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ÉRIC ALLIEZ LES TEMPS CAPITAUX II La Capitale du temps 1 , L'Etat des choses Publié avec le concours de la collection Les Empêcheurs de touer en rond» Passages LES ÉDITIONS DU CE PARIS 1999

Alliez - Les Temps Capitaux II

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Entre Aristote et Duns Scot, ou « du lieu des choses à la capitale du temps ». Entre deux supposés « commencements » de la métaphysique, c'est sous cet intitulé que l'on reprend le fil des « Récits de la conquête du temps » qui ont constitué le premier volet de la recherche. À partir d'une histoire du temps, son ambition première était de se confronter à la question d'une archéologie philosophique de la modernité – ou des « modernités » : le pluriel valant « a minima » pour décrochage de sa positivité naïve. Examinant ici la question du « tournant » scotiste dans le contexte du renversement de l'aristotélisme et des genèses heurtées de l'ontologie classique-moderne, on découvrira ce qui, venu de cet autre Moyen Age, nous est encore chroniquement présent. Car Duns Scot, à l'échelle de l'histoire de la philosophie, engage la révolution copernicienne du sujet et de l'objet ; à l'échelle du monde, il fait époque de la disparition du lieu des choses dans un temps potentiel qui va rencontrer avec l'horloge mécanique son objective représentation. Est ainsi conquis un horizon métaphysique conduisant à la « réalisation » de l'identité de l'être et du temps abstraits. Marquant le seuil d'une idéelle modernité, la réalité nouvelle de ce principe d'identité est d'un Nouveau Monde. Ce Nouveau Monde est celui de la Capitale du Temps. « C'est peut-être cette introduction de rythmes profonds dans la pensée, en rapport avec les choses et les sociétés, qui inspire le travail d'Alliez : [...] les choses, les sociétés et les pensées sont prises dans des processus [...] qui deviennent comme les conditions d'une histoire du temps » (Gilles Deleuze, extrait de la préface des « Temps capitaux », t.1.)

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ÉRIC ALLIEZ

LES TEMPS CAPITAUX

II

La Capitale du temps

1 ,

L'Etat des choses

Publié avec le concours de la collection

Les Empêcheurs de tourner en rond»

Passages

LES ÉDITIONS DU CERF PARIS

1999

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Tous droits réservés. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représen­tation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur et de l'éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles

425 et suivants du Code pénal.

Couverture : document D.R.

© Les Éditions du Cerf, 1 999 (29, boulevard La Tour-Maubourg

75340 Paris Cedex 07)

ISBN 2-204-06299-5 ISSN 0298-9972

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Tout l'acte disponible, à jamais e t seulemen t, reste de saisir les rapports, en tre temps, rares ou multipliés.

ST. MALLARMÉ.

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L'ÉTAT DES CHOSES

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S'il en est ainsi, la puissance du

lieu est prodigieuse et prime tout.

ARISTOTE.

Et si l 'horloge se mettait à être

le temps ...

CH. PÉGUY.

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LIMINAIRE

Entre Aristote et Duns Scot, ou du lieu des choses à la capi ­tale du temps.

Entre deux supposés « commencements » de la métaphysique mettant aux prises une métaphysique de fait et une ontologie de droit, c' est sous cet intitulé que l ' on reprend ici le fil des Récits de l a conquête du temps qui ont constitué le premier volet de la recherche 1 •

Aux risques d'une téléologie de la raison, ou d'une onto­téléologie - puisque l ' on rapportera le terme provisoire de l ' enquête au commencement (et le commencement à la fin) selon une série (et non un récit) qui s ' essaie à négocier la complexité des conduites historiques (avec le nexus entre tem­poralisation, subjectivation et capitalisation que nous nous étions efforcés de dégager) en fonction de la mise en relief de la seule structure métaphysique -, il nous oblige à resituer l ' ana­lyse du « tournant» scotiste dans le contexte du renversement de l ' aristotélisme et des genèses heurtées de l 'ontologie clas­sique-moderne.

À reprendre ainsi ce qui de notre préhistoire nous est encore largement contemporain selon un régime qui excède celui de la

1 . É. ALLIEZ, Les Temps capitaux, t. I, Récits de la conquête du temps, pré­face de G. Deleuze, Paris, Éd. du Cerf, coll. «Passages », 1991, chap. 1 : « L' accident du temps. Étude aristotélicienne» ; chap. 4 : «Fides efficax », III (<< 1300 : La capture de l 'être »). - Rapporté à la transformation scotiste de la métaphysique en Transzendentalwissenschaft, le thème d'un zweiten Anfang der Metaphysik a été développé par L. Honnefelder dans « Der zweite Anfang der Metaphysik. Voraussetzungen, Ansiitze und Foigen der Wieder­begründung der Metaphysik im 1 3 ./14. Jahrhundert » dans: J. P. BECKMAN, L. HONNEFELDER, G. SCHRIMPF, G. WIELAND (éd.), Philosophie im Mittelalter. Entwicklungslinien und Paradigmen, Hambourg, Felix Meiner Verlag, 1987, p. 1 65- 1 86.

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temporalité orientée du récit historique (et de l ' hi stoire des idées : Scot n' est pas un « précurseur » de Kant 1 • • • ) , on entend ressaisir quelque chose de la constitution de la chose même en sa tempora lisation objectivante dans la séquence syncopée de son écriture en PRAGMA 1 RES.

Soit une écriture matérie lle et stratigraphique, « qui n' exclut pas l ' avant et l ' après », mais « où l ' avant et l ' après n' indi­quent plus qu' un ordre de superpositions 2 », tel qu ' il continue de hanter la langue philosophique de notre modernité en sa ten­sion maintenue entre réalité ( Realitiit) et effectivité (Wirklich­keit) , objet (Objekt) et quelque chose (Gegenstand3) ; mais tel, aussi, qu ' il puisse se fendre d' autre chose, sans que cette chose soit autre que l ' excès du réel sur la réalité . Autre chose, en ce que s ' y indique au présent la différence d 'une ontologie sans objet, et que cette différence s ' en qualifie comme le réel du nœud des fonctions dont la science se coopte 4.

Ce qui, par ce qui n' est pas une parenthèse d' essence, deux fois plutôt qu' une suffit à invalider la glose postmoderne en son empiri sme secrètement logique, sans pourtant nous contraindre à s a figure parallèle et antagoniste qui semble aujourd' hui l ' accompagner comme son ombre : la phénoméno­logie, traversée dans ses ruses stratégiques par le même cou­rant d' histoire - auquel ne saurait historialement et technique­ment répondre qu' une « philosophie dernière » venue du second Heidegger 5.

1. Comment ne pas citer ici la remarque de Hegel, que l 'on trouvera en exergue du Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot de Hei­degger : « En regard de ce qui est l'essence intime de la Philosophie, il n'y a ni prédécesseurs, ni successeurs . »

2. G. DELEUZE, F. GUATIARI, Qu 'est-ce que la philosophie ?, Paris, Éd. de Minuit, 1991, p. 58 . Est précisé sur la même page que « les images de la pensée ne peuvent surgir dans n' importe quel ordre, puisqu' elles impliquent des changements d ' orientation qui ne peuvent être repérés directement que sur l ' image antérieure . . . » .

3 . Ce vocabulaire sera analysé dans le dernier volume de cette série, pro­visoirement intitulé « Die Kante » (11/4).

4. « Le système le plus clos - écrivent Deleuze et Guattari dans le chapitre touchant à la science - a encore un fil qui monte vers le virtuel, et d'où des­cend l ' araignée » (p. 116).

5 . Pour une vigoureuse déconstruction de ces « ruses stratéftiques », voir maintenant D. JANICAUD, La Phénoménologie éclatée, Paris, Ed. de l'Éclat. 1998, en part. chap. III. - Sur un tout autre plan, sans ruse ni stratégie, nous

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Qu'entre la parution du premier et du deuxième tome de ces Temps capitaux, qui sera composé de quatre chapitres édités en autant de volumes, huit ans se soient écoulés, et que ces années aient donné lieu à un long détour par la « philosophie contemporaine 1 », ne relèverait donc pas - autant qu' on puisse en juger sans complaisance rétrospective - de l ' accident de par­cours. Car, au vrai, il ne s ' est agi que de prolonger le projet d' origine d' une archéologie de la modernité saisie dans la plu­ralité de ses conduites du temps comme dans l ' affrontement onto chronique de ses images de la pensée - donc Duns Scot, mais Spinoza ; Nicolas de Cuse, mais Giordano Bruno ; le Kant de la première et de la seconde Critique, mais le Romantique de la Critique du Jugement amené à poser à nouveaux frais la question du Transcendantal (l ' absolu transcendantal) à partir d ' une Esthétique « matérielle » ; m ais aussi, mais surtout, chacun d'eux, comme le point de cristallisation et de fusion d 'un devenir à la fois nécessaire et contingent par rapport à une histoire qu' ils n' expriment pas sans reconfigurer ses virtua­lités en la rapportant à la multiplicité de ses foyers ontologiques d' expérience . . . Et, ce mouvement, de le mener en laissant jouer la diférence jusqu' à atteindre à l ' expression contemporaine de ses lignes de forces portées à leur point de rupture eu égard aux catégories génétiques du sujet et de l'objet.

Ce qui devait nous conduire à une confrontation systématique avec une phénoménologie « renouvelée » au point de prétendre en finir radicalement avec toute corrélation entre la subjecti­vité transcendantale et les conditions de l' objectité de tout objet - mais c' était pour libérer une donation en chair, dégagée « de l 'horizon limité du phénomène de "droit commun" » au titre

nous étions attachés à comprendre le retour à la phénoménologie du Visible et de l'Invisible chez l-F. Lyotard (voir « Présences de l 'art », De l 'impossi­bilité de la phénoménologie. Sur la philosophie française contemporaine, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 1995, p. 107-117).

1. Voir É. AL, La Signature du monde, ou qu 'est-ce que la philosophie de Deleuze et Guattari ?, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Passages », 1993 ; De l 'impossibilité de la phénoménologie. Sur la philosophie française contempo­raine ; Deleuze. Philosophie virtuelle, Paris, Éd. Synthélabo, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 1996 ; Gilles Deleuze. Une vie philoso­phique, sous la direction de É. Alliez, Paris, Éd. Synthélabo, coll. « Les Empê­cheurs de penser en rond », 1998 ; Telenoia. Kritik der virtuellen Bilder, sous la direction de É. Alliez et E. Samsonow, Vienne, Verlag Turia + Kant, 1999.

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d'un phénomène saturé, réclamant le passage à une hennéneu­tique de la révélation dont on voit mal comment elle pourrait ne pas restaurer « un privilège méthodologique exceptionnel qui semble bien être celui de la subjectivité absolue 1 [ ... ] ». Et l 'on relèvera ici que Dominique Janicaud, à qui nous empruntons ces lignes, n' a pu élaborer son projet d' une « phénoménologie minimaliste qu' en faisant sienne la mise en garde deleuzienne contre « ce travail de taupe du transcendant dans l ' immanence elle­même 2 » - à partir de laquelle nous avions instruit pour notre part une impossibili té de la phénoménologie. Ce qui nous confinnait, si besoin en était, dans cette « idée de la phénomé­nologie » où n'a cessé de se jouer à notre sens, depuis la fon ­dation husserlienne, « l ' accomplissement de l ' intentionnalité dans la visée absolue qui la dissout 3 » . Ce qui nous relançait aussi, comme en retour, dans l 'urgence pressante d' explorer des his toires de la philosophie alternatives à un modèle onto-théo­logique permettant de s ' assurer comme a priori d' une (sur)détennination unitaire de la métaphysique dans la langue de l ' être - quand il faudrait plutôt savoir « ressaisir dans sa contradiction interne un des temps capitaux de l'histoire de l ' être dans une langue, qui a longtemps tenu lieu de langue uni­verselle : le latin 4 ».

1 . D. JANICAUD, p. 64-70 : dans sa précision critique, le commentaire porte sur Étant donné de l-L. Marion (Paris, PUF, 1 997) ; mais il nous intéresse ici en tant que description phénoménale des apories d'un mouvement de pensée à notre sens beaucoup plus « épochal » .

2. G. DELEUZE, F. GUA1T�RI, p. 48 ; D. JANICAUD, p. 1 17 . 3 . S elon le résumé proposé par D. Janicaud de mon « interprétation »

(p. 1 1 8) . - Sur la dimension « onto-théologique » de la philosophie husser­lienne, dont nous ne pouvons reprendre ici l'examen, on rappellera tout de même ce propos de Husserl daté du 4 septembre 1 935 : « Par-dessus tout, je croyais autrefois - et aujourd'hui c 'est plus qu'une croyance, aujourd'hui c 'est un savoir - que précisément ma phénoménologie, et seulement elle, est la philosophie dont l ' Église peut faire usage - et ceci parce qu'elle est en résonance avec le Thomisme et prolonge la philosophie thomiste » (voir A. JAEGERSCHMID, « Gesprliche mit Edmund Husserl 193 1 - 1 936 », Stimmen der Zeit, 199, nO 1 , 1 98 1 , p. 55 ; commenté par J. R. MENSCH, After Modernity. Husserlian Reflexions on a Philosophical Tradition, Albany, State University of New York Press, 1 996, p. 78) .

4. A. DE LIBERA et C. MICHON, Introduction à THOMAS D'AQUIN, DIETRICH DE FREIBERG, L 'Être et l 'essence. Le vocabulaire médiéval de l 'ontologie, Paris, Éd. du Seuil, 1996, p. II.

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La matière de ce volume, dont la première express ion a donné lieu fin 1994 à l' organisation d'un colloque franco­allemand à l ' Akademie Schloss Solitude intitulé « Traiter du temps à l ' automne du Moyen Âge », a fait depuis l'objet de plusieurs séminaires, dont le dernier en date, en 1997-1998, concluai t ma Direction de programme au Collège international de philosophie. Que les auditeurs français et étrangers soient ici remerciés pour leurs interventions et les discussions qui s ' en sont suivies : elles se sont souvent révélées déterminantes pour l ' exploration toujours difficile d 'un champ de recherche en mutation accélérée (et il nous a « intéressé 1 », et nous l ' avons investi aussi en tant que tel) - celui de la philosophie médié­vale. Le lecteur ne saurait donc être surpris de la fréquence des références aux travaux de ses principaux acteurs, et je pense ici en particulier à Olivier Boulnois, Jean-François Courtine, Alain de Libera et André de Muralt. Dans la diversité même de leurs orientations, l' impulsion qu' ils ont su donner, en cette période de faibles contrastes, à ce qui nous apparaît comme la réalité plurielle d' une Nouvelle histoire philosophique de la philo­sophie 2 en pensant autrement au Moyen Âge méritait qu' on leur prêtât hommage : d' une façon que d ' aucuns pourront juger, peut-être, p ar trop « ouvrière » au vu du genre littéraire dominant.

À ceux-ci, que j ' imagine non médiévistes, je souhaiterais seulement rappeler qu 'on ne peut s ' orienter dans la pensée du Moyen Âge qu ' en commençant par s ' orienter dans des textes qui sont d ' abord des archives rendues lisibles par des « éditeurs » et des « commentateurs » (anciens et modernes) . Le fait que ces archives soient, en soi et pour nous, la cause finale d 'un laboratoire « non unifié » de production ontologique 3 ne

1 . J. BIARD, « La philosophie médiévale intéresse », Études, mai 1994, p. 635-645 .

2. Nous nous en expliquons en marquant la distance à 1 ' « école » heideg­gerienne - non sans souligner l ' importance du « bilan critique » établi par cer­tains de ses exposants - dans la Première Partie de L'Impossibilité de la phé­noménologie, intitulée « Une histoire philosophique de la philosophie », qui était à l' origine un Rapport sur la philosophie française contemporaine rédigé à la demande du ministère des Affaires étrangères (Philosophie contempo­raine en France, Paris, ADPF, 1 994) .

3 . Selon le constat de A. DE LmERA et C. MICHON (ibid. ) : « Si l 'être se dit en grec, avant de se dire en latin, puis dans toutes les "langues de la philo-

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simplifie pas exactement la tâche du moderne scholar. Condamné au perspectivisme, son point de vue, dans chaque domaine de variation, ne vaudra qu ' en tant que puissance d' ordonner les cas comme condition de production du sens dans l ' événement de sa singularité . Coïncidant avec la nécessité de l ' opération est ainsi immédiatement mise en jeu la vérité de cette relation relative en sa capacité à articuler pratiquement des effets (qui ne sont pas que de théorie) .

Car, pour autant que n ' est effectif que ce qui est opérant, l 'état des choses n 'existe pas hors d 'une histoire générale.

Leçon historienne d'une philosophie opérante, leçon nietzschéenne (et déjà leibnizienne) ; leçon deleuzienne (et fou­caldienne) - en souvenir de celui qui n' a pas cessé de nous accompagner.

sophie", il n'en demeure pas moins que c 'est au Moyen Âge, dans la langue hautement technicisée de ce qu 'on nomme la "scolastique" que s'est créé le langage de la philosophie première, celui où toutes les ontologies, toutes les théories de l ' être communiquent pour se construire, se contredire ou se réformer. »

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S ' il est dans l ' ordre des choses que la perception suffise à définir une phénoménologie universelle faisant prévaloir les cohérences physiques sur la donnée représentative, ce que l ' invention catégoriale grecque vise à montrer dans la langue du sens commun - qu' il n 'est nul besoin de rompre la phy­sique naturelle du cours apophantique pour y insérer la paren­thèse d' une définition d'essence -, il est aussitôt nécessaire que le renversement du platonisme se soit présenté chez Aristote sous le registre unique d'une conversion des représentations en la reconnaissance des « choses mêmes 1 » . Selon l ' énoncé célèbre de Heide gger, rassemblant dans une formule « l ' ampleur du concept de vérité par lesquels les Grecs - c 'est­à-dire A ristote - pouvaient aussi nommer vrai la perception en tant que telle et le simple fait de percevoir quelque chose » : « ce n ' est pas la proposition qui est le lieu de la vérité, mais c' est la vérité qui est le lieu de la proposition 2. • • »

Pour restituer la cohérence de ce premier « retour aux choses mêmes », on soutiendra qu' il s ' est agi pour Aristote de donner avant tout valeur de vérité à l ' isomorphisme fondamental de la

1 . Il faut ici renvoyer à la magistrale démonstration de Claude IMBERT dans Phénoménologies et langues formulaires (Paris, PUF, 1 992).

2. M. HEIDEGGER, Gesamtausgabe (GA), 20, p. 73 ; 21 , p. 1 35 . Aussi la phénoménologie sera nécessairement débitrice, « sans en avoir une conscience expresse », de la grandeur du concept aristotélicien de vérité . . . Commentant ces deux citations, Fr. Dastur précise que «pour Aristote n' est véritablement que ce qui peut être mis à découvert dans une saisie purement énonciative qui n'ajoute rien à ce qui est mais ne fait que le présenter» (Fr. DASTUR, Hei­degger et la question du temps, Paris, PUF, 1990, p. 24-25). Dans l'original heideggerien, l'énoncé apophantique «fait voir (phainestai) quelque chose, à savoir ce sur quoi porte le discours [ . . . J. Le discours "fait voir" (apo) : à partir de cela même dont il est discouru » (Sein und Zeit, § 7, p . 32).

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pensée, du langage et de la réalité 1 ; de sorte que « les énoncés vrai s sont sembl ables aux choses ( ta pragma ta) 2» - et qu'« être dans le faux, c ' est penser contrairement à ce qui a lieu dans les choses (ta pragma ta) 3 ». Contre l ' identification platonicienne du réel au monde intelligible 4, et la rupture qui s ' ensuit entre le dire et le voir, cette valorisation conditionne le régime apophantique du discours philosophique, qui ne peut signifier quelque chose en tant que ceci ou cela qu'en rappor­tant la coïncidence prédicative du phénoménologique e t de l ' ontologique à la vérité an téprédicative de l ' étant comme tel 5.

1 . En effet: « bouc-celjsignifie bien quelque chose, mais il n 'est encore ni vrai, ni faux, à moins d ' ajouter qu' il est ou qu' il n 'est pas, absolument parlant ou avec référence au temps (kata khronon) » (De interpretatione, l , 16 a 1 6- 1 9) ; vo ir encore Analytiques postérieures (II , 7 , 92 b 5-8) , sur l ' impossibil ité de connaître l ' essence du bouc-cerf: toute définition est « réelle » en ce qu ' elle donne l ' essence de la chose qui doit donc exister pour pouvoir être définie (92 b 36-3 1 ) . C'est encore le « renversement du plato­nisme » qui commande à l ' autonomie du plan strictement sémantique par rap­port au métaphysique : contre l ' identité a priori du logique et du métaphy­sique, on fera valoir la distinction entre discours « simplement » sémantique et discours apophantique (De interpretatione, 4, 1 7 a 3 s .) . Nous jugeons donc pour le moins risqué toute analogie entre les notions aristotélicienne et fré­géenne d ' objet (que pourrait traduire pragma . . . ) : comme le reconnaît G. SADUN BORDONl (Linguaggio e realtà in Aristotele, Rome-Bari, Laterza, 1 994, p. 77-8 1 ; voir en part. n. 68), le logicien allemand conçoit l ' être entendu comme existence à la façon d 'un prédicat logique . . . Ce que recèle comme possibilité propre la notion d ' « obj et » dans sa différence à la « chose » -pragma, et interdit à mon sens de percevoir un Ari stote plus « copernicien » en métaphysique qu' en astronomie (p. 1 03) : pour reprendre une expression de Cl. Imbert, on pourrait ici évoquer les coordonnées « pto­lémaïques » de l ' énonciation méta-physique aristotélicienne (Cl. IMBERT, p. 200). Nous nous trouvons en revanche en parfait accord avec le commen­tateur italien lorsqu' il souligne que l ' établissement du principe de non-con­tradiction en Métaphysique D, où i l n ' est pas question de « bouc-cerf », s 'opère sur le plan de la substance qui fait coïncider hèn semainein avec la désignation de l ' ousia ( 1 007 a 20-3 1 , et Cl. IMBERT, p. 1 05- 1 32, avec la rela­tion de la position aristotélicienne à la thèse de Kripke). La « possibilité-limite d 'une autonomie signifiante » est ainsi recadrée sur la « monstration » de l 'essence de la chose. Comparer avec Barbara CASSIN dans son Introduction à La Décision du sens (avec M. NARCY), Paris, Vrin, 1 989, p. 36-40.

2. ARISTOTE, De interpretatione, 9, 19 a 33-34. 3. Métaphysique, J, 1 0, 1 05 1 b 4-5 . 4. Voir PLATON, République, V, 477 : pleinement connaissable, l ' Idée est

pleinement être. 5. Voir 1. MOREAU, « Aristote et la vérité antéprédicative », dans Aristote et

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Ce régime fait fond sur une catégorisation physique qui doit pennettre à la perception de convertir ses représentations en la grammaticalisation des « choses mêmes » ; à la sensation de fonder ses prédicats sensibles sur un sujet ou substrat (hupokei­menon) qui demeure (hupomenei) , et en l ' absence duquel elle disparaîtrait 1 . Le terme technique de hupokeimenon désigne ainsi pour Aristote « ce que le langage courant nomme to pragma, la chose », qu' il faut poser comme le véritable sujet - selon la traditionnelle traduction de hupokeimenon - de la philosophie aristotélicienne. En effet, dire que la chose est sujet, « c'est d' abord ne pas l ' interpréter [anachroniquement] comme ob-jectum, c ' est-à-dire comme s imple vis-à-vis d ' une conscience qui la pose devant soi en tant que placée sous sa dépendance 2 [ • • • ] ». La perception comme la pensée est tou­jours de quelque c hose donné qui peut se présenter dans la langue en garantissant à la méta-physique son statut de science empirique dès lors que la notion d'être, confusément et origi­nairement intelligée dans la sensation première, est celle que l ' intellect, dans toutes ses activités cognitives , exprime en la disant prédi cativement de tel ou tel sujet. L' être est donc « impliqué virtuellement dans la sensation primitive comme un aspect objectif consti tutif de l' intelligibilité de la réalité perçue, et il est exprimé actuellement comme prédicat de toute propo­sition judicative que l ' intellect peut formuler dans son mouve­ment cognitif le plus naturel 3 ».

Au vu de ce primat de la « physique », qui conditionne en tant que science des principes des choses l ' idée même d 'une

les problèmes de la méthode, Louvain-la-Neuve, Éditions de l 'Institut supé­rieur de philosophie, 1 9802, p. 2 1 -33 .

1 . « Aussi la destruction du sensible entraÎne-t-elle celle de la sensation. Par contre, la destruction de la sensation n'entraîne pas celle du sensible [ . . . ] » (Catégories, 7, 8 a 2-5) . Car, « que les substrats [hupokeimena), qui produi­sent la sensation, ne soient pas aussi indépendamment de la sensation, c 'est impossible. En effet, la sensation n'est assurément pas sensation d' elle-même, mais il y a quelque chose d'autre en dehors de la sensation, qui est nécessai­rement antérieur à la sensation : car ce qui meut est par nature antérieur à ce qui est mû » (Métaphysique, D, 5, 1 0 1 0 b 33 - 1 0 1 1 al) .

2. G. ROMEYER DHERBEY, Les Choses mêmes. La pensée du réel chez A ris­tote, Lausanne, L'Âge d'Homme, 1 983, p. 1 85 - 1 86.

3 . A. DE MURALT, «Genèse et structure de la métaphysique aristotéli­cienne », Revue de philosophie ancienne, XIV/l, 1996, p. 22.

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métaphysique 1 en rupture de platonisme, et inscrit ces traités sous la rubrique générale de l ' epistémè tes ousias 2 devant « chercher d' abord parmi les substances sensibles 3 », faire de la philosophie en aristotélicien, c' est - selon le mot de Michel Narcy - parler du sensible : « parler du sensible en termes d' eidos, parler d' eidos sans quitter le sensible 4 » puisqu'on ne peut connaître que ce qui est. Par ce savoir du sensible qui fait corps avec l ' ensemble du projet du Philosophe, est ainsi institué comme un langage « par nature » dont la propriété essentie lle est de faire apparaître avec clarté (phainestai) à partir du dis­cours lui-même (apô) la chose qui se tient là (ekkeimenou prag­matos) telle qu 'elle est : donnée immédiate de l 'expérience et phénomène au fondement de la définition de la nature, à la fois p ragma et on , phusei on. Il commande à la naissance du concept à partir de cette logique de la sensation (qui n' est jamais sensation d'elle-même) et de l ' induction (épagogè 5) en

1 . « Il y aura donc un rapport circulaire entre la connaissance du monde sensible et celle de l ' acte pur [ . . . ] (G. VERBEKE, « Démarches de la réflexion métaphysique », dans Aristote et les problèmes de la méthode, p. 1 28- 1 29). Voir également dans le même recueil l'article de C. J. DE VOGEL, « La méthode d ' Ari s tote en métaphysique d ' après Métaphysique , A, (p. 1 47- 1 70) . Au-delà de l ' identification souvent commentée entre physique et métaphysique dans les écrits les plus anciens d ' Aristote, W. WIELAND rap­pelle la fondation physique des premiers livres de la Métaphysique (voir Die aristotelische Physik. Untersuchungen über die Grundlegung der Naturwis­senschaft und die sprachlichen Bedingungen der Prinzipenforschung bei Aris­toteles, Gottingen, Vandenhoek & Ruprecht, 19702, Introduction) . Le point sur la question de l ' invention du terme (non aristotélicien) de « métaphy­sique est fait par P. AUBENQUE, Le Problème de l 'être chez Aristote. Essai sur la problématique aristotélicienne (Paris, PUF, 1 9662) , Introduction : « La science sans nom

2. La découverte du substrat (ou du « sujet relève en dernière analyse de la physique (voir E. BERT!, Le ragioni di Aristotele, Rome-B ari, Laterza, 1 989, chap. II) .

3 . Métaphysique, Z, 3, 1029 a 33-34. 4. M. NARCY, « Eidos aristotélicien, eidos platonicien dans M. DrxSAUT,

Con tre Platon , Pari s , V ri n , 1 994 , p. 6 1 . Voir Métaphysique , A, 6 , 987 a 32 - b 5 , pour l a critique d e l a séparation platonicienne du plan d e l a connaissance e u égard au sensible, et son renvoi aux doctrines héraclitéennes : Platon ne s'est pas affranchi du phénoménisme (M, 4, 1 078 b 1 1 - 1 7) .

5 . Voir Analytiques postérieurs, II , 19 ; Métaphysique, A, 1 ; De anima, III, 4-5 . . . ; avec les analyses de Deborah K. W. MODRAK, Aristotle. The Power of Perception, Chicago-Londres, University of Chicago Press, 1 987, surtout chap. VII : « Les conséquences épistémologiques

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déterminant qu' il n 'y a d'existence que matérielle, d'évidence que phénoménologique et naturelle - d ' essence (ousia) que non séparée (chôris) du sensible l, et donc que « rien de ce qui est universel n' est ousia 2 ».

Une fois exclue toute possibilité d'une connaissance a priori (pas de science sans expérience-empeiria 3 ; pas de pensée sans un appui dans l 'expérience sensible : elle ne peut s ' exercer sans liai son avec une image sensible 4 ; mais auss i bien pas de connaissance de soi différente en son principe de la connais­sance d' autrui 5) et réaffirmée la présence du processus inductif dans le savoir déductif, les êtres mathématiques eux-mêmes n' échapperont pas à l ' identité de la quiddité et de la substance : opposés à tout idéalisme mathématique (qui inspirait la théorie des Idées), achôrista, ils formalisent par leur abstraction, dans la forme de 1' « en tant que 6 », les propriétés des choses exis­tantes réduites à la quantité 7. C'est-à-dire en tant que quan­tité, fonctions d 'une matière intelligible: noetè hulè, ou d' un pseudo-être distribué en quasi-objets n ' existant nulle part en acte 8. Car « aucune chose n' existe séparément en dehors des grandeurs sensibles 9 » dont la réal i té renvoie à la matière

1 . Métaphysique, A, 9, 99 1 b 1-2. Pour une présentation générale de la cri­tique aristotélicienne du chôrismos platonicien, voir 1. DÜRING, Aristoteles. Darstellung und Interpretation seines Denkens, Heidelberg, Carl Winter-Uni­verstatsverlag, 1966, chap. IV : « La controverse sur la doctrine des Idées » .

2 . Métaphysique, Z, 16, 104 1 3 . Voir Analytiques antérieurs, l , 30, 46 a 17-18 : « I l appartient à l'expé-

rience de donner conformément à elle-même les principes de chaque chose. » 4. De memoria, 1 , 449 b 3 1 ; De anima, III, 8 , 432 a 8-9. 5 . Topiques, E, 4, 1 25 a 39 s. 6. W. Wieland a excellemment montré l'importance de cette «forme » de

l ' en tant que (hê) pour la conceptualisation aristotélicienne: elle pennet en effet d'abstraire certains éléments constitutifs d'une chose comme autant de points de vue sur la chose sans les hypostasier selon une modalité spatiale, comme autant de « choses » indépendantes. L'en tant que scellerait ainsi la découverte anti-platonicienne du concept en tant que réflexif (W. WIELAND, § 1 3-14) .

7. Voir Métaphysique, K, 3, 106 1 a 28 - b 2. Cette conception de l'abstrac­tion mathématique sera reprise telle quelle par saint THOMAS D'AQUIN (Summa theologiae, 1, 85, 1 ad 2um) .

8 . Selon la terminologie de Alain BADIOU, Court traité d 'ontologie transi­toire, Paris, Éd. du Seuil, 1998, p. 39-43 .

9. De anima, III, 8, 432 a 3-4. Avec la conclusion de Métaphysique, N, 6, 1093 b 25-29 : « les entités mathématiques n 'existent pas, comme [les Plato­niciens] le prétendent, séparées [chôrista] des choses sensibles, et ne sont pas

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comme substrat de tous les changements physiques, à la matière déterminée, spécifiée dans les choses . Ce qui signifie, inverse­ment, qu ' « en supprimant par la pensée toute existence, on sup­prime du même coup toute essence 1 » et on interdit toute pos­sibilité de définition, qui se ramène à la recherche de la cause 2. À la recherche des causes des choses (et de leurs mouvements) plutôt que des processus - sachant que l 'on chercherait en vain dans la Physique d' Aristote un concept correspondant à notre moderne effet ou à la notion d'état (et à sa conservation, hors le repos 3) .

Aussi les « expériences de pensée » chez Aristote n' auront­elles d' autre fonction que de réduire ad impossibile une hypo­thèse non fondée expérimentalement dans les choses mêmes, non vérifiée phénoménologiquement dans l ' expérience que l ' homme s 'en fait. C ' est là aussi un réquisit du kosmos en tant que tel: sa définition, pour être identique à la chose décrite, interdit de placer quelque chose que ce soit hors de son lieu naturel pour la plonger dans des conditions contrefactuelles : dans des conditions de non-existence 4 qui transgresseraient le principe d' équivalence entre réalité et visibilité, réalité et pos­sibilité. Hama tô pragmati 0 topos 5 : le lieu est avec la chose puisque « le fait d' être à part soi (séparé : chôriston) et d 'être ceci (tode ti ) semble appartenir éminemment à l ' essence 6 » : où

les principes des choses » (la critique de l 'existence « réelle » des nombres mathématiques commence en 1 090 a 2) . Seules les choses sensibles sont chôrista.

1 . S. MANSION, Le Jugement d 'existence chez Aristote, Louvain-la-Neuve, Éditions de l ' Institut supérieur de philosophie, 19762, p. 273 .

2 . Analytiques postérieurs, II, 2, 90 a 14-18, et 3 1 -32. 3. Selon le précepte scolastique : Omne quod movetur, ab aliquo movetur

{Tout ce qui se meut est mû par quelque chose}. L'idée de transcendance est ainsi incluse dans la notion même de causalité. C'est pourquoi la mécanique aristotélicienne se refuse à penser le « processus » qui implique une causalité immanente. Au Moyen Âge, l ' intégration de la physique aristotélicienne dans la preuve cosmologique de l ' existence de Dieu reposera sur ce modèle d'une causalité transcendante qui interdisait, par le Premier Moteur immobile, toute idée d ' immanence cosmique.

4 . Voir A. FuNKENSTEIN, Theology and the Scientific Imagination from the Middle Ages to the Seventeenth Century, Princeton, Princeton University Press, 1 986, p. 155-164.

