplesdémocratiquesdes lumièresetdela liberté,et

laissez-les faire. Ilsarriveront sanspeinea retirerdecemonde tous lesbiens qu’il peut offrir ; ils perfectionneront chacun des arts utiles, etrendronttouslesjourslaviepluscommode,plusaisée,plusdouce;leurétat social lespoussenaturellementdece côté.Jene redoutepasqu’ilss’arrêtent.

Maistandisquel’hommesecomplaîtdanscetterecherchehonnêteetlégitimedubien-être,ilestàcraindrequ’ilneperdeenfinl’usagedeses

Page 162: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

plussublimesfacultés,etqu’envoulanttoutaméliorerautourdelui,ilnesedégradeenfinlui-même.C’estlàqu’estlepéril,etnonpointailleurs.

Ilfautdoncqueleslégislateursdesdémocratiesettousleshommeshonnêtesetéclairésquiyvivent,s’appliquentsansrelâcheàysouleverlesâmesetàlestenirdresséesversleciel.Ilestnécessairequetousceuxquis’intéressentàl’avenirdessociétésdémocratiquess’unissent,etquetous,deconcert,fassentdecontinuelseffortspourrépandredansleseindecessociétés legoûtde l’infini, lesentimentdugrandet l’amourdesplaisirsimmatériels.

Que,s’ilserencontreparmilesopinionsd’unpeupledémocratiquequelques-unesdecesthéoriesmalfaisantesquitendentàfairecroirequetoutpéritaveclecorps,considérezleshommesquilesprofessentcommelesennemisnaturelsdecepeuple.

Ilyabiendeschosesquimeblessentdanslesmatérialistes.Leursdoctrinesmeparaissentpernicieuses, et leurorgueilme révolte. Si leursystèmepouvaitêtredequelqueutilitéàl’homme,ilsemblequeceseraitenluidonnantunemodesteidéedelui-même.Maisilsnefontpointvoirqu’ilensoitainsi;et,quandilscroientavoirsuffisammentétabliqu’ilsnesontquedesbrutes,ilssemontrentaussifiersques’ilsavaientdémontréqu’ilsétaientdesdieux.

Lematérialismeestcheztouteslesnationsunemaladiedangereusede l’esprit humain ; mais il faut particulièrement le redouter chez unpeuple démocratique, parce qu’il se combine merveilleusement avec levicedecœurleplusfamilieràcespeuples.

Ladémocratiefavoriselegoûtdesjouissancesmatérielles.Cegoût,s’il devient excessif, dispose bientôt les hommes à croire que tout n’estquematière;etlematérialisme,àsontour,achèvedelesentraîneravecune ardeur insensée vers cesmêmes jouissances. Tel est le cercle fataldans lequel lesnationsdémocratiques sontpoussées. Il estbonqu’ellesvoientlepéril,etseretiennent.

Laplupartdesreligionsnesontquedesmoyensgénéraux,simplesetpratiques,d’enseignerauxhommes l’immortalitéde l’âme.C’est là leplusgrandavantagequ’unpeupledémocratiqueretiredescroyances,etcequilesrendplusnécessairesàuntelpeuplequ’àtouslesautres.

Lorsdoncqu’unereligionquelconqueajetédeprofondesracinesau

Page 163: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

sein d’une démocratie, gardez-vous de l’ébranler ; mais conservez-laplutôt avec soin comme le plus précieux héritage des sièclesaristocratiques;necherchezpasàarracherauxhommesleursanciennesopinionsreligieusespourensubstituerdesnouvelles,depeurque,dansle passage d’une foi à une autre, l’âme se trouvant unmoment vide decroyances,l’amourdesjouissancesmatériellesnevienneàs’yétendreetàlaremplirtoutentière.

Assurément, la métempsycose n’est pas plus raisonnable que lematérialisme;Cependant,s’ilfallaitabsolumentqu’unedémocratiefîtunchoix entre les deux, je n’hésiterais pas, et je jugerais que ses citoyensrisquentmoins de s’abrutir en pensant que leur âme va passer dans lecorpsd’unporc,qu’encroyantqu’ellen’estrien.

La croyance à un principe immatériel et immortel, uni pour untemps à lamatière, est si nécessaire à la grandeur de l’homme, qu’elleproduit encore de beaux effets lorsqu’on n’y joint pas l’opinion desrécompensesetdespeines,etquel’onseborneàcroirequ’aprèslamortleprincipedivinrenfermédansl’hommes’absorbeenDieuouvaanimeruneautrecréature.

Ceux-làmêmeconsidèrentlecorpscommelaportionsecondaireetinférieuredenotrenature;etilsleméprisentalorsmêmequ’ilssubissentson influence ; tandisqu’ilsontuneestimenaturelle etuneadmirationsecrète pour la partie immatérielle de l’homme, encore qu’ils refusentquelquefoisdesesoumettreàsonempire.C’enestassezpourdonneruncertain tourélevéà leurs idées et à leursgoûts, etpour les faire tendresans intérêt, et comme d’eux-mêmes, vers les sentiments purs et lesgrandespensées.

Il n’est pas certain que Socrate et son école eussent des opinionsbienarrêtéessurcequidevaitarriveral’hommedansl’autrevie;maislaseulecroyancesurlaquelleilsétaientfixés,quel’âmen’ariendecommunavec le corps et qu’elle lui survit, a suffi pour donner à la philosophieplatoniciennecettesorted’élansublimequiladistingue.

QuandonlitPlaton,onaperçoitquedanslestempsantérieursàlui,et de son temps, il existait beaucoup d’écrivains qui préconisaient lematérialisme.Cesécrivainsnesontpasparvenusjusqu’ànousoun’ysontparvenusquefortincomplètement.Ilenaétéainsidanspresquetousles

Page 164: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

siècles : laplupartdesgrandes réputations littéraires se sont jointesauspiritualisme. L’instinct et le goût du genre humain soutiennent cettedoctrine;ilslasauventsouventendépitdeshommeseux-mêmesetfontsurnagerlesnomsdeceuxquis’yattachent.Ilnefautdoncpascroirequedans aucun temps, et quel que soit l’état politique, la passion desjouissancesmatériellesetlesopinionsquis’yrattachentpourrontsuffireàtoutunpeuple.Lecœurdel’hommeestPlusvastequ’onnelesuppose;ilpeutrenfermeràlafoislegoûtdesbiensdelaterreetl’amourdeceuxduciel;quelquefoisilsembleselivreréperdumentàl’undesdeux;maisiln’estjamaislongtempssanssongeràl’autre.

S’il est facile de voir que c’est particulièrement dans les temps dedémocratiequ’ilimportedefairerégnerlesopinionsspiritualistes,iln’estpasaisédedirecommentceuxquigouvernentlespeuplesdémocratiquesdoiventfairepourqu’ellesyrègnent.

Je ne crois pas à la prospérité non plus qu’à la durée desphilosophiesofficielles,et,quantauxreligionsd’État,j’aitoujourspenséque si parfois elles pouvaient servir momentanément les intérêts dupouvoirpolitique,ellesdevenaienttoujourstôtoutardfatalesàl’Église.

Je ne suis pas non plus du nombre de ceux qui jugent que pourrelever la religion aux yeux des peuples, et mettre en honneur lespiritualisme qu’elle professe, il est bon d’accorder indirectement à sesministresuneinfluencepolitiquequeleurrefuselaloi.

Jemesenssipénétrédesdangerspresque inévitablesquecourentlescroyancesquandleursinterprètessemêlentdesaffairespubliques,etjesuissiconvaincuqu’ilfautàtoutprixmaintenirlechristianismedansle sein des démocraties nouvelles, que j’aimerais mieux enchaîner lesprêtresdanslesanctuairequedelesenlaissersortir.

Quelsmoyensreste-t-ildoncàl’autoritépourramenerleshommesverslesopinionsspiritualistesoupourlesretenirdanslareligionquilessuggère?

Cequejevaisdirevabienmenuireauxyeuxdespolitiques.Jecroisqueleseulmoyenefficacedontlesgouvernementspuissentseservirpourmettreenhonneurledogmedel’immortalitédel’âme,c’estd’agirchaquejourcommes’ilsycroyaienteux-mêmes;etjepensequecen’estqu’enseconformant scrupuleusement à la morale religieuse dans les grandes

Page 165: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

affaires,qu’ilspeuventseflatterd’apprendreauxcitoyensàlaconnaître,àl’aimeretàlarespecterdanslespetites.

Page 166: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXVI:Commentl’amourexcessifdubien-êtrepeutnuireaubien-être

Il y a plus de liaison qu’onne pense entre le perfectionnement del’âmeetl’améliorationdesbiensducorps;l’hommepeutlaissercesdeuxchosesdistinctesetenvisageralternativementchacuned’elles;maisilnesaurait les séparer entièrement sans les perdre enfin de vue l’une etl’autre.

Les bêtes ont les mêmes sens que nous et à peu près les mêmesconvoitises : il n’y a pas de passions matérielles qui ne nous soientcommunesavecellesetdont legermenese trouvedansunchienaussibienqu’ennous-mêmes.

D’où vient donc que les animaux ne savent pourvoir qu’à leurspremiers et à leurs plus grossiers besoins, tandis que nous varions àl’infininosjouissancesetlesaccroissonssanscesse?

Ce qui nous rend supérieurs en ceci aux bêtes, c’est que nousemployonsnotreâmeàtrouverlesbiensmatérielsverslesquelsl’instinctseul les conduit. Chez l’homme, l’ange enseigne à la brute l’art de sesatisfaire.C’estparcequel’hommeestcapabledes’éleverau-dessusdesbiensducorpsetdemépriser jusqu’à lavie,cedont lesbêtesn’ontpasmêmel’idée,qu’ilsaitmultipliercesmêmesbiensàundegréqu’ellesnesauraientnonplusconcevoir.

Tout ce qui élève, grandit, étend l’âme, la rend plus capable deréussiràcellemêmedesesentreprisesoùilnes’agitpointd’elle.

Toutcequil’énerve,aucontraire,oul’abaisse,l’affaiblitpourtouteschoses, les principales comme les moindres, et menace de la rendrepresqueaussiimpuissantepourlesunesquepourlesautres.Ainsi,ilfautque l’âme restegrandeet forte,ne fût-cequepourpouvoir,de tempsàautre,mettresaforceetsagrandeurauserviceducorps.

Si les hommes parvenaient jamais a se contenter des biensmatériels,ilestàcroirequ’ilsperdraientpeuàpeul’artdelesproduire,etqu’ils finiraientpar en jouir sansdiscernement et sansprogrès, comme

Page 167: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

lesbrutes.

Page 168: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXVII:Commentdanslestempsd’égalitéetdedouteilimportedereculerl’objetdesactions

humaines

Danslessièclesdefoi,onplacelebutfinaldelavieaprèslavie.Leshommesdecestemps-làs’accoutumentdoncnaturellement,et

pour ainsi dire sans le vouloir, à considérer pendant une longue suited’années un objet immobile vers lequel ils marchent sans cesse, et ilsapprennent, par des progrès insensibles, à réprimermille petits désirspassagers,pourmieuxarriveràsatisfairecegrandetpermanentdésirquilestourmente.Lorsquelesmêmeshommesveulents’occuperdeschosesde la terre, ces habitudes se retrouvent. Ils fixent volontiers à leursactionsd’ici-basunbutgénéraletcertain,verslequeltousleurseffortssedirigent. On ne les voit point se livrer chaque jour à des tentativesnouvelles;maisilsontdesdesseinsarrêtésqu’ilsneselassentpointdepoursuivre.

Ceci explique pourquoi les peuples religieux ont souvent accomplideschosessidurables. Ilse trouvaitqu’ens’occupantde l’autremonde,ilsavaientrencontrélegrandsecretderéussirdanscelui-ci.

Lesreligionsdonnentl’habitudegénéraledesecomporterenvuedel’avenir. En ceci elles ne sont pasmoins utiles au bonheur de cette viequ’àlafélicitédel’autre.C’estundeleursplusgrandscôtéspolitiques.

Mais,àmesurequeleslumièresdelafois’obscurcissent,lavuedeshommes se resserre, et l’on dirait que chaque jour l’objet des actionshumainesleurparaîtplusproche.

Quandilssesontunefoisaccoutumésànepluss’occuperdecequidoit arriver après leur vie, on les voit retomber aisément dans cetteindifférencecomplèteetbrutaledel’avenirquin’estquetropconformeàcertains instincts de l’espècehumaine.Aussitôt qu’ils ont perdu l’usagede placer leurs principales espérances à long terme, ils sontnaturellementportésàvouloirréalisersansretardleursmoindresdésirs,et ilsemblequedumomentoù ilsdésespèrentdevivreuneéternité, ilssontdisposésàagircommes’ilsnedevaientexisterqu’unseuljour.

Page 169: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Danslessièclesd’incrédulité,ilestdonctoujoursàcraindrequeleshommesne se livrent sans cesseauhasard journalierde leursdésirs etque, renonçant entièrement à obtenir ce qui ne peut s’acquérir sans delongsefforts,ilsnefondentriendegrand,depaisibleetdedurable.

S’il arrive que, chez un peuple ainsi disposé, l’état social deviennedémocratique,ledangerquejesignales’enaugmente.

Quand chacun cherche sans cesse à changer de place, qu’uneimmenseconcurrenceestouverteà tous,que lesrichessess’accumulentetsedissipentenpeud’instantsaumilieudutumultede ladémocratie,l’idée d’une fortune subite et facile, de grands biens aisément acquis etperdus, l’imageduhasard, sous toutesses formes, seprésenteà l’esprithumain.L’instabilitéde l’étatsocialvient favoriser l’instabiliténaturelledesdésirs.Aumilieudecesfluctuationsperpétuellesdusort, leprésentgrandit ; il cache l’avenir qui s’efface et les hommes ne veulent songerqu’aulendemain.

Dans ces pays où, par un concours malheureux, l’irréligion et ladémocratie se rencontrent, les philosophes et les gouvernants doivents’attacher sans cesseà reculer auxyeuxdeshommes l’objetdesactionshumaines;c’estleurgrandeaffaire.

Ilfautque,serenfermantdansl’espritdesonsiècleetdesonpays,le moraliste apprenne à s’y défendre. Que chaque jour il s’efforce demontreràsescontemporainscomment,aumilieumêmedumouvementperpétuel qui les environne, il est plus facile qu’ils ne le supposent deconcevoiretd’exécuterde longuesentreprises.Qu’il leur fassevoirque,bienque l’humanitéaitchangéde face, lesméthodesà l’aidedesquellesleshommespeuventseprocurer laprospéritédecemondesontrestéeslesmêmes, et que, chez les peuples démocratiques, comme ailleurs, cen’est qu’en résistant à mille petites passions particulières de tous lesjours,qu’onpeutarriveràsatisfairelapassiongénéraledubonheur,quitourmente.

Latâchedesgouvernantsn’estpasmoinstracée.Danstous lestempsil importequeceuxquidirigent lesnationsse

conduisentenvuede l’avenir.Maiscelaestplusnécessaireencoredansles siècles démocratiques et incrédules que dans tous les autres. Enagissantainsi,leschefsdesdémocratiesfontnonseulementprospérerles

Page 170: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

affaires publiques, mais ils apprennent encore, par leur exemple, auxparticuliers,l’artdeconduirelesaffairesprivées.

Il faut surtout qu’ils s’efforcent de bannir, autant que possible, lehasarddumondepolitique.

L’élévation subite et imméritée d’un courtisan ne produit qu’uneimpressionpassagèredansunpaysaristocratique,parceque l’ensembledes institutions et des croyances force habituellement les hommes àmarcherlentementdansdesvoiesdontilsnepeuventsortir.

Maisiln’yariendepluspernicieuxquedepareilsexemplesoffertsaux regards d’un peuple démocratique. Ils achèvent de précipiter soncœursurunepenteoùtoutl’entraîne.C’estdoncprincipalementdanslestempsdescepticismeetd’égalitéqu’ondoitéviteravecsoinquelafaveurdupeuple,oucelleduprince,dontlehasardvousfavoriseouvousprive,netiennelieudelascienceetdesservices.Ilestàsouhaiterquechaqueprogrès y paraisse le fruit d’un effort, de telle sorte qu’il n’y ait pas degrandeurstropfaciles,etquel’ambitionsoitforcéedefixerlongtempssesregardsverslebutavantdel’atteindre.

Ilfautquelesgouvernementss’appliquentàredonnerauxhommescegoûtdel’avenir,quin’estplusinspiréparlareligionetl’étatsocial,etque, sans le dire, ils enseignent chaque jour pratiquement aux citoyensquelarichesse,larenommée,lepouvoir,sontlesprixdutravail,quelesgrands succès se trouvent placés au bout des longs désirs, et qu’onn’obtientriendedurablequecequis’acquiertavecpeine.

Quandleshommessesontaccoutumésàprévoirdetrèsloincequidoit leur arriver ici-bas, et à s’y nourrir d’espérances, il leur devientmalaiséd’arrêtertoujoursleurespritauxbornesprécisesdelavie,etilssontbienprêtsd’enfranchirleslimites,pourjeterleursregardsau-delà.

Je ne doute donc point qu’en habituant les citoyens à songer àl’avenirdanscemonde,onnelesrapprochâtpeuàpeu,etsansqu’ilslesussenteux-mêmes,descroyancesreligieuses.

Ainsi, lemoyen qui permet aux hommes de se passer, jusqu’à uncertainpoint,dereligion,estpeut-être,aprèstout,leseulquinousrestepourramenerparunlongdétourlegenrehumainverslafoi.

Page 171: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXVIII:PourquoichezlesAméricains,touteslesprofessionshonnêtessontréputéeshonorables

Chez les peuples démocratiques, où il n’y a point de richesseshéréditaires,chacuntravaillepourvivre,ouatravaillé,ouestnédegensquionttravaillé.L’idéedutravail,commeconditionnécessaire,naturelleethonnêtedel’humanité,s’offredoncdetoutcôtéàl’esprithumain.

Nonseulementletravailn’estpointendéshonneurchezcespeuples,maisilestenhonneur;lepréjugén’estpascontrelui,ilestpourlui.AuxÉtats-Unis, un homme riche croit devoir à l’opinion publique deconsacrerses loisirsàquelqueopérationd’industrie,decommerceouàquelquesdevoirspublics. Il s’estimeraitmal famés’iln’employait saviequ’àvivre.C’estpoursesoustraireàcetteobligationdutravailquetantderichesAméricainsviennentenEurope : là, ils trouventdesdébrisdesociétésaristocratiquesparmilesquellesl’oisivetéestencorehonorée.

L’égalité ne réhabilite pas seulement l’idée du travail, elle relèvel’idéedutravailprocurantunlucre.

Dans les aristocraties, ce n’est pas précisément le travail qu’onméprise,c’est le travailenvued’unprofit.Le travailestglorieuxquandc’est l’ambition ou la seule vertu qui le fait entreprendre. Sousl’aristocratie, cependant, ilarrivesanscessequeceluiqui travaillepourl’honneurn’estpasinsensibleàl’appâtdugain.Maiscesdeuxdésirsneserencontrentqu’auplusprofonddesonâme.Ilabiensoindedéroberàtous lesregards laplaceoù ilss’unissent. Il se lacachevolontiersà lui-même. Dans les pays aristocratiques, il n’y a guère de fonctionnairespublics qui ne prétendent servir sans intérêt l’État. Leur salaire est undétailauquelquelquefoisilspensentpeu,etauquelilsaffectenttoujoursdenepointpenser.

Ainsi,l’idéedugainrestedistinctedecelledutravail.Ellesontbeauêtrejointesaufait,lepassélessépare.

Dans lessociétésdémocratiques,cesdeux idéessont,aucontraire,toujours visiblement unies. Comme le désir de bien-être est universel,que les fortunes sont médiocres et passagères, que chacun a besoin

Page 172: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

d’accroître ses ressources ou d’en préparer de nouvelles à ses enfants,tous voient bien clairement que c’est le gain qui est, sinon en tout, dumoins en partie, ce qui les porte au travail. Ceux mêmes qui agissentprincipalement en vue de la gloire s’apprivoisent forcément avec cettepenséequ’ilsn’agissentpasuniquementparcettevue,etilsdécouvrent,quoi qu’ils en aient, que le désir de vivre se mêle chez eux au désird’illustrerleurvie.

Dumomentoù,d’unepart,letravailsembleàtouslescitoyensunenécessitéhonorablede laconditionhumaine,etoù,de l’autre, le travailesttoujoursvisiblementfait,entoutouenpartie,parlaconsidérationdusalaire,l’immenseespacequiséparaitlesdifférentesprofessionsdanslessociétés aristocratiques disparaît. Si elles ne sont pas toutes pareilles,ellesontdumoinsuntraitsemblable.

Iln’yapasdeprofessionoùl’onnetravaillepaspourdel’argent.Lesalaire,quiestcommunàtoutes,donneàtoutesunairdefamille.

Cecisertàexpliquer lesopinionsque lesAméricainsentretiennentrelativementauxdiversesprofessions.

Les serviteurs américains ne se croient pas dégradés parce qu’ilstravaillent;carautourd’euxtoutlemondetravaille.Ilsnesesententpasabaissésparl’idéequ’ilsreçoiventunsalaire;carleprésidentdesÉtats-Unis travaille aussipourun salaire.On lepayepour commander, aussibienqu’euxpourservir.

AuxÉtats-Unis,lesprofessionssontplusoumoinspénibles,plusoumoins lucratives, mais elles ne sont jamais ni hautes ni basses. Touteprofessionhonnêteesthonorable.

Page 173: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXIX:CequifaitpencherpresquetouslesAméricainsverslesprofessionsindustrielles

Jenesaissidetouslesartsutilesl’agriculturen’estpasceluiquiseperfectionnelemoinsvitechezlesnationsdémocratiques.Souventmêmeon dirait qu’il est stationnaire, parce que plusieurs autres semblentcourir.

Aucontraire,presquetouslesgoûtsetleshabitudesquinaissentdel’égalité conduisent naturellement les hommes vers le commerce etl’industrie.

Jeme figureunhommeactif,éclairé, libre,aisé,pleindedésirs. Ilesttroppauvrepourpouvoirvivredansl’oisiveté;ilestassezrichepourse sentir au-dessus de la crainte immédiate du besoin, et il songe àaméliorer son sort. Cet homme a conçu le goût des jouissancesmatérielles ; mille autres s’abandonnent à ce goût sous ses yeux ; lui-même a commencé à s’y livrer, et il brûle d’accroître lesmoyens de lesatisfairedavantage.Cependantlavies’écoule,letempspresse.Queva-t-ilfaire?

La culture de la terre promet à ses efforts des résultats presquecertains, mais lents. On ne s’y enrichit que peu à peu et avec peine.L’agricultureneconvientqu’àdesrichesquiontdéjàungrandsuperflu,ouàdespauvresquinedemandentqu’àvivre.Sonchoixestfait:ilvendsoi] champ, quitte sa demeure et va se livrer à quelque professionhasardeuse,maislucrative.

Or,lessociétésdémocratiquesabondentengensdecetteespèce;et,à mesure que l’égalité des conditions devient plus grande, leur fouleaugmente.

La démocratie ne multiplie donc pas seulement le nombre destravailleurs;elleporteleshommesàuntravailplutôtqu’àunautre;et,tandisqu’ellelesdégoûtedel’agriculture,ellelesdirigeverslecommerce

etl’industrie5.Cetespritsefaitvoirchezlesplusrichescitoyenseux-mêmes.

Page 174: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Danslespaysdémocratiques,unhomme,quelqueopulentqu’onlesuppose, est presque toujours mécontent de sa fortune, parce qu’il setrouvemoins riche que sonpère et qu’il craint que ses fils ne le soientmoins que lui. La plupart des riches des démocraties rêvent donc sanscesseauxmoyensd’acquérirdesrichesses,etilstournentnaturellementlesyeuxverslecommerceetl’industrie,quileurparaissentlesmoyenslespluspromptsetlespluspuissantsdeselesprocurer.Ilspartagentsurcepoint les instincts du pauvre sans avoir ses besoins, ou plutôt ils sontpoussés par le plus impérieux de tous les besoins : celui de ne pasdéchoir.

Dans les aristocraties, les riches sont en même temps lesgouvernants.L’attentionqu’ilsdonnentsanscesseàdegrandesaffairespubliques les détourne des petits soins que demandent le commerce etl’industrie.Silavolontédequelqu’und’entreeuxsedirigenéanmoinsparhasard vers le négoce, la volonté du corps vient aussitôt lui barrer laroute ; car on a beau se soulever contre l’empire du -nombre, onn’échappe jamaiscomplètementà son joug,et,auseinmêmedescorpsaristocratiques qui refusent le plus opiniâtrement de reconnaître lesdroitsde lamajoriténationale, il se formeunemajoritéparticulièrequi

gouverne6.Danslespaysdémocratiques,oùl’argentneconduitpasaupouvoir

celui qui le possède,mais souvent l’en écarte, les riches ne savent quefairedeleursloisirs.L’inquiétudeetlagrandeurdeleursdésirs,l’étenduede leurs ressources, le goût de l’extraordinaire, que ressentent presquetoujoursceuxquis’élèvent,dequelquemanièrequecesoit,au-dessusdelafoule,lespressentd’agir.Laseulerouteducommerceleurestouverte.Danslesdémocraties,iln’yariendeplusgrandnideplusbrillantquelecommerce ; c’est lui qui attire les regards du public et remplitl’imagination de la foule ; vers lui toutes les passions énergiques sedirigent.Riennesauraitempêcherlesrichesdes’ylivrer,nileursproprespréjugés,ni ceuxd’aucunautre.Les richesdesdémocratiesne formentjamaisUncorpsquiaitsesmœursetsapolice;lesidéesparticulièresdeleur classe ne les arrêtent pas, et les idées générales de leur pays lespoussent. Les grandes fortunes qu’on voit au sein d’un peupledémocratique ayant, d’ailleurs, presque toujours une originecommerciale, il faut que plusieurs générations se succèdent avant que

Page 175: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

leurspossesseursaiententièrementperduleshabitudesdunégoce.Resserrésdansl’étroitespacequelapolitiqueleurlaisse, lesriches

desdémocratiessejettentdoncdetoutespartsdanslecommerce;làilspeuvents’étendreetuserdeleursavantagesnaturels;etc’est,enquelquesorte,àl’audacemêmeetàlagrandeurdeleursentreprisesindustriellesqu’on doit juger le peu de cas qu’ils auraient fait de l’industrie, s’ilsétaientnésauseind’unearistocratie.

Unemêmeremarqueestdeplusapplicableà tous leshommesdesdémocraties,qu’ilssoientpauvresouriches.

Ceux qui vivent au milieu de l’instabilité démocratique ont sanscessesouslesyeuxl’imageduhasardetilsfinissentparaimertouteslesentreprisesoùlehasardjoueunrôle.

Ilssontdonctousportésvers lecommerce,nonseulementàcausedugainqu’illeurpromet,maisparl’amourdesémotionsqu’illeurdonne.

LesÉtats-Unisd’Amériquenesontsortisquedepuisundemi-sièclede la dépendance coloniale dans laquelle les tenait l’Angleterre ; lenombredesgrandesfortunesyestfortpetit,etlescapitauxencorerares.Iln’estpascependantdepeuplesurlaterrequiaitfaitdesprogrèsaussirapidesque lesAméricainsdans le commerceet l’industrie. Ils formentaujourd’hui la seconde nationmaritime dumonde ; et, bien que leursmanufactures aient à lutter contre des obstacles naturels presqueinsurmontables,ellesnelaissentpasdeprendrechaquejourdenouveauxdéveloppements.

Aux États-Unis, les plus grandes entreprises industrielless’exécutent sans peine, parce que la population tout entière se mêled’industrie,etque lepluspauvreaussibienque leplusopulentcitoyenunissentvolontiersencecileursefforts.Onestdoncétonnéchaquejourde voir les travaux immenses qu’exécute sans peine une nation qui nerenfermepourainsidirepointderiches.LesAméricainsnesontarrivésqued’hiersurlesolqu’ilshabitent,etilsyontdéjàbouleversétoutl’ordrede la nature à leur profit. Ils ont uni l’Hudson au Mississipi et faitcommuniquerl’océanAtlantiqueaveclegolfeduMexique,àtraversplusde cinq cents lieues de continent qui séparent ces deuxmers. Les pluslongs chemins de fer qui aient été faits jusqu’à nos jours sont enAmérique.

Page 176: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Mais ce qui me frappe le plus aux États-Unis, ce n’est pas lagrandeur extraordinaire de quelques entreprises industrielles, c’est lamultitudeinnombrabledespetitesentreprises.

Presque tous les agriculteurs des États-Unis ont joint quelquecommerce à l’agriculture ; la plupart ont fait de l’agriculture uncommerce.

Ilestrarequ’uncultivateuraméricainsefixepourtoujourssurlesolqu’iloccupe.Danslesnouvellesprovincesdel’Ouestprincipalement,ondéfricheunchamppourlerevendreetnonpourlerécolter;onbâtitunefermedanslaprévisionque,l’étatdupaysvenantbientôtàchangerparsuite de l’accroissement de ses habitants, on pourra en obtenir un bonprix.

Touslesansunessaimd’habitantsduNorddescendversleMidietvients’établirdanslescontréesoùcroissentlecotonetlacanneàsucre.Ces hommes cultivent la terre dans le but de lui faire produire en peud’années de quoi les enrichir, et ils entrevoient déjà le moment où ilspourront retournerdans leurpatrie jouirde l’aisanceainsi acquise.LesAméricains transportent donc dans l’agriculture l’esprit du négoce, etleurspassionsindustriellessemontrentlàcommeailleurs.

Les Américains font d’immenses progrès en industrie parce qu’ilss’occupent tousà la foisd’industrie ; etpour cettemêmecause ils sontsujetsàdescrisesindustriellestrèsinattenduesettrèsformidables.

Commeilsfonttousducommerce,lecommerceestsoumischezeuxà des influences tellement nombreuses et si compliquées, qu’il estimpossibledeprévoiràl’avancelesembarrasquipeuventnaître.Commechacund’euxsemêleplusoumoinsd’industrie,aumoindrechocquelesaffairesyéprouvent,touteslesfortunesparticulièrestrébuchentenmêmetemps,etl’Étatchancelle.

Je crois que le retour des crises industrielles est une maladieendémique chez les nations démocratiques de nos jours. On peut larendremoinsdangereuse,maisnonlaguérir,parcequ’ellenetientpasàunaccident,maisautempéramentmêmedecespeuples.

Page 177: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXX:Commentl’aristocratiepourraitsortirdel’industrie

J’ai montré comment la démocratie favorisait les développementsdel’industrie,etmultipliaitsansmesurelenombredesindustriels;nousallonsvoirparquelchemindétournél’industriepourraitbienàsontourramenerleshommesversl’aristocratie.

Onareconnuquequandunouvriernes’occupaittouslesjoursquedumêmedétail,onparvenaitplusaisément,plusrapidementetavecplusd’économieàlaproductiongénéraledel’œuvre.

Onaégalementreconnuqueplusune industrieétaitentrepriseengrand,avecdegrandscapitaux,ungrandcrédit,plussesproduitsétaientàbonmarché.

Ces vérités étaient entrevues depuis longtemps, mais on les adémontréesdenosjours.Déjàonlesappliqueàplusieursindustriestrèsimportantes,etsuccessivementlesmoindress’enemparent.

Je ne vois rien dans le monde politique qui doive préoccuperdavantage le législateur que ces deux nouveaux axiomes de la scienceindustrielle.

Quandunartisanselivresanscesseetuniquementàlafabricationd’un seul objet, il finit par s’acquitter de ce travail avec une dextéritésingulière.Mais ilperd,enmêmetemps, la facultégénéraled’appliquersonesprità ladirectiondutravail. Ildevientchaque jourplushabileetmoins industrieux, et l’on peut dire qu’en lui l’homme se dégrade àmesurequel’ouvrierseperfectionne.

Quedoit-onattendred’unhommequiaemployévingtansdesavieàfairedestêtesd’épingles?etàquoipeutdésormaiss’appliquerchezluicette puissante intelligence humaine, qui a souvent remué le monde,sinonàrechercherlemeilleurmoyendefairedestètesd’épingles!

Lorsqu’un ouvrier a consumé de cette manière une portionconsidérabledesonexistence,sapensées’estarrêtéepourjamaisprèsdel’objet journalier de ses labeurs ; son corps a contracté certaines

Page 178: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

habitudesfixesdontilneluiestpluspermisdesedépartir.Et,unmot,iln’appartientplusàlui-même,maisàlaprofessionqu’ilachoisie.C’estenvainquelesloisetlesmœursontprissoindebriserautourdecethommetouteslesbarrièresetdeluiouvrirdetouscôtésmillecheminsdifférentsverslafortune;unethéorieindustriellepluspuissantequelesmœursetlesloisl’aattachéàunmétier,etsouventàunlieuqu’ilnepeutquitter.Elleluiaassignédanslasociétéunecertaineplacedontilnepeutsortir.Aumilieudumouvementuniversel,ellel’arenduimmobile.

À mesure que le principe de la division du travail reçoit uneapplicationpluscomplète,l’ouvrierdevientplusfaible,plusbornéetplusdépendant.L’artfaitdesprogrès,l’artisanrétrograde.D’unautrecôté,àmesure qu’il se découvre plus manifestement que les produits d’uneindustrie sont d’autant plus parfaits et d’autant moins chers que lamanufacture est plus vaste et le capital plus grand, des hommes trèsriches et très éclairés se présentent pour exploiter des industries qui,jusque-là, avaient été livrées à des artisans ignorants ou malaisés. Lagrandeurdeseffortsnécessairesetl’immensitédesrésultatsàobtenirlesattirent.

Ainsidonc,danslemêmetempsquelascienceindustrielleabaissesanscesselaclassedesouvriers,elleélèvecelledesmaîtres.

Tandis que l’ouvrier ramène de plus en plus son intelligence àl’étuded’unseuldétail,lemaîtrepromènechaquejoursesregardssurunplus vaste ensemble, et son esprit s’étend en proportion que celui del’autre se resserre. Bientôt il ne faudra plus au second que la forcephysiquesansl’intelligence;lepremierabesoindelascience,etpresquedugéniepourréussir.L’unressembledeplusenplusàl’administrateurd’unvasteempire,etl’autreàunebrute.

Lemaîtreetl’ouvriern’ontdonciciriendesemblable,etilsdiffèrentchaque jourdavantage. Ilsnese tiennentquecomme lesdeuxanneauxextrêmesd’unelonguechaîne.Chacunoccupeuneplacequiestfaitepourlui, et dont il ne sort point. L’un est dans une dépendance continuelle,étroiteetnécessairede l’autre,et semblenépourobéir, commecelui-cipourcommander.

Qu’est-cececi,sinondel’aristocratie?Lesconditionsvenantàs’égaliserdeplusenplusdanslecorpsdela

Page 179: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

nation,lebesoindesobjetsmanufacturéss’ygénéraliseets’yaccroît,etlebonmarchéquimetcesobjetsàlaportéedesfortunesmédiocres,devientunplusgrandélémentdesuccès.

Ilsetrouvedoncchaquejourquedeshommesplusopulentsetpluséclairés consacrent à l’industrie leurs richesses et leurs sciences etcherchent, en ouvrant de grands ateliers et en divisant strictement letravail,àsatisfairelesnouveauxdésirsquisemanifestentdetoutesparts.

Ainsi,àmesurequelamassedelanationtourneàladémocratie,laclasse particulière qui s’occupe d’industrie devient plus aristocratique.Leshommessemontrentdeplusenplussemblablesdansl’uneetdeplusen plus différents dans l’autre, et l’inégalité augmente dans la petitesociétéenproportionqu’elledécroîtdanslagrande.

C’estainsique, lorsqu’onremonteà lasource, ilsemblequ’onvoiel’aristocratiesortirparuneffortnaturelduseinmêmedeladémocratie.

Mais cette aristocratie-là ne ressemble point à celles qui l’ontprécédée.

On remarquera d’abord que, ne s’appliquant qu’à l’industrie et àquelques-unes des professions industrielles seulement, elle est uneexception,unmonstre,dansl’ensembledel’étatsocial.

Lespetitessociétésaristocratiquesqueformentcertainesindustriesaumilieude l’immensedémocratiedenos joursrenferment,commelesgrandes sociétés aristocratiques des anciens temps, quelques hommestrèsopulentsetunemultitudetrèsmisérable.

Ces pauvres ont peu de moyens de sortir de leur condition et dedevenir riches, mais les riches deviennent sans cesse des pauvres, ouquittentlenégoceaprèsavoirréaliséleursprofits.Ainsi,lesélémentsquiformentlaclassedespauvressontàpeuprèsfixes;maislesélémentsquicomposentlaclassedesrichesnelesontpas.Àvraidire,quoiqu’ilyaitdes riches, la classe des riches n’existe point ; car ces riches n’ont pasd’espritnid’objetscommuns,detraditionsnid’espérancescommunes.Ilyadoncdesmembres,maispointdecorps.

Non seulement les riches ne sont pas unis solidement entre eux,mais on peut dire qu’il n’y a pas de lien véritable entre le pauvre et leriche.

Page 180: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Ils ne sont pas fixés à perpétuité l’un près de l’autre ; à chaqueinstant l’intérêt lesrapprocheet lessépare.L’ouvrierdépendengénéraldes maîtres, mais non de tel maître. Ces deux hommes se voient à lafabriqueetneseconnaissentpasailleurs,ettandisqu’ilssetouchentparunpoint,ilsrestentfortéloignéspartouslesautres.Lemanufacturiernedemande à l’ouvrier que son travail, et l’ouvrier n’attend de lui que lesalaire.L’unnes’engagepointàprotéger,ni l’autreàdéfendre,et ilsnesontliésd’unemanièrepermanente,niparl’habitude,niparledevoir.

L’aristocratie que fonde le négoce ne se fixe presque jamais aumilieudelapopulationindustriellequ’elledirige;sonbutn’estpointdegouvernercelle-ci,maisdes’enservir.

Une aristocratie ainsi constituée ne saurait avoir une grande prisesurceuxqu’elleemploie;et,parvint-elleàlessaisirunmoment,bientôtilsluiéchappent.Ellenesaitpasvouloiretnepeutagir.

L’aristocratieterritorialedessièclespassésétaitobligéeparlaloi,ousecroyaitobligéeparlesmœurs,devenirausecoursdesesserviteursetdesoulagerleursmisères.Maisl’aristocratiemanufacturièredenosjours,aprèsavoirappauvri et abruti leshommesdontelle se sert, les livreentemps de crise à la charité publique pour les nourrir. Ceci résultenaturellementdecequiprécède.Entrel’ouvrieretlemaître,lesrapportssontfréquents,maisiln’yapasd’associationvéritable.

Je pense qu’à tout prendre, l’aristocratiemanufacturière que nousvoyonss’éleversousnosyeuxestunedesplusduresquiaientparusurlaterre;maiselleestenmêmetempsunedesplusrestreintesetdesmoinsdangereuses.

Toutefois,c’estdececôtéquelesamisdeladémocratiedoiventsanscesse tourner avec inquiétude leurs regards ; car, si jamais l’inégalitépermanentedesconditionsetl’aristocratiepénètrentdenouveaudanslemonde,onpeutprédirequ’ellesyentrerontparcetteporte.

Page 181: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Troisièmepartie:Influencedeladémocratiesurlesmœursproprementdites

Page 182: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreI:Commentlesmœurss’adoucissentàmesurequelesconditionss’égalisent

Nous apercevons, depuis plusieurs siècles, que les conditionss’égalisent, et nous découvrons en même temps que les mœurss’adoucissent.Cesdeuxchosessont-ellesseulementcontemporaines,ouexiste-t-ilentreellesquelqueliensecret,detellesortequel’unenepuisseavancersansfairemarcherl’autre?

Il y a plusieurs causes qui peuvent concourir à rendre lesmœursd’unpeuplemoinsrudes;mais,parmitoutescescauses,lapluspuissanteme paraît être l’égalité des conditions. L’égalité des conditions etl’adoucissementdesmœursnesontdoncpasseulementàmesyeuxdesévénementscontemporains,cesontencoredesfaitscorrélatifs.

Lorsque les fabulistes veulent nous intéresser aux actions desanimaux,ilsdonnentàceux-cidesidéesetdespassionshumaines.Ainsifontlespoètesquandilsparlentdesgéniesetdesanges.Iln’yapointdesi profondesmisères, ni de félicités si pures qui puissent arrêter notreespritetsaisirnotrecœur,sionnenousreprésenteànous-mêmessousd’autrestraits.

Cecis’appliquefortbienausujetquinousoccupeprésentement.Lorsque tous les hommes sont rangés d’une manière irrévocable,

suivant leur profession, leurs biens et leur naissance, au sein d’unesociétéaristocratique,lesmembresdechaqueclasse,seconsidéranttouscommeenfantsdelamêmefamille,éprouventlesunspourlesautresunesympathiecontinuelleetactivequinepeutjamaisserencontreraumêmedegréparmilescitoyensd’unedémocratie.

Masiln’enestpasdemêmedesdifférentesclassesvis-à-vislesunesdesautres.

Chez un peuple aristocratique, chaque caste a ses opinions, sessentiments, ses droits, ses mœurs, son existence à part. Ainsi, leshommes qui la composent ne ressemblent point à tous les autres ; ilsn’ontpointlamêmemanièredepensernidesentir,etc’estàpeines’ils

Page 183: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

croientfairepartiedelamêmehumanité.Ilsnesauraientdoncbiencomprendrecequelesautreséprouvent,

nijugerceux-cipareux-mêmes.On les voit quelquefois pourtant se prêter avec ardeur unmutuel

secours;maiscelan’estpascontraireàcequiprécède.Ces mêmes institutions aristocratiques qui avaient rendu si

différentslesêtresd’unemêmeespèce,lesavaientcependantunislesunsauxautresparunlienpolitiquefortétroit.

Quoiqueleserfnes’intéressâtpasnaturellementausortdesnobles,ilne s’en croyaitpasmoinsobligéde sedévouerpour celuid’entre euxquiétaitsonchef;et,bienquelenoblesecrûtd’uneautrenaturequelesserfs, il jugeait néanmoins que son devoir et son honneur lecontraignaientàdéfendre,aupérildesaproprevie,ceuxquivivaientsursesdomaines.

Il est évident que ces obligations mutuelles ne naissaient pas dudroitnaturel,maisdudroitpolitique,etquelasociétéobtenaitplusquel’humanité seule n’eût pu faire. Ce n’était point à l’homme qu’on secroyait tenu de prêter appui ; c’était au vassal ou au seigneur. Lesinstitutions féodales rendaient très sensible aux maux de certainshommes,nonpointauxmisèresdel’espècehumaine.Ellesdonnaientdela générosité aux mœurs plutôt que de la douceur, et, bien qu’ellessuggérassent de grands dévouements, elles ne faisaient pas naître devéritables sympathies ; car il n’y a de sympathies réelles qu’entre genssemblables;et,danslessièclesaristocratiques,onnevoitsessemblablesquedanslesmembresdesacaste.

Lorsque les chroniqueurs du Moyen Âge, qui tous, par leurnaissanceouleurshabitudes,appartenaientàl’aristocratie,rapportentlafin tragique d’un noble, ce sont des douleurs infinies ; tandis qu’ilsracontenttoutnehaleineetsanssourcillerlemassacreetlestorturesdesgensdupeuple.

Cen’est pointque ces écrivains éprouvassentunehainehabituelleouunmépris systématiquepour lepeuple.La guerre entre lesdiversesclassesdel’Étatn’étaitpointencoredéclarée.Ilsobéissaientàuninstinctplutôtqu’àunepassion ; comme ilsne se formaientpasune idéenettedessouffrancesdupauvre,ilss’intéressaientfaiblementàsonsort.

Page 184: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Ilenétaitainsideshommesdupeuple,dèsquelelienféodalvenaitàsebriser.Cesmêmessièclesquiontvutantdedévouementshéroïquesdelapartdesvassauxpourleursseigneurs,ontététémoinsdecruautésinouïesexercéesdetempsentempsparlesbassesclassessurleshautes.

Ilne fautpascroirequecette insensibilitémutuelle tîntseulementau défaut d’ordre et de lumières ; car on en retrouve la trace dans lessiècles suivants, qui, tout en devenant réglés et éclairés, sont encorerestésaristocratiques.

Enl’année1675,lesbassesclassesdelaBretagnes’émurentàproposd’une nouvelle taxe. Cesmouvements tumultueux furent réprimes avecune atrocité sans exemple. Voici commentMmede Sévigné, témoin deceshorreurs,enrendcompteàsafille:

AuxRochers,3octobre1675.«MonDieu,mafille,quevotrelettred’Aixestplaisante!Aumoins

relisez vos lettres avant que de les envoyer. Laissez-vous surprendre àleuragrémentetconsolez-vous,parceplaisir,delapeinequevousavezd’entantécrire.VousavezdoncbaisétoutelaProvence?Iln’yauraitpassatisfactionàbaisertoutelaBretagne,àmoinsqu’onn’aimâtàsentir levin.Voulez-voussavoirdesnouvellesdeRennes?Onafaitunetaxedecentmilleécus, et sionne trouvepoint cette sommedansvingt-quatreheures,elleseradoubléeetexigibleparlessoldats.Onachasséetbannitouteunegranderue,etdéfenduderecueillirleshabitantssouspeinedela vie ; de sorte qu’on voyait tous ces misérables, femmes accouchées,vieillards,enfants,errerenpleursausortirdecetteville,sanssavoiroùaller,sansavoirdenourriture,nidequoisecoucher.Avant-hieronroualeviolonquiavaitcommencéladanseetlapilleriedupapiertimbré;ilaétéécartelé,et sesquatrequartiersexposésauxquatrecoinsde laville.On a pris soixante bourgeois, et on commence demain à pendre. Cetteprovince estunbel exemplepour les autres, et surtoutde respecter lesgouverneursetlesgouvernantes,etdenepointjeterdepierresdansleur

jardin7.«MmedeTarenteétaithierdanssesboisparuntempsenchanté.Il

n’estquestionnidechambrenidecollation.Elleentreparlabarrièreets’enretournedemême…»

Dansuneautrelettreelleajoute:

Page 185: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

« Vous me parlez bien plaisamment de nos misères ; nous nesommesplussiroués;unenhuitjours,pourentretenirlajustice.Ilestvraiquelapenderiemeparaitmaintenantunrafraîchissement.J’aiunetoutautreidéedelajustice,depuisquejesuisdanscepays.Vosgalériensmeparaissentunesociétéd’honnêtesgensquisesontretirésdumondepourmeneruneviedouce(voirnote:5).»

OnauraittortdecroirequeMmedeSévigné,quitraçaitceslignes,fûtunecréatureégoïsteetbarbare:elleaimaitavecpassionsesenfantsetsemontraitfortsensibleauxchagrinsdesesamis;etl’onaperçoitmême,en la lisant, qu’elle traitait avec bonté et indulgence ses vassaux et sesserviteurs. Mais Mme de Sévigné ne concevait pas clairement ce quec’étaitquedesouffrirquandonn’étaitpasgentilhomme.

De nos jours, l’homme le plus dur, écrivant à la personne la plusinsensible,n’oseraitselivrerdesang-froidaubadinagecruelquejeviensde reproduire, et, lors même que ses mœurs particulières luipermettraient de le faire, les mœurs générales de la nation le luidéfendraient.

D’oùvientcela?Avons-nousplusdesensibilitéquenospères?Jenesais;mais,acoupsûr,notresensibilitéseportesurplusd’objets.

Quand les rangs sont presque égaux chez un peuple, tous leshommesayantàpeuprèslamêmemanièredepenseretdesentir,chacund’euxpeutjugerenunmomentdessensationsdetouslesautres:iljetteuncoupd’œil rapide sur lui-même ; cela lui suffit. Iln’y adoncpasdemisère qu’il ne conçoive sans peine, et dont un instinct secret ne luidécouvre l’étendue. En vain s’agira-t-il d’étrangers ou d’ennemis :l’imagination le met aussitôt à leur place. Elle mêle quelque chose depersonnel a sapitié, et le fait souffrir lui-même tandisqu’ondéchire lecorpsdesonsemblable.

Dans les sièclesdémocratiques, leshommes sedévouent rarementlesunspourlesautres;maisilsmontrentunecompassiongénéralepourtous lesmembres de l’espèce humaine.On ne les voit point infliger demauxinutiles,etquand,sanssenuirebeaucoupàeux-mêmes,ilspeuventsoulager lesdouleursd’autrui, ilsprennentplaisirà le faire ; ilsnesontpasdésintéressés,maisilssontdoux.

Quoique les Américains aient pour ainsi dire réduit l’égoïsme en

Page 186: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

théorie sociale et philosophique, ils ne s’en montrent pas moins fortaccessiblesàlapitié.

Iln’yapointdepaysoù la justicecriminelle soitadministréeavecplus de bénignité qu’aux États-Unis. Tandis que les Anglais semblentvouloir conserver précieusement dans leur législation pénale les tracessanglantesduMoyenÂge, lesAméricainsontpresquefaitdisparaître lapeinedemortdeleurscodes.

L’AmériqueduNordest, jepense, la seule contrée sur la terreoù,depuiscinquanteans,onn’aitpointarrachélavieàunseulcitoyenpourdélitspolitiques.

Ce qui achève de prouver que cette singulière douceur desAméricains.Vientprincipalementdeleurétatsocial,c’estlamanièredontilstraitentleursesclaves.

Peut-être n’existe-t-il pas, à tout prendre, de colonie européennedans leNouveauMonde où la conditionphysiquedesNoirs soitmoinsdure qu’aux États-Unis. Cependant les esclaves y éprouvent encored’affreuses misères et sont sans cesse exposés à des punitions trèscruelles.

Ilestfacilededécouvrirquelesortdecesinfortunésinspirepeudepitié à leursmaîtres, etqu’ils voientdans l’esclavagenon seulementunfaitdontilsprofitent,maisencoreunmalquinelestoucheguère.Ainsi,le même homme qui est plein d’humanité pour ses semblables quandceux-ci sont en même temps ses égaux, devient insensible à leursdouleursdèsquel’égalitécesse.

C’estdoncàcetteégalitéqu’ilfautattribuersadouceur,plusencorequ’àlacivilisationetauxlumières.

Ceque je viensdediredes individus s’applique jusqu’àun certainpointauxpeuples.

Lorsque chaque nation a ses opinions, ses croyances, ses lois, sesusages à part, elle se considère comme formant à elle seule l’humanitétout entière, et ne se sent touchée que de ses propres douleurs. Si laguerre vient a s’allumer entre deux peuples disposés de cettemanière,ellenesauraitmanquerdesefaireavecbarbarie.

Au tempsde leursplusgrandes lumières, lesRomainségorgeaient

Page 187: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

les généraux ennemis, après les avoir traînés en triomphe derrière unchar,et livraient lesprisonniersauxbêtespour l’amusementdupeuple.Cicéron,quipoussedesigrandsgémissements,àl’idéed’uncitoyenmisen croix,ne trouve rien à redire à ces atroces abusde la victoire. Il estévidentqu’àsesyeuxunétrangern’estpointdelamêmeespècehumainequ’unRomain.

Àmesure,aucontraire,quelespeuplesdeviennentplussemblablesles uns aux autres, ils semontrent réciproquement plus compatissantspourleursmisères,etledroitdesgenss’adoucir.

Page 188: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreII:CommentladémocratierendlesrapportshabituelsdesAméricainsplussimplesetplusaisés

La démocratie n’attache point fortement les hommes les uns auxautres,maisellerendleursrapportshabituelsplusaisés.

Deux Anglais se rencontrent par hasard aux antipodes ; ils sontentourésd’étrangersdontilsconnaissentàpeinelalangueetlesmœurs.

Cesdeuxhommesseconsidèrentd’abordfortcurieusementetavecunesorted’inquiétudesecrète;puisilssedétournent,ou,s’ilss’abordent,ilsontsoindeneseparlerqued’unaircontraintetdistrait,etdediredeschosespeuimportantes.

Cependant il n’existe entre eux aucune inimitié ; ils ne se sontjamaisvus,etse tiennentréciproquementpour forthonnêtes.Pourquoimettent-ilsdonctantdesoinàs’éviter?

IlfautretournerenAngleterrepourlecomprendre.Lorsque c’est la naissance seule, indépendamment de la richesse,

quiclasseleshommes,chacunsaitprécisémentlepointqu’iloccupedansl’échelle sociale ; il ne cherche pas à monter, et ne craint pas dedescendre.Dansunesociétéainsiorganisée,leshommesdesdifférentescastescommuniquentpeulesunsaveclesautres;mais,lorsquelehasardlesmetenconta&, ilss’abordentvolontiers,sansespérerniredouterdeseconfondre.Leursrapportsnesontpasbaséssurl’égalité;maisilsnesontpascontraints.

Quandàl’aristocratiedenaissancesuccèdel’aristocratied’argent,iln’enestplusdemême.

Les privilèges de quelques-uns sont encore très grands, mais lapossibilitédelesacquérirestouverteàtous;d’oùilsuitqueceuxquilespossèdentsontpréoccupéssanscessepar lacraintede lesperdreoudelesvoirpartager,etceuxquinelesontpasencoreveulentàtoutprixlesposséder, ou, s’ils ne peuvent y réussir, le paraître : ce qui n’est pointimpossible.Comme la valeur socialedeshommesn’estplus fixéed’unemanière ostensible et permanente par le sang, et qu’elle varie à l’infini

Page 189: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

suivant la richesse, les rangs existent toujours, mais on ne voit plusclairementetdupremiercoupd’œilceuxquilesoccupent.

Ils’établitaussitôtuneguerresourdeentretouslescitoyens;lesunss’efforcent, par mille artifices, de pénétrer en réalité ou en apparenceparmi ceux qui sont au-dessus d’eux ; les autres combattent sans cessepourrepoussercesusurpateursdeleursdroits,ouplutôtlemêmehommefaitlesdeuxchoses,et,tandisqu’ilchercheàs’introduiredanslasphèresupérieure,illuttesansrelâchecontrel’effortquivientd’enbas.

Telestdenosjoursl’étatdel’Angleterre,etjepensequec’estàcetétatqu’ilfautprincipalementrapportercequiprécède.

L’orgueilaristocratiqueétantencoretrèsgrandchez lesAnglais,etles limites de l’aristocratie étant devenues douteuses, chacun craint àchaque instant que sa familiarité ne soit surprise.Nepouvant juger dupremiercoupd’œilquelleestlasituationsocialedeceuxqu’onrencontre,l’onéviteprudemmentd’entrerencontactaveceux.Onredoute,rendantde légers services, de former malgré soi une amitié mal assortie ; oncraint lesbonsoffices,et l’onsesoustraità lareconnaissance indiscrèted’uninconnuaussisoigneusementqu’àsahaine.

Il y a beaucoup de gens qui expliquent, par des causes purementphysiques, cette insociabilité singulière et cette humeur réservée ettaciturne des Anglais. Je veux bien que le sang y soit en effet pourquelquechose ;mais jecroisque l’étatsocialyestpourbeaucoupplus.L’exempledesAméricainsvientleprouver.

EnAmérique,où lesprivilègesdenaissancen’ont jamaisexisté, etoùlarichessenedonneaucundroitparticulieràceluiquilapossède,desinconnusseréunissentvolontiersdanslesmêmeslieux,etnetrouventniavantagenipérilàsecommuniquerlibrementleurspensées.

Se rencontrent-ils par hasard, ils ne se cherchent ni ne s’évitent ;leurabordestdoncnaturel, francetouvert ;onvoitqu’ilsn’espèrentetneredoutentpresquerien lesunsdesautres,etqu’ilsnes’efforcentpasplusdemontrerquedecacherlaplacequ’ilsoccupent.Sileurcontenanceestsouventfroideetsérieuse,ellen’estjamaishautainenicontrainteet,quand ils ne s’adressent Point la parole, c’est qu’ils ne sont pas enhumeurdeparler,etnonqu’ilscroientavoirintérêtàsetaire.

Enpaysétranger,deuxAméricainssontsur-le-champamis,Parcela

Page 190: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

seulqu’ilssontAméricains.Iln’yapointdepréjugéquilesrepousse,etlacommunautédepatrie lesattire.ÀdeuxAnglais lemêmesangnesuffitpoint:ilfautquelemêmeranglesrapproche.

Les Américains remarquent aussi bien que nous cette humeurinsociable desAnglais entre eux, et ils ne s’en étonnent pasmoins quenous ne le faisons nous-mêmes. Cependant, les Américains tiennent àl’Angleterreparl’origine,lareligion,lalangueetenpartielesmœurs;ilsn’en diffèrent que par l’état social. Il est donc permis de dire que laréservedesAnglaisdécoulede laConstitutionduPaysbienplusquedecelledescitoyens.

Page 191: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreIII:Pourquoilesaméricainsontsipeudesusceptibilitédansleurpaysetsemontrentsi

susceptiblesdanslenôtre

Les Américains ont un tempérament vindicatif comme tous lespeuples sérieux et réfléchis. Ils n’oublient presque jamais une offense ;maisiln’estpointfaciledelesoffenser,etleurressentimentestaussilentàs’allumerqu’às’éteindre.

Dans les sociétés aristocratiques, où un petit nombre d’individusdirigenttouteschoses,lesrapportsextérieursdeshommesentreeuxsontsoumis à des conventions à peu près fixes. Chacun croit alors savoir,d’une manière précise, par quel signe il convient de témoigner sonrespectoudemarquersabienveillance,etl’étiquetteestunesciencedontonnesupposepasl’ignorance.

Cesusagesdelapremièreclasseserventensuitedemodèleàtouteslesautres,et,deplus,chacunedecelles-cisefaituncodeàpart,auqueltoussesmembressonttenusdeseconformer.

Lesrèglesde lapolitesse formentainsiune législationcompliquée,qu’ilestdifficiledepossédercomplètement,etdontpourtantiln’estpaspermisdes’écartersanspéril;detellesortequechaquejourleshommessontsanscesseexposésàfaireouàrecevoirinvolontairementdecruellesblessures.

Mais,àmesurequelesrangss’effacent,quedeshommesdiversparleur éducation et leur naissance se mêlent et se confondent dans lesmêmes lieux, il est presque impossible de s’entendre sur les règles dusavoir-vivre.La loiétant incertaine,ydésobéirn’estpointuncrimeauxyeuxmêmesdeceuxqui laconnaissent ;ons’attachedoncau fonddesactionsplutôtqu’àlaforme,etl’onesttoutàlafoismoinsciviletmoinsquerelleur.

Il y a une foule de petits égards auxquels un Américain ne tientpoint;iljugequ’onnelesluidoitpas,ouilsupposequ’onignorelesluidevoir. Il ne s’aperçoit donc pas qu’on lui manque, ou bien il lepardonne ; sesmanières endeviennentmoins courtoises, et sesmœurs

Page 192: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

plussimplesetplusmâles.Cette indulgence réciproque que font voir les Américains et cette

virile confiance qu’ils se témoignent résultent encore d’une cause plusgénérale et plus profonde. Je l’ai déjà indiquée dans le chapitreprécédent.

AuxÉtats-Unis, les rangsnediffèrent que fort peudans la sociétécivileetnediffèrentpointdutoutdanslemondepolitique;unAméricainnesecroitdoncpas tenuàrendredessoinsparticuliersàaucundesessemblablesetilnesongepasnonplusàenexigerpourlui-mêmeCommeil ne voit point que son intérêt soit de rechercher avec ardeur lacompagniedequelques-unsdesesconcitoyens, ilse figuredifficilementqu’on repousse la sienne ; ne méprisant personne à raison de lacondition, il n’imagine point que personne le méprise pour la mêmecause, et, jusqu’à ce qu’il ait aperçu clairement l’injure, il ne croit pasqu’onveuillel’outrager,

L’état social dispose naturellement les Américains à ne points’offenseraisémentdanslespetiteschoses.Et,d’uneautrepart,lalibertédémocratiquedontilsjouissentachèvedefairepassercettemansuétudedanslesmœursnationales.

Les institutions politiques des États-Unis mettent sans cesse encontact les citoyens de toutes les classes et les forcent de suivre encommun de grandes entreprises.Des gens ainsi occupés n’ont guère letemps de songer aux détails de l’étiquette et ils ont d’ailleurs tropd’intérêt à vivre d’accord pour s’y arrêter. Ils s’accoutument doncaisément a considérer, dans ceux avec lesquels ils se rencontrent, lessentimentsetlesidéesplutôtquelesmanières,etilsneselaissentpointémouvoirpourdesbagatelles.

J’ai remarqué bien des fois qu’aux États-Unis, ce n’est point unechose aisée que de faire entendre à un homme que sa présenceimportune. Pour en arriver là, les voies détournées tic suffisent pointtoujours.

JecontredisunAméricainàtoutpropos,afindeluifairesentirqueses discours me fatiguent ; et à chaque instant je lui vois faire denouveauxeffortspourmeconvaincre ; je gardeun silenceobstiné, et ils’imaginequejeréfléchisprofondémentauxvéritésqu’ilmeprésente;et,

Page 193: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

quand jemedérobeenfin toutàcoupàsapoursuite, il supposequ’uneaffairepressantem’appelleailleurs.Cethommenecomprendrapasqu’ilm’excède,sansquejeleluidise,etjenepourraimesauverdeluiqu’endevenantsonennemimortel.

Ce qui surprend au premier abord, c’est que ce même hommetransportéenEuropeydevienttoutàcoupd’uncommerceméticuleuxetdifficile,àcepointquesouventjerencontreautantdedifficultéànepointl’offenserquej’entrouvaisàluidéplaire.Cesdeuxeffetssidifférentssontproduitsparlamêmecause.

Lesinstitutionsdémocratiquesdonnentengénéralauxhommesunevasteidéedeleurpatrieetd’eux-mêmes.

L’Américain sort de sonpays le cœur gonflé d’orgueil. Il arrive enEuropeets’aperçoitd’abordqu’onnes’ypréoccupepointautantqu’ilsel’imaginait des États-Unis et du grand peuple qui les habite. Cecicommenceàl’émouvoir.

Ilaentendudirequelesconditionsnesontpointégalesdansnotrehémisphère.Ils’aperçoit,eneffet,que,parmilesnationsdel’Europe,latrace des rangs n’est pas entièrement effacée ; que la richesse et lanaissanceyconserventdesprivilègesincertainsqu’illuiestaussidifficilede méconnaître que de définir. Ce spectacle le surprend et l’inquiète,parcequ’ilestentièrementnouveaupour lui ;riendecequ’ilavudanssonpaysne l’aideà lecomprendre. Il ignoredoncprofondémentquelleplaceilconvientd’occuperdanscettehiérarchieàmoitiédétruite,parmicesclassesquisontassezdistinctespoursehaïretsemépriser,etassezrapprochéespourqu’ilsoit toujoursprêtà lesconfondre,Ilcraintdeseposer trop haut, et surtout d’être rangé trop bas : ce double péril tientconstamment son esprit à la gêne et embarrasse sans cesse ses actionscommesesdiscours.

Latraditionluiaapprisqu’enEuropelecérémonialvariaitàl’infinisuivant les conditions ; ce souvenir d’un autre temps achève de letroubler, et il redouted’autantplusdenepasobtenir les égardsqui luisontdus,qu’ilne saitpasprécisémentenquoi ils consistent. Ilmarchedonctoujoursainsiqu’unhommeenvironnéd’embûches;lasociétén’estpaspourluiundélassement,maisunsérieuxtravail.Ilpèsevosmoindresdémarches,interrogevosregardsetanalyseavecsointousvosdiscours,

Page 194: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

depeurqu’ilsnerenfermentquelquesallusionscachéesqui leblessent.Je ne sais s’il s’est jamais rencontré de gentilhomme campagnard pluspointilleux que lui sur l’article du savoir-vivre ; il s’efforce d’obéir lui-même aux moindres lois de l’étiquette, et il ne souffre pas qu’on ennéglige aucune envers lui ; il est tout à la fois plein de scrupule etd’exigence;ildésireraitfaireassez,maisilcraintdefairetrop,et,commeilneconnaîtpasbienleslimitesdel’unetdel’autre,ilsetientdansuneréserveembarrasséeethautaine,

Ce n’est pas tout encore, et voici bien un autre détour du cœurhumain.

UnAméricain parle tous les jours de l’admirable égalité qui règneauxÉtats-Unis;ils’enenorgueillittouthautpoursonpays;maisils’enaffligesecrètementpourlui-même,etilaspireàmontrerque,quantàlui,ilfaitexceptionàl’ordregénéralqu’ilpréconise.

Onnerencontreguèred’Américainquineveuilletenirquelquepeupar sa naissance aux premiers fondateurs des colonies, et, quant auxrejetonsdegrandesfamillesd’Angleterre,l’Amériquem’enasemblétoutecouverte.

Lorsqu’unAméricain opulent aborde en Europe, son premier soinest de s’entourer de toutes les richesses du luxe ; et il a si grand-peurqu’onneleprennepourlesimplecitoyend’unedémocratie,qu’ilserepliede cent façons afin de présenter chaque jour devant vous une nouvelleimage de sa richesse. Il se loge d’ordinaire dans le quartier le plusapparent de la ville ; il a de nombreux serviteurs qui l’entourent sanscesse.

J’ai entendu un Américain se plaindre que, dans les principauxsalons de Paris, on ne rencontrât qu’une société mêlée. Le goût qui yrègnene luiparaissaitpasassezpur,et il laissait entendreadroitementqu’à son avis, on y manquait de distinction dans les manières. Il. nes’habituaitpasàvoirl’espritsecacherainsisousdesformesvulgaires.

Depareilscontrastesnedoiventpassurprendre.Si la trace des anciennes distinctions aristocratiques n’était pas si

complètement effacée aux États-Unis, les Américains se montreraientmoins simples et moins tolérants dans leur pays, moins exigeants etmoinsempruntésdanslenôtre.

Page 195: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreIV:Conséquencesdestroischapitresprécédents

Lorsqueleshommesressententunepitiénaturellepourlesmauxlesuns des autres, que des rapports aisés et fréquents les rapprochentchaque jour saris qu’aucune susceptibilité les divise, il est facile decomprendre qu’au besoin ils se prêteront mutuellement leur aide.Lorsqu’un Américain réclame le concours de ses semblables, il est fortrare que ceux-ci le lui refusent, et j’ai observé souvent qu’ils le luiaccordaientspontanémentavecungrandzèle.

Survient-il quelque accident imprévu sur la voie publique, onaccourtdetoutespartsautourdeceluiquienestvictime;quelquegrandmalheur inopiné frappe-t-il une famille, les bourses de mille inconnuss’ouvrentsanspeine;desdonsmodiques,maisfortnombreux,viennentausecoursdesamisère.

Ilarrivefréquemment,chez lesnations lesplusciviliséesduglobe,qu’un malheureux se trouve aussi isolé au milieu de la foule que lesauvagedanssesbois;celanesevoitpresquepointauxÉtats-Unis.LesAméricains, qui sont toujours froids dans leurs manières et souventgrossiers,nesemontrentpresquejamaisinsensibles,et,s’ilsnesehâtentpasd’offrirdesservices,ilsnerefusentpointd’enrendre.

Toutcecin’estpointcontraireàcequej’aiditci-devantàproposdel’individualisme. Je vois même que ces choses s’accordent, loin de secombattre.

L’égalité des conditions, en même temps qu’elle fait sentir auxhommes leur indépendance, leurmontre leur faiblesse ; ils sont libres,mais exposés à mille accidents, et l’expérience ne tarde pas à leurapprendre que, bien qu’ils n’aient pas un habituel besoin du secoursd’autrui, il arrivepresque toujoursquelquemoment où ils ne sauraients’enpasser.

NousvoyonstouslesjoursenEuropequeleshommesd’unemêmeprofession s’entraident volontiers ; ils sont tous exposés aux mêmesmaux ; cela suffit pour qu’ils cherchent mutuellement à s’en garantir,

Page 196: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

quelquedursouégoïstesqu’ilssoientd’ailleurs.Lorsdoncquel’und’euxestenpéril,etque,parunpetitsacrificepassagerouunélansoudain,lesautrespeuvent l’y soustraire, ilsnemanquentpasde le tenter.Cen’estpointqu’ilss’intéressentprofondémentàsonsort;car,si,parhasard,leseffortsqu’ils fontpour le secourir sont inutiles, ils l’oublient aussitôt etretournentàeux-mêmes ;mais il s’est faitentreeuxunesorted’accordtacite et presque involontaire, d’après lequel chacundoit aux autres unappuimomentanéqu’àsontourilpourraréclamerlui-même.

Étendez à un peuple ce que je dis d’une classe seulement, et vouscomprendrezmapensée.

Il existe en effet, parmi tous les citoyens d’une démocratie, uneconvention analogue à celle dont je parle ; tous se sentent sujets à lamêmefaiblesseetauxmêmesdangers,etleurintérêt,aussibienqueleursympathie, leur fait une loi de se prêter au besoin une mutuelleassistance.

Plus les conditions deviennent semblables, et plus les hommeslaissentvoircettedispositionréciproqueàs’obliger.

Dans les démocraties, où l’onn’accorde guère de grands bienfaits,on rendsans cessedebonsoffices. Il est rarequ’unhommes’ymontredévoué,maistoussontserviables.

Page 197: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreV:Commentladémocratiemodifielesrapportsduserviteuretdumaître

UnAméricainquiavait longtempsvoyagéenEurope,medisaitunjour:

« Les Anglais traitent leurs serviteurs avec une hauteur et desmanières absolues qui nous surprennent ; mais, d’une autre part, lesFrançais usent quelquefois avec les leurs d’une familiarité, ou semontrentàleurégardd’unepolitessequenousnesaurionsconcevoir.Ondirait qu’ils craignent de commander. L’attitude du supérieur et del’inférieurestmalgardée.»

Cetteremarqueestjuste,etjel’aifaitemoi-mêmebiendesfois.J’aitoujoursconsidérél’Angleterrecommelepaysdumondeoù,de

notre temps, le lien de la domesticité est le plus serré, et la France lacontréedelaterreoùilestlepluslâche.Nullepartlemaîtrenem’aparuplushautniplusbasquedanscesdeuxpays.

C’estentrecesextrémitésquelesAméricainsseplacent.Voilàlefaitsuperficieletapparent.Ilfautremonterfortavantpour

endécouvrirlescauses.On n’a point encore vu de sociétés où les conditions fussent si

égales, qu’il ne s’y rencontrât point de riches ni de pauvres ; et, parconséquent,demaîtresetdeserviteurs.

La démocratie n’empêche point que ces deux classes d’hommesn’existent;maisellechangeleurespritetmodifieleursrapports.

Chez les peuples aristocratiques, les serviteurs forment une classeparticulièrequinevariepasplusquecelledesmaîtres.Unordrefixenetardepasàynaître ;dans lapremièrecommedans la seconde,onvoitbientôtparaîtreunehiérarchie,desclassificationsnombreuses,desrangsmarqués,etlesgénérationss’ysuccèdentsansquelespositionschangent.Ce sont deux sociétés superposées l’une à l’autre, toujours distinctes,maisrégiespardesprincipesanalogues.

Page 198: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Cetteconstitutionaristocratiquen’influeguèremoinssurlesidéesetlesmœursdesserviteursquesurcellesdesmaîtres,et,bienqueleseffetssoientdifférents,ilestfaciledereconnaîtrelamêmecause.

Les uns et les autres forment de petites nations au milieu de lagrande ; et il finit par naître, au milieu d’eux, de certaines notionspermanentesenmatièredejusteetd’injuste.Onyenvisagelesdifférentsactesdelaviehumainesousunjourparticulierquinechangepas.Dansla société des serviteurs comme dans celle des maîtres, les hommesexercentunegrandeinfluencelesunssurlesautres.Ilsreconnaissentdesrègles fixes,et,àdéfautde loi, ilsrencontrentuneopinionpubliquequilesdirige;ilyrègnedeshabitudesréglées,unepolice.

Ces hommes, dont la destinée est d’obéir, n’entendent point sansdoutelagloire,lavertu,l’honnêteté,l’honneur,delamêmemanièrequelesmaîtres.Maisilssesontfaitunegloire,desvertusetunehonnêtetédeserviteurs, et ils conçoivent, si je puis m’exprimer ainsi, une sorte

d’honneurservile8.Parcequ’uneclasseestbasse,ilnefautpascroirequetousceuxqui

en font partie aient le cœur bas. Ce serait une grande erreur. Quelqueinférieurequ’ellesoit,celuiquiyestlepremieretquin’apointl’idéed’ensortir, se trouve dans une position aristocratique qui lui suggère dessentiments élevés, un fier orgueil et un respect pour lui-même, qui lerendentpropreauxgrandesvertusetauxactionspeucommunes.

Chezlespeuplesaristocratiquesiln’étaitpointraredetrouverdansle service des grands des âmes nobles et vigoureuses qui portaient laservitude sans la sentir, et qui se soumettaient aux volontés de leurmaîtresansavoirpeurdesacolère.

Maisiln’enétaitpresquejamaisainsidanslesrangsinférieursdelaclassedomestique.Onconçoitqueceluiquioccupeledernierboutd’unehiérarchiedevaletsestbienbas.

Les Français avaient créé unmot tout exprès pour ce dernier desserviteursdel’aristocratie.Ilsl’appelaientlelaquais.

Lemotde laquais servaitde termeextrême,quand tous les autresmanquaient, pour représenter la bassesse humaine ; sous l’anciennemonarchie, lorsqu’on voulait peindre en un moment un être vil et

Page 199: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

dégradé,ondisaitdeluiqu’ilavaitl’âmed’unlaquais.Celaseulsuffisait.Lesensétaitcompletetcompris.

L’inégalitépermanentedesconditionsnedonnepasseulementauxserviteurs de certaines vertus et de certains vices particuliers ; elle lesplacevis-à-visdesmaîtresdansunepositionparticulière.

Chez les peuples aristocratiques, le pauvre est apprivoisé, dèsl’enfance,avec l’idéed’êtrecommandé.Dequelquecôtéqu’il tournesesregards,ilvoitaussitôtl’imagedelahiérarchieetl’aspectdel’obéissance.

Dans les pays où règne l’inégalité permanente des conditions, lemaîtreobtientdoncaisémentdesesserviteursuneobéissanceprompte,complète, respectueuse et facile, parce que ceux-ci révèrent en lui, nonseulement lemaître,mais laclassedesmaîtres. Ilpèsesur leurvolontéavectoutlepoidsdel’aristocratie.

Il commande leurs actes ; il dirige encore jusqu’àun certainpointleurspensées.Lemaître,danslesaristocraties,exercesouvent,àsoninsumême,unprodigieuxempiresur lesopinions, leshabitudes, lesmœursde ceux qui lui obéissent, et son influence s’étend beaucoup plus loinencorequesonautorité.

Dans les sociétésaristocratiques,nonseulement il yades familleshéréditaires de valets, aussi bien que des familles héréditaires demaîtres ;mais lesmêmesfamillesdevaletsse fixent,pendantplusieursgénérations, à côté desmêmes familles demaîtres (ce sont commedeslignes parallèles qui ne se confondent point ni ne se séparent) ; ce quimodifie prodigieusement les rapports mutuels de ces deux ordres depersonnes.

Ainsi, bien que, sous l’aristocratie, lemaître et le serviteur n’aiententreeuxaucuneressemblancenaturelle;quelafortune,l’éducation,lesopinions,lesdroitslesplacent,aucontraire,àuneimmensedistancesurl’échelle des êtres, le temps finit cependant par les lier ensemble. Unelonguecommunautédesouvenirslesattache,et,quelquedifférentsqu’ilssoient, ils s’assimilent ; tandis que, dans les démocraties, oùnaturellementilssontpresquesemblables,ilsrestenttoujoursétrangersl’unàl’autre.

Chezlespeuplesaristocratiques,lemaîtreenvientdoncaenvisagersesserviteurscommeunepartieinférieureetsecondairedelui-même,et

Page 200: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ils’intéressesouventàleursort,parunderniereffortdel’égoïsme.De leur côté, les serviteurs ne sont pas éloignés de se considérer

sous lemêmepointdevue,et ilss’identifientquelquefoisà lapersonnedumaître, de telle sorte qu’ils en deviennent enfin l’accessoire, à leurspropresyeuxcommeauxsiens.

Danslesaristocraties,leserviteuroccupeunepositionsubordonnée,dontilnepeutsortir;prèsdeluisetrouveunautrehomme,quitientunrang supérieur qu’il ne peut perdre. D’un côté, l’obscurité, la pauvreté,l’obéissance à perpétuité ; de l’autre, la gloire, la richesse, lecommandement à perpétuité. Ces conditions sont toujours diverses ettoujoursproches,etlelienquilesunitestaussidurablequ’elles-mêmes.

Dans cette extrémité, le serviteur finit par se désintéresser de lui-même ; il s’en détache ; il se déserte en quelque sorte, ou plutôt il setransporte tout entier dans son maître ; c’est là qu’il se crée unepersonnalité imaginaire. Il se pare avec complaisance des richesses deceuxquiluicommandent;ilseglorifiedeleurgloire,serehaussedeleurnoblesse,etserepaîtsanscessed’unegrandeurempruntée,à laquelle ilmet souvent plus de prix que ceux qui en ont la possession pleine etvéritable.

Ilyaquelquechosedetouchantetderidiculeàlafoisdansunesiétrangeconfusiondedeuxexistences.

Ces passions de maîtres transportées dans des âmes de valets yprennent les dimensions naturelles du lieu qu’elles occupent ; elles serétrécissent et s’abaissent. Ce qui était orgueil chez le premier devientvanitépuérileetprétentionmisérablechezlesautres.Lesserviteursd’ungrand se montrent d’ordinaire fort pointilleux sur les égards qu’on luidoit,etilstiennentplusàsesmoindresprivilègesquelui-même.

On rencontre encore quelquefois parmi nous un de ces vieuxserviteursdel’aristocratie; ilsurvitàsaraceetdisparaîtrabientôtavecelle.

Aux États-Unis, je n’ai vu personne qui lui ressemblât. Nonseulement les Américains ne connaissent point l’homme dont il s’agit,mais on a grand-peine à leur en faire comprendre l’existence. Ils netrouvent guère moins de difficulté à le concevoir que nous n’en avonsnous-mêmesà imaginer cequ’était un esclave chez lesRomains, ouun

Page 201: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

serfauMoyenÂge.Tousceshommessonteneffet,quoiqueàdesdegrésdifférents, lesproduitsd’unemêmecause.Ilsreculentensemble loindenos regards et fuient chaque jour dans l’obscurité du passé avec l’étatsocialquilesafaitnaître.

L’égalité des conditions fait, du serviteur et du maître, des êtresnouveaux,etétablitentreeuxdenouveauxrapports.

Lorsque les conditions sont presque égales, les hommes changentsans cessedeplace ; il y a encoreune classede valets et une classedemaîtres;maiscenesontpastoujourslesmêmesindividus,nisurtoutlesmêmesfamillesquilescomposent;etiln’yapasplusdeperpétuitédanslecommandementquedansl’obéissance.

Les serviteurs ne formant point un peuple à part, ils n’ont pointd’usages, de préjugés ni de mœurs qui leur soient propres ; on neremarquepasparmieuxuncertaintourd’espritniunefaçonparticulièredesentir ; ilsneconnaissentnivicesnivertusd’état,mais ilspartagentles lumières, les idées, les sentiments, les vertus et les vices de leurscontemporains;etilssonthonnêtesoufriponsdelamêmemanièrequelesmaîtres.

Les conditions ne sont pas moins égales parmi les serviteurs queparmilesmaîtres.

Commeonne trouvepoint,dans la classedes serviteurs,de rangsmarqués ni de hiérarchie permanente, il ne faut pas s’attendre à yrencontrerlabassesseetlagrandeurquisefontvoirdanslesaristocratiesdevaletsaussibienquedanstouteslesautres.

Jen’ai jamaisvuauxÉtats-Unisrienquipûtmerappeler l’idéeduserviteurd’élite,dontenEuropenousavonsconservélesouvenir;maisjen’yaipointtrouvénonplusl’idéedulaquais.Latracedel’uncommedel’autreyestperdue.

Dans les démocraties, les serviteurs ne sont pas seulement égauxentreeux;onpeutdirequ’ilssont,enquelquesorte, leségauxde leursmaîtres.

Ceciabesoind’êtreexpliquépourlebiencomprendre.A chaque instant, le serviteur peut devenir maître et aspire a le

devenir;leserviteurn’estdoncpasunautrehommequelemaître.

Page 202: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Pourquoidonc lepremiera-t-il ledroitdecommanderetqu’est-cequi force lesecondàobéir?L’accordmomentanéet librede leursdeuxvolontés.Naturellementilsnesontpointinférieursl’unàl’autre,ilsneledeviennentmomentanémentquepar l’effetducontrat.Dans les limitesdececontrat,l’unestleserviteuretl’autrelemaître;endehors,cesontdeuxcitoyens,deuxhommes.

Cequejeprielelecteurdebienconsidérer,c’estquececin’estpointseulement lanotionque les serviteurs se forment à eux-mêmesde leurétat. Les maîtres considèrent la domesticité sous le même jour, et lesbornes précises du commandement et de l’obéissance sont aussi bienfixéesdansl’espritdel’unquedansceluidel’autre.

Lorsque la plupart des citoyens ont depuis longtemps atteint unecondition à peu près semblable, et que l’égalité est un fait ancien etadmis, le sens public, que les exceptions n’influencent jamais, assigne,d’unemanièregénérale,àlavaleurdel’homme,decertaineslimitesau-dessus ou au-dessous desquelles il est difficile qu’aucun homme restelongtempsplacé.

Envainlarichesseetlapauvreté,lecommandementetl’obéissancemettent accidentellement de grandes distances entre deux hommes,l’opinion publique, qui se fonde sur l’ordre ordinaire des choses, lesrapproche du commun niveau et crée entre eux une sorte d’égalitéimaginaire,endépitdel’inégalitéréelledeleursconditions.

Cetteopiniontoute-puissantefinitparpénétrerdansl’âmemêmedeceux que leur intérêt pourrait armer contre elle ; elle modifie leurjugementenmêmetempsqu’ellesubjugueleurvolonté.

Au fond de leur âme, le maître et le serviteur n’aperçoivent plusentreeuxdedissemblanceprofonde,etilsn’espèrentnineredoutentd’enrencontrer jamais. Ils sontdonc sansmépris et sans colère, et ils ne setrouventnihumblesnifiersenseregardant.

Le maître juge que dans le contrat est la seule origine de sonpouvoir,etleserviteurydécouvrelaseulecausedesonobéissance.Ilsnesedisputentpointentreeuxsur lapositionréciproquequ’ilsoccupent ;maischacunvoitaisémentlasienneets’ytient.

Dans nos armées, le soldat est pris à peu près dans les mêmesclasses que les officiers et peut parvenir auxmêmes emplois ; horsdes

Page 203: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

rangs, il seconsidèrecommeparfaitementégalà seschefs,et il l’esteneffet ; mais sous le drapeau il ne fait nulle difficulté d’obéir, et sonobéissance, pour être volontaire et définie, n’est pas moins prompte,netteetfacile.

Ceci donne une idée de ce qui se passe dans les sociétésdémocratiquesentreleserviteuretlemaître.

Il serait insensé de croire qu’il pût jamais naître entre ces deuxhommes aucune de ces affections ardentes et profondes qui s’allumentquelquefoisau seinde ladomesticitéaristocratique,niqu’ondûtyvoirapparaîtredesexempleséclatantsdedévouement.

Danslesaristocraties, leserviteuretlemaîtrenes’aperçoiventquede loin en loin, et souvent ils ne se parlent que par intermédiaire.Cependant,ilstiennentd’ordinairefermementl’unàl’autre.

Chez les peuples démocratiques, le serviteur et lemaître sont fortproches ; leurs corps se touchent sans cesse, leurs âmes ne se mêlentpoint ; ils ont des occupations communes, ils n’ont presque jamaisd’intérêtscommuns.

Chez ces peuples, le serviteur se considère toujours comme unpassantdanslademeuredesesmaîtres.Iln’apasconnuleursaïeuxetneverra pas leurs descendants ; il n’a rien à en attendre de durable.Pourquoiconfondrait-ilsonexistenceaveclaleur,etd’oùluiviendraitcesingulierabandondelui-même?Lapositionréciproqueestchangée;lesrapportsdoiventl’être.

Je voudrais pouvoir m’appuyer dans tout ce qui précède del’exempledesAméricains;maisjenesauraislefairesansdistingueravecsoinlespersonnesetleslieux.

Ausuddel’Union,l’esclavageexiste.Toutcequejeviensdedirenepeutdoncs’yappliquer.

Au nord, la plupart des serviteurs sont des affranchis ou des filsd’affranchis.Ceshommesoccupentdans l’estimePubliqueunepositioncontestée:laloilesrapprocheduniveaudeleurmaître;lesmœurslesenrepoussent obstinément. Eux-mêmes ne discernent pas clairement leurplace,etilssemontrentpresquetoujoursinsolentsourampants.

Mais,danscesmêmesprovincesduNord,particulièrementdansla

Page 204: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Nouvelle-Angleterre,onrencontreunassezgrandnombredeBlancsquiconsentent, moyennant salaire, à se soumettre passagèrement auxvolontés de leurs semblables. J’ai entendu dire que ces serviteursremplissent d’ordinaire les devoirs de leur état avec exactitude etintelligence,etque,sanssecroirenaturellementinférieursàceluiquilescommande,ilssesoumettentsanspeineàluiobéir.

Il m’a semblé voir que ceux-là transportaient dans la servitudequelques-unes des habitudes viriles que l’indépendance et l’égalité fontnaître. Ayant une fois choisi une condition dure, ils ne cherchent pasindirectementàs’ysoustraire,etilsserespectentassezeux-mêmespourne pas refuser à leurs maîtres une obéissance qu’ils ont librementpromise.

Deleurcôté,lesmaîtresn’exigentdeleursserviteursquelafidèleetrigoureuseexécutionducontrat;ilsneleurdemandentpasdesrespects;ilsneréclamentpasleuramournileurdévouement;illeursuffitdelestrouverponctuelsethonnêtes.

Il ne serait donc pas vrai de dire que, sous la démocratie, lesrapportsduserviteuretdumaîtresontdésordonnés ; ilssontordonnésd’uneautremanière;larègleestdifférente,maisilyaunerègle.

Je n’ai point ici à rechercher si cet état nouveau que je viens dedécrireestinférieuràceluiquil’aprécédé,ousiseulementilestautre.Ilmesuffitqu’ilsoitrégléetfixe;carcequ’ilimporteleplusderencontrerparmileshommes,cen’estpasuncertainordre,c’estl’ordre.

Mais que dirai-je de ces tristes et turbulentes époques durantlesquelles l’égalité se fondeaumilieudu tumulted’une révolutionalorsqueladémocratie,aprèss’êtreétabliedansl’étatsocial,lutteencoreavecpeinecontrelespréjugésetlesmœurs?

Déjà la loi et en partie l’opinion proclament qu’il n’existe pasd’inférioriténaturelleetpermanenteentreleserviteuretlemaître.Maiscettefoinouvellen’apasencorepénétréjusqu’aufonddel’espritdecelui-ci,ouplutôtsoncœur larepousse.Dans lesecretdesonâme, lemaîtreestime encore qu’il est d’une espèce particulière et supérieure ;mais iln’ose le dire, et il se laisse attirer en frémissant vers le niveau. Soncommandementendevienttoutàlafoistimideetdur;déjàiln’éprouvepluspoursesserviteurslessentimentsprotecteursetbienveillantsqu’un

Page 205: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

long pouvoir incontesté fait toujours naître, et il s’étonne qu’étant lui-même changé, son serviteur change ; il veut que, ne faisant pour ainsidirequepasseràtraversladomesticité,celui-ciycontractedeshabitudesrégulièresetpermanentes;qu’ilsemontresatisfaitetfierd’unepositionservile,donttôtoutardildoitsortir;qu’ilsedévouepourunhommequine peut ni le protéger ni le perdre, et qu’il s’attache enfin, par un lienéternel,àdesêtresquiluiressemblentetquinedurentpasplusquelui.

Chez les peuples aristocratiques, il arrive souvent que l’état dedomesticitén’abaissepointl’âmedeceuxquis’ysoumettent,parcequ’ilsn’en connaissent et qu’ils n’en imaginent pas d’autres, et que laprodigieuse inégalité qui se fait voir entre eux et lemaître leur semblel’effetnécessaireetinévitabledequelqueloicachéedelaProvidence.

Sousladémocratie,l’étatdedomesticitén’arienquidégrade,parcequ’ilest librementchoisi,passagèrementadopté,que l’opinionpubliquene le flétrit point, et qu’il ne crée aucune inégalitépermanente entre leserviteuretlemaître.

Mais,durantlepassaged’uneconditionsocialeàl’autre,ilsurvientpresque toujours un moment où l’esprit des hommes vacille entre lanotion aristocratique de la sujétion et la notion démocratique del’obéissance.

L’obéissanceperdalorssamoralitéauxyeuxdeceluiquiobéit;ilnelaconsidèrepluscommeuneobligationenquelquesortedivine,etilnelavoitpointencoresoussonaspectpurementhumain;ellen’estàsesyeuxnisaintenijuste,etils’ysoumetcommeaunfaitdégradantetutile.

Dans ce moment, l’image confuse et incomplète de l’égalité seprésenteàl’espritdesserviteurs;ilsnediscernentpointd’abordsic’estdansl’étatmêmededomesticitéouendehorsquecetteégalitéàlaquelleils ontdroit se retrouve, et ils se révoltent au fondde leur cœur contreune infériorité à laquelle ils se sont soumis eux-mêmes et dont ilsprofitent. Ilsconsententàservir,et ilsonthonted’obéir ; ilsaiment lesavantagesdelaservitude,maispointlemaître,ou,pourmieuxdire,ilsnesont pas sûrs que ce ne soit pas à eux à être les maîtres, et ils sontdisposésàconsidérerceluiquilescommandecommel’injusteusurpateurdeleurdroit.

C’est alors qu’on voit dans la demeure de chaque citoyen quelque

Page 206: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

chosed’analogueautristespectaclequelasociétépolitiqueprésente.Làsepoursuitsanscesseuneguerresourdeet intestineentredespouvoirstoujourssoupçonneuxetrivaux:lemaîtresemontremalveillantetdoux,leserviteurmalveillantet indocile ; l’unveutsedérobersanscesse,pardes restrictions déshonnêtes, à l’obligation de protéger et de rétribuer,l’autre à celle d’obéir. Entre eux flottent les rênes de l’administrationdomestique, que chacun s’efforce de saisir. Les lignes qui divisentl’autoritédelatyrannie,lalibertédelalicence,ledroitdufait,paraissentà leurs yeux enchevêtrées et confondues, et nul ne sait précisément cequ’ilest,nicequ’ilpeut,nicequ’ildoit.

Unpareilétatn’estpasdémocratique,maisrévolutionnaire.

Page 207: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreVI:Commentlesinstitutionsetlesmœursdémocratiquestendentàéleverleprixetàraccourcir

laduréedesbaux

Ce que j’ai dit des serviteurs et desmaîtres s’applique, jusqu’à uncertain point, aux propriétaires et aux fermiers. Le sujet méritecependantd’êtreconsidéréàpart.

EnAmérique,iln’yapourainsidirepasdefermiers;touthommeestpossesseurduchampqu’ilcultive.

Ilfautreconnaîtrequelesloisdémocratiquestendentpuissammentàaccroîtrelenombredespropriétairesetàdiminuerceluidesfermiers.Toutefois ce qui se passe aux États-Unis doit être attribué, bienmoinsaux institutions du pays, qu’au pays lui-même. En Amérique, la terrecoûtepeu,etchacundevientaisémentpropriétaire.Elledonnepeu,etsesproduitsnesauraientqu’avecpeinesediviserentreunpropriétaireetunfermier.

L’Amériqueestdoncuniqueencecicommeend’autreschoses;etceseraiterrerquedelaprendrepourexemple.

Jepensequedans les paysdémocratiques aussi bienquedans lesaristocraties,ilserencontreradespropriétairesetdesfermiers;maislespropriétairesetlesfermiersn’yserontpasliésdelamêmemanière.

Danslesaristocraties,lesfermagesnes’acquittentpasseulementenargent, mais en respect, en affection et en services. Dans les paysdémocratiques, ilsne sepayentqu’enargent.Quand lespatrimoines sedivisentetchangentdemains,etquelarelationpermanentequiexistaitentrelesfamillesetlaterredisparaît,cen’estplusqu’unhasardquimetencontact lepropriétaireet le fermier. Ils se joignentunmomentpourdébattrelesconditionsducontrat,etseperdentensuitedevue.Cesontdeux étrangers que l’intérêt rapproche et qui discutent rigoureusemententreeuxuneaffaire,dontleseulsujetestl’argent.

Amesurequelesbienssepartagentetquelarichessesedisperseçàetlàsurtoutelasurfacedupays,l’Étatseremplitdegensdontl’opulence

Page 208: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ancienne est en déclin, et de nouveaux enrichis dont les besoinss’accroissentplusviteque les ressources.Pour tous ceux-là, lemoindreprofitestdeconséquence,etnuld’entreeuxnesesentdisposéàlaisseréchapperaucundesesavantages,niàperdreuneportionquelconquedesonrevenu.

Lesrangsseconfondantetlestrèsgrandesainsiquelestrèspetitesfortunesdevenantplusrares,ilsetrouvechaquejourmoinsdedistanceentre la condition sociale du propriétaire et celle du fermier ; l’un n’apointnaturellementdesupérioritéincontestéesurl’autre.Or,entredeuxhommes égaux et malaisés, quelle peut être la matière du contrat delouage?sinondel’argent!

Un homme qui a pour propriété tout un canton et possède centmétairies comprendqu’il s’agit de gagner à la fois le cœurdeplusieursmilliers d’hommes ; ceci lui paraît mériter qu’on s’y applique. Pouratteindreunsigrandobjet,ilfaitaisémentdessacrifices.

Celui qui possède cent arpents ne s’embarrasse point de pareilssoins ; il ne lui importe guèrede capter la bienveillanceparticulièredesonfermier.

Unearistocratienemeurtpointcommeunhomme,enunjour.Sonprincipesedétruitlentementaufonddesâmes,avantd’êtreattaquédansleslois.Longtempsdoncavantquelaguerren’éclatecontreelle,onvoitsedesserrerpeuàpeulelienquijusqu’alorsavaitunileshautesclassesauxbasses.L’indifférenceetleméprissetrahissentd’uncôté;del’autrelajalousieetlahaine:lesrapportsentrelepauvreetlerichedeviennentplusraresetmoinsdoux;leprixdesbauxs’élève.Cen’estpointencorelerésultatdelarévolutiondémocratique,maisc’enestlacertaineannonce.Carunearistocratiequialaissééchapperdéfinitivementdesesmainslecœur du peuple, est comme un arbremort dans ses racines, et que lesventsrenversentd’autantplusaisémentqu’ilestplushaut.

Depuis cinquante ans, le prix des fermages s’est prodigieusementaccru, non seulement en France, mais dans la plus grande partie del’Europe. Les progrès singuliers qu’ont faits l’agriculture et l’industrie,durantlamêmepériode,nesuffisentpoint,àmonsens,pourexpliquercephénomène.Ilfautrecouriràquelqueautrecausepluspuissanteetpluscachée.Jepensequecettecausedoitêtrerecherchéedanslesinstitutions

Page 209: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

démocratiquesqueplusieurspeupleseuropéensontadoptéesetdanslespassionsdémocratiquesquiagitentplusoumoinstouslesautres.

J’ai souvent entendudegrandspropriétaires anglais se féliciterdeceque,denosjours,ilstirentbeaucoupplusd’argentdeleursdomainesquenelefaisaientleurspères.

Ilsontpeut-êtreraisondeseréjouir;mais,àcoupsûr,ilsnesaventpointdequoiilsseréjouissent.Ilscroientfaireunprofitnet,etilsnefontqu’unéchange.C’estleurinfluencequ’ilscèdentàdenierscomptants;etcequ’ilsgagnentenargent,ilsvontbientôtleperdreenpouvoir.

Il y a encore un autre signe auquel on peut aisément reconnaîtrequ’unegranderévolutiondémocratiques’accomplitouseprépare.

AuMoyenAge,presquetouteslesterresétaientlouéesàperpétuité,oudumoinsàtrèslongstermes.Quandonétudiel’économiedomestiquedecetemps,onvoitquelesbauxdequatre-vingt-dix-neufansyétaientplusfréquentsqueceuxdedouzenelesontdenosjours.

On croyait alors à l’immortalité des familles ; les conditionssemblaient fixéesàtoujours,et lasociétéentièreparaissaitsi immobile,qu’onn’imaginaitpointqueriendûtjamaisremuerdanssonsein.

Danslessièclesd’égalité,l’esprithumainprendunautretour.Ilsefigureaisémentqueriennedemeure.L’idéedel’instabilitélepossède.

En cette disposition, le propriétaire et le fermier lui-mêmeressentent une sorte d’horreur instinctive pour les obligations à longterme;ilsontpeurdesetrouverbornésunjourparlaconventiondontaujourd’hui ils profitent. Ils s’attendent vaguement à quelquechangement soudain et imprévu dans leur condition. Ils se redoutenteux-mêmes ; ils craignent que, leur goût venant à changer, ils nes’affligentdenepouvoirquittercequifaisaitl’objetdeleursconvoitises,et ils ont raisonde le craindre ; car, dans les siècles démocratiques, cequ’ilyadeplusmouvant,aumilieudumouvementdetouteschoses,c’estlecœurdel’homme.

Page 210: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreVII:Influencedeladémocratiesurlessalaires

La plupart des remarques que j’ai faites ci-devant, en parlant desserviteursetdesmaîtres,peuvents’appliquerauxmaîtresetauxouvriers.

À mesure que les règles de la hiérarchie sociale sont moinsobservées,tandisquelesgrandss’abaissent,quelespetitss’élèventetquela pauvreté aussi bien que la richesse cesse d’être héréditaire, on voitdécroîtrechaquejourladistancedefaitetd’opinionquiséparaitl’ouvrierdumaître.

L’ouvrierconçoituneidéeplusélevéedesesdroits,desonavenir,delui-même;unenouvelleambition,denouveauxdésirsleremplissent,denouveauxbesoins l’assiègent.À toutmoment, il jettedes regardspleinsde convoitise sur les profits de celui qui l’emploie ; afin d’arriver à lespartager, il s’efforce de mettre son travail à plus haut prix, et il finitd’ordinaireparyréussir.

Dans les pays démocratiques, comme ailleurs, la plupart desindustriessontconduitesàpeudefraispardeshommesquelarichesseetleslumièresneplacentpointau-dessusducommunniveaudeceuxqu’ilsemploient. Ces entrepreneurs d’industrie sont très nombreux ; leursintérêtsdiffèrent;ilsnesauraientdoncaiséments’entendreentreeuxetcombinerleursefforts.

D’unautre côté, les ouvriers ontpresque tousquelques ressourcesassuréesqui leurpermettentde refuser leurs services lorsqu’onneveutpoint leur accorder ce qu’ils considèrent comme la juste rétribution dutravail.

Dans la lutte continuelle que ces deux classes se livrent pour lessalaires,lesforcessontdoncpartagées,lessuccèsalternatifs.

Il est même à croire qu’à la longue l’intérêt des ouvriers doitprévaloir ; car les salaires élevés qu’ils ont déjà obtenus les rendentchaquejourmoinsdépendantsdeleursmaîtres,et,àmesurequ’ilssontplus indépendants, ils peuvent plus aisément obtenir l’élévation des

Page 211: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

salaires.Jeprendraipourexemplel’industriequi,denotretemps,estencore

la plus suivie parmi nous, ainsi que chez presque toutes les nations dumonde:laculturedesterres.

EnFrance,laplupartdeceuxquilouentleursservicespourcultiverlesolenpossèdenteux-mêmesquelquesparcellesqui,à larigueur, leurpermettent de subsister sans travailler pour autrui. Lorsque ceux-làviennentoffrir leursbrasaugrandpropriétaireouau fermier voisin, etqu’on refuse de leur accorder un certain salaire, ils se retirent sur leurpetitdomaineetattendentqu’uneautreoccasionseprésente.

Jepensequ’enprenantleschosesdansleurensemble,onpeutdirequel’élévationlenteetprogressivedessalairesestunedesloisgénéralesqui régissent les sociétés démocratiques. À mesure que les conditionsdeviennentpluségales,lessalairess’élèvent,et,àmesurequelessalairessontplushauts,lesconditionsdeviennentpluségales.

Mais, de nos jours, une grande et malheureuse exception serencontre.

J’ai montré, dans un chapitre précédent, comment l’aristocratie,chassée de la société politique, s’était retirée dans certaines parties dumondeindustriel,etyavaitétablisousuneautreformesonempire.

Ceciinfluepuissammentsurletauxdessalaires.Comme il faut être déjà très riche pour entreprendre les grandes

industriesdontjeparle,lenombredeceuxquilesentreprennentestfortpetit. Étant peu nombreux, ils peuvent aisément se liguer entre eux, etfixerautravailleprixqu’illeurplaît.

Leurs ouvriers sont, au contraire, en très grand nombre, et laquantité s’en accroît sans cesse ; car il arrive de temps à autre desprospérités extraordinaires durant lesquelles les salaires s’élèvent outremesureetattirentdanslesmanufactureslespopulationsenvironnantes.Or,unefoisqueleshommessontentrésdanscettecarrière,nousavonsvuqu’ilsn’ensauraientsortir,parcequ’ilsnetardentpasàycontracterdeshabitudesdecorpsetd’espritquilesrendentimpropresàtoutautrelabeur. Ces hommes ont en général peu de lumières, d’industrie et deressources ; ilssontdoncpresqueà lamercide leurmaître.Lorsqu’une

Page 212: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

concurrence, ou d’autres circonstances fortuites, fait décroître les gainsde celui-ci, il peut restreindre leurs salaires presque à son gré, etreprendreaisémentsureuxcequelafortuneluienlève.

Refusent-ils le travail d’un commun accord : lemaître, qui est unhommeriche,peutattendreaisément,sansseruiner,quelanécessitéleslui ramène ;mais eux, il leur faut travailler tous les jours pour ne pasmourir;carilsn’ontguèred’autrepropriétéqueleursbras.L’oppressionlesadèslongtempsappauvris,etilssontplusfacilesàopprimeràmesurequ’ils deviennent plus pauvres. C’est un cercle vicieux dont ils nesauraientaucunementsortir.

Onne doit donc point s’étonner si les salaires, après s’être, élevésquelquefois tout à coup, baissent ici d’unemanière permanente, tandisque,danslesautresprofessions,leprixdutravail,quinecroitengénéralquepeuàpeu,s’augmentesanscesse.

Cetétatdedépendanceetdemisèredanslequelsetrouvedenotretempsunepartiedelapopulationindustrielleestunfaitexceptionneletcontraireàtoutcequil’environne;mais,pourcetteraisonmême,iln’enestpasdeplusgrave,niquiméritemieuxd’attirerl’attentionparticulièredulégislateur;carilestdifficile, lorsquelasociétéentièreseremue,deteniruneclasse immobile, et,quand leplusgrandnombres’ouvre sanscesse de nouveaux chemins vers la fortune, de faire que quelques-unssupportentenpaixleursbesoinsetleursdésirs.

Page 213: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreVIII:InfluencedeladémocratieSurlafamille

Jeviensd’examinercomment,chezlespeuplesdémocratiquesetenparticulier chez les Américains, l’égalité des conditions modifie lesrapportsdescitoyensentreeux.

Jeveuxpénétrerplusavant,etentrerdansleseindelafamille.Monbut n’est point ici de chercher des vérités nouvelles, mais de montrercommentdesfaitsdéjàconnusserattachentàmonsujet.

Tout le monde a remarqué que, de nos jours, il s’était établi denouveaux rapports entre les différents membres de la famille, que ladistance qui séparait jadis le père de ses fils était diminuée, et quel’autoritépaternelleétaitsinondétruite,aumoinsaltérée.

Quelquechosed’analoguemaisdeplusfrappantencore,sefaitvoirauxÉtats-Unis.

EnAmérique,lafamille,enprenantcemotdanssonsensromainetaristocratique, n’existe point. On n’en retrouve quelques vestiges quedurantlespremièresannéesquisuiventlanaissancedesenfants.Lepèreexercealors,sansopposition,ladictaturedomestique,quelafaiblessedeses fils rend nécessaire, et que leur intérêt, ainsi que sa supérioritéincontestables,justifie.

MaisdumomentoùlejeuneAméricains’approchedelavirilité,lesliens de l’obéissance filiale se détendent de jour en jour.Maître de sespensées,ill’estbientôtaprèsdesaconduite.EnAmérique,iln’yapas,àvraidired’adolescence.Ausortirdupremierâge, l’hommesemontreetcommenceàtracerlui-mêmesonchemin.

On aurait tort de croire que ceci arrive à la suite d’une lutteintestine, dans laquelle le fils aurait obtenu, par une sorte de violencemorale, la liberté que son père lui refusait. Les mêmes habitudes, lesmêmes principes qui poussent l’un à se saisir de l’indépendance,disposentl’autreàenconsidérerl’usagecommeundroitincontestable.

On ne remarque donc dans le premier aucune de ces passions

Page 214: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

haineuses et désordonnées qui agitent les hommes longtemps encoreaprès qu’ils se sont soustraits à unpouvoir établi. Le secondn’éprouvepointcesregretspleinsd’amertumeetdecolère,quisurviventd’ordinaireàlapuissancedéchue:lepèreaaperçudeloinlesbornesoùdevaitvenirexpirer son autorité ; et, quand le temps l’a approché de ces limites, ilabdiquesanspeine.Lefilsaprévud’avancel’époquepréciseoùsaproprevolontédeviendraitsarègle,etils’emparedelalibertésansprécipitationetsansefforts,commed’unbienquiluiestdûetqu’onnecherchepointàluiravir9.

Iln’estpeut-êtrepasinutiledefairevoircommentceschangementsquiontlieudanslafamillesontétroitementliésàlarévolutionsocialeetpolitiquequiachèvedes’accomplirsousnosyeux,

Il y a certains grands principes sociaux qu’un peuple fait pénétrerpartoutounelaissesubsisternullepart.

Danslespaysaristocratiquementethiérarchiquementorganisés, lepouvoirnes’adressejamaisdirectementàl’ensembledesgouvernés.Leshommestenantlesunsauxautres,onseborneàconduirelespremiers.Lerestesuit.Cecis’appliqueàlafamille,commeàtouteslesassociationsquiontunchef.Chezlespeuplesaristocratiques,lasociéténeconnaît,àvraidire,quelepère.Ellenetientlesfilsqueparlesmainsdupère;ellelegouverneetillesgouverne.Lepèren’yadoncpasseulementundroitnaturel.Onluidonneundroitpolitiqueàcommander.Ilestl’auteuretlesoutiendelafamille;ilenestaussilemagistrat.

Dans les démocraties, où le bras du gouvernement va chercherchaquehommeenparticulieraumilieudelafoulepourleplierisolémentaux lois communes, il n’est pas besoin de semblable intermédiaire ; lepèren’est,auxyeuxdelaloi,qu’uncitoyenplusâgéetplusrichequesesfils.

Lorsque la plupart des conditions sont très inégales, et quel’inégalité des conditions est permanente, l’idée du supérieur granditdans l’imagination des hommes ; la loi ne lui accordât-elle pas deprérogatives, la coutume et l’opinion lui en concèdent. Lorsque, aucontraire, leshommesdiffèrentpeu lesunsdesautresetnerestentpastoujours dissemblables, la notion générale du supérieur devient plusfaibleetmoinsclaire;envainlavolontédulégislateurs’efforce-t-ellede

Page 215: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

placerceluiquiobéitfortau-dessousdeceluiquicommande,lesmœursrapprochentcesdeuxhommes l’unde l’autreet lesattirentchaque jourverslemêmeniveau.

Si donc je ne vois point, dans la législation d’un peuplearistocratique,deprivilègesparticuliersaccordésauchefdelafamille,jene laisseraipasd’êtreassuréquesonpouvoiryest fort respectéetplusétendu que dans le sein d’une démocratie, car je sais que, quelles quesoientleslois,lesupérieurparaîtratoujoursplushautetl’inférieurplusbasdanslesaristocratiesquechezlespeuplesdémocratiques.

Quand les hommes vivent dans le souvenir de ce qui a été, plutôtquedanslapréoccupationdecequiest,etqu’ilss’inquiètentbienplusdecequeleursancêtresontpenséqu’ilsnecherchentàpensereux-mêmes,le père est le lien naturel et nécessaire entre le passé et le présent,l’anneau où ces deux chaînes aboutissent et se rejoignent. Dans lesaristocraties, le père n’est donc pas seulement le chef politique de lafamille ; il y est l’organe de la tradition, l’interprète de la coutume,l’arbitredesmœurs.Onl’écouteavecdéférence;onne l’abordequ’avecrespect,etl’amourqu’onluiporteesttoujourstempéréparlacrainte.

L’état socialdevenantdémocratique,et leshommesadoptantpourprincipegénéralqu’ilestbonet légitimede juger touteschosesparsoi-mêmeenprenantlesanciennescroyancescommerenseignementetnoncomme règle, la puissance d’opinion exercée par le père sur les filsdevientmoinsgrande,aussibienquesonpouvoirlégal.

La division des patrimoines qu’amène la démocratie, contribuepeut-être plus que tout le reste à changer les rapports du père et desenfants.

Quand le père de famille a peu de bien, son fils et lui vivent sanscessedans lemême lieu,et s’occupentencommundesmêmes travaux.L’habitude et le besoin les rapprochent et les forcent à communiquer àchaque instant l’un avec l’autre ; il ne peut doncmanquer de s’établirentreeuxunesorted’intimitéfamilièrequirendl’autoritémoinsabsolue,etquis’accommodemalaveclesformesextérieuresdurespect.

Or,chezlespeuplesdémocratiques,laclassequipossèdecespetitesfortunesestprécisémentcellequidonnelapuissanceauxidéesetletourauxmœurs. Elle fait prédominer partout ses opinions enmême temps

Page 216: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

quesesvolontés,etceuxmêmesquisont leplusenclinsàrésisteràsescommandementsfinissentparselaisserentraînerparsesexemples,J’aivu de fougueux ennemis de la démocratie qui se faisaient tutoyer parleursenfants.

Ainsi,dans lemême tempsque lepouvoiréchappeà l’aristocratie,onvoitdisparaîtrecequ’ilyavaitd’austère,deconventionneletdelégaldans la puissance paternelle, et une sorte d’égalité s’établit autour dufoyerdomestique.

Jenesaissi,àtoutprendre,lasociétéperdàcechangement;maisjesuisportéàcroirequel’individuygagne.Jepensequ’àmesurequelesmœursetlesloissontplusdémocratiques,lesrapportsdupèreetdufilsdeviennentplusintimesetplusdoux;larègleetl’autorités’yrencontrentmoins;laconfianceetl’affectionysontsouventplusgrandes,etilsemblequeleliennaturelseresserre,tandisqueleliensocialsedétend.