5. Physique, IV, 4, 2 1 2 a 19. 6. Métaphysique, Z, 3, 1029 a 27-28 . « Si le "ceci" est un "par soi" et le

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sont en effet le bouc- cerf et le sphynx 1 ? C ' est la formule cos­mique qui garantit que les choses s ' inscrivent dans l 'univers (le lieu commun : koinos) de façon à s' y retrouver à chaque fois chez soi (oikos), d ans leur lieu propre (idios) . « Est vraiment et proprement un lieu ce qui dans son étreinte tient et conserve la disposition et l' ordre de tous les éléments 2 » - résume Bergson dans un texte qui a su rappeler toute l ' importance de la lutte d' Aristote contre l ' idée d'un espace prématurément émancipé du lieu des choses par Leucippe et Démocrite 3. Le lieu propre est ainsi relatif en un double sens : relatif à autre chose (kath ' allo), à chaque chose qui y est « en premier » (en 0 p rôto) , il est aussi en relation avec le lieu commun, qui est par soi (kath ' auto 4), auquel il renvoie selon un rapport d ' inclusion - et d'homologie (de topologie) qui fait aussi bien du lieu commun absolu le lieu propre du Tout.

Selon cette idée du lieu qui refuse toute subordination des choses à un espace abstrait en nous amenant à « reconnaître que les choses elles-mêmes sont les lieux - et ne font pas seule­ment qu'être à leur place en un lieu 5 », être pour une chose, ce sera être dans le temps de la présence qui lui est propre pour autant qu� sa permanence est « cosmiquement » fondée. Est ce qui est ainsi absolument présent. Et c ' est à l 'homme en tant que « bipède le plus conforme à la phusis 6 » qu' il revient

"par soi" un "à part soi", le ceci sera aussi un "à part soi" », selon le commen­taire de G. ROMEYER DHERBEY, p. 205.

1 . Physique, IV, l, 208 a 29. 2. H. BERGSON, L 'Idée de lieu chez Aristote, thèse latine traduite dans les

Mélanges, Paris, PUF, 1972, p. 37. Voir l'analyse de Théophraste rapportée par SIMPLICIUS, In Phys. , 639, 1 5-22, à laquelle renvoie Düring pour étayer une description similaire de la co-essentialité du lieu qui œuvre à la perfection de la chose en assurant la meilleure disposition de ses parties ; pour la critique de cette tradition - qui est aussi celle de Jamblique et de Damascius - par Simplicius, voir Ph. HOFFMAN, « Les catégories "où" et "quand" chez Aristote et Simplicius », dans : P. AUBENQUE (éd.), Concepts et catégories dans la pensée antique, Paris, Vrin, 1 980, p. 2 17-245 .

3. Se reporter à la conclusion de BERGSON sur Aristote (Matière et mémoire, Œuvres, Paris, PUF, Édition du centenaire, 1 959, p. 56). Bergson reprochera à Kant d' avoir pensé l' espace « avant les corps » (p. 36 1 -362).

4. Voir Physique, IV, 2, 209 a 31 s. 5. M. HEIDEGGER, « L' art et l ' espace » , Questions IV, Paris, Gallimard,

1976, p. 1 03 . 6. Marche des animaux, 5 , 706 b 9- 1 0.

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de découvrir le cosmos, comme il lui appartient de révéler le temps dans le primat du présent 1 en faisant du maintenant le l ieu du temps , en percevant l ' avant et l ' après 2 à partir du nombre d 'un mouvement toujours concret dont la référence ultime n' est autre que le mouvement absolument constant de la révolution céleste 3 : il est (on) en tant que nombre du ciel, nombre nombré pour un temps déterminé. Et c' est encore au ciel qu' il revient de délimiter (horismenon) la limite immobile du corps enveloppant ave c le rebord extérieur de la voûte céleste 4.

Eugen Pink l' avait fortement souligné : « La théorie aristo­télicienne de l ' espace [c' est -à-dire l ' idée aristotéli cienne du lieu] , comme celle du temps et du mouvement trouvent leur achèvement dans une théorie du ciel 5. » Ou, pour paraphraser un commentaire plus récent : ce n'est donc nullement l 'homme qui construit idéalement un espace pour nombrer le temps - nombre nombrant, nombre abstrait ; c' est bien plutôt en l 'homme et par l'homme que la spatialité du monde de la vie et du cosmos se déploie 6, et se découvre dans la structure pré­dicative - comme le logement des choses. De là, suit que le lieu propre dans sa s ignifi cation première, pour constituer « l 'horizon de ce que nous thématisons, à savoir les "affaires" » (pragmata), pourra être exemplairement rapporté par Aristote à ce lieu qui « ne contient rien de plus que toi (sû) » - d' un toi qui « es maintenant dans l ' univers ( ouranos) parce que (tu es) dans l ' air (= dans l ' atmosphère), (et que) celui-ci à son tour

1 . Analytiques postérieurs, II, 1 2, 95 b 1 8 . 2. Voir Physique, IV, 1 1 , 2 1 9 a 33 - b 2 . 3 . Voir H. BLUMENBERG, Die Genesis der kopemikanischen Welt, Franc­

fort-sur-Ie-Main, Suhrkamp Verlag, 1 98 1 2, Partie IV, chap. 1 : « Die Unent­behrlichkeit der Himmelsbewegung für den antiken Zeitbegriff. »

4. Voir Physique, IV, 5 . « La théorie ari stotélicienne du lieu , note J . Moreau, s ' achève ainsi par un appel à la cosmologie, seule capable de fonder des termes immuables, de définir le lieu absolu » (J. MOREAU, L 'Espace et le Temps selon Aristote, Padoue, Éd. Antenore, 1 965, p. 43) .

5 . E. FINK, « Force et mouvement dans la philosophie aristotélicienne » ( 1 95 1 ) , Études phénoménologiques, n° 1 6, 1 992, p. 9. Il est à peine besoin de souligner l ' absence de terminologie adéquate pour exprimer la distinction lieu/espace .

6. Voir P. DESTRÉE, « Lieux du monde, lieu des choses. La problématique ari stotélicienne de la spatialité », Études phénoménologiques, nO 1 6, 1 992, p. 42.

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(est) dans l ' univers ; et (tu es) dans l ' air parce que (tu es) dans (= sur) la terre, et de même (tu es) dans celle-ci parce que (tu es) dans ce lieu-ci, qui n' enveloppe rien de plus que toi » ; mais toujours la cosmologie interdira à cette phénoménologie de se développer de [' intérieur en une anthropologie de l ' être-au­monde 1. Car «l' expérience du "toi" est une expérience de la spatialité 2 » faisant du temps le prédicat du mouvement des choses présentes 3 - et non le principe d 'une temporalité, d 'une temporalisation s ' authentifiant dans l ' appropriation exclusive d'un lieu toujours déjà commun, Da-sein. (Le sens du temps, limité au niveau de la perception et de la sensation communes, n 'est pas nécessairement un privilège de l 'homme pour Aris­tote 4.) Il en va de même, en définitive, au plan de la poli­teia : l' espace phil-anthropique d'une sunousia des existences ouvrant « énergétiquement » su r l ' existe r communautai re interdit toute ontologie fondamentale du politique 5.

Cette pragmatique est constitutive de l 'aporie de la métaphy­sique aristotélicienne telle qu ' elle a été résumée par Pierre Aubenque:

l. Ce qui se laisse encore vérifier par la théorie cosmique de l ' intellect agent - dans son identité « matérielle» avec l ' intelligence motrice de la sphère lunaire. On citera la conclusion de H. BLUMENBERG : « Resultat des Aristotelismus ist die Subordination der Anthropologie unter die Kosmo­logie » (p. 2 1 6).

2. J'ai cité ici Physique, IV, 2, 209 a 33 - b l, en suivant la retraduction qu'en propose Rémi BRAGUE dans Aristote et la question du monde. Essai sur le contexte cosmologique et anthropologique de l'ontologie (Paris, PUF, 1988, p. 286) ; non sans m' appuyer sur l ' analyse convaincante qu'en propose l ' auteur (voir l ' ensemble du chap. VI : « Le lieu »). Les deux citations se trou­vent aux pages 286 et 288.

3 . Voir W. WIELAND, § 18 . Mais l ' analyse phénoménologique du temps aristotélicien en tant que « concept opératoire de l ' expérience » du monde naturel proposée par l ' auteur ne manque pas de buter sur « l 'effet en retour de la cosmologie sur la physique [ . . . ] » .

4 . Voir G. VERBEKE, «La perception du temps chez Aristote », dans Aris­totelica. Mélanges offe rts à Marcel de Corte, Cahiers de philosophie ancienne, n° 3 , 1 985, p. 357 : « En effet, si l ' auteur dans la définition du temps parle de "nombre", il ne s 'agit pas nécessairement d 'un chiffre précis de jours, de mois ou d' années, mais de la conscience d' une multiplicité suc­cessive. » Le temps peut en effet être considéré comme un sensible commun (De Memoria, l, 450 a 1 0).

5. Voir P. RODRIGO, Aristote, [ 'eidétique et la phénoménologie, Grenoble, Jérôme Millon, 1995, p. 1 20 (et, plus généralement, Études II et VI) .

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1/ Il existe une science de l' être en tant qu'être (to on hê on) ;

2/ Toute science porte sur un genre déterminé (to hupohei­menon genos ) ;

3/ L'être n' est pas un genre - si le genre est le lieu « où le mo uvement universalisant du discours (mouvement qui tend vers l ' être en tant qu'être) se heurte à la dispersion irréductible des êtres 1 » ;

4/ Il n' y a pas de genre suprême de l' être, mais une unité analogique de signification relative à l' ousia.

Selon une logique qui est de structure, et très précisément de structure ontologique, il « suffira » de substituer à l ' analogie en tant que substitut de l ' inaccessible communauté de l ' étant l ' univocité pleine et entière du concept de l 'être en tant qu 'être pour que l es conditions métaphysiques d'une modernité soient réunies .

Il ne serait pas autrement surprenant que cette révolution, qui n' a d' autre échelle que la plus longue durée de notre propre his­toire, porte avec elle la « productibilité » d 'un pôle égolo­gique s ur le plan d' un temps abstrait de tout ancrage dans un lieu naturel . Un temps coupé de cette phusis ouverte à la sphère complète de la vie comme « débordement du lieu 2 » .

Soit , très précisément encore , le contra ire du dispositif aristotélicien.

1. P. AUBENQUE, Le Problème de l 'être chez Aristote, p. 220, 225 . 2. Voir 1.-Cl. MARTIN, L 'Âme du monde. Disponibilité d 'Aristote, Paris, Éd.

Synthélabo, 1 998, chap. IV : « L'espacement du monde ».

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II

SPECTRES D'ARISTOTE

Ceci expliquant peut-être cela, pragmatique oblige : le nom d'Aristote n ' a cessé de hanter la philosophie moderne en ses multiples tentatives d' autodépassement (en tant que système de la représentation) - comme en un retour du refonte mena­çant de recondui re vers un hylétisme ontologique, ou une ontologie du sensible accordée à ce que J. Derrida appelle une « hantologie » 1 •

Jusqu'à Hegel, qui - pour le moins paradoxalement : on ne tardera guère à lui objecter - n' aura pas ménagé ses efforts pour revenir aux « sources aris totéliciennes elles-mêmes » et extraire la philosopJ;lie d'Aristo te de cet « ensemble de méta­physique d ' entendement et de logique formelle » propre aux Scolastiques 2. Hegel affirmant que pour « restituer la philoso­phie aristotélicienne, il faudrait développer le contenu particu­lier de chaque chose » ; et de conclure que « si l 'on prenait la philosophie au sérieux, rien ne serait plus méritoire que de faire un cours sur Aristote ». On y montrerait qu' il dépasse Platon en « profondeur spéculative » en tant qu' il a su affinner la spé­culation « au sein du plus ample développement empirique 3 » et conduire la pure essence de la perception jusqu' au concept déterminé. « En reliant toutes ces déterminations, en les tenant

1 . J. DERRIDA, Spectres de Marx, Paris, Éd. Galilée, 1993. 2. Pour avoir ainsi su extraire définitivement Aristote de l ' aristotélisme

médiéval, l ' exposé hégélien serait encore, selon WIELAND, «la meilleure représentation de la philosophie aristotélicienne dont nous disposions jusqu 'à aujourd ' hui » (Die aristotelische Physik . . . . Gottingen. Vandenhoek & Ruprecht, 19702, § 1.D).

3. G. W. F. HEGEL, Leçons sur l'histoire de la philosophie, t. III, Paris, Vrin, 1972, p. 500, p. 510. p. 513 . « Le penser est devenu concret », conclut Hegel; suit que « de tous les Anciens, Aristote est celui qui mérite le plus d'être étudié » (p. 610).

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solidement jointes , il en forme le concept, étant spéculatif au plus haut degré tout en ayant l ' apparence d' être empirique 1 . » Il est donc possible d' extraire la partfinie de la logique de l ' enten­dement (et du principe de non-contradiction 2) de la raison spé­culative qui préside en droit à son élaboration. Spéculative, la philosophie d' Aristote s' affirme à « considérer toutes choses de façon pensante, [à] transformer toutes choses en pensée (Alles denkend zu betrachten, in Gedanken zu verwandeln) 3 » .

Mais dans ces Leçons, où l 'on découvre un Heg el aristotéli­cien (ou aristotélisant 4) plaçant son combat contre l ' idéalisme de Kant et des Romantiques sous la bannière d 'une sorte de Zurück zu A ristote les ! , on appréhendera aussi c e qui « manque » au Stagirite - à savoir « l ' unité du concept » (ou « l ' essence absolue ») dont la déficience rejaillit sur sa philoso­phie, qui « ne présente pas l ' aspect général d 'un tout qui se sys­tématise ». S es parties étant simplement « reprises de l ' expé­rience et juxtaposées 5 », la construction reste prise en fait dans

1 . Ibid. , p. 539. 2. « On voit tout de suite qu ' Aristote n' entend pas par là le pur être ou

non-être, cette abstraction qui est essentiellement le passage de l ' un dans l ' autre ; par ce qui est, il entend essentiellement la substance, l ' idée » (ibid. , p. 5 1 7-5 1 8) .

3 . Ibid. , p. 532. 4 . Puisqu ' on a pu dire que Hegel aurait « aristotélisé » en présentant la

pensée des choses mêmes au lieu des « choses-de-pensée » (voir R. HA Y M , Hegel und seine Zeit, Berlin, R . Gaertner, 1 857, p. 225-226). Karl Ludwig MICHELET s 'était référé à Hegel comme à « l 'Aristote de notre siècle » dans son Examen critique de l 'ouvrage d 'Aristote intitulé Métaphysique » (Paris, Vrin-Reprise, 1 982 [ 1 835] , p. 45) . On relèvera que l ' auteur de Hegel der unwiderlegte Weltphilosoph ( 1 870) contredit cependant Hegel quant à sa transposition dans l ' immanence de la transcendance du Premier Moteur (voir Leçons . . . , p. 527 ; et Examen critique . . . , p. 1 92). Outre l ' Avant-propos de J .-Fr. Courtine à la réédition du texte de Michelet, voir D. GIOVANNANGEU,

« L' interprétation de la Métaphysique par Karl Ludwig Michelet », dans Aris­totelica. Mélanges offerts à Marcel de Corte, Cahiers de philosophie ancienne, n° 3 , 1 985, p. 1 89-206.

5 . G. W. F. HEGEL, p. 499. Dans le commentaire qu 'i l propose de ces textes, P. Aubenque crédite Hegel d' avoir « le premier, contre l ' interprétation domi­nante, osé mettre en question l ' unité du prétendu système aristotélicien . . . » (P. AUBENQUE, « Hegel et Aristote », dans Hegel et la pensée grecque, sous la direction de J. D ' Hondt, Paris, PUF, 1 974, p. 1 1 3) . Pour un rappel de l ' importance de cette lecture « hégélienne » eu égard à la propre interprétation de P. Aubenque (Le Problème de l 'être chez Aristote, Paris, PUF, 1 9662, p. 250), se reporter à l ' intervention de cet auteur à la Société française de

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la logique de l 'entendement d'une « histoire naturelle du penser fini 1 », ignorante de la « nécessité » organique du concept sans laquelle le particulier ne saurait être reconnu « à travers et par le moyen » de l ' universel : de l ' universel comme « universel réel » , « de telle façon que le contenu en soit saisi seulement comme détermination du penser qui se pense lui-même 2 » . Bref, pour manquer de « méthode 3 » , Aristote échoue à fonder cette phénoméno-Iogie qui se définira par l' élévation à l ' iden­tité absolue du phainomenon et du logos. Le sensible s 'y fait sens en se niant (Aufhebung) comme sensible pour se recon­nmÛ'e, dans l 'unité du sens et de l ' être, dans le concept comme

4 temps . . .

C'est aussi tout le destin de l 'hégélianisme qui se joue dans un rapport redoublé à Aristote : quand, au titre d ' une école jeune-hégélienne, ses Jeunes critiques opposeront à ce qui leur apparaîtra comme la forme achevée d' un platonisme déguisé - un platonisme logique systématique - le réalisme restitué de la philosophie aristotélicienne 5 .

Le ton est donné par la Contribution à la critique de Hegel de Ludwig Feuerbach. Pour être centrée sur le concept de Sinnlich­keit, Feuerbach y reprend inlassablement cette idée que l 'être n 'est pas un concept universel séparable des choses puisque

philosophie : séance du 23 mars 1963, repris dans Études aristotéliciennes. Métaphysique et théologie, Paris, Vrin-Reprise, 1 985, en part. p. 1 1 9- 1 20.

1 . Ibid. , p. 594. 2. Ibid. , p. 6 1 1 (souligné par moi). On avait pourtant lu plus haut cette affir­

mation solennelle : « Le concept dit : le vrai est l 'unité du subjectif et de l 'objectif, et c ' est pourquoi il n' est ni l 'un ni l' autre. C'est à l 'élaboration de ces formes spéculatives que s ' est livré Aristote » (p. 53 1 ).

3. Cf. K. L. MICHELET, p. 304 (<< De la part d' erreur qui se trouve dans la Métaphysique » ) .

4. Un certain parallèle pourrait ici être esquissé avec le commentaire hei­deggerien (GA , 2 1 , § 14), selon lequel « Aristote lui-même ne s 'interroge pas sur le sens de U ' ]identité de l 'être et de la vérité, c 'est-à-dire qu' il ne met pas à jour le caractère proprement temporel de la présentation de ce qui est dans la saisie purement énonciative, et par conséquent ne lui apparaît pas non plus le caractère éminemment temporel de la détermination de l' être comme pré­sence » (voir Fr. DASTUR, Heidegger et la question du temps, Paris, PUF, 1990, p. 25).

5 . L'essentiel de ce mouvement a été restitué avec une rare économie de moyens par E. BERTI, Aristotele nel novecento, Rome-Bari, Laterza, 1 992, p. 8- 1 2.

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c 'est de l 'être même que je tiens le concept d 'être ; or tout être est un concept déterminé, un avec la chose qui est et qu 'il est ; donc le contraire de l 'être (de l 'être en général, comme le considère la Logique) n 'est pas le néant (une auto-illusion absolue J, mais l 'être sensible et concret auquel seul peut faire droit l ' intuition d 'entendement empirique- concrète (die empirisch-concrete Verstandschauung) dans l 'activité des sens qui me donnent quelque chose comme sujet . . . En effet,

de même que le concept d'homme, une fois ôtée la différence spécifique de l'homme, est le concept non plus de l'homme, mais d'une entité artificielle, à peu près comme l'homme plato­nicien de Diogène, de même le concept d'être, une fois écarté le contenu de l ' être, n'est plus le concept d'être 1 .

C e n' est donc pas « l ' être sensible qui nie l ' être logique » (Hegel, au début de la Logique), mais la logique spéculative qui manque de contenu réel et se donne en représentation (<< l ' être se réduit à la représentation de l ' être 2 ») pour avoir inversé le rapport entre sujet et prédicat, être et pensée 3 • • • Car « le vrai rapport de la pensée à l ' être se réduit à ceci : l 'être est le sujet, la pensée le prédicat. La pensée provient de l ' être, et non l ' être de la pensée » .

1 . Voir L. FEUERBACH, Contribution à l a critique de la philosophie de Hegel ( 1 839), Manifestes philosophiques, Textes choisis par L. Althusser, Paris, UGE, 1 9732, p. 44 s . Voir aussi A. PHlLONENKO, La Jeunesse de Feuer­bach (1828-1841) . Introduction à ses positions fondamentales, t. l, Paris , Vrin, 1 990, chap . v : « La critique de Hegel » ; K. LëlwITH, De Hegel à Nietzsche, Paris, Gallimard, 1 969, p. 96-97 pour les tennes « aristotéliciens » d' une lettre de Feuerbach à Hegel - jointe à sa Dissertation « hégélienne » de 1 828 - centrée sur la question de la réalisation de l ' Idée. Commentaire de A. Philonenko (dans sa Préface à L. FEUERBACH, Pensées sur la mort et l 'immortalité, Paris , Éd. du Cerf, 1 99 1 , p. XII) : « Il n 'y avait qu' à pousser du doigt l 'hégélianisme pour retrouver l ' empirisme supérieur, professé par Feuer­bach dès 1 830 » - le doigt d' Aristote.

2. L. FEUERBACH, Principes de la philosophie de l'avenir ( 1 843) , § 27, Manifestes philosophiques, p. 223 .

3. Voir § 5 1 et 53 des Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie ( 1 842). Sur l ' identité de la pensée et de l ' être comme suite et développement nécessaires du concept de Dieu, voir les Principes de la philosophie de l 'avenir, § 24 : « La philosophie spéculative n'a fait que généraliser et trans­fonner en propriété de la pensée et du concept en général, ce dont la théologie faisait la propriété exclusive du concept de Dieu » (p. 2 1 7-2 1 8).

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Aussi, à commencer tout d e suite par le concret, puisque « seule la pensée qui se détermine et se rectifie au moyen de l' intuition sensible est pensée réelle et objective, pensée de la vérité obje ctive 1 » , on lai sserait la nature - c ' est-à-dire l 'essence qui ne se distingue pas de l 'existence - ajouter « à la tendance monarchique du temps le libéralisme de l ' espace 2 » impliqué par la distinction des lieux et les rapports de voisinage. Et c' est ce concept réel et concret de l ' espace enté sur le lieu des choses et des êtres, « conditions [ . . . ] des lois aussi bien de l ' être que de la pensée », « première détermination de la raison » parce que « c'est par la distinction des lieux [ . . . ] que commence la nature organisante », qui fait de moi qui suis ici « le premier être » (Dasein ) 3 . • • Appréhendé sur la base de la « science naturelle 4 », cet espace anthropo-topologique fournit le sol primitif d 'un être phénoménologique sur lequel, dira Mer­leau-Pont y , « la pensée régressive bute sans pouvoir le déduire s » . Pour avoir, tout à l ' inverse, transformé l ' être en une simple détermination de pensée, Hegel sera très logiquement conduit à privilégier, sur l ' espace conçu comme universalité abstraite de la nature, le temps comme abstraction existante en

1 . L. FEUERBACH, Principes de la philosophie de l 'avenir, § 48, p. 252-254 (souligné par l ' auteur).

2. L. FEUERBACH, Contribution à la critique de la philosophie de Hegel, p. 2 1 . On rencontre cette affirmation naturaliste dans le contexte de la critique de la philosophie hégélienne de l 'histoire : « Seul constitue la forme de son intuition et de sa méthode elle-même, le temps qui exclut, et non pas, simul­tanément, aussi l 'espace qui tolère ; son système ne connaît que subordination et succession, il ignore tout de la coordination et de la coexistence » (p. 20-2 1). Rappelons que le « libéralisme» est lié très aristotéliciennement chez Feuerbach à l ' activité des sens par lesquels « je permets à l'objet d'être ce que je suis moi-même : un sujet, un être réel qui se manifeste » (voir Prin­cipes de la philosophie de l 'avenir, § 25 , p. 220). Cette manifestation est d'une communauté d 'espace, et non pas simple juxtaposition.

3. L. FEUERBACH, Principes de la philosophie de [ 'avenir, § 44, p. 247-250. Cette première détermination du Dasein selon Feuerbach (<< Je suis ici : telle est la première marque d'un être réel et vivant . . . ») ne pourrait mieux évoquer la détermination aristotélicienne du lieu propre analysée plus haut.

4. Car « la base de la philosophie inévitable est la science naturelle » (voir Samt/iche Werke, XIII, Stuttgart, 1 959- 19642, p. 34 1).

5. M. MERLEAU-PONTY, Le Visible et l 'Invisible, Paris, Gallimard, 1 964, p. 264 (Note de travail [octobre 1959]).

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tant qu ' il est « le même principe que le Moi = Moi de la conscience de soi pure 1 ».

Conséquence : Hegel n 'est pas l '« Aristote allemand ou chré­tien », il est, énonce Feuerbach 2, le « Proclus allemand » . Il est celui qui dote la philosophie alexandrine, la « philosophie pro­prement dite » où « l ' absolu est su comme quelque chose de concret », de la conscience de soi à partir de la « valeur infinie du sujet 3 » . Mais n' est-ce pas en ce même sens manquant que Feuerbach a pu à son tour se présenter à nous comme l 'Aristote allemand ?

Ayant perçu en Feuerbach - je reprends les termes de la pré­face des Manuscrits de 1844 - « le vrai vainqueur de l 'ancienne philosophie » (c' est-à-dire de cette « ancienne métaphysique » dont l ' être de la Logique hégélienne n'était que l ' accomplisse­ment, en tant qu ' « être sans distinction » porté par « une pensée abstraite, une pensée sans réalité 4 »), et dans ses écrits « une révolution théorique réelle 5 », Marx va prolonger cette critique, d' inspiration aristotélicienne, de l ' inversion hégélienne du sujet

1 . G. W. F. HEGEL, Précis de l 'Encyclopédie des sciences philosophiques, § 258 (Paris , Vrin, 19784, p. 144- 145) ; il s ' agit là des premières détermina­tions de l ' espace et du temps. « Dans la pensée », peut-on lire encore chez Feuerbach, dans un développement dirigé contre la philosophie transcendan­tale, « le temps est indubitablement premier [ . . . ] ; mais la pensée n'est pas le seigneur et le maître de la nature ; dans la réalité, le temps est inséparable du développement, de la nature, des choses temporelles ( . . . ] » (voir Zur Moral­philosophie, Siimtliche Werke, X, p. 254). L'équivoque kantienne est donc le fruit de l ' abstraction qui sépare le temps de l ' expérience réelle du mouvement en hypostasiant cette dernière en l ' espèce d' une pseudo-intuition a priori, par définition coupée de la véritable intuition de la vie (Lebensanschauung) comme mouvement-temps.

2. L. FEUERBACH, Principes de la philosophie de l 'avenir, § 29, p. 229. 3. G. W. F. HEGEL, Leçons sur [ 'histoire de la philosophie, t. IV, Paris,

Vrin , 1 975 , p. 849, p. 946-947 . 4. L. FEUERBACH, Principes de la philosophie de l 'avenir, § 27, p. 22 1 -222

(souligné par l ' auteur, qui se réfère à la Schulmetaphysik de WolfO. L'expres­sion d ' « ancienne philosophie » est reprise de Feuerbach : voir par exemple le dernier paragraphe des Principes de la philosophie de l 'avenir, où la condition d' une nouvelle philosophie est « qu'elle se distingue de l ' ancienne philoso­phie selon [ 'essence » (§ 65, p. 264). Par-delà Hegel et Wolff, cette essence, cet être sans distinction dont il faut se démarquer renvoie, via Suarez, à la métaphysique scotiste de l ' ens inquantum ens.

5. K. MARX, Manuscrits de 1844, Paris, Éditions sociales, 1 972, p. 1 26 et p. 3 .

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en prédicat et du prédicat en sujet (soit la figure moderne de l ' aliénation sophistique) en donnant toute sa place (la première) à la notion de hupokeimenon :

Hegel rend indépendants les prédicats, les obj ets, mais, ce fai­sant, il les sépare de leur véritable indépendance, de leur sujet. Le sujet réel apparaît ensuite comme résultat, alors qu' il faudrait partir du sujet réel et considérer son objectivation. La substance mystique se change donc en sujet réel, et le suj et réel apparaît comme étant autre, tel un élément de la substance mystique. Pré­cisément parce que Hegel part des prédicats de l ' attribut général au lieu de partir de \ ' ens réel (hupokeimenon, suj et), et qu'il faut pourtant un porteur de cet attribut, l ' Idée mystique devient ce porteur. Chez Hegel, le dualisme consiste à ne pas considérer l ' attribut général comme l ' essence réelle du réel-fini, c'est-à-dire de l ' existant, du concret 1 [ • • • ] .

À l 'Esprit Absolu n' ayant d' autre réalité que l ' abstraction qui le porte 2, on pourra encore opposer l ' analyse aristotélicienne du noûs : ne retourne-t-elle pas « de la plus étonnante façon les questions les plus spéculatives » en extrayant du sensible même l ' eidos recherchée 3 - si « c' est dans les formes sensibles que

1. K. MARX, Critique de la philosophie politique de Hegel ( 1843), Œuvres, t. III, Philosophie, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 893-894. Le caractère « mystique » de la dialectique hégélienne résulte du fait que les déterminations qu' elle brasse ne sont pas saisies dans leur nature et leurs différences spécifiques . . . Hegel n'a-t-il pas renversé la règle de l' induction aristotélicienne, si « l ' Idée est faite sujet, [si] les différences et leur réalité sont conçues comme son développement, son résultat, alors qu' au contraire, c'est en partant des différences réelles qu' il faut développer l' Idée » (p. 880) ? Voir encore, dans le deuxième « cahier épicurien » de Marx, la reprise de la critique aristotélicienne de la théorie des Idées (p. 822-823) pour son effet d' anticipation de la critique de la dialectique hégélienne ; sur ce point, C. NATAL!, « Aristotele in Marx ( 1837-1846) », Rivista critica di storia della filosofia, n° 2, 1976, p. 18 1-182, 187.

2. C'est la conclusion du célèbre passage des Manuscrits de 1844 sur la Logique, argent de l ' esprit . . . Pour mémoire : « La Logique c'est l 'argent de l' esprit, la valeur pensée [purement] spéculative de l'homme et de la nature - son essence devenue complètement indifférente à toute détermination réelle et pour cela même irréelle - c'est la pensée aliénée, qui fait donc abstraction de la nature et des hommes réels : la pensée abstraite. [ . . . ] [L']existence réelle [de l ' esprit absolu, c ' ] est l ' abstraction » (K. MARX, Manuscrits de 1844, p. 129- 1 30).

3 . Voir le commentaire à la traduction du De anima effectuée par Marx en

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sont les intelligibles 1 » ? (Ce qui ne sera pas sans évoquer cette phrase , gl i ssée dans une Lettre au Père datée de novembre 1 837 : « J ' en suis arrivé à chercher l ' Idée dans le réel lui­même [ . . . J. ») Tout se passant comme si l ' idée de la nécessité du renversement de l ' hégélianisme en tant que pensée aliénée et séparée du réel - elle acquiert une formulation claire chez Marx, sous influence feuerbachienne, à partir de 1 842 -, mais aussi la critique de l ' argent comme instrument de l ' indifféren­ciation et de l ' abstraction, objectivation séparée d ' avec son fon­dement, avait été préparée et conditionnée par la découverte du plan d' immanence aristotélicien en sa dimension « pragma­tique » . Mais ne pourrait-on dire aussi bien que la mise à jour du travail abstrait comme forme de la valeur (Wertform) dans la différence eidétique entre la chose (Ding) et la marchandise (Ware) s ' exprimant sur le mode d'une aliénation ontologique du pragma lui-même (de la chose de l ' usage sous la valeur d ' échange) , posant « le temps de travail comme obj et général 2 », et projetant en conséquence l ' aliénation sous la forme de l ' Unwesen de toute praxis à elle-même sa propre fin, quand l ' homme morcelé et métamorphosé en ressort automa­tique d' une opération exclusive n ' est plus que la carcasse du temps . . . , renvoie encore l ' économie et sa critique à un indé­passable ancrage aristotélicien de l ' analyse 3 : comme au sol

1 840, publié dans la seconde édition de la Marx-Engels Gesamtausgabe (MEGA 2, vol. l, Berlin, Dietz Verlag, 1 976, p. 1 55- 1 82 ; p. 163 pour la cita­tion rapportant la « profondeur d 'esprit d 'Aristote » au De anima III, 4). Ce texte est présenté par P. RODRIGO, « Le Philosophe, le trésor et la source : Marx , l ' économie et le De anima d' Aristote » , Philosophie, nO 3 1 , 199 1 , p . 9-28 ; repris dans Aristote, l 'eidétique et la phénoménologie, Grenoble, Jérôme Millon, 1 995 , Étude XI.

1 . ARIST01E, De anima, III, 8, 432 a 5 . 2 . K. MARX, Grundrisse der Kritik der politischen Oekonomie, Berlin,

Dietz Verlag, 1974, p. 86. 3. Au plan économique, cette aristotélicienne est donnée par le

postulat de l ' échange entre équivalents le génie d'Aristote [ . . . ] a découvert dans l ' expression de la valeur des marchandises un rappon d 'égalité ») qui pour Marx doit servir de point de départ » . Par la distinction entre le travail et sa force qui permet d' expliquer le profit tout en sauvegardant l ' échange entre équivalents dans une économie où circule une monnaie-marchandise, elle conduira Marx, dans Le Capital, aux fameux paralogismes de la loi de la valeur ; mais on sait que, dans les Grundrisse, Marx suggérait une théorie non substantiel le de la valeur, substituant à la philosophie aristotélicienne la théorie hégélienne de la mesure, à la notion de substrat (hupokeimenon) l ' idée

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phénoménologique originaire d' où Marx tire sa force de contes­tation de l ' abstraction économique en tant que telle ?