Danslafamilledémocratique,lepèren’exerceguèred’autrepouvoirque celui qu’on se plaît à accorder à la tendresse et à l’expérienced’unvieillard.Sesordresseraientpeut-êtreméconnus;maissesconseilssontd’ordinaire pleins de puissance. S’il n’est point entouré de respectsofficiels, ses fils du moins l’abordent avec confiance. Il n’y a point deformule reconnue pour lui adresser la parole ; mais on lui parle sanscesse,etonleconsultevolontierschaquejour.Lemaîtreet lemagistratontdisparu;lepèrereste.

Il suffit, pour juger de la différence des deux états sociaux sur cepoint,deparcourirlescorrespondancesdomestiquesquelesaristocratiesnousontlaissées.Lestyleenesttoujourscorrect,cérémonieux,rigide,etsifroid,quelachaleurnaturelleducœurpeutàpeines’ysentiràtraverslesmots.

Ilrègne,aucontraire,danstouteslesparolesqu’unfilsadresseàsonpère,chezlespeuplesdémocratiques,quelquechosedelibre,defamilieretdetendreàlafois,quifaitdécouvriraupremierabordquedesrapportsnouveauxsesontétablisauseindelafamille.

Unerévolutionanaloguemodifielesrapportsmutuelsdesenfants.Dans la famille aristocratique, aussi bien que dans la société

aristocratique,touteslesplacessontmarquées.Nonseulementlepèreyoccupeunrangàpartetyjouitd’immensesprivilèges; lesenfantseux-

Page 217: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

mêmes ne sont point égaux entre eux : l’âge et le sexe fixentirrévocablementàchacunsonrangetluiassurentcertainesprérogatives.Ladémocratierenverseouabaisselaplupartdecesbarrières.

Dans la famille aristocratique, l’aîné des fils héritant de la plusgrandepartiedesbiens et depresque tous lesdroits, devient le chef etjusqu’à un certain point lemaître de ses frères. À lui la grandeur et lepouvoir,àeuxlamédiocritéetladépendance.Toutefois,onauraittortdecroire que, chez les peuples aristocratiques, les privilèges de l’aîné nefussentavantageuxqu’aluiseul,etqu’ilsn’excitassentautourdeluiquel’envieetlahaine.

L’aînés’efforced’ordinairedeprocurerlarichesseetlepouvoirasesfrères, parce que l’éclat général de la maison rejaillit sur celui qui lareprésente ; et les cadets cherchent à faciliter à l’aîné toutes sesentreprises,parcequelagrandeuretlaforceduchefdelafamillelemetdeplusenplusenétatd’enélevertouslesrejetons.

Les divers membres de la famille aristocratique sont donc fortétroitement liés les uns aux autres ; leurs intérêts se tiennent, leursespritssontd’accord;maisilestrarequeleurscœurss’entendent.

Ladémocratieattacheaussilesfrèreslesunsauxautres;maiselles’yprendd’uneautremanière.

Sous les lois démocratiques, les enfants sont parfaitement égaux,par conséquent indépendants ; rien ne les rapproche forcément, maisaussi rienne lesécarte ;et, comme ilsontuneoriginecommune,qu’ilss’élèvent sous le même toit, qu’ils sont l’objet des mêmes soins, etqu’aucune prérogative particulière ne les distingue ni ne les sépare, onvoit aisémentnaîtreparmieux ladouceet juvénile intimitédupremierâge. Le lien ainsi formé au commencement de la vie, il ne se présenteguèred’occasionsdeleromprecarlafraternitélesrapprochechaquejoursanslesgêner.

Ce n’est donc point par les intérêts, c’est par la communauté dessouvenirs et la libre sympathie des opinions et des goûts que ladémocratieattachelesfrèreslesunsauxautres.Ellediviseleurhéritage,maisellepermetqueleursâmesseconfondent.

La douceur de ces mœurs démocratiques est si grande que lespartisansde l’aristocratie eux-mêmes s’y laissentprendre, etque, après

Page 218: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

l’avoir goûtée quelque temps, ils ne sont point tentés de retourner auxformes respectueuses et froides de la famille aristocratiques. Ilsconserveraient volontiers les habitudes domestiques de la démocratie,pourvuqu’ilspussentrejetersonétatsocialetseslois.Maisceschosessetiennent,etl’onnesauraitjouirdesunessanssouffrirlesautres.

Cequejeviensdediredel’amourfilialetdelatendressefraternelledoit s’entendre de toutes les passions qui prennent spontanément leursourcedanslanatureelle-même.

Lorsqu’une certainemanière de penser ou de sentir est le produitd’unétatparticulierdel’humanité,cetétatvenantàchanger, ilneresterien. C’est ainsi que la loi peut attacher très étroitement deux citoyensl’unàl’autre; laloiabolie,ilsseséparent.Iln’yavaitriendeplusserréque le nœud qui unissait le vassal au seigneur, dans le monde féodal.Maintenant, ces deux hommes ne se connaissent plus. La crainte, lareconnaissanceetl’amourquilesliaientjadisontdisparu.Onn’entrouvepointlatrace.

Mais il n’en est pas ainsi des sentiments naturels à l’espècehumaine. Il est rare que la loi, en s’efforçant de plier ceux-ci d’unecertainemanière,nelesénerve;qu’envoulantyajouter,elleneleurôtepoint quelque chose, et qu’ils ne soient pas toujours plus forts, livrés àeux-mêmes.

Ladémocratie,quidétruitouobscurcitpresquetouteslesanciennesconventions sociales et qui empêche que les hommes ne s’arrêtentaisément à de nouvelles, fait disparaître entièrement la plupart dessentimentsquinaissentdecesconventions.Maisellenefaitquemodifierles autres, et souvent elle leurdonneune énergie et unedouceurqu’ilsn’avaientpas.

Je pense qu’il n’est pas impossible de renfermer dans une seulephrasetoutlesensdecechapitreetdeplusieursautresquileprécèdent.La démocratie détend les liens sociaux, mais elle resserre les liensnaturels.Elle rapproche lesparentsdans lemême tempsqu’elle séparelescitoyens.

Page 219: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreIX:ÉducationdesjeunesfillesauxÉtats-Unis

Iln’yajamaiseudesociétéslibressansmœurs,et,ainsiquejel’aidit dans la première partie de cet ouvrage, c’est la femme qui fait lesmœurs. Tout ce qui influe sur la condition des femmes, sur leurshabitudesetleursopinions,adoncungrandintérêtpolitiqueàmesyeux.

Chez presque toutes les nations protestantes, les jeunes filles sontinfiniment plus maîtresses de leurs actions que chez les peuplescatholiques.

Cetteindépendanceestencoreplusgrandedanslespaysprotestantsqui,ainsiquel’Angleterre,ontconservéouacquisledroitdesegouvernereux-mêmes. La liberté pénètre alors dans la famille par les habitudespolitiquesetparlescroyancesreligieuses.

Aux États-Unis, les doctrines du protestantisme viennent secombiner avec une Constitution très libre et un état social trèsdémocratique;etnullepartlajeunefillen’estpluspromptementnipluscomplètementlivréeàelle-même.

LongtempsavantquelajeuneAméricaineaitatteintl’âgenubile,oncommence à l’affranchir peu à peu de la tutelle maternelle ; elle n’estpointencoreentièrementsortiedel’enfance,quedéjàellepenseparelle-même,parlelibrementetagitseule;devantelleestexposésanscesselegrandtableaudumonde;loindechercheràluiendéroberlavue,onledécouvrechaquejourdeplusenplusàsesregards,etonluiapprendàleconsidérerd’unœilfermeettranquille.Ainsi,lesvicesetlespérilsquelasociétéprésentenetardentpasàluiêtrerévélés;ellelesvoitclairement,les juge sans illusion et les affronte sans crainte ; car elle est pleinedeconfiancedanssesforces,etsaconfiancesemblepartagéepartousceuxquil’environnent.

Ilnefautdoncpresquejamaiss’attendreàrencontrerchezlajeunefille d’Amérique cette candeur virginale aumilieu des naissants désirs,nonplusquecesgrâcesnaïvesetingénuesquiaccompagnentd’ordinairechez l’Européenne le passage de l’enfance à la jeunesse. Il est rare que

Page 220: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

l’Américaine,quelquesoitsonâge,montreunetimiditéetuneignorancepuériles. Comme la jeune fille d’Europe, elle veut plaire, mais elle saitprécisémentàquelprix.Si ellene se livrepasaumal,dumoins elle leconnaît;elleadesmœurspuresplutôtqu’unespritchaste.

J’ai souvent été surpris et presque effrayé en voyant la dextéritésingulière et l’heureuse audace avec lesquelles ces jeunes fillesd’Amériquesavaientconduireleurspenséesetleursparolesaumilieudesécueils d’une conversation enjouée ; unphilosophe aurait bronché centfoissurl’étroitcheminqu’ellesparcouraientsansaccidentsetsanspeine.

Il est facile, en effet de reconnaître que, au milieu même del’indépendance de sa première jeunesse, l’Américaine ne cesse jamaisentièrementd’êtremaîtressed’elle-même ; elle jouitde tous lesplaisirspermissanss’abandonneraaucund’eux,etsaraisonne lâchepoint lesrênes,quoiqu’ellesemblesouventleslaisserflotter.

EnFrance, oùnousmêlons encored’une si étrangemanière, dansnosopinionsetdansnosgoûts,desdébrisdetouslesâges,ilnousarrivesouventdedonnerauxfemmesuneéducationtimide,retiréeetpresqueclaustrale, comme au temps de l’aristocratie, et nous les abandonnonsensuitetoutàcoup,sansguideetsanssecours,aumilieudesdésordresinséparablesd’unesociétédémocratique.

LesAméricainssontmieuxd’accordaveceux-mêmes.Ilsontvuque,auseind’unedémocratie,l’indépendanceindividuelle

nepouvaitmanquerd’êtretrèsgrande, la jeunessehâtive, lesgoûtsmalcontenus, lacoutumechangeante, l’opinionpubliquesouvent incertaineouimpuissantel’autoritépaternellefaibleetlepouvoirmaritalcontesté.

Danscetétatdechoses,ilsontjugéqu’ilyavaitpeudechancesdepouvoir comprimer chez la femme les passions les plus tyranniques ducœurhumain,etqu’ilétaitplussûrdeluienseignerl’artdelescombattreelle-même.Commeilsnepouvaientempêcherquesavertunefûtsouventenpéril,ilsontvouluqu’ellesûtladéfendre,etilsontpluscomptésurlelibreeffortdesavolontéquesurdesbarrièresébranlées,oudétruites.Aulieu de la tenir dans la défiance d’elle-même, ils cherchent donc sanscesse à accroître sa confiance en ses propres forces. N’ayant ni lapossibiliténi ledésirdemaintenir la jeune filledansuneperpétuelleetcomplète ignorance, ils se sont hâtés de lui donner une connaissance

Page 221: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

précocedetouteschoses.Loindeluicacherlescorruptionsdumonde,ilsontvouluqu’ellelesvîtdèsl’abordetqu’elles’exerçâtd’elle-mêmeàlesfuir,et ilsontmieuxaimégarantir sonhonnêtetéquede troprespectersoninnocence.

Quoique lesAméricains soient un peuple fort religieux, ils ne s’ensontpasrapportésàlareligionseulepourdéfendrelavertudelafemme;ilsontcherchéàarmersaraison.Enceci,commeenbeaucoupd’autrescirconstances, ils ont suivi la même méthode. Ils ont d’abord faitd’incroyables efforts pour obtenir que l’indépendance individuelle seréglât d’elle-même, et ce n’est que, arrivés aux dernières limites de laforcehumaine,qu’ilsontenfinappelélareligionàleursecours.

Jesaisqu’unepareilleéducationn’estpassansdanger;jen’ignorepas non plus qu’elle tend à développer le jugement aux dépens del’imagination, et à faire des femmes honnêtes et froides plutôt que desépousestendresetd’aimablescompagnesdel’homme.Silasociétéenestplus tranquille et mieux réglée, la vie privée en a souvent moins decharmes.Maiscesontlàdesmauxsecondaires,qu’unintérêtplusgranddoitfairebraver.Parvenusaupointoùnoussommes,ilnenousestpluspermis de faire un choix : il faut une éducation démocratique pourgarantir la femme des périls dont les institutions et les mœurs de ladémocratiel’environnent.

Page 222: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreX:Commentlajeunefilleseretrouvesouslestraitsdel’épouse

En Amérique, l’indépendance de la femme vient se perdre sansretour au milieu des liens du mariage. Si la jeune fille y est moinscontraintequepartoutailleurs,l’épouses’ysoumetàdesobligationsplusétroites.L’unefaitdelamaisonpaternelleunlieudelibertéetdeplaisir,l’autrevitdanslademeuredesonmaricommedansuncloître.

Cesdeuxétatssidifférentsnesontpeut-êtrepassicontrairesqu’onle suppose, et il est naturel que les Américains passent par l’un pourarriveràl’autre.

Les peuples religieux et les nations industrielles se font une idéeparticulièrementgravedumariage.Lesunsconsidèrentlarégularitédelavied’unefemmecommelameilleuregarantieetlesignelepluscertaindelapuretédesesmœurs.Lesautresyvoientlegageassurédel’ordreetdelaprospéritédelamaison.

Les Américains forment tout à la fois une nation puritaine et unpeuple commerçant ; leurs croyances religieuses, aussi bien que leurshabitudes industrielles, les portent donc à exiger de la femme uneabnégation d’elle-même et un sacrifice continuel de ses plaisirs à sesaffaires, qu’il est rare de lui demander en Europe. Ainsi, il règne auxÉtats-Unis une opinion publique inexorable qui renferme avec soin lafemmedanslepetitcercledesintérêtsetdesdevoirsdomestiques,etquiluidéfendd’ensortir.

Asonentréedanslemonde,lajeuneAméricainetrouvecesnotionsfermement établies ; elle voit les règlesqui endécoulent ; ellene tardepasàseconvaincrequ’ellenesauraitsesoustraireunmomentauxusagesde ses contemporains, sansmettre aussitôt en péril sa tranquillité, sonhonneuretjusqu’àsonexistencesociale,etelletrouve,danslafermetédesa raisonetdans leshabitudes virilesque sonéducation lui adonnées,l’énergiedes’ysoumettre.

Onpeutdirequec’estdansl’usagedel’indépendancequ’elleapuiséle courage d’en subir sans lutte et sansmurmure le sacrifice, quand le

Page 223: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

momentestvenudesel’imposer.L’Américaine,d’ailleurs,netombejamaisdanslesliensdumariage

commedansunpiègetenduàsasimplicitéetàsonignorance.Onluiaapprisd’avancecequ’onattendaitd’elle,etc’estd’elle-mêmeetlibrementqu’elleseplacesouslejoug.Ellesupportecourageusementsaconditionnouvelle,parcequ’ellel’achoisie.

CommeenAmériqueladisciplinepaternelleestfortlâcheetquelelienconjugalestfortétroit,cen’estqu’aveccirconspectionetaveccraintequ’une jeune fille le contracte.Onn’yvoit guèred’unionsprécoces.LesAméricaines ne se marient donc que quand leur raison est exercée etmûrie ; tandis qu’ailleurs la plupart des femmes ne commencentd’ordinaireàexerceretmûrirleurraisonquedanslemariage.

Je suis, du reste, très loin de croire que ce grand changement quis’opère dans toutes les habitudes des femmes aux États-Unis, aussitôtqu’elles sont mariées, ne doive être attribué qu’à la contrainte del’opinion publique. Souvent elles se l’imposent elles-mêmes par le seuleffortdeleurvolonté.

Lorsque le temps est arrivé de choisir un époux, cette froide etaustèreraisonquelalibrevuedumondeaéclairéeetaffermieindiqueàL’Américainequ’unespritlégeretindépendantdanslesliensdumariageestunsujetdetroubleéternel,nondeplaisir;quelesamusementsdelajeunefillenesauraientdevenirlesdélassementsdel’épouse,etquepourlafemmelessourcesdubonheursontdanslademeureconjugale.Voyantd’avance et avec clarté le seul chemin qui peut conduire à la félicitédomestique,elleyentredèssespremierspas,etlesuitjusqu’auboutsanschercheràretournerenarrière.

Cette même vigueur de volonté que font voir les jeunes épousesd’Amérique, en se pliant tout à coup et sans se plaindre aux austèresdevoirsdeleurnouvelétat,seretrouvedurestedanstoutes lesgrandesépreuvesdeleurvie.

n’yapasdepaysaumondeoùlesfortunesparticulièressoientplusinstables qu’aux États-Unis. il n’est pas rare que, dans le cours de sonexistence, le même homme monte et redescende tous les degrés quiconduisentdel’opulenceàlapauvreté.

Les femmes d’Amérique supportent ces révolutions avec une

Page 224: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

tranquilleetindomptableénergie.Ondiraitqueleursdésirsseresserrentavecleurfortune,aussiaisémentqu’ilss’étendent.

La plupart des aventuriers qui vont peupler chaque année lessolitudesdel’Ouestappartiennent,ainsiquejel’aiditdansmonpremierouvrage, à l’ancienne race anglo-américaine du Nord. Plusieurs de ceshommesquicourentavectantd’audacevers larichesse jouissaientdéjàdel’aisancedansleurpays.Ilsmènentaveceuxleurscompagnes,etfontpartager à celles-ci les périls et les misères sans nombre qui signalenttoujours le commencement de pareilles entreprises. J’ai souventrencontré jusque sur les limites du désert de jeunes femmes qui, aprèsavoirétéélevéesaumilieudetouteslesdélicatessesdesgrandesvillesdela Nouvelle-Angleterre, étaient passées, presque sans transition, de larichedemeurede leursparentsdansunehuttemal ferméeauseind’unbois. La fièvre, la solitude, l’ennui, n’avaient point brisé les ressorts deleurcourage.Leurstraitssemblaientaltérésetflétris,maisleursregardsétaientfermes.Ellesparaissaienttoutàlafoistristesetrésolues.

Je ne doute point que ces jeunes Américaines n’eussent amassé,dans leur éducation première, cette force intérieure dont elles faisaientalorsusage.

C’estdoncencorelajeunefillequi,auxÉtats-Unis,seretrouvesouslestraitsdel’épouse;lerôleachangé,leshabitudesdiffèrent,l’espritestlemême.

Page 225: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXI:Commentl’égalitédesconditionscontribueàmaintenirlesbonnesmœursenAmérique

Il y a des philosophes et des historiens qui ont dit, ou ont laisséentendre, que les femmes étaient plus ou moins sévères dans leursmœurssuivantqu’elleshabitaientplusoumoinsloindel’équateur.C’estsetirerd’affaireàbonmarché,et,àcecompte,ilsuffiraitd’unesphèreetd’un compas pour résoudre en un instant l’un des plus difficilesproblèmesquel’humanitéprésente.

Jene vois point que cette doctrinematérialiste soit établie par lesfaits.

Lesmêmesnationssesontmontrées,àdifférentesépoquesdeleurhistoire,chastesoudissolues.Larégularitéouledésordredeleursmœurstenait donc à quelques causes changeantes, et non pas seulement à lanaturedupays,quinechangeaitpoint.

Jenenieraipasque,danscertainsclimats,lespassionsquinaissentde l’attrait réciproque des sexes ne soient particulièrement ardentes ;mais je pense que cette ardeur naturelle peut toujours être excitée oucontenueparl’étatsocialetlesinstitutionspolitiques.

Quoique les voyageurs qui ont visité l’Amérique duNord diffèrententre eux surplusieurspoints, ils s’accordent tous à remarquerque lesmœursysontinfinimentplussévèresquepartoutailleurs.

Ilestévidentque,surcepoint,lesAméricainssonttrèssupérieursàleurspèreslesAnglais.Unevuesuperficielledesdeuxnationssuffitpourlemontrer.

EnAngleterre,commedanstouteslesautrescontréesdel’Europe,lamalignitépubliques’exercesanscessesurlesfaiblessesdesfemmes.Onentend souvent lesphilosophes et leshommesd’État s’yplaindrede ceque les mœurs ne sont pas assez régulières, et la littérature le faitsupposertouslesjours.

EnAmérique,tousleslivres,sansenexcepterlesromans,supposentlesfemmeschastes,etpersonnen’yraconteaventuresgalantes.

Page 226: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Cettegranderégularitédesmœursaméricainestientsansdouteenpartie au pays, à la race, à la religion. Mais toutes ces causes, qui serencontrentailleurs,nesuffisentpasencorepourl’expliquer.Ilfautpourcelarecouriràquelqueraisonparticulière.

Cette raison me paraît être l’égalité et les institutions qui endécoulent.

L’égalitédesconditionsneproduitpasàelleseulelarégularitédesmœurs;maisonnesauraitdouterqu’ellenelafaciliteetl’augmente.

Chez les peuples aristocratiques, la naissance et la fortune fontsouvent de l’homme et de la femme des êtres si différents qu’ils nesauraient jamais parvenir à s’unir l’un à l’autre. Les passions lesrapprochent,maisl’étatsocialetlesidéesqu’ilsuggèrelesempêchentdese lier d’une manière permanente et ostensible. De là naissentnécessairementungrandnombred’unionspassagèresetclandestines.Lanatures’ydédommageensecretdelacontraintequelesloisluiimposent.

Ceci ne se voit pas demême quand l’égalité des conditions a faittombertouteslesbarrièresimaginairesouréellesquiséparaientl’hommedelafemme.Iln’yapointalorsdejeunefillequinecroiepouvoirdevenirl’épousede l’hommequi lapréfère ; cequi rend ledésordredesmœursavant le mariage fort difficile. Car, quelle que soit la crédulité despassions, il n’y a guèremoyen qu’une femme se persuade qu’on l’aimelorsqu’onestparfaitementlibredel’épouseretqu’onnelefaitpoint.

Lamêmecauseagit,quoiqued’unemanièreplus indirecte,dans lemariage.

Riennesertmieuxà légitimer l’amour illégitimeauxyeuxdeceuxquil’éprouventoudelafoulequilecontemple,quedesunionsforcéesou

faitesauhasard10.Dansunpaysoù la femmeexerce toujours librementsonchoix, et

où l’éducation l’a mise en état de bien choisir, l’opinion publique estinexorablepoursesfautes.

LerigorismedesAméricainsnaît,enpartie,delà.Ilsconsidèrentlemariagecommeuncontratsouventonéreux,maisdontcependantonesttenu à la rigueur d’exécuter toutes les clauses, parce qu’on a pu lesconnaître toutes à l’avance et qu’on a joui de la liberté entière de ne

Page 227: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

s’obligerarien.Cequirendlafidélitéplusobligatoirelarendplusfacile.Danslespaysaristocratiqueslemariageaplutôtpourbutd’unirdes

biensquedespersonnes ; aussiarrive-t-ilquelquefoisque lemariyestpris à l’école et la femme en nourrice. Il n’est pas étonnant que le lienconjugalquiretientunieslesfortunesdesdeuxépouxlaisseleurscœurserreràl’aventure.Celadécoulenaturellementdel’espritducontrat.

Quand,aucontraire,chacunchoisittoujourslumêmesacompagne,saris que rien d’extérieur le gêne, imême le dirige, ce n’est d’ordinaireque la similitude des goûts et des idées qui rapproche l’homme et lafemme ; et cette même similitude les retient et les fixe l’un à côté del’autre.

Nospèresavaientconçuuneopinionsingulièreenfaitdemariage.Comme ils s’étaient aperçus que le petit nombre de mariages

d’inclinationqui se faisaientde leur temps avaientpresque toujours euuneissuefuneste,ilsenavaientconclurésolumentqu’enpareillematièreil était très dangereux de consulter son propre cœur. Le hasard leurparaissaitplusclairvoyantquelechoix.

Iln’étaitpasbiendifficiledevoircependantquelesexemplesqu’ilsavaientsouslesyeuxneprouvaientrien.

Jeremarqueraid’abordque,silespeuplesdémocratiquesaccordentauxfemmesledroitdechoisirlibrementleurmari,ilsontsoindefournird’avanceàleurespritleslumières,etàleurvolontélaforcequipeuventêtre nécessaires pour un pareil choix ; tandis que les jeunes filles qui,chez les peuples aristocratiques, échappent furtivement à l’autoritépaternellepour se jeterd’elles-mêmesdans lesbrasd’unhommequ’onne leur a donné ni le temps de connaître, ni la capacité de juger,manquent de toutes ces garanties. On ne saurait être surpris qu’ellesfassentunmauvaisusagedeleurlibrearbitre,lapremièrefoisqu’ellesenusent;niqu’ellestombentdansdesicruelleserreurslorsque,sansavoirreçu l’éducation démocratique, elles veulent suivre, en se mariant, lescoutumesdeladémocratie.

Maisilyaplus.Lorsqu’unhommeetunefemmeveulentserapprocheràtraversles

Page 228: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

inégalités de l’état social aristocratique, ils ont d’immenses obstacles àvaincre.Aprèsavoirrompuoudesserrélesliensdel’obéissancefiliale,illeurfautéchapper,parunderniereffort,àl’empiredelacoutumeetàlatyranniede l’opinion ;et, lorsqueenfin ils sontarrivésauboutdecetterudeentreprise, ils se trouventcommedesétrangersaumilieude leursamis naturels et de leurs proches : le préjugé qu’ils ont franchi les ensépare.Cettesituationnetardepasàabattreleurcourageetàaigrirleurscœurs.

Sidonc ilarrivequedesépouxunisdecettemanièresontd’abordmalheureux,etpuiscoupables,ilnefautpasl’attribueràcequ’ilssesontlibrement choisis, mais plutôt à ce qu’ils vivent dans une société quin’admetpointdepareilschoix.

Onnedoitpasoublier,d’ailleurs,quelemêmeeffortquifaitsortirviolemment un homme d’une erreur commune, l’entraîne presquetoujours hors de la raison ; que, pour oser déclarer une guerre,mêmelégitime,auxidéesdesonsiècleetdesonpays,ilfautavoirdansl’espritune certaine disposition violente et aventureuse, et que des gens de cecaractère, quelque direction qu’ils prennent, parviennent rarement aubonheur et à la vertu.Et c’est, pour le dire en passant, ce qui expliquepourquoi,danslesrévolutionslesplusnécessairesetlesplussaintes,ilserencontresipeuderévolutionnairesmodérésethonnêtes.

Que,dansunsiècled’aristocratie,unhommes’aviseparhasarddene consulter dans l’union conjugale d’autres convenances que sonopinion particulière et son goût, et que le désordre des mœurs et lamisèrenetardentpasensuiteàs’introduiredanssonménage,ilnefautdoncpass’enétonner.Mais,lorsquecettemêmemanièred’agirestdansl’ordrenatureletordinairedeschoses;quel’étatsociallafacilite;quelapuissancepaternelle s’yprêteetque l’opinionpublique lapréconise,onnedoitpasdouterquelapaixintérieuredesfamillesn’endevienneplusgrande,etquelafoiconjugalen’ensoitmieuxgardée.

Presque tous leshommesdesdémocratiesparcourentune carrièrepolitiqueouexercentuneprofession,et,d’uneautrepart, lamédiocritédesfortunesyobligelafemmeàserenfermerchaquejourdansl’intérieurdesademeure,afindeprésiderelle-même,etdetrèsprès,auxdétailsdel’administrationdomestique.

Page 229: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Touscestravauxdistinctsetforcéssontcommeautantdebarrièresnaturelles qui, séparant les sexes, rendent les sollicitations de l’un plusraresetmoinsvives,etlarésistancedel’autreplusaisée.

Ce n’est pas que l’égalité des conditions puisse jamais parvenir àrendre l’hommechaste ;mais elledonneaudésordrede sesmœursuncaractèremoins dangereux. Comme personne n’a plus alors le loisir nil’occasiond’attaquerlesvertusquiveulentsedéfendre,onvoittoutàlafois un grand nombre de courtisanes et une multitude de femmeshonnêtes.

Un pareil état de choses produit de déplorables misèresindividuelles,maisiln’empêchepointquelecorpssocialnesoitdisposetfort ; il ne détruit pas les liens de famille et n’énerve pas les mœursnationales. Ce qui met en danger la société, ce n’est pas la grandecorruptionchezquelques-uns,c’estlerelâchementdetous.Auxyeuxdulégislateur,laprostitutionestbienmoinsàredouterquelagalanterie.

Cette vie tumultueuse et sans cesse tracassée, que l’égalité donneauxhommes,ne lesdétournepasseulementde l’amouren leurôtant leloisirde s’y livrer ; elle les en écarte encoreparun cheminplus secret,maisplussûr.

Tous les hommes qui vivent dans les temps démocratiquescontractent plus ou moins les habitudes intellectuelles des classesindustrielles et commerçantes ; leur esprit prend un tour sérieux,calculateuretpositif ; ilsedétournevolontiersde l’idéalpoursedirigerversquelquebutvisibleetprochainquiseprésentecommelenatureletnécessaireobjetdesdésirs.L’égaliténedétruitpas ainsi l’imagination ;maisellelalimiteetneluipermetdevolerqu’enrasantlaterre.

Iln’ya riendemoins rêveurque les citoyensd’unedémocratie, etl’on n’en voit guère qui veuillent s’abandonner à ces contemplationsoisives et solitaires qui précèdent d’ordinaire et qui produisent lesgrandesagitationsducœur.

Ilsmettent, il est vrai, beaucoup de prix à se procurer cette sorted’affectionprofonde,régulièreetpaisible,quifaitlecharmeetlasécuritédelavie;maisilsnecourentpasvolontiersaprèsdesémotionsviolentesetcapricieusesquilatroublentetl’abrègent.

Jesaisque toutcequiprécèden’estcomplètementapplicablequ’à

Page 230: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

l’Amériqueetnepeut,quantàprésent,s’étendred’unemanièregénéraleàl’Europe.

Depuis un demi-siècle que les lois et les habitudes poussent avecuneénergiesanspareilleplusieurspeupleseuropéensversladémocratie,on ne voit point que chez ces nations les rapports de l’homme et de lafemmesoientdevenusplusréguliersetpluschastes.Lecontraireselaissemême apercevoir en quelques endroits. Certaines classes sont mieuxréglées; lamoralitégénéraleparaîtpluslâche.Jenecraindraipasdeleremarquer, car je ne me sens pas mieux disposé à flatter mescontemporainsqu’àenmédire.

Cespectacledoitaffliger,maisnonsurprendre.L’heureuse influence qu’un état social démocratique peut exercer

sur la régularité des habitudes est un de ces faits qui ne sauraient sedécouvrir qu’à la longue. Si l’égalité des conditions est favorable auxbonnesmœurs, le travail social qui rend les conditions égales, leur esttrèsfuneste.

Depuis cinquante ans que la France se transforme, nous avons eurarement de la liberté, mais toujours du désordre. Au milieu de cetteconfusion universelle des idées et de cet ébranlement général desopinions,parmicemélangeincohérentdujusteetdel’injuste,duvraietdufaux,dudroitetdufait,lavertupubliqueestdevenueincertaine,etlamoralitéprivéechancelante.

Mais toutes les révolutions, quels que fussent leur objet et leursagents,ontd’abordproduitdeseffetssemblables.Cellesmêmesquiontfiniparresserrerleliendesmœursontcommencéparledétendre.

Lesdésordresdontnoussommessouventtémoinsnemesemblentdoncpasunfaitdurable.Déjàdecurieuxindicesl’annoncent.

Iln’yariendeplusmisérablementcorrompuqu’unearistocratiequiconserve ses richesses en perdant son pouvoir, et qui, réduite à desjouissances vulgaires, possède encore d’immenses loisirs. Les passionsénergiques et les grandes pensées qui l’avaient animée jadis endisparaissentalors,et l’onn’yrencontreplusguèrequ’unemultitudedepetitsvicesrongeursquis’attachentàelle,commedesversàuncadavre.

Personnenecontestequel’aristocratiefrançaiseduderniersièclene

Page 231: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

fût très dissolue ; tandis que d’anciennes habitudes et de vieillescroyances maintenaient encore le respect des mœurs dans les autresclasses.

On n’aura pas de peine non plus à tomber d’accord que, de notretemps,unecertainesévéritédeprincipesnesefassevoirparmilesdébrisde cette même aristocratie, au lieu que le désordre des mœurs a parus’étendredanslesrangsmoyensetinférieursdelasociété.Detellesorteque lesmêmes famillesquisemontraient, ilyacinquanteans, lesplusrelâchées, se montrent aujourd’hui les plus exemplaires, et que ladémocratiesemblen’avoirmoraliséquelesclassesaristocratiques.

La révolution, en divisant la fortune des nobles, en les forçant des’occuper assidûment de leurs affaires et de leurs familles, en lesrenfermant avec leurs enfants sous lemême toit, en donnant enfin untourplusraisonnableetplusgraveà leurspensées, leurasuggéré,sansqu’ils s’en aperçoivent eux-mêmes, le respect des croyances religieuses,l’amour de l’ordre, des plaisirs paisibles, des joies domestiques et dubien-être ; tandis que le reste de la nation, qui avait naturellement cesmêmesgoûts,étaitentraînéversledésordreparl’effortmêmequ’ilfallaitfairepourrenverserlesloisetlescoutumespolitiques.

L’ancienne aristocratie française a subi les conséquences de laRévolution, et elle n’a point ressenti les passions révolutionnaires, nipartagé l’entraînementsouventanarchiquequi l’aproduite ; ilest faciledeconcevoirqu’elleéprouvedanssesmœursl’influencesalutairedecetterévolutionavantceuxmêmesquil’ontfaite.

Il est donc permis de dire, quoique la chose au premier abordparaisse surprenante, que, de nos jours, ce sont les classes les plusantidémocratiquesdelanationquifontlemieuxvoirl’espècedemoralitéqu’ilestraisonnabled’attendredeladémocratie.

Je ne puism’empêcher de croire que, quand nous aurons obtenutousleseffetsdelarévolutiondémocratique,aprèsêtresortisdutumultequ’elleafaitnaître,cequin’estvraiaujourd’huiquedequelques-unsledeviendrapeuàpeudetous.

Page 232: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXIICommentlesaméricainscomprennentl’égalitédel’hommeetdelafemme

J’ai fait voir comment la démocratie détruisait ou modifiait lesdiverses inégalités que la société fait naître ;mais est-ce là tout, et neparvient-ellepasenfinàagirsurcettegrandeinégalitédel’hommeetdelafemme,quiasemblé,jusqu’ànosjours,avoirsesfondementséternelsdanslanature?

Jepensequelemouvementsocialquirapprochedumêmeniveaulefils et le père, le serviteur et le maître, et, en général, l’inférieur et lesupérieur, élève la femme et doit de plus en plus en faire l’égale del’homme.

Mais c’est ici, plus que jamais, que je sens le besoin d’être biencompris ; car il n’y a pas de sujet sur lequel l’imagination grossière etdésordonnéedenotresièclesesoitdonnéunepluslibrecarrière.

Il y a des gens en Europe qui, confondant les attributs divers dessexes, prétendent faire de l’homme et de la femme des êtres, nonseulementégaux,maissemblables.Ilsdonnentàl’uncommeàl’autrelesmêmesfonctions, leurimposent lesmêmesdevoirset leuraccordent lesmêmesdroits;ilslesmêlententouteschoses,travaux,plaisirs,affaires.On peut aisément concevoir qu’en s’efforçant d’égaler ainsi un sexe àl’autre,on lesdégradetous lesdeux ;etquedecemélangegrossierdesœuvresdelanatureilnesauraitjamaissortirquedeshommesfaiblesetdesfemmesdéshonnêtes.

Cen’estpointainsiquelesAméricainsontcomprisl’espèced’égalitédémocratiquequipeuts’établirentrelafemmeetl’homme.Ilsontpenséque, puisque la nature avait établi une si grande variété entre laconstitutionphysiqueetmoraledel’hommeetcelledelafemme,sonbutclairementindiquéétaitdedonneràleursdifférentesfacultésunemploidivers;etilsontjugéqueleprogrèsneconsistaitpointàfairefaireàpeuprès les mêmes choses à des êtres dissemblables, mais à obtenir quechacund’euxs’acquittâtlemieuxpossibledesatâche.LesAméricainsontappliqué aux deux sexes le grand principe d’économie politique qui

Page 233: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

domine de nos jours l’industrie. Ils ont soigneusement divisé lesfonctionsdel’hommeetdelafemme,afinquelegrandtravailsocialfûtmieuxfait.

L’Amérique est le pays du monde où l’on a pris le soin le pluscontinueldetracerauxdeuxsexesdeslignesd’actionnettementséparées,etoùl’onavouluquetousdeuxmarchassentd’unpaségal,maisdansdeschemins toujours différents. Vous ne voyez point d’Américaines dirigerles affaires extérieures de la famille, conduire un négoce, ni pénétrerenfindanslasphèrepolitique;maisonn’enrencontrepointnonplusquisoientobligéesdeselivrerauxrudestravauxdulabourage,niàaucundesexercicespéniblesquiexigent ledéveloppementde la forcephysique. Iln’yapasdefamillessipauvresquifassentexceptionàcetterègle.

Si l’Américaine ne peut point s’échapper du cercle paisible desoccupationsdomestiques, ellen’est,d’autrepart, jamaiscontrainted’ensortir.

De là vient que les Américaines, qui font souvent voir une mâleraison et une énergie toute virile, conservent en général une apparencetrèsdélicate,etrestenttoujoursfemmesparlesmanières,bienqu’ellessemontrenthommesquelquefoisparl’espritetlecœur.

Jamaisnonplus lesAméricainsn’ont imaginéque la conséquencedes principes démocratiques fût de renverser la puissance maritale etd’introduirelaconfusiondesautoritésdanslafamille.Ilsontpenséquetouteassociation,pourêtreefficace,devaitavoirunchef, etque le chefnaturel de l’association conjugale était l’homme. Ils ne refusent doncpointàcelui-ciledroitdedirigersacompagne;etilscroientque,danslapetite société dumari et de la femme, ainsi que dans la grande sociétépolitique,l’objetdeladémocratieestderégleretdelégitimerlespouvoirsnécessaires,etnondedétruiretoutpouvoir.

Cette opinion n’est point particulière à un sexe et combattue parl’autre.

Jen’aipas remarquéque lesAméricaines considérassent l’autoritéconjugale comme une usurpation heureuse de leurs droits, ni qu’ellescrussent que ce fût s’abaisser de s’y soumettre. Il m’a semblé voir, aucontraire,qu’ellessefaisaientunesortedegloireduvolontaireabandonde leur volonté, et qu’elles mettaient leur grandeur à se plier d’elles-

Page 234: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

mêmes au joug etnonà s’y soustraire.C’est là, dumoins, le sentimentqu’expriment lesplusvertueuses : lesautres se taisent, et l’onn’entendpointauxÉtats-Unisd’épouseadultère réclamerbruyamment lesdroitsdelafemme,enfoulantauxpiedssesplussaintsdevoirs.

Onaremarquésouventqu’enEuropeuncertainméprissedécouvreaumilieumêmedesflatteriesqueleshommesprodiguentauxfemmes:bienquel’Européensefassesouventl’esclavedelafemme,onvoitqu’ilnelacroitjamaissincèrementsonégale.

Aux États-Unis, on ne loue guère les femmes ; mais on montrechaquejourqu’onlesestime.

Les Américains font voir sans cesse une pleine confiance dans laraisondeleurcompagne,etunrespectprofondpoursaliberté.Ilsjugentque son esprit est aussi capable que celui de l’homme de découvrir lavérité toute nue, et son cœur assez ferme pour la suivre ; et ils n’ontjamaischerchéàmettre lavertudel’unplusquecellede l’autreà l’abridespréjugés,del’ignoranceoudelapeur.

Il semble qu’en Europe, où l’on se soumet si aisément à l’empiredespotiquedesfemmes,onleurrefusecependantquelques-unsdesplusgrandsattributsde l’espècehumaine,etqu’on lesconsidèrecommedesêtresséduisantset incomplets ;et,cedontonnesaurait trops’étonner,c’estquelesfemmeselles-mêmesfinissentparsevoirsouslemêmejour,et qu’elles ne sont pas éloignées de considérer comme un privilège lafaculté qu’on leur laisse de semontrer futiles, faibles et craintives. LesAméricainesneréclamentpointdesemblablesdroits.

Ondirait,d’uneautrepart,qu’enfaitdemœurs,nousayonsaccordéà l’homme une sorte d’immunité singulière ; de telle sorte qu’il y aitcommeunevertuà sonusage, etuneautreà celuide sacompagne ; etque,suivantl’opinionpublique,lemêmeactepuisseêtrealternativementuncrimeouseulementunefaute.

LesAméricainsneconnaissentpointcetiniquepartagedesdevoirsetdesdroits.Chezeux,leséducteurestaussidéshonoréquesavictime.

IlestvraiquelesAméricainstémoignentrarementauxfemmesceségardsempressésdontonseplaîtà lesenvironnerenEurope ;mais ilsmontrent toujours,par leur conduite,qu’ils les supposent vertueuses etdélicates ; et ils ontun si grand respectpour leur libertémorale, qu’en

Page 235: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

leurprésencechacunveilleavecsoinsursesdiscours,depeurqu’ellesnesoient forcées d’entendre un langage qui les blesse. En Amérique, unejeunefilleentreprend,seuleetsanscrainte,unlongvoyage.

Les législateurs des États-Unis, qui ont adouci presque toutes lesdispositionsducodepénal,punissentdemortleviol;etiln’estpointdecrimesquel’opinionpubliquepoursuiveavecuneardeurplusinexorable.Cela s’explique : comme les Américains ne conçoivent rien de plusprécieux que l’honneur de la femme, et rien de si respectable que sonindépendance,ilsestimentqu’iln’yapasdechâtimenttropsévèrepourceuxquilesluienlèventmalgréelle.

En France, où lemême crime est frappé de peines beaucoup plusdouces,ilestsouventdifficiledetrouverunjuryquicondamne.Serait-ceméprisdelapudeur,ouméprisdelafemme?Jenepuism’empêcherdecroirequec’estl’unetl’autre.

Ainsi,lesAméricainsnecroientpasquel’hommeetlafemmeaientle devoir ni le droit de faire les mêmes choses, mais ils montrent unemêmeestimepourlerôledechacund’eux,etilslesconsidèrentcommedes êtres dont la valeur est égale, quoique la destinée diffère. Ils nedonnentpointaucouragedelafemmelamêmeformenilemêmeemploiqu’àceluidel’homme;maisilsnedoutentjamaisdesoncourage;ets’ilsestimentquel’hommeetsacompagnenedoiventpastoujoursemployerleurintelligenceetleurraisondelamêmemanière,ilsjugent,dumoins,que la raison de l’une est aussi assurée que celle de l’autre, et sonintelligenceaussiclaire.

LesAméricains,quiont laissé subsisterdans la société l’inférioritéde la femme, l’ont donc élevée de tout leur pouvoir, dans le mondeintellectueletmoral,auniveaudel’homme;et,enceci,ilsmeparaissentavoir admirablement compris la véritable notion du progrèsdémocratique.

Pour moi, je n’hésiterai pas à le dire : quoique aux États-Unis lafemmene sorte guèredu cercledomestique, etqu’elle y soit, à certainségards,fortdépendante,nullepartsapositionnem’asembléplushaute;etsi,maintenantquej’approchedelafindecelivre,oùj’aimontrétantde choses considérables faites par les Américains, on me demandait àquoijepensequ’ilfailleprincipalementattribuerlaprospéritésingulière

Page 236: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

etlaforcecroissantedecepeuple,jerépondraisquec’estàlasupérioritédesesfemmes.

Page 237: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXIII:Commentl’égalitédivisenaturellementlesAméricainsenunemultitudedepetitessociétés

particulières

On serait porté à croire que la conséquence dernière et l’effetnécessaire des institutions démocratiques est de confondre les citoyensdanslavieprivéeaussibienquedanslaviepublique,etdelesforcertousàmeneruneexistencecommune.

C’estcomprendresousuneformebiengrossièreetbientyranniquel’égalitéqueladémocratiefaitnaître.

Iln’yapointd’étatsocialnideloisquipuissentrendreleshommestellementsemblables,quel’éducation, lafortuneet lesgoûtsnemettententre eux quelque différence, et, si des hommes différents peuventtrouverquelquefoisleurintérêtàfaire,encommun,lesmêmeschoses,ondoitcroirequ’ilsn’ytrouverontjamaisleurplaisir.Ilséchapperontdonctoujours,quoiqu’onfasse,à lamaindu législateur ;et,sedérobantparquelqueendroitducercleoùl’onchercheàlesrenfermer,ilsétabliront,àcôté de la grande société politique, de petites sociétés privées, dont lasimilitudedesconditions,deshabitudesetdesmœursseralelien.

AuxÉtats-Unis, les citoyensn’ontaucuneprééminence lesuns surlesautres;ilsnesedoiventréciproquementniobéissancenirespect;ilsadministrentensemblelajusticeetgouvernentl’État,etengénéralilsseréunissent tous pour traiter les affaires qui influent sur la destinéecommune ;mais jen’ai jamaisouïdirequ’onprétendît lesameneràsedivertir tousde lamêmemanière,ni a se réjouir confusémentdans lesmêmeslieux.

Les Américains, qui se mêlent si aisément dans l’enceinte desassemblées politiques et des tribunaux, se divisent, au contraire, avecgrandsoin,enpetitesassociationsfortdistinctes,pourgoûteràpart lesjouissancesde la vieprivée.Chacund’eux reconnaît volontiers tous sesconcitoyens pour ses égaux, mais il n’en reçoit jamais qu’un très petitnombreparmisesamisetseshôtes.

Celame semble très naturel. Àmesure que le cercle de la société

Page 238: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

publique s’agrandit, il faut s’attendre à ce que la sphère des relationsprivées se resserre : au lieu d’imaginer que les citoyens des sociétésnouvellesvontfinirparvivreencommun,jecrainsbienqu’ilsn’arriventenfinàneplusformerquedetrèspetitescoteries.

Chezlespeuplesaristocratiques,lesdifférentesclassessontcommedevastesenceintes,d’où l’onnepeutsortiretoù l’onnesauraitentrer.Lesclassesnesecommuniquentpointentreelles;mais,dansl’intérieurde chacune d’elles, les hommes se pratiquent forcément tous les jours.Lors même que naturellement ils ne se conviendraient point, laconvenancegénéraled’unemêmeconditionlesrapproche.

Mais, lorsque ni la loi ni la coutume ne se chargent d’établir desrelations fréquentes et habituelles entre certains hommes, laressemblance accidentelle des opinions et des penchants en décide ; cequivarielessociétésparticulièresàl’infini.

Dans lesdémocraties,où lescitoyensnediffèrent jamaisbeaucouples uns les autres, et se trouvent naturellement si proches qu’à chaqueinstant il peut leur arriver de se confondre tous dans une massecommune, il se crée une multitude de classifications artificielles etarbitraires à l’aide desquelles chacun cherche à se mettre à l’écart, depeurd’êtreentraînémalgrésoidanslafoule.

Ilnesauraitjamaismanquerd’enêtreainsi;caronpeutchangerlesinstitutionshumaines,maisnon l’homme:quelquesoit l’effortgénérald’une société pour rendre les citoyens égaux et semblables, l’orgueilparticulier des individus cherchera toujours à échapper au niveau, etvoudraformerquelquepartuneinégalitédontilprofite.

Dans les aristocraties, les hommes sont séparés les unsdes autrespardehautesbarrièresimmobiles;danslesdémocraties,ilssontdiviséspar une multitude de petits fils presque invisibles, qu’on brise à toutmomentetqu’onchangesanscessedeplace.

Ainsi,quelsquesoientlesprogrèsdel’égalité,ilseformeratoujourschezlespeuplesdémocratiquesungrandnombredepetitesassociationsprivées aumilieude la grande sociétépolitique.Mais aucuned’ellesneressemblera, par les manières, à la classe supérieure qui dirige lesaristocraties.

Page 239: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXIV:Quelquesréflexionssurlesmanièresaméricaines

Iln’yarien,aupremierabord,quisemblemoinsimportantquelaformeextérieuredesactionshumaines,etiln’yarienàquoileshommesattachentplusdeprix;ilss’accoutumentàtout,exceptéàvivredansunesociété qui n’a pas leursmanières. L’influence qu’exerce l’état social etpolitique sur les manières vaut donc la peine d’être sérieusementexaminée.

Lesmanièressortent,engénéral,dufondmêmedesmœurs;et,deplus, elles résultent quelquefois d’une convention arbitraire, entrecertainshommes.Ellessontenmêmetempsnaturellesetacquises.

Quand des hommes s’aperçoivent qu’ils sont les premiers sanscontestationetsanspeine;qu’ilsontchaquejoursouslesyeuxdegrandsobjetsdontilss’occupent,laissantàd’autreslesdétails,etqu’ilsviventauseind’unerichessequ’ilsn’ontpasacquiseetqu’ilsnecraignentpasdeperdre,onconçoitqu’ilséprouventunesortededédainsuperbepourlespetitsintérêtsetlessoinsmatérielsdelavie,etqu’ilsaientdanslapenséeunegrandeurnaturellequelesparolesetlesmanièresrévèlent.

Dans les pays démocratiques, lesmanières ont d’ordinaire peu degrandeur, parce que la vie privée y est fort petite. Elles sont souventvulgaires,parcequelapenséen’yaquepeud’occasionsdes’yéleverau-delàdelapréoccupationdesintérêtsdomestiques.

Lavéritabledignitédesmanièresconsisteàsemontrertoujoursasaplace,niplushaut,niplusbas;celaestàlaportéedupaysancommeduprince.Danslesdémocraties,touteslesplacesparaissentdouteuses;d’oùil arrive que les manières, qui y sont souvent orgueilleuses, y sontrarement dignes. De plus, elles ne sont jamais ni bien réglées ni biensavantes.

Leshommesquiviventdanslesdémocratiessonttropmobilespourqu’uncertainnombred’entreeuxparviennentàétabliruncodedesavoir-vivreetpuissent tenir lamainàcequ’on lesuive.Chacunyagitdoncàpeuprèsàsaguise,etilyrègnetoujoursunecertaineincohérencedans

Page 240: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

lesmanières, parce qu’elles se conforment aux sentiments et aux idéesindividuelles de chacun, plutôt qu’à unmodèle idéal donné d’avance àl’imitationdetous.

Toutefois, ceci est bien plus sensible au moment où l’aristocratievientdetomberquelorsqu’elleestdepuislongtempsdétruite.

Les institutions politiques nouvelles et les nouvelles mœursréunissent alors dans les mêmes lieux et forcent souvent de vivre encommun des hommes que l’éducation et les habitudes rendent encoreprodigieusement dissemblables ; ce qui fait ressortir à toutmoment degrandesbigarrures.Onsesouvientencorequ’ilaexistéuncodeprécisdela politesse ; mais on ne sait déjà plus ni ce qu’il contient ni où il setrouve.Leshommesontperdulaloicommunedesmanières,etilsn’ontpasencoreprislepartides’enpasser;maischacuns’efforcedeformer,avec les débris des anciens usages, une certaine règle arbitraire etchangeante ; de telle sorte que lesmanières n’ont ni la régularité ni lagrandeurqu’ellesfontsouventvoirchezlespeuplesaristocratiques,niletoursimpleetlibrequ’onleurremarquequelquefoisdansladémocratie;ellessonttoutàlafoisgênéesetsansgêne.

Cen’estpaslàl’étatnormal.Quandl’égalitéestcomplèteetancienne,tousleshommes,ayantà

peuprès lesmêmes idéeset faisantàpeuprès lesmêmeschoses,n’ontpasbesoindes’entendrenidesecopierpouragiretparlerde lamêmesorte ; on voit sans cesse unemultitude de petites dissemblances dansleurs manières ; on n’y aperçoit pas de grandes différences. Ils ne seressemblentjamaisparfaitement,parcequ’ilsn’ontpaslemêmemodèle;ilsnesontjamaisfortdissemblables,parcequ’ilsontlamêmecondition.Aupremierabord,ondiraitquelesmanièresdetouslesAméricainssontexactement pareilles. Ce n’est qu’en les considérant de fort près, qu’onaperçoitlesparticularitésparoùtousdiffèrent.

Les Anglais se sont fort égayés aux dépens des manièresaméricaines;et,cequ’ilyadeparticulier,c’estquelaplupartdeceuxquinous en ont fait un si plaisant tableau appartenaient aux classesmoyennesd’Angleterre, auxquelles cemême tableau est fort applicable.De telle sorte que ces impitoyables détracteurs présentent d’ordinairel’exemple de ce qu’ils blâment auxÉtats-Unis ; ils ne s’aperçoivent pas

Page 241: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

qu’ilsseraillenteux-mêmes,pourlagrandejoiedel’aristocratiedeleurpays.

Riennefaitplusdetortàladémocratiequelaformeextérieuredesesmœurs.Biendesgenss’accommoderaientvolontiersdesesvices,quinepeuventsupportersesmanières.

Jenesauraisadmettre,cependant,qu’iln’yaitrienàlouerdanslesmanièresdespeuplesdémocratiques.

Chez les nations aristocratiques, tous ceux qui avoisinent lapremière classe s’efforcentd’ordinairede lui ressembler, cequiproduitdes imitations très ridicules et fortplates. Si lespeuplesdémocratiquesne possèdent point chez eux le modèle des grandes manières, ilséchappentdumoinsà l’obligationd’envoir tous les joursdeméchantescopies.

Dans lesdémocraties, lesmanièresne sont jamais si raffinéesquechez les peuples aristocratiques ; mais jamais non plus elles ne semontrentsigrossières.Onn’yentendnilesgrosmotsdelapopulace,nilesexpressionsnoblesetchoisiesdesgrandsseigneurs.Ilyasouventdelatrivialitédanslesmœurs,maispointdebrutaliténidebassesse.

J’ai dit que dans les démocraties il ne saurait se former un codeprécis en fait de savoir-vivre. Ceci a son inconvénient et ses avantages.Dans les aristocraties, les règles de la bienséance imposent à chacun lamême apparence ; elles rendent tous les membres de la même classesemblables, en dépit de leurs penchants particuliers ; elles parent lenaturel et le cachent. Chez les peuples démocratiques, lesmanières nesontni aussi savantesni aussi régulières ;mais elles sont souvent plussincères.Ellesformentcommeunvoilelégeretmaltissu,àtraverslequelles sentimentsvéritables et les idées individuellesde chaquehommeselaissent aisément voir. La forme et le fond des actions humaines s’yrencontrentdoncsouventdansunrapportintime,et,silegrandtableaudel’humanitéestmoinsorné,ilestplusvrai.Etc’estainsique,dansunsens,onpeutdirequel’effetdeladémocratien’estpointprécisémentdedonnerauxhommescertainesmanières,maisd’empêcherqu’ilsn’aientdesmanières.

Onpeutquelquefoisretrouverdansunedémocratiedessentiments,des passions, des vertus et des vices de l’aristocratie, mais non ses

Page 242: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

manières. Celles-ci se perdent et disparaissent sans retour, quand larévolutiondémocratiqueestcomplète.

Il semble qu’il n’y a rien de plus durable que les manières d’uneclasse aristocratique ; car elle les conserve encore quelque temps aprèsavoirperdusesbiensetsonpouvoir;nidesifragile,caràpeineont-ellesdisparu,qu’onn’enretrouveplus la trace,etqu’ilestdifficilededirecequ’elles étaient dumoment qu’elles ne sont plus.Un changement dansl’étatsocialopèreceprodige;quelquesgénérationsysuffisent.

Les traitsprincipauxde l’aristocratie restentgravésdans l’histoire,lorsque l’aristocratieestdétruite,mais les formesdélicateset légèresdesesmœurs disparaissent de la mémoire des hommes, presque aussitôtaprès sa chute. Ils ne sauraient les concevoir dès qu’ils ne les ont plussous les yeux. Elles leur échappent sans qu’ils le voient ni qu’ils lesentent.Car,pouréprouvercetteespècedeplaisirraffinéqueprocurentladistinctionetlechoixdesmanières,ilfautquel’habitudeetl’éducationyaientpréparélecœur,etl’onenPerdaisémentlegoûtavecl’usage,

Ainsi,nonseulement lespeuplesdémocratiquesnesauraientavoirles manières de l’aristocratie, mais ils ne les conçoivent ni ne lesdésirent;ilsnelesimaginentpoint,ellessont,poureux,commesiellesn’avaientjamaisété.

Ilne fautpasattacher tropd’importanceàcetteperte ;mais il estpermisdelaregretter,

Jesaisqu’ilestarrivéplusd’unefoisquelesmêmeshommesonteudesmœurs trèsdistinguéesetdes sentiments trèsvulgaires : l’intérieurdescoursafaitassezvoirquedegrandsdehorspouvaientsouventcacherdes cœurs fort bas. Mais, si les manières de l’aristocratie ne faisaientpointlavertu,ellesornaientquelquefoislavertumême.Cen’étaitpointunspectacleordinairequeceluid’uneclassenombreuseetpuissante,oùtous lesactesextérieursde laviesemblaientrévéleràchaque instant lahauteur naturelle des sentiments et des pensées, la délicatesse et larégularitédesgoûts,l’urbanitédesmœurs.

Les manières de l’aristocratie donnaient de belles illusions sur lanature humaine ; et, quoique le tableau fût souvent menteur, onéprouvaitunnobleplaisiràleregarder.

Page 243: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXV:Delagravitédesaméricainsetpourquoiellenelesempêchepasdefairesouventdeschoses

inconsidérées

Leshommesquiviventdanslespaysdémocratiquesneprisentpointces sortes de divertissements naïfs, turbulents et grossiers auxquels lepeupleselivredanslesaristocraties:ilslestrouventpuérilsouinsipides.Ilsnemontrentguèreplusdegoûtpourlesamusementsintellectuelsetraffinés des classes aristocratiques ; il leur faut quelque chose deproductif et de substantiel dans leurs plaisirs, et ils veulent mêler desjouissancesàleurjoie.

Dans les sociétés aristocratiques, le peuple s’abandonne volontiersauxélansd’unegaietétumultueuseetbruyantequil’arrachetoutàcoupàlacontemplationdesesmisères;leshabitantsdesdémocratiesn’aimentpoint à se sentir ainsi tirés violemment hors d’eux-mêmes, et c’esttoujours à regret qu’ils se perdent de vue. À ces transports frivoles, ilspréfèrent des délassements graves et silencieux qui ressemblent à desaffairesetnelesfassentpointentièrementoublier.

Il y a telAméricainqui, au lieud’allerdans sesmomentsde loisirdanser joyeusement sur la place publique, ainsi que les gens de saprofession continuent à le faire dans une grande partie de l’Europe, seretireseulaufonddesademeurepouryboire.Cethommejouitàlafoisde deux plaisirs : il songe à son négoce, et il s’enivre décemment enfamille.

JecroyaisquelesAnglaisformaientlanationlaplussérieusequifûtsurlaterre,maisj’aivulesAméricains,etj’aichangéd’opinion.

JeneveuxpasdirequeletempéramentnesoitpaspourbeaucoupdanslecaractèredeshabitantsdesÉtats-Unis.jepense,toutefois,quelesinstitutionspolitiquesycontribuentplusencore.

JecroisquelagravitédesAméricainsnaîtenpartiedeleurorgueil.Danslespaysdémocratiques,lepauvrelui-mêmeaunehauteidéedesavaleurpersonnelle.Ilsecontempleaveccomplaisanceetcroitvolontiersquelesautresleregardent.Danscettedisposition,ilveilleavecsoinsur

Page 244: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

sesparolesetsursesactes,etnese livrepoint,depeurdedécouvrircequi lui manque. Il se figure que, pour paraître digne, il lui faut restergrave.

Mais j’aperçois une autre cause plus intime et plus puissante quiproduitinstinctivementchezlesAméricainscettegravitéquim’étonne.

Sous le despotisme, les peuples se livrent de temps en temps auxéclats d’une folle joie ;mais, en général, ils sontmornes et concentrés,parcequ’ilsontpeur.

Dans les monarchies absolues, que tempèrent la coutume et lesmœurs, ils font souvent voir une humeur égale et enjouée, parce que,ayant quelque liberté et une assez grande sécurité, ils sont écartés dessoins les plus importants de la vie ; mais tous les peuples libres sontgraves,parceque leur esprit esthabituellement absorbédans la vuedequelqueprojetdangereuxoudifficile.

Ilenestsurtoutainsichezlespeupleslibresquisontconstituésendémocraties.Ilserencontrealorsdanstouteslesclassesunnombreinfinide gens qui se préoccupent sans cesse des affaires sérieuses dugouvernement,etceuxquinesongentpointàdirigerlafortunepubliquesontlivréstoutentiersauxsoinsd’accroîtreleurfortuneprivée.Chezunpareil peuple, la gravité n’est plus particulière à certains hommes, elledevientunehabitudenationale.

Onparledespetitesdémocratiesdel’Antiquité,dontlescitoyensserendaient sur la place publique avec des couronnes de roses, et quipassaientpresquetoutleurtempsendansesetenspectacles.Jenecroispas plus à de semblables républiques qu’à celle de Platon ; ou, si leschoses s’y passaient ainsi qu’on nous le raconte, je ne crains pasd’affirmer que ces prétendues démocraties étaient formées d’élémentsbien différents des nôtres, et qu’elles n’avaient avec celles-ci rien decommunquelenom.

Ilnefautpascroire,dureste,qu’aumilieudetousleurslabeurs,lesgensquiviventdanslesdémocratiessejugentàplaindre:lecontraireseremarque. Iln’yapointd’hommesqui tiennentautantà leur conditionqueceux-là.Ilstrouveraientlaviesanssaveur,sionlesdélivraitdessoinsquilestourmentent,etilssemontrentplusattachésàleurssoucisquelespeuplesaristocratiquesàleursplaisirs.

Page 245: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Je me demande pourquoi les mêmes peuples démocratiques, quisontsigraves,seconduisentquelquefoisd’unemanièresiinconsidérée.

LesAméricains, qui gardentpresque toujoursunmaintienposé etunairfroid,selaissentnéanmoinsemportersouventbienloindeslimitesdelaraisonparunepassionsoudaineouuneopinionirréfléchie,etilleurarrivedefairesérieusementdesétourderiessingulières.

Cecontrastenedoitpassurprendre.Ilyaunesorted’ignorancequinaîtdel’extrêmepublicité.Dansles

Étatsdespotiques, leshommesnesaventcommentagir,parcequ’onneleur dit rien ; chez les nations démocratiques, ils agissent souvent auhasard,parcequ’onavoululeurtoutdire.Lespremiersnesaventpas,etlesautresoublient.Lestraitsprincipauxdechaquetableaudisparaissentpoureuxparmilamultitudedesdétails.

On s’étonne de tous les propos imprudents que se permetquelquefois un homme public dans les États libres et surtout dans lesÉtats démocratiques, sans en être compromis ; tandis que, dans lesmonarchiesabsolues,quelquesmotsquiéchappentparhasardsuffisentpourledévoileràjamaisetleperdresansressource.

Celas’expliqueparcequiprécède.Lorsqu’onparleaumilieud’unegrande foule, beaucoup de paroles ne sont point entendues, ou sontaussitôt effacées du souvenir de ceux qui les entendent ;mais, dans lesilenced’unemultitudemuetteetimmobile,lesmoindreschuchotementsfrappentl’oreille.

Dans les démocraties, les hommes ne sont jamais fixes ; millehasardslesfontsanscessechangerdeplace,etilrègnepresquetoujoursle ne sais quoi d’imprévu et, pour ainsi dire, d’improvisé dans leur vie.Aussisont-ilssouventforcésdefairecequ’ilsontmalappris,deparlerdecequ’ilsnecomprennentguère,etdeselivreràdestravauxauxquelsunlongapprentissagenelesapasprépares.

Danslesaristocraties,chacunn’aqu’unseulbutqu’ilpoursuitsanscesse;mais,chezlespeuplesdémocratiques, l’existencedel’hommeestplus compliquée ; il est rare que le même esprit n’y embrasse pointplusieursobjetsàlafois,etsouventdesobjetsfortétrangerslesunsauxautres.Commeilnepeutlesbienconnaîtretous,ilsesatisfaitaisémentdenotionsimparfaites.

Page 246: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Quandl’habitantdesdémocratiesn’estpaspresseparsesbesoins,ill’estdumoinsparsesdésirs;car,parmitouslesbiensquil’environnent,il n’en voit aucun qui soit entièrement hors de sa portée. Il fait donctoutes choses à la hâte, se contente d’à-peu-près, et ne s’arrête jamaisqu’unmomentpourconsidérerchacundesesactes.

Sacuriositéest toutà la fois insatiableetsatisfaiteàpeude frais ;cariltientàsavoirvitebeaucoup,plutôtqu’àbiensavoir.

Iln’aguèreletemps,etilperdbientôtlegoûtd’approfondir.Ainsi donc, les peuples démocratiques sont graves, parce que leur

état social et politique les porte sans cesse à s’occuper de chosessérieuses ; et ils agissent inconsidérément parce qu’ils ne donnent quepeudetempsetd’attentionàchacunedeceschoses.

L’habitudedel’inattentiondoitêtreconsidéréecommeleplusgrandvicedel’espritdémocratique.

Page 247: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXVI:PourquoilavaniténationaledesAméricainsestplusinquièteetplusquerelleuseque

celledesanglais

Tous les peuples libres se montrent glorieux d’eux-mêmes ; maisl’orgueilnationalnesemanifestepascheztousdelamêmemanière.

Les Américains, dans leurs rapports avec les étrangers, paraissentimpatients de la moindre censure et insatiables de louanges. Le plusminceélogeleuragrée,etleplusgrandsuffitrarementàlessatisfaire;ilsvousharcèlent à toutmomentpourobtenirde vousd’être loués ; et, sivous résistez à leurs instances, ils se louent eux-mêmes.On dirait que,doutant de leur propremérite, ils veulent à chaque instant en avoir letableau sous leurs yeux. Leur vanité n’est pas seulement avide, elle estinquiète et envieuse. Elle n’accorde rien en demandant sans cesse. Elleestquêteuseetquerelleuseàlafois.

JedisàunAméricainquelepaysqu’ilhabiteestbeau;ilréplique:«Ilestvrai,iln’yenapasdepareilaumonde!»J’admirelalibertédontjouissent leshabitants,et ilmerépond :«C’estundonprécieuxque laliberté!maisilyabienpeudepeuplesquisoientdignesd’enjouir.»Jeremarque la pureté demœurs qui règne auxÉtats-Unis : « Je conçois,dit-il, qu’un étranger, qui a été frappé de la corruption qui se fait voircheztouteslesautresnations,soitétonnéàcespectacle.»Jel’abandonneenfin à la contemplation de lui-même ;mais il revient àmoi et nemequittepointqu’ilnesoitparvenuàmefairerépétercequejeviensdeluidire. On ne saurait imaginer de patriotisme plus incommode et plusbavard.Ilfatigueceuxmêmequil’honorent.

Iln’enestpointainsidesAnglais.L’Anglaisjouittranquillementdesavantages réels ou imaginaires qu’à ses yeux son pays possède. S’iln’accorde rien aux autres nations, il ne demande riennonplus pour lasienne. Le blâme des étrangers ne l’émeut point et leur louange ne leflatteguère.Ilsetientvis-à-visdumondeentierdansuneréservepleinededédainetd’ignorance.Sonorgueiln’apasbesoind’aliment;ilvitsurlui-même.

Page 248: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Quedeuxpeuplessortisdepuispeud’unemêmesouchesemontrentsiopposés l’unà l’autre,dans lamanièredesentiretdeparler, celaestremarquable.

Dans les pays aristocratiques, les grands possèdent d’immensesprivilèges,surlesquelsleurorgueilserepose,sanschercheràsenourrirdesmenusavantagesquis’yrapportent.Cesprivilègesleurétantarrivéspar héritage, ils les considèrent, en quelque sorte, comme une partied’eux-mêmes, ou dumoins comme un droit naturel et inhérent à leurpersonne. Ilsontdoncunsentimentpaisiblede leur supériorité ; ilsnesongent point à vanter des prérogatives que chacun aperçoit et quepersonneneleurdénie.Ilsnes’enétonnentpointassezpourenparler.Ilsrestent immobiles aumilieude leur grandeur solitaire, sûrsque tout lemonde les y voit sans qu’ils cherchent à s’y montrer, et que nuln’entreprendradelesenfairesortir.

Quand une aristocratie conduit les affaires publiques, son orgueilnational prend naturellement cette forme réservée, insouciante ethautaine,ettouteslesautresclassesdelanationl’imitent.

Lorsqu’au contraire les conditions diffèrent peu, les moindresavantages ont de l’importance. Comme chacun voit autour de soi unmillion de gens qui en possèdent de tout semblables ou d’analogues,l’orgueildevientexigeantetjaloux;ils’attacheàdesmisèresetlesdéfendopiniâtrement.

Danslesdémocraties,lesconditionsétantfortmobiles,leshommesontpresque toujours récemmentacquis lesavantagesqu’ilspossèdent ;cequifaitqu’ilssententunplaisirinfiniàlesexposerauxregards,pourmontrerauxautresetsetémoigneràeux-mêmesqu’ilsenjouissent;etcomme, à chaque instant, il peut arriver que ces avantages leuréchappent,ilssontsanscesseenalarmesets’efforcentdefairevoirqu’ilslestiennentencore.Leshommesquiviventdanslesdémocratiesaimentleur pays de la même manière qu’ils s’aiment eux-mêmes, et ilstransportent les habitudes de leur vanité privée dans leur vaniténationale.

La vanité inquiète et insatiable des peuples démocratiques tienttellementàl’égalitéetàlafragilitédesconditions,quelesmembresdelaplus fière noblesse montrent absolument la même passion dans les

Page 249: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

petitesportionsdeleurexistenceoùilyaquelquechosed’instableetdecontesté.

Uneclassearistocratiquediffère toujoursprofondémentdesautresclassesdelanationparl’étendueetlaperpétuitédesprérogatives;maisilarrivequelquefoisqueplusieursdesesmembresnediffèrententreeuxquepardepetitsavantagesfugitifsqu’ilspeuventperdreetacquérirtouslesjours.

Onavu lesmembresd’unepuissantearistocratie, réunisdansunecapitale ou dans une cour, s’y disputer avec acharnement les privilègesfrivolesquidépendentducapricedelamodeoudelavolontédumaître.Ils montraient alors précisément les uns envers les autres les mêmesjalousies puériles qui animent les hommes des démocraties, la mêmeardeur pour s’emparer des moindres avantages que leurs égaux leurcontestaient,etlemêmebesoind’exposeràtouslesregardsceuxdontilsavaientlajouissance.

Silescourtisanss’avisaientjamaisd’avoirdel’orgueilnational,jenedoute pas qu’ils n’en fissent voir un tout pareil à celui des peuplesdémocratiques.

Page 250: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXVII:Commentl’aspectdelasociété,auxÉtats-Unis,esttoutàlafoisagitéetmonotone

Il semble que rien ne soit plus propre à exciter et à nourrir lacuriosité que l’aspect des États-Unis. Les fortunes, les idées, les lois yvarientsanscesse.Ondiraitquel’immobilenatureelle-mêmeestmobile,tantellesetransformechaquejoursouslamaindel’homme.

À la longue cependant la vue de cette société si agitée paraîtmonotone et, après avoir contemplé quelque temps ce tableau simouvant,lespectateurs’ennuie.

Chezlespeuplesaristocratiques,chaquehommeestàpeuprèsfixedanssasphère;maisleshommessontprodigieusementdissemblables;ilsontdespassions,desidées,deshabitudesetdesgoûtsessentiellementdivers.Rienn’yremue,toutydiffère.

Dans les démocraties, au contraire, tous les hommes sontsemblablesetfontdeschosesàpeuprèssemblables.Ilssontsujets,ilestvrai,àdegrandesetcontinuellesvicissitudes ;mais,comme lesmêmessuccès et les mêmes revers reviennent continuellement, le nom desacteurs seul est différent, la pièce est la même. L’aspect de la sociétéaméricaine est agité, parce que les hommes et les choses changentconstamment ;et ilestmonotone,parcequetous leschangementssontpareils.

Leshommesquiviventdanslestempsdémocratiquesontbeaucoupdepassions;maislaplupartdeleursPassionsaboutissentàl’amourdesrichessesouensortent.Celanevientpasdecequeleursâmessontpluspetites,maisdecequel’importancedel’argentestalorsréellementplusgrande.

Quand les concitoyens sont tous indépendants et indifférents, cen’estqu’enpayantqu’onpeutobtenirleconcoursdechacund’eux;cequimultiplieàl’infinil’usagedelarichesseetenaccroîtleprix.

Le prestige qui s’attachait aux choses anciennes ayant disparu, lanaissance, l’état, la profession ne distinguent plus les hommes, ou les

Page 251: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

distinguent à peine ; il ne reste plus guère que l’argent qui crée desdifférences très visibles entre eux et qui puisse enmettre quelques-unshors de pair. La distinction qui naît de la richesse s’augmente de ladisparitionetdeladiminutiondetouteslesautres.

Chez les peuples aristocratiques, l’argent ne mène qu’à quelquespoints seulement de la vaste circonférence des désirs ; dans lesdémocraties,ilsemblequ’ilconduiseàtous.

On retrouve donc d’ordinaire l’amour des richesses, commeprincipalouaccessoire,aufonddesactionsdesAméricains;cequidonneà toutes leurs passions un air de famille, et ne tarde point à en rendrefatigantletableau.

Ceretourperpétueldelamêmepassionestmonotone;lesprocédésparticuliers que cette passion emploie pour se satisfaire le sontégalement.

Dansunedémocratieconstituéeetpaisible,commecelledesÉtats-Unis,oùl’onnepeuts’enrichirniparlaguerre,niparlesemploispublics,ni par les confiscations politiques, l’amour des richesses dirigeprincipalement les hommes vers l’industrie. Or, l’industrie, qui amènesouvent de si grands désordres et de si grands désastres, ne sauraitcependant prospérer qu’à l’aide d’habitudes très régulières et par unelongue succession de petits actes très uniformes. Les habitudes sontd’autantplusrégulièresetlesactesplusuniformesquelapassionestplusvive.Onpeutdirequec’estlaviolencemêmedeleursdésirsquirendlesAméricains siméthodiques. Elle trouble leur âme,mais elle range leurvie.

Ce que je dis de l’Amérique s’appliquedu reste à presque tous leshommesdenosjours.Lavariétédisparaîtduseindel’espècehumaine;lesmêmesmanièresd’agir,depenseretdesentirseretrouventdanstousles coins du monde. Cela ne vient pas seulement de ce que tous lespeuplessepratiquentdavantageetsecopientplusfidèlement,maisdecequ’enchaquepaysleshommes,s’écartantdeplusenplusdesidéesetdessentiments particuliers à une caste, à une profession, à une famille,arrivent simultanément à ce qui tient de plus près à la constitution del’homme, qui est partout la même. Ils deviennent ainsi semblables,quoiqu’ilsnesesoientpasimités.Ilssontcommedesvoyageursrépandus

Page 252: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

dans une grande forêt dont tous les chemins aboutissent à un mêmepoint.Si tousaperçoiventà la fois lepointcentraletdirigentdececôtéleurs pas, ils se rapprochent insensiblement les uns des autres, sans sechercher,sanss’apercevoiretsarisseconnaître,etilsserontenfinsurprisen se voyant réunis dans lemême lieu. Tous les peuples qui prennentpour objet de leurs études et de leur imitation, non tel homme, maisl’homme lui-même, finiront par se rencontrer dans lesmêmesmœurs,commecesvoyageursaurond-point.

Page 253: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXVIII:Del’honneurauxÉtats-Unisetdansles

sociétésdémocratiques11

Il semble que les hommes se servent de deux méthodes fortdistinctes dans le jugement public qu’ils portent des actions de leurssemblables:tantôtilslesjugentsuivantlessimplesnotionsdujusteetdel’injuste,quisontrépanduessurtoutelaterre;tantôtilslesapprécientàl’aidedenotionstrèsparticulièresquin’appartiennentqu’àunpaysetàuneépoque.Souventilarrivequecesdeuxrèglesdiffèrent;quelquefois,ellessecombattent,maisjamaisellesneseconfondententièrement,ninesedétruisent.

L’honneur,dansletempsdesonplusgrandpouvoir,régitlavolontéplus que la croyance, et les hommes, alors même qu’ils se soumettentsanshésitationetsansmurmureasescommandements,sententencore,par une sorte d’instinct obscur,mais puissant, qu’il existe une loi plusgénérale, plus ancienne et plus sainte, à laquelle ils désobéissentquelquefois sans cesser de la connaître. Il y a des actions qui ont étéjugéesà lafoishonnêtesetdéshonorantes.Lerefusd’unduelasouventétédanscecas.

Jecroisqu’onpeutexpliquercesphénomènesautrementqueparlecaprice de certains individus et de certains peuples, ainsi qu’on l’a faitjusqu’ici.

Legenrehumainéprouvedesbesoinspermanentsetgénéraux,quiont fait naître des lois morales à l’inobservation desquelles tous leshommesontnaturellementattaché,entouslieuxetentoustemps,l’idéedublâmeetdelahonte.Ilsontappeléfairemais’ysoustraire,fairebiens’ysoumettre.

Ils’établitdeplus,dansleseindelavasteassociationhumaine,desassociationsplusrestreintes,qu’onnommedespeuples,et,aumilieudecesderniers,d’autrespluspetitesencore,qu’onappelledesclassesoudescastes.

Chacune de ces associations forme commeune espèce particulière

Page 254: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

danslegenrehumain;et,bienqu’ellenediffèrepointessentiellementdelamassedeshommes, elle s’en tientquelquepeuàpart et éprouvedesbesoinsqui luisontpropres.Cesontcesbesoinsspéciauxquimodifientenquelquefaçonetdanscertainspayslamanièred’envisagerlesactionshumainesetl’estimequ’ilconvientd’enfaire.

L’intérêtgénéraletpermanentdugenrehumainestqueleshommesne se tuent point les uns les autres ;mais il peut se faire que l’intérêtparticulieretmomentanéd’unpeupleoud’uneclassesoit,danscertainscas,d’excuseretmêmed’honorerl’homicide.

L’honneurn’est autre choseque cette règleparticulière fondée surunétatparticulier,àl’aidedelaquelleunpeupleouuneclassedistribueleblâmeoulalouange.

Il n’y a rien de plus improductif pour l’esprit humain qu’une idéeabstraite.Jemehâtedoncdecourirverslesfaits.Unexemplevamettreenlumièremapensée.

Jechoisirai l’espèced’honneurleplusextraordinairequiait jamaisparudanslemonde,etceluiquenousconnaissonslemieux: l’honneuraristocratiquenéauseindelasociétéféodale.Jel’expliqueraiàl’aidedecequiprécède,etj’expliqueraicequiprécèdeparlui.

Je n’ai point à rechercher ici, quand et comment l’aristocratie duMoyen Âge était née, pourquoi elle s’était si profondément séparée durestedelanation,cequiavaitfondéetaffermisonpouvoir.Jelatrouvedebout, et je chercheà comprendrepourquoielle considérait laplupartdesactionshumainessousunjoursiparticulier.

Ce qui me frappe d’abord, c’est que, dans le monde féodal, lesactionsn’étaientpointtoujourslouéesniblâméesenraisondeleurvaleurintrinsèque,maisqu’ilarrivaitquelquefoisdelespriseruniquementparrapport à celui qui en était l’auteur ou l’objet ; ce qui répugne à laconscience générale du genre humain. Certains actes étaient doncindifférentsdelapartd’unroturier,quidéshonoraientunnoble;d’autreschangeaient de caractère suivant que la personne qui en souffraitappartenaitàl’aristocratieouvivaithorsd’elle.

Quand ces différentes opinions ont pris naissance, la noblesseformait un corps à part, au milieu du peuple, qu’elle dominait deshauteursinaccessiblesoùelles’étaitretirée.Pourmaintenircetteposition

Page 255: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

particulière qui faisait sa force, elle n’avait pas seulement besoin deprivilègespolitiques:illuifallaitdesvertusetdesvicesàsonusage.

Que telle vertu ou tel vice appartint à la noblesse plutôt qu’à laroture ; que telle action fût indifférente quand elle avait un vilainpourobjet, ou condamnable quand il s’agissait d’un noble, voilà ce qui étaitsouventarbitraire;maisqu’onattachâtdel’honneuroudelahonteauxactions d’un homme suivant sa condition, c’est ce qui résultait de laconstitution même d’une société aristocratique. Cela s’est vu, en effet,danstouslespaysquionteuunearistocratie.Tantqu’ilenresteunseulvestige, ces singularités se retrouvent : débaucher une fille de couleurnuitàpeineàlaréputationd’unAméricain;l’épouserledéshonore.

Dans certains cas, l’honneur féodal prescrivait la vengeance etflétrissait le Pardon des injures ; dans d’autres, il commandaitimpérieusement aux hommes de se vaincre, il ordonnait l’oubli de soi-même.Ilnefaisaitpointuneloidel’humaniténideladouceur;maisilvantait la générosité ; il prisait la libéralité plus que la bienfaisance, ilpermettait qu’on s’enrichît par le jeu, par la guerre, mais non par letravail ; il préférait de grands crimes à de petits gains. La cupidité lerévoltaitmoins que l’avarice, la violence lui agréait souvent, tandis quel’astuceetlatrahisonluiapparaissaienttoujoursméprisables.

Cesnotionsbizarresn’étaientpasnéesducapriceseuldeceuxquilesavaientconçues.

Une classe qui est parvenue à semettre à la tête et au-dessus detoutes les autres, et qui fait de constants effortspour semaintenir à cerang suprême, doit particulièrement honorer les vertus qui ont de lagrandeuretdel’éclat,etquipeuventsecombineraisémentavecl’orgueiletl’amourdupouvoir.Ellenecraintpasdedérangerl’ordrenatureldelaconscience,pourplacercesvertus-làavant toutes lesautres.Onconçoitmême qu’elle élève volontiers certains vices audacieux et brillants, au-dessus des vertus paisibles et modestes. Elle y est en quelque sortecontrainteparsacondition.

Enavantdetouteslesvertusetàlaplaced’ungrandnombred’entreelles,lesnoblesduMoyenAgemettaientlecouragemilitaire.

C’étaitencorelàuneopinionsingulièrequinaissaitforcémentdelasingularitédel’étatsocial.

Page 256: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

L’aristocratie féodaleétaitnéepar laguerreetpour laguerre ;elleavait trouvé dans les armes son pouvoir et elle le maintenait par lesarmes;rienneluiétaitdoncplusnécessairequelecouragemilitaire;etilétaitnaturelqu’elle leglorifiâtpar-dessus tout le reste.Toutcequi lemanifestait au-dehors, fût-ce même aux dépens de la raison et del’humanité, était donc approuvé et souvent commandé par elle. Lafantaisiedeshommesneseretrouvaitquedansledétail.

Qu’un homme regardât comme une injure énorme de recevoir uncoupsur la joueet fûtobligédetuerdansuncombatsingulierceluiquil’avaitainsilégèrementfrappé,voilàl’arbitraire;maisqu’unnoblenepûtrecevoirpaisiblementune injure et fûtdéshonoré s’il se laissait frappersanscombattre,ceciressortaitdesprincipesmêmesetdesbesoinsd’unearistocratiemilitaire.

Il était donc vrai, jusqu’à un certain point, de dire que l’honneuravait des allures capricieuses ; mais les caprices de l’honneur étaienttoujours renfermés dans de certaines limites nécessaires. Cette règleparticulière, appeléeparnospères l’honneur, est si loindemeparaîtreune loi arbitraire,que jem’engagerais sanspeineà rattacheràunpetitnombre de besoins fixes et invariables des sociétés féodales sesprescriptionslesplusincohérentesetlesplusbizarres.

Si je suivais l’honneur féodal dans le champ de la politique, jen’auraispasplusdepeineàyexpliquersesdémarches.

L’étatsocialet lesinstitutionspolitiquesduMoyenÂgeétaienttelsque le pouvoir national n’y gouvernait jamais directement les citoyens.Celui-cin’existaitpourainsidirepasàleursyeux;chacunneconnaissaitqu’uncertainhommeauquelilétaitobligéd’obéir.C’estparcelui-làque,sanslesavoir,ontenaitàtouslesautres.

Dans les sociétés féodales, tout l’ordre public roulait donc sur lesentiment de fidélité à la personnemêmedu seigneur. Cela détruit, ontombaitaussitôtdansl’anarchie.

La fidélitéauchefpolitiqueétaitd’ailleursunsentimentdont touslesmembresdel’aristocratieapercevaientchaquejourleprix,carchacund’euxétait à la fois seigneur et vassal, et avait à commanderaussibienqu’àobéir.

Resterfidèleàsonseigneur,sesacrifierpourluiaubesoin,partager

Page 257: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

sa fortune bonne ou mauvaise, l’aider dans ses entreprises quellesqu’elles fussent, telles furent les premières prescriptions de l’honneurféodal en matière politique. La trahison du vassal fut condamnée parl’opinion avec une rigueur extraordinaire. On créa un nomparticulièrementinfamantpourelle,onl’appelafélonie.

Onne trouve, au contraire, dans leMoyenAge, que peude tracesd’une passion qui a fait la vie des sociétés antiques. Je veux parler dupatriotisme.Lenommêmedupatriotismen’estpointanciendansnotre

idiome12.Les institutions féodalesdérobaient lapatrieauxregards ;ellesen

rendaient l’amourmoinsnécessaire.Elles faisaient oublier la nation enpassionnantpourunhomme.Aussinevoit-onpasque l’honneurféodalaitjamaisfaituneloiétroitederesterfidèleàsonpays.

Cen’estpasquel’amourdelapatrien’existâtpointdanslecœurdenospères;maisiln’yformaitqu’unesorted’instinctfaibleetobscur,quiestdevenuplusclairetplusfort,àmesurequ’onadétruit lesclassesetcentralisélepouvoir.

Ceci se voit bien par les jugements contraires que portent lespeuples d’Europe sur les différents faits de leur histoire, suivant lagénérationquilesjuge.CequidéshonoraitprincipalementleconnétabledeBourbonauxyeuxdesescontemporains,c’estqu’ilportait lesarmescontresonroi;cequiledéshonoreleplusànosyeux,c’estqu’ilfaisaitlaguerre à son pays. Nous les flétrissons autant que nos aïeux,mais pard’autresraisons.

J’ai choisi pour éclaircir ma pensée l’honneur féodal, parce quel’honneur féodal a des traits plus marqués et mieux qu’aucun autre ;j’aurais puprendremon exemple ailleurs, je serais arrivé aumêmebutparunautrechemin.

Quoique nous connaissions moins bien les Romains que nosancêtres,noussavonscependantqu’ilexistaitchezeux,enfaitdegloireetde déshonneur, des opinions particulières qui ne découlaient passeulementdesnotionsgénéralesdubienetdumal.Beaucoupd’actionshumaines y étaient considérées sous un jour différent, suivant qu’ils’agissait d’un citoyen ou d’un étranger, d’un homme libre ou d’unesclave ; on y glorifiait certains vices, on y avait élevé certaines vertus

Page 258: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

par-delàtouteslesautres.«Or,étaitence temps-là,ditPlutarquedans laviedeCoriolan, la

prouessehonoréeetpriséeàRomepar-dessustouteslesautresvertus.Dequoifaitfoidecequel’onlanommaitvirtus;dunommêmedelavertu,en attribuant le nom du commun genre à une espèce particulière.Tellementque«vertu»enlatinétaitautantàdirecomme«vaillance».»Quinereconnaîtlàlebesoinparticulierdecetteassociationsingulièrequis’étaitforméepourlaconquêtedumonde?

Chaquenationprêteraàdesobservationsanalogues;car,ainsiqueje l’ai dit plus haut, toutes les fois que-les hommes se rassemblent ensociétéparticulière,ils’établitaussitôtparmieuxunhonneur,c’est-à-direun ensemble d’opinions qui leur est propre sur ce qu’on doit louer oublâmer ; et ces règles particulières ont toujours leur source dans leshabitudesspécialesetlesintérêtsspéciauxdel’association.

Cela s’applique, dans une certaine mesure, aux sociétésdémocratiques comme aux autres. Nous allons en retrouver la preuve

chezlesAméricains13.On rencontre encore éparses, parmi les opinions des Américains,

quelques notions détachées de l’ancien honneur aristocratique del’Europe.Cesopinionstraditionnellessontentrèspetitnombre;ellesontpeuderacineetpeudepouvoir.C’estunereligiondontonlaissesubsisterquelques-unsdestemples,maisàlaquelleonnecroitplus.

Au milieu de ces notions à demi effacées d’un honneur exotique,apparaissent quelques opinions nouvelles qui constituent ce qu’onpourraitappelerdenosjoursl’honneuraméricain.

J’aimontrécommentlesAméricainsétaientpoussésincessammentvers le commerce et l’industrie. Leur origine, leur état social, lesinstitutions politiques, le lieu même qu’ils habitent les entraîneirrésistiblement vers ce côté. Ils forment donc, quant à présent, uneassociationpresqueexclusivementindustrielleetcommerçante,placéeausein d’un pays nouveau et immense qu’elle a pour principal objetd’exploiter.Telest le trait caractéristiquequi,denos jours,distingue leplusparticulièrementlepeupleaméricaindetouslesautres.

Touteslesvertuspaisiblesquitendentàdonneruneallurerégulière

Page 259: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

au corps social et à favoriser lenégoce, doiventdonc être spécialementhonoréeschezcepeuple,etl’onnesauraitlesnégligersanstomberdansleméprispublic.

Touteslesvertusturbulentesquijettentsouventdel’éclat,maisplussouvent encore du trouble dans la société, occupent au contraire dansl’opinion de ce même peuple un rang subalterne. On peut les négligersansperdre l’estimedesesconcitoyens,etons’exposeraitpeut-êtreà laperdreenlesacquérant.

LesAméricainsnefontpasunclassementmoinsarbitraireparmilesvices.

Il y a certains penchants condamnables aux yeux de la raisongénéraleetdelaconscienceuniverselledugenrehumain,quisetrouventêtred’accordaveclesbesoinsparticuliersetmomentanésdel’associationaméricaine ; et elle ne les réprouve que faiblement, quelquefois elle lesloue ; je citerai particulièrement l’amour des richesses et les penchantssecondaires qui s’y rattachent. Pour défricher, féconder, transformer cevastecontinentinhabitéquiestsondomaine,ilfautàl’Américainl’appuijournalier d’une passion énergique ; cette passion ne saurait être quel’amourdesrichesses;lapassiondesrichessesn’estdoncpointflétrieenAmérique,et,pourvuqu’ellenedépassepasleslimitesquel’ordrepublicluiassigne,onl’honore.L’AméricainappellenobleetestimableambitioncequenospèresduMoyenÂgenommaient cupidité servile ; demêmequ’ildonnelenomdefureuraveugleetbarbareàl’ardeurconquéranteetà l’humeur guerrière qui les jetaient chaque jour dans de nouveauxcombats.

AuxÉtats-Unis,lesfortunessedétruisentetserelèventsanspeine.Lepaysestsansbornesetpleinderessources inépuisables.Lepeupleatouslesbesoinsettouslesappétitsd’unêtrequicroît,et,quelqueseffortsqu’ilfasse,ilesttoujoursenvironnédeplusdebiensqu’iln’enpeutsaisir.Ce qui est à craindre chez un pareil peuple, ce n’est pas la ruine dequelques individus, bientôt réparée, c’est l’inactivité et la mollesse detous.L’audacedanslesentreprisesindustriellesestlapremièrecausedesesprogrèsrapides,desa force,desagrandeur.L’industrieestpour luicommeunevaste loterieoùunpetitnombred’hommesperdentchaquejour,maisoùl’Étatgagnesanscesse;unsemblablepeupledoitdoncvoiravec faveur et honorer l’audace en matière d’industrie. Or, toute

Page 260: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

entreprise audacieuse compromet la fortune de celui qui s’y livre et lafortune de tous ceux qui se fient à lui. Les Américains, qui font de latémérité commerciale une sorte de vertu, ne sauraient, en aucun cas,flétrirlestéméraires.

De là vient qu’on montre, aux États-Unis, une indulgence sisingulièrepour le commerçantqui fait faillite : l’honneurde celui-cinesouffrepointd’unpareilaccident.Encela, lesAméricainsdiffèrent,nonseulement des peuples européens, mais de toutes les nationscommerçantesdenosjours;aussineressemblent-ils,parleurpositionetleursbesoins,àaucuned’elles.

EnAmérique,ontraiteavecunesévéritéinconnuedanslerestedumondetouslesvicesquisontdenatureàaltérerlapuretédesmœursetàdétruirel’unionconjugale.Celacontrasteétrangement,aupremierabord,avec la tolérance qu’on ymontre sur d’autres points.On est surpris derencontrerchezlemêmepeupleunemoralesirelâchéeetsiaustère.

Ces choses ne sont pas aussi incohérentes qu’on le suppose.L’opinionpublique, auxÉtats-Unis, ne réprimequemollement l’amourdes richesses,qui sert à lagrandeur industrielle et à laprospéritéde lanation ; et elle condamne particulièrement les mauvaises mœurs, quidistraientl’esprithumaindelarecherchedubien-êtreettroublentl’ordreintérieur de la famille, si nécessaire au succès des affaires. Pour êtreestimés de leurs semblables, les Américains sont donc contraints de seplier à des habitudes régulières. C’est en ce sens qu’on Peut dire qu’ilsmettentleurhonneuràêtrechastes.

L’honneur américain s’accorde avec l’ancien honneur de l’Europesur un point : il met le courage à la tête des vertus, et en fait pourl’hommelaplusgrandedesnécessitésmorales;maisiln’envisagepaslecouragesouslemêmeaspect.

AuxÉtats-Unis, lavaleurguerrièreestpeuprisée, lecouragequ’onconnaît le mieux et qu’on estime le plus est celui qui fait braver lesfureurs de l’Océan pour arriver plus tôt au port, supporter saris seplaindre lesmisèresdudésert,et lasolitude,pluscruelleque toutes lesmisères ; le couragequi rendpresque insensible au renversement subitd’une fortune péniblement acquise, et suggère aussitôt de nouveauxefforts pour en construire une nouvelle. Le courage de cette espèce est

Page 261: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

principalementnécessaireaumaintienetàlaprospéritédel’associationaméricaine, et il est particulièrement honoré et glorifié par elle. On nesauraits’enmontrerprive,sansdéshonneur.

Jetrouveunderniertrait;ilachèverademettreenreliefl’idéedecechapitre.

Dansunesociétédémocratique,commecelledesÉtats-Unis,oùlesfortunessontpetitesetmalassurées,toutlemondetravaille,etletravailmène à tout. Cela a retourné le point d’honneur et l’a dirigé contrel’oisiveté.

J’ai rencontré quelquefois en Amérique des gens riches, jeunes,ennemispartempéramentdetouteffortpénible,etquiétaientforcésdeprendreuneprofession.Leurnatureetleurfortuneleurpermettaientderesteroisifs;l’opinionpubliqueleleurdéfendaitimpérieusement,etilluifallaitobéir.J’ai souventvu,aucontraire, chez lesnationseuropéennesoùl’aristocratielutteencorecontreletorrentquil’entraîne,j’aivu,dis-je,deshommesqueleursbesoinsetleursdésirsaiguillonnaientsanscesse,demeurerdansl’oisivetépournepointperdrel’estimedeleurségaux,etsesoumettreplusaisémentàl’ennuietàlagênequ’autravail.

Qui n’aperçoit dans ces deux obligations si contraires deux règlesdifférentes,quipourtantl’uneetl’autreémanentdel’honneur?

Cequenospèresontappeléparexcellencel’honneurn’était,àvraidire, qu’une de ses formes. Ils ont donné un nom générique à ce quin’était qu’une espèce. L’honneur se retrouve donc dans les sièclesdémocratiquescommedans les tempsd’aristocratie.Mais ilneserapasdifficiledemontrerquedansceux-làilprésenteuneautrephysionomie.

Non seulement ses prescriptions sont différentes, nous allons voirqu’elles sont moins nombreuses et moins claires et qu’on suit plusmollementseslois.

Une caste est toujours dans une situation bien plus particulièrequ’un peuple. Il n’y a rien de plus exceptionnel dans lemonde qu’unepetite société toujours composée des mêmes familles, commel’aristocratieduMoyenAge,parexemple,etdontl’objetestdeconcentreretderetenirexclusivementethéréditairementdanssonseinla lumière,larichesseetlepouvoir.

Page 262: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Or,pluslapositiond’unesociétéestexceptionnelle,plussesbesoinsspéciauxsontengrandnombre,etplus lesnotionsdesonhonneur,quicorrespondentàsesbesoins,s’accroissent.

Les prescriptions de l’honneur seront donc toujours moinsnombreuseschezunpeuplequin’estpointpartagéencastes,quechezunautre. S’il vient à s’établir des nations où il soit même difficile deretrouver des classes, l’honneur s’y bornera à un petit nombre depréceptes, et ces préceptes s’éloigneront de moins en moins des loismoralesadoptéesparlecommundel’humanité,

Ainsilesprescriptionsdel’honneurserontmoinsbizarresetmoinsnombreuseschezunenationdémocratiquequedansunearistocratie.

Ellesserontaussiplusobscures ;celarésultenécessairementdecequiprécède.

Lestraitscaractéristiquesdel’honneurétantenpluspetitnombreetmoinssinguliers,ildoitsouventêtredifficiledelesdiscerner.

Ilyad’autresraisonsencore.Chez les nations aristocratiques duMoyen Âge, les générations se

succédaientenvainlesunesauxautres;chaquefamilleyétaitcommeunhomme immortel et perpétuellement immobile ; les idées n’y variaientguèreplusquelesconditions.

Chaque homme y avait donc toujours devant les yeux les mêmesobjets,qu’ilenvisageaitdumêmepointdevue;sonœilpénétraitpeuàpeudanslesmoindresdétails,etsaperceptionnepouvaitmanquer,àlalongue,dedevenir claire etdistincte.Ainsi,non seulement leshommesdes temps féodaux avaient des opinions fort extraordinaires quiconstituaient leur honneur, mais chacune de ces opinions se peignaitdansleurespritsousuneformenetteetprécise.

Il ne saurait jamais en être de même dans un pays commel’Amérique,oùtouslescitoyensremuent;oùlasociété,semodifiantelle-mêmetouslesjours,changesesopinionsavecsesbesoins.Dansunpareilpays, on entrevoit la règle de l’honneur, on a rarement le loisir de laconsidérerfixement.

La société fût-elle immobile, il serait encore difficile d’y arrêter lesensqu’ondoitdonneraumothonneur.

Page 263: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

AuMoyenÂge,chaqueclasseayantsonhonneur, lamêmeopinionn’étaitjamaisadmiseàlafoisparuntrèsgrandnombred’hommes,cequipermettaitdeluidonneruneformearrêtéeetprécise;d’autantplusquetous ceux qui l’admettaient, ayant tous une position parfaitementidentique et fort exceptionnelle, trouvaient une disposition naturelle às’entendre sur les prescriptions d’une loi qui n’était faite que pour euxseuls.

L’honneur devenait ainsi un code complet et détaillé où tout étaitprévuetordonnéà l’avance, etquiprésentaitune règle fixe et toujoursvisible aux actions humaines. Chez une nation démocratique comme lepeupleaméricain,oùlesrangssontconfondusetoùlasociétéentièreneformequ’unemasseunique,donttouslesélémentssontanaloguessansêtre entièrement semblables, onne saurait jamais s’entendre à l’avanceexactementsurcequiestpermisetdéfenduparl’honneur.

Ilexistebien,auseindecepeuple,decertainsbesoinsnationauxquifont naître des opinions communes en matière d’honneur ; mais desemblablesopinionsneseprésententjamaisenmêmetemps,delamêmemanièreetavecuneégaleforce,à l’espritdetous lescitoyens; la loidel’honneurexiste,maisellemanquesouventd’interprètes.

La confusion est bien plus grande encore dans un paysdémocratiquecommelenôtre,oùlesdifférentesclassesquicomposaientl’anciennesociété,venantàsemêlersansavoirpuencoreseconfondre,importent, chaque jour, dans le sein les unes des autres, les notionsdiverses et souvent contraires de leur honneur ; où chaque homme,suivantsescaprices,abandonneunepartiedesopinionsdesespèresetretientl’autre;detellesortequ’aumilieudetantdemesuresarbitraires,il ne saurait jamais s’établir une commune règle. Il est presqueimpossible alors de dire à l’avance quelles actions seront honorées ouflétries.Cesontdestempsmisérables,maisilsnedurentpoint.

Chez les nations démocratiques, l’honneur, étant mal défini, estnécessairement moins puissant ; car il est difficile d’appliquer aveccertitude et fermeté une loi qui est imparfaitement connue. L’opinionpublique,quiest l’interprètenatureletsouverainde la loide l’honneur,nevoyantpasdistinctementdequelcôté il convientde fairepencher leblâmeoulalouange,neprononcequ’enhésitantsonarrêt.Quelquefoisilluiarrivedesecontredire;souventellesetientimmobile,etlaissefaire.

Page 264: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Lafaiblesserelativedel’honneurdanslesdémocratiestientencoreàplusieursautrescauses.

Danslespaysaristocratiques, lemêmehonneurn’estjamaisadmisque par un certain nombre d’hommes, souvent restreint et toujoursséparédurestedeleurssemblables.L’honneursemêledoncaisémentetse confond, dans l’esprit de ceux-là, avec l’idée de tout ce qui lesdistingue.Illeurapparaîtcommeletraitdistinctifdeleurphysionomie;ils en appliquent les différentes règles avec toute l’ardeur de l’intérêtpersonnel,et ilsmettent,si jepuism’exprimerainsi,de lapassionà luiobéir.

CettevéritésemanifestebienclairementquandonlitlescoutumiersduMoyenÂge,à l’articledesduels judiciaires.Onyvoitque lesnoblesétaient tenus,dans leursquerelles, de se servirde la lance etde l’épée,tandisquelesvilainsusaiententreeuxdubâton,«attendu,ajoutentlescoutumes,quelesvilainsn’ontpasd’honneur».Celanevoulaitpasdire,ainsi qu’on se l’imagine de nos jours, que ces hommes fussentméprisables ; cela signifiait seulement que leurs actions n’étaient pasjugéesd’aprèslesmêmesrèglesquecellesdel’aristocratie.

Cequiétonne,aupremierabord,c’estque,quand l’honneurrègneavec cette pleine puissance, ses prescriptions sont en général fortétranges,detellesortequ’onsembleluimieuxobéiramesurequ’ilparaîts’écarterdavantagedelaraison;d’oùilestquelquefoisarrivédeconclurequel’honneurétaitfort,àcausemêmedesonextravagance.

Ces deux choses ont, en effet, la même origine ; mais elles nedécoulentpasl’unedeJ’autre.

L’honneur est bizarre en proportion de ce qu’il représente desbesoins plus particuliers et ressentis par un plus petit nombred’hommes;etc’estparcequ’ilreprésentedesbesoinsdecetteespècequ’ilestpuissant.L’honneurn’estdoncpaspuissantparcequ’il est bizarre ;maisilestbizarreetpuissantparlamêmecause.

Jeferaiuneautreremarque.Chezlespeuplesaristocratiques,touslesrangsdiffèrent,maistous

lesrangssontfixes;chacunoccupedanssasphèreunlieudontilnepeutsortir,etoùilvitaumilieud’autreshommesattachésautourdeluidelamêmemanière.Chezcesnations,nulnepeutdoncespéreroucraindrede

Page 265: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

n’êtrepasvu; ilneserencontrepasd’hommesibasplacéquin’aitsonthéâtre, et qui doive échapper, par son obscurité, au blâme ou à lalouange.

DanslesÉtatsdémocratiques,aucontraire,oùtouslescitoyenssontconfondusdanslamêmefouleets’yagitentsanscesse,l’opinionpubliquen’apointdeprise ; sonobjetdisparaîtàchaque instant,et luiéchappe.L’honneuryseradonctoujoursmoinsimpérieuxetmoinspressant;carl’honneurn’agitqu’envuedupublic,différentenceladelasimplevertu,quivitsurelle-mêmeetsesatisfaitdesontémoignage.

Silelecteurabiensaisitoutcequiprécède,iladûcomprendrequ’ilexiste, entre l’inégalité des conditions et ce que nous avons appelél’honneur,unrapportétroitetnécessairequi,sijenemetrompe,n’avaitpointétéencoreclairementindiqué.Jedoisdoncfaireunderniereffortpourlebienmettreenlumière.

Unenationseplaceàpartdanslegenrehumain.Indépendammentde certains besoins généraux inhérents à l’espèce humaine, elle a sesintérêts et ses besoinsparticuliers. Il s’établit aussitôt dans son sein enmatièredeblâmeetdelouange,decertainesopinionsquiluisontpropresetquesescitoyensappellentl’honneur.

Dansleseindecettemêmenation,ilvientàs’établitunecastequi,seséparantàsontourdetouteslesautresclasses,contractedesbesoinsparticuliers, et ceux-ci, à leur tout, font naître des opinions spéciales.L’honneurdecettecaste,composébizarredesnotionsparticulièresdelanation et des notions plus particulières encore de la caste, s’éloignera,autant qu’on puisse l’imaginer, des simples et générales opinions deshommes.Nousavonsatteintlepointextrême,redescendons.

Les rangs se mêlent, les privilèges sont abolis. Les hommes quicomposent lanationétantredevenussemblablesetégaux, leurs intérêtset leurs besoins se confondent, et l’on voit s’évanouir successivementtoutes les notions singulières que chaque caste appelait l’honneur ;l’honneurnedécouleplusquedesbesoinsparticuliersde lanationelle-même;ilreprésentesonindividualitéparmilespeuples.

S’il était permis enfin de supposer que toutes les races seconfondissent et que tous les peuples dumonde en vinssent à ce pointd’avoirlesmêmesintérêts,lesmêmesbesoins,etdeneplussedistinguer

Page 266: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

les uns des autres par aucun trait caractéristique, on cesseraitentièrement d’attribuer une valeur conventionnelle aux actionshumaines ; tous les envisageraient sous le même jour ; les besoinsgénéraux de l’humanité, que la conscience révèle à chaque homme,seraient la commune mesure. Alors, on ne rencontrerait plus dans cemondequelessimplesetgénéralesnotionsdubienetdumal,auxquelless’attacheraient,parunliennatureletnécessaire,lesidéesdelouangeoudeblâme.

Ainsi,pourrenfermerenfindansuneseuleformuletoutemapenséece sont les dissemblances et les inégalités des hommes qui ont créél’honneur ; il s’affaiblit à mesure que ces différences s’effacent et ildisparaîtraitavecelles.

Page 267: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXIX:PourquoiontrouveauxÉtats-Unistantd’ambitieuxetsipeudegrandesambitions

La première chose qui frappe aux États-Unis, c’est la multitudeinnombrabledeceuxquicherchentàsortirdeleurconditionoriginaire;et la seconde, c’est le petit nombre de grandes ambitions qui se fontremarquer aumilieu de cemouvement universel de l’ambition. Il n’y apasd’Américainsquinesemontrentdévorésdudésirdes’élever;maison n’en voit presque point qui paraissent nourrir de très vastesespérances, ni tendre fort haut. Tous veulent acquérir sans cesse desbiens,de laréputation,dupouvoir ;peuenvisagentengrandtoutesceschoses.Et cela surprendaupremierabordpuisqu’onn’aperçoit rien,nidans lesmœurs, ni dans les lois de l’Amérique, qui doive y borner lesdésirsetlesempêcherdeprendredetouscôtésleuressor.

Il semble difficile d’attribuer à l’égalité des conditions ce singulierétatdechoses;car,aumomentoùcettemêmeégalités’estétablieparminous,elleya faitécloreaussitôtdesambitionspresquesans limites.Jecroiscependantquec’estprincipalementdans l’étatsocialet lesmœursdémocratiques des Américains qu’on doit chercher la cause de ce quiprécède.

Toute révolution grandit l’ambition des hommes. Cela est surtoutvraidelarévolutionquirenverseunearistocratie.

Lesanciennesbarrièresquiséparaientlafouledelarenomméeetdupouvoir, venant à s’abaisser tout à coup, il se fait un mouvementd’ascensionimpétueuxetuniverselverscesgrandeurslongtempsenviéesetdontlajouissanceestenfinpermise.Danscettepremièreexaltationdutriomphe, rien ne semble impossible a personne. Non seulement lesdésirsn’ontpasdebornes,maislepouvoirdelessatisfairen’enapresquepoint.Aumilieudecerenouvellementgénéraletsoudaindescoutumesetdes lois,danscettevasteconfusionde tous leshommesetde toutes lesrègles, les citoyens s’élèvent et tombent avec une rapidité inouïe, et lapuissancepassesivitedemainsenmains,quenulnedoitdésespérerdelasaisiràsontour.

Page 268: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Il faut bien se souvenir d’ailleurs que les gens qui détruisent unearistocratieontvécusousseslois;ilsontvusessplendeursetilssesontlaissépénétrer,sanslesavoir,parlessentimentsetlesidéesqu’elleavaitconçus.Aumomentdoncoùunearistocratiesedissout,sonespritflotteencoresurlamasse,etl’onconservesesinstinctslongtempsaprèsqu’onl’avaincue.

Lesambitionssemontrentdonctoujoursfortgrandes,tantquedurela révolution démocratique ; il en sera demêmequelque temps encoreaprèsqu’elleestfinie.

Lesouvenirdesévénementsextraordinairesdontilsontététémoinsnes’effacepointenunjourdelamémoiredeshommes.Lespassionsquela révolution avait suggérées ne disparaissent point avec elle. Lesentiment de l’instabilité se perpétue aumilieu de l’ordre. L’idée de lafacilitédusuccèssurvitauxétrangesvicissitudesquil’avaientfaitnaître.Les désirs demeurent très vastes alors que lesmoyens de les satisfairediminuentchaque jour.Legoûtdesgrandes fortunessubsiste,bienqueles grandes fortunes deviennent rares, et l’on voit s’allumer de toutesparts des ambitions disproportionnées et malheureuses qui brûlent ensecretetsansfruitlecœurquilescontient.

Peuàpeucependant lesdernières tracesde la lutte s’effacent ; lesrestes de l’aristocratie achèvent de disparaître. On oublie les grandsévénementsquiontaccompagnésachute; lerepossuccèdeà laguerre,l’empire de la règle renaît au sein du monde nouveau ; les désirs s’yproportionnent aux moyens ; les besoins, les idées et les sentimentss’enchaînent ; les hommes achèvent de se niveler : la sociétédémocratiqueestenfinassise.

Si nous considérons un peuple démocratique parvenu à cet étatpermanent et normal, il nous présentera un spectacle tout différent deceluiquenousvenonsdecontempler,etnouspourronsjugersanspeineque,sil’ambitiondevientgrandetandisquelesconditionss’égalisent,elleperdcecaractèrequandellessontégales.