Le même raisonnement vaudrait à la limite pour la critique de Feuerbach, « matérialiste par en bas, idéaliste par en haut 1 », dans les Thèses et dans L 'Idéologie allemande, lorsqu' il s ' agit pour Marx de substituer à 1' « Homme » et à 1' « objet sensible », conçus comme des abstractions coupant la sensibilité de l ' acti­vité, l ' activité humaine sensible et la praxis (sinnlich mensch­liche Tiitigkeit, Praxis : soit la mutation de la Sinnlichkeit en Praxis, ad Feuerbach, l) ; comme il pourrait valoir pour son

de l ' essence. Pour une présentation générale de l 'économie de ces textes, voir É. ALLIEZ, 1. STENGERS, « Énergie et valeur : le problème de la conservation chez Engels et Marx » dans : É. ALLIEZ et al. , Contretemps. Les pouvoirs de l 'argent, Paris , Michel de Maule, 1988, p. 84-94 ; pour une analyse circons­tanciée de la lecture marxienne d' Aristote et du champ de forces constitué par le jeu entre ces deux groupes de textes, voir Les Temps capitaux, t. l, Intro­duction et chap. I .

À vouloir préciser les choses, on rencontrerait le paradoxe suivant : le dépassement par Marx de ce qui représente pour lui la limite de l 'analyse aristotélicienne, à savoir la non-découverte du travail abstrait comme « unité des marchandises en tant que valeurs d'échange », renvoie encore au plan d'immanence aristotélicien au moins par la phénoménologie de la praxis et la priorité ontologique de la communauté que sa critique (de l ' économique comme sphère séparée) pré-suppose. « Ainsi, peut-on lire dans un passage clé des Grundrisse, l ' ancienne conception dans laquelle l 'homme, quelque bornée que soit sa détermination politique, religieuse et nationale, apparaît toujours comme but de la production, apparaît très élevée auprès du monde moderne où la production apparaît comme but de l 'homme et la richesse comme but de la production » (p. 387). On sait que Marx voyait très « classiquement » dans la Cité grecque un modèle d'équilibre entre totalité et individualité (un modèle non platonicien donc, celui du « bien-vivre » où le bonheur se compose en eupraxia . . . ) - avec cette koinonia par nature (phusei) qui déjà s ' éloignait d' Aristote alors que ce dernier dénonçait l 'emprise croissante de la khréma­tistiké sur la polis et avec celle-ci la promotion du mouvement le plus aberrant mettant en question le statut du temps. Comme l 'a remarqué P. PELLEGRIN dans son Introduction aux Politiques, en guise d' explication de la position « réactionnaire » d' Aristote : « Après l ' analyse extraordinairement novatrice qu' il fait de la crise de la cité, Aristote n' a qu'une seule solution à proposer : la cité » (Paris , GF-Flammarion, 1990, p. 6 1 -62).

Où l 'on vérifie que « l' assimilation du capitalisme à la chrématistique aris­totélicienne a été l ' un des principes directeurs de la pensée de Marx » (H. DENIS, Logique hégélienne et systèmes économiques, Paris, PUF, 1984, p. 1 3 1 ) .

1 . Selon le mot de Fr. ENGELS, Ludwig Feuerbach e t [a fin de la philosophie classique allemande, Paris , Éditions sociales, 1976, p. 58.

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usage ultérieur déterminé par l ' opposition de l ' activité sensible de la praxis et de la valeur-travail : n' est-ce pas sur un fond aristotélicien que se détache la « limite » donnée par la produc­tion 1 dès lors que cette notion se met à désigner l ' univocité de l' être dans sa moderne réalité capitaliste-industrielle de disso­ciation opposante (et constituante) entre le procès matériel et le procès économique de la production 2, entre le « temps de tra­vail rempli » et la « durée du temps vide 3 » qui donne la mesure de l 'abstraction ? Ou, plus brutal : qui donne toute sa mesure à l 'abstraction. Une abstraction telle qu ' elle nous met en pré­sence d 'une raison inverse entre la richesse réelle produite et sa valeur, la richesse économique, puisque « de toute évidence » la mesure du travail - le temps « vide » déterminant la valeur des marchandises - ne dépend pas de la productivité du travail. Tout à l ' inverse, il diminue le temps nécessaire à leur produc­tion . . . C ' est ce procès d' inversion des valeurs qu'exprime le temps abstrait dans son identité avec le « travail objectivé » et dans sa différence d' avec le temps réel, « mesure naturelle » du travail en tant que mouvement 4, d' avec « le travail non objec-

1. S 'ensuit, inversement, que Marx fera par la suite de moins en moins réfé­rence explicite à la praxis, lui préférant les concepts modernes qui la mani­festent : comme ceux de « production matérielle » et de « luttes de classes » qui étayaient la rupture avec le naturalisme feuerbachien sur une critique de l ' économie politique (voir G. LABICA, Karl Marx. Les Thèses sur Feuerbach, Paris, PUF, 1987, p. 1 00 ; p. 120 s. pour l ' interprétation de la Thèse XI : où il est montré que, de B loch à Gramsci, « en gros la Praxis est du côté de la philosophie [ . . . ] »).

2. Voir M. HENRY, Marx. Une philosophie de l 'économie, t. II, Paris, Gal­limard, 1 976, p. 189- 1 90 : « Le procès réel ou matériel de la production est la transformation de la nature en valeurs d 'usage. C 'est une activité de la vie, i ssue de son besoin [ . . . ] Le procès économique produit des valeurs d 'échange, il produit la valeur en tant que telle et pour elle -même » (souligné par l ' auteur) . .

3. K. MARX, La Sainte Famille, chap. IV, IV, 4, éd. Costes, Paris, 1 946, t. II; p. 84 (cité par M. HENRY, p. 162) ; et un peu plus loin : « La critique de l ' économie politique, en se plaçant au point de vue de cette dernière, reconnai't tous les caractères essentiels de l ' activité humaine, mais seulement dans leur forme étrangère, aliénée : ici, par exemple, elle substitue à la signification du temps pour le travail humain sa signification pour le salaire, pour le travail salarié » (traduction modifiée).

4. Voir K . MARX, Grundrisse . . . , p. 1 19 : « Puisque le travail est mouve­ment, le temps est sa mesure naturelle. » Marx produit ici un calque de la définition aristotélicienne du temps comme nombre du mouvement, déve­loppée en Physique IV (2 1 9 b).

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tivé, c' est-à-dire le travail encore à objectiver, le travail sous sa fonne subjective 1 » productrice de valeurs d'usage : à savoir la praxis en tant qu ' activité, « source vivante de la valeur 2 » .

De là, cette idée, finalement commune à Marx et à Aristote (avec la chrématistique comme figure inaugurale d'un temps abstrait, insubordonné au mouvement qui le normait : nous avons suivi cette piste au tout début de notre enquête sur les Récits de la conquête du temps), que le glissement « du temps réel au temps abstrait » institue « précisément l ' aliénation constitutive de l ' économie et sa condition transcendantale de possibilité ». Et, de fait, si, comme le dit encore Michel Henry, « l' aliénation, comme identique à l ' abstraction, est l ' acte proto­fondateur de l 'économie et, précisément, sa genèse transcendan­tale 3 », cette genèse transcendantale renvoie au temps abstrait, homogène, équivalent, réversible, etc. , qui rend identique (au sens d'un équi-valoir) , qui identifie aliénation et abstraction en rendant l ' activité étrangère à elle-même comme « travail » .

C' est pourquoi, à la différence de Marx pris dans les apories de la théorie de la valeur-substance (surtout dans Le Capital), on se gardera de chercher à fonder à son tour le temps abstrait sur la réduction !ies activités qualitativement différentes à un type de travail, le « travail simple moyen » qui n' est jamais que l ' autre nom du travail abstrait en ce qu' il implique le temps comme sa mesure et sa matière, comme laforme et la substance de sa définition. Outre l ' évidente circularité du procédé, on y perd la spécificité du temps abstrait - il ne mesure et ne pro­duit le travail 4 qu'en le réduisant à une « substance » homo­gène - dans son articulation consubstantielle avec la fonne­argent. On y perdrait aussi de pouvoir reconnaître l'argent en tant que « sujet de la richesse générale », comme un instru­ment et un rapport de production qui s ' attaque aux choses et aux activités pour les transfonner à son image et ressemblance, pour réaliser l ' abstraction, « pour créer l 'universalité réelle »

l . lbid. , p. 1 83 . 2. Ibid. , p. 203 : « Si le travail n'a pas d 'objet [n'est pas objet, marchan­

dise] , c 'est une activité ; s ' il n 'a pas de valeur, c 'est la source vivante de la valeur. »

3. M. HENRY, Marx . . . , p. 1 54 et p. 163 . 4. « En fait, écrit très justement M. Henry, parler de "travail", c'est accom­

plir implicitement au moins l ' abstraction constitutive de J ' économie » (ibid. , p. 174).

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(Marx au-delà de Marx, dans le « Chapitre sur l ' argent », sur lequel s ' ouvrent les Grundrisse 1) - dans le passage du monde, de la présence au monde et de la téléologie de la vie, sous la coupe im-monde du temps abstrait.

Temps abstrait que l 'on ne saurait donc assimiler sans expli­cation supplémentaire au temps cosmologique, au temps naturel et à ses horloges solaires - « c 'est le trajet du soleil dans le ciel, celui de l ' ombre sur le cadran qui mesure ce temps », écrit M. Henry 2 - en vertu de la seule résistance du temps des astres et de la Terre au « temps subjectif » . À moins que l 'on ne comprenne sous cette dernière expression cette forme très par­ticulière de subjectivation qu ' est la privatisation du temps coïn­cidant avec sa déterritorialisation . Or la mise en équivalence de ces deux termes (de privatisation et de déterritorialisation) impose de démarquer définitivement ce « procès » d 'un temps concret, nécessairement approximatif, non objectif (aussi) en ce qu' il se modelait sur les activités qu ' il modulait, sur les besoins qu' il modalisait : temps « plein » du mouvement qu' il mesurait, et de ce fait nombre « nombré », non « nombrant » (abstrait du mesuré).

C ' était la leçon de physique d' Aristote en son effet d' antici­pation et de conjuration de l ' économie (chrématistique) en tant qu' abstraction réalisée .

D ' où cette étrange communauté avec le projet marxien d' une genèse transcendantale de l ' économie, pour autant que celui-ci est appréhendé à partir de son propre horizon ontologique de critique du concept moderne de subjectivité comme de la caté­gorie de « réalité » , qui le précède historiquement dans la voie de l ' abstraction et de la négation du sensible. Dans la voie sco­tiste de l ' élaboration de l ' objecti(vi)té - qui allait rencontrer avec l' horloge mécanique la représentation exacte, la technique du temps abstrait.

Horloge mécanique en laquelle Marx voyait, selon les termes d'une lettre à Engels en date de 1 863, « la première machine automatique appliquée à des buts pratiques » ; non sans préciser que « la théorie entière de la production et de la régularité de mouvement se développa grâce à elle » .

1 . Voir K . MARX, Grundrisse . . . , p . 1 2 8- 1 3 6 ; e t le commentai re de A. NEGRI, Marx au-delà de Marx, Paris, Christian Bourgois . 1979, en part. p. 74-75 .

2. M. HENRY. Marx . . . . p. 162.

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III

L' HEURE QU'IL EST

Mais voici ce qu 'écrit Ernst Jünger :

Ce fut l 'une des grandes inventions, plus révolutionnaires que celle de la poudre à canon, de l ' imprimerie et de la machine à vapeur, plus lourde de conséquences que la découverte de l'Amérique. [ . . . ] elle est signe d'immenses percées . C ' est là qu 'un nouveau monde est apparu. Au prix d'une telle décou­verte, des novateurs tels que Colomb et Copernic lui-même res­tent des agents d'exécution. Les aiguillages ont été déplacés : acte qui détermine tous les points qu'atteindront jamais nos voies 1 .

Un nouveau monde a surgi sous la voûte titanesque du temps abstrait, avec le surgissement d' un temps sui generis que n' indique ni le temps des astres 2 : « le cadran fait partie du décor, non des organes de l 'horloge mécanique » ; ni celui de la Terre : à la différence de toutes les autres horloges où la mesure est le fait d 'un corps en mouvement qui glisse ou s' écoule, mar­quant le cours du temps, « l ' essentiel de l ' horloge mécanique est justement de suspendre la pesanteur, de la supprimer pour un moment 3 » en retenant, en épargnant le mouvement. On sait

1. E. JÜNGER, Traité du sablier, Essai sur l 'homme et le temps, t. II, Paris, Éd. du Rocher, 1957, p. 72.

2. Bien qu' il puisse lui être appliqué : ce sont les horloges astronomiques. À rester prisonnier de leur représentation, J . ArAU a pu écrire dans un livre controversé : « L' homme ne mime plus le Temps des Dieux, mais le mouve­ment des corps célestes dans le cosmos » (Histoires du temps, Paris, Fayard, 1982, p. 103) .

3 . E. JüNGER, p. 74, p . 76 ; et de poursuivre : « En lui donnant sa forme, l'homme risque le premier de ces assauts inouïs contre la pesanteur qui, s ' il s ne sont pas le thème principal de notre civilisation, constitue cependant le trait qui l ' isole et la distingue de toutes les autres. » Jünger met ensuite en rapport

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en effet que l 'horloge mécanique était entraînée par un poids et que l ' énergie de la descente du poids moteur était transmise par un système de roues à couronne et de pignons : le train d' engre­nage. Tout le problème était donc de retenir le mécanisme eu égard à l ' accélération entraînant l ' engrenage toujours plus vite, de façon à ce que la roue tournante accomplisse une rotation en vingt-quatre heures selon une vitesse stable .

Problème nouveau auquel allait répondre ce que David S . Landes appelle l a « Grande Invention » : l ' emploi d' un mouve­ment d' oscillation (<< régulateur ») qui fixe les moments, qui bat le temps qui passe, couplé à un échappement qui « compte les battements en bloquant et en lâchant le train de roues à un rythme dicté par le régulateur », appelé foliot sans doute à cause de son mouvement littéralement « fou ». Il ne reste plus alors qu ' à rendre lisible - plus que visible - au moyen des aiguilles et du cadran ce mouvement d' arrêt-départ porteur d' une infor­mation qui rompt avec la continuité unidirectionnelle du cours naturel du temps en découpant « le temps en battements ou pul­sations distinctes, ce qui permettait de compter les moments qui passaient et d 'en traduire le compte en unités de temps 1 » .

En maîtrisant par la régularité la question de la vitesse, cette première application pratique du principe numérique confère à la dynamique productrice de l' heure au sens mathématique ( l ' heure de soixante minutes valant pour la vingt-quatrième partie de la journée 2) une souveraineté si absolue sur l 'espace

cette contestation de la pesanteur dans le temps avec sa contestation dans l 'espace représentée par l 'édification des cathédrales (p. 1 1 2- 1 1 3) .

1 . D. S . LANDES, L 'heure qu 'il est. Les horloges, la mesure du temps et la formation du monde moderne (trad. fr. : mise à jour de Révolution in time. Clock and the Making of the Modern World, Harvard University Press, 1 983), Paris , Gallimard, 1 987, p. 3 1 -44. De même, selon JÜNGER : « L' invention de l ' échappement lance contre le temps une offensive nouvelle et singulière de l 'esprit humain » (p. 95).

2 . Faut-il le préciser : nous sommes donc très loin des exigences chrono­métriques de la révolution scientifique du XVII' siècle . . . On sait en effet qu' il fallut attendre l ' horloge à pendule de Huygens ( 1 659) - qui « adapta » un pendule cycloïdale réalisant un mouvement parfaitement isochrone à une hor­loge mécanique - pour que soit réalisé un véritable chronomètre. A. Koyré conclut qu ' il s ' agit là du « premier appareil dont la construction implique les lois de la dynamique nouvelle » (A. KOYRÉ, « Une expérience de mesure » [ 1 95 3 ] , Études d 'histoire de la pensée scientifique, Paris, Gallimard, 1 9732, p. 289-3 1 9 ; et « Du monde de l ' ''à-peu-près'' à l ' univers de la précision »

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que la célèbre définition aristotélicienne du temps comme « nombre du mouvement » s ' en trouve immédiatement ren­versée : c ' est un mouvement quelconque, abstrait du temps de la phusis, qui nombre le temps de son abstraction réalisée - dans les années 1 250- 1 300 - et ouvre à l 'ordre du temps abstrait. Temps abstrait qui atteindra à sa pleine réalisation avec l ' insti­tution d'une loi autonome du temps, quand Huyghens projette un pendule d ' une longueur telle qu ' il batte la seconde : les rouages de l' horloge sont alors définis en fonction de l ' unité de mesure résultant d'une loi qui lui est extérieure et qui devient la norme même des phénomènes . . . On ne saurait donc diminuer l ' importance de la substitution du foliot par le pendule sans nier l 'existence de la révolution scientifique en tant que telle. Mais il reste que, même d 'un point de vue technique, « c'est à partir de ce mécanisme [à foliot] , des contraintes et des savoirs qui lui sont propres, que pourra être conçue par Huyghens la pre­mière horloge à pendule 1 ». Car il faut considérer l ' horloge mécanique non seulement comme le « parangon des auto­mates 2 », mais aussi comme la première des machines en ce qu'elle s ' attache à des processus - et non plus à des actions « simples » relevant d' appareils , d' « outils modifiés » faisant intervenir la force musculaire ou ses équivalents naturels 3 - aptes à réaliser pour la première fois un cycle producteur 4 .

Maintenant, que « ce n'est pas l 'horloge qui a provoqué un intérêt pour la mesure du temps, [mais] l ' intérêt pour la mesure du temps qui a conduit à l ' invention de l ' horloge 5 » ne sau­rait faire l ' objet d'une contestation sérieuse, tant est évidente l' importance de l 'effet de convergence entre :

[ 1948] , Études d 'histoire de la pensée philosophique, Paris, Gallimard, 1 9 7 1 2, en part. p. 360-362). Voir encore Les Temps capitaux, t. I, p. 305 , n. 294, pour le rappel de l 'horizon galiléen de cette question.

1 . D. GILLE, 1. STENGERS, « Temps et représentation », Culture technique, n° 9, 1 983, p. 37.

2. L. MUMFORD, Le Mythe de la machine, Paris, Fayard, 1973, t. I, p. 383. 3. E. JÜNGER, p. I l 2- 1 I 3 . 4. Voir D. GILLE, 1 . STENGERS, p. 33 : « Et, de fait, on peut dire que l ' hor­

loge à échappement est [ . . . ] le premier mécanisme à réaliser concrètement un tel cycle [ . . . ] . »

5. D. S. LANDES, p. 98 .

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11 la discipline temporelle du christianisme occidental (for­malisée dans la règle de saint Benoît) qui allait induire l ' astro­nomie européenne à s ' intéresser au jour et à ses divisions ;

2/ la prolifération des communautés monastiques et l ' expan­sion de leurs activités productrices liée à un nouvel « esprit d ' entreprise » ayant pris pour devise la conjugaison du maté­riel et du spirituel (laborare est orare). Or, c ' est dans ce milieu monastique, qui fait ainsi doublement figure de « grand maître de l ' emploi du temps 1 » , que l ' on rencontre des dispositifs oscillatoires de percussion et de garde-temps pouvant avoir tracé la voie à l ' échappement mécanique proprement dit ;

3/ la montée en puissance des centres urbains, qui allait pro­duire l ' élargissement du domaine monétaire et du travail salarié définissant les principes d ' un temps nouveau, monnayable parce qu'autrement mesurable, projetant la ville au rang de capitale du temps abstrait. Une ville, un monde partout en mou­vement (mundus et non plus cosmos) qui allait rapidement se concevoir à l ' image idéale de l 'horloge mécanique, « créée et mise en marche par Dieu, qui donne aux rouages un mouve­ment aussi harmonieux que possible » (Nicolas Oresme) . Mais c ' est aussi , plus prosaïquement, que le temps urbain se vit comme une succession d 'équilibres et de violences des corps en mouvement 2 .

Mais si l ' on voit bien ce que la marche assurée de cette chro­nologie a de déterminant pour l ' « intérêt » pris à la mesure du temps, quitte à mettre entre parenthèses la question de ses réa­lisations techniques 3, on perçoit plus mal comment ce cadre

1 . 1. LE GOFF, « Le temps du travai l dans la "crise" du XIV' siècle : du temps médiéval au temps moderne » ( 1 963), repris dans Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident : 18 essais, Paris, Gallimard, 1 977, p. 74.

2 . Comme l ' horloge, « où l ' accélération d ' un corps est rythmé par un foliot, qui date les accélérations permises d ' un corps en chute [ . . . ] ». Ce que 1. Attali , en référence à Jean Bodin selon lequel « le pouvoir doit être structuré comme l ' échappement d ' une horloge », appelle le « Temps des corps ». Sans toutefois expliciter son rapport au temps cosmique ci-dessus mentionné (p. 1 1 8- 1 22) .

3 . Tous les historiens s ' accordent à reconnaître que les horloges médiévales « étaient rien moins que précises, bien moins précises en tout cas, que les horloges à l ' eau de l 'Antiquité, du moins à l 'époque médiévale » (A. KOYRÉ,

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historique pourrait à lui seul nous convaincre de l ' aspect « capital » de la révolution en cours (revolution in time) pour la séparation de l ' Ouest et du Reste 1 . Car enfin, comme le dit encore Jünger dans le style sans détours qui lui est coutumier, « si nos horloges n ' étaient que des machines à mesurer le temps, la métamorphose ne pourrait être aussi grave. Un fait plus décisif est que ce sont des machines à créer, à fabriquer le temps 2 » : le temps quantitatif et uniforme des « cloches automatiques ». Ce qui suppose que ce temps ne soit plus une essence de principiis naturae (pour reprendre l' intitulé tho­miste) mais une forme abstraite, conceptuelle, enveloppant dans son ordre a priori la totalité de ce qui est pour pouvoir mar­quer L

'HEURE QU

'IL EST. Tel qU

'IL signifie, à l ' heure nouvelle, la

réduction de l'habitat à l ' objet. Cette perspective anachronique implique une conception iné­

dite du réel, abstraction faite de sa « réalité » hors de l 'esprit qui l 'objective, où l 'objectivité de la représentation porte tout le poids de la réalité et induit l 'identité réelle de l 'être et du temps abstraits.

Cette identité anachronique définit aussi rigoureusement que possible la figure moderne d'une abstraction constitutive de la realitas objectiva - en tant qu'anachronie de l 'être.

Car il faut bien que le temps abstrait anachronise l ' être pour le mettre à l ' heure qu ' il est (ontochronie) .

De sorte que la métaphysique en son univocité récemment acquise, si elle ne commande pas à la physique de l ' invention (on ne peut que souligner la concordance des temps et son

« Du monde de l "'à-peu-près" à l ' univers de la précision », Études d 'histoire de la pensée philosophique, p. 355) . Jusqu 'à Galilée, qui avait dû se résoudre à employer une clepsydre à eau pour tenter de déterminer (sans succès) la valeur de l ' accélération du mouvement le long d 'un plan incliné.

1 . On relèvera que l ' examen de 1 ' « impasse » du Reste se limite dans le livre de Landes à l ' examen des thèses « chinoises » de Needham (l, 1 : « Une magnifique impasse »). Le cas de l ' islam est réglé « en passant » par cette seule observation météorologique : n' ayant guère à « se soucier des ciels cou­verts ou des basses températures, leurs cadrans solaires joints à leurs clep­sydres étaient utilisables en toutes saisons . Aussi n ' étaient-ils guère poussés à inventer une nouvelle technique de la mesure du temps » (p. 59). La note adja­cente à cette analyse (n. 24, p. 509) contredit partiellement le fond météoro­logique de 1 ' « impasse » islamique.

2. E. JÜNGER, p. 1 20 .

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inscription dans l ' époque scotiste l , estimer la causalité reCl­proque), pourrait bien rendre raison de la puissance étrange du mécanisme et de sa diffusion subite : en temps réel. Non qu' il « donne aux phénomènes une avance que la pensée doit rattraper : nouveau trait d ' automatisme 2 » ; mais , tout au contraire, en ce que sa puissance réfléchit dans le futur échap­pement - ou espacement, c ' est-à-dire l ' espace-temps - d'un premier plan « physico-mathématique » la réduction onto­logique des phénomènes à leur objecti(vi)té, à ce qui s ' objecte à la pensée par la représentation a priori, l ' abstraction qui en tient lieu 3 .

1 . On rappellera l 'observation de William J . Courtenay selon laquelle une grande partie de ce qui passe pour être le « nominalisme » du XIV' siècle n'est qu' une série de variations sur Duns Scot (W. J. COURTENAY, Schools and Scholars in Fourteenth- Century England, Princeton, Princeton University Press, 1987, p. 1 86). C'est ainsi qu 'Eugenio Randi intitulera l 'un de ses cha­pitres « La théologie post-scotiste » (L. BIANCHI, E. RAND!, Vérités disso· nantes. A ristote à la fin du Moyen Âge, Paris-Fribourg, Éd. du Cerf-Éditions universitaires de Fribourg, 1 993, chap. IV).

2. E. JÜNGER, p. 1 1 7 . On aura reconnu la dette de Heidegger à l 'endroit de Jünger : le caractère irrésistible de la domination illimitée de la technique condamne sa représentation « anthropologico-instrumentale » .

3 . On trouvera dans Les Temps capitaux, t . l, une première exposition de 1 ' « échappement » de ce plan physico-mathématique à \' époque scotiste (p. 276-288).

Le long poème de FROISSART intitulé L 'Orloge amoureus (éd . Peter F. Dembowski, Genève, Droz, col l . « Textes littéraires français » , 1 986, p . 83- 1 1 1 ) est à sa façon une expression parfaite de la difficulté à percevoir ce temps nouveau - d 'une modernité - qui échappe à l ' alternative temps naturel ' temps subjectif. Écrit dans les années 1 370, il livre une description précise de la machinerie de l ' horloge parisienne installée par Charles V au Palais Royal sous le jour d' une « similitude » (v. 4) avec le mécanisme amou­reux et « ceste roe premiere , [pouvant] Segnefiier tres convignablement , Le vrai desir qui le coer d'omme esprent ; / Car desir est la premiere racine ' Qui en amer par amours l' enracine » (v. 104- 108). « Car nuit et jour les heures nous aprent , Par la soubtilleté qu' elles comprent, , En l ' absence meïsme dou soleil » (v. 9- 1 1 ) . Mais outre que le foliot représente Peur dans l ' allégorie de Froissart, cette rupture avec le temps cosmique qui fonde sa représentation est au moins « problématique » . En effet : « Aprés affiert a parler dou dyal [le rouage à vingt-quatre chevilles] , , et ce dyal est la roe journal / Qui, en un jour naturel seulement, , Se moet et fait un tour precisement. / Ensi que le soleil fait un seul tour / Entour la terre en un seul jour. / En ce dyal, dont grans est li merites, , Sont les heures vingt et quatre descrites. 1 Pour ce porte il vint et quatre brochettes, 1 Qui font sonner les petites clochetes, 1 Car elles font la destente des tendre, 1 Qui la roe chantore fait estendre / Et li mouvoir tres

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C'est l' ouverture de cette « époque » en ses décisions inau­gurales de rupture avec la pragmatie aristotélicienne qui nous retiendra à présent.

Marquée au coin de cet excès « théorique », son heure est du crépuscule des lieux 1 •

ordonneement / Pour les heures monstrer plus clerement » (v. 347-360). Rien là que de très normal si le propre du temps horloger est de renvoyer du « temps cosmique » (représenté) au « temps subjectif » (représentant ou fon­dateur) ; ainsi que l ' a bien vu M. ZINK, toute la fin du poème est occupée à soumettre « de façon à la fois inattendue et inévitable l ' instrument qui mesure le temps objectif au pouvoir discrétionnaire du temps subjectif » (<< L' Orloge amoureus de Froissart, ou la machine à tuer le temps », Le Temps, sa mesure et sa perception, Caen, Paradigme, 1 992, p. 269) . Quoique déplacée sur un terrain inédit, la lecture « aristotélicienne » - celle de Charles V, selon J. Le Goff - est toujours en fait (sinon en droit) possible aussi longtemps que l 'on n 'investit pas la position scotiste qui permet très précisément de se situer au niveau de la pro-duction de l 'existence objective du temps abstrait pensé en tant que tel . « Et pour ce que li orloges ne poet / Aler de soi [ . . . ] » (v. 927-928) .

À noter qu' il en va finalement de même dans le De revolutionibus de Copernic : avec le principe d'équivalence cosmologique entre le mouvement céleste de la sphère des fixes et la rotation diurne de la Terre, la nouvelle planète est équipée de sorte à pouvoir « réoccuper » la position méta-phy­sique, du primum mobile (<< rotunditate absoluta, ut philosophi sentiunt »). Voir H. BWMENBERG, Die Genesis der kopernikanischen Welt, Francfort-sur­Ie-Main, Suhrkamp Verlag, 198 1 2, part. IV, chap. 1lI : « Die Vollkommenheit der Erde ais neue Bedingung für den alten Zeitbegriff » ; et notre volume 1I/2, à paraître.

1 . La formule est de P. VIRlLlO (<< Le crépuscule des lieux », Revue d'esthé­tique, 1 977/3-4).

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IV

D' UNE CHOSE QUI N'EXISTE PAS

Nous croyons l' avoir au moins indiqué en reprenant la chro­nologie de ses modernes avatars : la problématisation archéo­logique de cette identité nouvelle ne cesse de renvoyer au corpus aristotelicum comme au fondes) sur lequel/dont elle se détache à la fin du Moyen Âge.

On posera que ledit Moyen Âge touche à sa fin avec la rup­ture de la « Koiné philosophique inspirée d'Aristote » comprise comme le « dénominateur commun d' expériences, d ' idées et de traditions philosophiques passablement différentes » caractéri­sant la scolastique comme telle 1 .

Deux « moments » peuvent être considérés comme particu­lièrement significatifs de cette koin é aristotélicienne moins empêchée qu' on ne l ' a dit par les « prohibitions » que sa montée en puissance avait pu provoquer.

(La mal nommée « querelle de l ' aristotélisme » aura surtout eu pour objet de préserver les théologiens de la contamination du « nouvel Aristote » des libr; naturales et de la Métaphy­sique ; et pour effet de reconnaître « aux artiens le futur mono­pole de l ' enseignement d' Aristote 2 » . )

1 . Voir L . BIANCHI, E. RANDI, Vérités dissonantes. A ristote à la fin du Moyen Âge, Paris-Fribourg, Éd. du Cerf-Éditions universitaires de Fribourg, 1993, p. 15 , p. 178 ; ces deux citations renvoient à des chapitres signés par Luca Bianchi. Mais pour ces deux auteurs, la mise à distance « post-scotiste » de l' aristotélisme s 'est opérée sur le terrain de la foi et non de la métaphysique - jusqu'à Occam qui aurait visé « une métaphysique et une philosophie de la nature sur la base d'un aristotélisme "plus pur" » (p. 1 5 1 ) .

2. C' est la conclusion de L. Bianchi dans son commentaire de l a bulle du 13 avril 1 23 1 de Grégoire IX, connue sous le nom de Parens scientiarum et considérée par Denifle comme la magna charta de l'Université de Paris : voir L. BIANCHI, Censure et liberté intellectuelle à l ' Université de Paris, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. 1 1 0- 1 1 6.

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Coïncidant avec la pénétration de l ' aristotélisme dans sa ver­sion intégrale à la Faculté des arts d' Oxford et en Italie, sanc­tionnant en France même une situation de fait, il Y a d' abord en 1255 l ' épisode décisif du statut de la Faculté des arts de Paris . Il inclut dans le cursus universitaire l ' ensemble des œuvres d' Aristote qui viennent ainsi se substituer aux tradition­nelles autorités des anciennes disciplines du trivium et du qua­drivium. Consacrant les vagues de traductions successives ayant présidé à la formation de l' Aristoteles latinus l , la chrétienté médiévale assumait l ' aristotélisme comme « le point de réfé­rence central de son itinéraire théorique 2 » . Aristote sera le Philosophe.

Plus polémique, le second moment est marqué par les deux statuts « anti-occamistes » de la Faculté des arts de Paris ( 1 3 39- 1 340) bientôt renforcés par un serment de l ' automne de 1 34 1 imposant aux bacheliers de « jurer d' observer les statuts de la Faculté des arts à l ' encontre de la scientia Okamica, de ne soutenir d' aucune manière ladite science ni d ' autres du même genre, mais de défendre en revanche la science d' Aris­tote (scientia Aristotelis) , de son commentateur Averroès et des autres commentateurs ou interprètes anciens dudit Aristote, sauf dans les cas qui sont contre la foi 3 » .

1 . V o i r B . G . D O D , « Aristoteles latinus » , dans : N . KRETZMANN,

A. KENNY, J . PINBORG (éd.) , The Cambridge History of Later Medieval Phi­losophy. From the Rediscovery of Aristotle to the Desintegration of Scholas­ticism (1 100-1600), Cambridge, Cambridge University Press, 1 982, p. 45-79 (p . 74-79 pour la table des traductions). Le lecteur peut maintenant faire usage de l ' utile synthèse proposée par A. DE LIBERA, La Philosophie médiévale, PUF, 1 993, p. 360-36 1 .

2 . L. BIANCHI, E . RANDI, p . 2. 3 . Chartularium Universitatis Parisiensis, éd. H. Denifle et E. Chartelain,

t. II, Paris , 1 89 1 , p. 680. Voir encore, dans le même volume, la lettre adressée le 20 mai 1 346 par le pape Clément VI à la Faculté des arts de Paris, regrettant que maîtres et bacheliers abondonnent l' étude des « textes du pour se tourner « vers des sophismes (t. II, p. 588) . Concernant le statut de 1 339, voir Z. KALUZA, « Le statut du 25 septembre 1 339 et l ' ordonnance du 2 septembre 1 276 », dans O. PLUTA (éd. ) , Die Philosophie im 14. und 15. lahrhundert. ln memoriam Konstanty Michalski (1879-1 947), Amsterdam, 1 988, p . 343-35 1 . Sur la question de la nature du controversé statut anti-occa­miste du 29 décembre l 340, voir Les Temps capitaux, t. I, p. 3 1 7-322 ; on relèvera que le récent article de Z. KALUZA, « Les sciences et leurs langages. Note sur le statut du 29 décembre 1 340 et le prétendu statut perdu contre Ockham (dans Filosofia e Teologia nel Trecento. Studi in ricordo di

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Sachant que ces mesures n' ont guère réussi à freiner l' essor de l ' occamisme, il faut préciser qu ' étaient particulièrement visées sous cette expression de « scientia Okamica » la théorie occamiste des universaux et de la supposition, et sa réinterpré­tation des catégories aristotéliciennes à partir du rejet de la notion de species, avec une emphase toute particulière pour la physique (quantité, mouvement et temps) qui faisait l' objet des controverses les plus vives 1 . Or, contrairement à une interpré­tation empiriste de la pensée d' Occam 2 peu attentive à la portée métaphysique anti-aristotélicienne de son projet de révision des principes fondamentaux de l ' aristotélisme, pourtant immédiate­ment perçue par les contemporains (depuis Walter Burley) , nous tenons que l ' arrière-plan de cette nouvelle « science » et d 'autres du même genre renvoie à un conceptualisme radicali­sant le principe a priori de la philosophie scotiste pour opérer « la réduction la plus extrême de la res ipsa à sa "réalité" d' esse

Eugenio Randi, Louvain-la-Neuve, 1 994, p. 1 97-258) confinne pour l ' essen­tiel les analyses de R. Paqué en partie reprises dans le cours de notre propre démonstration.