Comme les grandes fortunes sont partagées et que la science s’estrépandue, nul n’est absolument privé de lumières ni de biens ; lesprivilègesetlesincapacitésdeclassesétantabolies,etleshommesayantbrisépour jamais les liensqui les tenaient immobiles, l’idéeduprogrès

Page 269: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

s’offre à l’esprit de chacund’eux ; l’envie de s’élever naît à la fois danstouslescœurs;chaquehommeveutsortirdesaplace.L’ambitionestlesentimentuniversel.

Mais, si l’égalitédesconditionsdonneà tous lescitoyensquelquesressources, elle empêche qu’aucun d’entre eux n’ait des ressources trèsétendues ; ce qui renferme nécessairement les désirs dans des limitesassez étroites. Chez les peuples démocratiques, l’ambition est doncardenteetcontinue,maisellenesauraitviserhabituellementtrèshaut;et la vie s’y passe d’ordinaire à convoiter avec ardeur de petits objetsqu’onvoitàsaportée.

Cequidétourne surtout leshommesdesdémocratiesde lagrandeambition, cen’estpas lapetitessede leur fortune,mais leviolenteffortqu’ils font tous les jours pour l’améliorer. Ils contraignent leur âme àemployer toutes ses forces pour faire des chosesmédiocres : ce qui nepeutmanquerdebornerbientôtsavueetdecirconscriresonpouvoir.Ilspourraientêtrebeaucouppluspauvresetresterplusgrands.

Le petit nombre d’opulents citoyens qui se trouvent au sein d’unedémocratie ne fait point exception à cette règle.Un hommequi s’élèveparde-grésvers larichesseet lepouvoircontracte,dansce longtravail,des habitudes de prudence et de retenue dont il ne peut ensuite sedépartir.Onn’élargitpasgraduellementsonâmecommesamaison.

Uneremarqueanalogueestapplicableauxfilsdecemêmehomme.Ceux-cisontnés,ilestvrai,dansunepositionélevée,maisleursparentsont été humbles ; ils ont grandi au milieu de sentiments et d’idéesauxquels,plustard,il leurestdifficiledesesoustraire;et ilestàcroirequ’ilshériterontenmêmetempsdesinstinctsdeleurpèreetdesesbiens.

Il peut arriver, au contraire, que le plus pauvre rejeton d’unearistocratie puissante fasse voir une ambition vaste, parce que lesopinions traditionnelles de sa race et l’esprit général de sa caste lesoutiennentencorequelquetempsau-dessusdesafortune.

Cequiempêcheaussiqueleshommesdestempsdémocratiquesneselivrentaisémentàl’ambitiondesgrandeschoses,c’est letempsqu’ilsprévoient devoir s’écouler avant qu’ils ne soient en état de lesentreprendre.«C’estungrandavantagequelaqualité,aditPascal,qui,dès dix-huit ou vingt ans, met un homme en passe, comme un autre

Page 270: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

pourraitl’êtreàcinquante;cesonttrenteansdegagnéssanspeine.»Cestrente ans-là manquent d’ordinaire aux ambitieux des démocraties.L’égalité,quilaisseàchacunlafacultéd’arriveratout,empêchequ’onnegrandissevite.

Dans une société démocratique, comme ailleurs, il n’y a qu’uncertainnombredegrandesfortunesàfaire;etlescarrièresquiymènentétant ouvertes indistinctement à chaque citoyen, il faut bien que lesprogrès de tous se ralentissent. Comme les candidats paraissent à peuprèspareils,etqu’ilestdifficiledefaireentreeuxunchoixsansviolerleprincipedel’égalité,quiestlaloisuprêmedessociétésdémocratiques,lapremièreidéequiseprésenteestdelesfairetousmarcherdumêmepasetdelessoumettretousauxmêmesépreuves.

Àmesuredoncqueleshommesdeviennentplussemblables,etquele principe de l’égalité pénètre plus paisiblement et plus profondémentdans les institutions et dans les mœurs, les règles de l’avancementdeviennent plus inflexibles, l’avancement plus lent ; la difficulté deparvenirviteàuncertaindegrédegrandeurs’accroît.

Par haine du privilège et par embarras du choix, on en vient àcontraindre tous les hommes, quelle que soit leur taille, à passer autraversd’unemême filière, eton les soumet tous indistinctementàunemultitude de petits exercices préliminaires, au milieu desquels leurjeunesse se perd et leur imagination s’éteint ; de telle sorte qu’ilsdésespèrent de pouvoir jamais jouir pleinement des biens qu’on leuroffre ; et, quand ils arrivent enfin à pouvoir faire des chosesextraordinaires,ilsenontperdulegoût.

À la Chine, où l’égalité des conditions est très grande et trèsancienne, un homme ne passe d’une fonction publique à une autrequ’après s’être soumis à un concours. Cette épreuve se rencontre àchaquepasdesacarrière,et l’idéeenestsibienentréedanslesmœursque je me souviens d’avoir lu un roman chinois où le héros, aprèsbeaucoupdevicissitudes,toucheenfinlecœurdesamaîtresseenpassantun bon examen. De grandes ambitions respirentmal à l’aise dans unesemblableatmosphère.

Cequejedisdelapolitiques’étendàtouteschoses;l’égalitéproduitpartout lesmêmes effets ; là où la loi ne se charge pas de régler et de

Page 271: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

retarderlemouvementdeshommes,laconcurrenceysuffit.Dans une société démocratique bien assise, les grandes et rapides

élévations sontdonc rares ; elles formentdesexceptionsà la communerègle.C’estleursingularitéquifaitoublierleurpetitnombre.

Les hommes des démocraties finissent par entrevoir toutes ceschoses ; ilss’aperçoiventà la longueque le législateurouvredevanteuxunchampsanslimites,danslequeltouspeuventaisémentfairequelquespas,maisquenulnepeutseflatterdeparcourirvite.Entreeuxetlevasteetfinalobjetdeleursdésirs,ilsvoientunemultitudedepetitesbarrièresintermédiaires, qu’il leur faut franchir avec lenteur ; cette vue fatigued’avanceleurambitionetlarebute.Ilsrenoncentdoncàceslointainesetdouteuses espérances, pour chercher près d’eux des jouissances moinshautes et plus faciles. La loi ne borne point leur horizon, mais ils leresserrenteux-mêmes.

J’aiditquelesgrandesambitionsétaientplusraresdanslessièclesdémocratiques que dans les temps d’aristocratie ; j’ajoute que, quand,malgrécesobstaclesnaturels,ellesviennentànaître,ellesontuneautrephysionomie.

Danslesaristocraties,lacarrièredel’ambitionestsouventétendue;mais ses bornes sont fixes. Dans les pays démocratiques, elle s’agited’ordinairedansun champétroit ;mais vient-elle à en sortir, ondiraitqu’iln’yaplusrienquilalimite.commeleshommesysontfaibles,isolésetmouvants ; que les précédents y ont peu d’empire et les lois peu dedurée,larésistanceauxnouveautésyestmolleetlecorpssocialn’yparaîtjamaisfortdroit,nibienfermedanssonassiette.Desorteque,quandlesambitieux ont une fois la puissance en main, ils croient pouvoir toutoser;et,quandelleleuréchappe,ilssongentaussitôtàbouleverserl’Étatpourlareprendre.

Cela donne à la grande ambition politique un caractère violent etrévolutionnaire, qu’il est rare de lui voir, au même degré, dans lessociétésaristocratiques.

Une multitude de petites ambitions fort sensées, du milieudesquelless’élancentde loinen loinquelquesgrandsdésirsmalréglés :tel est d’ordinaire le tableau que présentent les nations démocratiques.Uneambitionproportionnée,modéréeetvaste,nes’yrencontreguère.

Page 272: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

J’ai montré ailleurs par quelle force secrète l’égalité faisaitprédominer,danslecœurhumain,lapassiondesjouissancesmatérielleset l’amour exclusif du présent ; ces différents instincts se mêlent ausentimentdel’ambition,etleteignent,pourainsidire,deleurscouleurs.

Jepense que les ambitieuxdes démocraties se préoccupentmoinsquetouslesautresdesintérêtsetdesjugementsdel’avenir:lemomentactuel lesoccupeseulet lesabsorbe. Ilsachèvent rapidementbeaucoupd’entreprises,plutôtqu’ilsn’élèventquelquesmonumentstrèsdurables;ilsaiment lesuccèsbienplusquelagloire.Cequ’ilsdemandentsurtoutdes hommes, c’est l’obéissance. Ce qu’ils veulent avant tout, c’estl’empire. Leursmœurs sont presque toujours restéesmoins hautes queleur condition ; ce qui fait qu’ils transportent très souvent dans unefortune extraordinaire des goûts très vulgaires, et qu’ils semblent nes’êtreélevésausouverainpouvoirquepourseprocurerplusaisémentdepetitsetgrossiersplaisirs.

Jecroisquedenosjoursilestfortnécessaired’épurer,derégleretde proportionner le sentiment de l’ambition, mais qu’il serait trèsdangereux de vouloir l’appauvrir et le comprimer outremesure. Il fauttâcherdeluiposerd’avancedesbornesextrêmes,qu’onneluipermettrajamaisdefranchir;maisondoitsegarderdetropgênersonessordansl’intérieurdeslimitespermises.

J’avouequejeredoutebienmoins,pourlessociétésdémocratiques,l’audace que la médiocrité des désirs ; ce qui me semble le plus àcraindre,c’estque,aumilieudespetitesoccupationsincessantesdelavieprivée, l’ambition ne perde son élan et sa grandeur ; que les passionshumainesnes’yapaisentetnes’yabaissentenmêmetemps,desortequechaque jour l’allure du corps social devienne plus tranquille et moinshaute.

Jepensedoncqueleschefsdecessociétésnouvellesauraienttortdevouloiryendormirlescitoyensdansunbonheurtropuniettroppaisible,et qu’il est bon qu’ils leur donnent quelquefois de difficiles et depérilleusesaffaires,afind’yéleverl’ambitionetdeluiouvrirunthéâtre.

Les moralistes se plaignent sans cesse que le vice favori de notreépoqueestl’orgueil.

Celaestvraidansuncertainsens:iln’yapersonne,eneffet,quine

Page 273: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

croievaloirmieuxquesonvoisinetquiconsenteàobéiràsonsupérieur;maiscelacetrès fauxdansunautre ;carcemêmehomme,quinepeutsupporter ni la subordination ni l’égalité, se méprise néanmoins lui-même à ce point qu’il ne se croit fait que pour goûter des plaisirsvulgaires. Il s’arrête volontiers dans de médiocres désirs sans oseraborderleshautesentreprises:illesimagineàpeine.

Loindoncde croirequ’il faille recommander ànos contemporainsl’humilité,jevoudraisqu’ons’efforçâtdeleurdonneruneidéeplusvasted’eux-mêmesetdeleurespèce;l’humiliténeleurestpointsaine;cequileurmanqueleplus,àmonavis,c’estdel’orgueil.Jecéderaisvolontiersplusieursdenospetitesvertuspourcevice.

Page 274: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXX:Del’industriedesplaceschezcertainesnationsdémocratiques

AuxÉtats-Unis,dèsqu’uncitoyenaquelques lumièresetquelquesressources,ilchercheàs’enrichirdanslecommerceetl’industrie,oubienil achète un champ couvert de forêts et se fait pionnier. Tout ce qu’ildemandeà l’État, c’estdenepointvenir le troublerdansses labeursetd’enassurerlefruit.

Chezlaplupartdespeupleseuropéens,lorsqu’unhommecommenceàsentirsesforcesetàétendresesdésirs,lapremièreidéequiseprésenteà lui est d’obtenir un emploi public. Ces différents effets, sortis d’unemêmecause,méritentquenousnous arrêtionsunmoment ici pour lesconsidérer.

Lorsque les fonctions publiques sont en petit nombre, malrétribuées, instables,etque,d’autrepart, lescarrières industriellessontnombreuses et productives, c’est vers l’industrie et non versl’administration que se dirigent de toutes Parts les nouveaux etimpatientsdésirsquefaitnaîtrechaquejourl’égalité.

Maissi,danslemêmetempsquelesrangss’égalisent,leslumièresrestent incomplètes ou les esprits timides, ou que le commerce etl’industrie, gênés dans leur essor, n’offrent que desmoyens difficiles etlents de faire fortune, les citoyens, désespérant d’améliorer par eux-mêmes leur sort, accourent tumultueusement vers le chef de l’État etdemandentsonaide.Semettreplusàl’aiseauxdépensduTrésorpublicleurparaîtêtre,sinon laseulevoiequ’ilsaient,dumoins lavoie laplusaisée et lamieuxouverte à touspour sortird’une conditionquine leursuffit plus : la recherche des places devient la plus suivie de toutes lesindustries.

Il en doit être ainsi, surtout dans les grandes monarchiescentralisées, où le nombre des fonctions rétribuées est immense etl’existencedes fonctionnairesassezassurée,de telle sortequepersonnene désespère d’y obtenir un emploi et d’en jouir paisiblement commed’unpatrimoine.

Page 275: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Jenediraipointquecedésiruniversel et immodérédes fonctionspubliques est un grand mal social ; qu’il détruit, chez chaque citoyen,l’esprit d’indépendance et répand dans tout le corps de la nation unehumeur vénale et servile ; qu’il y étouffe les vertus viriles ; je ne feraipointobservernonplusqu’uneindustriedecetteespècenecréequ’uneactivité improductive et agite le pays sans le féconder : tout cela secomprendaisément.

Mais je veux remarquer que le gouvernement qui favorise unesemblable tendance risque sa tranquillité etmet sa viemême en grandpéril.

Jesaisque,dansun tempscomme lenôtre,où l’onvoit s’éteindregraduellement l’amouret lerespectquis’attachaient jadisaupouvoir, ilpeut paraître nécessaire aux gouvernants d’enchaîner plus étroitement,parsonintérêt,chaquehomme,etqu’illeursemblecommodedeseservirdesespassionsmêmespourletenirdansl’ordreetdanslesilence;maisil n’en saurait être ainsi longtemps, et ce qui peut paraître durant unecertainepériodeune causede force, devient assurément à la longueungrandsujetdetroubleetdefaiblesse.

Chez les peuples démocratiques comme chez tous les autres, lenombre des emplois publics finit par avoir des bornes ;mais, chez cesmêmespeuples, lenombredesambitieuxn’enapoint ; il s’accroît sanscesse, par un mouvement graduel et irrésistible, à mesure que lesconditionss’égalisent;ilnesebornequequandleshommesmanquent.

Lorsdoncquel’ambitionn’ad’issuequeversl’administrationseule,le gouvernement finit nécessairement par rencontrer une oppositionpermanente ; car sa tâche est de satisfaire avecdesmoyens limitésdesdésirsqui semultiplient sans limites. Il faut sebienconvaincreque,detouslespeuplesdumonde,leplusdifficileàconteniretàdiriger,c’estunpeuple de solliciteurs. Quelques efforts que fassent ses chefs, ils nesauraient jamais le satisfaire, et l’ondoit toujours appréhenderqu’il nerenverseenfinlaConstitutiondupaysetnechangelafacedel’État,parleseulbesoindefairevaquerdesplaces.

Les princes de notre temps, qui s’efforcent d’attirer vers eux seulstouslesnouveauxdésirsquel’égalitésuscite,etdelescontenter,finirontdonc, si je ne me trompe, par se repentir de s’être engagés dans une

Page 276: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

semblable entreprise ; ils découvriront un jour qu’ils ont hasardé leurpouvoiren lerendantsinécessaire,etqu’ileûtétéplushonnêteetplussûrd’enseigneràchacundeleurssujetsl’artdesesuffireàlui-même.

Page 277: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXXI:Pourquoilesgrandesrévolutionsdeviendrontrares

Unpeuplequiavécupendantdessièclessouslerégimedescastesetdes classes ne parvient à un état social démocratique qu’à travers unelongue suite de transformations plus ou moins pénibles, à l’aide deviolentsefforts,etaprèsdenombreusesvicissitudesdurantlesquelleslesbiens,lesopinionsetlepouvoirchangentrapidementdeplace.

Alors même que cette grande révolution est terminée, l’on voitencoresubsisterpendantlongtempsleshabitudesrévolutionnairescrééesparelle,etdeprofondesagitationsluisuccèdent.

Commetoutcecisepasseaumomentoùlesconditionss’égalisent,onenconclutqu’ilexisteunrapportcachéetunliensecretentrel’égalitémêmeet les révolutions, de telle sorteque l’unene saurait exister sansquelesautresnenaissent.

Surcepoint,leraisonnementsembled’accordavecl’expérience.Chez un peuple où les rangs sont à peu près égaux, aucun lien

apparent ne réunit les hommes et ne les tient fermes à leur place.Nuld’entreeuxn’aledroitpermanent,nilepouvoirdecommander,etnuln’apour condition d’obéir ; mais chacun, se trouvant pourvu de quelqueslumièresetdequelquesressources,peutchoisirsavoie,etmarcheràpartdetoussessemblables.

Lesmêmescausesquirendentlescitoyensindépendantslesunsdesautreslespoussentchaquejourversdenouveauxetinquietsdésirs,etlesaiguillonnentsanscesse.

Ilsembledoncnatureldecroireque,dansunesociétédémocratique,les idées, les choses et les hommes doivent éternellement changer deformesetdeplaces,etquelessièclesdémocratiquesserontdestempsdetransformationsrapidesetincessantes.

Celaest-ileneffet?l’égalitédesconditionsporte-t-elleleshommesd’unemanièrehabituelle etpermanentevers les révolutions ? contient-ellequelqueprincipeperturbateurquiempêchelasociétédes’asseoiret

Page 278: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

disposelescitoyensàrenouvelersanscesseleurs lois, leursdoctrinesetleurs mœurs ? Je ne le crois point. Le sujet est important ; je prie lelecteurdemebiensuivre.

Presquetouteslesrévolutionsquiontchangélafacedespeuplesontété faites pour consacrer ou pour détruire l’égalité. Écartez les causessecondairesquiontproduit lesgrandesagitationsdeshommes,vousenarriverezpresquetoujoursàl’inégalité.Cesontlespauvresquiontvouluravir les biens des riches, ou les riches qui ont essayé d’enchaîner lespauvres. Si donc vous pouvez fonder un état de société où chacun aitquelquechoseàgarderetpeuàprendre,vousaurezbeaucoupfaitpourlapaixdumonde.

Je n’ignore pas que, chez un grand peuple démocratique, il serencontretoujoursdescitoyenstrèspauvresetdescitoyenstrèsriches;mais les pauvres, au lieu d’y former l’immense majorité de la nationcommecelaarrivetoujoursdanslessociétésaristocratiques,sontenpetitnombre, et la loi ne les a pas attachés les uns aux autres par les liensd’unemisèreirrémédiableethéréditaire.

Les riches, de leur côté, sont clairsemés et impuissants ; ils n’ontpointdeprivilègesquiattirent lesregards ; leurrichessemême,n’étantplus incorporée à la terre et représentée par elle, est insaisissable etcomme invisible.Demêmequ’iln’y aplusde racesdepauvres, iln’y aplusderacesderiches;ceux-cisortentchaquejourduseindelafoule,etyretournentsanscesse.Ilsneformentdoncpointuneclasseàpart,qu’onpuisseaisémentdéfinir etdépouiller ; et, tenantd’ailleursparmille filssecrets à la masse de leurs concitoyens, le peuple ne saurait guère lesfrappersanss’atteindrelui-même.Entrecesdeuxextrémitésdesociétésdémocratiques,setrouveunemultitudeinnombrabled’hommespresquepareils,qui, sansêtreprécisémentni richesnipauvres,possèdentassezdebienspourdésirerl’ordre,etn’enontpasassezpourexciterl’envie.

Ceux-làsontnaturellementennemisdesmouvementsviolents;leurimmobilité maintient en repos tout ce qui se trouve au-dessus et au-dessousd’eux,etassurelecorpssocialdanssonassiette.

Ce n’est pas que ceux-là mêmes soient satisfaits de leur fortuneprésente,niqu’ils ressententde l’horreurnaturellepourune révolutiondont ils partageraient les dépouilles sans en éprouver les maux ; ils

Page 279: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

désirent au contraire, avec une ardeur sans égale, de s’enrichir ; maisl’embarras est de savoir sur qui prendre. Lemême état social qui leursuggère sans cesse des désirs renferme ces désirs dans des limitesnécessaires. Il donne aux hommes plus de liberté de changer etmoinsd’intérêtauchangement.

Non seulement les hommes des démocraties ne désirent pasnaturellementlesrévolutions,maisilslescraignent.

Iln’yapasderévolutionquinemenaceplusoumoinslapropriétéacquise. La plupart de ceux qui habitent les pays démocratiques sontpropriétaires ; ils n’ont pas seulementdespropriétés, ils viventdans laconditionoùleshommesattachentàleurpropriétéleplusdeprix.

Si l’onconsidèreattentivement chacunedes classesdont la sociétése compose, il est facile de voir qu’il n’y en a point chez lesquelles lespassionsquelapropriétéfaitnaîtresoientplusâpresetplustenacesquechezlesclassesmoyennes.

Souvent les pauvres ne se soucient guère de ce qu’ils possèdent,parce qu’ils souffrent beaucoup plus de ce qui leur manque qu’ils nejouissentdupeuqu’ilsont.Lesrichesontbeaucoupd’autrespassionsàsatisfaire que celle des richesses, et, d’ailleurs, le long et pénible usaged’unegrandefortunefinitquelquefoisparlesrendrecommeinsensiblesàsesdouceurs.

Maisleshommesquiviventdansuneaisanceégalementéloignéedel’opulence et de la misère, mettent à leurs biens un prix immense.Commeilssontencorefortvoisinsde lapauvreté, ilsvoientdeprèssesrigueurs, et ils les redoutent ; entre elle et eux, il n’y a rienqu’unpetitpatrimoinesurlequelilsfixentaussitôtleurscraintesetleursespérances.À chaque instant, ils s’y intéressent davantage par les soucis constantsqu’il leurdonne,et ilss’yattachentpar lesefforts journaliersqu’ils fontpour l’augmenter. L’idée d’en céder la moindre partie leur estinsupportable, et ils considèrent sa perte entière comme le dernier desmalheurs. Or, c’est le nombre de ces petits propriétaires ardents etinquietsquel’égalitédesconditionsaccroîtsanscesse.

Ainsi, dans les sociétésdémocratiques, lamajoritédes citoyensnevoitpasclairementcequ’ellepourraitgagneràunerévolution,etellesentàchaqueinstant,etdemillemanières,cequ’ellepourraityperdre.

Page 280: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

J’aidit,dansunautreendroitdecetouvrage,commentl’égalitédesconditions poussait naturellement les hommes vers les carrièresindustriellesetcommerçantes,etcommentelleaccroissaitetdiversifiaitlapropriétéfoncière;j’aifaitvoirenfincommentelleinspiraitàchaquehommeun désir ardent et constant d’augmenter son bien-être. Il n’y arien de plus contraire aux passions révolutionnaires que toutes ceschoses.

Il peut se faire que par son résultat final une révolution servel’industrieetlecommerce;maissonpremiereffetserapresquetoujoursde ruiner les industriels et les commerçants, parce qu’elle ne peutmanquerdechangertoutd’abordl’étatgénéraldelaconsommationetderenverser momentanément la proportion qui existait entre lareproductionetlesbesoins.

Je ne sache rien d’ailleurs de plus opposé aux mœursrévolutionnaires que les mœurs commerciales. Le commerce estnaturellement ennemi de toutes les passions violentes. Il aime lestempéraments,seplaîtdanslescompromis,fuitavecgrandsoinlacolère.Il est patient, souple, insinuant, et il n’a recours auxmoyens extrêmesque quand la plus absolue nécessité l’y oblige. Le commerce rend leshommesindépendantslesunsdesautres;illeurdonneunehauteidéedeleurvaleurindividuelle;illesporteàvouloirfaireleurspropresaffaires,et leur apprend à y réussir ; il les dispose donc à la liberté,mais il leséloignedesrévolutions.

Dansune révolution, lespossesseursdebiensmobiliersontplusàcraindreque tous lesautres ; car,d’unepart, leurpropriétéest souventaisée a saisir, et, de l’autre, elle peut à tout moment disparaîtrecomplètement;cequ’ontmoinsàredouterlespropriétairesfonciers,qui,enperdantlerevenudeleursterres,espèrentdumoinsgarder,àtraversles vicissitudes, la terre elle-même.Aussi voit-on que les uns sont bienpluseffrayésquelesautresàl’aspectdesmouvementsrévolutionnaires.

Lespeuplessontdoncmoinsdisposésauxrévolutionsàmesureque,chez eux, les biensmobiliers semultiplient et se diversifient, et que lenombredeceuxquilespossèdentdevientplusgrand,

Quellequesoitd’ailleurslaprofessionqu’embrassentleshommesetlegenredebiensdontilsjouissent,untraitleurestcommunàtous.

Page 281: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Nul n’est pleinement satisfait de sa fortune présente, et touss’efforcent chaque jour, par mille moyens divers, de l’augmenter.Considérezchacund’entreeuxàuneépoquequelconquedesavie,etvousle verrez préoccupé de quelques plans nouveaux dont l’objet estd’accroître son aisance ; ne lui parlez pas des intérêts et des droits dugenre humain ; cette petite entreprise domestique absorbe pour lemomenttoutessespenséesetluifaitsouhaiterderemettrelesagitationspubliquesàunautretemps.

Celanelesempêchepasseulementdefairedesrévolutions,maislesdétournedelevouloir.Lesviolentespassionspolitiquesontpeudeprisesur des hommesqui ont ainsi attaché toute leur âme à la poursuite dubien-être. L’ardeur qu’ils mettent aux petites affaires les calme sur lesgrandes.

Il s’élève, il est vrai, de temps à autre, dans les sociétésdémocratiques, des citoyens entreprenants et ambitieux, dont lesimmensesdésirsnepeuvent se satisfaire en suivant la route commune.Ceux-ciaimentlesrévolutionsetlesappellent;maisilsontgrand-peineàlesfairenaître,sidesévénementsextraordinairesneviennentàleuraide.

Onneluttepointavecavantagecontrel’espritdesonsiècleetdesonpays;etunhomme,quelquepuissantqu’onlesuppose,faitdifficilementpartageràsescontemporainsdessentimentsetdesidéesquel’ensembledeleursdésirsetdeleurssentimentsrepousse.Ilnefautdoncpascroireque, quand une fois l’égalité des conditions, devenue un fait ancien etincontesté,a impriméauxmœurssoncaractère, leshommesse laissentaisément précipiter dans les hasards à la suite d’un chef imprudent oud’unhardinovateur.

Ce n’est pas qu’ils lui résistent d’unemanière ouverte, à l’aide decombinaisons savantes, oumêmeparundesseinprémédité de résister.Ils ne le combattent point avec énergie, ils lui applaudissent mêmequelquefois, mais ils ne le suivent point. A sa fougue, ils opposent ensecret leur inertie ; à ses instincts révolutionnaires, leurs intérêtsconservateurs, leurs goûts casaniers à ses passions aventureuses ; leurbonsensauxécartsdesongénie;àsapoésie,leurprose.Illessoulèveunmoment avec mille efforts, et bientôt ils lui échappent, et, commeentraînés par leur propre poids, ils retombent. Il s’épuise à vouloiranimer cette foule indifférente et distraite, et il se voit enfin réduit à

Page 282: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

l’impuissance,nonqu’ilsoitvaincu,maisparcequ’ilestseul.Je ne prétends point que les hommes qui vivent dans les sociétés

démocratiques soient naturellement immobiles ; je pense, au contraire,qu’il règne au seind’unepareille sociétéunmouvement éternel, et quepersonnen’yconnaît lerepos;mais jecroisqueleshommess’yagitententredecertaines limitesqu’ilsnedépassentguère. Ilsvarient,altèrentourenouvellentchaquejourleschosessecondaires;ilsontgrandsoindene pas toucher aux principales. lis aiment le changement ; mais ilsredoutentlesrévolutions.

QuoiquelesAméricainsmodifientouabrogentsanscessequelques-unes de leurs lois, ils sont bien loin de faire voir des passionsrévolutionnaires.Ilestfacilededécouvrir,àlapromptitudeaveclaquelleils s’arrêtent et se calment lorsque l’agitation publique commence àdevenirmenaçanteetaumomentmêmeoùlespassionssemblentleplusexcitées, qu’ils redoutent une révolution comme le plus grand desmalheursetquechacund’entreeuxest résolu intérieurementà fairedegrands sacrifices pour l’éviter. Il n’y a pas de pays au monde où lesentiment de la propriété se montre plus actif et plus inquiet qu’auxÉtats-Unis, et où la majorité témoigne moins de penchants pour lesdoctrines qui menacent d’altérer d’une manière quelconque laconstitutiondesbiens.

J’aisouventremarquéquelesthéoriesquisontrévolutionnairesdeleurnature,encequ’ellesnepeuventseréaliserqueparunchangementcompletetquelquefoissubitdansl’étatdelapropriétéetdespersonnes,sont infiniment moins en faveur aux États-Unis que dans les grandesmonarchiesdel’Europe.Siquelqueshommeslesprofessent,lamasselesrepousseavecunesorted’horreurinstinctive.

Jenecrainspasdedirequelaplupartdesmaximesqu’onacoutumed’appelerdémocratiquesenFranceseraientproscritesparladémocratiedesÉtats-Unis.Celasecomprendaisément.EnAmérique,onadesidéeset des passions démocratiques ; en Europe, nous avons encore despassionsetdesidéesrévolutionnaires.

Si l’Amérique éprouve jamais de grandes révolutions, elles serontamenéesparlaprésencedesNoirssurlesoldesÉtats-Unis:c’est-à-direqueceneserapasl’égalitédesconditions,maisaucontraireleurinégalité

Page 283: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

quilesferanaître.Lorsquelesconditionssontégales,chacuns’isolevolontiersensoi-

mêmeetoublielepublic.Sileslégislateursdespeuplesdémocratiquesnecherchaient point à corriger cette funeste tendance ou la favorisaient,danslapenséequ’elledétournelescitoyensdespassionspolitiquesetlesécarteainsidesrévolutions,ilsepourraitqu’ilsfinissenteux-mêmesparproduire lemal qu’ils veulent éviter, et qu’il arrivât unmoment où lespassions désordonnées de quelques hommes, s’aidant de l’égoïsmeinintelligent et de la pusillanimité du plus grand nombre, finissent parcontraindrelecorpssocialàsubird’étrangesvicissitudes.

Dans les sociétés démocratiques, il n’y a guère que de petitesminorités qui désirent les révolutions ; mais les minorités peuventquelquefoislesfaire.

Je ne dis donc point que les nations démocratiques soient à l’abridesrévolutions,jedisseulementquel’étatsocialdecesnationsnelesyportepas,maisplutôtlesenéloigne.Lespeuplesdémocratiques,livrésàeux-mêmes,nes’engagentpointaisémentdanslesgrandesaventures;ilsne sont entraînés vers les révolutions qu’à leur insu, ils les subissentquelquefois mais ils ne les font pas. Et j’ajoute que, quand on leur apermisd’acquérirdes lumièresetde l’expérience, ilsne les laissentpasfaire.

Je sais bien qu’en cette matière les institutions publiques elles-mêmespeuventbeaucoup;elles favorisentoucontraignent les instinctsquinaissentde l’étatsocial.Jenesoutiensdoncpas, je lerépète,qu’unpeuple soit à l’abrides révolutionspar cela seulque,dans son sein, lesconditions sont égales ; mais le crois que, quelles que soient lesinstitutionsd’unpareilpeuple, lesgrandesrévolutionsyseronttoujoursinfiniment moins violentes et plus rares qu’on ne le suppose ; etj’entrevois aisément tel état politique qui, venant à se combiner avecl’égalité,rendraitlasociétéplusstationnairequ’ellenel’ajamaisétédansnotreOccident.

Cequejeviensdediredesfaitss’appliqueenpartieauxidées.Deux choses étonnent aux États-Unis : la grande mobilité de la

plupartdesactionshumainesetlafixitésingulièredecertainsprincipes.Les hommes remuent sans cesse, l’esprit humain semble presque

Page 284: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

immobile.Lorsqu’uneopinions’estunefoisétenduesurlesolaméricainetya

pris racine, on dirait que nul pouvoir sur la terre n’est en état del’extirper.AuxÉtats-Unis,lesdoctrinesgénéralesenmatièredereligion,dephilosophie,demoraleetmêmedepolitique,nevarientpoint,oudumoins elles ne se modifient qu’après un travail caché et souventinsensible ; lesplusgrossierspréjugés eux-mêmesne s’effacentqu’avecunelenteur inconcevableaumilieudecesfrottementsmille foisrépétésdeschosesetdeshommes.

J’entends dire qu’il est dans la nature et dans les habitudes desdémocratiesdechangeràtoutmomentdesentimentsetdepensées.Celapeut être vrai de petites nations démocratiques, comme celles del’Antiquité,qu’onréunissaittoutentièressuruneplacepubliqueetqu’onagitaitensuiteaugréd’unorateur.Jen’ai rienvudesemblabledans lesein du grand peuple démocratique qui occupe les rivages opposés denotre Océan. Ce qui m’a frappé aux États-Unis, c’est la peine qu’onéprouve à désabuser la majorité d’une idée qu’elle a conçue et de ladétacher d’un homme qu’elle adopte. Les écrits ni les discours nesauraientguèreyréussir;l’expérienceseuleenvientàbout;quelquefoisencorefaut-ilqu’elleserépète.

Celaétonneaupremierabord;unexamenplusattentifl’explique.Jenecroispasqu’ilsoitaussifacilequ’onl’imaginededéracinerles

préjugés d’un peuple démocratique ; de changer ses croyances ; desubstituerdenouveauxprincipesreligieux,philosophiques,politiquesetmoraux, à ceux qui s’y sont une fois établis ; en un mot, d’y faire degrandesetfréquentesrévolutionsdanslesintelligences.Cen’estpasquel’esprithumainysoitoisif;ils’agitesanscesse;maisils’exerceplutôtàvarieràl’infinilesconséquencesdesprincipesconnus,etàendécouvrirdenouvelles,qu’àchercherdenouveauxprincipes.Iltourneavecagilitésur lui-même plutôt qu’il ne s’élance en avant par un effort rapide etdirect;ilétendpeuàpeusasphèrepardepetitsmouvementscontinusetprécipités;ilneladéplacepointtoutàcoup.

Deshommeségauxendroits,enéducation,enfortune,et,pourtoutdireenunmot,deconditionpareille,ontnécessairementdesbesoins,deshabitudes et des goûts peu dissemblables. Comme ils aperçoivent les

Page 285: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

objets sous le même aspect, leur esprit incline naturellement vers desidées analogues, et quoique chacun d’eux puisse s’écarter de sescontemporainsetsefairedescroyancesàlui,ilsfinissentparseretrouvertous,sanslesavoiretsanslevouloir,dansuncertainnombred’opinionscommunes.

Plus je considère attentivement les effets de l’égalité surl’intelligence,plusjemepersuadequel’anarchieintellectuelledontnoussommestémoinsn’estpas,ainsiqueplusieurslesupposent,l’étatnatureldespeuplesdémocratiques.Jecroisqu’ilfautplutôtlaconsidérercommeunaccidentparticulieràleurjeunesse,etqu’ellenesemontrequ’àcetteépoquedepassageoùleshommesontdéjàbrisélesantiquesliensquilesattachaient les uns aux autres, et diffèrent encore prodigieusement parl’origine,l’éducationetlesmœurs;detellesorteque,ayantconservédesidées,des instinctsetdesgoûts fortdivers,rienne lesempêcheplusdeles produire. Les principales opinions des hommes deviennentsemblablesàmesurequelesconditionsseressemblent.Telmeparaîtêtrelefaitgénéraletpermanent;leresteestfortuitetpassager.

Je crois qu’il arrivera rarement que, dans le sein d’une sociétédémocratique,unhommevienneàconcevoir,d’unseulcoup,unsystèmed’idéesfortéloignéesdeceluiqu’ontadoptésescontemporains;et,siunpareilnovateurseprésentait,j’imaginequ’ilauraitd’abordgrand-peineàsefaireécouter,etplusencoreàsefairecroire.

Lorsque les conditions sont presque pareilles, un homme ne selaissepasaisémentpersuaderparunautre.Commetoussevoientdetrèsprès,qu’ilsontapprisensemblelesmêmeschosesetmènentlamêmevie,ils ne sont pas naturellement disposés à prendre l’un d’entre eux pourguide et à le suivre aveuglément : on ne croit guère sur parole sonsemblableousonégal.

Ce n’est pas seulement la confiance dans les lumières de certainsindividusqui s’affaiblit chez lesnationsdémocratiques, ainsi que je l’aidit ailleurs, l’idée généralede la supériorité intellectuelle qu’unhommequelconquepeutacquérirsurtouslesautresnetardepasàs’obscurcir.

Àmesure que les hommes se ressemblent davantage, le dogmedel’égalitédes intelligences s’insinuepeuàpeudans leurs croyances, et ildevientplusdifficileàunnovateur,quelqu’ilsoit,d’acquériretd’exercer

Page 286: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ungrandpouvoirsurl’espritd’unpeuple.Dansdepareillessociétés, lessoudainesrévolutionsintellectuellessontdoncrares;car,sil’onjettelesyeuxsurl’histoiredumonde,l’onvoitquec’estbienmoinslaforced’unraisonnementquel’autoritéd’unnomquiaproduitlesgrandesetrapidesmutationsdesopinionshumaines.

Remarquez d’ailleurs que, comme les hommes qui vivent dans lessociétésdémocratiquesnesontattachésparaucunlienlesunsauxautres,il faut convaincre chacun d’eux. Tandis que, dans les sociétésaristocratiques,c’estassezdepouvoiragirsur l’espritdequelques-uns ;tous les autres suivent. Si Luther avait vécu dans un siècle d’égalité, etqu’iln’eûtpointeupourauditeursdesseigneursetdesprinces,ilauraitpeut-êtretrouvéplusdedifficultéàchangerlafacedel’Europe.

Cen’estpasque leshommesdesdémocratiessoientnaturellementfortconvaincusdelacertitudedeleursopinions,ettrèsfermesdansleurscroyances;ilsontsouventdesdoutesquepersonneàleursyeux,nepeutrésoudre. Il arrive quelquefois dans ce temps-là que l’esprit humainchangerait volontiers de place ; mais, comme rien ne le pousse

puissammentnineledirige,iloscillesurlui-mêmeetnesemeutpas14.Lorsqu’on a acquis la confiance d’un peuple démocratique, c’est

encoreunegrandeaffairequed’obtenirsonattention.Ilesttrèsdifficiledesefaireécouterdeshommesquiviventdanslesdémocraties,lorsqu’onne lesentretientpointd’eux-mêmes.Ilsn’écoutentpas leschosesqu’onleurdit,parcequ’ilssonttoujoursfortpréoccupésdeschosesqu’ilsfont.

Ilserencontre,eneffet,peud’oisifschezlesnationsdémocratiques.La vie s’y passe aumilieu dumouvement et du bruit, et les hommes ysontsiemployésàagir,qu’illeurrestepeudetempspourpenser.Cequejeveuxremarquersurtout,c’estquenonseulementilssontoccupés,maisqueleursoccupationslespassionnent.Ilssontperpétuellementenaction,etchacunede leursactionsabsorbe leurâme ; le feuqu’ilsmettentauxaffaireslesempêchedes’enflammerpourlesidées.

Jepensequ’ilest fortmalaiséd’exciter l’enthousiasmed’unpeupledémocratique pour une théorie quelconque qui n’ait pas un rapportvisible,directetimmédiataveclapratiquejournalièredesavie.Unpareilpeuplen’abandonnedoncpasaisémentsesanciennescroyances.Carc’estl’enthousiasme qui précipite l’esprit humain hors des routes frayées, et

Page 287: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

qui fait les grandes révolutions intellectuelles comme les grandesrévolutionspolitiques.

Ainsi,lespeuplesdémocratiquesn’ontnileloisirnilegoûtd’alleràlarecherched’opinionsnouvelles.Lorsmêmequ’ilsviennentàdouterdecelles qu’ils possèdent, ils les conservent néanmoins, parce qu’il leurfaudraittropdetempsetd’examenpourenchanger;ilslesgardent,noncommecertaines,maiscommeétablies.

Ilyad’autresraisonsencoreetdepluspuissantesquis’opposentace qu’un grand changement s’opère aisément dans les doctrines d’unpeupledémocratique.Jel’aidéjàindiquéaucommencementdecelivre.

Si, dans le seind’unpeuple semblable, les influences individuellessontfaiblesetpresquenulles, lepouvoirexercéparlamassesurl’espritdechaque individuest trèsgrand.J’enaidonnéailleurs les raisons.Cequejeveuxdireencemoment,c’estqu’onauraittortdecroirequeceladépendît uniquement de la forme du gouvernement, et que lamajoritédûtyperdresonempireintellectuelavecsonpouvoirpolitique.

Danslesaristocraties,leshommesontsouventunegrandeuretuneforcequileursontpropres.Lorsqu’ilssetrouventencontradictionavecleplusgrandnombredeleurssemblables,ilsseretirenteneux-mêmes,s’ysoutiennentet s’y consolent. Iln’enestpasdemêmeparmi lespeuplesdémocratiques.Chezeux,lafaveurpubliquesembleaussinécessairequel’airque l’onrespire,etc’est,pourainsidire,nepasvivrequed’êtrecridésaccordaveclamasse.Celle-cin’apasbesoind’employerlesloispourplierceuxquinepensentpascommeelle.Illuisuffitdelesdésapprouver.Lesentimentdeleurisolementetdeleurimpuissancelesaccableaussitôtetlesdésespère.

Touteslesfoisquelesconditionssontégales,l’opiniongénéralepèsed’unpoids immensesur l’espritdechaque individu ;elle l’enveloppe, ledirigeet l’opprime :cela tientà laconstitutionmêmede lasociétébienplus qu’à ses lois politiques. À mesure que tous les hommes seressemblentdavantage,chacunsesentdeplusenplus faibleen facedetous. Ne découvrant rien qui l’élève fort au-dessus d’eux et qui l’endistingue,ilsedéfiedelui-mêmedèsqu’ilslecombattent;nonseulementildoutedesesforces,maisilenvientàdouterdesondroit,etilestbienprèsdereconnaîtrequ’ilatort,quandleplusgrandnombrel’affirme.La

Page 288: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

majoritén’apasbesoindelecontraindre;elleleconvainc.De quelque manière qu’on organise les pouvoirs d’une société

démocratiqueetqu’onlespondère,ilseradonctoujourstrèsdifficiled’ycroirecequerejettelamasse,etd’yprofessercequ’ellecondamne.

Cecifavorisemerveilleusementlastabilitédescroyances.Lorsqu’uneopinionaprispiedchezunpeupledémocratiqueets’est

établie dans l’esprit du plus grand nombre, elle subsiste ensuite d’elle-mêmeetseperpétuesansefforts,parcequepersonnenel’attaque.Ceuxqui l’avaient d’abord repoussée comme fausse finissent par la recevoircommegénérale, et ceuxqui continuent à la combattre au fondde leurcœurn’enfontrienvoir;ilsontbiensoindenepoints’engagerdansuneluttedangereuseetinutile.

Ilestvraique,quandlamajoritéd’unpeupledémocratiquechanged’opinion, elle peut opérer à son gré d’étranges et subites révolutionsdanslemondedesintelligences;maisilesttrèsdifficilequesonopinionchange,etpresqueaussidifficiledeconstaterqu’elleestchangée.

Il arrive quelquefois que le temps, les événements ou l’effortindividuel et solitaire des intelligences, finissent par ébranler ou Pardétruire peu à peuune croyance, sans qu’il en paraisse rien au-dehors.Onnelacombatpointouvertement.Onneseréunitpointpourluifairelaguerre.Ses sectateurs laquittentunàun sansbruit ;mais chaque jourquelques-unsl’abandonnent,jusqu’àcequ’enfinellenesoitpluspartagéequeparlepetitnombre.

Encetétat,ellerègneencore.Commesesennemiscontinuentàsetaire,ounesecommuniquent

qu’à la dérobée leurs pensées, ils sont eux-mêmes longtemps sanspouvoir s’assurer qu’une grande révolution s’est accomplie, et dans ledouteilsdemeurentimmobiles.Ilsobserventetsetaisent.Lamajoriténecroit plus ;mais elle a encore l’air de croire, et ce vain fantôme d’uneopinion publique suffit pour glacer les novateurs, et les tenir dans lesilenceetlerespect.

Nous vivons à une époque qui a vu les plus rapides changementss’opérer dans l’esprit des hommes. Cependant, il se pourrait faire quebientôt lesprincipalesopinionshumainessoientplusstablesqu’ellesne

Page 289: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

l’ontétédanslessièclesprécédentsdenotrehistoire;cetempsn’estpasvenu,maispeut-êtreilapproche.

A mesure que j’examine de plus près les besoins et les instinctsnaturels des peuples démocratiques, je me persuade que, si jamaisl’égalité s’établit d’unemanière générale et permanentedans lemonde,les grandes révolutions intellectuelles et politiques deviendront biendifficilesetplusraresqu’onnelesuppose.

Parce que les hommes des démocraties paraissent toujours émus,incertains,haletants,prêtsàchangerdevolontéetdeplace,onsefigurequ’ilsvontabolirtoutàcoupleurslois,adopterdenouvellescroyancesetprendredenouvellesmœurs.Onnesongepointque,sil’égalitéporteleshommesauxchangements,elleleursuggèredesintérêtsetdesgoûtsquiontbesoindelastabilitépoursesatisfaire;ellelesPousse,et,enmêmetemps, elle les arrête, elle les aiguillonne et les attache à la terre ; elleenflammeleursdésirsetlimiteleursforces.

C’estcequinesedécouvrepasd’abord:lespassionsquiécartentlescitoyens lesunsdes autresdansunedémocratie semanifestentd’elles-mêmes.Maisonn’aperçoitpasdupremiercoupd’œillaforcecachéequilesretientetlesrassemble.

Oserais-jeledireaumilieudesruinesquim’environnent?cequejeredoute le plus pour les générations à venir, ce ne sont pas lesrévolutions.

Silescitoyenscontinuentàserenfermerdeplusenplusétroitementdans lecercledespetits intérêtsdomestiques,etàs’yagitersansrepos,onpeutappréhenderqu’ilsnefinissentpardevenircommeinaccessiblesàcesgrandesetpuissantesémotionspubliquesquitroublentlespeuples,maisqui lesdéveloppentet lesrenouvellent.QuandJevois lapropriétédevenirsimobile,etl’amourdelapropriétésiinquietetsiardent,jenepuism’empêcher de craindre que les hommes n’arrivent à ce point deregardertoutethéorienouvellecommeunpéril,touteinnovationcommeuntrouble fâcheux, toutprogrèssocialcommeunpremierpasversunerévolution,etqu’ilsrefusententièrementdesemouvoirdepeurqu’onnelesentraîne.Jetremble, je leconfesse,qu’ilsnese laissentenfinsibienposséderparun lâcheamourdes jouissancesprésentes,que l’intérêtdeleurpropreaveniretdeceluide leursdescendantsdisparaisse,etqu’ils

Page 290: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

aimentmieuxsuivremollementlecoursdeleurdestinéequedefaireaubesoinunsoudaineténergiqueeffortpourleredresser.

Oncroitquelessociétésnouvellesvontchaquejourchangerdeface,et,moi,j’aipeurqu’ellesnefinissentparêtretropinvariablementfixéesdanslesmêmesinstitutions,lesmêmespréjugés,lesmêmesmœurs;detellesortequelegenrehumains’arrêteetseborne;quel’espritseplieetse replie éternellement sur lui-même sans produire d’idées nouvelles ;quel’hommes’épuiseenpetitsmouvementssolitairesetstériles,etque,toutenseremuantsanscesse,l’humanitén’avanceplus.

Page 291: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXXII:Pourquoilespeuplesdémocratiquesdésirentnaturellementlapaix,etlesarméesdémocratiquesnaturellementlaguerre

Les mêmes intérêts, les mêmes craintes, les mêmes passions quiécartent les peuples démocratiques des révolutions les éloignent de laguerre ; l’esprit militaire et l’esprit révolutionnaire s’affaiblissent enmêmetempsetparlesmêmescauses.

Le nombre toujours croissant des propriétaires amis de la paix, ledéveloppement de la richesse mobilière, que la guerre dévore sirapidement,cettemansuétudedesmœurs,cettemollessedecœur,cettedispositionàlapitiéquel’égalitéinspire,cettefroideurderaisonquirendpeusensibleauxpoétiquesetviolentesémotionsquinaissentparmi lesarmes,toutescescausess’unissentpouréteindrel’espritmilitaire.

Jecroisqu’onpeutadmettrecommerèglegénéraleetconstanteque,chezlespeuplescivilisés,lespassionsguerrièresdeviendrontplusraresetmoinsvives,àmesurequelesconditionsserontpluségales.

La guerre cependant est un accident auquel tous les peuples sontsujets,lespeuplesdémocratiquesaussibienquelesautres,Quelquesoitlegoûtquecesnationsaientpourlapaix,ilfautbienqu’ellessetiennentprêtes à repousser la guerre, ou, en d’autres termes, qu’elles aient unearmée.

La fortune, qui a fait des choses si particulières en faveur deshabitantsdesÉtats-Unis, lesaplacésaumilieud’undésertoù ilsn’ont,pourainsidire,pasdevoisins.Quelquesmilliersdesoldatsleursuffisent,maisceciestaméricainetpointdémocratique.

L’égalitédesconditions,et lesmœursainsique les institutionsquien dérivent, ne soustraient pas un peuple démocratique à l’obligationd’entretenirdesarmées,etsesarmées,exercenttoujoursunetrèsgrandeinfluence sur son sort. Il importe donc singulièrement de rechercherquelssontlesinstinctsnaturelsdeceuxquilescomposent.

Chez lespeuplesaristocratiques, chez ceux surtoutoù lanaissance

Page 292: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

règle seule le rang, l’inégalité se retrouve dans l’armée comme dans lanation;l’officierestlenoble,lesoldatestleserf.L’unestnécessairementappelé à commander, l’autre à obéir. Dans les armées aristocratiques,l’ambitiondusoldatadoncdesbornestrèsétroites.

Celledesofficiersn’estpasnonplusillimitée.Un corps aristocratique ne fait pas seulement partie d’une

hiérarchie ; il contient toujours une hiérarchie dans son sein ; lesmembres qui la composent sont placés les uns au-dessus des autres,d’une certaine manière qui ne varie point. Celui-ci est appelénaturellementparlanaissanceàcommanderunrégiment,etcelui-làunecompagnie ; arrivés à ces termes extrêmes de leurs espérances, ilss’arrêtentd’eux-mêmesetsetiennentpoursatisfaitsdeleursort.

Ilyad’abordunegrandecausequi,danslesaristocraties,attiéditledésirdel’avancementchezl’officier.

Chezlespeuplesaristocratiques,l’officier,indépendammentdesonrang dans l’armée, occupe encore un rang élevé dans la société ; lepremiern’estpresquetoujoursàsesyeuxqu’unaccessoiredusecond;lenoble, en embrassant la carrière des armes, obéit moins encore àl’ambitionqu’àunesortededevoirquesanaissanceluiimpose.Ilentredans l’armée afin d’y employer honorablement les années oisives de sajeunesse,etdepouvoirenrapporterdanssesfoyersetparmisespareilsquelques souvenirs honorables de la vie militaire ; mais son principalobjetn’estpointd’yacquérirdesbiens,delaconsidérationetdupouvoir;carilpossèdecesavantagesparlui-mêmeetenjouitsanssortirdechezlui.

Dans les armées démocratiques, tous les soldats peuvent devenirofficiers,cequigénéraliseledésirdel’avancementetétendleslimitesdel’ambitionmilitairepresqueàl’infini.

De son côté, l’officier ne voit rien qui l’arrête naturellement etforcément à un grade plutôt qu’à un autre, et chaque grade a un priximmenseàsesyeux,parcequesonrangdanslasociétédépendpresquetoujoursdesonrangdansl’armée.

Chezlespeuplesdémocratiques,ilarrivesouventquel’officiern’adebien que sa paye, et ne peut attendre de considération que de seshonneursmilitaires. Toutes les fois qu’il changede fonctions, il change

Page 293: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

doncdefortune,etilestenquelquesorteunautrehomme.Cequiétaitl’accessoiredel’existencedanslesarméesaristocratiquesestainsidevenuleprincipal,letout,l’existenceelle-même.

Sousl’anciennemonarchiefrançaise,onnedonnaitauxofficiersqueleur titre de noblesse. De nos jours, on ne leur donne que leur titremilitaire.Cepetitchangementdesformesdulangagesuffitpourindiquerqu’unegranderévolutions’estopéréedanslaconstitutiondelasociétéetdanscelledel’armée.

Au sein des armées démocratiques, le désir d’avancer est presqueuniversel ; ilestardent,tenace,continuel ; ils’accroîtdetouslesautresdésirs,etnes’éteintqu’aveclavie.Or,ilestfaciledevoirque,detoutesles armées du monde, celles où l’avancement doit être le plus lent entemps de paix sont les armées démocratiques. Le nombre des gradesétant naturellement limité, le nombre des concurrents presqueinnombrable,etlaloiinflexibledel’égalitépesantsurtous,nulnesauraitfairedeprogrèsrapides,etbeaucoupnepeuventbougerdeplace.Ainsilebesoin d’avancer y est plus grand, et la facilité d’avancer moindrequ’ailleurs.

Touslesambitieuxquecontientunearméedémocratiquesouhaitentdonc la guerre avec véhémence, parce que la guerre vide les places etpermet enfin de violer ce droit de l’ancienneté, qui est le seul privilègenaturelàladémocratie.

Nousarrivonsainsiàcetteconséquencesingulièreque,detouteslesarmées,cellesquidésirent leplusardemment laguerresont lesarméesdémocratiques,etque,parmilespeuples,ceuxquiaimentlepluslapaixsont les peuples démocratiques ; et ce qui achève de rendre la choseextraordinaire,c’estquel’égalitéproduitàlafoisceseffetscontraires.

Les citoyens, étant égaux, conçoivent chaque jour le désir etdécouvrent la possibilité de changer leur condition et d’accroître leurbien-être:celalesdisposeàaimerlapaix,quifaitprospérerl’industrieetpermet à chacun de pousser tranquillement à bout ses petitesentreprises ; et, d’un autre côté, cettemême égalité, en augmentant leprixdeshonneursmilitairesauxyeuxdeceuxquisuiventlacarrièredesarmes, et en rendant les honneurs accessibles à tous, fait rêver auxsoldatsleschampsdebataille.Desdeuxparts,l’inquiétudeducœurestla

Page 294: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

même, le goût des jouissances est aussi insatiable, l’ambition égale ; lemoyendelasatisfaireestseuldifférent.

Cesdispositionsopposéesdelanationetdel’arméefontcourirauxsociétésdémocratiquesdegrandsdangers.

Lorsquel’espritmilitaireabandonneunpeuple,lacarrièremilitairecesse aussitôt d’être honorée, et les hommes de guerre tombent audernier rangdes fonctionnaires publics.On les estimepeu et onne lescomprendplus.Ilarrivealorslecontrairedecequisevoitdanslessièclesaristocratiques.Cenesontpluslesprincipauxcitoyensquientrentdansl’armée, mais les moindres. On ne se livre à l’ambition militaire quequandnulleautren’estpermise.Ceciformeuncerclevicieuxd’oùonadelapeineàsortir.L’élitedelanationévitelacarrièremilitaire,parcequecette carrière n’est pas honorée ; et elle n’est point honorée, parce quel’élitedelanationn’yentreplus.

Il ne faut donc pas s’étonner si les armées démocratiques semontrent souvent inquiètes grondantes et mal satisfaites de leur sort,quoiquelaconditionphysiqueysoitd’ordinairebeaucoupplusdouceetla disciplinemoins rigide que dans toutes les autres. Le soldat se sentdansunepositioninférieure,etsonorgueilblesséachèvedeluidonnerlegoût de la guerre, qui le rend nécessaire, ou l’amour des révolutions,durant lesquelles il espère conquérir, les armes à la main, l’influencepolitiqueetlaconsidérationindividuellequ’onluiconteste.

Lacompositiondesarméesdémocratiquesrendcedernierpérilfortàcraindre.

Dans la société démocratique, presque tous les citoyens ont despropriétés à conserver ;mais les arméesdémocratiques sont conduites,engénéral,pardesprolétaires.Laplupartd’entreeuxontpeuàperdredans les troubles civils. La masse de la nation y craint naturellementbeaucouppluslesrévolutionsquedanslessièclesd’aristocratie;maisleschefsdel’arméelesredoutentbienmoins.

Deplus,commechezlespeuplesdémocratiques,ainsiquejel’aiditci-devant,lescitoyenslesplusriches,lesplusinstruits,lespluscapables,n’entrentguèredanslacarrièremilitaire,ilarrivequel’armée,danssonensemble, finit par faire une petite nation à part, où l’intelligence estmoins étendue et les habitudes plus grossières que dans la grande. Or

Page 295: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

cette petite nation incivilisée possède les armes, et seule elle sait s’enservir.

Cequiaccroît,eneffet,lepérilquel’espritmilitaireetturbulentdel’armée fait courir aux peuples démocratiques, c’est l’humeur pacifiquedes citoyens ; il n’y a rien de si dangereux qu’une armée au sein d’unenationquin’estpasguerrière;l’amourexcessifdetouslescitoyenspourlatranquillitéymetchaquejourlaConstitutionàlamercidessoldats.

On peut donc dire d’une manière générale que, si les peuplesdémocratiquessontnaturellementportésverslapaixparleursintérêtsetleursinstincts,ilssontsanscesseattirésverslaguerreetlesrévolutionsparleursarmées.

Les révolutions militaires, qui ne sont presque jamais à craindredans les aristocraties, sont toujours à redouter chez les nationsdémocratiques.Cespérilsdoiventêtrerangésparmilesplusredoutablesdetousceuxquerenfermeleuravenir;ilfautquel’attentiondeshommesd’États’appliquesansrelâcheàytrouverunremède.

Lorsqu’une nation se sent intérieurement travaillée par l’ambitioninquiètedesonarmée,lapremièrepenséequiseprésentec’estdedonneràcetteambitionincommodelaguerrepourobjet.

Je ne veux pointmédire de la guerre ; la guerre agrandit presquetoujourslapenséed’unpeupleetluiélèvelecœur.Ilyadescasoùseuleellepeutarrêterledéveloppementexcessifdecertainspenchantsquefaitnaturellementnaîtrel’égalité,etoùilfautlaconsidérercommenécessaireà certaines maladies invétérées auxquelles les sociétés démocratiquessontsujettes.

Laguerreadegrandsavantages;maisilnefautpasseflatterqu’ellediminuelepérilquivientd’êtresignale.Ellenefaitquelesuspendre,etilrevient plus terrible après elle ; car l’armée souffre bien plusimpatiemmentlapaixaprèsavoirgoûtédelaguerre.Laguerreneseraitunremèdequepourunpeuplequivoudraittoujourslagloire.

Jeprévoisquetouslesprincesguerriersquis’élèverontauseindesgrandes nations démocratiques trouveront qu’il leur est plus facile devaincreavecleurarméequedelafairevivreenpaixaprèslavictoire.Ilya deux choses qu’un peuple démocratique aura toujours beaucoup depeineàfaire:commencerlaguerreetlafinir.

Page 296: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Si,d’ailleurs,laguerreadesavantagesparticulierspourlespeuplesdémocratiques,d’unautrecôtéelleleurfaitcourirdecertainspérilsquen’ontpointàenredouter,aumêmedegré,lesaristocraties.Jen’enciteraiquedeux.

Si la guerre satisfait l’armée, elle gêne et souvent désespère cettefoule innombrable de citoyens dont les petites passions ont, tous lesjours,besoindelapaixpoursesatisfaire.Ellerisquedoncdefairenaîtresousuneautreformeledésordrequ’elledoitprévenir.

Il n’y a pas de longue guerre qui, dans un pays démocratique, nemette en grand hasard la liberté. Ce n’est pas qu’il faille craindreprécisément d’y voir, après chaque victoire, les généraux vainqueurss’emparerpar la forcedusouverainpouvoir,à lamanièredeSyllaetdeCésar.Lepéril estd’uneautre sorte.Laguerrene livrepas toujours lespeuples démocratiques au gouvernement militaire ; mais elle ne peutmanquerd’accroîtreimmensément,chezcespeuples,lesattributionsdugouvernementcivil;ellecentralisepresqueforcémentdanslesmainsdecelui-ciladirectiondetousleshommesetl’usagedetoutesleschoses.Sielle ne conduit pas tout à coup au despotisme par la violence, elle yamènedoucementparleshabitudes.

Tous ceux qui cherchent à détruire la liberté dans le sein d’unenationdémocratiquedoiventsavoirqueleplussûretlepluscourtmoyend’yparvenirestlaguerre.C’estlàlepremieraxiomedelascience.

Un remède semble s’offrir de lui-même, lorsque l’ambition desofficiersetdessoldatsdevientàcraindre,c’estd’accroîtrelenombredesplaces à donner, en augmentant l’armée. Ceci soulage le mal présent,maisengaged’autantplusl’avenir.

Augmenterl’arméepeutproduireuneffetdurabledansunesociétéaristocratique, parce que, dans ces sociétés, l’ambition militaire estlimitéeàuneseuleespèced’hommes,ets’arrête,pourchaquehomme,àune certaineborne ; de telle sortequ’onpeut arriver à contenter àpeuprèstousceuxquilaressentent.

Mais, chez un peuple démocratique, on ne gagne rien à accroîtrel’armée, parce que le nombre des ambitieux s’y accroît toujoursexactement dans le même rapport que l’armée elle-même. Ceux dontvousavezexaucé lesvœuxencréantdenouveauxemploissontaussitôt

Page 297: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

remplacés par une foule nouvelle que vous ne pouvez satisfaire, et lespremierseux-mêmesrecommencentbientôtàseplaindre;car lamêmeagitation d’esprit qui règne parmi les citoyens d’une démocratie se faitvoir dans l’armée ; ce qu’on y veut, ce n’est pas de gagner un certaingrade,mais d’avancer toujours. Si les désirs ne sont pas très vastes, ilsrenaissentsanscesse.Unpeupledémocratiquequiaugmentesonarméenefaitdoncqu’adoucir,pourunmoment,l’ambitiondesgensdeguerre;maisbientôtelledevientplusredoutable,parcequeceuxquilaressententsontplusnombreux.

Jepense,pourmapart,qu’unespritinquietetturbulentestunmalinhérentàlaconstitutionmêmedesarméesdémocratiques,etqu’ondoitrenonceràleguérir.IlnefautPasqueleslégislateursdesdémocratiesseflattent de trouver une organisation militaire qui ait par elle-même laforcede calmer et de contenir les gensde guerre ; ils s’épuiseraient envainseffortsavantd’yatteindre.

Cen’estpasdansl’arméequ’onpeutrencontrerleremèdeauxvicesdel’armée,maisdanslepays.

Lespeuplesdémocratiquescraignentnaturellement le troubleet ledespotisme. Il s’agit seulement de faire de ces instincts des goûtsréfléchis, intelligents et Stables. Lorsque les citoyens ont enfin appris àfaire un paisible et utile usage de la liberté et ont senti ses bienfaits ;quand ils ont contracté un amour viril de l’ordre, et se sont pliésvolontairementàlarègle,cesmêmescitoyens,enentrantdanslacarrièredesarmes,yapportent,àleurinsuetcommemalgréeux,ceshabitudesetces mœurs. L’esprit général de la nation, pénétrant dans l’espritparticulier de l’armée, tempère les opinions et les désirs que l’étatmilitairefaitnaîtreou,parlaforcetoute-puissantedel’opinionpublique,il les comprime. Ayez des citoyens éclairés, réglés, fermes et libres, etvousaurezdessoldatsdisciplinésetobéissants.

Toute loiqui,enréprimant l’esprit turbulentde l’armée, tendraitàdiminuer, dans le sein de la nation, l’esprit de liberté civile et à yobscurcir l’idée du droit et des droits, irait donc contre son objet. Ellefavoriseraitl’établissementdelatyranniemilitaire,beaucoupplusqu’elleneluinuirait.

Après tout, et quoi qu’on fasse, une grande armée, au sein d’un

Page 298: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

peupledémocratique, sera toujoursungrandpéril ; et lemoyen leplusefficace de diminuer ce péril sera de réduire l’armée ; mais c’est unremèdedontiln’estpasdonnéàtouslespeuplesdepouvoiruser.

Page 299: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXXIII:Quelleest,danslesarméesdémocratiques,laclasselaplusguerrièreetlaplus

révolutionnaire

Ilestdel’essenced’unearméedémocratiqued’êtretrèsnombreuse,relativementaupeuplequilafournit;j’endiraiplusloinlesraisons.

D’une autre part, les hommes qui vivent dans les tempsdémocratiquesnechoisissentguèrelacarrièremilitaire.

Lespeuplesdémocratiquessontdoncbientôtamenésàrenonceraurecrutement volontaire, pour avoir recours à l’enrôlement forcé. Lanécessitédeleurconditionlesobligeàprendrecederniermoyen,etl’onpeutaisémentprédirequetousl’adopteront.

Le service militaire étant forcé, la charge s’en partageindistinctement et également sur tous les citoyens. Cela ressort encorenécessairement de la condition de ces peuples et de leurs idées. Legouvernementypeutàpeuprèscequ’ilveut,pourvuqu’ils’adresseàtoutle monde à la fois ; c’est l’inégalité du poids et non le poids qui faitd’ordinairequ’onluirésiste.

Or, le service militaire étant commun à tous les citoyens, il enrésulte évidemment que chacun d’eux ne reste qu’un petit nombred’annéessouslesdrapeaux.

Ainsi, il est dans la nature des choses que le soldat ne soit qu’enpassant dans l’armée, tandis que, chez la plupart des nationsaristocratiques,l’étatmilitaireestunmétierquelesoldatprendouquiluiestimposépourtoutelavie.

Ceci a de grandes conséquences. Parmi les soldats qui composentune armée démocratique, quelques-uns s’attachent à la vie militaire ;mais leplusgrandnombre,amenésainsimalgréeuxsous ledrapeauettoujoursprêtsàretournerdansleursfoyers,neseconsidèrentpascommesérieusement engagés dans la carrière militaire et ne songent qu’à ensortir.Ceux-cinecontractentpaslesbesoinsetnepartagentjamaisqu’àmoitié les passions que cette carrière fait naître. Ils se plient à leurs

Page 300: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

devoirsmilitaires,maisleurâmeresteattachéeauxintérêtsetauxdésirsquilaremplissaientdanslaviecivile.Ilsneprennentdoncpasl’espritdel’armée;ilsapportentplutôtauseindel’arméel’espritdelasociétéetl’yconservent.Chez lespeuplesdémocratiques, ce sont les simples soldatsqui restent le plus citoyens ; c’est sur eux que les habitudes nationalesgardentleplusdepriseetl’opinionpubliqueleplusdepouvoir.C’estparlessoldatsqu’onpeutsurtoutseflatterdefairepénétrerdansunearméedémocratique l’amour de la liberté et le respect des droits qu’on a suinspirer au peuple lui-même. Le contraire arrive chez les nationsaristocratiques,oùlessoldatsfinissentparn’avoirplusriendecommunavecleursconcitoyens,etparvivreaumilieud’euxcommedesétrangers,etsouventcommedesennemis.

Danslesarméesaristocratiques,l’élémentconservateurestl’officier,parcequel’officierseulagardédesliensétroitsaveclasociétécivile,etnequittejamaislavolontédevenirtôtoutardyreprendresaplace;danslesarmées démocratiques, c’est le soldat, et pour des causes toutessemblables.

Il arrive souvent, au contraire, que, dans ces mêmes arméesdémocratiques, l’officiercontractedesgoûtsetdesdésirsentièrementàpartdeceuxdelanation.Celasecomprend.

Chezlespeuplesdémocratiques,l’hommequidevientofficierrompttouslesliensquil’attachaientàlaviecivile;ilensortpourtoujoursetiln’a aucun intérêt à y rentrer.Savéritablepatrie, c’est l’armée,puisqu’iln’estrienqueparlerangqu’ilyoccupe;ilsuitdonclafortunedel’armée,granditous’abaisseavecelle,etc’estverselleseulequ’ildirigedésormaissesespérances.L’officierayantdesbesoinsfortdistinctsdeceuxdupays,il peut se faire qu’il désire ardemment la guerre ou travaille à unerévolution,danslemomentmêmeoùlanationaspireleplusàlastabilitéetàlapaix.

Toutefoisilyadescausesquitempèrentenluil’humeurguerrièreetinquiète. Si l’ambition est universelle et continue chez les peuplesdémocratiques, nous avons vu qu’elle y est rarement grande. L’hommequi,sortidesclassessecondairesde lanation,estparvenu,à travers lesrangs inférieurs de l’armée, jusqu’au grade d’officier, a déjà fait un pasimmense.Ilaprispieddansunesphèresupérieureàcellequ’iloccupaitauseinde la sociétécivile,et il yaacquisdesdroitsque laplupartdes

Page 301: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

nationsdémocratiquesconsidéreront toujourscomme inaliénables15. Ils’arrêtevolontiersaprèscegrandeffort,etsongeàjouirdesaconquête.Lacraintedecompromettrecequ’ilpossèdeamollitdéjàdanssoncœurl’envied’acquérircequ’iln’apas.Aprèsavoirfranchilepremieretleplusgrand obstacle qui arrêtait ses progrès, il se résigne avec moinsd’impatienceàlalenteurdesamarche.Cetattiédissementdel’ambitions’accroît à mesure que, s’élevant davantage en grade, il trouve plus àperdredansleshasards.Sijenemetrompe,lapartielamoinsguerrièrecommelamoinsrévolutionnaired’unearméedémocratiqueseratoujourslatête.

Cequejeviensdediredel’officieretdusoldatn’estpointapplicableàuneclassenombreusequi,danstouteslesarmées,occupeentreeuxlaplaceintermédiaire;jeveuxparlerdessous-officiers.

Cette classe des sous-officiers qui, avant le siècle présent, n’avaitpoint encore paru dans l’histoire, est appelée désormais, je pense, à yjouerunrôle.

Demêmequel’officier,lesous-officierarompudanssapenséetouslesliensquil’attachaientàlasociétécivile;demêmequelui,ilafaitdel’étatmilitairesacarrière,et,plusqueluipeut-être,iladirigédeceseulcôté tous ses désirs ;mais il n’a pas encore atteint comme l’officier unpointélevéetsolideoùilluisoitloisibledes’arrêteretderespireràl’aise,enattendantqu’ilpuissemonterplushaut.

Parlanaturemêmedesesfonctionsquinesauraitchanger,lesous-officierestcondamnéàmeneruneexistenceobscure,étroite,malaiséeetprécaire.Ilnevoitencoredel’étatmilitairequelespérils.Iln’enconnaîtquelesprivationsetl’obéissance,plusdifficilesàsupporterquelespérils.Il souffre d’autant plus de ses misères présentes, qu’il sait que laconstitution de la société et celle de l’armée lui permettent de s’enaffranchir ; d’un jour à l’autre, en effet, il peut devenir officier. Ilcommande alors, il a des honneurs, de l’indépendance, des droits, desjouissances non seulement cet objet de ses espérances lui paraitimmense,mais avant que de le saisir, il n’est jamais sûr de l’atteindre.Son grade n’a rien d’irrévocable ; il est livré chaque jour tout entier àl’arbitraire de ses chefs ; les besoins de la discipline exigentimpérieusementqu’ilensoitainsi.Unefautelégère,uncaprice,peuvent

Page 302: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

toujours lui faireperdre,enunmoment, le fruitdeplusieursannéesdetravauxetd’efforts. jusqu’àcequ’ilsoitarrivéaugradequ’ilconvoite, iln’adoncrienfait.Làseulementilsembleentrerdanslacarrière.Chezunhomme ainsi aiguillonné sans cesse par sa jeunesse, ses besoins, sespassions, l’espritdesontemps,sesespérancesetsescraintes, ilnepeutmanquerdes’allumeruneambitiondésespérée.

Lesous-officierveutdonclaguerre,illaveuttoujoursetàtoutprix,et, si on lui refuse la guerre, il désire les révolutions qui suspendentl’autorité des règles au milieu desquelles il espère, à la faveur de laconfusionetdespassionspolitiques,chassersonofficieretenprendrelaplace ; et iln’estpas impossiblequ’il les fassenaître,parcequ’il exerceune grande influence sur les soldats par la communauté d’origine etd’habitudes,bienqu’ilendiffèrebeaucoupparlespassionsetlesdésirs.

Onauraittortdecroirequecesdispositionsdiversesdel’officier,dusous-officieretdusoldattinssentàuntempsouàunpays.Ellesseferontvoiràtouteslesépoquesetcheztouteslesnationsdémocratiques.

Danstoutearméedémocratique,ceseratoujourslesous-officierquireprésenteralemoinsl’espritpacifiqueetrégulierdupays,etlesoldatquilereprésenteralemieux.Lesoldatapporteradanslacarrièremilitairelaforceoulafaiblessedesmœursnationales;ilyferavoirl’imagefidèledelanation.Sielleestignoranteetfaible,ilselaisseraentraîneraudésordreparseschefs,àsoninsuoumalgrélui.Sielleestéclairéeeténergique,illesretiendralui-mêmedansl’ordre.

Page 303: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXXIV:Cequirendlesarméesdémocratiquesplusfaiblesquelesautresarméesenentrantencampagneetplusredoutablesquandlaguerrese

prolonge

Toute armée qui entre en campagne après une longue paix risqued’êtrevaincue; toutearméequia longtempsfait laguerreadegrandeschances de vaincre : cette vérité est particulièrement applicable auxarméesdémocratiques.

Danslesaristocraties,l’étatmilitaire,étantunecarrièreprivilégiée,est honorée même en temps de paix. Les hommes qui ont de grandstalents, de grandes lumières et une grande ambition l’embrassent ;l’arméeest,entouteschoses,auniveaudelanation;souventmêmeelleledépasse.

Nous avons vu comment, au contraire, chez les peuplesdémocratiques, l’élite de la nation s’écartait peu à peu de la carrièremilitairepourchercher,pard’autreschemins,laconsidération,lepouvoiret surtout la richesse. Après une longue paix, et dans les tempsdémocratiques les paix sont longues, l’armée est toujours inférieure aupayslui-même.C’estencetétatquelatrouvelaguerre;et,jusqu’àcequelaguerrel’aitchangée,ilyapérilpourlepaysetpourl’armée.

J’ai faitvoircomment,dans lesarméesdémocratiquesetentempsde paix, le droit d’ancienneté était la loi suprême et inflexible del’avancement.Celanedécoulepas seulement, ainsi que je l’ai dit, de laconstitutiondecesarmées,maisdelaconstitutionmêmedupeuple,etseretrouveratoujours.

Deplus,commechezcespeuplesl’officiern’estquelquechosedansle pays que par sa position militaire, et qu’il tire de là toute saconsidérationettoutesonaisance,ilneseretireoun’estexcludel’arméequ’auxlimitesextrêmesdelavie.

Il résulte de ces deux causes que lorsque après un long repos, unpeupledémocratiqueprendenfinlesarmes,tousleschefsdesonarméese trouvent êtredes vieillards. Jeneparlepas seulementdesgénéraux,

Page 304: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

maisdesofficierssubalternes,dont laplupartsontrestés immobiles,oun’ont pu marcher que pas à pas. Si l’on considère une arméedémocratique aprèsune longuepaix, on voit avec surprise que tous lessoldats sontvoisinsde l’enfanceet tous les chefs sur ledéclin ;de tellesortequelespremiersmanquentd’expérience,etlessecondsdevigueur.

Celaestunegrandecausederevers;carlapremièreconditionpourbienconduirelaguerreestd’êtrejeune;jen’auraispasoséledire,si leplusgrandcapitainedestempsmodernesnel’avaitdit.

Cesdeuxcausesn’agissentpasdelamêmemanièresur lesarméesaristocratiques.

Commeonyavancepardroitdenaissancebienplusquepardroitd’ancienneté, il se rencontre toujours dans tous les grades un certainnombred’hommesjeunes,etquiapportentàlaguerretoutelapremièreénergieducorpsetdel’âme.

Deplus,commeleshommesquirecherchentleshonneursmilitaireschez un peuple aristocratique ont une position assurée dans la sociétécivile, ils attendent rarement que les approches de la vieillesse lessurprennentdans l’armée.Après avoir consacré à la carrièredes armeslesplusvigoureusesannéesdeleurjeunesse,ilsseretirentd’eux-mêmesetvontuserdansleursfoyerslesrestesdeleurâgemûr.

Unelonguepaixneremplitpasseulementlesarméesdémocratiquesdevieuxofficiers,elledonneencoreatouslesofficiersdeshabitudesdecorps et d’esprit qui les rendent peu propres à la guerre. Celui qui alongtemps vécu aumilieu de l’atmosphère paisible et tiède desmœursdémocratiques se plie d’abord malaisément aux rudes travaux et auxaustères devoirs que la guerre impose. S’il n’y perd pas absolument legoûtdesarmes,ilyprenddumoinsdesfaçonsdevivrequil’empêchentdevaincre.

Chez lespeuples aristocratiques, lamollessede la vie civile exercemoinsd’influencesurlesmœursmilitaires,parceque,chezcespeuples,c’est l’aristocratie qui conduit l’armée. Or, une aristocratie, quelqueplongéequ’ellesoitdanslesdélices,atoujoursplusieursautrespassionsquecellesdubien-être, et elle fait volontiers le sacrificemomentanédesonbien-être,pourmieuxsatisfairecespassions-là.

J’aimontrécomment,danslesarméesdémocratiques,entempsde

Page 305: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

paix,leslenteursdel’avancementsontextrêmes.Lesofficierssupportentd’abordcetétatdechosesavecimpatience;ilss’agitent,s’inquiètentetsedésespèrent;mais,àlalongue,laplupartd’entreeuxserésignent.Ceuxquiontleplusd’ambitionetderessourcessortentdel’armée;lesautres,proportionnant enfin leurs goûts et leurs désirs à lamédiocrité de leursort,finissentparconsidérerl’étatmilitairesousunaspectcivil.Cequ’ilsenprisent leplus, c’est l’aisance et la stabilitéqui l’accompagnent ; surl’assurance de cette petite fortune, ils fondent toute l’image de leuravenir,etilsnedemandentqu’àpouvoirenjouirpaisiblement.Ainsi,nonseulement une longue paix remplit de vieux officiers les arméesdémocratiques,maiselledonnesouventdesinstinctsdevieillardsàceuxmêmesquiysontencoredanslavigueurdel’âge.

J’ai fait voir également comment, chez les nations démocratiques,entempsdepaix,lacarrièremilitaireétaitpeuhonoréeetmalsuivie.

Cettedéfaveurpubliqueestunpoidstrèslourdquipèsesurl’espritde l’armée. Les âmes en sont comme pliées ; et, quand enfin la guerrearrive,ellesnesauraientreprendreenunmoment leurélasticitéet leurvigueur.

Unesemblablecaused’affaiblissementmoralneserencontrepointdans les armées aristocratiques. Les officiers ne s’y trouvent jamaisabaissés à leurs propres yeux et à ceuxde leurs semblables, parce que,indépendamment de leur grandeur militaire, ils sont grands par eux-mêmes.

L’influence de la paix se fit-elle sentir sur les deux armées de lamêmemanière,lesrésultatsseraientencoredifférents.

Quand les officiers d’une armée aristocratique ont perdu l’espritguerrieretledésirdes’éleverparlesarmes,illeurresteencoreuncertainrespect pour l’honneur de leur ordre, et une vieille habitude d’être lespremiersetdedonner l’exemple.Mais lorsque lesofficiersd’unearméedémocratiquen’ontplusl’amourdelaguerreetl’ambitionmilitaire,ilneresterien.

Je pense donc qu’un peuple démocratique qui entreprend uneguerre après une longue paix risque beaucoup plus qu’un autre d’êtrevaincu;maisilnedoitpasselaisseraisémentabattreparlesrevers,carleschancesdesonarmées’accroissentparladuréemêmedelaguerre.

Page 306: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Lorsque la guerre, en se prolongeant, a enfin arraché tous lescitoyensàleurstravauxpaisiblesetfaitéchouerleurspetitesentreprises,ilarrivequelesmêmespassionsquileurfaisaientattachertantdeprixàlapaixsetournentverslesarmes.Laguerre,aprèsavoirdétruittouteslesindustries,devientelle-mêmelagrandeetuniqueindustrie,etc’estverselle seule que se dirigent alors de toutes parts les ardents et ambitieuxdésirs que l’égalité a fait naître. C’est pourquoi ces mêmes nationsdémocratiques qu’on a tant de peine à entraîner sur les champs debataille y font quelquefois des choses prodigieuses, quand on est enfinparvenuàleurmettrelesarmesàlamain.

Amesureque laguerreattiredeplusenplusvers l’armée tous lesregards,qu’onluivoitcréerenpeudetempsdegrandesréputationsetdegrandesfortunes,l’élitedelanationprendlacarrièredesarmes;touslesesprits naturellement entreprenants, fiers et guerriers, que produit nonplus seulement l’aristocratie, mais le pays entier, sont entraînés de cecôté.

Lenombredesconcurrentsauxhonneursmilitairesétantimmense,etlaguerrepoussantrudementchacunàsaplace,ilfinittoujoursparserencontrerdegrandsgénéraux.Unelongueguerreproduitsurunearméedémocratiquecequ’unerévolutionproduitsur lepeuple lui-même.Ellebrise les règles et fait surgir tous les hommes extraordinaires. Lesofficiers dont l’âme et le corps ont vieilli dans la paix sont écartés, seretirent oumeurent.À leur place se presse une foule d’hommes jeunesquelaguerreadéjàendurcis,etdontelleaétenduetenflammélesdésirs,Ceux-ci veulent grandir à toutprix et grandir sans cesse ; après eux enviennentd’autresquiontmêmespassionsetmêmesdésirs;et,aprèscesautres-là,d’autresencore, sans trouverde limitesquecellesde l’armée.L’égalitépermetàtousl’ambition,etlamortsechargedefourniràtoutesles ambitions des chances. Lamort ouvre sans cesse les rangs, vide lesplaces,fermelacarrièreetl’ouvre.

Il y a d’ailleurs, entre les mœurs militaires et les mœursdémocratiques,unrapportcachéquelaguerredécouvre.

Leshommesdesdémocratiesontnaturellement ledésirpassionnéd’acquérir vite les biens qu’ils convoitent et d’en jouir aisément. Laplupartd’entreeuxadorentlehasardetcraignentbienmoinslamortquelapeine.C’estdanscetespritqu’ilsmènentlecommerceetl’industrie;et

Page 307: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

cemêmeesprit,transportépareuxsurleschampsdebataille,lesporteàexposervolontiers leurviepours’assurer,enunmoment, lesprixde lavictoire.Iln’yapasdegrandeursquisatisfassentplusl’imaginationd’unpeuple démocratique que la grandeur militaire, grandeur brillante etsoudainequ’onobtientsanstravail,ennerisquantquesavie.

Ainsi, tandis que l’intérêt et les goûts écartent de la guerre lescitoyensd’unedémocratie, leshabitudesde leur âme lespréparent à labien faire ; ils deviennent aisémentdebons soldats, dèsqu’on apu lesarracheràleursaffairesetàleurbien-être.

Silapaixestparticulièrementnuisibleauxarméesdémocratiques,la guerre leur assure donc des avantages que les autres armées n’ontjamais ; et ces avantages, bien que peu sensibles d’abord, ne peuventmanquer,àlalongue,deleurdonnerlavictoire.

Un peuple aristocratique qui, luttant contre une nationdémocratique, ne réussit pas à la ruiner dès les premières campagnes,risquetoujoursbeaucoupd’êtrevaincuparelle.

Page 308: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXXV:Deladisciplinedanslesarméesdémocratiques

C’est une opinion fort répandue, surtout parmi les peuplesaristocratiques,quelagrandeégalitéquirègneauseindesdémocratiesyrend à la longue le soldat indépendantde l’officier, et y détruit ainsi leliendeladiscipline.

C’estuneerreur.Ilya,eneffet,deuxespècesdedisciplinequ’ilnefautpasconfondre.

Quand l’officier est le noble et le soldat le serf ; l’un le riche, etl’autrelepauvre;quelepremierestéclairéetfort,etlesecondignorantetfaible,ilestfaciled’établirentrecesdeuxhommeslelienleplusétroitd’obéissance.Lesoldatestpliéà ladisciplinemilitaireavant,pourainsidire, que d’entrer dans l’armée, ou plutôt la discipline militaire n’estqu’un perfectionnement de la servitude sociale. Dans les arméesaristocratiques,lesoldatarriveassezaisémentàêtrecommeinsensibleàtouteschoses,exceptéàl’ordredeseschefs.Ilagitsanspenser,triomphesans ardeur, et meurt sans se plaindre. En cet état, ce n’est plus unhomme,maisc’estencoreunanimaltrèsredoutabledresséàlaguerre.

Il fautque lespeuplesdémocratiquesdésespèrentd’obtenir jamaisdeleurssoldatscetteobéissanceaveugle,minutieuse,résignéeettoujourségale,quelespeuplesaristocratiquesleurimposentsanspeine.L’étatdela société n’y prépare point : ils risqueraient de perdre leurs avantagesnaturels en voulant acquérir artificiellement ceux-là. Chez les peuplesdémocratiques, la discipline militaire ne doit pas essayer d’anéantir lelibre essor des âmes ; elle ne peut aspirer qu’à le diriger ; l’obéissancequ’elle créeestmoinsexacte,maisplus impétueuseetplus intelligente.Saracineestdanslavolontémêmedeceluiquiobéit;ellenes’appuiepasseulement sur son instinct,mais sur sa raison ; aussi se resserre-t-ellesouvent d’elle-même à proportion que le péril la rend nécessaire. Ladisciplined’unearméearistocratiqueserelâchevolontiersdanslaguerre,parce que cette discipline se fonde sur les habitudes, et que la guerretrouble ces habitudes. La discipline d’une armée démocratique se

Page 309: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

raffermit, au contraire, devant l’ennemi, parce que chaque soldat voitalorstrèsclairementqu’ilfautsetaireetobéirpourpouvoirvaincre.

Les peuples qui ont fait les choses les plus considérables par laguerren’ontpointconnud’autredisciplinequecelledont jeparle.ChezlesAnciens,onnerecevaitdanslesarméesquedeshommeslibresetdescitoyens,lesquelsdifféraientpeulesunsdesautresetétaientaccoutumésà se traiter en égaux. Dans ce sens, on peut dire que les armées del’Antiquité étaient démocratiques, bien qu’elles sortissent du sein del’aristocratie;aussirégnait-ildanscesarméesunesortedeconfraternitéfamilièreentrel’officieretlesoldat.Ons’enconvaincenlisantlaViedesgrandscapitaines dePlutarque.Les soldats yparlent sans cesseet fortlibrementàleursgénéraux,etceux-ciécoutentvolontierslesdiscoursdeleurssoldats,etyrépondent.C’estpardesparolesetdesexemples,bienplus que par la contrainte et les châtiments, qu’ils les conduisent. Ondiraitdescompagnonsautantquedeschefs.

Jenesaissilessoldatsgrecsetromainsontjamaisperfectionnéaumême point que lesRusses les petits détails de la disciplinemilitaire ;mais cela n’a pas empêché Alexandre de conquérir l’Asie, et Rome lemonde.

Page 310: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreXXVI:Quelquesconsidérationssurlaguerredanslessociétésdémocratiques

Lorsqueleprincipedel’égaliténesedéveloppepasseulementchezune nation,mais enmême temps chez plusieurs peuples voisins, ainsiquecelasevoitdenosjoursenEurope,leshommesquihabitentcespaysdivers, malgré la disparité des langues, des usages et des lois, seressemblenttoutefoisencepointqu’ilsredoutentégalementlaguerreet

conçoivent pour la paix un même amour16. En vain l’ambition ou lacolèrearmelesprinces,unesorted’apathieetdebienveillanceuniversellelesapaiseendépitd’eux-mêmesetleurfaittomberl’épéedesmains:lesguerresdeviennentplusrares.

Àmesurequel’égalité,sedéveloppantàlafoisdansplusieurspays,ypoussesimultanémentvers l’industrieet lecommerceleshommesquiles habitent, non seulement leurs goûts se ressemblent, mais leursintérêts semêlent et s’enchevêtrent, de telle sorte qu’aucune nation nepeutinfligerauxautresdesmauxquineretombentpassurelle-même,etquetoutesfinissentparconsidérerlaguerrecommeunecalamitépresqueaussigrandepourlevainqueurquepourlevaincu.

Ainsi,d’uncôté, il est trèsdifficile,dans les sièclesdémocratiques,d’entraîner les peuples à se combattre ; mais, d’une autre part, il estpresque impossiblequedeuxd’entreeuxse fassent isolément laguerre.Les intérêts de tous sont si enlacés, leurs opinions et leurs besoins sisemblables, qu’aucun ne saurait se tenir en repos quand les autress’agitent. Les guerres deviennent donc plus rares ; mais lorsqu’ellesnaissent,ellesontunchampplusvaste.

Des peuples démocratiques qui s’avoisinent ne deviennent passeulementsemblablessurquelquespoints,ainsiquejeviensdeledire;

ilsfinissentparseressemblersurpresquetous17.Or, cette similitude des peuples a, quant à la guerre, des

conséquencestrèsimportantes.Lorsque je me demande pourquoi la confédération helvétique du

Page 311: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

XV,sièclefaisaittremblerlesplusgrandesetlespluspuissantesnationsde l’Europe, tandis que, de nos jours, son pouvoir est en rapport exactavecsapopulation, je trouveque lesSuisses sontdevenussemblablesàtous les hommes qui les environnent, et ceux-ci aux Suisses ; de tellesorte que, le nombre seul faisant entre eux la différence, aux plus grosbataillonsappartientnécessairement lavictoire.L’undesrésultatsde larévolution démocratique qui s’opère en Europe, est donc de faireprévaloir, sur tous les champs de bataille, la force numérique, et decontraindre toutes lespetitesnationsà s’incorporerauxgrandes,oudumoinsàentrerdanslapolitiquedecesdernières.

Laraisondéterminantede lavictoireétant lenombre, ilenrésulteque chaque peuple doit tendre de tous ses efforts à amener le plusd’hommespossiblesurlechampdebataille.

Quandonpouvaitenrôlersouslesdrapeauxuneespècedetroupessupérieureàtouteslesautres,commel’infanteriesuisseoulachevaleriefrançaiseduXVIesiècle,onn’estimaitpasavoirbesoinde leverde trèsgrosses armées ; mais il n’en est plus ainsi quand tous les soldats sevalent.

Lamême cause qui fait naître ce nouveau besoin fournit aussi lesmoyensdelesatisfaire.Car,ainsiquejel’aidit,quandtousleshommessontsemblables,ilssonttousfaibles.Lepouvoirsocialestnaturellementbeaucoupplus fort chez lespeuplesdémocratiquesquepartoutailleurs.Cespeuples, enmême tempsqu’ils sentent ledésird’appeler toute leurpopulationvirilesouslesarmes,ontdonclafacultédel’yréunir:cequifaitque,dans lessièclesd’égalité, lesarméessemblentcroîtreàmesurequel’espritmilitaires’éteint.

Dans lesmêmessiècles, lamanièrede faire laguerrechangeaussiparlesmêmescauses.

MachiavelditdanssonlivreduPrince«qu’ilestbienplusdifficiledesubjuguerunpeuplequiapourchefsunprinceetdesbarons,qu’unenation qui est conduite par un prince et des esclaves ».Mettons, pourn’offenserpersonne,desfonctionnairespublicsaulieud’esclaves,etnousauronsunegrandevérité,fortapplicableànotresujet.

Ilesttrèsdifficileàungrandpeuplearistocratiquedeconquérirsesvoisinsetd’êtreconquispareux.Ilnesauraitlesconquérir,parcequ’ilne

Page 312: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

peutjamaisréunirtoutessesforcesetlestenirlongtempsensemble;etilnepeuterreconquis,parcequel’ennemitrouvepartoutdepetitsfoyersde résistance qui l’arrêtent. Je comparerai la guerre dans un paysaristocratique à la guerre dans un pays de montagnes : les vaincustrouvent à chaque instant l’occasion de se rallier dans de nouvellespositionsetd’ytenirferme.

Lecontraireprécisémentsefaitvoirchezlesnationsdémocratiques.Celles-ci amènent aisément toutes leurs forces disponibles sur le

champdebataille,et,quandlanationestricheetnombreuse,elledevientaisémentconquérante;mais,unefoisqu’onl’avaincueetqu’onpénètresur son territoire, il lui restepeude ressources, et, si l’on vient jusqu’às’emparerdesacapitale,lanationestperdue.Celas’expliquetrèsbien:chaquecitoyenétantindividuellementtrèsisoléettrèsfaible,nulnepeutnisedéfendresoi-même,niprésenteràd’autresunpointd’appui.Iln’yadefortdansunpaysdémocratiquequel’État;laforcemilitairedel’Étatétant détruite par la destruction de son armée, et son pouvoir civilparalysé par la prise de sa capitale, le reste ne forme plus qu’unemultitudesansrègleetsans forcequinepeut luttercontre lapuissanceorganisée qui l’attaque ; je sais qu’on peut rendre le péril moindre encréantdes libertés et,par conséquent,des existencesprovinciales,maisceremèdeseratoujoursinsuffisant.

Non seulement la population ne pourra plus alors continuer laguerre,maisilestàcraindrequ’elleneveuillepasletenter.

D’aprèsledroitdesgensadoptéparlesnationscivilisées,lesguerresn’ont pas pour but de s’approprier les biens des particuliers, maisseulementdes’emparerdupouvoirpolitique.Onnedétruit lapropriétéprivéequeparoccasionetpouratteindrelesecondobjet.

Lorsqu’unenationaristocratiqueestenvahieaprèsladéfaitedesonarmée, les nobles, quoiqu’ils soient en même temps les riches, aimentmieux continuer individuellement à se défendre que de se soumettre ;car,silevainqueurrestaitmaîtredupays,illeurenlèveraitleurpouvoirpolitique,auquel ils tiennentplusencorequ’à leursbiens : ilspréfèrentdonc les combats à la conquête, qui est pour eux le plus grand desmalheurs, et ils entraînent aisément avec eux le peuple, parce que lepeuple a contracté le long usage de les suivre et de leur obéir, et n’a

Page 313: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

d’ailleurspresquerienàrisquerdanslaguerre.Chezunenationoùrègnel’égalitédesconditions,chaquecitoyenne

prend, au contraire, qu’une petite part au pouvoir politique, et souventn’yprendpointdepart ;d’unautrecôté, toussont indépendantsetontdesbiensàperdre;detellesortequ’onycraintbienmoinslaconquêteetbienpluslaguerrequechezunpeuplearistocratique.Ilseratoujourstrèsdifficilededéterminerunepopulationdémocratiqueàprendrelesarmesquand la guerre sera portée sur son territoire. C’est pourquoi il estnécessairededonner à cespeuplesdesdroits etunespritpolitiquequisuggère à chaque citoyen quelques-uns des intérêts qui font agir lesnoblesdanslesaristocraties.

Il faut bien que les princes et les autres chefs des nationsdémocratiquesselerappellent:iln’yaquelapassionetl’habitudedelalibertéquipuissentlutteravecavantagecontrel’habitudeetlapassiondubien-être.Jen’imagineriendemieuxpréparé,encasderevers,pour laconquête,qu’unpeupledémocratiquequin’apasd’institutionslibres.

On entrait jadis en campagne avec peu de soldats ; on livrait depetits combats et l’on faisait de longs sièges. Maintenant, on livre degrandes batailles, et dès qu’on peut marcher librement devant soi, oncourtsurlacapitale,afindeterminerlaguerred’unseulcoup.

Napoléonainventé,dit-on,cenouveausystème.Ilnedépendaitpasd’un homme, quel qu’il fût, d’en créer un semblable. La manière dontNapoléonafaitlaguerreluiaétésuggéréeparl’étatdelasociétédesontemps,etelleluiaréussiparcequ’elleétaitmerveilleusementappropriéeàcetétatetqu’illamettaitpourlapremièrefoisenusage.Napoléonestlepremier qui ait parcouru à la tête d’une armée le chemin de toutes lescapitales.Maisc’estlaruinedelasociétéféodalequiluiavaitouvertcetteroute.Ilestpermisdecroireque,sicethommeextraordinairefûtnéilyatrois cents ans, il n’eût pas retiré les mêmes fruits de sa méthode, ouplutôtilauraiteuuneautreméthode.

Jen’ajouteraiplusqu’unmotrelatifauxguerresciviles,carjecrainsdefatiguerlapatiencedulecteur.

Laplupartdeschosesquej’aiditesàproposdesguerresétrangèress’appliqueàplusforteraisonauxguerresciviles.Leshommesquiviventdanslespaysdémocratiquesn’ontpasnaturellementl’espritmilitaire:ils

Page 314: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

le prennent quelquefois lorsqu’on les a entraînés malgré eux sur leschamps de bataille ; mais se lever enmasse de soi-même et s’exposervolontairement auxmisères de la guerre et surtout que la guerre civileentraîne, c’est un parti auquel l’homme des démocraties ne se résoutpoint. Il n’y a que les citoyens les plus aventureux qui consentent à sejeter dans un semblable hasard ; la masse de la population demeureimmobile.

Alors même qu’elle voudrait agir, elle n’y parviendrait pasaisément;carellenetrouvepasdanssonseind’influencesanciennesetbien établies auxquelles elle veuille se soumettre, point de chefs déjàconnuspourrassemblerlesmécontents,lesrégleretlesconduire;pointde pouvoirs politiques placés au-dessous du pouvoir national, et quiviennentappuyerefficacementlarésistancequ’onluioppose.

Danslescontréesdémocratiques,lapuissancemoraledelamajoritéestimmense,etlesforcesmatérielledontelledisposehorsdeproportionaveccellesqu’ilestd’abordpossiblederéunircontreelle.Lepartiquiestassis sur le siège de lamajorité, qui parle en son nom et emploie sonpouvoir, triomphe donc, en un moment et sans peine, de toutes lesrésistancesparticulières.Ilneleurlaissepasmêmeletempsdenaître;ilenécraselegerme.

Ceux qui, chez ces peuples, veulent faire une révolution par lesarmes,n’ontdoncd’autresressourcesquedes’empareràl’improvistedelamachinetoutemontéedugouvernement,cequipeuts’exécuterparuncoupdemainplutôtqueparuneguerre;car,dumomentoùilyaguerreenrègle,lepartiquireprésentel’Étatestpresquetoujourssurdevaincre.

Le seul cas où une guerre civile pourrait naître serait celui où,l’arméesedivisant,uneportionlèveraitl’étendarddelarévolteetl’autreresteraitfidèle.Unearméeformeunepetitesociétéfortétroitementliéeettrèsvivace,quiestenétatdesesuffirequelquetempsàelle-même.Laguerrepourrait être sanglante ;mais elle ne serait pas longue ; car, oul’armée révoltée attirerait à elle le gouvernement par la seuledémonstration de ses forces ou par sa première victoire, et la guerreseraitfinie;oubienlaluttes’engagerait,etlaportiondel’arméequines’appuieraitpassurlapuissanceorganiséedel’Étatnetarderaitpasàsedisperserd’elle-mêmeouàêtredétruite.

Page 315: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Onpeutdoncadmettre,commevéritégénérale,quedanslessièclesd’égalité, les guerres civiles deviendront beaucoup plus rares et plus

courtes18.

Page 316: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Quatrièmepartie:del’influencequ’exercentlesidéesetlessentimentsdémocratiquessur

lasociétépolitique

Jerempliraismall’objetdecelivresi,aprèsavoirmontrélesidéesetles sentiments que l’égalité suggère, je ne faisais voir, en terminant,quelle est l’influence générale que cesmêmes sentiments et cesmêmesidéespeuventexercersurlegouvernementdessociétéshumaines.

Pouryréussir,jeseraiobligéderevenirsouventsurmespas.Maisj’espèrequelelecteurnerefuserapasdemesuivre,lorsquedescheminsquiluisontconnusleconduirontversquelquevériténouvelle.

Page 317: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreI:L’égalitédonnenaturellementauxhommeslegoûtdesinstitutionslibres

L’égalité,quirendleshommesindépendantslesunsdesautres,leurfait contracter l’habitude et le goût de ne suivre, dans leurs actionsparticulières, que leur volonté. Cette entière indépendance, dont ilsjouissentcontinuellementvis-à-visdeleurségauxetdansl’usagedelavieprivée,lesdisposeàconsidérerd’unœilmécontenttouteautorité,etleursuggèrebientôtl’idéeet l’amourdelalibertépolitique.Leshommesquiviventdanscetempsmarchentdoncsurunepentenaturellequilesdirigeverslesinstitutionslibres.Prenezl’und’euxauhasard:remontez,s’ilsepeut,àsesinstinctsprimitifs–vousdécouvrirezque,parmilesdifférentsgouvernements, celui qu’il conçoit d’abord et qu’il prise le plus, c’est legouvernementdontilaélulechefetdontilcontrôlelesactes.

Detousleseffetspolitiquesqueproduitl’égalitédesconditions,c’estcetamourdel’indépendancequifrappelepremierlesregardsetdontlesesprits timides s’effrayent davantage, et l’on ne peut dire qu’ils aientabsolumenttortdelefaire,carl’anarchieadestraitspluseffrayantsdansles pays démocratiques qu’ailleurs. Comme les citoyens n’ont aucuneaction les uns sur les autres, à l’instant où le pouvoir national qui lescontienttousàleurplacevientàmanquer,ilsemblequeledésordredoitêtreaussitôtàsoncomble,etque,chaquecitoyens’écartantdesoncôté,lecorpssocialvatoutàcoupsetrouverréduitenpoussière.

Jesuisconvaincutoutefoisquel’anarchien’estpaslemalprincipalquelessièclesdémocratiquesdoiventcraindre,maislemoindre.

L’égalitéproduit,eneffet,deuxtendances:l’unemènedirectementles hommes à l’indépendance et peut les pousser tout à coup jusqu’àl’anarchie, l’autrelesconduitparuncheminpluslong,plussecret,maisplussûr,verslaservitude.

Lespeuplesvoientaisémentlapremièreetyrésistent;ilsselaissententraînerparl’autresanslavoir;ilimportedoncparticulièrementdelamontrer.

Pour moi, loin de reprocher à l’égalité l’indocilité qu’elle inspire,

Page 318: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

c’est de cela principalement que je la loue. Je l’admire en lui voyantdéposer au fond de l’esprit et du cœur de chaque homme cette notionobscureetcepenchant instinctifde l’indépendancepolitique,préparantainsi le remède au mal qu’elle fait naître. C’est par ce côté que jem’attacheàelle.

Page 319: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreII:Quelesidéesdespeuplesdémocratiquesenmatièredegouvernementsontnaturellement

favorablesàlaconcentrationdespouvoirs

L’idée de pouvoirs secondaires, placés entre le souverain et lessujets, se présentait naturellement à l’imagination des Peuplesaristocratiques, parce que ces pouvoirs renfermaient dans leur seindesindividus ou des familles que la naissance, les lumières, les richesses,tenaienthorsdepairet semblaientdestinésà commander.Cettemêmeidée est naturellement absente de l’esprit des hommes dans les sièclesd’égalité par des raisons contraires ; on ne peut l’y introduirequ’artificiellement, et on ne l’y retient qu’avec peine ; tandis qu’ilsconçoivent, pour ainsi dire sans y penser, l’idéed’unpouvoir unique etcentralquimènetouslescitoyensparlui-même.

En politique, d’ailleurs, comme en philosophie et en religion,l’intelligence des peuples démocratiques reçoit avec délices les idéessimples et générales. Les systèmes compliqués la repoussent, et elle seplaîtà imaginerunegrandenationdont tous lescitoyensressemblentàunseulmodèleetsontdirigésparunseulpouvoir.

Après l’idéed’unpouvoiruniqueetcentral,cellequiseprésente leplus spontanément à l’esprit deshommes,dans les sièclesd’égalité, estl’idée d’une législation uniforme. Comme chacun d’eux se voit peudifférent de ses voisins, il comprend mal pourquoi la règle qui estapplicableàunhommene leseraitpaségalementàtous lesautres.Lesmoindres privilèges répugnent donc à sa raison. Les plus légèresdissemblances dans les institutions politiques du même peuple leblessent, et l’uniformité législative lui paraît être la condition premièred’unbongouvernement.

Jetrouve,aucontraire,quecettemêmenotiond’unerègleuniforme,également imposée à tous les membres du corps social, est commeétrangèreàl’esprithumaindanslessièclesaristocratiques.Ilnelareçoitpointouillarejette.

Cespenchantsopposésdel’intelligencefinissent,departetd’autre,

Page 320: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

pardevenirdesinstinctssiaveuglesetdeshabitudessiinvincibles,qu’ilsdirigentencorelesactions,endépitdesfaitsparticuliers.Ilserencontraitquelquefois, malgré l’immense variété du Moyen Âge, des individusparfaitement semblables : ce qui n’empêchait pas que le législateurn’assignâtàchacund’euxdesdevoirsdiversetdesdroitsdifférents.Et,aucontraire,denosjours,desgouvernementss’épuisent,afind’imposerles mêmes usages et les mêmes lois à des populations qui ne seressemblentpointencore.

Àmesurequelesconditionss’égalisentchezunpeuple,lesindividusparaissentpluspetitset lasociétésembleplusgrande,ouplutôtchaquecitoyen,devenusemblableàtouslesautres,seperddanslafoule,etl’onn’aperçoitplusquelavasteetmagnifiqueimagedupeuplelui-même.

Cela donne naturellement aux hommes des temps démocratiquesuneopiniontrèshautedesprivilègesdelasociétéetuneidéeforthumbledesdroits de l’individu. Ils admettent aisémentque l’intérêt de l’un esttoutetqueceluidel’autren’estrien.Ilsaccordentassezvolontiersquelepouvoirquireprésentelasociétépossèdebeaucoupplusdelumièresetdesagessequ’aucundeshommesquilecomposent,etquesondevoir,aussibien que son droit, est de prendre chaque citoyen par lamain et de leconduire.

Si l’on veut bien examiner de près nos contemporains, et percerjusqu’à laracinede leursopinionspolitiques,onyretrouveraquelques-unesdesidéesquejeviensdereproduire,etl’ons’étonnerapeut-êtrederencontrertantd’accordparmidesgensquisefontsisouventlaguerre.

LesAméricainscroientque,danschaqueÉtat,lepouvoirsocialdoitémaner directement du peuple ; mais une fois que ce pouvoir estconstitué, ils ne lui imaginent, pour ainsi dire, point de limites ; ilsreconnaissentvolontiersqu’ilaledroitdetoutfaire.

Quant à des privilèges particuliers accordés à des villes, à desfamillesouàdesindividus,ilsenontperdujusqu’àl’idée.Leurespritn’ajamais prévu qu’on pût ne pas appliquer uniformément la même loi àtouteslespartiesdumêmeÉtatetàtousleshommesquil’habitent.

CesmêmesopinionsserépandentdeplusenplusenEurope;elless’introduisent dans le sein même des nations qui repoussent le plusviolemmentledogmedelasouverainetédupeuple.Celles-cidonnentau

Page 321: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

pouvoir une autre origine que lesAméricains ;mais elles envisagent lepouvoir sous les mêmes traits. Chez toutes, la notion de puissanceintermédiaires’obscurcîtets’efface.L’idéed’undroitinhérentàcertainsindividus disparaît rapidement de l’esprit des hommes ; l’idée du droittout-puissant et pour ainsi dire unique de la société vient remplir saplace. Ces idées s’enracinent et croissent à mesure que les conditionsdeviennentpluségaleset leshommesplus semblables ; l’égalité les faitnaîtreetelleshâtentàleurtourlesprogrèsdel’égalité.

EnFrance,oùlarévolutiondontjeparleestplusavancéequechezaucunautrepeupledel’Europe,cesmêmesopinionssesontentièrementemparées de l’intelligence. Qu’on écoute attentivement la voix de nosdifférentspartis,onverraqu’iln’yenapointquinelesadopte.Laplupartestiment que le gouvernement agit mal ; mais tous pensent que legouvernementdoitsanscesseagiretmettreàtoutlamain.Ceuxmêmesquisefontleplusrudementlaguerrenelaissentpasdes’accordersurcepoint.L’unité,l’ubiquité,l’omnipotencedupouvoirsocial,l’uniformitédeses règles, forment le trait saillant qui caractérise tous les systèmespolitiquesenfantésdenosjours.Onlesretrouveaufonddesplusbizarresutopies.L’esprithumainpoursuitencorecesimagesquandilrêve.

Si de pareilles idées se présentent spontanément à l’esprit desparticuliers, elles s’offrent plus volontiers encore à l’imagination desprinces.

Tandisque le vieil état socialde l’Europe s’altère et sedissout, lessouverains se font sur leurs facultés et sur leurs devoirs des croyancesnouvelles ; ils comprennent pour la première fois que la puissancecentralequ’ilsreprésententpeutetdoitadministrerparelle-même,etsurunplanuniforme, toutes lesaffaireset tous leshommes.Cetteopinion,qui,j’oseledire,n’avaitjamaisétéconçueavantnotretempsparlesroisdel’Europe,pénètreauplusprofonddel’intelligencedecesprinces;elles’ytientfermeaumilieudel’agitationdetouteslesautres.

Les hommes de nos jours sont donc bien moins divisés qu’on nel’imagine ; ils sedisputentsanscessepoursavoirdansquellesmains lasouverainetéseraremise;maisilss’entendentaisémentsurlesdevoirsetsur lesdroitsde lasouveraineté.Tousconçoivent legouvernementsousl’imaged’unpouvoirunique,simple,providentieletcréateur.

Page 322: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Touteslesidéessecondaires,enmatièrepolitique,sontmouvantes;celle-làrestefixe, inaltérable,pareilleàelle-même.Lespublicisteset leshommesd’État l’adoptent, lafoule lasaisitavidement; lesgouvernésetles gouvernants s’accordent à la poursuivre avec lamême ardeur : ellevientlapremière;ellesembleinnée.

Ellenesortdoncpointd’uncapricedel’esprithumain,maiselleestuneconditionnaturelledel’étatactueldeshommes.

Page 323: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreIII:Quelessentimentsdespeuplesdémocratiquessontd’accordavecleursidéespourles

porteràconcentrerlepouvoir

Si,danslessièclesd’égalité, leshommesperçoiventaisémentl’idéed’ungrandpouvoircentral,onnesauraitdouter,d’autrepart,queleurshabitudesetleurssentimentsnelesprédisposentàreconnaîtreunpareilpouvoiretàluiprêterlamain.Ladémonstrationdececipeutêtrefaiteenpeudemots,laplupartdesraisonsayantétédéjàdonnéesailleurs.