1. On pourra se reporter à trois importantes communications de W. 1 . Cour­tenay : « The Reception of Ockham' s Thought at the University of Paris », publié dans : Z. KALUZA et P. VIGNAUX (éd.), Preuves et raisons à l ' Université de Paris. Logique et théologie au XlV' siècle, Paris, Vrin, 1984, p. 43-64 ; « Was there an ockhamist S chool ? » dans : M . J . F . M . HOENEN, 1. H. J . SCHNEIDER, G. WIELAND (éd.), Philosophy and Leaming. Universities in the Middle Ages, Leyde-New York-Cologne, E. J. Brill, 1 995, p. 263-292 (en part. p. 290 : « The statement of adherence to "Aristotle, the Commen­tator, and other philosophers " as weil as the reference to the Ockarnistae occur in the context of a discussion over the nature of motion and time, issues on which Ockham 's interpretation of the categories and its implications for physics impinged ») ; « The Debate over Ockham ' s Physical Theories at Paris », dans : S. CAROTI, P. SOUFFRIN (éd . ) , La Nouvelle Physique du XIV' siècle, Florence, 1 997, p. 45-63 .

2. Excellemment présentée par Claude PANACCIO dans un article intitulé « Guillaume d'Occam : signification et supposition », dans : L. BRIND' AMOUR et E. VANCE (éd.) , Archéologie du signe, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1 983, p. 265-286. Appartenant à une génération moins « analytique » , le Père Ph. BOEHNER avait quant à lui entendu montrer, dans un article mémorable, que la philosophie d ' Occam relevait en fait d 'un « conceptualisme réaliste » (voir « The Realistic Conceptualism of William of Ockham » [ 1 946] , dans Collected Articles, New York, 1 958) .

On accordera ici bien volontiers aux philosophes analytiques que l 'histoire de la philosophie est peu lisible si l ' on fait abstraction des débats en lesquels elle s ' inscrit.

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cognitum 1 » exprimée dans une proposition tenue pour l ' objet exclusif de la science ; cette pro-positio (se) pose pour la chose (positio pro), supponit pro re en réduisant la signification à une représentation pouvant subsister en l ' absence même de toute présentation . C ' est sur ce plan logistique, à notre avis irréduc­tible à toute espèce de conflit « hermétique » mettant aux prises deux formes d' aristotélisme (1 ' « occamiste » et le « pari­sien ») 2, qu ' intervient la thèse de la possibilité d' une connais­sance intuitive du non-existant, ou notitia intuitiva rei non exis­tentis . Elle s ' inscrit dans la mouvance de l ' argument de potentia absoluta Dei initialement élaboré par Duns Scot pour établir la possibilité factuelle d' une intellection indépendante absolument de toute in-formation de l ' intelligence par la chose représentée. S ' en trouvait absolument renversé l ' axiome (<< de champ ») fournissant le critère naturel de la connaissance, selon lequel il est impossible que le sensible en tant qu' agent qui impressionne les sens « ne soit pas 3 » puisqu 'on ne peut éprouver la vérité de nos j ugements qu' en les ramenant aux données des sens (<< primum principium nostrae cognitionis 4 ») , et que la ques­tion de l ' existence d' une chose (<< an est ») précède et condi­tionne l ' examen de son essence (<< quid est 5 ») . À l 'aune de ce

1 . J .-Fr. COURTINE, Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, 1 990, p. 1 7 5 . On pourra encore se reporter à ma propre présentation de cette question dans Les Temps capitaux, t. l, p. 3 14-3 1 6.

2. Menant cette thèse « herméneutique » à son terme, Luca BIANCHI avance une interprétation nouvelle sur la crise des années 1 339- 1 34 1 : « L'expulsion d ' Ockham de la tradition aristotélicienne qui s 'est réalisée par suite des inter­ventions de la Faculté des arts de Paris a conduit à présenter toute sa pensée comme une alternative au système du Stagirite plutôt que comme une inter­prétation possible [ . . . ] . Ockham n ' a pas été défait mais plutôt détaché de manière violente d ' Aristote, dont il restait, somme toute, un disciple pas plus infidèle que beaucoup d' autres . . . » (p. 1 59) . On se limitera ici à relever que cette lecture, extrêmement cohérente, repose sur une dissociation radicale

pour le moins discutable (historiquement et philosophiquement) - entre 1 ' « ontologie » et la « nouvelle stratégie herméneutique » développée par Occam, cible réelle ou supposée des statuts des artiens. Que cette dernière ait été perçue comme « une menace pour la survivance même de l ' aristotélisme (p. 1 44) ne fait évidemment pas question.

3. THOMAS D' AQUIN, In Metaph. comm. , IV, lect. 14 , n. 706 : « quod ipsa sensibilia, quae faciunt hanc passionem in sensu, non sint, hoc est impossi­bile » ; ARISTOTE, Metaph. , IV, 5, 1 0 1 0 b 32-3 5 .

4 . THOMAS D ' AQUIN , D e veritate, q. 1 2, a . 3 ad 2urn•

5 . THOMAS D' AQUIN , In Anal. post. , l, lect. 2, n. 1 7 : « quaestio an est prae-

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renversement, l 'objet de la vue n 'est plus la couleur du monde, mais la vision de l 'ange (en tant que causée directement par Dieu, ou impression des Idées divines, ces formes immatérielles émanées de l ' intellect divin selon Thomas 1 ) .

(Par analogie avec les conditions de la sensation et le juge­ment naturel de con-formité du sentant au sensible auquel elle donne lieu, cette in-formation fondait le principe « aristotélo­thomiste » de la vérité conçue en tant qu'adaequatio rei et intel­lectus 2, entée sur la nature des choses - in natura rerum -

cedit quaestionem quid est. }) En conséquence, ce que nous intelligeons en premier est la chose (res), dont l 'espèce intelligible est la « similitude » : « id quod intelligitur primo est res, cujus species intelligibilis est similitudo » (Summa theologiae, l, 85, resp. ) .

l. Voir THOMAS D'AQUIN, ln Metaph. comm. , IV, lect. 14, n. 706 : « Visus enim non videt se, sed colorem [la vision ne se voit pas, elle voit la couleur] . »

2. Voir THOMAS D'AQuIN, Summa theologiae, 1, 1 6, 2 arg. 2. Ou encore : « Forma autem intellectus est res intellecta [la forme de l ' intellect est la chose intelligée] » (De potentia, q. 8, a. 1 , resp .), sachant que la « fonne », par rap­port à laquelle Thomas introduit l ' idée de species intelligibilis comme cause du concept, traduit l' eidos aristotélicienne. Le principe de notre connaissance venant originairement des sens (principium nostrae cognitionis est a sensu), nous connaissons per species a sensibilibus abstractas. « Id quod intelligitur primo, est res, cujus species intelligibilis est similitudo [ce qui est intelligé en premier, c' est la chose, dont l ' espèce intelligible est une simil i tude] » : l ' espèce intelligible ne se rapporte donc pas à l ' intellect comme à l 'objet de l ' intelligence (id quod intelligitur : c ' est l ' erreur des platoniciens), mais comme au moyen de l ' intellection (id quo intelligitur), voir Summa theolo­giae, l, 84, 2 ; De veritate, q. 2, a. 5 ad 17um ; et plus généralement De veritate, q. 10, a. 8 ad 7um : « quod anima est causa cognoscibilitatis aUis non sicut medium cognoscendi, sed in quantum per actum animae intelligibiles effi­ciuntur res materiales [l' âme est cause de la cognoscibilité des autres choses non comme un moyen de connaissance, mais en tant que les choses maté­rielles sont rendues intelligibles par l ' acte de l ' âme] ». Car, « de même que le sens est infonné directement par une similitude des sensibles propres, de même l ' intellect est infonné par une similitude de la quiddité de la chose. C'est pourquoi, à l ' égard de ce qu'est une chose (quod quid est), l ' intellect ne se trompe pas (non decipitur), pas plus que le sens à l ' égard de son sensible propre » (Summa theologiae, l, 17 , 3) . Sur la théorie de la connaissance de saint Thomas, on verra en priorité É. GILSON, Le Thomisme. Introduction à la philosophie de saint Thomas d 'Aquin, Paris , Vrin , 1 9656, chap . V-VIl ; 1. MOREAU, De la connaissance selon S. Thomas d'Aquin, Paris, Beauchesne, 1976. - Au point de vue de la rupture avec le thomisme, consulter les travaux développés de longue date par André DE MURALT, et plus particulièrement la « Huitième étude » de ses Etudes thomistes, scotistes, occamiennes et grégo­riennes, portant comme titre général L 'Enjeu de la philosophie médiévale, Leyde, E. 1. Brill, 199 1 , p. 352-407 : « Les conséquences de la doctrine occa-

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qui limitait encore la puissance divine comme cela apparaît exemplairement dans un passage de la Somme contre les gentils, soumis au renversement que l 'on sait par Descartes : « Puisque les principes de certaines sciences , tels ceux de la logique, de la géométrie et de l ' arithmétique sont tirés des seuls principes fonnels des choses, dont dépend l ' essence de la chose, il s ' ensuit que Dieu ne peut pas faire le contraire de ces prin­cipes : par exemple, qu ' un triangle rectangle n' ait pas deux angles égaux à deux droits 1 . »)

Comme l ' a exemplairement montré André de MuraIt par l ' ensemble de ses études sur le sujet, pour replacer dans sa juste perspective épistémologique la problématique théologique d 'une notion intuitive d' une chose qui n'existe pas, il est très i mportant de considérer qu' elle n' est que le développement logique d ' une thèse bien plus générale : en l ' espèce, d ' une connaissance, divine et humaine, absolue de toute relation à la chose, indépendante en droit de toute causalité matérielle ou formelle exercée sur elle par la chose connaissable dans son autonomie eu égard au connaissant. C ' est très exactement la fonction de l ' exemple de la statue de César repris par deux fois par Duns Scot, la première dans un contexte épistémolo­gique (Sent. l, dist. 3, q. 1 ) , la seconde dans le cadre théolo­gique de l ' idée divine (Sent. 1, dist. 36, q. un . ) . Où il apparaît que l ' autonomie de l ' esse repraesentatum est suffisante, c ' est­à-dire suffi samment absolue, pour que la statue continuât à représenter objectivement (dans son esse objectivum) César même dans l ' hypothèse extrême où César serait annihilé 2 . Lorsqu ' au terme provisoire de ce processus Occam affinnera

mienne de la toute-puissance divine. La connaissance intuitive d 'une chose qui n 'existe pas » ; on y trouvera une traduction et un commentaire suivi du « Prologue au Commentaire des Sentences, q. 1 , a. 1 .

1 . THOMAS D' AQUIN, Summa contra gentiles, II, 2 5 , § 1 022 ; cité par O. BOULNOIS dans son Introduction à La Puissance et son ombre. De Pierre Lombard à Luther, sous la direction de O. Boulnois, Aubier, 1 994 : « Ce que Dieu ne peut pas ». L'auteur fait écho à la distinction introduite par E. Randi entre un modèle logique et un modèle opératoire de la toute-puissance, auquel Scot aurait ouvert la voie (voir E. RANDI, « A scotist way of distinguishing between God' s absolute and ordained power dans : A. HUDSON, M. WILKS [éd . ] , From Ockham ta Wyclif, Oxford, B lackwell, 1 987, p. 43-50 ; et O. BauLNOIs, p. 54-58) .

2. Voir A. DE MURALT, « Troisième étude : La doctrine médiévale de l ' esse abjectivum p . 1 1 1 - 1 12 .

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que l 'on ne peut proprement qualifier de res en un sens absolu que ce qui peut être conçu comme existant alors qu' une/alors que toute autre chose eût été annihilée (<< alia re absoluta des­tructa » , voire « toto mundo destructo 1 ») , et qu' il s ' opposera ainsi on ne peut plus résolument à la potentia Dei ordinata de l'univers thomasien (dans le sillage du cosmos aristotélicien, elle ne se laisse pas définir ab alia re absoluta [à partir d'une autre chose absolue] mais ad alia ordinantur, ordo ad invicem [est ordonnée en fonction des autres choses, dans un ordre de réciprocité]), selon un ordre nouveau conduisant par Descartes et Hobbes à la Crise husserlienne, on nous permettra de penser que l 'hypothèse de l 'annihilatio mundi s ' impose effectivement (factibile) dans son efficace toute subjective. En atteste l ' exis­tence d' un cogito occamien (avec le primat caractérisant l' évi­dence de la proposition : intelligo 2) ordonné à la res rendue conforme à sa realitas objectiva, à son être-exister (esse-exis­tere creaturae) « tel que la pensée peut se l' obje( c )ter à elle­même 3 ».

Ceci brossé à grands traits , non pour préparer à une étude comparative fine de ces doctrines, mais pour marquer que cette nouvelle entente de la réalité du réel qui emporte Duns Scot et Occam dans une révolution commune - la révolution coperni­cienne du sujet et de l 'objet - définit, du même mouvement et dans le même temps, les conditions métaphysiques les plus rigoureuses présidant tant à l 'arraisonnement du lieu des choses dans la représentation du temps abstrait figurée par toute res aussitôt qu 'elle s 'objecte à la phénoménalité de sa présentation naturelle, qu 'au cadrage onto-ego-théologique d 'une philoso-

1. Voir Quodlibeta, VI, q. 6 ; Sent. prol. , q. 1 (p. 369 de l ' éd. de A. DE

MURALT). Dans la traduction d'Amos Funkestein : « that which cannot pass the test of being conceived toto mundo destructo is not a thing (res) » (Theo­logy and the Scientific Imagination from the Middle Ages to the Seventeenth Century, Princeton, Princeton University Press, 1 986, p. 64 et 135) . Voir encore P. VIGNAUX, Nominalisme au XIV' siècle, Paris, Vrin-Reprise, 198 1 , p . 23-24, 88-89.

2. Se reporter à la conclusion de Sent. prol. , q. 1 in fine (p. 369-373 de l ' éd. de A. DE MURALT ; et commentaire p. 401 -406).

3 . l-Fr. COURTINE, Suarez et le système de la métaphysique ; avec la cita­tion de Occam : « Esse cognitum creaturae est ipsa creatura veZ esse-existere creaturae et sic est idem cum creatura [l' être connu de la créature est la créa­ture elle-même, ou encore l ' être-exister de la créature, et c 'est la même chose que la créature] » (Sent. , l, dist. 36, q. un.).

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phie qui découvre sa modernité dans l ' élucidation articulée de ces trois aspects .

Sachant que :

1 / L' élucidation de ce mouvement impose de faire retour à l ' introduction de l ' œuvre d' Avicenne dans l ' Occident latin, et à la conversio ad Avicennam qui s ' en est suivie jusqu 'à culminer, par Henri de Gand et Matthieu d' Aquasparta, dans la philoso­phie scotiste .

« Et ita [ . . . f secundum Avicennam et secundum rei veri­tatem [et il en va ainsi selon Avicenne et selon la vérité de la chose] . . . »

Pour mesurer la portée de cette assertion, qu ' il suffise de marquer que « le premier ensemble de doctrine vraiment constitué qui parvint à l ' Occident 1 », avant donc la pleine connaissance du corpus aristotelicum, était porteur d' une onto­logie nouvelle fondée sur la distinction non grecque de l ' essence et de l ' existence par le détachement intentionnel de la quiddité par rapport à la quoddité, de la choséité par rap­port à l ' existence, qui échoit de l ' extérieur à l ' essence . Non grecque - car la thèse fameuse de l ' indifférence de l ' essence, non abstraite et non séparée, « ni existant dans les choses sen­sibles , ni existant dans l ' âme ni une (forme séparée) ni multiple (forme participée 2) , véritable coupure e idétique projetant l ' a priori hors de la sphère de l ' inné pour le faire relever du domaine de la certitudo , n' est pas seulement anti-aristotélicienne (eu égard à la conception « existentielle » de l ' ousia) mais aussi anti-platonicienne 3 . C' est en effet au seul

1 . A . -M . GOICHON, La Philosophie d 'Avicenne et son influence en Europe médiévale (Forlong lectures 1940), Paris, J. Maisonneuve, 1 9842, p. 90. Sur l 'histoire des traductions latines d 'Avicenne au XII" siècle, se reporter aux études de M.-T. d'Alvemy récemment rassemblées (Paris, Vrin) .

.

2. AVICENNE, Liber de philosophia prima, sive scientia divina, V, 1 , éd. Van Riet, p. 228, 1. 33-35 : « ipsa enim in se nec est multa nec unum, nec est existens in his sensibilibus nec in anima, nec est aliquid horum potentia vel effectu, ita ut hoc contineatur intra essentiam equinitatis, sed ex hoc quod est equinitas tantum [elle n ' est en soi ni multiple ni une, ni existant dans les sen­sibles ni dans l ' âme, ni rien de cela en puissance ou en acte, en ce sens qu'elle entrerait dans l ' essence de la chevalinité : elle tire son origine du fait qu ' elle est la chevalinité seulement] . » Texte arabe : IBN SINA , AI-Shifa, trad. de G. C. Anawati , Paris, Vrin, 1 978, p. 234.

3. AVICENNE, ibid. , p. 236, 1 . 1 -5 : « si enim concederetur quod animal, ex

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sens d'une indifférence à toutes les déterminations qui peuvent s'y ajouter que l' essence est dite commune. Aussi, dès lors que l'a priori n'est plus que ce qui est immédiatement et nécessai­rement et exclusivement inclus dans la définition de l' essence, et qu'en conséquence ce que l 'on pense à part est une chose dis­tincte « sur quoi peut porter un énoncé 1 », l ' essence se trouve prise dans une logique de la « choséité » (al-shay ' = res) coupée du plan accidenté de l 'existant (= id quod accidit quiddita­tivi), dont la connaissance abstraite et non abstractive, « sorte de réduction phénoménologique portant sur la chose même » , cor­respond à un « objet pur, indifférent à toute existence comme à toute non-existence 2 ». S ' ensuit que, dans les traductions latines d'Avicenne, la res se trouve distinguée de l'ens « pragma­tique » selon le modèle d'une réduction eidétique de l'étant à sa réal-ité dont le principe est l ' interprétation de l ' ens in quantum ens au sens de l ' ens commune. Où l 'on vérifie que cette distinction réale est porteuse du premier véritable sys­tème de métaphysique conçu comme théorie de l ' être en tant

hoc quod est animal per se, esset cum condicione quod non haberet esse in sensibilibus istis, non tamen concedetur quod platonitas esset in sensibilibus istis [si on concédait en effet que l' animal, du fait qu' il est animal par soi, ne serait qu'à la condition de ne pas avoir l ' être dans ces choses sensibles, on ne concèderait pourtant pas que la platonité serait dans ces sensibles] . » Sans nier chez Avicenne la présence d'une réelle « platonisation » - ou mieux « ploti­nisation » , émanentisme oblige - d' Aristote, on prendra avec les plus grandes réserves maintes formules de Gilson qui nous paraissent mettre en danger son afrmation première, à savoir que la philosophie d'Avicenne is the real star­ting point. A ce sujet, voir surtout Being and Some Philosophers, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 19522, p. 75, où l 'on trouve l 'expression citée, et un peu plus loin : « The essences of Avicenna are so many ghosts of Plato 's ldeas ( . . . f ». Le recours au platonisme en tant qu' « aspiration fondamentale de l 'esprit humain » ne nous semble pas de nature à éliminer la difficulté (p. 74-76). Je serai pour ma part enclin à étendre à l 'ensemble de l 'ontologie avicennienne la remarque de J . Jolivet dans son article « La répartition des causes chez Aristote et Avicenne », dans : J. JOLIVET, Z. KALUZA, A. de LIBERA (éd.) , Lectionum varietates. Hommage à Paul Vignaux (1904-1987), Paris, Vrin, 1 99 1 , p. 6 1 : « Aristote se montre [ . . . ] plus platonicien qu' Ibn Sina [ . . . J. »

1 . Dans La Métaphysique du Shifa ' (l, 5 , éd. Anawati, p. 1 07), cette énon­ciation (al-akhbiir) sert à montrer que les mots qui entrent dans la définition de la « chose » présupposent cette même « chose » comme principe commun à toutes les représentations - ou comme un transcendantal (voir l, 6) .

2. A. DE LIBERA, La Querelle des universaux. De Platon à [a fin du Moyen Âge, Paris, Éd. du Seuil, 1 996, p. 3 1 9, p. 1 89.

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qu' être l, qui devient ainsi, en droit, dans la tradition avicen­nienne, par le pouvoir absolu d' une représentation pure ne pré­sentant pas la quiddité à la manière d'une chose qui est ou n'est pas en acte 2, théorie transcendantale de l 'objet en général. Un objet « transcendantal » est posé comme condition de possibilité de toute expérience et de toute connaissance.

À rechercher les antécédents et les conditions de cette onto­logie formelle en rupture avec la question platonico­aristotélicienne de l' ousia - y compris dans la latinité de ses effets de traduction « empirico-nominaliste » , en termes de sub-stances assujetties aux sens (subjectae sensibus dans le latin de Boèce, qui justifie ainsi la priorité de la substantia 3) -, on notera le rôle joué, hors cadrage épistémologique aristotélicien, par l ' algèbre comme science commune à l ' arithmétique et à la géométrie faisant intervenir à titre d' inconnue une « chose » (al-shay ', res) que l 'on ne connaîtra que par approximation, et qui peut aussi bien définir un nombre qu' une grandeur géomé­trique en leur intelligibilité indépendante des objets physiques sensibles. Mais Avicenne ne pouvait investir ce nouveau statut des mathématiques en tant que « partie intégrante de la synthèse philosophique » qu' en produisant « une nouvelle ontologie, qui autorise à parler d'un objet dépourvu des caractères qui, pour­tant, auraient seuls permis de discerner de quoi il est l ' abstrac­tion ; ontologie qui doit également nous permettre de connaître un objet sans être en mesure de le représenter exactement 4 » . . .

1 . Voir A. DE LIBERA, La Philosophie médiévale, Paris, PUF, 1 993, p. 1 1 6 . 2 . Selon l ' explication de Matthieu d' Aquasparta, qui conclut que l 'espèce

intelligible représente absolument la quiddité à la pensée. Conséquence : « Si une chose n 'existe pas, la quiddité des choses, non les choses elles-mêmes, est et reste l 'objet de la pensée » (Quaestiones disputate de fide et de cognitione, Quaracchi, 1 957, cité par A. DE LIBERA, La Querelle des universaux, p. 321 ) .

3 . Voir l-Fr. COURTINE, « Note complémentaire pour l ' histoire du vocabu­laire de l ' être », dans : P. AUBENQUE (éd.) , Concepts et catégories dans la pensée antique, Paris, Vrin, 1980, p. 33-87 .

4. R. RASHED, « Mathématique et philosophie chez Avicenne », dans Études sur Avicenne, dirigées par J. Jolivet et R. Rashed, Paris, Les Belles Lettres, 1 984, p. 29, 34. Considéré sur bien des points comme le grand « prédéces­seur » d 'Avicenne, y compris pour la question de la « chose-shay ' » appré­hendée à partir de tout ce qui a une quiddité (mahiyya) , al-Farabi apparaît comme une pièce essentielle de ce dispositif. Pour une ré-inscription de la doctrine avicennienne de l ' essence dans le cadre de la théologie islamique, avec en particulier la thèse des Mu' tazilites sur les « choses inexistantes »,

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Une ontologie nouvelle donc, mais aussi la première affirma­tion de l ' ontologie en tant que telle, radicalement distinguée d'une « théologie » qui avait pu commencer à dire son antério­rité en vertu du principe aristotélicien de la science comme recherche des causes, avec la métaphysique comme recherche des causes premières de l ' étant conduisant à l ' identification d'une « philosophie première », d' une science divine de l ' étant premier, séparé (la theologikè de Métaphysique E, 1) . Selon l' interprétation avicennienne, l 'étant pris absolument n 'a aucun principe ,' ens in se absolute non habet principium ; il n' a, lit­téralement, que des conséquences, c ' est-à-dire des attributs propres (consequentia), au rang desquels on pourra compter Dieu, qui tombe « sous la considération de la métaphysique, non comme son sujet, mais, en termes logiques, comme un attribut de son sujet » - dans le cas de Dieu, l ' attribut est la nécessité 1 •

2/ En liaison avec la controverse sur laquelle s ' ouvre son Commentaire des Sentences 2, et dans le sillage de la grande Condamnation par l' évêque Étienne Tempier, le 7 mars 1 277, de deux cent-dix-neuf « erreurs manifestes et exécrables » attri­buées à « certains hommes d' études ès arts » 3, on a pu remar­quer à juste titre qu' « il faut sans doute attendre Duns Scot pour que le titre de theologia soit hautement revendiqué par les "théologiens" 4 ».

Ces condamnations - les plus importantes qu' ait connues le Moyen Âge - doivent être conçues dans leur ensemble comme la réaction des théologiens contre l ' affirmation des philosophici selon laquelle la contemplation « métaphysique » portée par le

voir dans le même volume l ' article de J. JOLIVET, « Aux origines de l ' onto­logie d'Ibn Sina » (p. 1 1 -28) .

1 . S. D. DUMONT, « L'univocité selon Duns Scot et la tradition médiévale de la métaphysique », trad. fr. dans Philosophie, n° 61 , 1999, p. 34 ; avec renvoi à AVICENNE, Liber de philosophia prima, I, 2, éd. Van Riet, p. 1 2- 1 3 : « speculatio de principiis non est misi inquisitio de consequentibus huius subiecti 1 . . . ] ens autem in se absolute non habet principium. »

2. Voir la présentation synthétique qu' en propose O. BOULNOIS en suivant le Prologue de l' Ordinatio dans son récent Duns Scot. La rigueur de la cha­rité, Paris , Éd. du Cerf, 1 998 , chap. 1 : « Philosophes et théologiens : la contro­verse » .

3 . Chartularium Universitatis Parisiensis, p. 543. 4. J. -Fr. COURTINE, Suarez et le système de la métaphysique, p. 25 .

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Philosophe est la vraie sagesse ordonnée au cours du monde en l 'espèce d' une théologie rationnelle menaçant, ou d' anti­ciper « la vision béatifique promise aux élus dans la patrie céleste 1 » (béatitude philosophale), ou de réduire la toute­puissance divine à ce qui est possible et pensable à partir de la constitution purement naturelle de l ' intellect humain (soli­daire du nécessitarisme universel supposément défendu par les « aristotéliciens radicaux » de la Faculté des arts) . Pour faire justice à l ' idée que le possible ou l ' impossible absolument, c' est le possible ou l ' impossible pour Dieu, principe infini, et non selon la nature de la philosophie naturelle d 'Aristote 2, le Fran­ciscain sera amené à produire une théo-logique de potentia absoluta Dei 3 imposant de penser par cette épreuve dialectique radicale qu ' à toute notion formellement distincte correspond, ou peut correspondre une réalité séparable, sinon séparée, en vertu d 'un pouvoir surnaturel = infini 4 de fait autre que le pouvoir de

1 . A. DE LIBERA, Penser au Moyen Âge, Paris, Éd. du Seuil, 199 1 , p. 14 1 (mais aussi p . 239) ; o n pourra s e reporter à mon « Étude critique » (Les Études philosophiques, n° 2, 1 993, p. 223-228) pour l ' économie « géo-philo­sophique » de cette analyse.

2. Voir art. 1 47 des Condamnations de 1 277 (Chartularium Universitatis Parisiensis, I, p. 552). « In short, résume E. Grant, God could produce actions that were naturally impossible in the Aristotelian worldview. It was thus Aris­totelian natural philosophy on which the Condemnations of 1 2 77 pressed most heavily » (E. GRANT, « Science and Theology in the Middle Ages » , dans : D . C . LINDBERG, R. L. NUMBERS (éd . ) , God and Nature. Historical Essays on the Encounter between Christianity and Science, Berkeley, Univer­sity of California Press, 1 986, p. 54-55) . Se reporter aux articles 34 (impli­quant la possibilité d' une pluralité de mondes) et 49 (aménageant la possibilité d ' un mouvement céleste rectiligne) , liés par l ' hypothèse du vide (qui pourra bientôt être assimilée, dans son infinité, à l ' immensité divine . . . ). Reste que si les raisonnements secundum imaginationem auxquels ont donné lieu ces articles visent à explorer l ' insondable contingence du monde et de ses lois du point de vue du Créateur, i ls sont formulés en tant qu 'i ls s ' opposent au « cours commun de la nature » (communis cursus naturae) ; or la philosophie naturel le doit s ' y tenir pour « sauver les phénomènes » (Buridan) puisque Dieu même, lorsqu ' i l fait un miracle, tente de l ' altérer le moins possible (Oresme) . On relèvera cependant que ce « principe d ' économie » induit Oresme à émettre l 'hypothèse d ' une rotation axiale diurne de la Terre en guise d'explication du miracle de Josué.

3. I l faut ici rappeler que Duns Scot est sans doute le premier penseur à consacrer une distinction entière à la question de la puissance absolue/ ordonnée de Dieu .

4 . Reportata Parisiensia, IV, dist. 43 , q. 4 : « On appelle naturel ce qui a

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droit commun. Car ce droit naturel n' est jamais que l ' effet des causes secondes auxquelles Dieu peut noétiquement se substi­tuer pour les avoir lui-même prescrites aux créatures : au plus simple, Dieu pourrait imprimer dans notre œil la « forme » ou 1' « espèce » d'une chose absente que nous pourrions par là per­cevoir et connaître.

Avant que Occam ne lui confère toute sa portée nomina­liste en la ramenant au principe logique de non-contradiction, cette hypothèse hyperbolique permet de substituer à la butée pragmatique de l' hupokeimenon la distinction d'une realitas qui apparaît pour la première fois , avec une acception terminolo­gique précise, dans le contexte scotiste de la doctrine des for­malités présentes en toute res ; res dont la composition renvoie à leurs distinctions formelles en tant qu ' elles sont susceptibles d'être appréhendées objectivement par l 'esprit ayant aban­donné le critère aristotélicien de la nécessité de la présence de la chose . « Ainsi la res positiva, ce n'est pas d' abord la réa­lité individuelle et singulière posée extra intellectum, mais bien plutôt ce qui s ' offre à l' esprit comme une realitas, c' est-à-dire comme un contenu de pensée dont la teneur propre et la rigueur interne suffisent à la distinguer essentiellement de la res ficta ou de la chimère 1 . » C'est la conclusion logique de la défini­tion même de la métaphysique comme « science de l ' ens inquantum ens » telle que Dieu dans son infinité, à rebours de l ' ipsum esse thomiste 2, est inclus dans l 'universalité de ce sujet

un principe actif naturel fini , qu ' il s ' agisse nécessairement ou librement. On appelle surnaturel ce qui a un principe actif naturel infini [ . . . ] . » Ainsi, le surnaturel, c 'est l ' infini, ni plus ni moins - selon le commentaire de O. BOULNOIS (p . 43) ; et l ' infini, concept le plus parfait et le plus simple que l 'entendement humain puisse se donner de Dieu, est négation en acte de la cosmothéologie aristotélicienne.

1 . Cette citation est extraite de l ' article « Realitas » signé par J.-Fr. COURTINE, dans : J. RITIER, K. GRÜNDER (éd.) , Historisches Worterbuch der Phi­losophie, vol . VIII, p. 1 78- 1 79.

2. Fondement absolu de l ' ens universale qui est « l ' objet propre de l ' intel­lect » (proprium objectum intellectus : Summa theologiae, l, 5 , 2), l ' ipsum esse est transcendant à l 'objet de la connaissance et à la détermination concep­tuelle - qui dépend à son tour d 'un principe transcendant : l ' ipsum intelligere. Voir ce sujet les belles pages de J. MOREAU, p. 1 08- 1 30. Dans le De ente et essentia, 5 , l ' Aquinate met en garde contre « ceux qui ont dit que Dieu était l 'être universel par lequel toute chose est formellement » ; car « cet être qui est Dieu est d' une telle condition qu ' il ne peut lui être fait aucune addition,

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qu' Il n' excède plus que théo- logiquement, c ' est -à-dire, au point de vue scotiste, pratiquement. Cette science ne détermine-t-elle pas ce qui est premier parce qu' universel (en soi) et en principe antérieur à tout intellect à partir du concept (de l ' étant) connu en premier lieu (pour nous, pour tout intellect indépendamment de l ' être divin) ? Duns Scot applique ainsi à la réalité le prin­cipe selon lequel ce qui n 'est pas contradictoire dans le cas de l ' homme est possible par une possibilité logique « même si, pas impossible, Dieu n' existait pas » 1 , pour autant qu ' il n 'y ait pas incompossibilité conceptuelle. Où l 'on vérifie que la théo­logi(c i ) sation de la métaphysique conduit à un mouvement strictement inverse d' ontologi(ci)sation, adéquat à l ' idéal scien­tifique d ' une connaissance déductive procédant a priori, et non de la rationalité divine, selon la nécessité de la proposition en excès à l ' égard de la contingence des cas comme par rapport à la non-réalisation dans le monde factuel qui caractérisait l ' impossible des Anciens. La permanence de l' objet requis par la science à partir des seuls termes de la proposition a donc en droit - un droit que l 'on pourra dire à la lettre surna­turel - rompu toute attache avec la présence de la chose, qui s ' en trouve formellement déconstruite selon la thèse moderne de « la protocatégorie ( Urkategorie) de l ' objectif comme tel 2 ». Et c ' est ainsi que la relève de la science du transcendant par la science du transcendantal 3 donnera d' assister à l ' une des pre­mières occurrences avérées du mot ontologie sous la rubrique de l ' abstraction mathématique, que Goc1enius - en son Lexicum

de sorte que c 'est par sa pureté qu ' i l est distinct de tout [autre 1 être [. . . unde per ipsam suam puritatem est esse distinctum ab omni esse}

1 . Voir Ordinatio, 1 , d. 35-36. 2 . M. HEIDEGGER, Die Kategorien- und Bedeutungslehere des Duns Scotus

( 1 9 1 6) , GA , l, p. 2 1 9 . Pour une présentation de ce texte (qui fut la thèse d' habilitation de Heidegger) que l ' erreur d ' attribution de la Grammaire spé­culative à Duns Scot ne suffit pas à disqualifier, voir O. BOULNOIS, logique et sémantique : Heidegger lecteur de Duns Scot dans : J . -Fr. COUR­

TINE ( éd . ) , Phénoménologie et log ique, Paris , Presses de l ' ENS, 1 996, p. 26 l -28 1 .

3 . Voir L. HONNEFELDER, Scientia transcendens. Die formale Bestimmung der Seiendheit und ReaUtat in der Metaphysik des Mittelalters und der Neuzeit (Duns Scotus - Suarez - Wolf - Kant - Pierce), Hambourg, Felix Meiner Verlag , 1 990, p. 403 . Passage selon lequel « la métaphysique a accompli le premier pas décisif vers sa figure moderne » .

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philosophicum ( 1 6 1 3) - inscrit dans le cadre général de l 'abs­tractio a materia, ouvrant à la philosophia de ente .

S' il n 'est guère besoin de rappeler, avec Jean-François Cour­tine, que ce vocable sera « destiné par la suite à nommer cette philosophia prima comme science universelle [de l ' étant comme tel, comme tel dépourvu de toute phénoménalité] , dans sa séparation de toute recherche théologique appréhendée désormais comme spéciale 1 » , on se doit en revanche de souli­gner que le renversement de la constitution analogique de l 'unité ontothéologique (en un seul mot 2) dépend de la dimen­sion égologique - et non simplement « subjective » - de la conquête de l 'horizon de la représentation dans l'univocité du concept.

.

3/ Qu'il ait fallu attendre Descartes pour tenir avec l' expres­sion de res cogitans la seule forme substantivée qui soit litté­ralement adéquate à la question du fondement de l ' être de l'objet n'exclut pas que ce dernier ait pu partiellement dévoyer le sens objectif, originairement transcendantal, de l ' egologique

1 . l-Fr. COURTINE, Suarez et le système de la métaphysique, p. 4 1 0. On trouvera une bonne récapitulation de cette question sous la rubrique « Meta­physics » signée par Charles H. LOHR dans The Cambridge History of Renais­sance Philosophy, sous la direction de C. B. SchlIÙtt et Q. Skinner, Cam­bridge, Cambridge University Press, 1 988, p. 584-638 : « Metaphysics as the science of being » .

2 . En un sens historique précis - et donc non « historiaI -, cette topique ontothéologique est à notre sens celle du thomisme comme mise au point catholique de l ' aristotélisme néo-platonisant à partir de la théorie aristotéli­cienne de la science. L' étant en général participe de l ' acte divin et souverain d'être. Sur ceci, voir ma « Note sur la raison théologique au XIII' siècle », Les Temps capitaux, t. l, p. 264-267 . Tenir que Scot « inaugure la métaphysique comme ontothéologie », c ' est : soit ignorer le champ de forces onto/théolo­gique qu ' il met à jour (ou onto-théologique, pour rester fidèle à Kant signi­fiant par cette notion que Dieu est atteint dans le concept transcendantal d' étant qui l ' inclut, et réaffirmer en un sens que Kant ne soupçonnait pas une dynalIÙque de la transcendance portée par le franciscain à son point de rup­ture) ; soit reconnaître qu' il ne construit la métaphysique comme « ontothéo­logie » qu' en partant d 'un point de vue transcendant : en l ' espèce d ' une « théologie de la charité » (voir O. BOULNOIS, Duns Scot. La rigueur de la charité, p. 15) - sachant que cette dernière manifeste les lilIÙtes de celle-ci et reconduit au premier terme de l 'alternative qu 'on ne pourra plus tout à fait ignorer. Conclusion qui s' atteindrait par d' autres voies : loin d'être l ' inven­teur de la preuve ontologique, Scot investit pratiquement Dieu comme le point d'existence de la résistance à son argument,

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dans la « discipline spéciale » (transcendante et existentielle) des M editationes : elles fixent en effet dans la tension à Dieu le site subjectif de la fonnule plus qu'elles n' établissent sa portée réelle .

Ce qui est confirmé par le fait que la présence thématique des res dans les deux dernières Méditations soit donnée uniquement du point de leur rapport à Dieu ou de la distinction de l ' âme et du corps 1 . Alors qu ' inversement, l ' ego n' apparaît pas sous son nom propre quand la logique de son principe est établie dans toute sa généralité - sous le nom commun de mathesis (vocabulum jam inveteratum atque usu receptum, écrit Des­cartes [AT, X, 378 , 8] : « d' un nom déjà ancien et reçu par l 'usage ») que vient singulariser l ' adjectif qui le détennine, uni­versalis, en son rapport d' abstraction aux choses devenues ses objets indépendants de tout cosmos - comme « ego » épistémo­logique dans les Regulae 2 .

Fort de ce précédent, on voudrait ici émettre l ' hypothèse que cet « ego » épistémologique qui manque à son nom alors même qu' il s ' institue de/dans la substitution réglée de l ' objectivité à l ' ousia aristotélicienne, qui ne pré-existe à la cogitatio que parce que « la réduction des choses aux objets de la cogitatio suppose la réduction de la cogitatio à l ' opération de l ' ego, [et] donc à l ' ego lui-même » dans sa dimension épistémique issue du cogitans, ego « ne jou[ant] son rôle fondamental qu ' en exer­çant le fondement 3 » - eh bien, on voudrait dire que cet ego épistémologique, qui ne possède aucun versant ontique parce que sa fonction est déj à transcendantale ou ontologique, s' exerce chez Descartes même, avec toutes les percées et les abîmes que l ' on sait, depuis un horizon qui est celui de la res dans le mouvement qui la coupe définitivement du lieu des choses (pragmata) pour la poser « étymologiquement » à partir de al reor, reris ; b/ ratus, rata, ratum.

1 . En accord avec une observation de J . -Fr. COURTINE (p. 485) . 2 . Voir J . -L. MARION, Sur l 'ontologie grise de Descartes, Paris , Vrin,

1 98 1 2 • 3 . J . -L. MARION, Sur la théologie blanche de Descartes. Analogie, création

des vérités éternelles et fondement, Paris, PUF, 1 98 1 , p. 39 1 , 392.

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Pour aller à l ' essentiel : selon un vocabulaire fixé par Bona­venture dans son Commentaire des Sentences 1 , c ' est Henri de Gand qui propose cette bipartition en guise d ' explication du processus de la conception intellectuelle.

En rupture avec la noétique aristotélicienne orientée sur la sensation, elle vise en effet - comme l ' explique Jean Paulus à construire l ' essence « au moyen de déterminations successives, dont l 'ensemble, convenablement agencé, constitue la définition de l ' objet conçu 2 » .

al En ce contexte où l' esprit forme les notions premières, on pourra décliner la res en reor, reris pour lui faire désigner la présence, la réalité mentale d'une quelconque représenta­tion formée sans contradiction par la pensée (<< et dicitur a reor, reris, quod idem est quod opinor, opinaris, quae tantum res est secundum opinionem, ad modum quod ab intellectu concipitur [et le mot res vient de reor, reris, ce qui est la même chose que opinor, opina ris , ce qui signifie que la chose est selon l ' opinio, en tant qu 'elle vient de l ' intellect qui la conçoit] » ; Quod­libet VII, 1 , fol . 258 B) .

bl Ce n ' est qu ' en un second temps que la res pourra se découvrir secundum veritatem en tant qu'elle est ratifiée (a rati­tudine, la ratitudo dérive en dernière instance de reor) par sa propre certitude interne qui « certifie » qu ' elle est pensée dans l' Intellect divin (ut exemplar) en fonction de la stabilité (fir­mitas) qu ' il assure aux essences dans la simple possibilité de leur existence, essences ainsi distinguées de l ' inconsistance des étants purement imaginaires. En effet, de même que la res a reor, reris est indifférente à l ' esse essentiae, la res rata , l'essence entendue de façon « intentionnelle » comme cette esse essentiae qui nous fait passer du psychologique au métaphy­sique en identifiant vérité logique et vérité ontologique, est à son tour indifférente à l ' esse existentiae. C'est en ce sens formel

qui détermine le sens non « efficient » de la dépendance de la

1 . Opera Omnia, t . II, di st. 37, dub. l, éd. Collegii a. S. Bonaventura, p. 876 a : cité par J . -Fr. Courtine à l ' article « Res )), dans : J. RITTER,

K. GRONDER (éd . ) , Historisches Worterbuch der Philosophie, vol. VIII, p. 896.

2. J . PAULUS, Henri de Gand. Essai sur les tendances de sa métaphysique, Paris, Vrin, 1938, p. 6. Il s ' ensuit que la théorie de l' illumination « ne joue en cette doctrine qu' un rôle de pure régulation (p. 9).

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« réalité » au Créateur - que Henri interprète le principe aristo­télicien selon lequel il ne peut y avoir connaissance d'une chose que si elle est : non pas donc si elle existe, mais si elle est constituée comme une res selon un esse essentiae qui définit le trait de neutralité proprement avicennien de cette métaphy­sique. Précédant selon le mode d' être essentiel à l ' essence l 'être dans la chose comme l ' être dans l ' intellect, elle n'est ni exis­tante, ni essentiellement conçue dans l ' intellect en tant qu' il n' est pas la cause de l ' essence.

Malgré les efforts de Henri de Gand pour faire valoir que l ' esse essentiae n ' est réalisé en toute pureté qu' au sein de l ' esprit qui le conçoit exemplairement l , et pourra - ou non - le créer par une libre décision, donnant ainsi lieu à une troisième dimension de la res où la realitas actualis existentiae succède à la realitas quidditativa, l ' essentialisme menace de se refermer sur une tautologie emportant l ' objet propre de la science dans l ' identité vide d'une res qui n' emprunterait plus ses traits qu ' à l ' essence du cheval d' Avicenne : « Unde equinitas non est ali­quid nisi equinitas tantum [en conséquence, la chevalinité n' est rien d ' autre que la chevalinité] » : ni commune, ni singulière, parce que l ' existence sous toutes ses formes lui échoit de l ' exté­rieur et que la communauté est le fai t de la prédication (<< dicitur universale intentione quam possibile est praedicari de multis [il est dit universel par l ' intention qui peut être prédiquée de plusieurs] 2 ») . Serait-ce la raison pour laquelle il est arrivé que Henri nomme intentio « ce par quoi l ' esprit tend, au moyen de sa conception, vers quelque chose qui est déterminé dans la

1 . Quodlibet, l, q. 9 : « . . . [esse essentiae] est esse rei definitivum quod de ipsa ante esse actuale solum habet existere in mentis conceptu [(l ' être d'essence) est l ' être défini de la chose qui, avant d' être actuel, n'existe par elle que dans un concept de l ' esprit] ». « Fonnulée en tennes techniques, la thèse énoncera qu 'au lieu que l ' être essentiel des possibles pennet et condi­tionne l ' être de raison qu'ils reçoivent dans l ' intellect créé, c 'est de l ' être de raison qu ' ils possèdent initialement dans l ' Intellect divin, qu' ils reçoivent à l' origine leur être de possible » (J. PAULUS, p. 89). Aussi l' appréhension de la « vérité d ' une chose » (veritas rei) requiert-elle au moins le principe d 'une illumination divine . . . (voir S. P. MARRONE, Truth and Scientific Knowledge in the Thought of Henry of Ghent, Speculum Anniversary Monographs, I l , Cambridge, 1985) .

2. Voir AVICENNE, Liber de philosophia prima, V, l , éd. Van Riet, p. 227,

1 .9 .

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chose [eo quod mens conceptu suo in aliquid quod est in re determinate tendit] 1 » ?

Quitte à schématiser et à laisser en suspens de nombreuses questions ici pendantes 2, on voudrait dire que la position de Duns Scot, par rapport à l ' énoncé avicennien, va aller rigoureu­sement à l 'encontre du primat accordé par Henri à l ' être de raison (ens rationis) dans la mesure où l' ensemble du dispositif va réellement se trouver intégré dans la nature des choses, de sorte que l 'on pourra dire que 1 ' « unité réelle qui précède l ' acte de pensée est quelque chose d' un en plusieurs, et non pas dit de plusieurs, car c ' est par la pensée qu' elle devient un dit de plu­sieurs 3 • • • ».

Cela s ' écrit en trois temps :

il « La communauté et la singularité ne se rapportent pas de la même manière à la nature que l ' être dans l ' intellect et l ' être véritable hors de l ' âme » ;

iil « La communauté convient à la nature hors de l ' intellect, et de même la singularité » ;

iiil « La communauté convient par elle-même à la nature, tandis que la singularité convient à la nature par un aliquid dans la chose qui contracte cette nature 4. »

Du dispositif ainsi ratifié par la res en son existence « commune » déjà réelle quoique formelle, formelle parce que réelle-reale sans être singulière, et qui se trouve ainsi dépendre d'un concept d'étant absolument univoque en prise sur le réel qu' il ordonne a priori ou a parte rei, i l n' est pas exagéré

l. Quodlibet, V, q. 6. 2. Voir L. HONNEFELDER, p. 3 1 -56. 3 . DUNS SCOT, Quaestiones subtilissimae in Metaphysicam Aristotelis, q. 6,

§ 5 . 4. Ordinatio, II, dist. 3, p. l , q. 2, § 42, éd. Vat. VII, p. 4 1 0 : [Ad confir­

mationem opinionis patet quod non ita se habet communitas et singularitas ad naturam, sicut esse in intellectu et esse verum extra animam, quia communitas convenit naturae extra intellectum, et similiter singularitas, - et communitas convenit ex se naturae, singularitas autem convenit naturae per aliquid in re contrahens ipsaml. L'ensemble de ce mouvement a été définitivement recons­titué par O. BOULNOIS dans un article intitulé « Réelles intentions : nature commune et universaux », Revue de Métaphysique et de Morale, n° l , 1 992, p. 3-33.

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d' affirmer que le scotisme s ' en déduit dans l ' objective moder­nité de sa constitution logique. Elle lui permet de rompre, deux fois plutôt qu ' une, avec la notion « exemplaire » de « participa­tion » . Car la ratitudo sera désormais appréhendée selon une double modalité : en un premier sens, elle se réfère à l ' étant présent, effectivement réalisé ou actualisé à partir d' une cause efficiente (non ex se ens ratum, sed ab efficiente 1 ) ; mais en un second sens, qui engage la connaissance et la distinction for­melle sur le plan de l ' essence, la ratitudo se formule formelle­ment à partir de sa consistance et de son être propre (formaliter ex se 2) qui doit bien posséder un minimum de réalité s' impo­sant par elle-même, objectivement, à tout entendement (même divin) pour se distinguer de la chimère . . .

À affronter de la sorte sa difcultas magna, le scotisme fait coïncider, mieux, il réalise dans le même temps - le temps de la réelle abstraction - la destruction de la métaphysique aristo­télicienne et la « refondation intégrale de toute métaphysique sur le fond de l ' univocité du concept 3 » en renversant la thèse de la vérité comme adaequatio rei et intellectus / forma autem intellectus est res intellecta en un véritable argument onto­logique . (Le premier et le plus radical qui soit, capable d' insti­tuer la métaphysique en une entreprise d' ontologie générale ?) De par le jeu de la distinction formelle venant de la nature de la chose (ex natura rei) qu' il faut concevoir comme une dis­tinction réelle (sans être numérique : mtnima a parte rei) ante intellectum (mettant en jeu des rationes reales sans lesquelles la rationalité ne saurait se fonder sur la nature des essences), dis­tinction que Scot avait commencé par qualifier de « distinction virtuelle » , il s ' ensuivra nécessairement, en effet, qu' « à chaque entité formelle correspond de façon adéquate quelque étant 4 » (<< omni entitati formali correspondet adaequate aliquod ens »), puisqu ' on a a priori tendu à identifier abstraitement, dans une communauté abstraite de la singularité, l ' être en son existence

1 . Ordinatio, l , dist. 36, q. un., § 49, éd. Vat. VI, p. 290. 2 . Ibid. , § 50, éd. Vat. VI, p. 29 1 . 3 . Je cite ici O. BOULNOIS, dans son Introduction à 1. DUNS SCOT, Sur la

connaissance de Dieu et l 'univocité de l 'étant. Ordinatio, l, dist. 3, partie 1 et dist. 8, partie 1 ; Collatio, 24, Paris, PUF, 1 988, p. 35 .

4. Reportata parisiensia, l, d i st. 1 2, q. 2, n. 6. Voir encore Les Temps capi­taux, t. l, p . 278-288 , pour la déduction articulée de ce qui suit.

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objective à l' être pris comme pure essence 1 , et que le possible logique lui-même ne saurait être tout à fait étranger à la struc­ture interne du possible réel 2 • • • Ce qui se laisse dire, réaliste , avec Peirce : « le réel est ce qui signifie quelque chose de réel » dans la relation que l' esprit peut en avoir. Situation analogue au plan cartésien des Regulae au moins en ce que cette épisté­mologie générale constitue très précisément une ontologie de l 'objet 3 , qui projette l ' objectité ainsi acquise sur le plan égolo­gique d' une subjectité épistémologique dont dépend sa mise en évidence objective. Énonçant par là, avec J . -L. Marion, que l ' univocité du concept se fonde dans la destitution « de tout substrat autosuffisant (-keimon) , puisque la connaissance ne procède qu ' en en faisant complètement abstraction ; il ne reste, outre cette impossible demeurance, que la soumission (hypo-J, mais dont la direction s ' inverse : non plus présence, ou substrat, d'un quelque chose irréductible (et peut-être irréductiblement inconnaissable) , mais mise à la disposition d'une instance supé­rieure [ . . . ] Si donc l ' ousia n' assume plus le fondement à titre de hypokeimenon, l ' ego devient ultime fondement de l' objet 4. »

C'est dans cette perspective onto-égologique de la ratification

1 . Dans son article sur la distinction fonnelle, Allan B. Wolter a très bien vu l'essentiel - à savoir que : « While Scotus insists the distinction is prior to the act of thinking (and hence is not created by the mind), he never says it is prior to the possibility of thought. Indeed, the possibility of knowing (which is one way of describing the intellect) and the possibility of being known (which is another way of saying "formality ") are correlative terms. Each entails the other. Neither is logically nor ontologically prior, but they are technically simul natura. » (A. B . WOLTER, « The fonnaI distinction », dans : J . K . RYAN et B . M . B ONANSEA (éd . ) , John Duns Scotus, 1 265- 1 965, Washington D.C., Catholic University of America Press, 1965 ; repris dans The Philosophical Theology of John Duns Scotus, New York, Cornell Uni­versity Press, 1 990, p. 33-34.) Voir encore J . GRAJEWSKI, The Formai Dis­tinction of Duns Scot : A Study in Metaphysics, Washington D.C . , Catholic University of America Press, 1944 ; et T. B . NOONE, « La distinction fonnelle dans l 'école scotiste », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 83/ 1 , 1999. p. 53-7 1 .

2. Voir A . B . WOLTER, The Transcendantals and Their Fonction in the Metaphysis J. Duns Scot, Saint-Bonaventure, New York, Saint-Franciscan Institute, 1 946.

3. Voir Ordinatio, Prologue, q. un. , n. l , éd. Vat. l , p. 2 : « primum obiectum intellectus nostri naturale est ens in quantum ens [Le premier objet naturel de notre intellect est l ' ens in quantum ens.] »

4. J.-L. MARION, Sur l 'ontologie grise de Descartes, p. 1 5 1 , p. 188.

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de la res, qui participe de la res a reor, reris, si l 'on veut bien rectifier son étymologie en « penser, calculer » , que l ' objet de la métaphysique, dans la prise en vue - et la réalité - de l ' inquantum (ens inquantum ens) , et donc à l ' écart de tout eidos, se révèle logiquement, depuis la révolution coperni­cienne scotiste, sujet de toute science. Depuis que « l ' ens selon sa raison la plus commune est le premier objet de l ' intel­lect 1 », étant (en tant que tel) dont l ' univocité obligée témoigne de la soumission de la res aux conditions de possibilité de la connaissance et de la reconduction de chaque chose au statut d ' un objectum (en tant que connu) . « Et de cette façon les termes des sciences spéciales ne sont pas conçus et leurs prin­cipes ne sont pas entendus avant la métaphysique 2. »

Pour conclure : la paradoxale détermination ante intellectum de l' inquantum, puisque l ' enjeu explicite et unique du concept dans sa formalité et dans sa destination ontologique a pour nom existentia, détermine dans le même temps la « réalité » (trans­cendantale) de l ' ego en tant que sujet (sub-stantia) épistémolo­gique ( l ' étant par excellence, qui se dira bientôt l ' ego / res cogitans des res cogitata) et la « productibilité » (absolue) d'un temps abstrait de tout mouvement et de tous lieux naturels, que ceux-ci soient référés au monde en son mouvement extensif (cosmologique) ou à l ' âme en son mouvement intensif (psychologique) .

La destruction de la métaphysique aristotélicienne est ainsi liée au détournement (eu égard à Aristote) et au déplacement (dans le rapport à Augustin) des deux grandes philosophies du temps entre lesquelles l ' Occident s ' était jusque-là très inégale­ment négocié : partim in anima / partim in rebus.

l . Ordinatio, l, dist. 3 , p. 1, q. 3 , §. 1 85 ; trad. Boulnois , p. 1 60. 2. Ibid. , q. 2, § 8 1 ; trad. Boulnois, p. 1 20.

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V

TEMPUS NOSTER

Avant de traiter du temps scotiste en tant que tel, il nous faut restituer les termes et les conditions de 1 ' « échange inégal » entre Aristote et Augustin.

En autant de façons de dire Aristote contre Augustin, pour reprendre le titre de l ' ouvrage de Udo R. Jeck qui offre une première vision d' ensemble du dispositif en question 1 :

11 La préhistoire comme l 'histoire proprement médiévale du débat sur la nature du temps est interne à l '« aristotélisme » dans son mouvement générique de recomposition des articula­tions majeures de Physique IV, à partir desquelles se sont nouées, depuis Boèce et les commentateurs néo-platoniciens , les traditions du co�entaire de l ' aporie du temps présentée comme telle (aporesein) par Aristote - à savoir, si sans l 'âme le temps existerait ou non. Il faudra en effet compter :

al avec l 'enchaînement et le croisement de la série du nombre (nombrant 1 nombrable 1 nombré) et de la série du mouvement

l . U. R. JECK, Aristoteles contra Augustinum. Zur Frage nach dem Ver­Mltnis von Zeit und Seele bei den antiken Aristoteleskommentatoren im ara­bischen Aristotelismus und im 13. lahrhundert, Amsterdam-Philadelphie, B. R. Grüner, 1994. À notre connaissance - et à l 'exception du récent travail de Pasquale PORRO , Forme e modelli di durata nel pensiero medievale. L '« Aevum », il tempo discreto, la categoria « Quando », Louvain, Presses universitaires de Louvain, 1996 -, seuls Pierre Duhem et Anneliese Maier s'étaient auparavant risqués à proposer une enquête, sinon de cette ampleur, du moins d'une amplitude comparable sur la question du temps au Moyen Âge tardif (voir P. DUHEM, Le Système du Monde. Histoire des doctrines cos­mologiques de Platon à Copernic, Paris, Hermann, 1 956, t. VII, chap. IV : « Le mouvement et le temps », p. 303-461 ; A. MAIER, « Die Subjektivierung der Zeit in der scholastischen Philosophie », Philosophia naturalis, 1 , 1 95 1 , p. 36 1 -398 ; A. MAIER, « Das Problem der Zeit » , Metaphysische Hinter­gründe der spiitscholastischen Naturphilosophie, Rome, 1955, p. 47- 1 37).

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( sujet du temps [0 poté on] 1 antérieur-postérieur) en 223 a 2 1 -28 ;

bl et avec leurs formalisations dans le vocabulaire de la substance (hupokeimenon), de l ' acte et de la puissance, de la perception (percevant 1 perceptible 1 perçu) et de la connais­sance (connaissant 1 connaissable 1 connu) , faisant appel à la Métaphysique (IV, 5, 1 0 1 0 b 30 - 1 0 1 1 a 2), au De anima (II, 7 , 4 1 8 a 26 - 3 1 ; III, 2, 426 a 1 5-26), au traité des Catégories (VII, 6 b 33 - 38 ; 7 b 35 - 8 a 6), etc 1 • • •

Aussi le sort réservé au Livre XI des Confessions par les auteurs qui en traitent est-il fondamentalement déterminé par la lecture « sérielle » de la (méta)physique aristotélicienne dès que l 'Occident latin en prend connaissance dans la première moitié du XIII' siècle .

En conséquence, il est donc tout simplement faux d 'affirmer que la confrontation a eu pour modalités et objets premiers les conceptions respectives d 'Aristote et d 'Augustin 2 .

21 L' affrontement médiéval entre un pôle « réaliste » et un pôle « mentaliste » étant avant tout interne au champ aristotéli­cien lui-même, y compris lorsqu' il se détermine contre Aristote, quand sa philosophie sera assimilée à la thèse de l ' être « intra­mental » du temps (comme pourra le faire Albert le Grand, qui écrivait pourtant « nec Galienus nec Augustinus sciverunt bene naturas rerum [ni Galien, ni Augustin n' ont bien examiné les natures des choses] 3 »), c ' est au point de vue du lieu des choses

1 . Sans compter avec les glissements toujours possibles opérés par un commentateur d 'une traduction à une autre, la complexité de la question des traductions ayant présidé à la constitution de l 'Aristote/es Latinus (gréco-latin, en trois vagues symbolisées par trois noms : Boèce, Jacques de Venise et Gui l laume de Moerbeke ; et entre ces deux extrêmes , arabo-latin : celui d'Averroès, avec Michel Scot), qu ' il faudrait actualiser en fonction des textes impliqués : Physique, Métaphysique, Catégories, De anima, etc . , interdit de donner une expression latine unique pour chacun des termes mentionnés ici. Les points les plus saillants ont été marqués par U. R. Jeck.

2. Voir P. PORRO, Forme e mode/i. . . , p. 5 : la question du temps représente incontestablement uno dei pochi casi in cui / ' autorità agostiniana è stata vo/entieri sacrificata ne/ Medioevo { . . . f » .

3 . Physica, IV , tr. 3 , col. 4 , éd. HOSSFELD, p. 27 1 a. Sous l a menace d' une radicale subjectivation du temps, cette assimilation d ' Augustin à Galien devient un véritable lieu commun dans la période qui succède aux Condam­nations de 1 277, avec en particulier la proposition 200 : « Quod aevum et

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TEMPUS NOSTER 73

et du mouvement du monde sublunaire que le livre XI des Confessions sera intégré ou/et critiqué :

al Soit que le temps augustinien se trouvât rabattu sur un plan strictement théologique valant pour définition de l' écart au plan physique circonscrit par le Philosophe (Albert le Grand 1) , Philosophe qui eût été amené à épouser la thèse augustinienne s ' il avait traité du « mouvement spirituel » (motus in spiritibus) - selon le raisonnement de Robert Kilwardby en son Tractatus de tempore 2.

bl Soit que la question du rôle de l ' âme se trouvât abordée du point de vue d'une « âme céleste » (Robert Grosseteste) 3 , ou d'une « âme du monde » qui n'est autre que Dieu (Gilles de Rome) 4 .

cl Soit que, plus « classiquement » avec Henri de Gand, le temps fût pensé comme relevant de la nature de ces entités

tempus nihil sunt in rei, sed solum in apprehensione [que l 'aevum et le temps ne sont rien dans les choses, mais sont seulement dans la connaissance] . » Il n'est donc pas étonnant que Henri de Gand, qui avait été l 'un des proches conseillers de l ' évêque Étienne Tempier, la reprenne à son compte : Idcirco « Galenus et Augustinus » . . . (Quodlibet, III, q. I l, éd. JECK, p. 465) . De même Ulrich de Strasbourg : il y associe l 'œuvre d'Averroès, qui lui-même se référait à Galien dans son commentaire à Physique, IV, I l , 2 1 8 b 24-27.

1 . Sent. , II, dist. 1 3 , q. 2, éd. Borgnet, p. 274 a : « Augustinus fuit theologus et ideo de natura temporis et aliorum naturalium non oportet eum sequi [Augustin était théologien et c 'est pourquoi il ne convient pas de le suivre sur la nature du temps et des autres choses naturelles] . » Il vaut ici de rappeler que la grande autorité « coiffant » le temps des théologiens n ' est pas Augustin, mais Denys l ' Aréopagite . . .

2. De tempore, q. 1 3 , éd. LEWRY, p. 28-29 : « secundum Aristotelem enim et philosophos tempus est mensura rerum corporalium .. et secundum Augus­tinum et sanctos tempus accidit actionibus spirituum l . . . ] Puto quod hoc diceret Augustinus. et si Aristote/es posuisset motum in spiritibus, puto quod idem possuisset ipse [ selon Aristote en effet et les philosophes, le temps est la mesure des choses corporelles ; et selon Augustin et les saints le temps advient par les actions des esprits ( . . . ) Je pense que c ' est ce que dirait Augustin, et si Aristote avait posé le mouvement dans les esprits, je crois qu' il aurait soutenu la même position] . » Il va sans dire que cette localisation théo­logique du temps augustinien interdit toute conception « intellectuelle » du temps mondain-humain (dans cet ordre).

3. Commentarius in VIII libros Physicorum Aristotelis, IV, éd. DALES, p. 95 .

4. Physica, IV, 1. 1 8-28 ; cité par K. FLASCH dans Was ist Zeit ? Augustinus von Hippo. Das XI. Buch der Confessiones. Historisch-philosophische Stu­dien, Francfort-sur-le-Main, V. Klostermann, 1993, p. 174.

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successives qui, pour exister dans les choses (in rebus), n'en doivent pas moins être actualisées et complétées par l ' âme humaine : « tempus est de numero entium quorum actus completur per animam. . . Et ideo secundum hanc rationem formalem et perfectivam tempus habet esse in anima solum tanquam mensura et "numerus motus secundum prius et posterius J I , secundum quod definit tempus Philosophus [le temps est du nombre des étants dont l ' acte est complété par l ' âme . . . Et par conséquent, selon cette raison qui donne forme et perfection, le temps est dans l ' âme seulement en tant que mesure et "nombre du mouvement selon l ' antérieur et le pos­térieur", d' après la définition du temps donnée par le Philo­sophe] 1 ». On constate que le point important qui décide de la cohérence du raisonnement demeure la nécessité d' admettre l ' existence physique de l ' instant, pour autant que l 'on suppose la possibilité de l ' existence d 'un quelconque mouvement en dehors de l ' âme. Le latin n' est pas sans ressources : « Revera necesse est ponere instans sive praesens esse in natura rei extra animam, si transitum vel translationem aliquam ponamus extra animam, quia instans [necessario] "sequitur" "id" "quod " transfertur, inquantum transfertur, ut vult Philosophus. Et si concedatur nunc instans esse in re extra animam quantum­cumque debiliter, sicut ponimus motum esse in rebus propter successionem continuam transituum unius post alterum, consi­militer necesse habemus ponere et in ipso motu tempus esse, qui tempus sequitur motum ex successione instantium mensu­rantium transitus succedentes, quia causant motum, sicut ipsum instans sequitur transitum ipsum [en vérité, il est nécessaire de poser l ' instant ou l ' être présent dans la nature de la chose hors de l ' âme, si nous posons un transit ou une translation quel­conque hors de l ' âme, car l ' instant (nécessairement) "suit" "ce qui" est déplacé, en tant que déplacé, comme le veut le Philo­sophe. Et si on concède que le maintenant est un instant dans la chose hors de l ' âme, aussi minime soit-il, de même que nous

1 . Quodlibet, III, q. 1 1 , éd. JECK, p. 476. Et plus haut : « eum queritur, si tantum praesens est. quomodo illa duo, praeteritum scilieet et futurum, sunt, Augustinus respondet : in anima. Philosophus autem dieit, quod in rebus ex eontinuatione illarum ad praesens, quod instat [s i on demande, le présent étant, de quelle manière le passé et le futur sont, Augustin répond : dans l ' âme. Le Philosophe dit quant à lui qu' ils sont dans les choses du fait qu ' elles se continuent dans le présent qui "in-siste", qui est dans l ' in-stant] » (p. 474).

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posons que le mouvement est dans les choses à cause de la succession continue des transits l 'un après l' autre, nous devons poser de même nécessairement que le temps est également dans le mouvement même, lequel accompagne le temps mis en mou­vement par la succession des instants mesurant les transits suc­cessifs, car ils causent le mouvement, comme l ' instant lui­même accompagne le transit comme tel] 1. »

Où l 'on vérifie que la rupture augustinienne avec la thèse du réalisme physico-cosmologique et la subjectivation qui s ' ensui­vait est niée d 'une façon ou d 'une autre par l ' appel à l ' auto­rité du Philosophe. Jusqu' à proposer une lecture opportunément modifiée du livre XI des Confessions, avec la substitution de la notion de distensio motus à celle de distensio animi 2 • • •

Dans tous les cas, la coupure avec le mouvement cosmique introduite par Augustin en l 'espèce du miracle de Josué aura été : il ignorée ; iil ou réduite à un plan biblique délié de toute valeur « épistémologique » puisque, tout à l ' inverse , « les mêmes arguments qui valent pour le temps pourraient valoir pour le mouvement, mais comme personne ne doute de l'exis­tence du mouvement hors de l ' âme [ . . . ] » (Kilwardby 3) ; iiil ou critiquée en bonne et due forme, comme l'a exemplairement fait Henri de Gand, après Averroès, en conclusion de son argumen­tation de tempore, qui présente la discussion la plus approfondie

1. Ibid. , p. 469. Outre le commentaire de U. R. JECK, voir P. PORRO,

« Enrico di Gand sul problema della realtà deI tempo in Agostino », dans : M. FABRIS (éd.), L 'umanesimo di Sant'Agostino, Atti deI Congresso Intema­zionale (Bari, 28-30 octobre 1 986), Bari, Levante, 1988, p. 589-6 1 1 .