Les hommes qui habitent les pays démocratiques n’ayant nisupérieurs,ni inférieurs,niassociéshabituelsetnécessaires,sereplientvolontierssureux-mêmesetseconsidèrentisolément.J’aieuoccasiondelemontrerfortaulongquandils’estagidel’individualisme.

Ce n’est donc jamais qu’avec effort que ces hommes s’arrachent àleurs affaires particulières pour s’occuper des affaires communes ; leurpentenaturelleestd’enabandonnerlesoinauseulreprésentantvisibleetpermanentdesintérêtscollectifs,quiestl’État.

Nonseulement ilsn’ontpasnaturellement legoûtde s’occuperdupublic,maissouventletempsleurmanquepourlefaire.Lavieprivéeestsiactivedanslestempsdémocratiques,siagitée,sirempliededésirs,detravaux,qu’ilnerestepresqueplusd’énergienideloisiràchaquehommepourlaviepolitique.

Quedepareilspenchantsnesoientpasinvincibles,cen’estpasmoiqui lenierai,puisquemonbutprincipalenécrivantce livreaétéde lescombattre.Jesoutiensseulementque,denosjours,uneforcesecrètelesdéveloppesanscessedanslecœurhumain,etqu’ilsuffitdenepointlesarrêterpourqu’ilsleremplissent.

J’aiégalementeul’occasiondemontrercommentl’amourcroissantdu bien-être et la naturemobile de la propriété faisaient redouter auxpeuples démocratiques le désordrematériel. L’amour de la tranquillitépublique est souvent la seule passion politique que conservent cespeuples,etelledevientchezeuxplusactiveetpluspuissante,àmesurequetouteslesautress’affaissentetmeurent;celadisposenaturellement

Page 324: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

lescitoyensàdonnersanscesseouàlaisserprendredenouveauxdroitsaupouvoircentral,quiseulleursembleavoirl’intérêtetlesmoyensdelesdéfendredel’anarchieensedéfendantlui-même.

Comme,danslessièclesd’égalité,nuln’estobligédeprêtersaforceà son semblable, et nul n’a droit d’attendrede son semblableun grandappui,chacunesttoutàlafoisindépendantetfaible.Cesdeuxétats,qu’ilne fautpasenvisager séparémentni confondre,donnentau citoyendesdémocratiesdesinstinctsfortcontraires.Sonindépendanceleremplitdeconfianceetd’orgueilauseindeseségaux,etsadébilitéluifaitsentir,detemps en temps, le besoin d’un secours étranger qu’il ne peut attendred’aucun d’eux, puisqu’ils sont tous impuissants et froids. Dans cetteextrémité,iltournenaturellementsesregardsverscetêtreimmensequiseul s’élève aumilieu de l’abaissement universel. C’est vers lui que sesbesoinsetsurtoutsesdésirsleramènentsanscesse,etc’estluiqu’ilfinitpar envisager comme le soutien unique et nécessaire de la faiblesse

individuelle19.Ceci achève de faire comprendre ce qui se passe souvent chez les

peuples démocratiques, où l’on voit les hommes qui supportent simalaisémentdessupérieurssouffrirpatiemmentunmaître,etsemontrertoutàlafoisfiersetserviles.

Lahainequeleshommesportentauprivilèges’augmenteàmesureque les privilèges deviennent plus rares etmoins grands, de telle sortequ’on dirait que les passions démocratiques s’enflamment davantagedans le temps même où elles trouvent le moins d’aliments. J’ai déjàdonnélaraisondecephénomène.Iln’yapasdesigrandeinégalitéquiblesselesregardslorsquetouteslesconditionssontinégales;tandisquela plus petite dissemblance paraît choquante au sein de l’uniformitégénérale;lavueendevientplusinsupportableàmesurequel’uniformitéestpluscomplète.Ilestdoncnaturelquel’amourdel’égalitécroissesanscesseavecl’égalitéelle-même;enlesatisfaisant,onledéveloppe.

Cette haine immortelle, et de plus en plus allumée, qui anime lespeuples démocratiques contre les moindres privilèges, favorisesingulièrement la concentration graduelle de tous les droits politiquesdans les mains du seul représentant de l’État. Le souverain, étantnécessairement et sans contestation au-dessus de tous les citoyens,n’excite l’envied’aucund’eux,etchacuncroitenleveràseségauxtoutes

Page 325: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

lesprérogativesqu’illuiconcède.L’homme des siècles démocratiques n’obéit qu’avec une extrême

répugnanceasonvoisinquiestsonégal;ilrefusedereconnaîtreàcelui-cides lumières supérieuresauxsiennes ; il sedéfiedesa justiceetvoitavec jalousie sonpouvoir ; il le craint et leméprise ; il aimeà lui fairesentiràchaqueinstantlacommunedépendanceoùilssonttouslesdeuxdumêmemaître.

Toutepuissancecentralequisuitcesinstinctsnaturelsaimel’égalitéetlafavorise;carl’égalitéfacilitesingulièrementl’actiond’unesemblablepuissance,l’étendetl’assure.

On peut dire également que tout gouvernement central adorel’uniformité;l’uniformitéluiévitel’examend’uneinfinitédedétailsdontildevraits’occuper,s’il fallait faire larèglepour leshommes,au lieudefairepasserindistinctementtousleshommessouslamêmerègle,Ainsi,legouvernementaimecequelescitoyensaiment,etilhaitnaturellementcequ’ilshaïssent.Cettecommunautédesentimentsqui,chezlesnationsdémocratiques, unit continuellement dans une même pensée chaqueindividu et le souverain, établit entre eux une secrète et permanentesympathie. On pardonne au gouvernement ses fautes en faveur de sesgoûts, la confiancepubliquene l’abandonnequ’avecpeine aumilieudesesexcèsoudeseserreurs,etellerevientà luidèsqu’il larappelle.Lespeuples démocratiques haïssent souvent les dépositaires du pouvoircentral;maisilsaimenttoujourscepouvoirlui-même.

Ainsi, je suis parvenu par deux chemins divers aumême but. J’aimontréquel’égalitésuggéraitauxhommeslapenséed’ungouvernementunique, uniforme et fort, je viens de faire voir qu’elle leur en donne legoût ; c’estdoncversungouvernementde cette espèceque tendent lesnationsdenosjours.Lapentenaturelledeleurespritetdeleurcœurlesymène,etilleursuffitdenepointseretenirpourqu’ellesyarrivent.

Je pense que, dans les siècles démocratiques qui vont s’ouvrir,l’indépendance individuelle et les libertés locales seront toujours unproduitdel’art.Lacentralisationseralegouvernementnaturel

Page 326: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreIV:Dequelquescausesparticulièresetaccidentellesquiachèventdeporterunpeupledémocratiqueàcentraliserlepouvoirouquil’en

détournent

Si tous les peuples démocratiques sont entraînés instinctivementvers la centralisationdespouvoirs, ils y tendentd’unemanière inégale.Cela dépend des circonstances particulières qui peuvent développer ourestreindre les effets naturels de l’état social. Ces circonstances sont entrèsgrandnombre;jeneparleraiquedequelques-unes.

Chez les hommes qui ont longtemps vécu libres avant de devenirégaux, les instincts que la liberté avait donnés combattent jusqu’à uncertainpointlespenchantsquesuggèrel’égalité;et,bienqueparmieuxle pouvoir central accroisse ses privilèges, les particuliers n’y perdentjamaisentièrementleurindépendance.

Mais, quand l’égalité vient à se développer chez unpeuple qui n’ajamais connu ou qui ne connaît plus depuis longtemps la liberté, ainsiquecelasevoitsurlecontinentdel’Europe,lesancienneshabitudesdelanation arrivant à se combiner subitement et par une sorte d’attractionnaturelleavecleshabitudesetlesdoctrinesnouvellesquefaitnaîtrel’étatsocial, tous lespouvoirssemblentaccourird’eux-mêmesvers lecentre ;ils s’y accumulent avec une rapidité surprenante, et l’État atteint toutd’uncoup lesextrêmes limitesdesa force, tandisque lesparticuliersselaissenttomberenunmomentjusqu’audernierdegrédelafaiblesse.

LesAnglaisquivinrent,ilyatroissiècles,fonderdanslesdésertsduNouveauMondeune sociétédémocratique, s’étaient toushabituésdanslamèrepatrieàprendrepartauxaffairespubliques;ilsconnaissaientlejury ; ils avaient la liberté de la parole et celle de la presse, la libertéindividuelle, l’idéedudroit et l’usaged’y recourir. Ils transportèrent enAmériquecesinstitutionslibresetcesmœursviriles,etelleslesoutinrentcontrelesenvahissementsdel’État.

ChezlesAméricains,c’estdonclalibertéquiestancienne;l’égalitéestcomparativementnouvelle.LecontrairearriveenEuropeoùl’égalité,

Page 327: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

introduiteparlepouvoirabsoluetsousl’œildesrois,avaitdéjàpénétrédansleshabitudesdespeupleslongtempsavantquelalibertéfûtentréedansleursidées.

J’aiditque,chezlespeuplesdémocratiques,legouvernementneseprésentait naturellement à l’esprit humain que sous la forme d’unpouvoiruniqueetcentral,etquelanotiondespouvoirsintermédiairesnelui était pas familière. Cela est particulièrement applicable aux nationsdémocratiquesquiontvuleprincipedel’égalitétriompheràl’aided’unerévolution violente. Les classes qui dirigeaient les affaires localesdisparaissant tout à coup dans cette tempête, et la masse confuse quiresten’ayantencorenil’organisationnileshabitudesquiluipermettentdeprendreenmainl’administrationdecesmêmesaffaires,onn’aperçoitplus que l’État lui-même qui puisse se charger de tous les détails dugouvernement. La centralisation devient un fait en quelque sortenécessaire.

Il ne faut ni louer ni blâmerNapoléon d’avoir concentré dans sesseules mains presque tous les pouvoirs administratifs ; car, après labrusque disparition de la noblesse et de la haute bourgeoisie, cespouvoirsluiarrivaientd’eux-mêmes;illuieûtétépresqueaussidifficilede les repousser que de les prendre. Une semblable nécessité ne s’estjamais fait sentirauxAméricains,qui,n’ayantpointeuderévolutionets’étant, dès l’origine, gouvernés d’eux-mêmes, n’ont jamais dû chargerl’Étatdeleurservirmomentanémentdetuteur.

Ainsi la centralisation ne se développe pas seulement, chez unpeupledémocratique,suivantleprogrèsdel’égalité,maisencoresuivantlamanièredontcetteégalitésefonde.

Aucommencementd’unegranderévolutiondémocratique,etquandla guerre entre les différentes classes ne fait que de naître, le peuples’efforce de centraliser l’administration publique dans les mains dugouvernement, afin d’arracher la direction des affaires locales àl’aristocratie. Vers la fin de cette même révolution, au contraire, c’estd’ordinairel’aristocratievaincuequitâchedelivreràl’Étatladirectiondetoutes les affaires, parce qu’elle redoute la menue tyrannie du peuple,devenusonégaletsouventsonmaître.

Ainsi,cen’estpastoujourslamêmeclassedecitoyensquis’applique

Page 328: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

àaccroîtrelesprérogativesdupouvoir;mais,tantquedurelarévolutiondémocratique,ilserencontretoujoursdanslanationuneclassepuissantepar le nombre ou par la richesse, que des passions spéciales et desintérêts particuliers portent à centraliser l’administration publique,indépendammentdelahainepourlegouvernementduvoisin,quiestunsentimentgénéraletpermanentchezlespeuplesdémocratiques.Onpeutremarquer que, de notre temps, ce sont les classes inférieuresd’Angleterre qui travaillent de toutes leurs forces à détruirel’indépendancelocaleetàtransporterl’administrationdetouslespointsde la circonférence au centre, tandis que les classes supérieuress’efforcent de retenir cette même administration dans ses ancienneslimites. J’oseprédirequ’un jourviendraoù l’onverraun spectacle toutcontraire.

Cequiprécèdefaitbiencomprendrepourquoilepouvoirsocialdoittoujours être plus fort et l’individu plus faible, chez un peupledémocratiquequiestarrivéàl’égalitéparunlongetpénibletravailsocial,quedansunesociétédémocratiqueoù,depuis l’origine, lescitoyensonttoujours été égaux. C’est ce que l’exemple des Américains achève deprouver.

LeshommesquihabitentlesÉtats-Unisn’ontjamaisétéséparésparaucunprivilège;ilsn’ontjamaisconnularelationréciproqued’inférieuretdemaître,et,commeilsneseredoutentetnesehaïssentpointlesunslesautres,ilsn’ontjamaisconnulebesoind’appelerlesouverainàdirigerledétailde leursaffaires.LadestinéedesAméricainsestsingulière : ilsontprisàl’aristocratied’Angleterrel’idéedesdroitsindividuelsetlegoûtdes libertés locales ; et ils ont pu conserver l’une et l’autre parce qu’ilsn’ontpaseuàcombattred’aristocratie.

Si,danstouslestemps,leslumièresserventauxhommesàdéfendreleurindépendance,celaestsurtoutvraidanslessièclesdémocratiques.Ilest aisé, quand tous les hommes se ressemblent, de fonder ungouvernementuniqueettout-puissant;lesinstinctssuffisent.Maisilfautauxhommesbeaucoupd’intelligence,descienceetd’art,pourorganiseretmaintenir,danslesmêmescirconstances,despouvoirssecondaires,etpourcréer,aumilieudel’indépendanceetdelafaiblesseindividuelledescitoyens, des associations libres qui soient en état de lutter contre latyranniesansdétruirel’ordre.

Page 329: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Laconcentrationdespouvoirset laservitude individuellecroîtrontdonc, chez les nations démocratiques, non seulement en proportion del’égalité,maisenraisondel’ignorance.

Il est vrai que, dans les siècles peu éclairés, le gouvernementmanque souvent de lumières pour perfectionner le despotisme, commelescitoyenspours’ydérober.Maisl’effetn’estpointégaldesdeuxparts.

Quelque grossier que soit un peuple démocratique, le pouvoircentralqui ledirigen’est jamaiscomplètementprivéde lumières,parcequ’ilattireaisémentàluilepeuquis’enrencontredanslepays,etque,aubesoin, il va en chercher au-dehors. Chez une nation qui est ignoranteaussibienquedémocratique, ilnepeutdoncmanquerdesemanifesterbientôt une différence prodigieuse entre la capacité intellectuelle dusouverain et celle de chacun de ses sujets. Cela achève de concentreraisémentdanssesmains tous lespouvoirs.Lapuissanceadministrativedel’États’étendsanscesse,parcequ’iln’yaqueluiquisoitassezhabilepouradministrer.

Lesnationsaristocratiques,quelquepeuéclairéesqu’onlessuppose,nedonnentjamaislemêmespectacle,parcequeleslumièresysontassezégalementrépartiesentreleprinceetlesprincipauxcitoyens.

Lepachaqui règneaujourd’hui sur l’Égyptea trouvé lapopulationde ce pays composée d’hommes très ignorants et très égaux, et il s’estapproprie,pourlagouverner,lascienceetl’intelligencedel’Europe.Leslumières particulières du souverain arrivant ainsi à se combiner avecl’ignoranceetlafaiblessedémocratiquedessujets,lederniertermedelacentralisationaétéatteintsanspeine,et leprinceapu fairedupayssamanufactureetdeshabitantssesouvriers.

Jecroisquelacentralisationextrêmedupouvoirpolitiquefinitparénerver la société etpar affaiblir ainsi à la longue le gouvernement lui-même.Maisjeneniepointqu’uneforcesocialecentraliséenesoitenétatd’exécuteraisément,dansuntempsdonnéetsurunpointdéterminé,degrandes entreprises. Cela est surtout vrai dans la guerre, où le succèsdépendbienplusde la facilité qu’on trouve àporter rapidement toutesses ressources sur un certain point, que de l’étendue même de cesressources. C’est donc principalement dans la guerre que les peuplessentent le désir et souvent le besoin d’augmenter les prérogatives du

Page 330: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

pouvoir central. Tous les génies guerriers aiment la centralisation, quiaccroîtleursforces,ettouslesgéniescentralisateursaimentlaguerre,quioblige lesnationsà resserrerdans lesmainsde l’État tous lespouvoirs.Ainsi, latendancedémocratiquequiporte leshommesàmultipliersanscesselesprivilègesdel’Étatetàrestreindrelesdroitsdesparticuliers,estbienplusrapideetpluscontinuechezlespeuplesdémocratiques,sujetspar leurpositionàdegrandes et fréquentesguerres, etdont l’existencepeutsouventêtremiseenpéril,quecheztouslesautres.

J’ai dit comment la crainte du désordre et l’amour du bien-êtreportaient insensiblement les peuples démocratiques à augmenter lesattributionsdugouvernement central, seulpouvoirqui leurparaissedelui-même assez fort, assez intelligent, assez stable pour les protégercontre l’anarchie. J’ai à peine besoin d’ajouter que toutes lescirconstances particulières qui tendent à rendre l’état d’une sociétédémocratique troublé et précaire, augmentent cet instinct général etportent,deplusenplus,lesparticuliersàsacrifieràleurtranquillitéleursdroits.

Unpeuplen’estdoncjamaissidisposéàaccroîtrelesattributionsdupouvoir central qu’au sortir d’une révolution longue et sanglante qui,après avoir arraché les biensdesmainsde leurs ancienspossesseurs, aébranlé toutes les croyances, rempli la nation de haines furieuses,d’intérêts opposés et de factions contraires. Le goût de la tranquillitépubliquedevientalorsunepassionaveugle,et lescitoyenssontsujetsàs’éprendred’unamourtrèsdésordonnépourl’ordre.

Jeviensd’examinerplusieursaccidentsquitousconcourentàaiderlacentralisationdupouvoir.Jen’aipasencoreparléduprincipal.

La première des causes accidentelles qui, chez les peuplesdémocratiques,peuventattirerdans lesmainsdusouverain ladirectionde toutes les affaires, c’est l’origine de ce souverain lui-même et sespenchants.

Les hommes qui vivent dans les siècles d’égalité aimentnaturellement le pouvoir central et étendent volontiers ses privilèges ;mais,s’ilarrivequecemêmepouvoirreprésentefidèlementleursintérêtsetreproduiseexactementleursinstincts,laconfiancequ’ilsluiportentn’apresque point de bornes, et ils croient accorder à eux-mêmes tout ce

Page 331: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

qu’ilsdonnent.L’attractiondespouvoirsadministratifsverslecentreseratoujours

moinsaiséeetmoinsrapideavecdesroisquitiennentencoreparquelqueendroitàl’ancienordrearistocratique,qu’avecdesprincesnouveaux,filsdeleursœuvres,queleurnaissance,leurspréjugés,leursinstincts,leurshabitudes, semblent lier indissolublement à la cause de J’égalité. Je neveuxpointdirequelesprincesd’originearistocratiquequiviventdanslessièclesdedémocratienecherchentpointàcentraliser.Jecroisqu’ilss’yemploient aussi diligemment que tous les autres. Pour eux, les seulsavantagesdel’égalitésontdececôté;maisleursfacilitéssontmoindres,parce que les citoyens, au lieu d’aller naturellement au-devant de leursdésirs, ne s’y prêtent souvent qu’avec peine. Dans les sociétésdémocratiques,lacentralisationseratoujoursd’autantplusgrandequelesouverainseramoinsaristocratique:voilàlarègle.

Quand une vieille race de rois dirige une aristocratie, les préjugésnaturels du souverain se trouvant en parfait accord avec les préjugésnaturels des nobles, les vices inhérents aux sociétés aristocratiques sedéveloppent librement et ne trouvent point leur remède. Le contrairearrivequand lerejetond’unetige féodaleestplacéà la têted’unpeupledémocratique. Le prince incline, chaque jour, par son éducation, seshabitudes et ses souvenirs, vers les sentiments que l’inégalité desconditionssuggère;etlepeupletendsanscesse,parsonétatsocial,verslesmœursquel’égalitéfaitnaître.Ilarrivealorssouventquelescitoyenscherchent à contenir le pouvoir central, bienmoins comme tyranniqueque comme aristocratique ; et qu’ils maintiennent fermement leurindépendance, non seulement parce qu’ils veulent être libres, maissurtoutparcequ’ilsprétendentresterégaux.

Unerévolutionquirenverseuneanciennefamillederoispourplacerdeshommesnouveauxàlatêted’unpeupledémocratique,peutaffaiblirmomentanément le pouvoir central ; mais, quelque anarchique qu’elleparaissed’abord,onnedoitpointhésiteràprédirequesonrésultatfinalet nécessaire sera d’étendre et d’assurer les prérogatives de ce mêmepouvoir.

Lapremière,etenquelquesortelaseuleconditionnécessairepourarriver à centraliser la puissance publique dans une sociétédémocratique,estd’aimer l’égalitéoude le fairecroire.Ainsi, lascience

Page 332: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

dudespotisme,sicompliquéejadis,sesimplifie:elleseréduit,pourainsidire,àunprincipeunique.

Page 333: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreV:Queparmilesnationseuropéennesdenosjourslepouvoirsouverains’accroît,quoiqueles

souverainssoientmoinsstables

Sil’onvientàréfléchirsurcequiprécède,onserasurpriseteffrayéde voir comment, en Europe, tout semble concourir à accroîtreindéfinimentlesprérogativesdupouvoircentraletàrendrechaquejourl’existenceindividuelleplusfaible,plussubordonnéeetplusprécaire.

Les nations démocratiques de l’Europe ont toutes les tendancesgénérales et permanentes qui portent les Américains vers lacentralisation des pouvoirs, et, de plus, elles sont soumises à unemultitude de causes secondaires et accidentelles que les Américains neconnaissentpoint.Ondiraitquechaquepasqu’ellesfontversl’égalitélesrapprochedudespotisme.

Il suffit de jeter les yeux autour de nous et sur nous-mêmes pours’enconvaincre.

Durant les siècles aristocratiques qui ont précédé le nôtre, lessouverains de l’Europe avaient été privés ou s’étaient dessaisis deplusieursdesdroitsinhérentsàleurpouvoir.Iln’yapasencorecentansque, chez la plupart des nations européennes, il se rencontrait desparticuliers ou des corps presque indépendants qui administraient lajustice, levaient et entretenaient des soldats, percevaient des impôts, etsouvent même faisaient ou expliquaient la loi. L’État a partout reprispourluiseulcesattributsnaturelsdelapuissancesouveraine;danstoutcequiarapportaugouvernement,ilnesouffreplusd’intermédiaireentreluietlescitoyens,etillesdirigeparlui-mêmedanslesaffairesgénérales.Jesuisbienloindeblâmercetteconcentrationdespouvoirs;jemeborneàlamontrer.

A la même époque, il existait en Europe un grand nombre depouvoirs secondaires qui représentaient des intérêts locaux etadministraientlesaffaireslocales.Laplupartdecesautoritéslocalesontdéjà disparu ; toutes tendent à disparaître ou à tomber dans ladépendance. D’un bout de l’Europe les privilèges des seigneurs, les

Page 334: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

libertésdesvilles,lesadministrationsprovinciales,sontdétruitesouvontl’être.

L’Europeaéprouvé,depuisundemi-siècle,beaucoupderévolutionset contre-révolutions qui l’ont remuée en sens contraire.Mais tous cesmouvementsseressemblentenunpoint:tousontébranléoudétruitlespouvoirssecondaires.Desprivilègeslocauxquelanationfrançaisen’avaitpasabolisdans lespaysconquisparelleontachevédesuccombersousleseffortsdesprincesquil’ontvaincue.Cesprincesontrejetétouteslesnouveautés que la révolution avait créées chez eux, excepté lacentralisation:c’estlaseulechosequ’ilsaientconsentiàtenird’elle.

Cequejeveuxremarquer,c’estquetouscesdroitsdiversquiontétéarrachés successivement, de notre temps, à des classes, à descorporations,àdeshommes,n’ontpointserviàéleversurunebaseplusdémocratiquedenouveauxpouvoirssecondaires,maissesontconcentrésdetoutespartsdanslesmainsdusouverain.Partoutl’Étatarrivedeplusenplusàdirigerpar lui-même lesmoindrescitoyensetàconduire seul

chacund’euxdanslesmoindresaffaires20.Presque tous les établissements charitables de l’ancienne Europe

étaientdans lesmainsdeparticuliersoude corporations ; ils sont toustombés plus ou moins sous la dépendance du souverain, et, dansplusieurspays, ils sont régispar lui.C’est l’Étatquiaentreprispresqueseuldedonnerdupainàceuxquiont faim,dessecoursetunasileauxmalades,dutravailauxoisifs,ils’estfaitleréparateurpresqueuniquedetouteslesmisères.

L’éducation, aussibienque la charité, estdevenue, chez laplupartdes peuples de nos jours, une affaire nationale. l’État reçoit et souventprendl’enfantdesbrasdesamèrepourleconfieràsesagents;c’estluiqui se charge d’inspirer à chaque génération des sentiments, et de luifournirdesidées.L’uniformitérègnedanslesétudescommedanstoutlereste;ladiversitécommelalibertéendisparaissentchaquejour.

Je ne crains pas non plus d’avancer que, chez presque toutes lesnations chrétiennes de nos jours, les catholiques aussi bien que lesprotestantes, la religion est menacée de tomber dans les mains dugouvernement.Cen’estpasquelessouverainssemontrentfortjalouxdefixer eux-mêmes le dogme ; mais ils s’emparent de plus en plus des

Page 335: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

volontés de celui qui l’explique : ils ôtent au clergé ses propriétés, luiassignentunsalaire,détournentetutilisentà leurseulprofit l’influencequeleprêtrepossède;ilsenfontundeleursfonctionnairesetsouventunde leurs serviteurs, et ils pénètrent avec lui jusqu’au plus profond de

l’âmedechaquehomme21.Maiscen’estencorelàqu’uncôtédutableau.Non seulement le pouvoir du souverain s’est étendu, commenous

venonsdelevoir,danslasphèreentièredesancienspouvoirs;celle-cinesuffitpluspourlecontenir;illadébordedetoutespartsetvaserépandresur le domaine que s’était réservé jusqu’ici l’indépendance individuelle.Unemultituded’actionsquiéchappaientjadisentièrementaucontrôledelasociétéyontétésoumisesdenos jours,et leurnombres’accroîtsanscesse.

Chez les peuples aristocratiques, le pouvoir social se bornaitd’ordinaireàdirigeretàsurveillerlescitoyensdanstoutcequiavaitunrapport direct et visible avec l’intérêt national ; il les abandonnaitvolontiers à leur libre arbitre en tout le reste. Chez ces peuples, legouvernementsemblaitoubliersouventqu’ilestunpointoùlesfautesetles misères des individus compromettent le bien-être universel, etqu’empêcher la ruine d’un particulier doit quelquefois être une affairepublique.

Lesnationsdémocratiquesdenotre tempspenchent versunexcèscontraire.

Ilestévidentquelaplupartdenosprincesneveulentpasseulementdiriger lepeuple toutentier ;ondiraitqu’ilsse jugentresponsablesdesactionsetde ladestinée individuellede leurssujets,qu’ilsontentreprisdeconduireetd’éclairerchacund’euxdanslesdifférentsactesdesavie,et,aubesoin,delerendreheureuxmalgrélui-même.

De leur côté, lesparticuliers envisagentdeplus enplus lepouvoirsocial sous lemême jour ;dans tous leursbesoins, ils l’appellentà leuraide,et ilsattachentàtoutmomentsur lui leursregardscommesurunprécepteurousurunguide.

J’affirme qu’il n’y a pas de pays en Europe où l’administrationpublique ne soit devenue non seulement plus centralisée, mais plus

Page 336: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

inquisitive et plus détaillée ; partout elle pénètre plus avant que jadisdans les affaires privées ; elle règle à samanière plus d’actions, et desactions plus petites, et elle s’établit davantage tous les jours, à côté,autouretau-dessusdechaqueindividu,pourl’assister,leconseilleretlecontraindre.

Jadis,lesouverainvivaitdurevenudesesterresouduproduitdestaxes.Iln’enestplusdemêmeaujourd’huiquesesbesoinsontcrûavecsapuissance.Danslesmêmescirconstancesoùjadisunprinceétablissaitunnouvelimpôt,onarecoursaujourd’huiàunemprunt.Peuàpeul’Étatdevientainsiledébiteurdelaplupartdesriches,etilcentralisedanssesmainslesplusgrandscapitaux.

Ilattirelesmoindresd’uneautremanière.À mesure que les hommes se mêlent et que les conditions

s’égalisent, le pauvre a plus de ressources, de lumières et de désirs. Ilconçoit l’idée d’améliorer son sort, et il cherche a y parvenir parl’épargne. L’épargne fait donc naître, chaque jour, un nombre infini depetitscapitaux,fruitslentsetsuccessifsdutravail;ilss’accroissentsanscesse. Mais le plus grand nombre resteraient improductifs, S’ilsdemeuraient épars. Cela a donné naissance à une institutionphilanthropique qui deviendra bientôt, si je neme trompe, une de nosplusgrandesinstitutionspolitiques.Deshommescharitablesontconçulapenséederecueillir l’épargnedupauvreetd’enutiliser leproduit.Dansquelques pays, ces associations bienfaisantes sont restées entièrementdistinctesdel’État;mais,danspresquetous,ellestendentvisiblementàse confondre avec lui, et il y en a même quelques-unes où legouvernement lesaremplacéesetoù ilaentrepris latâche immensedecentraliser dans un seul lieu et de faire valoir par ses seules mainsl’épargnejournalièredeplusieursmillionsdetravailleurs.

Ainsi, l’Étatattireà lui l’argentdesrichespar l’emprunt,etpar lescaissesd’épargneildisposeàsongrédesdeniersdupauvre.Prèsdeluietdans ses mains, les richesses du pays accourent sans cesse ; elles s’yaccumulent d’autant plus que l’égalité des conditions devient plusgrande;car,chezunenationdémocratique,iln’yaquel’Étatquiinspirede la confiance aux particuliers, parce qu’il n’y a que lui seul qui leur

paraisseavoirquelqueforceetquelquedurée22.

Page 337: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Ainsi lesouverainnesebornepasàdiriger la fortunepublique ; ils’introduit encore dans les fortunes privées ; il est le chef de chaquecitoyenetsouventsonmaître,et,deplus, ilsefaitsonintendantetsoncaissier.

Nonseulementlepouvoircentralremplitseullasphèreentièredesancienspouvoirs,l’étendetladépasse,maisils’ymeutavecplusd’agilité,deforceetd’indépendancequ’ilnefaisaitjadis.

Tous les gouvernements de l’Europe ont prodigieusementperfectionné,denotre temps, lascienceadministrative ; ils fontplusdechoses,etilsfontchaquechoseavecplusd’ordre,derapiditéetmoinsdefrais; ilssemblents’enrichirsanscessedetoutes les lumièresqu’ilsontenlevées aux particuliers. Chaque jour, les princes de l’Europe tiennentleurs délégués dans une dépendance plus étroite, et ils inventent desméthodes nouvelles pour les diriger de plus près et les surveiller avecmoins de peine. Ce n’est point assez pour eux de conduire toutes lesaffairesparleursagents,ilsentreprennentdedirigerlaconduitedeleursagentsdanstoutesleursaffaires;desortequel’administrationpubliquenedépendpasseulementdumêmepouvoir ;elleseresserredeplusenplus dans un même lieu et se concentre dans moins de mains. Legouvernement centralise son action en même temps qu’il accroît sesprérogatives:doublecausedeforce.

Quandonexaminelaconstitutionqu’avaitjadislepouvoirjudiciairechez la plupart des nations de l’Europe, deux choses frappent :l’indépendancedecepouvoiretl’étenduedesesattributions.

Non seulement les cours de justice décidaient presque toutes lesquerellesentreparticuliers;dansungrandnombredecas,ellesservaientd’arbitresentrechaqueindividuetl’État.

Je ne veux point parler ici des attributions politiques etadministratives que les tribunaux avaient usurpées en quelques pays,maisdesattributions judiciairesqu’ilspossédaientdanstous.Chez tousles Peuples d’Europe, il y avait et il y a encore beaucoup de droitsindividuels, se rattachant la plupart au droit général de propriété, qui,étaientplacéssous lasauvegardedu jugeetque l’Étatnepouvaitviolersanslapermissiondecelui-ci.

C’est ce pouvoir semi-politique qui distinguait principalement les

Page 338: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

tribunauxdel’Europedetouslesautres;cartouslespeuplesonteudesjuges,maistousn’ontpointdonnéauxjugeslesmêmesprivilèges.

Si l’on examine maintenant ce qui se passe chez les nationsdémocratiques de l’Europequ’on appelle libres, aussi bienque chez lesautres,onvoitque,de toutesparts,àcôtédeces tribunaux, il s’encréed’autres plus dépendants, dont l’objet particulier est de déciderexceptionnellement les questions litigieuses qui peuvent s’élever entrel’administration publique et les citoyens. On laisse à l’ancien pouvoirjudiciairesonindépendance,maisonresserresajuridiction,etl’ontend,deplusenplus,àn’enfairequ’unarbitreentredesintérêtsparticuliers.

Lenombredecestribunauxspéciauxaugmentesanscesse,etleursattributions croissent. Le gouvernement échappe donc chaque jourdavantage à l’obligation de faire sanctionner par un autre pouvoir sesvolontéset sesdroits.Nepouvantsepasserde juges, ilveut,dumoins,choisirlui-mêmesesjugesetlestenirtoujoursdanssamain,c’est-à-direque,entreluietlesparticuliers,ilplaceencorel’imagedelajusticeplutôtquelajusticeelle-même.

Ainsi, il ne suffit point à l’État d’attirer à lui toutes les affaires, ilarrive encore, de plus en plus, à les décider toutes par lui-même sans

contrôleetsansrecours23.Ilyachezlesnationsmodernesdel’Europeunegrandecausequi,

indépendammentdetoutescellesquejeviensd’indiquer,contribuesanscesseàétendrel’actiondusouverainouaaugmentersesprérogatives;onn’yapasassezprisgarde.Cettecauseestledéveloppementdel’industrie,quelesprogrèsdel’égalitéfavorisent.

L’industrieagglomèred’ordinaireunemultituded’hommesdans lemême lieu ;elleétablitentreeuxdesrapportsnouveauxetcompliqués.Elle les expose à de grandes et subites alternatives d’abondance et demisère, durant lesquelles la tranquillité publique est menacée. Il peutarriverenfinqueces travauxcompromettent lasantéetmême laviedeceuxquienprofitentoudeceuxquis’ylivrent.Ainsi,laclasseindustriellea plus besoin d’être réglementée, surveillée et contenue que les autresclasses, et il estnaturel que les attributionsdu gouvernement croissentavecelle.

Cette vérité est généralement applicable ; mais voici ce qui se

Page 339: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

rapporteplusparticulièrementauxnationsdel’Europe.Dans les sièclesquiontprécédéceuxoùnousvivons, l’aristocratie

possédait lesoletétaitenétatde ledéfendre.Lapropriété immobilièrefut donc environnée de garanties, et ses possesseurs jouirent d’unegrande indépendance. Cela créa des lois et des habitudes qui se sontperpétuées,malgréladivisiondesterresetlaruinedesnobles;et,denosjours,lespropriétairesfonciersetlesagriculteurssontencoredetouslescitoyens ceux qui échappent le plus aisément au contrôle du pouvoirsocial.

Dans ces mêmes siècles aristocratiques, où se trouvent toutes lessourcesdenotrehistoire,lapropriétémobilièreavaitpeud’importanceetsespossesseursétaientméprisésetfaibles;lesindustrielsformaientuneclasse exceptionnelle au milieu du monde aristocratique. Comme ilsn’avaient point de patronage assuré, ils n’étaient point protégés, etsouventilsnepouvaientseprotégereux-mêmes.

Il entra donc dans les habitudes de considérer la propriétéindustrielle comme un bien d’une nature particulière, qui ne méritaitpointlesmêmeségardsetquinedevaitpasobtenirlesmêmesgarantiesque lapropriétéengénéral,et les industrielscommeunepetiteclasseàpartdans l’ordresocial,dont l’indépendanceavaitpeudevaleuretqu’ilconvenait d’abandonner à la passion réglementaire des princes. Si l’onouvre,eneffet,lescodesduMoyenAge,onestétonnédevoircomment,dans ces sièclesd’indépendance individuelle, l’industrie était sans cesseréglementéeparlesrois,jusquedanssesmoindresdétails;surcepoint,lacentralisationestaussiactiveetaussidétailléequ’ellesauraitl’être.

Depuiscetemps,unegranderévolutionaeulieudanslemonde;lapropriété industrielle, qui n’était qu’un germe, s’est développée, ellecouvrel’Europe;laclasseindustrielles’estétendue,elles’estenrichiedesdébris de toutes les autres ; elle a crû en nombre, en importance, enrichesse;ellecroîtsanscesse;presquetousceuxquin’enfontpasparties’y rattachent, dumoins par quelque endroit ; après avoir été la classeexceptionnelle,ellemenacededevenirlaclasseprincipale,et,pourainsidire,laclasseunique;cependantlesidéesetleshabitudespolitiquesquejadiselleavaitfaitnaîtresontdemeurées.Cesidéesetceshabitudesn’ontpoint changé, parce qu’elles sont vieilles, et ensuite parce qu’elles setrouvent en parfaite harmonie avec les idées nouvelles et les habitudes

Page 340: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

généralesdeshommesdenosjours.Lapropriétéindustriellen’augmentedoncpointsesdroitsavecson

importance. La classe industrielle ne devient pasmoins dépendante endevenantplusnombreuse;maisondirait,aucontraire,qu’elleapporteledespotismedanssonseinetqu’ils’étendnaturellementàmesurequ’elle

sedéveloppe24.En proportion que la nation devient plus industrielle, elle sent un

plusgrandbesoinderoutes,decanaux,deportsetautrestravauxd’unenature semi-publique, qui facilitent l’acquisition des richesses, et enproportionqu’elleestplusdémocratique, lesparticulierséprouventplusdedifficulté à exécuterdepareils travaux, et l’Étatplusde facilité à lesfaire. Je ne crains pas d’affirmer que la tendancemanifeste de tous lessouverains de notre temps est de se charger seuls de l’exécution depareilles entreprises ; par là, ils resserrent chaque jour les populationsdansuneplusétroitedépendance.

D’autrepart,àmesurequelapuissancedel’États’accroîtetquesesbesoins augmentent, il consomme lui-mêmeunequantité toujoursplusgrande de produits industriels, qu’il fabrique d’ordinaire dans sesarsenauxet sesmanufactures.C’est ainsique,dans chaque royaume, lesouveraindevient leplusgranddesindustriels ; ilattireetretientàsonserviceunnombreprodigieuxd’ingénieurs,d’architectes,demécaniciensetd’artisans.

Iln’estpasseulement lepremierdes industriels, il tenddeplusenplusàserendrelechefouplutôtlemaîtredetouslesautres.

Comme les citoyens sont devenus plus faibles en devenant pluségaux, ils ne peuvent rien faire en industrie sans s’associer ; or, lapuissance publique veut naturellement placer ces associations sous soncontrôle.

Il faut reconnaître que ces sortes d’êtres collectifs qu’on nommeassociationssontplusfortsetplusredoutablesqu’unsimpleindividunesaurait l’être, et qu’ils ontmoins que ceux-ci la responsabilité de leurspropresactes,d’oùilrésultequ’ilsembleraisonnabledelaisseràchacuned’ellesuneindépendancemoinsgrandedelapuissancesocialequ’onneleferaitpourunparticulier.

Page 341: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Lessouverainsontd’autantplusdepenteàagirainsiqueleursgoûtsles y convient. Chez les Peuples démocratiques, il n’y a que parl’associationque la résistancedes citoyens aupouvoir central puisse seproduire ; aussi ce dernier ne voit-il jamais qu’avec défaveur lesassociations qui ne sont pas sous samain ; et ce qui est fort digne deremarque, c’est que, chez ces peuples démocratiques, les citoyensenvisagentsouventcesmêmesassociations,dontilsonttantbesoin,avecun sentiment secret de crainte et de jalousie qui les empêche de lesdéfendre.Lapuissanceetladuréedecespetitessociétésparticulières,aumilieu de la faiblesse et de l’instabilité générale, les étonnent et lesinquiètent,etilsnesontpaséloignésdeconsidérercommededangereuxprivilèges le libre emploi que fait chacune d’elles de ses facultésnaturelles.

Toutes ces associations qui naissent de nos jours sont d’ailleursautantdepersonnesnouvelles,dontletempsn’apasconsacrélesdroitset qui entrent dans le monde à une époque où l’idée des droitsparticuliersestfaible,etoùlepouvoirsocialestsanslimites;iln’estpassurprenantqu’ellesperdentleurlibertéennaissant.

Cheztouslespeuplesdel’Europe,ilyacertainesassociationsquinepeuventseformerqu’aprèsquel’Étataexaminéleursstatutsetautoriséleurexistence.Chezplusieurs,onfaitdeseffortspourétendreàtouteslesassociations cette règle. On voit aisément où mènerait le succès d’unepareilleentreprise.

Siunefoislesouverainavaitledroitgénérald’autoriseràcertainesconditionslesassociationsdetouteespèce,ilnetarderaitpasàréclamercelui de les surveiller et de les diriger, afin qu’elles ne puissent pass’écarter de la règle qu’il leur aurait imposée. De cettemanière, l’État,aprèsavoirmisdanssadépendancetousceuxquiontenviedes’associer,ymettraitencoretousceuxquisesontassociés,c’est-à-direpresquetousleshommesquiviventdenosjours.

Lessouverainss’approprientainsideplusenplusetmettentàleurusagelaplusgrandepartiedecetteforcenouvellequel’industriecréedenotretempsdanslemonde.L’industrienousmène,etilslamènent,

J’attachetantd’importanceàtoutcequejeviensdedire,quejesuistourmentédelapeurd’avoirnuiàmapenséeenvoulantmieuxlarendre.

Page 342: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Si donc le lecteur trouve que les exemples cités à l’appui de mesparoles sont insuffisants oumal choisis ; s’il pense que j’ai exagéré enquelque endroit les progrès du pouvoir social, et qu’au contraire j’airestreint outre mesure la sphère où se meut encore l’indépendanceindividuelle, je le supplie d’abandonner un moment le livre et deconsidéreràsontourparlui-mêmelesobjetsquej’avaisentreprisdeluimontrer.Qu’ilexamineattentivementcequisepassechaquejourparminousethorsdenous;qu’ilinterrogesesvoisins;qu’ilsecontempleenfinlui-même ; je suis bien trompé s’il n’arrive sans guide, et par d’autreschemins,aupointoùj’aivoululeconduire.

Il s’apercevraque,pendant ledemi-sièclequivientde s’écouler, lacentralisation a crûpartoutdemille façonsdifférentes.Les guerres, lesrévolutions, les conquêtes ont servi à son développement ; tous leshommesont travailléà l’accroître.Pendant cettemêmepériode,durantlaquelle ils se sont succédé avec une rapidité prodigieuse à la tête desaffaires,leursidées,leursintérêts,leurspassionsontvariéàl’infini;maistous ont voulu centraliser en quelques manières. L’instinct de lacentralisation a été comme le seul point immobile au milieu de lamobilitésingulièredeleurexistenceetdeleurspensées.

Et,lorsquelelecteur,ayantexaminécedétaildesaffaireshumaines,voudra en embrasser dans son ensemble le vaste tableau, il resteraétonné.

D’uncôté,lesplusfermesdynastiessontébranléesoudétruites;detoutesparts lespeupleséchappentviolemmentà l’empirede leurs lois ;ilsdétruisentoulimitentl’autoritédeleursseigneursoudeleursprinces;toutes les nations qui ne sont point en révolution paraissent dumoinsinquiètes et frémissantes ; unmême esprit de révolte les anime.Et, del’autre, dans ce même temps d’anarchie et chez ces mêmes peuples siindociles,lepouvoirsocialaccroîtsanscessesesprérogatives;ildevientpluscentralisé,plusentreprenant,plusabsolu,plusétendu.Lescitoyenstombentàchaqueinstantsouslecontrôledel’administrationpublique;ils sont entraînés insensiblement, et comme à leur insu, à lui sacrifiertous les jours quelques nouvelles parties de leur indépendanceindividuelle, et cesmêmeshommesquide tempsàautre renversentuntrône et foulent aux pieds des rois, se plient de plus en plus, sansrésistance,auxmoindresvolontésd’uncommis.

Page 343: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Ainsidonc,deuxrévolutionssemblents’opérerdenosjours,ensenscontraire:l’uneaffaiblitcontinuellementlepouvoir,etl’autrelerenforcesanscesse:àaucuneautreépoquedenotrehistoireiln’aparusifaiblenisifort.

Mais, quand on vient enfin à considérer de plus près l’état dumonde, on voit que ces deux révolutions sont intimement liées l’une àl’autre,qu’ellespartentdelamêmesource,etqu’aprèsavoireuuncoursdivers,ellesconduisentenfinleshommesaumêmelieu.

Jene craindrai pas encore de répéter unedernière fois ce que j’aidéjà dit ou indiqué dans plusieurs endroits de ce livre : il faut bienprendre gardede confondre le faitmêmede l’égalité avec la révolutionquiachèvedel’introduiredansl’étatsocialetdansleslois;c’estlàquesetrouvelaraisondepresquetouslesphénomènesquinousétonnent.

Tous les anciens pouvoirs politiques de l’Europe, les plus grandsaussibienquelesmoindres,ontétéfondésdansdessièclesd’aristocratie,et ils représentaient ou défendaient plus ou moins le principe del’inégalitéetduprivilège.Pour faireprévaloirdans legouvernement lesbesoins et les intérêts nouveaux que suggérait l’égalité croissante, il adoncfalluauxhommesdenosjoursrenverseroucontraindrelesancienspouvoirs. Cela les a conduits à faire des révolutions, et a inspire a ungrand nombre d’entre eux ce goût sauvage du désordre et del’indépendance que toutes les révolutions, quel que soit leur objet, fonttoujoursnaître.

Je ne crois pas qu’il y ait une seule contrée en Europe où ledéveloppement de l’égalité n’ait point été précédé ou suivi de quelqueschangements violents dans l’état de la propriété et des personnes, etpresque tous ces changements ont été accompagnés de beaucoupd’anarchieetdelicence,parcequ’ilsétaientfaitsparlaportionlamoinspolicéedelanationcontrecellequil’étaitleplus.

De là sont sorties les deux tendances contraires que j’aiprécédemmentmontrées.Tantquelarévolutiondémocratiqueétaitdanssa chaleur, les hommes occupés à détruire les anciens pouvoirsaristocratiques qui combattaient contre elle semontraient animés d’ungrand esprit d’indépendance, et, à mesure que la victoire de l’égalitédevenait plus complète, ils s’abandonnaient peu à peu aux instincts

Page 344: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

naturels que cette même égalité fait naître, et ils renforçaient etcentralisaientlepouvoirsocial.Ilsavaientvouluêtrelibrespourpouvoirsefaireégaux,et,àmesurequel’égalités’établissaitdavantageàl’aidedelaliberté,elleleurrendaitlalibertéplusdifficile.

Cesdeuxétatsn’ontpas toujoursété successifs.Nospèresont faitvoir comment un peuple pouvait organiser une immense tyrannie dansson sein au moment même où il échappait à l’autorité des nobles etbravait la puissance de tous les rois, enseignant à la fois aumonde lamanièredeconquérirsonindépendanceetdelaperdre.

Leshommesdenotretempss’aperçoiventquelesancienspouvoirss’écroulentdetoutesparts;ilsvoienttouteslesanciennesinfluencesquimeurent, toutes les anciennes barrières qui tombent ; cela trouble lejugement des plus habiles ; ils ne font attention qu’à la prodigieuserévolutionquis’opèresousleursyeux,etilscroientquelegenrehumainva tomber pour jamais en anarchie. S’ils songeaient aux conséquencesfinalesdecetterévolution,ilsconcevraientpeut-êtred’autrescraintes.

Pourmoi, jenemefiepoint, je leconfesse,à l’espritde libertéquisembleanimermescontemporains ; jevoisbienque lesnationsdenosjourssontturbulentes;maisjenedécouvrepasclairementqu’ellessoientlibérales,etjeredoutequ’ausortirdecesagitationsquifontvacillertouslestrônes,lessouverainsnesetrouventpluspuissantsqu’ilsnel’ontété.

Page 345: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreVI:Quelleespècededespotismelesnationsdémocratiquesontàcraindre

J’avaisremarquédurantmonséjourauxÉtats-Unisqu’unétatsocialdémocratique semblable à celui des Américains pourrait offrir desfacilités singulièresà l’établissementdudespotisme,et j’avaisvuàmonretourenEuropecombienlaplupartdenosprincess’étaientdéjàservisdes idées,des sentimentsetdesbesoinsquecemêmeétat social faisaitnaître,pourétendrelecercledeleurpouvoir.

Cela me conduisit à croire que les nations chrétiennes finiraientpeut-êtreparsubirquelqueoppressionpareilleàcellequipesajadissurplusieursdespeuplesdel’Antiquité.

Un examen plus détaillé du sujet et cinq ans de méditationsnouvellesn’ontpointdiminuémescraintes,maisilsenontchangél’objet.

Onn’ajamaisvudanslessièclespassésdesouverainsiabsoluetsipuissantquiaitentreprisd’administrerparlui-même,etsanslessecoursdepouvoirssecondaires,touteslespartiesd’ungrandempire;iln’yenapointquiaittentéd’assujettirindistinctementtoussessujetsauxdétailsd’unerègleuniforme,niquisoitdescenduàcôtédechacund’euxpourlerégenteret leconduire.L’idéed’unepareilleentreprisenes’était jamaisprésentée à l’esprit humain, et, s’il était arrivé à un homme de laconcevoir, l’insuffisance des lumières, l’imperfection des procédésadministratifs, et surtout les obstacles naturels que suscitait l’inégalitédes conditions l’auraient bientôt arrêté dans l’exécution d’un si vastedessein.

On voit qu’au temps de la plus grande puissance des Césars, lesdifférents peuples qui habitaient le monde romain avaient encoreconservé des coutumes et des mœurs diverses : quoique soumises aumêmemonarque, laplupartdesprovinces étaient administrées àpart ;ellesétaientrempliesdemunicipalitéspuissantesetactives,et,quoiquetoutlegouvernementdel’empirefûtconcentrédanslesseulesmainsdel’empereur,etqu’ilrestât toujours,aubesoin, l’arbitredetouteschoses,les détails de la vie sociale et de l’existence individuelle échappaient

Page 346: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

d’ordinaireàsoncontrôle.Lesempereurspossédaient,ilestvrai,unpouvoirimmenseetsans

contrepoids,qui leurpermettaitdese livrer librementà labizarreriedeleurspenchantsetd’employeràlessatisfairelaforceentièredel’État;illeurestarrivésouventd’abuserdecepouvoirpourenleverarbitrairementàuncitoyensesbiensousavie:leurtyranniepesaitprodigieusementsurquelques-uns ; mais elle ne s’étendait pas sur un grand nombre ; elles’attachaitàquelquesgrandsobjetsprincipaux,etnégligeaitlereste;elleétaitviolenteetrestreinte.

Il semble que, si le despotisme venait à s’établir chez les nationsdémocratiques de nos jours, il aurait d’autres caractères : il serait plusétenduetplusdoux,etildégraderaitleshommessanslestourmenter.

Jenedoutepasque,dansdessièclesdelumièresetd’égalitécommelesnôtres, lessouverainsneparvinssentplusaisémentàréunir tous lespouvoirs publics dans leurs seules mains, et à pénétrer plushabituellement et plus profondément dans le cercle des intérêts privés,quen’ajamaispulefaireaucundeceuxdel’Antiquité.Maiscettemêmeégalité,quifaciliteledespotisme,letempéré;nousavonsvucomment,àmesureque leshommes sontplus semblables etplus égaux, lesmœurspubliques deviennent plus humaines et plus douces ; quand aucuncitoyenn’aungrandpouvoirnidegrandesrichesses,latyranniemanque,en quelque sorte, d’occasion et de théâtre. Toutes les fortunes étantmédiocres, les passions sont naturellement contenues, l’imaginationbornée, les plaisirs simples. Cette modération universelle modère lesouverainlui-mêmeetarrêtedansdecertaineslimitesl’élandésordonnédesesdésirs.

Indépendamment de ces raisons puisées dans la naturemême del’étatsocial,jepourraisenajouterbeaucoupd’autresquejeprendraisendehorsdemonsujet ;mais je veuxme tenirdans lesbornesque jemesuisposées.

Les gouvernements démocratiques pourront devenir violents etmêmecruelsdanscertainsmomentsdegrandeeffervescenceetdegrandspérils;maiscescrisesserontraresetpassagères.

Lorsquejesongeauxpetitespassionsdeshommesdenosjours,àlamollessedeleursmœurs,àl’étenduedeleurslumières,àlapuretédeleur

Page 347: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

religion, à la douceur de leur morale, à leurs habitudes laborieuses etrangées,à laretenuequ’ilsconserventpresquetousdanslevicecommedans la vertu, je ne crains pas qu’ils rencontrent dans leurs chefs destyrans,maisplutôtdestuteurs.

Je pense donc que l’espèce d’oppression, dont les peuplesdémocratiquessontmenacésneressembleraàriendecequil’aprécédéedanslemonde;noscontemporainsnesauraiententrouverl’imagedansleurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression quireproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme ; lesanciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. Lachoseestnouvelle,ilfautdonctâcherdeladéfinir,puisquejenepeuxlanommer.

Jeveuximaginersousquelstraitsnouveauxledespotismepourraitse produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommessemblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour seprocurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme.Chacund’eux,retiréàl’écart,estcommeétrangeràladestinéedetouslesautres:sesenfantsetsesamisparticuliersformentpourluitoutel’espècehumaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux,maisilnelesvoitpas;illestoucheetnelessentpoint;iln’existequ’enlui-mêmeetpourluiseul,et,s’illuiresteencoreunefamille,onpeutdiredumoinsqu’iln’aplusdepatrie.

Au-dessusdeceux-làs’élèveunpouvoirimmenseettutélaire,quisecharge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sut leur sort. il estabsolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à lapuissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer leshommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixerirrévocablementdans l’enfance ; il aimeque les citoyens se réjouissent,pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leurbonheur;maisilveutenêtrel’uniqueagentetleseularbitre;ilpourvoità leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs,conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurssuccessions,diviseleurshéritages,quenepeut-illeurôterentièrementletroubledepenseretlapeinedevivre?

C’estainsiquetouslesjoursilrendmoinsutileetplusrarel’emploidulibrearbitre ;qu’ilrenfermel’actionde lavolontédansunpluspetit

Page 348: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

espace,etdérobepeuàpeuàchaquecitoyenjusqu’àl’usagedelui-même.L’égalitéapréparéleshommesàtoutesceschoses:ellelesadisposésàlessouffriretsouventmêmeàlesregardercommeunbienfait.

Aprèsavoirprisainsitouràtourdanssespuissantesmainschaqueindividu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur lasociététoutentière;ilencouvrelasurfaced’unréseaudepetitesrèglescompliquées,minutieusesetuniformes,àtraverslesquelleslesespritslesplusoriginauxetlesâmeslesplusvigoureusesnesauraientsefairejourpourdépasserlafoule;ilnebrisepaslesvolontés,maisillesamollit,lesplieetlesdirige;ilforcerarementd’agir,maisils’opposesanscesseàcequ’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannisepoint,ilgêne,ilcomprime,ilénerve,iléteint,ilhébète,etilréduitenfinchaque nation a n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides etindustrieux,dontlegouvernementestleberger.

J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce etpaisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieuxqu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de laliberté,etqu’ilneluiseraitpasimpossibledes’établiràl’ombremêmedelasouverainetédupeuple.

Noscontemporainssontincessammenttravailléspardeuxpassionsennemies:ilssententlebesoind’êtreconduitsetl’enviederesterlibres.Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces instincts contraires, ilss’efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent unpouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. Ilscombinentlacentralisationetlasouverainetédupeuple.Celaleurdonnequelquerelâche.Ilsseconsolentd’êtreentutelle,ensongeantqu’ilsonteux-mêmeschoisileurstuteurs.Chaqueindividusouffrequ’onl’attache,parcequ’ilvoitquecen’estpasunhommeniuneclasse,maislepeuplelui-même,quitientleboutdelachaîne.

Danscesystème,lescitoyenssortentunmomentdeladépendancepourindiquerleurmaître,etyrentrent.

Il y a, de nos jours, beaucoup de gens qui s’accommodent trèsaisémentdecetteespècedecompromisentreledespotismeadministratifetlasouverainetédupeuple,etquipensentavoirassezgarantilalibertédesindividus,quandc’estaupouvoirnationalqu’ilslalivrent.Celaneme

Page 349: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

suffitpoint.Lanaturedumaîtrem’importebienmoinsquel’obéissance.Je ne nierai pas cependant qu’une constitution semblable ne soit

infinimentpréférableàcellequi,aprèsavoirconcentrétouslespouvoirs,lesdéposeraitdans lesmainsd’unhommeoud’uncorps irresponsable.Detouteslesdifférentesformesqueledespotismedémocratiquepourraitprendre,celle-ciseraitassurémentlapire.

Lorsque le souverain est électif ou surveillé de près par unelégislature réellement élective et indépendante, l’oppression qu’il faitsubir aux individus est quelquefois plus grande ;mais elle est toujoursmoinsdégradanteparcequechaquecitoyen,alorsqu’onlegêneetqu’onleréduità l’impuissance,peutencorese figurerqu’enobéissant ilnesesoumetqu’à lui-même, et que c’est à l’unede ses volontés qu’il sacrifietouteslesautres.

Je comprends également que, quand le souverain représente lanation et dépend d’elle, les forces et les droits qu’on enlève à chaquecitoyenneserventpasseulementauchefdel’État,maisprofitentàl’Étatluimême,etquelesparticuliersretirentquelquefruitdusacrificequ’ilsontfaitaupublicdeleurindépendance.

Créer une représentation nationale dans un pays très centralisé,c’est donc diminuer le mal que l’extrême centralisation peut produire,maiscen’estpasledétruire.

Je vois bien que, de cette manière, on conserve l’interventionindividuelledans lesplus importantesaffaires ;maisonne lasupprimepas moins dans les petites et les particulières. L’on oublie que c’estsurtoutdansledétailqu’ilestdangereuxd’asservirleshommes.Jeserais,pourmapart,porteacroirelalibertémoinsnécessairedanslesgrandeschosesquedanslesmoindres,si jepensaisqu’onpûtjamaisêtreassurédel’unesansposséderl’autre.

Lasujétiondanslespetitesaffairessemanifestetouslesjoursetsefaitsentirindistinctementàtouslescitoyens.Ellenelesdésespèrepoint;maisellelescontrariesanscesseetellelesporteàrenonceràl’usagedeleur volonté. Elle éteint ainsi peu à peu leur esprit et énerve leur âme,tandis que l’obéissance, qui n’est due que dans un petit nombre decirconstancestrèsgraves,maistrèsrares,nemontrelaservitudequedeloin en loin et ne la fait peser que sur certains hommes. En vain

Page 350: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

chargerez-vouscesmêmescitoyens,quevousavezrendussidépendantsdu pouvoir central, de choisir de temps à autre les représentants de cepouvoir ; cet usage si important, mais si court et si rare, de leur librearbitre,n’empêcherapasqu’ilsneperdentpeuàpeulafacultédepenserde sentir et d’agir par eux-mêmes, et qu’ils ne tombent ainsigraduellementau-dessousduniveaudel’humanité.

J’ajoutequ’ilsdeviendrontbientôt incapablesd’exercer le grandetunique privilège qui leur reste. Les peuples démocratiques qui ontintroduit la liberté dans la sphère politique, en même temps qu’ilsaccroissaient le despotisme dans la sphère administrative, ont étéconduits à des singularités bien étranges. Faut-il mener les petitesaffairesoùlesimplebonsenspeutsuffire,ilsestimentquelescitoyensensont incapables ; s’agit-il du gouvernementde tout l’État, ils confient àces citoyens d’immenses prérogatives ; ils en font alternativement lesjouets du souverain et sesmaîtres, plus que des rois etmoins que deshommes.Aprèsavoirépuisétouslesdifférentssystèmesd’élection,sansen trouver un qui leur convienne, ils s’étonnent et cherchent encore ;commesilemalqu’ilsremarquentnetenaitpasàlaconstitutiondupaysbienplusqu’àcelleducorpsélectoral.

Ilest,eneffet,difficiledeconcevoircommentdeshommesquiontentièrement renoncé à l’habitude de se diriger eux-mêmes pourraientréussiràbienchoisirceuxquidoiventlesconduire;etl’onneferapointcroirequ’ungouvernementlibéral,énergiqueetsage,puissejamaissortirdessuffragesd’unpeupledeserviteurs.

Une constitution qui serait républicaine par la tête, et ultra-monarchique dans toutes les autres parties, m’a toujours semblé unmonstre éphémère. Les vices des gouvernants et l’imbécillité desgouvernésnetarderaientpasacriamenerlaruine;etlepeuple,fatiguédesesreprésentantsetdelui-même,créeraitdesinstitutionspluslibres,ouretourneraitbientôts’étendreauxpiedsd’unseulmaître.

Page 351: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreVII:Suitedeschapitresprécédents

Je crois qu’il est plus facile d’établir un gouvernement absolu etdespotique chez un peuple où les conditions sont égales que chez unautre,etjepenseque,siunpareilgouvernementétaitunefoisétablichezunsemblablepeuple,nonseulement ilyopprimerait leshommes,maisqu’àlalongueilraviraitàchacund’euxplusieursdesprincipauxattributsdel’humanité.

Ledespotismemeparaitdoncparticulièrementàredouterdanslesâgesdémocratiques.

J’aurais, jepense,aimé la libertédans tous les temps ;mais jemesensenclinàl’adorerdansletempsoùnoussommes.

Jesuisconvaincu,d’autrepart,quetousceuxqui,danslessièclesoùnous entrons, essaieront d’appuyer la liberté sur le privilège etl’aristocratie,échoueront.

Tousceuxquivoudrontattireretretenirl’autoritédansleseind’uneseule classe échoueront. Il n’y a pas, de nos jours, de souverain assezhabile et assez fort pour fonder le despotisme en rétablissant desdistinctions permanentes entre ses sujets ; il n’y a pas non plus delégislateur si sage et si puissant qui soit en état de maintenir desinstitutions libres, s’il ne prend l’égalité pour premier principe et poursymbole. Il faut donc que tous ceux de nos contemporains qui veulentcréer ou assurer l’indépendance et la dignité de leurs semblables semontrentamisde l’égalité ;et leseulmoyendigned’euxdesemontrertels,c’estdel’être:lesuccèsdeleursainteentrepriseendépend.

Ainsi, il ne s’agit point de reconstruire une société aristocratique,maisdefairesortirlalibertéduseindelasociétédémocratiqueoùDieunousfaitvivre.

Cesdeuxpremièresvéritésmesemblentsimples,clairesetfécondes,et elles m’amènent naturellement à considérer quelle espèce degouvernement librepeut s’établir chezunpeupleoù les conditions sontégales.

Page 352: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Ilrésultede laconstitutionmêmedesnationsdémocratiquesetdeleurs besoins, que, chez elles, le pouvoir du souverain doit être plusuniforme, plus centralisé, plus étendu, plus pénétrant, plus puissantqu’ailleurs. La société V est naturellement plus agissante et plus forte,l’individuplussubordonnéetplusfaible: l’unefaitplus, l’autremoins;celaestforcé.

Il ne faut donc pas s’attendre à ce que, dans les contréesdémocratiques,lecercledel’indépendanceindividuellesoitjamaisaussilargequedanslespaysd’aristocratie.Maiscelan’estpointàsouhaiter;car, chez les nations aristocratiques, la société est souvent sacrifiée àl’individu, et la prospérité du plus grand nombre à la grandeur dequelques-uns.

Ilesttoutàlafoisnécessaireetdésirablequelepouvoircentralquidirigeunpeupledémocratiquesoitactifetpuissant.Ilnes’agitpointdele rendre faible ou indolent,mais seulement de l’empêcher d’abuser desonagilitéetdesaforce.

Cequicontribuait leplusàassurer l’indépendancedesparticuliersdanslessièclesaristocratiques,c’estquelesouverainnes’ychargeaitpasseuldegouverneretd’administrer lescitoyens; ilétaitobligédelaisseren partie ce soin aux membres de l’aristocratie ; de telle sorte que lepouvoirsocial,étanttoujoursdivisé,nepesaitjamaistoutentieretdelamêmemanièresurchaquehomme.

Nonseulementlesouverainnefaisaitpastoutparlui-même,maislaplupartdesfonctionnairesquiagissaientàsaplace,tirantleurpouvoirdufaitdeleurnaissance,etnondelui,n’étaientpassanscessedanssamain,Il ne pouvait les créer ou les détruire à chaque instant, suivant sescaprices, et les plier tous uniformément à ses moindres volontés. Celagarantissaitencorel’indépendancedesparticuliers.

Jecomprendsbienque,denosjours,onnesauraitavoirrecoursaumême moyen, mais je vois des procédés démocratiques qui lesremplacent.

Au lieu de remettre au souverain seul tous les pouvoirsadministratifs,qu’onenlèveàdescorporationsouàdesnobles,onpeutenconfierunepartieàdescorpssecondairestemporairementformésdesimples citoyens ; de cettemanière, la liberté des particuliers sera plus

Page 353: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

sûre,sansqueleurégalitésoitmoindre.LesAméricains,quinetiennentpasautantquenousauxmots,ont

conservé le nom de comté à la plus grande de leurs circonscriptionsadministratives ; mais ils ont remplacé en partie le comté par uneassembléeprovinciale.

Jeconviendraisanspeinequ’àuneépoqued’égalitécommelanôtre,il serait injuste et déraisonnable d’instituer des fonctionnaireshéréditaires ;maisrienn’empêchede leursubstituer,dansunecertainemesure, des fonctionnaires électifs. L’élection est un expédientdémocratique qui assure l’indépendance du fonctionnaire vis-à-vis dupouvoircentral,autantetplusquenesaurait le faire l’héréditéchez lespeuplesaristocratiques.

Les pays aristocratiques sont remplis de particuliers riches etinfluents,quinesaventsesuffireàeux-mêmes,etqu’onn’opprimepasaisément ni en secret ; et ceux-là maintiennent le pouvoir dans deshabitudesgénéralesdemodérationetderetenue.

Je sais bien que les contrées démocratiques ne présentent pointnaturellement d’individus semblables ; mais on peut y créerartificiellementquelquechosed’analogue.

Je crois fermement qu’on ne saurait fonder de nouveau, dans lemonde, une aristocratie ; mais je pense que les simples citoyens ens’associant, peuvent y constituer des êtres très opulents, très influents,trèsforts,enunmotdespersonnesaristocratiques.

Onobtiendraitdecettemanièreplusieursdesplusgrandsavantagespolitiques de l’aristocratie, sans ses injustices ni ses dangers. Uneassociationpolitique, industrielle, commercialeoumême scientifique etlittéraire, est un citoyen éclairé et puissant qu’on ne saurait plier àvolonté ni opprimer dans l’ombre, et qui, en défendant ses droitsparticulierscontrelesexigencesdupouvoir,sauveleslibertéscommunes.

Danslestempsd’aristocratie,chaquehommeesttoujoursliéd’unemanièretrèsétroiteàplusieursdesesconcitoyens,detellesortequ’onnesauraitattaquercelui-là,que lesautresn’accourentàsonaide.Dans lessiècles d’égalité, chaque individu est naturellement isolé ; il n’a pointd’amishéréditairesdontilpuisseexigerleconcours,pointdeclassedontles sympathies lui soient assurées ; on lemet aisément à part, et on le

Page 354: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

fouleimpunémentauxpieds.Denosjours,uncitoyenqu’onopprimen’adonc qu’unmoyen de se défendre ; c’est de s’adresser à la nation toutentière,et,sielleluiestsourde,augenrehumain;iln’aqu’unmoyendele faire, c’est la presse. Ainsi la liberté de la presse est infiniment plusprécieusechezlesnationsdémocratiquesquecheztouteslesautres;elleseuleguéritlaplupartdesmauxquel’égalitépeutproduire.L’égalitéisoleetaffaiblitleshommes;maislapresseplaceàcôtédechacund’euxunearme trèspuissante,dont leplus faibleet leplus isolépeut faireusage.[,’égalitéôteàchaqueindividul’appuidesesproches;maislapresseluipermetd’appeleràsonaidetoussesconcitoyensettoussessemblables.L’imprimerieahâtélesprogrèsdel’égalité,etelleestundesesmeilleurscorrectifs.

Jepensequeleshommesquiviventdanslesaristocratiespeuvent,àlarigueur,sepasserdelalibertédelapresse;maisceuxquihabitentlescontréesdémocratiquesnepeuventlefaire.Pourgarantirl’indépendancepersonnelle de ceux-ci, je ne m’en fie point aux grandes assembléespolitiques, aux prérogatives parlementaires, à la proclamation de lasouverainetédupeuple.

Toutes ces choses se concilient, jusqu’à un certain point, avec laservitudeindividuelle;maiscetteservitudenesauraitêtrecomplètesilapresseestlibre.Lapresseest,parexcellence,l’instrumentdémocratiquedelaliberté.

Jediraiquelquechosed’analoguedupouvoirjudiciaire.Il est de l’essence du pouvoir judiciaire de s’occuper d’intérêts

particuliersetd’attachervolontierssesregardssurdepetitsobjetsqu’onexposeàsavue;ilestencoredel’essencedecepouvoirdenepointvenirdelui-mêmeausecoursdeceuxqu’onopprime,maisd’êtresanscesseàladispositionduplushumbled’entreeux.Celui-ci,quelquefaiblequ’onle suppose, peut toujours forcer le juge d’écouter sa plainte et d’yrépondre:celatientàlaconstitutionmêmedupouvoirjudiciaire.

Unsemblablepouvoirestdoncspécialementapplicableauxbesoinsde la liberté, dans un temps où l’œil et la main du souverains’introduisent sans cesse parmi les plus minces détails des actionshumaines,etoùlesparticuliers,tropfaiblespourseprotégereux-mêmes,sonttropisoléspourpouvoircomptersurlesecoursdeleurspareils.La

Page 355: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

forcedes tribunauxa été,de tout temps, laplusgrandegarantiequi sepuisseoffriràl’indépendanceindividuelle,maiscelaestsurtoutvraidansles siècles démocratiques ; les droits et les intérêts particuliers y sonttoujoursenpéril,silepouvoirjudiciairenegranditetnes’étendàmesurequelesconditionss’égalisent.

L’égalité suggère aux hommes plusieurs penchants fort dangereuxpour la liberté, et sur lesquels le législateur doit toujours avoir l’œilouvert.Jenerappelleraiquelesprincipaux.

Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques necomprennentpasaisémentl’utilitédesformes;ilsressententundédaininstinctif pour elles. J’en ai dit ailleurs les raisons. Les formes excitentleurméprisetsouventleurhaine.Commeilsn’aspirentd’ordinairequ’àdes jouissances faciles et présentes, ils s’élancent impétueusement versl’objetdechacundeleursdésirs;lesmoindresdélaislesdésespèrent.Cetempérament, qu’ils transportent dans la vie politique, les indisposecontre les formes qui les retardent ou les arrêtent chaque jour dansquelques-unsdeleursdesseins.

Cet inconvénient que les hommes des démocraties trouvent auxformes est pourtant ce qui rend ces dernières si utiles à la liberté, leurprincipalmérite étant de servir de barrière entre le fort et le faible, legouvernantetlegouverné,deretarderl’unetdedonneràl’autreletempsde se reconnaître, Les formes sont plus nécessaires à mesure que lesouverainestplusactifetpluspuissantetquelesparticuliersdeviennentplus indolents et plus débiles. Ainsi les peuples démocratiques ontnaturellement plus besoin de formes que les autres peuples, etnaturellement ils les respectent moins. Cela mérite une attention trèssérieuse.

Iln’yariendeplusmisérablequeledédainsuperbedelaplupartdenos contemporains. pour les questions de formes ; car les plus petitesquestions de formes ont acquis de nos jours une importance qu’ellesn’avaient point eue jusque-là. Plusieurs des plus grands intérêts del’humanités’yrattachent.

Je pense que, si les hommes d’État qui vivaient dans les sièclesaristocratiques pouvaient quelquefoismépriser impunément les formeset s’élever souvent au-dessus d’elles, ceux qui conduisent les peuples

Page 356: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

d’aujourd’huidoiventconsidéreravecrespectlamoindred’entreellesetne la négliger que quand une impérieuse nécessité y oblige. Dans lesaristocraties,onavaitlasuperstitiondesformes;ilfautquenousayonsunculteéclairéetréfléchipourelles.

Un autre instinct très naturel aux peuples démocratiques, et trèsdangereux,estceluiquilesporteàmépriserlesdroitsindividuelsetàentenirpeudecompte.

Leshommess’attachentengénéralàundroitet lui témoignentdurespectenraisondesonimportanceoudulongusagequ’ilsenont fait.Lesdroitsindividuelsquiserencontrentchezlespeuplesdémocratiquessontd’ordinairepeu importants, très récents et fort instables ; cela faitqu’on lessacrifie souventsanspeineetqu’on lesviolepresque toujourssansremords.,

Or,ilarriveque,danscemêmetempsetchezcesmêmesnations0ùleshommesconçoiventunméprisnaturelpour lesdroitsdes individus,lesdroitsdelasociétés’étendentnaturellementets’affermissent,c’est-à-direque leshommesdeviennentmoinsattachésauxdroitsparticuliers,aumomentoùilseraitleplusnécessairedereteniretdedéfendrelepeuquienreste.

C’estdonc surtoutdans les tempsdémocratiquesoùnous sommesque lesvraisamisde la libertéetde lagrandeurhumainedoivent,sanscesse,setenirdeboutetprêtsàempêcherquelepouvoirsocialnesacrifielégèrement les droits particuliers de quelques individus à l’exécutiongénérale de ses desseins. Il n’y a point dans ces temps-là de citoyen siobscur qu’il ne soit très dangereux de laisser opprimer, ni de droitsindividuels si peu importants qu’on puisse impunément livrer àl’arbitraire.La raisonenest simple : quandonviole ledroitparticulierd’un individu dans un temps où l’esprit humain est pénétré del’importanceetdelasaintetédesdroitsdecetteespèce,onnefaitdemalqu’àceluiqu’ondépouille;maisviolerundroitsemblable,denosjours,c’estcorrompreprofondémentlesmœursnationalesetmettreenpérillasociététoutentière ;parceque l’idéemêmedecessortesdedroitstendsanscesseparminousàs’altéreretàseperdre.

Ilyadecertaineshabitudes,decertainesidées,decertainsvicesquisontpropres à l’état de révolution, et qu’une longue révolutionnepeut

Page 357: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

manquerdefairenaîtreetdegénéraliser,quelsquesoientd’ailleurssoncaractère,sonobjetetsonthéâtre.

Lorsqu’unenationquelconqueaplusieursfois,dansuncourtespacede temps, changé de chefs, d’opinions et de lois, les hommes qui lacomposent finissent par contracter le goût du mouvement et pars’habitueràcequetouslesmouvementss’opèrentrapidementàl’aidedela force. Ils conçoivent alors naturellement (lumépris pour les formes,dont ils voient chaque jour l’impuissance, et ils ne supportent qu’avecimpatiencel’empiredelarègle,auquelons’estsoustraittantdefoissousleursyeux.

Commelesnotionsordinairesdel’équitéetdelamoralenesuffisentplus pour expliquer et justifier toutes les nouveautés auxquelles larévolution donne chaque jour naissance, on se rattache au principe del’utilité sociale, on crée le dogme de la nécessité politique, et l’ons’accoutumevolontiersàsacrifiersansscrupulelesintérêtsparticuliersetà fouler aux pieds les droits individuels, afin d’atteindre pluspromptementlebutgénéralqu’onsepropose.

Ces habitudes et ces idées, que j’appellerai révolutionnaires, parceque toutes les révolutions les produisent, se font voir dans le sein desaristocraties aussi bienque chez lespeuplesdémocratiques ;mais chezles premières elles sont souvent moins puissantes et toujours moinsdurables, parce qu’elles y rencontrent des habitudes, des idées, desdéfauts et des travers qui leur sont contraires. Elles s’effacent doncd’elles-mêmesdèsquelarévolutionestterminée,etlanationenrevientàses anciennes allures politiques. Il n’en est pas toujours ainsi dans lescontrées démocratiques, où il est toujours à craindre que les instinctsrévolutionnaires, s’adoucissant et se régularisant sans s’éteindre ne setransformentgraduellementenmœursgouvernementalesetenhabitudesadministratives.

Je ne sache donc pas de pays où les révolutions soient plusdangereuses que les pays démocratiques, parce que, indépendammentdesmauxaccidentelsetpassagersqu’ellesnesauraientJamaismanquerde faire, elles risquent toujoursd’encréerdepermanentset,pourainsidire,d’éternels.

Jecroisqu’ilyadesrésistanceshonnêtesetdesrébellionslégitimes.

Page 358: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Jenedisdoncpoint,d’unemanièreabsolue,queleshommesdestempsdémocratiques ne doivent jamais faire de révolutions ; mais je pensequ’ilsontraisond’hésiterplusquetouslesautresavantd’entreprendre,et qu’il leur vaut mieux souffrir beaucoup d’incommodités de l’étatprésentquederecouriràunsipérilleuxremède.

Jetermineraiparuneidéegénéralequirenfermedanssonseinnonseulement toutes les idées particulières qui ont été exprimées dans ceprésentchapitre,niaisencorelaplupartdecellesquecelivreapourbutd’exposer.

Danslessièclesd’aristocratiequiontprécédélenôtre,ilyavaitdesparticuliers très puissants et une autorité sociale fort débile. L’imagemêmedelasociétéétaitobscureetseperdaitsanscesseaumilieudetouslespouvoirsdifférentsquirégissaientlescitoyens.Leprincipaleffortdeshommesde ce temps-là dut se porter à grandir et à fortifier le pouvoirsocial,àaccroîtreetàassurersesprérogativeset,aucontraire,àresserrerl’indépendance individuelle dans des bornes plus étroites, et àsubordonnerl’intérêtparticulieràl’intérêtgénéral.

D’autrespérilsetd’autressoinsattendentleshommesdenosjours.Chezlaplupartdesnationsmodernes,lesouverain,quelsquesoient

sonorigine,saconstitutionetsonnom,estdevenupresquetout-puissant,et lesparticuliers tombent,deplus enplus,dans ledernierdegréde lafaiblesseetdeladépendance.

Tout était différent dans les anciennes sociétés. L’unité etl’uniformité ne s’y rencontraient nulle part. Toutmenace de devenir sisemblabledanslesnôtres,quelafigureparticulièredechaqueindividuseperdra bientôt entièrement dans la physionomie commune. Nos pèresétaient toujours prêts à abuser de cette idée, que les droits particulierssontrespectables,etnoussommesnaturellementportésàexagérercetteautre, que l’intérêt d’un individu doit toujours plier devant l’intérêt deplusieurs.

Lemondepolitiquechange;ilfautdésormaischercherdenouveauxremèdesàdesmauxnouveaux.

Fixer au pouvoir social des limites étendues, mais visibles etimmobiles;donnerauxparticuliersdecertainsdroitsetleurgarantirlajouissance incontestée de ces droits ; conserver à l’individu le peu

Page 359: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

d’indépendance,deforceetd’originalitéquiluirestent;le,releveràcôtéde la société et le soutenir en face d’elle : telmeparait être le premierobjetdulégislateurdansl’âgeoùnousentrons.

Ondiraitquelessouverainsdenotretempsnecherchentqu’àfaireavec leshommesdes chosesgrandes. Jevoudraisqu’ils songeassentunpeuplusàfairedegrandshommes;qu’ilsattachassentmoinsdeprixàl’œuvre et plus à l’ouvrier et qu’ils se souvinssent sans cesse qu’unenation ne peut rester longtemps forte quand chaque homme y estindividuellement faible, et qu’on n’a point encore trouvé de formessociales ni de combinaisons politiques qui puissent faire un peupleénergiqueenlecomposantdecitoyenspusillanimesetmous.

Je vois chez nos contemporains deux idées contraires maiségalementfunestes.

Lesunsn’aperçoiventdans l’égalitéque les tendances anarchiquesqu’elle fait naître. Ils redoutent leur libre arbitre ; ils ont peur d’eux-mêmes.

Lesautres,enpluspetitnombre,maismieuxéclairés,ontuneautrevue.A côtéde la routequi,partantde l’égalité, conduit à l’anarchie, ilsont enfin découvert le chemin qui semble mener invinciblement leshommesvers la servitude. Ilsplientd’avance leurâmeàcetteservitudenécessaire ; et,désespérantde rester libres, ils adorentdéjàau fonddeleurcœurlemaîtrequidoitbientôtvenir.

Les premiers abandonnent la liberté parce qu’ils l’estimentdangereuse;lessecondsparcequ’ilslajugentimpossible.

Si j’avais eu cettedernière croyance, jen’auraispas écrit l’ouvragequ’onvientdelire;jemeseraisbornéàgémirensecretsurladestinéedemessemblables.

J’aivouluexposeraugrandjourlespérilsquel’égalitéfaitcouriràl’indépendancehumaine,parcequejecroisfermementquecespérilssontles plus formidables aussi bien que lesmoins prévus de tous ceux querenfermel’avenir.Maisjenelescroispasinsurmontables.

Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques où nousentrons ont naturellement le goût de l’indépendance.Naturellement ilssupportentavecimpatiencelarègle:lapermanencedel’étatmêmequ’ils

Page 360: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

préfèrent les fatigue. Ils aiment le pouvoir ; mais ils sont enclins àmépriseretàhaïrceluiquil’exerce,etilséchappentaisémentd’entresesmainsàcausedeleurpetitesseetdeleurmobilitémême.

Ces instincts se retrouveront toujours,parcequ’ils sortentdu fonddel’étatsocial,quinechangerapas.Pendantlongtemps,ilsempêcherontqu’aucun despotisme ne puisse s’asseoir, et ils fourniront de nouvellesarmes à chaque génération nouvelle qui voudra lutter en faveur de lalibertédeshommes.

Ayons donc de l’avenir cette crainte salutaire qui fait veiller etcombattre,etnoncettesortedeterreurmolleetoisivequiabatlescœursetlesénerve.

Page 361: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

ChapitreVIII:Vuegénéraledusujet

Jevoudrais,avantdequitterpourjamaislacarrièrequejeviensdeparcourir,pouvoirembrasserd’undernierregardtouslestraitsdiversquimarquent la face du monde nouveau, et juger enfin de l’influencegénérale que doit exercer l’égalité sur le sort des hommes ; mais ladifficulté d’une pareille entreprisem’arrête ; en présence d’un si grandobjet,jesensmavuequisetroubleetmaraisonquichancelle.

Cette société nouvelle, que j’ai cherché à Peindre et que je veuxjuger,nefaitquedenaître.Letempsn’enapointencorearrêtélaforme;la grande révolutionqui l’a crééedure encore, et, dans cequi arrivedenosjours,ilestpresqueimpossibledediscernercequidoitpasseraveclarévolutionelle-même,etcequidoitresteraprèselle.

Lemondequis’élèveestencoreàmoitiéengagesouslesdébrisdumondequi tombe,et, aumilieude l’immenseconfusionqueprésententlesaffaireshumaines,nulnesauraitdirecequiresteradeboutdesvieillesinstitutionsetdesanciennesmœurs,etcequiachèverad’endisparaître.

Quoiquelarévolutionquis’opèredansl’étatsocial,leslois,lesidées,lessentimentsdeshommes,soitencorebienloind’êtreterminée,déjàonne saurait comparer ses œuvres avec rien de ce qui s’est vuprécédemment dans le monde. Je remonte de siècle en siècle jusqu’àl’Antiquité laplus reculée ; jen’aperçois rienqui ressembleàcequiestsousmesyeux.Lepassén’éclairantplusl’avenir,l’espritmarchedanslesténèbres.

Cependant, aumilieude ce tableau si vaste, si nouveau, si confus,j’entrevois déjà quelques traits principaux qui se dessinent, et je lesindique:

Je vois que les biens et les maux se repartissent assez égalementdans le monde. Les grandes richesses disparaissent ; le nombre despetites fortuness’accroît ; lesdésirset les jouissancessemultiplient ; iln’y a plus de prospérités extraordinaires ni de misères irrémédiables.L’ambition est un sentiment universel, il y a peu d’ambitions vastes.Chaque individu est isole et faible ; la société est agile, prévoyante et

Page 362: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

forte;lesparticuliersfontdepetiteschoses,etl’Étatd’immenses.Lesâmesnesontpasénergiques;maislesmœurssontdoucesetles

législationshumaines. S’il se rencontrepeude grandsdévouements, devertustrèshautes,trèsbrillantesettrèspures,leshabitudessontrangées,la violence rate, la cruauté presque inconnue. L’existence des hommesdevientpluslongueetleurpropriétéplussûre.Lavien’estpastrèsornée,mais trèsaiséeet trèspaisible. Ilyapeudeplaisirs trèsdélicatset trèsgrossiers,peudepolitessesdanslesmanièresetpeudebrutalitédanslesgoûts,On ne rencontre guère d’hommes très savants ni de populationstrèsignorantes.Legéniedevientplusrareetleslumièrespluscommunes.L’esprithumainsedéveloppepar lespetitseffortscombinésde tous leshommes,etnonparl’impulsionpuissantedequelques-unsd’entreeux.Ilyamoinsdeperfection,maisplusdeféconditédanslesœuvres.Touslesliens de race, de classe, de patrie se détendent ; le grand lien del’humanitéseresserre.

Siparmitouscestraitsdivers,jechercheceluiquinieparaitleplusgénéraletleplusfrappant,j’arriveàvoirquecequiseremarquedanslesfortunes se représente sous mille autres formes. Presque tous lesextrêmess’adoucissentets’émoussent;presquetouslespointssaillantss’effacentpourfaireplaceàquelquechosedemoyen,quiesttoutàlafoismoins haut etmoins bas,moins brillant etmoins obscur que ce qui sevoyaitdanslemonde.

Je promène mes regards sur cette foule innombrable composéed’êtres pareils, où rien ne s’élève ni ne s’abaisse. Le spectacle de cetteuniformitéuniversellem’attristeetmeglace,etjesuistentéderegretterlasociétéquin’estplus.

Lorsquelemondeétaitremplid’hommestrèsgrandsettrèspetits,très riches et très pauvres, très savants et très ignorants, je détournaismes regards des seconds pour ne les attacher que sur les premiers, etceux-ci réjouissaientmavue ;mais jecomprendsqueceplaisirnaissaitdema faiblesse :c’estparceque jenepuisvoirenmêmetemps toutcequim’environnequ’ilm’estpermisde choisir ainsi et demettre àpart,parmitantd’objets,ceuxqu’ilmeplaitdecontempler.Iln’enestpasdemême de l’Être tout-puissant et éternel, dont l’œil enveloppenécessairement l’ensemble des choses, et qui voit distinctement, bienqu’àlafois,toutlegenrehumainetchaquehomme.

Page 363: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Ilestnatureldecroirequecequisatisfait leplus lesregardsdececréateur etde ce conservateurdeshommes, cen’estpoint laprospéritésingulièredequelques-uns,maisleplusgrandbien-êtredetous:cequime semble une décadence est donc à ses yeux un progrès ; ce quimeblesse lui agrée.L’égalité estmoinsélevéepeut-être ;mais elle estplusjuste,etsajusticefaitsagrandeuretsabeauté.

Jem’efforcedepénétrerdanscepointdevuedeDieu,etc’estdelàquejechercheàconsidéreretàjugerleschoseshumaines.

Personne, sur la terre, ne peut encore affirmer d’une manièreabsolueetgénéralequel’étatnouveaudessociétéssoitsupérieuràl’étatancien;maisilestdéjàaisédevoirqu’ilestautre.

Ilyadecertainsvicesetdecertainesvertusquiétaientattachésàlaconstitutiondesnationsaristocratiques,etquisonttellementcontrairesaugéniedespeuplesnouveauxqu’onnesaurait les introduiredansleursein. Il y a de bons penchants et de mauvais instincts qui étaientétrangersauxpremiersetquisontnaturelsauxseconds;desidéesquiseprésentent d’elles-mêmes à l’imagination des uns et que l’esprit desautresrejette.Cesontcommedeuxhumanitésdistinctes,dontchacuneasesavantagesetsesinconvénientsparticuliers,sesbiensetsesmauxquiluisontpropres.

Il faut donc bien prendre garde de juger les sociétés qui naissentavec les idées qu’on a puisées dans celles qui ne sont plus. Cela seraitinjuste, car ces sociétés, différant prodigieusement entre elles, sontincomparables.

Il ne serait guère plus raisonnable de demander aux hommes denotre temps les vertus particulières qui découlaient de l’état social deleurs ancêtres, puisque cet état social lui-même est tombé, et qu’il aentraînéconfusémentdanssachutetouslesbiensettouslesmauxqu’ilportaitaveclui.

Maisceschosessontencoremalcomprisesdenosjours.J’aperçois un grand nombre de mes contemporains qui

entreprennent de faire un choix entre les institutions, les opinions, lesidées qui naissaient de la constitution aristocratique de l’anciennesociété ; ils abandonneraient volontiers les unes, mais ils voudraientretenirlesautresetlestransporteraveceuxdanslemondenouveau.

Page 364: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Jepensequeceux-làconsumentleurtempsetleursforcesdansuntravailhonnêteetstérile.

Ilne s’agitplusde retenir les avantagesparticuliersque l’inégalitédes conditions procure aux hommes, mais de s’assurer les biensnouveauxquel’égalitépeutleuroffrir.Nousnedevonspastendreànousrendresemblablesànospères,maisnousefforcerd’atteindrel’espècedegrandeuretdebonheurquinousestpropre.

Pourmoiqui,parvenuàcederniertermedemacourse,découvredeloin,maisàlafois,touslesobjetsdiversquej’avaiscontemplésàpartenmarchant, jemesenspleindecraintesetpleind’espérances.Jevoisdegrandspérilsqu’ilestpossibledeconjurer ;degrandsmauxqu’onpeutéviterourestreindre,etjem’affermisdeplusenplusdanscettecroyanceque, pour erre honnêtes et prospères, il suffit encore aux nationsdémocratiquesdelevouloir.

Jen’ignorepasqueplusieursdemescontemporainsontpenséqueles peuples ne sont jamais ici-bas maîtres d’eux-mêmes, et qu’ilsobéissent nécessairement à je ne sais quelle force insurmontable etinintelligentequinaîtdesévénementsantérieurs,delarace,dusoiouduclimat.

Ce sont là de fausses et lâches doctrines, qui ne sauraient jamaisproduire que des hommes faibles et des nations pusillanimes : laProvidencen’acréélegenrehumainnientièrementindépendant,nitoutà faitesclave.Elle trace, ilestvrai,autourdechaquehomme,uncerclefatal dont il ne peut sortir ;mais, dans ses vastes limites, l’homme estpuissantetlibre;ainsidespeuples.

Les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein lesconditionsne soient pas égales ;mais il dépendd’elles que l’égalité lesconduiseàlaservitudeouàlaliberté,auxlumièresouàlabarbarie,àlaprospéritéouauxmisères.

Page 365: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Àproposdecetteéditionélectronique

1.Élaborationdecelivreélectronique:Corrections,édition,conversioninformatiqueetpublicationparlesite:PhiloSophie2.TexteslibresdedroitsLeslivresquenousmettonsàvotredisposition,sontdestexteslibresdedroits,quevouspouvezutiliserlibrement,àunefinnoncommercialeetnonprofessionnelle à conditionde toujours indiquer la source. Ils sontdisponiblesdansdeuxformatscourants:.doc(word)et.pdf(acrobat)Bienqueréalisésavecleplusgrandsoin,lestextessontlivréstelsquelssans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l’original. Si voustrouvezdeserreurs,fautesdefrappe,omissionsouautres,n’hésitezpasàmecontacteràl’adressesuivante:[email protected]émoires,thèsesetouvragessoumisàcopyrightLesmémoires, thèses universitaires et ouvrages soumis à copyright, nesontaccessiblesquesouslaformed’unfichierPDFprotégé,quinepeutêtrecopié,maisseulementconsultéàl’écranetimprimé.

Page 366: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

Notes

[←1]Dans toutes les religions, il y a des cérémonies qui sont inhérentes à la substance

même de la croyance et auxquelles il faut bien se garder de rien changer. Cela se voitparticulièrement dans le catholicisme, où souvent la forme et le fond sont si étroitementunis,qu’ilsnefontqu’un.

Page 367: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←2]Tout ceci est surtout vrai des pays aristocratiques qui ont été longtemps et

paisiblementsoumisaupouvoird’unroi.Quandla libertérègnedansunearistocratie, leshautesclassessontsanscesseobligéesdeseservirdesbasses;et,ens’enservant,elless’enrapprochent. Cela fait souvent pénétrer quelque chose de l’esprit démocratique dans leursein. Il sedéveloppe,d’ailleurs, chezuncorpsprivilégiéquigouverne,uneénergie etunehabituded’entreprise,ungoûtdumouvementetdubruit,quinepeuventmanquerd’influersurtouslestravauxlittéraires.

Page 368: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←3]*Jedisunpeupledémocratique.L’administrationpeutêtretrèsdécentraliséechez

un peuple aristocratique, sans que le besoin des journaux se fasse sentir, parce que lespouvoirs locaux sont alors dans lesmains d’un très petit nombre d’hommes qui agissentisolémentouquiseconnaissentetpeuventaisémentsevoirets’entendre.

Page 369: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←4]Celaestsurtoutvrailorsquec’estlepouvoirexécutifquiestchargédepermettreou

dedéfendrelesassociationssuivantsavolontéarbitraire.

Quandlaloiseborneàprohibercertainesassociationsetlaisseauxtribunauxlesoindepunirceuxquidésobéissent,lemalestbienmoinsgrand:chaquecitoyensaitalorsàpeuprèsd’avancesurquoicompter ; il se jugeenquelquesorte lui-mêmeavant ses juges,et,s’écartantdesassociationsdéfendues, il se livreauxassociationspermises.C’estainsiquetouslespeupleslibresonttoujourscomprisqu’onpouvaitrestreindreledroitd’association.Mais,s’ilarrivaitquelelégislateurchargeâtunhommededémêlerd’avancequellessontlesassociationsdangereusesetutiles,etlelaissâtlibrededétruiretouteslesassociationsdansleurgermeoudeleslaissernaître,personnenepouvantplusprévoird’avancedansquelcason peut s’associer et dans quel autre il faut s’en abstenir, l’esprit d’association seraitentièrement frappé d’inertie. La première de ces deux lois n’attaque que certainesassociations ; la seconde s’adresse à la société elle-même et la blesse. Je conçois qu’ungouvernement régulier ait recours à la première, mais je ne reconnais à aucungouvernementledroitdeporterlaseconde.

Page 370: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←5]Onaremarquéplusieursfoisquelesindustrielsetlescommerçantsétaientpossédés

du goût immodéré des jouissances matérielles, et on a accusé de cela le commerce etl’industrie ; je crois qu’ici on a pris l’effet pour la cause. Ce n’est pas le commerce etl’industrie qui suggèrent le goût des jouissancesmatérielles aux hommes,mais plutôt cegoûtquiporteleshommesverslescarrièresindustriellesetcommerçantes,oùilsespèrentsesatisfairepluscomplètementetplusvite.Silecommerceetl’industriefontaugmenterledésirdubien-être,celavientdecequetoutepassionsefortifieàmesurequ’ons’enoccupedavantage,ets’accroîtpartousleseffortsqu’ontentepourl’assouvir.Touteslescausesquifont prédominer dans le cœur humain l’amour des biens de ce monde, développentl’industrieet lecommerce.L’égalitéestunedecescauses.Elle favorise lecommerce,nonpas directement en donnant aux hommes le goût du négoce, mais indirectement enfortifiantetgénéralisantdansleursâmesl’amourdubien-être.

Page 371: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←6]Voirlanoteàlafinduvolume.

Page 372: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←7]Poursentirl’à-proposdecettedernièreplaisanterie,ilfautserappelerqueMmede

GrignanétaitgouvernantedeProvence.

Page 373: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←8]Sil’onvientàexaminerdeprèsetdansledétaillesopinionsprincipalesquidirigent

ceshommes,l’analogieparaîtplusfrappanteencore,etl’ons’étonnederetrouverparmieux,aussi bienqueparmi lesmembres lesplus altiersd’unehiérarchie féodale, l’orgueil de lanaissance,lerespectpourlesaïeuxetlesdescendants,leméprisdel’inférieur,lacrainteducontact,legoûtdel’étiquette,destraditionsetdel’Antiquité.

Page 374: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←9]LesAméricainsn’ontpoint encore imaginé cependant, commenous l’avons fait en

France,d’enleverauxpèresl’undesprincipauxélémentsdelapuissance,enleurôtantleurliberté de disposer après la mort de leurs biens. Aux États-Unis, la faculté de tester estillimitée. En cela comme dans presque tout le reste, il est facile de remarquer que, si lalégislation politique des Américains est beaucoup plus démocratique que la nôtre, nôtrelégislationcivileestinfinimentplusdémocratiquequelaleur.Celaseconçoitsanspeine.

Notrelégislationcivileaeupourauteurunhommequivoyaitsonintérêtàsatisfairelespassionsdémocratiquesdesescontemporainsdanstoutcequin’étaitpasdirectementetimmédiatement hostile à son pouvoir. Il permettait volontiers que quelques principespopulairesrégissentlesbiensetgouvernassentlesfamilles,pourvuqu’onneprétendîtpaslesintroduiredansladirectiondel’État.Tandisqueletorrentdémocratiquedéborderaitsurlesloisciviles,ilespéraitseteniraisémentàl’abriderrièrelesloispolitiques.Cettevueestàla fois pleine d’habileté et d’égoïsme;mais un pareil compromis ne pouvait être durable.Car,àlalongue,lasociétépolitiquenesauraitmanquerdedevenirl’expressionetl’imagedelasociétécivile;etc’estdanscesensqu’onpeutdirequ’iln’yariendepluspolitiquechezunpeuplequelalégislationcivile.

Page 375: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←10]Ilestaisédeseconvaincredecettevéritéenétudiant lesdifférentes littératuresde

l’Europe. Lorsqu’un Européen veut retracer dans ses fictions quelques-unes des grandescatastrophesqui se font voir i souvent parminous au seindumariage, il a soind’exciterd’avance lapitiédu lecteuren luimontrantdesêtresmalassortisoucontraints.Quoiqueunelonguetoléranceaitdepuislongtempsrelâchénosmœurs,ilparviendraitdifficilementànousintéresserauxmalheursdecespersonnagesS’ilnecommençaitparfaireexcuserleurfaute.Cet artificenemanqueguèrede réussir.Le spectacle journalierdontnous sommestémoinsnouspréparedeloinàl’indulgence.

Lesécrivainsaméricainsnesauraientrendreauxyeuxdeleurslecteursdepareillesexcusesvraisemblables;leursusages,leurslois,s’yrefusentet,désespérantderendreledésordreaimable,ilsnelepeignentpoint.C’est,enpartie,àcettecausequ’ilfautattribuerlepetitnombrederomansquisepublientauxÉtats-Unis.

Page 376: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←11]Lemothonneurn’estpastoujoursprisdanslemêmesensenfrançais.1ºIlsignifie

d’abord l’estime, lagloire, laconsidérationqu’onobtientdesessemblables :c’estdanscesensqu’onditconquérirde l’honneur.2ºHonneursignifieencore l’ensembledesrèglesàl’aidedesquellesonobtientcettegloire,cetteestimeetcetteconsidération.C’estainsiqu’onditqu’unhommes’esttoujoursconforméstrictementauxloisdel’honneur:qu’ilaforfaitàl’honneur.Enécrivantleprésentchapitre,j’aitoujoursprislemothonneurdanscederniersens.

Page 377: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←12]Lemotpatrielui-mêmeneserencontredanslesauteursfrançaisqu’àpartirduXVIe

siècle.

Page 378: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←13]JeparleicidesAméricainsquihabitentlespaysoùl’esclavagen’existepas.Ceontles

seulsquipuissentprésenterl’imagecomplèted’unesociétédémocratique.

Page 379: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←14]Sijerecherchequelestl’étatdesociétéleplusfavorableauxgrandesrévolutionsde

l’intelligence, je trouvequ’il se rencontrequelquepart entre l’égalité complètede tous lescitoyenset la séparationabsoluedesclasses.Sous le régimedescastes, lesgénérationssesuccèdentsansqueleshommeschangentdeplace; lesunsn’attendentriendeplus,et lesautresn’espèrentriendemieux.L’imaginations’endortaumilieudecesilenceetdecetteimmobilité universelle, et l’idée même du mouvement ne s’offre plus à l’esprit humain.Quandlesclassesontétéaboliesetquelesconditionssontdevenuespresqueégales,tousleshommess’agitentsanscesse,maischacund’euxestisolé,indépendantetfaible.Cedernierétat diffère prodigieusement du premier; cependant, il-lui est analogue en un point. LesgrandesrévolutionsdeJ’esprithumainysontfortrares.

Mais, entre ces deux extrémités de l’histoire des peuples, se rencontre un âgeintermédiaire,époqueglorieuseet troublée,où lesconditionsnesontpasassez fixespourque l’intelligencesommeille,etoùellessontassez inégalespourque leshommesexercentuntrèsgrandpouvoirsurl’espritlesunsdesautres,etquequelques-unspuissentmodifierles croyances de tous. C’est alors que les puissants réformateurs s’élèvent, et que denouvellesidéeschangenttoutàcouplafacedumonde.

Page 380: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←15]Lapositiondel’officierest,eneffet,bienplusassuréechezlespeuplesdémocratiques

quechezlesautres.Moinsl’officierestpar lui-même,plus legradeacomparativementdeprix,etpluslelégislateurtrouvejusteetnécessaired’enassurerlajouissance.

Page 381: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←16]Lacraintequelespeupleseuropéensmontrentdelaguerrenetientpasseulementau

progrès qu’a fait chez eux l’égalité; je n’ai pas besoin, je pense, de le faire remarquer aulecteur. Indépendammentdecette causepermanente, il y enaplusieursaccidentellesquisonttrèspuissantes.Jeciterai,avanttouteslesautres,lalassitudeextrêmequelesguerresdelaRévolutionetdel’Empireontlaissée.

Page 382: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←17]Celanevientpasuniquementdecequecespeuplesontlemêmeétatsocial,maisde

ceque cemêmeétat social est telqu’ilportenaturellement leshommesà s’imiter et à seconfondre. Lorsque les citoyens sont divisés en castes et en classes, non seulement ilsdiffèrent lesunsdes autres,mais ilsn’ontni le goûtni ledésirde se ressembler; chacuncherche, au contraire, de plus en plus, à garder intactes ses opinions et ses habitudespropresetàrestersoi.L’espritd’individualitéesttrèsvivace.

QuandunpeupleaunÉtatsocialdémocratique,c’est-à-direqu’iln’existeplusdanssonseindecastesnideclasses,etquetouslescitoyensysontàpeuprèségauxenlumièresetenbiens, l’esprithumainchemineensenscontraire.Leshommesseressemblent,etdeplusilssouffrent,enquelquesorte,denepasseressembler.Loindevouloirconservercequipeutencoresingulariserchacund’eux, ilsnedemandentqu’à leperdrepourseconfondredans la masse commune, qui seule représente à leurs yeux le droit et la force. L’espritd’individualitéestpresquedétruit.

Danslestempsd’aristocratie,ceuxmêmesquisontnaturellementpareilsaspirentàcréerentreeuxdesdifférencesimaginaires.Danslestempsdedémocratie,ceuxmêmesquinaturellementneseressemblentpasnedemandentqu’àdevenirsemblablesetsecopient,tant l’esprit de chaque homme est toujours entraîné dans le mouvement général del’humanité.

Quelquechosedesemblablesefaitégalementremarquerdepeupleàpeuples.Deuxpeuplesauraientlemêmeétatsocialaristocratique,qu’ilspourraientresterfortdistinctsettrèsdifférents,parcequel’espritdel’aristocratieestdes’individualiser.Maisdeuxpeuplesvoisins ne sauraient avoir un même état social démocratique, sans adopter aussitôt desopinionsetdesmœurssemblables,parcequel’espritdedémocratiefaittendreleshommesàs’assimiler.

Page 383: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←18]IIestbienentenduquejeparleicidesnationsdémocratiquesuniquesetnonpoint

desnationsdémocratiquesconfédérées.Dans les confédérations, lepouvoirprépondérantrésidant toujours, malgré les fictions, dans les gouvernements d’État et non dans legouvernementfédérai,lesguerrescivilesnesontquedesguerresétrangèresdéguisées.

Page 384: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←19]Dans les sociétés démocratiques, il n’y a que le pouvoir central qui ait quelque

stabilité dans son assiette et quelque permanence dans ses entreprises. Tous les citoyensremuent sanscesseet se transforment.Or, il estdans lanaturede toutgouvernementdevouloiragrandircontinuellementsasphère.Ilestdoncbiendifficilequ’àlalonguecelui-cineparviennepasàréussir,puisqu’ilagitavecunepenséefixeetunevolontécontinuesurdeshommesdontlaposition,lesidéesetlesdésirsvarienttouslesjours.Souventilarrivequelescitoyenstravaillentpourluisanslevouloir.

Lessièclesdémocratiquessontdestempsd’essais,d’innovationsetd’aventures.Ils’ytrouvetoujoursunemultituded’hommesquisontengagésdansuneentreprisedifficileounouvelle qu’ils poursuivent à part, sans s’embarrasser de leurs semblables. Ceux-làadmettentbien,pourprincipegénérai,quelapuissancepubliquenedoitpasintervenirdansles affaires privées; mais, par exception, chacun d’eux désire qu’elle l’aide dans l’affairespécialequilepréoccupeetchercheàattirerl’actiondugouvernementdesoncôté,toutenvoulantlaresserrerdetouslesautres.

Une multitude de gens ayant à la fois sur une foule d’objets différents cette vueparticulière, lasphèredupouvoircentrals’étend insensiblementde toutesparts,bienquechacund’eux souhaitede la restreindre.Ungouvernementdémocratiqueaccroîtdonc sesattributions par le seul fait qu’il dure. Le temps travaille par lui; tous les accidents luiprofitent;lespassionsindividuellesl’aidentàleurinsumême,etl’onpeutdirequ’ildevientd’autantpluscentraliséquelasociétédémocratiqueestplusvieille.

Page 385: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←20]Cetaffaiblissementgraduelde l’individuen facede lasociétésemanifestedemille

manières. Je citerai entre autres ce qui -à rapport aux testaments. Dans les paysaristocratiques, on professe d’ordinaire un profond respect pour la dernière volonté deshommes. Cela allait même quelquefois, chez les anciens peuples de l’Europe, jusqu’à lasuperstition:lepouvoirsocial,loindegênerlescapricesdumourant,prêtaitauxmoindresd’entreeuxsaforce;illuiassuraitunepuissanceperpétuelle.

Quandtouslesvivantssontfaibles,lavolontédesmortsestmoinsrespectée.Onluitraceuncercletrèsétroit,et,siellevientàensortir,lesouverainl’annuleoulacontrôle.AuMoyenÂge,lepouvoirdetestern’avait,pourainsidire,pointdebornes.ChezlesFrançaisde nos jours, on ne saurait distribuer son patrimoine entre ses enfants, sans que l’Étatintervienne.Aprèsavoirrégentélavieentière,ilveutencoreenréglerledernieracte.

Page 386: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←21]À mesure que les attributions du pouvoir central augmentent, le nombre des

fonctionnairesquilereprésentents’accroît.Ilsformentunenationdanschaquenation,et,commelegouvernementleurprêtesastabilité,ilsremplacentdeplusenpluschezchacuned’ellesl’aristocratie.Presquepartout,enEurope,lesouveraindominededeuxmanières:ilmène une partie des citoyens par la crainte qu’ils éprouvent de ses agents, et l’autre parl’espérancequ’ilsconçoiventdedevenirsesagents.

Page 387: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←22]D’unepart, legoûtdubien-êtreaugmentesanscesse,et legouvernements’empare

deplusenplusdetouteslessourcesdubien-être.Leshommesvontdoncpardeuxcheminsdiversverslaservitude.Legoûtdubien-êtrelesdétournedesemêlerdugouvernement,etl’amourdubien-êtrelesmetdansunedépendancedeplusenplusétroitedesgouvernants.

Page 388: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←23]OnfaitàcesujetenFranceunsinguliersophisme.Lorsqu’ilvientànaîtreunprocès

entrel’administrationetunparticulier,onrefused’ensoumettrel’examenaujugeordinaire,afin,dit-on,denepointmêlerlepouvoiradministratifetlepouvoirjudiciaire.Commesicen’était pasmêler ces deux pouvoirs, et lesmêler de la façon la plus périlleuse et la plustyrannique,quederevêtirlegouvernementdudroitdejugeretd’administrertoutàlafois.

Page 389: Alexis de Tocqueville - Académie de Grenoble · Chapitre I : De la méthode philosophique des américains Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on

[←24]Je citerai à l’appui de ceci quelques faits. C’est dans lesmines que se trouvent les

sourcesnaturellesde larichesse industrielle.Àmesureque l’industries’estdéveloppéeenEurope, que le produit des crimes est devenu un intérêt plus général et leur bonneexploitation plus difficile par la division des biens que l’égalité amène, la plupart dessouverainsontréclaméledroitdeposséderlefondsdesminesetd’ensurveillerlestravaux;cequines’étaitpointvupourlespropriétésd’uneautreespèce.

Lesmines,quiétaientdespropriétésindividuellessoumisesauxmêmesobligationsetpourvuesdesmêmesgarantiesquelesautresbiensimmobiliers,sontainsitombéesdansle domaine public. C’est l’État qui les exploite ou qui les concède; les propriétaires sonttransformés en usagers; ils tiennent leurs droits de l’État, et, de plus, l’État revendiquepresquepartoutlepouvoirdelesdiriger;illeurtracedesrègles,leurimposedesméthodes,lessoumetàunesurveillancehabituelle,et,s’ils luirésistent,untribunaladministratif lesdépossède;et l’administrationpubliquetransporteàd’autresleursprivilèges;desortequelegouvernementnepossèdepasseulementlesmines,iltienttouslesmineurssoussamain.

Cependant,àmesurequel’industriesedéveloppe,l’exploitationdesanciennesminesaugmente.Onenouvredenouvelles.Lapopulationdesmines s’étendetgrandit.Chaquejour,lessouverainsétendentsousnospiedsleurdomaineetlepeuplentdeleursserviteurs.