2. Voir JACQUES DE VITERBE, Quodlibet, III, q . 1 2, éd. Ypma, p . 1 69 : « Est igitur sciendum quod beatus Augustinus, XI libro Confessionum, definiens tempus dieit quod tempus est distensio motus [on sait que saint Augustin définit le temps dans le onzième livre des Confessions en disant que le temps est la distension du mouvement] . »

3. En effet, reprendra HERVÉ DE NÉDELLEC, « impossibile est ponere reali­tatem in successione motus quin ponatur consimilis realitas in tempore, prae­cipue cum videatur quod tempus non sit aliud quam talis successio formaliter accepta. Unde videtur mihi quod esse temporis sit esse reale in rerum natura extra animam [il est impossible de poser la réalité dans la succession du mouvement sans poser une réalité similaire dans le temps, au premier chef parce qu'on verrait que le temps n 'est rien d'autre qu ' une telle succession entendue de façon formelle. C 'est pourquoi il me semble que l 'être du temps est un être réel dans la nature des choses hors de l 'âme] » (Sent. , II, q. l , a. III) ; ces deux dernières citations sont commentées par A. MAIER.

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qui nous soit parvenue du texte augustinien placé en confron­tation permanente avec les thèses aristotéliciennes : « Sed esse fictum et non verum habet in anima secundum considerationem Augustini, quale haberet, et si omnino tempus non esset neque instans et caelorum staret nec aliquid moveretur, sed solum recordatio eius in anima maneret [Mais (le temps) a dans l ' âme un être fictif et non vrai selon la conception d' Augustin, et il aurait un tel être même si le temps n' existait en aucune manière ni l ' instant et que le ciel s ' arrête, mais que seul le souvenir en demeure dans l ' âme] 1 . »

Cette (dé-)négation générale s ' était trouvée comme ratifiée par l ' une des propositions incluses dans le syllabus de 1 277, interdisant de penser « Quod aevum et tempus nihil sunt in re, sed solum in apprehensione 2 » (200 [86] ) . Mais Augustin s 'y trouve encore captif d'une constellation qui lui est résolument étrangère puisqu'elle relève de l 'histoire de l ' aporie aristotéli­cienne du temps, en l ' espèce du commentaire d' Averroès et de sa reprise thomiste. C ' est le texte-clé pour la compréhension de cette « époque » marquée, au tournant des années 1270- 1 280, par la « crise de la philosophie du temps 3 ». On en retrouve une

1. Quodlibet, III, q. I l : « Utrum tempus possit esse sine anima » , éd. JECK, p. 476, in fine. Plus brutalement, Bonaventure avait fait écho à la thèse selon laquelle « motu cessant cessat et tempus [quand les choses cessent de se mou­voir, cesse aussi le temps] » (Sent. , Il, di st. 2, p. l , a. l, q. 2).

2 . Mouvement général que semble curieusement ignorer Luca Bianchi qui écrit : « modesto [ . . . ] sembra il peso dell 'articolo 86 contro la soggetivizza­lione del tempo, che fu citato innumerevoli volte, ma solo perché suonavo problematico se non sconcertante in una cultura profondamente imbevuta de agostinismo » (L. BIANCHI, Il vescovo e i filosofi. La condanna parigina del 1277 e l 'evoluzione dell 'aristotelismo scolastico, Bergame, Perluigi Lubrina Editore, 1 990, p. 1 20) . Dans un ouvrage plus ancien, le même auteur compre­nait « l ' énigmatique présence » de cet article dans les Condamnations de 1 277 par son utilité dans le cadre de la seule « polémique anti-éternaliste » en repre­nant la declaratio de Raymond Lulle : « quod mundus creatus est et inceptus de novo, cuius initium esset impossibile, si tempus non esset ens reale [que le monde est créé de rien et que son commencement serait impossible si le temps n'était pas un être réel] » (voir L. BIANCHI, L 'errore de Aristotele. La pole­mica contro l 'eternità dei mondo nel XIII secolo, Florence, La Nuova Italia Editrice, 1984, p. 50-5 1 ) . Pour un rappel des principales interprétations, voir K. FLASCH, « Welche Zeittheorie hat der Bischof von Paris 1 277 verurteilt ? dans : F. NœwoHNER, L. STURLESE (éd . ) , Averroismus im Mittelalter und in der Renaissance, Zurich, Spur Verlag, 1 994, p. 42-50.

3. Selon l 'expression de U . R. JECK, ayant en vue la « thèse 200 » (p . 3 29) .

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incidence directe dans l 'une des thèses condamnées à Oxford par Kilwardby en cette même année 1277 : « Item quod tempus non est in predicamento quantitatis [de même, que 'le temps n'est pas dans le prédicat de la quantité] . »

3/ Aux yeux des contemporains en effet, c' est sur le nom d'Averroès - et non d' Augustin - que se cristalise la question de l ' être intra-mental du temps, avec le risque afférent d' une subjectivation qui conduise à multiplier arbitrairement les temps et à déréaliser son essence. Et de fait, c ' est bien parce qu' A verroès occupe une position apparemment médiane entre un Aristote strictement réaliste (celui de Boèce) et Augustin qu' il peut faire « filtre » entre eux, interdire ou imposer les pas­sages, dépasser le tracé initial en intégrant l ' opposition entre réalité « mentale » et « extra-mentale » du temps sur l ' échelle continue qui conduit le mouvement de la puissance à l ' acte . . . Déplaçant ainsi sur le plan de la potentia, à partir de la défini­tion aristotélicienne du mouvement 1 , la réalité extra-mentale objective du temps assimilé à un mouvement devant à l ' âme nombrante son actualisation en antérieur-postérieur, le commentaire d' Averroès allait pouvoir être utilisé dans son principe pour déterminer ce qui d ' Augustin était compatible avec une théorie du mouvement donnant matière à la perception du temps.

Position médiane en apparence, en ce que d'une part l'unicité du temps est garantie par le mouvement régulier de la sphère céleste qui constitue le seul mouvement absolument continu 2 ; mais d' autr� part, le temps est extrait du domaine exclusive­ment physique des choses naturelles pour faire droit tant à la fonction nombrante de l ' âme (dont il reçoit son comple­mentum formale 3) qu' à la conscience que nous avons d'être in

1 . « Motus est actus entis in potentia secundum quod in potentia [le mou­vement est l ' acte de l ' étant en puissance en tant que puissance] . »

2. Voir ARISTOTE, Physique, VIII, 7-8 ; AVERROÈS, In Phys. , IV, Commen­taire l 32 : « Quoniam, si translatio non esset, non esset tempus [ . . . ] Et, si de modis translationis non esset translatio circula ris, non esset tempus [s i le mouvement n ' était pas, le temps ne serait pas [ . . . ] et si entre les mode s du mouvement il n ' y avait pas le mouvement circulaire, il n ' y aurait pas de temps] . »

3 . Car « l 'âme ne peut nombrer quelque chose si elle ne contient pas en elle-même le principe du nombre qu'elle extrait des choses mêmes », comme l ' explique ALBERT LE GRAND : « Anima nunquam numerat aliquid nisi in ipsa

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esse transmutabili l , renvoyant encore - il est vrai - à notre dépendance par rapport au « mouvement du ciel 2 » .

Position bien modérée donc quant au fond, rigoureusement aristotélicienne en son principe sinon en sa forme (l' existence du temps se voit dissociée de sa mesure), et absolument non augustinienne par l ' équivalence matérielle qu 'elle pose, fût-ce indirectement, entre temps et mouvement physique 3, mais qui avait l ' inconvénient de toucher à l ' être naturel du temps tout en rendant compte et de son immanence et de son unicité.

Le positionnement des uns et des autres fut à la mesure de la formidable attraction que cette théorie avait suscitée : ne per­mettrait-elle pas d' accorder malgré tout la cosmologie d'Aris­tote et la psychologie d' Augustin ? Un Augustin expurgé de la face la plus inquiétante de sa novitas anti-aristotélicienne, où le contexte de maîtrise et de domination du mouvement du monde qui avait vu surgir la notion de distentio animi avec le miracle de Josué (Confessions, XI, 23 , 30) eût pu donner lieu à une intentio par trop humaine 4 . • • Or, le plus surprenant dans les modalités de cette reprise est que ce qu ' il s ' agissait de conjurer - à savoir une problématique non pragmatique du réel,

principium numeri quod accipitur a rebus ipsis » (Physique, IV, tract. III, cap. 1 6) .

1 . Commentaire 98 : « Sentire igitur i n esse transmutabili est illud ex quo sequitur nos sentire tempus primo [en conséquence se sentir sujet au change­ment est ce à partir de quoi nous percevons d' abord le temps] . »

2. Selon la formulation thomiste du Commentaire averroïste : « Sentimus tempus secundum quod percipimus nos esse in esse variabili ex motu caeli [nous percevons le temps en fonction du fait que nous nous percevons nous­mêmes en état de changement à partir du mouvement du ciel] » (Sent. , I, di st. 1 9, q . 2, a. 1 ) . Voir A . MANSION, « La théorie aristotélicienne du temps chez les péripatéticiens médiévaux . Averroès , Albert le Grand, Thomas d' Aquin » , Revue néoscolastique de philosophie, 36/4 1 , 1934, p. 275-307 ; P. PORRO, Forme e modeli . . . , p. 40-43 (avec en part. les notes 78 et 80).

3. D' où la critique par Averroès de la lecture augustinienne du miracle de Josué : si le mouvement céleste pouvait s ' arrêter, nous devrions avoir conscience d ' un état d ' immutabilité ; or c 'est impossible . . . (voir Commen­taire 98 : « Et, si esset possibile ipsum [sc. caelum] quiescere. esset possibile nos esse in esse non transmutabili. Sed hoc est impossibile. Ergo necesse est sentiat hunc motum qui non sentit motum corporis caelestis. scilicet per visum [et, s ' i l était possible que le ciel s ' arrête, il serait possible que nous ne soyions pas sujet au changement. Ce qui est impossible. Il est en conséquence néces­saire que l 'on perçoive ce mouvement même si on ne percevait pas le mou­vement d 'un corps céleste en le voyant] . »

4. Voir Les Temps capitaux, t. I, chap. 3 , III-IV .

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immanente et pourtant potentiellement objective, telle qu' elle s ' annonçait bien modestement dans la déclaration du Commen­taire 1 3 1 d' Averroès avec l ' utilisation du couple tempus in potentia / tempus in actu - s' est néanmoins disséminé autant sous la pression des difficultés du traité aristotélicien que par ce qu' il permettait peut-être paradoxalement d' articuler d 'un réel inédit en gestation accélérée. Ce que l 'on peut suivre de Robert Grosseteste (avec la contraposition numeratio actualis / nume­ratio aptitudinalis ab anima 1) à Thomas d'Aquin (il commence par mettre en rapport la nature du temps avec le statut des uni­versaux 2, avant, il est vrai, de pouvoir utiliser les ressources de la traductio novus de la Physique et de faire usage en particu­lier de l ' utcumque ens pour le 0 poté on, qui permettait de donner au temps une réalité extra-mentale non « poten­tielle 3 ») , Ulrich de Strasbourg (dans sa difficile négociation entre la forme continuum et la forme discretum du temps 4) et Henri de Gand (dont le parallèle discretum in continuum : partim in rebus / partim in anima n' est qu' un développement du schème in potentia / in actu d'Averroès 5) . Mais c 'est encore,

1 . In Aristotelis Phys. , IV, éd. DALES, p. 1 04 (cité par JECK, p. 208). 2. Sent. , I, dist. 29, q. 5 a 1 sol. (cité par JECK, p. 272) ; de même que Gilles

de Rome, Henri de Gand et Jean Olivi . . . À lire ce dernier, le danger de l ' ana­logie est évident puisque l ' unité du temps pourrait être produite « idéale­ment » par l ' intellect à partir de la multiplicité « réelle » des temps : « quod essent tot durationes et tempora quot sunt durabilia seu actu existentia. et quod unitas numeralis. quae attribuitur tempo ri. attribuatur tempo ri. attri­buatur ei a solo intellectu sicut suo modo ab eo attribuitur unitas et commu­nitas universalium [qu' il y a autant de durées et de temps qu' il y a de choses durables ou existantes en acte, et que l ' unité selon le nombre, qui est attribuée au temps, doit lui être attribuée par l ' intellect seul de la même façon que sont attribuées par lui à sa manière propre l 'unité et la communauté des univer­saux] » (Sent. , II, q. 10 ; cité par A. MAIER). Olivi a tôt fait de condamner : « Et ideo ad p raesens nobis tenendum est tempus esse unum numero. concordat enim hoc tam dictis sanctorum quam opinioni communi [et c 'est pourquoi nous devons tenir présentement que le temps est un selon le nombre, ce qui concorde avec ce qu 'en ont dit les saints et avec l ' opinion commune] » (ibid. ) . Pour une recension des textes d' Olivi sur le temps, voir R. IMBACH,

F.-X. PuTALLAZ, « Olivi et le temps », dans : A. BOUREAU, S. PIRON (éd.), Pierre de Jean Olivi. Pensée scolastique. dissidence spirituelle et société, Paris, Vrin, 1 999.

3 . In Aristotelis Phys. , IV, lect. 23, n. 629, éd. Maggiolo, p. 309 (cité par JECK, p. 306).

4. Voir U. R. JECK, p. 294-295. 5 . Quodlibet, III, q. I l, éd. JECK. p. 476 : « Sic ergo tempus secundum esse

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nous l ' avons vu, pour se placer résolument du côté d'Aristote contre Augustin, le temps dans l ' âme étant pensé en dernière instance comme la per-fection intellectuelle d'un temps mon­dain extra-mental enté sur le lieu des choses.

L' aporie du temps n' est donc pas l ' occasion d' une rupture mais d 'un aménagement du paradigme eidétique selon lequel l ' intellect est informé par la chose extra animam. Sous ces formes multiples l ' interdit de la subjectivation du temps n' est pas levé, et avec lui la voie de l ' objectité - également barés par la manutention du fondement cosmologique, fundamentum in re garant de l 'ordo rerum et de l ' identification du réel à la réalité naturelle. En ce sens, et bien qu' à des niveaux divers, tous ces auteurs sont des « réalistes » dont les différences de position se maintiennent dans le cadre pragmatique du temps aristotélicien.

4/ À première vue, et en se limitant strictement à l ' analyse qu' il propose de la temporalité, il semble que Occam lui-même ne fasse pas figure d' exception puisque c 'est à partir du mou­vement physique que la diférence entre temps et mouvement est considérée comme purement subjective . Sa « subjectivité » relève du nombre du mouvement, mouvement qui est l ' élément matériel du temps. Aussi le temps est-il nécessairement nombre nombré, dans la mesure où « chaque nombre n' est pas une réa­lité extérieure à l ' âme différente de la chose nombrée », ainsi qu' il est rappelé dans le Tractatus de successivis . Cela dit, la définition aristotélicienne devra être conçue comme étant stric­tement nominale (quid nominis), car une definitio quid rei vise­rait rea/iter / modo stricte le seul mouvement véritablement essentiel . Il suffit de se rendre compte que « le mot "temps" signifie le mouvement premier, continu et uniforme (primum motum continuum et uniformem) , et signifie aussi, ou "consi­gnifie" cette âme qui nombre l ' avant et l ' après de ce mouve­ment et le mouvement écoulé [ . . . ] ». Jusque-là, on ne saurait se

verum, sed imperfectum et in potentia habet esse in rebus, ut procedit secundum argumentum, secundum autem esse verum et perfectum in anima, secundum qu

'od iam expositum est iuxta determinationem Philosophi [ainsi

donc le temps a son être dans les choses selon l 'être vrai mais imparfait et en puissance, comme il apparaît dans le second argument ; mais il a son être dans l ' âme selon l ' être vrai et parfait, ainsi que cela a déjà été exposé par le Phi­losophe] . » Suit le passage final contre l ' argumentaire augustinien fondé sur le miracle de Josué.

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formaliser outre mesure de l' affirmation, tout occamiste, selon la<l!lelle « certus sum, quod ista est intentio Aristotelis 1 » .

A côté de ce temps « principal » (primum tempus principale) qui se confond avec le mouvement du ciel et le « mouvement diurne » (motus diurnus) d'un point de vue qui n' est déjà plus celui de la dépendance causale mais du privilège de sa mesure 2, Occam envisage l ' existence d'une multiplicité de temps secon­daires (tempora secundaria) dont l 'uniformité leur permet, le cas échéant, de se substituer au mouvement céleste 3 - ou de « supposer pour » lui. À peine nous prenons-nous à penser que ce mouvement de supplémentarité pourrait amorcer un mouve­ment d'hypothèque et d' expropriation de sa dimension cos­mique au profit d 'un horizon plus . « horloger » , que Occam se propose de distinguer entre différents sens du mot « temps » :

Au sens strict, le temps est le mouvement premier, le plus uni­forme, le plus régulier et le plus rapide de tous les mouvements [ . . . ]. En un sens plus large du mot "temps", il peut désigner un mouvement quelconque par le moyen duquel d ' autres mouve­ments peuvent être mesurés et connus [ . . . ] . En un troisième sens plus large encore, on peut entendre par celui-ci un mouvement imaginaire [motu imaginatoJ par le moyen duquel l ' âme mesure les autres mouvements extérieurs , à la façon dont le géomètre

1 . Voir Quaestiones in libros Physicorum, q. 4 1 , Opera philosophica, VI, p. 505 : « Utrum secundum intentionem Philosophi et Commentatoris haec sit vera .. tempus est motu [S i , selon l ' intention du Philosophe et de son Commentateur, il est vrai que le temps relève du mouvement. » Pour une ana­lyse « aristotélicienne » de la phys ique occamiste, voir A . GODDU, The Physics of William of Ockham, Leyde-Cologne, E. J. Bril, 1984. À celle-ci, on pourrait au moins juxtaposer le commentaire de W. BURLEY, Super octo libros Physicorum, faisant valoir que la lecture « en intention » d' Occam réduisait la démonstration ari stotélicienne à une suite d ' amphibologies (fol. 9rb) . . .

2 . Ayant rappelé que c e déplacement s e généralise au tout début du XIV' siècle, P. Porro observe que ses motifs ne sont pas seulement épistémo­logiques, mais aussi théologiques. Où l ' on retrouve l' exemple scripturaire de Josué ; voir PETRUS AUREOLUS, In II Sent, dist. 2, q. l , art. IV (cité par P. PORRO, Forme e modeli . . . , p. 45 , n. 83).

3. Quaestiones in libros Physicorum, q. 43 , Ope ra philosophica, VI, p. 5 10 : « Dico quod motus inferior, per cuius notitiam possumus devenire in cognitionem alicuius motus caelestis nobis ignoti, potest dici tempus [je dis que le mouvement inférieur, dont la connaissance nous permet d'atteindre à la cognition d 'un certain mouvement céleste ignoré par nous, peut être appelé temps] . »

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mesure les grandeurs extérieures par une grandeur imaginaire (magnitudinem imaginatam) ; et de ce sens fort le Philosophe ne parle pas 1 .

À suivre l e fil logique de cette déclinaison qui inaugure, au moins de façon programmatique, un traitement expérimental et rigoureusement intra-mondain de l ' étant, le privilège du mou­vement cosmique se révèle purement « technique » par l ' unifor­mité qu' il re-présente en terme d'éminence : « primus motus uniformissimus et regularissimus et velocissimus inter omnes motus [ le premier mouvement le plus uniforme et le plus régulier et le plus rapide entre tous les mouvements] » . . . Comme est « technique » la définition la plus générique du temps proposée par Occam : « Tempus est motus quo anima cognoscit quantus est alius motus [le temps est le mouvement par lequel l ' âme connaît la quantité d'un autre mouvement] 2 » , plus tard adoptée et adaptée par Grégoire de Rimini : « Corpus

1 . Ibid. , q. 48, Opera philosophica, VI, p. 527 : « Circa primum distinguo istum terminum tempus, nam uno modo accipitur strictissime, et sic tempus est primus motus uniformissimus et generalissimus et velocissimus inter omnes motus, et sic loquitur Philosophus de tempore, cap. "De tempore ", quando dicit quod tempus primo competit motui primo. Alio modo accipitur tempus large, et sic quilibet motus potest vocari tempus quo possunt alii motus mensurari et certificari, et de isto tempore loquitur Commentator, commenta 133. Tertio modo largissime accipitur tempus pro motu imaginato quo anima mensurat alios motus exteriores, ad modum quo geometer expertus per magnitudinem imaginatam mensurat magnitudines exteriores ; et isto modo forte non loquitur Philosophus. »

2. Ibid. , q. 40, p. 503 . Voir encore SummuZae in libros Physicorum, lib. IV : « Tempus non est quoddam compositum ex partibus praeteritis et futuris dis­tinctum secundum se totum a permanentibus [ . . . J : sic intelligendo tempus, tempus non est. Sed aliter intelligendo tempus est, quod ista propositio brevis " tempus est " ponitur Loco istius propositionis Lungae : aliquid mobile movetur unifonniter, quod intellectus considerans et enumerans quando prius alicubi non est et postea est ibi et posterius est alibi, certificari potest de aliis quamdiu durant veZ moventur vel quiescunt [le temps n' est pas un composé de parties passées 'et futures qui se distinguerait en soi totalement des choses permanentes ( . . . ) : si l 'on comprend ainsi le temps, le temps n'est pas. Mais si on le comprend différemment, le temps est, car cette proposition brève "le temps est" vaut pour cette proposition longue : quelque chose de mobile est mû de façon uniforme, considérant cela et dénombrant les moments où (le mobile) n'est pas d' abord quelque part, et ensuite ici, et plus tard ailleurs, l ' intellect peut savoir avec certitude combien de temps les autres choses durent, se meuvent ou sont en repos.] »

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continue et regulariter motum est tempus [un corps mû de façon continue et régulière est le temps] ' . » À prendre en considéra­tion ce procès qui fait apparaître l ' affirmation d'une techno­logie comme « l' avant-garde de l 'ontologie » « en franchissant la limite de la forme ou de l 'essence naturelle 2 » , puisque seul un mouvement imaginaire pourrait être projeté de telle sorte que sa régularité ne pourrait être surpassée même par une créa­tion divine 3, on ne saurait se satisfaire de l ' idée d'une « radicale subjectivation du temps » (A. Maier) . À moins d 'ajouter que sa radicalité ne fait sens que par 1 ' « objectivation » mise en jeu avec la question du temps : elle marque l 'identification de sa production à une mesure non sensible évoquant irrésisti­blement « le mode d' efficience des horloges mécaniques » (H. Blumenberg). Façon de dire, aussi, qu 'entre Occam et nos péripatéticiens tardifs manque un chaînon essentiel dont dépend toute évaluation du nominalisme en son efficace proprement révolutionnaire et copernicienne 4 : le temps scotiste, destiné à configurer une époque dont Occam sera l' héritier.

1 . Sent. , II, q. l , art. 1 . 2 . P. ALFÉRI, Guillaume d'Oekham. Le singulier, Paris, Éd. de Minuit,

1989, p. 1 39. 3 . Sent. , II, q. 1 2. 4. Efficace admirablement mise en valeur par Hans BLUMENBERG dans sa

Genesis der kopemikanisehen Welt, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1981 2 (voir en particulier part. IV, chap. II). Si en effet un mouvement appa­rent peut jouer le même rôle qu'un mouvement « réel », rien ne s 'oppose plus en droit, sur le plan du seul raisonnement, à une révolution astronomique qui concevra le mouvement des cieux comme une simple apparence suscitée par la rotation axiale de la Terre . . . Importance, dans ce contexte, de la Proposition 190 condamnée par l ' évêque de Paris, ainsi formulée : « Quod Prima Causa est eausa omnium remotissima. - Error, si intelligatur ita, quod non propin­quissima [que la Cause Première est la cause de tout la plus distante. - Erreur, si on comprend ainsi qu'elle n'est pas la cause la plus proche]. » Car la sphère des fixes (associée au Premier Moteur immobile) devient en quelque sorte superflue. Cette problématique est investie par Buridan avec l' application de la physique de l ' impetus aux corps célestes conçus de ce fait « quasi per se mobilia : posset enim dici quod quando deus ereavit sphaeras eaelestes, ipse ineepit movere unamquamque earum sieut voluit .. et tune ab impetu quem dedit eis, moventur adhue, quia ille impetus non eorrumpitur nec diminuitur, cum non habeant resistentiam [en quelque sorte mobiles par soi : on pourit dire que quand Dieu a créé les sphères célestes, il a commencé à mouvoir chacune d' entre elles comme il le voulait ; et depuis lors par l ' impetus qu' il leur a communiqué, elles se meuvent encore, car cet impetus ne s 'altère ni ne

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5/ Acceptons de reprendre une dernière fois sa préhistoire en proposant un rapide examen de la vaste compilation réalisée par Nicolas de Strasbourg en sa Somme De tempore . Pour avoir affaire , selon la formule de Tiziana Suarez-Nani , au « cadre exhaustif de la status quaestionis sur le problème du temps à la fin du Moyen Âge 1 », nous choisirons de nous intéresser à son moment « critique » : quand Nicolas se confronte aux thèses de Dietrich de Friberg, au cinquième chapitre (<< De quidditate temporis ») du traité j ustement inti tulé Tempus noster. Ne seraient-elles pas à même de « relever » certaines virtualités présentes dans le temps potentiel découvert par Averroès ?

Si l ' on retrouve dans la conception de Dietrich de Freiberg la séquence Aristote-Averroès-Augustin, ici évaluée positive­ment, il faut constater que jamais la théorie augustinienne du temps n' avait été aussi minutieusement examinée et rigoureu­sement intégrée à la problématique aristotélo-averroïste dans le sens de l ' affirmation in anima et ab anima de l 'être réel du temps . Comment comprendre autrement que Dietrich puisse, dans le Tractatus de natura et propriate continuorum 2, doter le temps d' une légitimité propre au titre de continuum de l ' âme 3 ?

diminue, pour autant qu' elles ne rencontrent pas de résistance] » . Voir Iohannis Buridani Quaestiones super lib ris quattuor de caelo et mundo, II, q. 1 2, éd. E. A. MOODY ; reproduit et commenté par M. CLAGEIT, The Science of Mechanics in the Middle Ages, Madison, University of Wisconsin Press, 1 959 (Document 9 . 1 ) . Nous reviendrons ultérieurement sur la question astro­nomique (dans notre prochain volume, II/2) ; qu ' il nous soit cependant pennis de réitérer ici notre refus de toute explication « continuiste » de la révolution scientifique qui (supposément) s 'en tiendrait au seul plan de l 'histoire des sciences, sans faire intervenir la rupture opérée par la métaphysique scotiste (voir Temps capitaux, t. l, surtout p. 300-30 1 ) .

1 . T . SUAREZ-NAN!, Tempo ed essere nel automno dei medioevo. Il « De tempore » de Nicolas de Strasbourgo e il debattito sulla natura ed il senso del tempo agli inizi del XIV secolo, Amsterdam, B . R. Grüner, 1 989, p. XXI.

2. Édité par R. Rehn, dans : DIETRICH VON FREIBERG, Opera omnia, t. III (CPTMA , II, 3) : Schriften zur Naturphilosophie und Metaphysik, Introduction de K. Flasch, Hambourg, 1 983, p. 24 1 -273 . On se reportera au commentaire de R. Rehn, « QUOMODO TEMPUS SIT ? Zur Frage nach dem Sein der Zeit bei Aristoteles und Dietrich von Freiberg dans : K. FLASCH (éd . ) , Von Meister Dietrich zu Meister Eckhart (CPTMA, fasc. 2), Hambourg, 1984, en part. p. 6.

3. Cette question a été développée par U. R. JECK dans sa communication au Colloque international de Stuttgart, Traiter du temps à l 'automne du Moyen Âge (8- 1 0 décembre 1 994), qu' avec G. Schrôder j ' avais eu l 'honneur d 'organiser : voir « Zeittheorien im Mittelalter. Von Ulrich von Strassburg über Dietrich von Freiberg zu Johannes Duns Scotus à paraître dans les

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Au départ de la position de Dietrich, Nicolas pose « Quod intellectus speculativus possit constituere res primae intentionis [que l' intellect spéculatif peut constituer des choses de pre­mière intention] 1 ». Avons-nous bien compris ? Les intentions premières, qui j ouaient dans la logique modiste le rôle de l ' eidos 1 species en ce qu ' elles assuraient la présence intention­nelle des choses (ou des concepts informés par les choses, car « l ' ordre conceptuel ne fait que réfléchir ou exprimer un ordre synthétique aux choses ») , seraient maintenant le fait d 'un intel­lect dont l ' opération ne serait plus mouvement de réception des essences mais position des quiddités dans l 'étant, étant qui se trouve ainsi doté de sa définition (et de sa « raison d' objet 2 ») . On assisterait donc bien ici à un changement significatif de perspective dans la mesure où « le mode d ' être essentiel de l ' objet réfléchit ou reflète plus le mode d ' intellection qui lui correspond que celui-ci n' a à se régler sur celui-là 3 ». Il revient en effet au seul entendement de quiddifier l ' étant du fait que la nature est incapable de distinction selon Dietrich : « Idem enim est in huiusmodi distinguere et efficere 4. » À partir d 'une commune inspiration que l 'on pourrait qualifier, sous cer­taines réserves , de « mathématique 5 » , nous voici donc confrontés à une situation symétriquement inverse de la posi­tion scotiste puisqu 'il apparaît qu 'on ne saurait imaginer une

Actes sous le titre Metamorphosen der Zeit / Métamorphoses du temps, Fink Verlag, 1999.

1 . De tempore, 1 86 va ; De origine rerum praedicamentalium, 1 . 1 8-20, Opera Omnia, III, éd. Sturlese, p. 142- 143 ; cité par SUAREZ-NAN!, p. 1 58 .

2. De origine rerum praedicamentalium, 5 .58, Opera Omnia, III, éd. Stur­lese, p. 198- 199 : « quod intellectus apprehendit res secundum suam quidi­tatem agens in eis esse quiditativum ex propriis principiis, quae sunt partes formae, quas significat definitio ; et sic res intellecta operatione intellectus acquirit rationem obiecti [que l ' intellect appréhende les choses selon sa quid­dité et que dans les choses se trouve un être quidditatif émanant de ses propres principes, lesquels sont les parties de la forme, que la définition signifie ; et c'est ainsi que la chose intelligée acquiert une raison d'objet par l 'opération de l ' intellect] . »

3 . A. DE LIBERA, « La problématique des intentiones primae et secundae chez Dietrich de Freiberg », dans : K. FLASCH (éd.) , Von Meister Dietrich zu Meister Eckhart, p. 82, p. 84.

4. De origine rerum praedicamentalium, 5 .3 1 , Opera Omnia, III, éd. Stur­lese, p. 1 89 .

5 . Pour la présentation mathématique de cette « efficience », voir De ori­gine rerum praedicamentalium, 5.50, surtout S I , et 66 (p. 1 95- 196, p. 20 1 ) .

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distinction qui ne soit en son principe intellectuelle - bien que constitutive des choses sous un certain rapport « objectif » .

Eu égard à l ' aporie du temps, i l s ' ensuivra que c' est de l ' âme différenciante ou nombrante que le temps reçoit sa réalité dans le transit de la puissance de l 'acte qui effectue la structure prius 1 posterius. Car Dietrich peut bien affirmer que cette der­nière n ' existe pas « in esse naturae, sed secundum acceptionem animae tantum [dans l ' être de la nature, mais seulement selon une conception de l ' âme] 1 » - il n ' en doit pas moins main­tenir le mouvement cosmique comme substrat « naturel » du temps 2 : sauf à prendre des chimères pour des réalités, l ' intel­lect ne saurait constituer les choses elles-mêmes ; il institue les choses sous un certain rapport in quid, a ratio rei, qui exprime la similitude exemplaire de l ' intellectus in quantum intellectus et de totius entis inquantum ens 3. Aussi, si l ' intellect théodori­cien s ' y entend à « denudare rem a suo idolo 4 », si cet enten­dement n ' es t certes plus ari stotélicien dans sa manière d' affirmer qu' il est lui-même « d'une certaine façon intellec­tuellement tout l ' être », il se découvre d' essence néo-platoni­cienne, créé ad imaginem Dei. Son ordre, son uni-versum est celui des mane ries, chacune exprimant selon son mode l ' essence divine et la totalité de ce qui est, chacune étant comme traversée par une force active descendant des corps

1 . De natura et proprietate continuorum, 3 .5 (p . 257) ; avec le commentaire de U. R. JECK, A ristoteles contra Augustinum, p. 440.

2. De natura et proprietate continuorum, 5 . 1 : « Causa temporis et modus suae originis : [. . . ] quod primaria et simpliciter prima causa, sed remota et non immediata est motus caeli [la cause du temps et le mode de son origine : [ . . . ] que la cause première et la plus simple, mais distante et non immédiate, est le mouvement du ciel] » ; 5 .2 : « Quidditas et definitio temporis : [ . . . ] intellectus speculativus determinat quidditatem tempo ris [quiddité et défini­tion du temps : [ . . . ] l ' intellect spéculatif détermine la quiddité du temps] » (p. 264-265) .

3 . Voir De intellectu et intelligibili, II, 1 , 1 , Opera Omnia, l, p. 146 : « omnis intellectus inquantum intellectus est similitudo totius entis sive entis inquantum ens, et hoc per sua essentiam [tout intellect en tant qu' intellect est à la ressemblance de tout l ' étant ou de l ' étant en tant qu'étant, et ceci par son essence] » ; commenté par B. MOSJISCH, « La psychologie philosophique d ' Albert le Grand et la théorie de l ' intellect de Dietrich de Freiberg », Archives de philosophie, n° 43, 1 9 80, p. 686.

4. De intellectu et intelligibili, III, 27, 2.

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célestes via leurs âmes qui recèlent en acte l ' ens simpliciter : 1' « exemplaire » de l ' ens generabile 1 . « Ce "flux d' ébullition" qui, faisant bouillonner chacune des manières de l ' être, relie dynamiquement chaque manière à une autre manière et toutes les manières en elles-mêmes et prises ensemble à l ' Un 2. »

La reconnaissance de ces thèmes, leur inclination vers une théorie de la conversion intellectuelle, nous invitent à risquer,

hors filiation, cette analogie de rapport dont nous avons exploré ailleurs le second terme 3 : Dietrich de Freiberg est à Duns Scot 4 ce que Plotin est à Augustin. De là, peut-être, la curieuse conclusion de Nicolas de Strasbourg : entre le pseudo-thomiste Hervé de Nédellec et Dietrich de Freiberg - « Eliget quilibet, quod sibi placet [chacun choisit ce qui lui plaît] 5 » . Histoire de marquer aussi qu' en dépit des différences de tradition la « machine » de ce monde « partout en mouvement » emprunte

1 . Voir M. R. PAGNONI-STURLESE, « Filosofia della natura e filosofia dell ' intelleto in Teodorico di Freiberg e Bertoldo de Moosburg », dans : K. FLASCH (éd.), Von Meister Dietrich zu Meister Eckhart, p. 1 15 - 127 ; A. DE LIBERA, Introduction tl la mystique rhénane. D 'Albert le Grand à Maître Eckhart, Paris, OEIL, 1984, p. 1 63-229 ; 2" éd. , La Mystique rhénane d 'Albert le Grand à Maître Eckhart, Paris, Éd. du Seuil, coll . « Points Sagesse », 1994, p. 373-384. On sait qu'il revient à Dietrich de Freiberg d' avoir restitué au Moyen Âge la conceptualité l'roclusienne. Les maneries seront ainsi : Dieu ou l 'Un ; les Intelligences ; les Ames ; les corps, etc. Voir De quadriplici manerie entium secundum distinctionem Procli (De int. , l, 4).

2. A. DE LIBERA, p. 384. 3. Dans Les Temps capitaux, t. l, chap. 3, 1. 4. Analogie de rapport métaphysique. À la différence de U. R. Jeck, je ne

vois pas que l ' absence de « renvoi » historiquement avéré de l 'un à l ' autre rende toute comparaison « superflue » (übeiflüssig). Je fais référence à la communication de l ' auteur intitulée « Zeittheorien im Mittelalter . . . »

5 . De tempore, 1 94 rb ; cité par T. SUAREZ-NANI, p. 1 68 . Expression d'autant plus surprenante qu' au troisième chapitre du traité De tempore ange­lorum, Nicolas maintient dans ce domaine déjà céleste la validité de la défi­nition aristotélicienne du temps en faisant valoir que le temps ne saurait être le fruit d'une inclination, d'un acte subjectif volontaire de l'ange, en raison même de son statut de créature. En effet : « Tempus debet esse et dicere quid naturale et non quid a placitum [Le temps doit être et indiquer une chose naturelle et non arbitraire] » (De tempore, 208 rb). C'est en vertu d 'un rai­sonnement identique que le temps, bien qu'étant nombre, ne saurait être un quid mathematicum mais une res naturales, en l 'espèce du numerus nume­ratus de la première sphère céleste.

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au kosmos certains de ses traits constitutifs ? Récupérant quelque chose d' étroitement « grec » dans le mouvement d' élargissement (au fond analogique ?) de l 'un transcendantal à l ' unité d' être du principe métaphysique du multiple - au gré d' une hiérarchie participative qui n' est pas absente de la conti­nuatio thomiste ?

(Car le discriminant, nous le vérifierons dans le prochain volume, ne tient pas à la seule « présence » du néo-platonisme mais à son « usage » : selon qu' il participe d 'un élargissement métaphysique de l 'un transcendantal dans l 'Unité du multiple ; ou qu' il soit pris dans une réduction transcendantale de l 'Un en tant que principe métaphysique du multiple, selon la voie radi­cale de Nicolas de Cuse qui donne ainsi le départ de la philo­sophie de la Renaissance . )

6/ Énonçons enfin quel nous semble être le principe de la solution scotiste à cette aporie du temps inégalement partagée entre Aristote et Augustin.

D 'une formule : Duns Scot va investir le temps potentiel averroïste du point de vue de la distinctio formalis a parte rei pour la couper de tout fondement cosmologique-naturaliste.

De là suit que son point de départ est d' Augustin ce qui avait toujours été refoulé, car il interdisait toute composition avec le corpus aristotélicien (tant sous son angle épistémologique, que métaphysique et physique) : le miracle de Josué, qui prend ici une « coloration » exclusivement métaphysique. Mobilisant ce qui a fait du scotisme plus qu' une « époque » du monde - un second commencement de la métaphysique, selon l ' expression de L. Honnefelder - en l ' espèce d' une ontologie de l 'objet et du temps abstrait, cette couleur sera grise. La grise splendeur de l ' Oxford de Duns Scot chantée par le poète 1 réfléchirait une ontologie grise, bientôt pensée en termes de Mathesis univer­salis par celui qui conserve de ce seul fait le titre redoutable de « père fondateur de la philosophie moderne ».

1 . Voir Gerard MANLEY HOPKINS, Duns Scotus 's Oxford, Poèmes accom­pagnés de proses et de dessins, Choix et traduction de P. Leyris, Paris , Éd. du Seuil, 1980, p. 1 00- 1 0 1 . Je m' autorise de la licence poétique du traducteur rendant great beauty par « grise splendeur » : ce qui ne saurait choquer les authentiques voyageurs.

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Reprenant ici la lettre de Duns Scot :

En faveur de cette réponse, on peut évoquer ce passage du livre de Josué, où il est dit que Josué combattît alors que la lune et le soleil s ' étaient arrêtés [ . . . ] , saint Augustin dit, au XIe Livre de ses Confessions : « Tandis que le Soleil s ' était arêté, la roue du potier tournait 1 » [ . . . ] .

- Ce qui pourrait suffire à contester l ' authenticité de l 'Expo­sitio in VlIl libros Metaphysicorum Aristotelis, que l ' on sait aujourd'hui apocryphe, en raison de l ' identité qui y est pro­posée entre le temps et le mouvement du ciel : « tempus autem non habet alium a motu primo, cui est idem realiter [le temps n'est pas différent du mouvement premier, il lui est identique en réalité] 2. » En revanche, comment comprendre que dans un traité donné comme « authentique » - même s ' il s ' agit de Quaestiones sur la Métaphysique d'Aristote (mais précisément, objectera-t-on . . . ) - où il s ' agit surtout de dissocier le temps du mouvement (rien là que de très aristotélicien . . . ), Duns Scot marque le rapport privilégié du temps au mouvement premier de la rotation cosmique, avant de paraître reprendre purement et simplement la définition : « tempus est numerus motus secundum prius et posterius 3 » ? La réponse à cette question est d' autant plus importante que les rares commentateurs qui se sont récemment intéressés à cet aspect de l' œuvre scotiste 4 s' accordent à y reconnaître « le témoignage central de la philo­sophie du temps de Duns Scot ». Outre U. R. Jeck, auquel nous empruntons cette dernière assertion, on pourra mentionner l ' analyse de V. C. Bigi, s ' autorisant du même ensemble de textes pour affirmer que « l ' augustinisme de Scot est seule­ment apparent (solo esteriore), en tant que l ' âme de la concep­tion scotiste du temps est étroitement aristotélicienne [ . . . ] De

1 . DUNS SCOT, Opus Oxioniense, IV, dist. 48, q. 2 : « Utrum in iudicio vel post cessabit motus corporum caelestium [si, pendant ou après le jugement dernier, le mouvement des corps célestes cesse] . »

2. Ps.-IoANNEs DUNS SCOTUS, Exp. Met. A rist. XI, sumo 4, c. 2, 4 1 2b. 3 . In Metaph. , V, q. 1 , n. 1 ; q. 8, n. 2 . 4. I l faut signaler l ' absence de toute référence à Duns Scot dans le chapitre

« médiéval » du livre de K. Flasch, chapitre pourtant intitulé « Confessiones XI in den Zeittheoretischen Debatten des Mittelalters » (voir K. F'LAsCH, Was ist Zeit ? chap. VI) . Il en va de même dans le livre de H. Blumenberg au chapitre déjà cité (partie IV, chap. II).

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fait, s ' il n 'y a aucun sens à parler de dimensions quantitatives dans l ' ordre spirituel, le temps scotiste se réduit à une entité cosmologique, à un accident du mouvement local ; il ne peut être mesure ni du devenir métaphysique, ni des variations d' ordre spirituel l ». Bref : à moins d 'un augustinisme strict - celui-là même, « spirituel », du livre XI des Confessions -point de salut hors Aristote . . . Où nos commentateurs n' ont pas tout à fait tort, et le trop rapide balisage auquel nous nous sommes livrés l ' a monté à satiété, c ' est qu ' il faut un appareil­lage conceptuel tout à fait exceptionnel pour en sortir . . . S i novateur dans les redistributions qu' il opère que les scotistes, pressés par la Liste de Tempier qui contenait encore la condam­nation de cette proposition : « Si le Ciel s ' arrêtait, le feu n' aurait plus d' action sur l ' étoupe car le temps lui-même n'exis­terait pas 2 » , auront les plus grandes difficultés à s ' y retrouver 3 - hors Aristote, hors l ' articulation disjonctive Augustin 1 Aris­tote. Vital du Four est exemplaire à cet égard 4 • • •

Dans le sillage d'une démonstration produite en ses grandes

1 . V. C. BIG!, « Il concetto di tempo in Bonaventura e Scoto », dans De doctrina loannis Duns Scoti. Acta Congressus Scotistici Internationalis Oxonii et Edimburgi 1 1 - 1 7 sept. 1 966 celebrati, II : Problemata philosophica, Rome, 1968, p. 357 .

2. Si Caelum staret, ignis in stupem non ageret, quia nec tempus esset » ( 1 56 [79]).

3 . Voir par exemple la « Question scotiste du XIV' siècle sur la continuité du temps », dans : Z. WLODEK (éd.), Mediaevalia Philosophica Polonorum, 1 2, 1967, p. 1 1 7- 1 34 : « Utrum sU dare aliquod tempus discretum, ex instan­tibus compositum [ s ' il existe quelque chose comme un temps discret, composé d ' instants] ») extraite d 'un recueil dont on s 'accorde à penser que la prove­nance est de plusieurs auteurs. L' auteur de cette question critique sévèrement la thèse de Guillaume Alnwick, censée reproduire fidèlement le raisonnement de Duns Scot, au nom d' une conception rigoureusement « réaliste » (simpli­citer est in re extra) dont lui-même semble douter vers la fin . . . tandis que l ' auteur d'une autre question présente dans le même recueil - « Utrum tempus fundatum in motu rerum mobilium sit aliquid reale extra animam [si le temps fondé dans le mouvement des choses mobiles est quelque chose de réel hors de l ' âme] » - propose une argumentation tout à fait conforme à la quaestio d'Alnwick : « Utrum tempus sit quod reale extra animam [si le temps est quelque chose de réel hors de l ' âme] » !

4. Se reporter à la quaestio 1 8 des Quaestiones disputatae de rerum prin­cipio, initialement attribuée à Duns Scot (éd. Garcia, Quarachi, 1 9 1 0) ; commentée par K. FLASCH (entre Henri de Gand et Dietrich de Freiberg), p . 1 85- 1 87 .

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lignes l , il n' est guère difficile de montrer que l' aristotélisme qui ressortira de ces textes de Duns Scot sera non moins « appa­rent » que son augustinisme - et que l'un sera aussi peu « natu­raliste » que l ' autre était « spirituel » .

C ' est que l ' on retrouve aussitôt ce mouvement de pensée auquel Occam saura conférer un caractère strictement « nomi­naliste ». Je copie :

La primauté [primitas] du mouvement céleste sur les autres mouvements n'est pas une primauté de type causal [non est pri­mitis causae] [ . . . ] mais seulement d'une certaine perfection pré­sente en certains aspects du mouvement, qui sont la régularité et la vitesse.

Aussi, loin que le temps soit une « passion » du premier mou­vement, c 'est la raison (ratio) de la mesure ' qui devient le véri­table sujet du temps dont le mouvement du ciel n 'est que le re­présentant :

Le premier caractère, en effet, qui est l'uniformité ou la régu­larité, rend la mesure très exacte ; le second caractère, qui est la vitesse, la rend la plus petite possible 2.

S ' ensuit que,

si le premier mouvement du ciel n' existait pas, le repos même qu ' a le ciel par la cessation de ce mouvement serait mesuré potentiellement par ce temps, qui mesurerait le premier mouve­ment si ce mouvement exi stait d ' une manière positive e t actuelle ; par c e même temps potentiel peut être mesuré tout autre mouvement qui existerait alors de manière actuelle ; ainsi donc le mouvement mesuré de la sorte ne dépend pas nécessai­rement en son essence (et en son existence) du mouvement du premier ciel ; il n' existe pas nécessairement en vertu du mouve­ment du premier ciel (ainsi en fut-il de tout mouvement, au temps de Josué, pendant que le ciel était arrêté) [ . . . ] Il suffit que, dans le cas où ce mouvement existe, la grandeur en puisse être connue par une connaissance distincte du temps, ce temps étant d 'ailleurs soit actuel, soit potentiel (<< Sed tantum sufficit quod motus ille - quando est - possit distincte cognosci secundum

1 . Voir Les Temps capitaux, t. l, p. 301 -305 . 2. Opus Oxioniense, IV, dist. 48, q. 2 ; trad. Duhem.

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quantitatem suam ex cognitione distincta temporis, et hoc est veZ actualis veZ potentialis 1 »).

Et le Docteur Subtil de préciser que cette connaissance dis­tincte du temps permet de mesurer « par application ou coex­tension, à la façon dont l 'aune mesure une pièce d 'étoffe 2 » . . . Le caractère conventionnel de l ' unité de mesure est ainsi fondé sur un temps abstrait, absolument « intellectuel » bien que pré­sent dans les « choses », dont le caractère « potentiel » exprime la rupture par rapport à tout mouvement (du monde ou de l ' âme) qui ne soit pas de représentation objective . Pour être plus précis, on pourra avancer qu 'on atteint ici à la représenta­tion objective du concept d 'horloge à partir de laquelle sa réa­lisation mécanique est pensable selon le modèle d 'une distinc­tion formelle pour laquelle l 'ordre du temps est in esse rei tel qu ' il s 'est a priori institué in esse cogniti, in esse objecti. Tout se passant comme si l 'horloge mécanique ne faisait, au final, que rendre opérationnel le point de vue sur-naturel d 'une représentation qui n 'a plus pour « intention » de rendre-pré­sent la chose même mais de produire et de garantir la réalité comme objectité dissociée du re-présenté (du présent en elle) en sa propre aptitudo ad existentiam . . .

Chercherait-on une ultime vérification de la réalité de la rup­ture ainsi produite par rapport à la tradition scolastique ? La plus probante contre-effectuation nous serait donnée par l ' oppo­sition manifestée par Duns Scot à l ' encontre de l ' hypothèse d 'un temps « discontinu » et « instantané » qui s ' était progres­sivement imposé comme mesure des mouvements et des opé­rations angéliques dès lors que ces derniers ne pouvaient être soumis à la succession continue du temps cosmique commun. Non que Scot fut le premier à s ' inscrire en faux à l ' égard de cette médiation entre le temps et l ' éternité qui consistait à investir l ' instant comme élément a-temporel, qualitatif plus que quantitatif, déterminé arbitrairement (ad placitum) par les actes

1 . Opus Oxioniense, II, di st. 2, q. I l ; trad. Duhem. 2. Cet exemple de 1 ' « aune présent chez Duns Scot comme chez Occam,

manifeste un renversement radical par rapport à son usage thomiste : le temps y est un accident du premier mouvement « comme l ' aune ayant pour sujet d ' inhérence le bâton (De spirit. creat. , art. 9).

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d' intellection et de volition de chaque ange (cette détennina­tion est conçue comme une qualificatio par Gilles de Rome), et à poser ainsi une notion essentiellement équivoque du temps 1 . (Cette thèse entraîne une approche non moins équi­voque de la question du lieu : de quelle manière les anges se déplacent-ils dans l ' espace ? À l ' instar du mouvement d 'un corps dans le vide ou de la propagation de la lumière 2 ? De motu angelorum.) Matthieu d' Aquasparta avait su faire jouer le miracle rapporté par Augustin pour montrer l ' inutilité de cette « hypothèse » : si le temps commun peut mesurer des mouvements indépendants de la sphère céleste, rien n' interdit d'en user de même pour mesurer les mouvements des « subs­tances séparées 3 » . . . Reste que Duns Scot est certainement le premier à articuler aussi rigoureusement représentation objec­tive du temps et refus d 'une pluralité arbitraire de temps. Cette dernière conséquence, omniprésente dans le débat angélolo­gique, découle du fait que chaque ange serait « discrètement » doté d'un temps propre discontinu, qui pourrait à son tour se multiplier selon que ses « instants » correspondent à des actes d' intellection ou de volition. Si bien que l 'on devrait alors, en toute logique, et selon le même principe, appréhender en un même sens discret (= discontinu) la succession de nos propres

1 . Voir GILLES DE ROME, Quaestiones de mensura angelorum, q. 8 : « Dicitur ergo aequivoce hoc tempus et illud quia aequivoce dicitur motus de hoc motu et de illo, immo eo ipso quod hoc tempus non est compositum nisi ex temporibus, aequivoce se habet ad illud tempus quod est compositum ex instantibus [on appelle alors ce temps-ci et ce temps-là de façon équivoque temps, comme on appelle ce mouvement-ci et ce mouvement-là de façon équi­voque mouvement, et c 'est précisément parce que ce temps n'est composé que par des temps qu'i l maintient un rapport d' équivocité à ce temps qui n'est composé que d' instants] » . Les Quaestiones de mensura angelorum de Gilles de Rome fournissent le protocole le plus complet de cette thématique du temps « discret » qui était déjà présente chez Thomas d ' Aquin et qui sera développée par Henri de Gand. Ces deux auteurs sont ici encore directement visés par la réfutation scotiste.

2. Voir P. PORRO, Forme e modeli . . . , chap. III, 2 et 3, pour l ' exposition des thèses qui se trouvent en confrontation entre Gilles de Rome (De motu ange­lorum), Henri de Gand (Quodlibet, XIII, q . 7) et Godefroid de Fontaines (Quodlibet, VI, q. 1 3) . On s ' accorde à attribuer la même date à ces trois textes : 1 289.

3. MATTHIEU D' AQUASPARTA, De motu animae separatae , q . 3 ; avec le commentaire de P. PORRO, p. 349-357.

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opérations mentales 1 . Mais que l ' unité de mesure ainsi conquise négocie son identité du côté d 'un principe de raison dont la logique parcimonieuse tend à éliminer toute forme de médiation réelle (entre le temps objectivement commun et l ' éternité participable dans la seule vision béatifique) comme toute espèce de pluralité subjective où aurait pu prendre forme la recherche des conditions d' équivalence entre temps ontolo­gique et temporalité existentielle (quelque chose comme la « temporalité » en général, dit Pasquale Porro) ; et qu' elle fasse abstraction de l ' existence actuelle parce que la mesure dans son efficace ne concerne pas l ' existence même du mesuré n ' entraîne pas l ' évacuation de toute interrogation sur la durée. Et ce, pour

1 . Ordinatio, II, dist. 2, p. l , q. 4, § 1 5 8 et § 1 6 1 , éd. Vat. VII, p . 225-227 : « Videtur enim concedere magnam multitudinem temporum, sine necessitate : sequitur enim quod quilibet angelus habeat suum tempus discretum, quia unus potest continuare cogitationem suam cum die nostro, et alius suam cum dimidio die, et tertium cum hora, - et ita unus angelus habebit viginti quattuor instantia dum alius habet unum instans .. immo sequitur quod in quolibet angelo erunt duo tempora discreta, quia quilibet poterit continuare intellec­tionem suam, non continuendo volitionem suam, - et ita habebit dua instantia intellectionis, et tamen unum instans volitionis [ . . . J. Praterea, quod ponitur "unum nunc il/ius tempo ris necessario coexistere pluribus instantibus tem­poris nostri ", videtur esse fuga [est ainsi caractérisée la position de Henri de Gand] , et propter hoc poni videtur ne concedatur tempus nostrum esse dis­cretum .. et si instantia il/ius temporis praecise coexisterent instantibus tem­poris nos tri, tunc sequeretur quod sicut il/us tempus discretum est, ita tempus nostrum discretum esse t, et hoc fugiendo, videtur poni istud sine ratione, quod oporteat unum instans illius temporis coexistere multis partibus tempo ris nostri [il semble alors concéder un grand nombre de temps sans nécessité : il s ' ensuit que chaque ange a son propre temps discret, car un ange peut pour­suivre sa cogitation pendant un de nos jours, un autre ange pendant un demi­j our, et un troisième pendant une heure, - et alors un ange aura vingt-quatre instants pendant que l ' autre n ' aura qu ' un instant ; s ' ensuit forcément qu 'en chaque ange, il y aura deux temps discrets, car chacun pourra continuer son intellection sans continuer sa volition, - et ainsi il aura deux instants d ' intel­lection et cependant un seul instant de volition [ . . . ] . En outre ce qui est affirmé, à savoir qu " 'un maintenant de ce temps coexiste nécessairement avec plusieurs instants de notre temps", semble être une manière d ' échappatoire et être posé pour ne pas concéder que notre temps est discret ; et si les instants de ce temps coexistaient précisément avec les instants de notre temps , il s ' ensuivrait alors que ce temps étant discret, notre temps le serait aussi ; écar­tant cela, ceci semble être posé sans raison, car il faudrait qu ' un instant de ce temps coexiste avec de nombreuses parties de notre temps] . » Voir P. PORRO, p. 359-366.

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autant qu 'il est possible et nécessaire d ' investir la notion d'aevum selon le même régime objectif du temps potentiel l •

L'aevum sera alors délié de toute référence essentielle aux substances séparées et aux corps célestes pour n' être plus défini de façon fonctionnelle que comme la mesure de l ' uniformité des choses permanentes en général (uniformitas positiva rei) dans leur dépendance « ad primam eausam eonservantem : et tune habet habitudinem uniformem ad illam causam conser­vantem, - sicut esse angeli, quod conservatur in perfeeta iden­titate, absque variabilitate [à la première cause conservatrice : et il a en conséquence l 'uniformité en fonction de cette cause conservatrice, - comme l ' être de l ' ange, qui est conservé dans une identité parfaite, sans aucune variation 2] » .

De ce point de vue causal, d'élimination de toute hétérogé­néité ontologique entre réalités « célestes » et réalités sublu­naires, nul hiatus, aucune différence ontologique entre l ' ange et la pierre : « dieo quod exsistentia angeli mensuratur aevo ; et etiam exsistentia lapidis et omnis exsistentia quae unifor­miter manet, dum manet, mensuratur aevo De dis que l ' exis­tence de l 'ange est mesurée par l' aevum ; mais aussi l ' existence de la pierre, et chaque existence qui demeure uniformément tant qu'elle le demeure, est mesurée par l' aevum 3] . » L'uniformité, la primauté de l ' existence uniforme, apporte ainsi un fonde­ment quasi ontologique au temps potentiel dans son indépen­dance formelle par rapport au mouvement. Aussi autorise­t-elle en droit le principe d'une double mesure du continu, selon que l ' indépendance au mouvement est absolue ou relative : « primum mensuratur aevo, secundum tempore [en premier mesuré par l ' aevum, en second par le temps 4] » .

1 . Nous retraçons l 'histoire de l a notion d' aevum en Appendice . 2. Ordinatio, II, di st. 2, p. l , q. 4, § 1 82, éd. Vat. VII, p. 236. 3 . ln Il Sent. (lectura), dist. 2, p. l , q. 3 , § 1 25, éd. Vat. XVIII, p. 1 39. 4. ln Il Sent. (Reportata parisiensia), dist. 2, q. 1 : « Utrum existentia rei

permanentis mensuraretur alia mensura quam aevo [si l ' existence d' une chose permanente peut être mesurée par une autre mesure que l ' aevum] . » Pour une mise en perspective de ces textes scotistes dans la problématique générale de l ' aevum, voir Appendice. On relèvera que la diffusion de ce modèle, tel qu' il est repris par exemple par Jean Baconthorpe, réinvestit le ciel comme principe d' unité des deux mesures - selon qu' il s ' agisse de son mou­vement (tempus) ou de son être (aevum).

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Par-delà l ' opposition trop commode entre philosophies de l ' essence et philosophies de l ' existence l , est ainsi conquis un horizon méta-physique conduisant à la réalisation de l' identité de l' être et du temps abstraits - par quoi toute res est fondée en sa réalité obj ective délocalisée. Hors du lieu des choses, dans la capitale du temps.

Que depuis son inauguration scotiste ce pro-jet, qui passe par l ' identification suarézienne de la res à l' ens (défini comme ce qui « a une essence réelle, c' est-à-dire ni feinte ni chimérique, mais véritable et apte à exister réellement [ad realiter exis­tendum 2] ») , fasse aussi bien signe vers un « temps absolu, vrai et mathématique, en lui-même et de sa propre nature coulant uniformément sans relation à rien d ' extérieur » - selon le lemme newtonien 3 - que vers un temps relatif au formalisme a priori de la conscience transcendantale kantienne, indique suf­fisamment la fondamentale problématicité de sa modernité.

On aura compris en tout cas pourquoi cette histoire, qui s ' étend à notre sens bien au-delà de l ' âge d' or du séotisme (aetas aurea scotismi) et de la métaphysique du XVIIe siècle 4,

1 . Car « il n ' y a pas moins de réflexion sur l 'existence dans la tradition scotiste, ou avicennienne, et dans la tradition thomiste, puisque c 'est précisé­ment le rapport à l ' existence, comme aptitudo, qui définit l ' étantité de l ' étant en général (J . -Fr. COURTINE, Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, 1 993 , p . 379).

2 . Fr. SUAREZ, Disputationes Metaphysicae, II , sect . IV, n. 5 et n. 15 ; III, sect. Il , n. 4. « Bref, l ' être, c 'est l ' essence, et la réalité de l ' essence, c 'est son aptitude à exister » - selon le résumé que propose de cette doctrine É. GILSON dans L 'Être et l 'Essence (Paris , Vrin, 1 98 1 2, p. 147).

3. Voir P. ARIOTII, « Celestial Reductionnism of Time. On the Scholastic Conception of Time from Albert the Great and Thomas Aquinas to the End of the 1 6 th Century », Studi Intemazionali di Filosofia, 4, 1 972, p. 1 1 3 : « Time as Aevum is continuous, indivisible, independant of motion. It is temp­ting to see in Scotus ' concept of aevum the roots of Newton ' s concept of abso­lute time . » Nous croyons avoir montré la possibilité d' élargir cette assertion au temps scotiste tout court.

4. L' affirmation de Olivier BOULNOIS selon laquelle « Duns Scot met [ . . . ] au point définitivement le concept d'être objectif, tel qu ' i l se déploie dans la métaphysique jusqu 'au XVII' siècle [ . . . ] » (voir « Être, luire et concevoir. Note sur la genèse et la structure de la conception scotiste de l ' esse objective », Collectanea Franciscana, 60/ 1 -2, 1 990, p. 1 33) ressort de l 'histoire doctrinale des concepts. Le « rayon d ' action » plus large (et surtout plus long) de notre propre analyse est déterminé par une approche différente, que l 'on pourrait

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TEMPUS NOSTER 97

s ' accomplit - comme le dit Koselleck des Temps modernes -

« non pas dans le temps, mais en fonction du temps 1 ». On y atteint à une manière de philosophie première de la

modernité : cela qui, pour n' avoir plus lieu, est.

dire structurale (A. de Murait) ou topique (J. -Fr. Courtine), c ' est-à-dire archéologique et architectonique.

1 . R. KOSELLECK, « Introduction » , dans : O. BRUNNER, W. CONZE et R. KOSELLECK (éd.) , Geschichtliche Grundbegrife, t. I , Stuttgart, Klett-Cotta, 1 972, p. 15 .

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APPENDICE

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« De aevo* »

Synopsis.

Aevum est le terme le plus caractéristique de la subtilité du vocabulaire scolastique en ce qui concerne la temporalité, ou plus exactement la mesure de la durée (mensura durationis), dans la pluralité, pour nous perdue, de ses registres.

À première vue pourtant, rien de plus simple que de rapporter, comme les médiévaux eux-mêmes, la forme latine aevum à la translittération du grec aiôn, et de différencier ainsi 1 ' « éter­nité » du paradigme cosmologique du temps -mouvement (khronos) tel qu' il se présente dans la définition cardinale d' Aris­tote, inlassablement commentée tout au long du Moyen Âge 1 .

* Cédant à la manière historiographique de ce qui était à l 'origine la ver­sion longue d'une Notice rédigée pour le Dictionnaire des intraduisibles (sous la direction de B. CASSIN, à paraître), nous avons conservé dans les notes leur graphie latine aux noms d'auteur.

1 . C'est ainsi que l 'on peut lire dans le De tempore de NICOLAS DE STRAS­BOURG, datant du début du XIV' siècle : « ponetur definitio tempo ris, quam ponit Philosophus IV Physicorum l . . . ] Propter primum sciendum, quod tempus aliquid sit in rerum natura l . . . ] Numerus prioris et posterioris in motu primi mobilis est tempus . . . Ergo necessario tempus est aliquid in rerum natura [on définira le temps comme le fait le Philosophe en Physique IV [ . . . l En premier lieu, on doit savoir que le temps est dans la nature des choses [ . . . l . Le nombre de l ' antérieur e t du postérieur dans l e mouvement du premier mobile est le temps [ . . . ]. Il est donc nécessaire que le temps relève de la nature des choses] » ( 1 79 va - vb) . Rappelons qu' il s' agit de la somme la plus importante qui nous soit parvenue sur le status quaestionis de la probléma­tique scolastique du temps . Organisée en cinq traités : « De tempore nostro », « De nunc tempo ris », « De tempore angelorum », De aevo », De aeter­nitate », cette vaste « compilation » d' inspiration thomiste, proche de l 'école albertiste, est également un document unique par les tensions et les antago­nismes qui s 'y manifestent dès lors que - T. Suarez Nani l 'a exemplairement montré - le De tempore est « le témoin d'un temps qui ne correspond plus à

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Selon Thomas d' Aquin, « en toute rigueur, "aevum " et "aeter­nitas " ne diffèrent pas plus que "anthrôpos " et "homo " 1 » .

Le problème de traduction surgit du fait que l e lexique sco­lastique di stingue rigoureusement - bien que tardivement -aevum et aeternitas . Dans le courant du XIII' siècle en effet, aevum se détache d' aeternitas pour désigner un intermédiaire entre temps et éternité, garant de l ' ordo et connexio rerum, intermédiaire propre à caractériser les réalités « éviternelles » qui ont un commencement mais non une fin (aeternitas ex parte post) .

Mais en raison même du principe de correspondance entre les mesures de durée et l ' essence des êtres, une différenciation purement extensive est intenable. Car l 'éternité n' est pas seule­ment, de manière négative, un temps sans limite (perpetuitas) ou une éternité de durée (sempiternitas) ; c' est d' abord, positi­vement, une permanence et une présence à soi atemporelle et intensive (tota simul) , incommensurable, à laquelle doit parti­ciper l ' aevum (aeternitas participata) en tant que Dieu est son éternité. D' où l ' instabilité essentielle de cette figure intermé­diaire, qui doit nécessairement intégrer un certain aspect « tem­porel » pour se distinguer de l' éternité atemporelle, sans cepen­dant se confondre avec la pure succession intrinsèque au temps commun. Ce qui n' a pas été sans influer sur le temps de vie extrêmement court du concept d' aevum en son sens scolas­tique. On peut aussitôt avancer une autre raison : prétexte à des « expériences mentales nouvelles 2 » sur le temps bien peu compatibles avec une physique aristotélicienne dont on s ' accor­dera à penser qu' elle ne pouvait qu ' échouer à l 'épreuve de son extension aux êtres « supralunaires », l 'aevum aura été le lieu d' une véritable accélération de tous les processus qui en mena­çaient le fondement en mêlant des sujets inédits à son objet premier. Celui-ci décidant de la position medio modo du temps conçu en tant que nombre nombré (numerus numeratus) du mouvement cosmique recevant de l ' âme un simple complément

la situation sociale, économique et culturelle du moment Voir T. SUAREZ

NANI , Tempo ed essere nell 'autunno dei medioevo. Il « De tempore » di Nicola di Strasburgo e il dibattito sulla natura ed il senso dei tempo agli inizi dei XIV secolo, Amsterdam, B . R. Grüner, 1 989.

1 . THOMAS DE AQUINO, ln De causis, pro 2, lect. 2. 2. L' expression est d 'Étienne Gilson.

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APPENDICE 103

formel (complementum formale) - selon la lecture averroïste dont le savant équilibre n 'a pas manqué de provoquer de fortes réactions de rejet chez les « réalistes » les plus radicaux 1 -, ceux-là explorés et énoncés avec une précision croissante, dans la forme d'une activité pure, libre par rapport à toute détermi­nation, toutes les conditions allaient bientôt se trouver réunies pour la soumission de l ' univers créé entier, dans toute la varia­tion de ses durées et de ses sujets, à l ' ordre nouveau d'un temps unique.

Le montage de la continuité des traditions interprétatives.

L'aevum ne désigne pas l ' éternité éminemment simple, qui ne se distingue pas de l ' essence de Dieu, mais une éternité

1 . Au premier rang desquels il faut citer le dominicain Robert Kilwardby, qui appartient à la première génération ayant eu accès à la traduction latine du Commentaire d'Averroès. Voir en part. la q. 14 du De tempore (<< An possit esse tempus cum non sit anima [ s ' il est possible que le temps soit sous l' âme] ») : « Responsio. Auerroys [ . . . J dicens quod tempus non est in motu sine anima nisi in potentia, et fit in actu per animam numerantem. Unde dieit quod tempus non erit si anima non erit [ . . . J. Nota bene verba, quod non dieit [AristotilesJ quod "facimus " tempus per nostram definitionem vel numera­tionem, sed per hoc cognoscimus illud .. et non dicit quod tune "fit" tempus quando percipimus prioris et poste rio ris distinetionem, sed quod tune dicimus tieri tempus [la réponse d'Averroès est [ . . . ] que le temps sans l 'âme n'est en mouvement qu'en puissance, et qu' il est en acte par l 'âme qui nombre. C' est pourquoi il dit que le temps ne sera pas si l 'âme n 'est pas [ . . . ]. Prête attention aux mots : Aristote ne dit pas que nous produisons le temps par notre déter­mination ou notre numération, mais que par là nous le connaissons ; et il ne dit pas que le temps est créé quand nous percevons la distinction de l ' antérieur et du postérieur, mais que nous disons alors que du temps est eréé]. » On relèvera en revanche la thèse en apparence conciliatrice de Kilwardby eu égard à Aristote et saint Augustin ; le premier s' attachant à la mesure des choses corporelles, le second aux actions des substances spirituelles relevant de l' aevum : « seeundum Aristotilem enim et philosophos tempus est mensura rerum corporalium .. et seeundum Augustinum et sanetos tempus aecidit aetio­nibus spirituum, sieut patet quam in illo enim ubi loquitur de euo » (ibid. , q. 1 3) . Reste que sur la question du temps, division des genres oblige, la posi­tion de Kilwardby relève d'un dispositif général qui se laisse parfaitement résumer par la fonnule générique : Aristoteles contra Augustinum. Sur Robert Kilwardby et le De tempore, voir l' Introduction de P. O. Lewry à R. KIL­WARDBY, On Time and Imagination. « De tempore » .. « De Spiritu Fantas­tico », éd. P. Osmund Lewry, Oxford, Oxford University Press, 1 987.

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« qualifiée », « participée », mesure de la durée de ces étants dont l ' être n' est pas variable et successif (tels les corps célestes et les substances séparées : anges ou âmes rationnelles) sans atteindre pourtant à l ' immutabilité en un sens plein et absolu : soit qu ' il réintroduise un certain type de variation au niveau des opérations dont il est le siège, soit qu ' il se révèle potentiel­lement défectible . . . L'aevum signifie de ce fait une manière d' éternité « angélique » qui ne peut être dite telle qu' en tant qu' elle participe de l ' éternité divine sans être coéternelle à Dieu : aetern i tas ex parte post ( << et cependant, écrivait Augustin, elle n' est pas coéternelle à toi, puisqu' elle n'est pas sans commencement : car elle a été faite 1 »), aeternitas creata (Bonaventure) ou aeternitas diminuta (Jacques de Viterbe) . Soit l ' hypothèse d' une durée intermédiaire - c ' est-à-dire, selon une

1 . AUGUSTINUS, Confessionum, XII, xv, 19 . Quelques lignes plus haut, on aura lu : « haec est domus Dei non terrena neque ulla caelesti mole corporea, sed spiritualis et particeps aeternitatis tuae . . . [c' est la maison de Dieu, qui n 'est ni terrestre, ni corporelle tirée de quelque masse céleste, mais spirituelle et participante de ton éternité] » (25-27) ; et IX, 9 : « Nimirum enim caelum caeli, quod in principium fecisti, creatura est aliqua intellectualis, quamquam nequaquam tibi, trinitati, coeterna particeps tamen aeternitatis tuae, ualde mutabilitatem suam prae dulcedine felicissimae contemplationis tuae cohibet [ . . . ] [c' est qu ' en effet le ciel du ciel, que tu fis dans le principe, est quelque créature intellectuelle qui, sans être le moins du monde coéternelle à toi, Tri­nité, participe néanmoins à ton éternité, surmonte fortement sa mutabilité en raison de la douceur de ta bienheureuse contemplation] . » Voir encore De Civitate Dei, XII, XVII : « non { . . . } dubito nihil omnino creaturae Creatori esse coaeternum (je ne puis douter qu'absolument rien de créé n ' est coéternel au Créateur] ». - Saint Augustin distingue avant tout deux formes d'éternité : la première ne relevant que de Dieu par son immuabilité absolue, la seconde coïncidant avec la totalité des temps - comme cela est développé à la q. 72 du De diversis quaestionibus (<< De temporibus aeternis ») consacrée à l ' inter­prétation de la formule paulinienne « ante tempo ra aeterna » (Tit., 1 , 2) . C'est de ce point de vue que les anges peuvent être dits « éternels », ayant existé de tout temps (créé), sans être coéternels à Dieu parce que l ' immutabilité qui est la sienne est au-delà de tout temps. Rapportée à l 'aevum, cette seconde éter­nité se présente comme une forme « stable » : « An aeterna tempora aeuum significauit, inter quod et tempus hoc distat, quod illud stabile est, tempus autem mutabile. » - Il demeure qu' Augustin n 'a pas investi de façon univoque la notion d'aevum, qui conserve encore la polysémie du grec aiôn, en ce qu'elle peut aussi bien désigner la longue durée du saeculum que l 'éternité divine : « id quod aiôn Graece dicitur, et saeculum et aetemum interpretari potest [ce que les Grecs appellent aiôn peut être interprété comme saeculum ou éternel] » (Ad Orosium contra Priscillianistas et Origenistas, V, 5) - voire comme la « vie » , 1 ' « âge » ou 1 ' « époque » .

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APPENDICE 1 05

formulation du Liber de Causis qui n' a pas peu influencé les discussions médiévales sur la notion d'aevum : « post aeterni­tatem et supra tempus 1 » -, bien que celle-ci ne se fixe pas encore sur le terme d ' aevum qui sera, jusqu 'au XIIIe siècle, cou­ramment employé dans le sens d' aeternitas, d' aetas perpetua et d 'aetas mundi (ou de saeculum). Si bien qu' en latin classique aevum recouvre la même extension et la même scansion que son équivalent grec : « aeuus m., aeuum, -i n. - "temps" consi­déré dans sa durée, par opposition à tempus, qui désigne, tout au moins à l ' origine, un aspect ponctuel de la durée. De là, des acceptions particulières, étendues ou restreintes, de aeuus : I O durée de la vie, âge, génération ; 20 éternité 2 . » On en retrouve la traduction « vitaliste », de facture plotinienne, dans la célèbre définition boétienne de l ' éternité : « aeternitas [ . . . ] est interminabilis uitae tota simul et perfecta possessio 3 éter­nité que le philosophe oppose à la durée infinie du monde qualifiée par la perpetuitas et la sempiternitas en contrapposant - selon l'usage hellénistique - « nostrum "nunc " quasi currens

1 . [ANON. ] , Liber de Causis, pro 2 : « Omne esse superius aut est superius aetemitate et ante ipsam, aut est cum aetemitate, aut est post aetemitatem et supra tempus [tout être supérieur est ou bien au-dessus de l 'éternité et avant elle, ou bien est avec l 'éternité, ou bien est après l ' éternité et au-dessus du

À ces trois niveaux correspondent respectivement la Cause pre­mière, l'Intelligence et l'Âme. Or, comme l 'a rappelé P. Porro, « questa tri­partizione s ' incontra innumerevoli volte negli autori medievali sia pur con qualche sostanziale correzione : l' etemità cessa di costituire un 'ipostasi a sé per essere identificata [ . . . ] con Dio .. l 'intelligenza (angelica) viene "parifi­cata " aIl ' etemità per cio che riguarda l 'essere (e sem pre inmodo parteci­pato), ma non per le operazioni .. l 'anima che è al confine tra [ 'etemità e il tempo diventa infine la stessa anima umana, e non piu la realtà ipostatica che produce il tempo » (P. PORRO, Forme e modelli di durata neZ pensiero medie­vale. L'« Aevum », il tempo discreto, la categoria « Quando » , Louvain, Presses universitaires de Louvain, 1 996, p. 70-7 1 ) . Pour un commentaire de l ' ensemble de ce second chapitre du Liber de Causis, voir C. D' ANCONA COSTA, « "Esse quod est supra eternitatem " . La Cause première, l ' être et l ' étemité dans le Liber de Causis et dans ses sources », Revue des sciences philosophiques et théologiques, n° 76, 1 992, p. 4 1 -62. Voir encore les pro 30 et 31 pour la question d 'un régime intermédiaire, « et est illud cuius subs­tantia est ex momento aetemitatis et operatio ex momento tempo ris [et celui-ci est ce dont la substance relève du moment de l ' éternité et dont l ' opé­ration relève du moment du temps] ».

2. A. ERNOUT, A. MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klinscksieck, 1 985\ p. 1 3 .

3 . BOETHIUS, De consolatio philosophiae, V , pro 6, 4.

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tempus facit et sempiternitatem » au « divinum vero nunc permanens neque movens sese atque consistens aeternitatem facit 1 • • • » Sans faire intervenir la notion d' aevum autrement qu 'en tant que synonyme d' aeternitas (comme dans l ' adage « qui tempus ab aevo ire jubes [Toi qui commandes que le temps vienne de l ' aevum] »), Boèce fixe ainsi de façon prati­quement définitive 2 la distinction entre une conception inten­sive de l ' éternité saisie dans la plénitude de sa présence intem­porel le ( << p/en itudinem totam pariter [ . . . ] totam pariter praesentiam ») , dans la présence immuable d'un seul instant, et une conception extensive de la perpétuité renvoyant à l ' infinité d' un temps/des temps de mundo qui ne saurait en aucune façon être coétemelle à Dieu. Le caractère interminabilis de l ' éter­nité, interprété étymologiquement par les médiévaux comme « extra terminos » ou « sine termino », n'est que la fonne néga­tive (et encore « mondaine ») de la simplicité et de la perfec­tion qui sont les conditions positives de son immobilité et de sa simultanéité (uni-totalité) .

Dans le sillage de cette première distinction, et sur la base d ' une seconde distinction introduite par Gilbert de la Porrée entre sempernitas (<< cum collectione col/atio ») et perpetuitas (<< sine collatione collectio ») - le temps étant défini par la « collectio cum collatione », et l ' éternité, « neque collatio neque collectio » - , Albert le Grand considère la sempitemité des corps célestes à partir du flux continu du nunc (<< collatio ») impliquant succession et variabilité des parties du temps (<< co/­/ectio ») , et pose la perpetuitas en tant que synonyme d'aevi­ternitas 3. Avec cet effet de traduction de la maxime boécienne : « Deus est tempo ris et aevi causa 4 », qui se laisse décomposer

1 . BOETHIUS, De Trinitate, IV. 2. Car l 'héritage proclusien sera remis en valeur par la version latine de

l ' Elementatio theologica en l ' espèce de la distinction entre perpetuitas per modum aetemitatis » et « perpetuitas per modum temporis » .

3 . GILBERTUS PICTAVIENSIS, ln Boeth. De Trinitate , l , 4 ; ALBERTUS MAGNUS, Summa theologiae, l, pars l , tract. 5, q. 23, col. 3, art. 3. Sans être toujours nettement distinguée de la perpetuitas, la sempitemitas doit au mou­vement du ciel de désigner la totalité du temps.

4. ALBERTUS MAGNUS, Summa theologiae, l, pars l, tract. 5 , q. 23, col. 2,

art. 1. Il est à peine besoin de préciser que cette causalité est « exemplaire­ment » efficiente.

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APPENDICE 1 07

comme suit : « tempus est imago aevi, et aevum est imago aeternitatis 1. »

C' est dans le contexte doctrinal de cette nouvelle hiérarchie ontologique que la notion d' aevum se voit dotée d'une signifi­cation autonome, intermédiaire entre le temps et l ' éternité, « tenant le milieu entre eux » (Thomas d'Aquin), ainsi décrite, au terme du processus, dans le De tempore de Nicolas de Stras­bourg : « medio modo se habentibus oportet dare mensuram mediam inter aeternitatem simplicem et tempus. Haec autem non potest esse aUa quam aevum [il faut donner à ce qui se trouve dans un mode intermédiaire une mesure intermédiaire entre l ' éternité simple et le temps. Et cela ne peut être autre chose que l' aevum] » (2 1 5va). Parmi les éléments qui ont sus­cité cette évolution lexicale, sans doute faut-il mentionner, dans le cadre universitaire de la pratique de la lecture et du commen­taire des Sentences de Pierre Lombard - elle venait régulière­ment buter sur la question de la nature angélique au livre II, dist. 2 -, certains effets de la « traduction » néo-platonicienne d'aiôn dans l 'Elementatio proclusienne, chez le Pseudo-Denys et dans la patristique grecque 2, les développements sur l ' éter­nité dans le Liber de causis et chez Boèce, l ' occurrence augus­tinienne enfin . . . On retrouve dans le traité De tempore de Robert Kilwardby, à la question 17 (<< De comparatione tem­poris et eui ») , l ' idée déjà rencontrée, à présent explicitement rapportée à l ' aevum, que « tempus est duratio successiua set euum stabilis, et tempus continua et partibilis, euum tota simul vel huiusmodi [le temps est la durée successive mais l ' aevum est la durée stable, et le temps a une durée continue et divisible,

1 . ALBERTUS MAGNUS, Summa de creaturis, tract. 2, q. 6, art. 2 . 2. Nicolas de Strasbourg résume ainsi les différents sens d u mot aevum tels

qu'H Ies a découverts dans les Libris sanctorum, maxime Damasceni et Dio­nysii : « Tota vita vel tota periodus cuiuslibet rei » , « Spatium mille annorum », « Una aetas mundi », « Totus decursus tempo ris », « Aeternitas participata », « Aeternitas simpliciter accepta » (ULRICI ENGELBERT! DE ARGENT!NA, De tempore, 2 1 5 rb). - Rappelons que l 'on trouv ait chez le Pseudo-Denys l ' idée d 'une éternité temporelle (egkhronos a iôn) ou d 'un temps éternel (aiôn khronos) à laquelle nous participerons et qui nous sera commune avec les anges quand la mort nous aura libérés des limitations de notre temps-espace . . . Voir [Ps .] DIONYSIUS AREOPAGITA, De divinus nomi­nibus, X, 937 D ; et le commentaire de R. ROQUES, L ' Univers dionysien. Structure hiérarchique du monde selon le Pseudo-Denys, Paris, Éd. du Cerf, 19832, p. 162- 164.

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1 08 LES TEMPS CAPITAUX

l ' aevum une durée toute en même temps ou de cette sorte] » . Dans son commentaire aux Sentences, le maître dominicain pré­cisera que l 'aevum est la mesure de l 'être stable des réalités perpétuelles , c ' est-à-dire des réalités qui ont un commence­ment mais non une fin : « Proprie tamen euum est mensura esse stabilis rerum perpetuarum. Perpetua enim sunt quae inci­piunt, sed non desinunt [l ' aevum est proprement la mesure de l ' être stable des choses perpétuelles. Perpétuelles en effet sont les choses qui commencent mais ne finissent pas] . » Parmi celles-ci , on comptera les anges , les âmes rationnelles, la matière première, le ciel, ou plus exactement la substance des corps célestes, les éléments et les « rationes spirituales 1 » . . . Cette définition sera loin d 'emporter l ' adhésion de l ' ensemble de l ' école dominicaine. Albert le Grand préfèrera distinguer l ' éternité de l' aevum en mettant en avant l ' actualité parfaite de l ' une et la potentialité de l ' autre, déterminée par la non-coïnci­dence entre l ' être de leur nature universelle (quo est) et leur condition singulière (quod est) impliquant la mutabilité des « opérations » qu ' elle met en jeu 2. Ayant repris de Boèce cette idée que même si le temps n ' avait ni commencement ni fin, il ne serait pas éternel mais sempiternel 3, saint Thomas inscrira sur ce même plan métaphysique de l' actus purissimus sa défi­nition de l 'aevum comme aetemitas participata : l' aevum est la mesure des réalités en lesquelles puissance et acte diffèrent, de sorte que l ' acte de l ' existence éviternelle est permanent et par­fait mais toujours ab aUo, et par conséquent non identique au sujet auquel il se réfère et aux opérations dont il est indisso­ciable 4. Mutabilité « opérationnelle » donc, et non « essen­tielle », puisqu ' en vertu de leur immatérialité, les substances séparées ne sont pas soumises à un principe intrinsèque de cor­ruption - bien qu 'elles soient « toutes en état de mutabilité par rapport à la puissance du créateur, car il est en son pouvoir qu' elles soient ou ne soient pas 5 ». Henri de Gand transformera

1 . ROBERTUS DE KILWARDBY, ln Il Sent. , dist. 2, q. 1 0, I l et 1 3 . 2 . ALBERTUS MAGNUS, Super Dyonysium. De divinis nominibus, col . 1 0. 3 . THOMAS DE AQUINO, Summa theologiae, l, q. 1 0, art. 4. 4 . THOMAS DE AQUINO, ln 1 Sent. , dist . 1 9, q. 2, art. 1 . Mais Thomas pourra

également faire un usage spécifique de la notion d' aeternitas participata, alors distinguée de l' aevum réservé à l ' être et aux opérations « naturelles » des créatures immuables, en l ' appliquant au cas de la vision béatifique.

5. THOMAS DE AQUINO, Summa theologiae, I , q. 9, art. 2.

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APPENDICE 109

profondément le sens de cette observation en faisant dépendre le maintien des êtres évitemels dans l 'immutabilité de la seule volonté divine ; ce qui l ' amène à poser l 'aevum comme « éter­nité potentiellement défectible 1 » . De façon presque contempo­raine, à la q. 20 de ses Quaestiones disputatae, le franciscain Richard de Middleton rapporte l' aevum aux anges et aux corps célestes à partir d'une définition quasi cinétique formulée en termes de « uniformiter veZ stabiliter » .

Vers une configuration nouvelle. (Quand ça ne marche qu 'en se détraquant. )

En ces mêmes années (autour de 1 290) , 1 ' « histoire » de l ' aevum prend une tournure nouvelle avec la rédaction par Gilles de Rome du premier grand traité De mensura ange­Zorum ; il Y proposera une véritable systématisation des formes de durée participant de l' être permanent (aeternitas simpli­citer / aeternitas participata) en faisant fond sur l ' ambiguïté lexicale de départ entre aevum, aeternitas et saecuZum pour investir de façon plurielle le rôle de l' instant. La substance des corps célestes sera mesurée dans leur essence par l' instant de l ' aevum (nunc aevi), mais par l' instant du temps (nunc tem­po ris) continu en tant que mobile ; quant aux substances séparées, elles seront également mesurées par le nunc aevi selon leur essence, mais par un instant relevant d'un temps discon­tinu (tempus discretum) en tant que sujet de leurs propres opé­rations . . . Ainsi considéré dans la stabilité et la permanence de son « instant », l'aevum n' aura d' autre sujet que le propre être des substances séparées, envisagées du point de vue de leur simultanéité et de leur unité (simultas, unitas 2) - et non à partir de la succession volontaire de leurs opérations régies par le temps discontinu des anges (tempus angeZorum 3) . La logique de

1 . HENRICUS DE GANDA va, Quodlibet, XI, q. I l . 2. Voir AEGIDIUS ROMANUS, De mensura angelorum, dist. 2, Venetiis, 1 503 ,

f" 37-38, 43 ; ln lJ Sent. , dist. 2, q. l , art. 4. 3 . Les réalités intermédiaires - anges et corps célestes - participent en effet

à la fois de l 'éternité divine (la mesure de leur être relève de l 'aevum) et du temps des créatures au niveau de la succession de leurs opérations intellec­tuelles, volitives, mais aussi matérielles (toutes mesurées par un tempus dis­cretum) « où l ' avant et l ' après accidentels se trouvent joints à l ' immutabilité

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1 1 0 LES TEMPS CAPITAUX

ces distinctions secundum substantiam / secundum opera­tionem - immobilité selon la substance 1 succession dans les opérations - devrait conduire à poser une coïncidence intrin­sèque entre l ' aevum et son instant (alors que le temps ne coïn­cide jamais avec son instant-mesure en raison de son caractère extrinsèque : « nihil tempo ris est cum instanti [rien du temps n' est avec l ' instant) », écrira Nicolas de Strasbourg). La posi­tion de Gilles de Rome est cependant plus complexe. Commen­çant par introduire entre eux une « différence réelle » - « aevum et suum nunc realiter diferunt [l ' aevum et son maintenant dif­fèrent réellement] » - du fait que l ' aevum mesure l ' être d'un évitemel , tandis que le nunc aevi en mesure l ' essence ou la substance, il en arve à poser l ' identité dans une même réalité du nunc tempo ris avec le nunc aevi - « quod sit idem nunc tem­poris et nunc aevi [. . . f in unD et eodem [que le maintenant du temps et le maintenant de l ' aevum sont un et même] » - en se fondant sur le fait que le sujet du temps n' est autre que la subs­tance évitemelle, dont la substance est mesurée par l ' instant qui lui est propre . Cette substance étant la même, il ne reste plus qu ' à conclure que l ' instant du temps continu et de l' aevum ne font qu'un 1. On constatera que le principe même de l ' exis­tence « intermédiaire » de l ' aevum se voit immédiatement menacé par un tel raisonnement, qui ne préserve qu' en appa­rence la fonction hiérarchique dévolue au tempus medium, garant de la « connexion » de l ' univers (<< quod universum sit connexum 2 ») .

I l est un autre problème que l ' aevum partage avec le temps : celui de son unité . Cette question fera l ' objet des plus vives controverses . En effet, si la durée des entités évitemelles est identique ex parte post, ce ne saurait être le cas ex parte ante : ce qui rend pour le moins problématique de poser un seul aevum comme mesure unitaire de leurs durées respectives. De plus , le fai t que les réalités mesurées par l' aevum soient

(Dictionnaire de théologie catholique, Paris, 1 924, p. 9 14) . La question de la suspension des canons de la physique aristotélicienne est au cœur de ces considérations sur le temps et le mouvement des anges (mouve­ment dans le vide, diffusion instantanée de la lumière . . . ) qui avaient été sin­gulièrement aiguillonnées par les Condamnations d' Étienne Tempier (voir P. PORRO, chap. III : « Il tempo discreto

1 . AEGIDIUS ROMANUS, De mens. angel. , f" 52 vb - 5 3 vb. 2. ULRICI ENGELBERT! DE ARGENT!NA, De tempore, 2 1 5 va.

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APPENDICE 1 1 1

hétérogènes entre elles (les anges , les âmes rationnelles, le ciel, et parfois même la matière première . . . ) suggère l ' impossibilité d'une mesure unique. Or, l 'unité étant manifestation de perfec­tion, est-il concevable que le temps en soit pourvu alors que l ' aevum serait en revanche multiple 1 ? Suffit-il d' avancer que l 'aevum doit être tenu pour unique en vertu de sa cause et de sa participation à l ' éternité pour écarter toute dérive subjec­tive vers un temps angélique bientôt menacé d' être considéré comme un « quid ad placitum » purement arbitraire et sub­jectif 2 ? Alexandre de Hales, qui développe cette thèse, fait valoir que les réalités éviternelles obéissent à une ordination hiérarchique commandée par un « unum primum », le premier éviternel, qui constituera la mesure de tous les autres éviternels qui lui sont soumis 3. Est-ce en raison de l ' extension de cette problématique au temps - l 'unité du temps dépendant alors de sa participation à l 'unité de l ' éternité 4 - que cette conclusion ne

1 . Voir par exemple ROBERTUS DE K!LWARDBY, In II Sent. , dist. 2, q. 1 2 : « Tempus est unum a parte inferiori ; ete mitas etiam est una a parte supe­riori .- ergo euum erit unum quod est in medio. Item, ubi maior est simplicitas, maior debet esse unitas ; sed in euo est maior simplicitas quam in tempore, quia in euo est esse perrnens, in tempore successiuum ; tempus autem est unum omnium temporalium .- ergo et unum erit euum omnium euiternum [le temps est un en ce qui concerne l ' inférieur ; l 'éternité est aussi une en ce qui concerne le supérieur : en conséquence, l' aevum, occupant une position médiane, sera un. De même, où il y a plus de simplicité, il doit y avoir plus d'unité ; mais dans l 'aevum il y a plus de simplicité que dans le temps, car dans l 'aevum il y a un être permanent, dans le temps un être successif ; d'autre part, le temps est un pour toutes les choses temporelles : par conséquence, l'aevum est un pour toutes les choses éviternelles] . »

2. Cette question est au cœur du De tempore de NICOLAS DE STRASBOURG, dans le traité consacré au tempus angelorum. Chez cet auteur, l 'unité de l ' aevum bloque les aspects les plus « subjectifs » et « volontaires » du temps des anges (voir T. SUAREZ NANI, p. 33-35 ; p . 56, n. 4).

3. ALEXANDER DE HALES, Sum theologiae, I, p. 1 , inq . 1 , tract. 2, q. 4, membr. 3, col. 2 : De unitate aevi. » On retrouve ce raisonnement chez NICOLAS DE STRASBOURG (De tempore, 2 1 7 va - vb).

4. ALEXANDER DE HALES (ibid. ) : « Si ergo simili modo se habet tempus et ad aetemitatem, erit tempus unum, non ab unitate temporalium quae mensu­ratur tempore {o o . J, sed ab unitate causae quae est influentia seu virtus durationis ab aetemitate, secundum quod res sunt in participatione aetemitatis [si le temps se rapporte à l ' éternité d'une telle façon, le temps sera un, non par l ' unité des choses temporelles qui est mesurée par le temps [ . . . ], mais par l ' unité de la cause qui est l ' influence ou la force de la durée émanant de l' éter­nité, en tant que les choses participent de l 'éternité] . »

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1 1 2 LES TEMPS CAPITAUX

sera pas reprise par Bonaventure ? À la différence du temps en son rapport constitutif à l ' unité de la matière, l ' aevum ne pos­sède pas une unité numérique mais seulement une unité spéci­fique 1 . Ces divisions au sein de l ' école franciscaine sont éga­lement présentes chez les Dominicains , qui s ' en tiennent le plus souvent à un schéma directeur décalqué de l ' analyse aristotéli­cienne du temps. Ainsi Albert le Grand ; reposant sur l' ins­tant, le fondement de l 'unité de mesure de l ' aevum est de type mathématique ; il est immuable selon l ' essence chez tous les évitemels , mais variable et divisible au niveau de leurs opéra­tions 2 • • • Quant à la thèse de la pluralité des aevi, elle sera sou­tenue par Gilles de Rome (<< tot aeva quot aeviterna [autant d' aevum que de réalités éviternelles] ») et âprement combattue par Nicolas de Strasbourg en tant qu ' elle implique une forme de subjectivation du temps synonyme de négation de l ' ordre ontologique du primum (chaque éviternel se mesure à lui­même pour déterminer son propre être et sa propre durée, tant au niveau de l ' aevum que du tempus discretum 3) .

Avec la question de l 'unicité de l ' aevum, c 'est le problème de sa simplicité et de son indivisibilité qui fut le plus débattu dans la littérature scolastique au tournant du XIIIe et du XIve siècle. On en saisit aisément le motif ; si l ' aevum était absolument simple et indivisible, sa nature ne se distinguerait plus de l ' éternité ; si l' aevum était au contraire doué d'extension et composé de parties, il serait une quantité successive au même titre que le temps. Ici encore, la nécessité de composer avec cette césure traverse les écoles franciscaine et dominicaine pour donner forme à l ' étrange temporalité de l ' être éviternel . Parmi les for­mules essayées, on relèvera la métaphore du rayonnement dont l ' action continue implique continuatio dati et l ' idée d ' une « successio sine innovatione » (ou « successio annexa » , non relative à un ordre d ' antériorité et de postériorité entre parties mais à son origine et à sa fin), « opinio probabilis » selon Duns Scot, qui ne faisait cependant pas mystère de sa préférence pour la thèse de la simplicité et de l ' indivisibilité de l ' aevum (bien

1 . BONAVENTIJRA, In II Sent. , dist. 2, p. 1, art. 1 , q. 2. 2. ALBERTUS MAGNUS, Summa theologiae, I, p. 1, tract. 5, q. 23, col. 2,

art. 2. 3. AEGIDIUS ROMANUS, De mens. ange/. , f" 38-4 1 ; In II Sent. , dist. 2, q. 1 ,

art. 2. ULRICI ENGELBERT! DE ARGENT!NA, De tempore, 2 1 5 yb.

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APPENDICE 1 1 3

qu ' il fût amené à introduire l ' idée d 'une « coexistence » de l ' aevum au temps pour rendre compte du fait qu'une créature en principe incorruptible peut ne plus être si Dieu l ' annihile : coexistant avec une partie du temps et non avec une autre, elle est « comme soumise au temps » [« et pro tanto potest quasi cadere sub tempore 1 »J). Traditionnellement peu en phase avec la sensibilité franciscaine qui tendait à souligner l' abîme sépa­rant le créé dans toutes ses variations du divin (de sorte que l 'on ne craindra pas de reconduire l ' aevum à l' ordre de l ' antérieur et du postérieur : « quod esse omnium creatorum est succes­sivum » , selon l' affirmation de Jean Olivi 2), mais prédominante chez les Dominicains, cette thèse avait été longuement défendue par Thomas d'Aquin. À la recherche d'une impossible média­tion, Henri de Gand expliquera pour sa part que notre intellect ne peut que projeter une protensio productrice de différences temporelles sur l' aevum, protensio sans laquelle la durée angé­lique serait parfaitement incompréhensible à nos yeux 3.

C'est dans l ' école scotiste que la notion d'aevum va connaître une transformation fondamentale déterminée par les difficultés de l' analyse aristotélicienne du temps pour rendre compte de l ' être des substances, dès lors que le temps y est associé au mouvement et soumis au premier d'entre eux, dont il reçoit son unité, qui ne concerne que les formes accidentelles et leurs modifications . Le principe de la solution impose la forme inter­rogative : si l 'aevum est mesure de l 'être permanent potentiel-

1 . IOANNES DUNS SCOTUS, ln Il Sent. (Ordinatio), dist. 2, p. l , q. 1 . Occam, nous le vérifierons bientôt, saura tirer toutes les conséquences de la « conces­sion » scotiste.

2. Voir les citations de Bonaventure et de Olivi rassemblées et commentées par T. SUAREZ NANI (p. 1 96- 1 98) . On relèvera cette déclaration de Jean Olivi, qui avait également attiré l ' attention d' Anneliese Maier : « maius et pericu­losius inconveniens est et, ut credo, evidentius tenere aevum non esse succes­sivum quam tenere quod sit eiusdem speciei cum tempore [soutenir que l 'aevum n 'est pas successif est un inconvénient plus grand, plus dangereux, et je crois, plus évident que de soutenir qu ' il est de la même espèce que le temps] » (PETRUS JOHANNIS OLIVI, ln Il Sent. , q. 9). Chez Bonaventure, la thèse de la successivité dans l 'aevum est irrévocablement liée à la question de la finitude. Elle implique une action incessante de Dieu en vertu de laquelle la créature ne saurait être totalement en acte puisque sa conservation implique à son tour « continuatio dati » (voir ln Il Sent. , dist. 2, p. l, a. l, q. 3) .

3. HENRICUS DE GANDAVO, Quodlibet, V, q . 13 , dist. 2, Parisiis, 1 5 1 8, f' 1 72.

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1 1 4 LES TEMPS CAPITAUX

lement corruptible, ne lui revient-il pas de rendre compte de toutes les formes de permanence, substantielles aussi bien qu 'accidentelles, pour autant que les unes et les autres dépen­dent d'une manière invariable et uniforme d'une cause unique - à savoir Dieu ? L' aevum sera alors délié de toute référence essentielle aux substances séparées et aux corps célestes pour être défini de façon fonctionnelle comme la mesure de l ' unifor­mité des choses permanentes en général (uniformitas positiva rei) dans leur dépendance « ad primam causam conser­vantem 1 ». Fort de ce raisonnement, Duns Scot n' admettra plus de ce point de vue aucune diférence entre une pierre et un ange 2.

Porteur d'une mise en crise de tout principe d'hétérogénéité ontologique et de hiérarchie entre les réalités célestes et le monde sublunaire, ce modèle nouveau de l ' aevum allait connaître une large diffusion hors de l ' école scotiste. Il coïn­cide avec l ' affaiblissement du paradigme cosmologique aristo­télicien, qui avait conduit en sa manutention averroïste à l' intro­duction d'un temps angélique discontinu en mesure de rendre compte de mouvements indépendants de tout principe causal renvoyant au mouvement du ciel . Ayant posé la « raison » de la mesure comme le véritable sujet d'un « temps potentiel » dont le mouvement du ciel, par son uniformité reconnue, n' est que le représentant actuel - en développant l ' exemple augustinien : si le ciel était immobile, nous pourrions à l 'aide de ce temps potentiel mesurer la durée du repos du ciel -, Duns Scot s ' était libéré de la nécessité épistémologique qui avait présidé aux des­tinées de ce temps angélique. Il allait donc pouvoir en dénoncer l ' inanité du point de vue de la pluralité arbitraire des temps qu' il entraînerait du fait que chaque ange serait doté d'un temps propre, qui pourrait à son tour se multiplier selon que ses « ins­tants » correspondent à des actes d' intellection ou de volition. L 'essentiel étant que l 'on devrait, en toute logique, et selon le même principe, appréhender en un même sens « discret »

1 . IOANNES DUNS SCOTUS, In Il Sent. (Ordinatio) , dist. 2, p. 1 , q. 4. 2. Ibid. (Lectura), dist. 2, p. 1 , q. 3 . Symétriquement, Duns Scot soutiendra

que tout mouvement est d ' essence continue et est mesuré par un temps continu. L'hypothèse d 'un tempus discretum comme mesure des mouvements angéliques est donc parfaitement superflue (voir In Il Sent. [Ordinatio), dist. 2, p. 2, q. 7). Duns Scot avait été précédé dans cette voie par Matthieu d ' Aquasparta et Richard de Middleton (voir P. PORRO, p. 349-367).

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APPENDICE 1 1 5

(c' est-à-dire discontinu) la succession de nos propres opéra­tions mentales 1 . Ce qui allait permettre au Docteur Subtil de donner aux moindres frai s un gage certain d ' orthodoxie, puisqu' i l fallait bien compter avec l ' a rtieulus parisiensis condamné par l ' évêque Étienne Tempier, où se trouvait for­mulée l ' inévitable association entre le temps et l ' aevum : « Quod aevum et tempus nihil sunt in re, sed solum apprehen­sione » (200 [86]) . L'uniformité, la primauté d'une pure conti­nuité uniforme, apporte en effet un fondement quasi ontolo­gique au « temps potentiel » dans son indépendance formelle par rapport au mouvement. Aussi autorise-t-elle en droit le prin­cipe d'une double mesure du continu, selon que l ' indépen­dance au mouvement soit absolue ou relative : primum mensu­ratur aevo, secundum tempore . . . Et ce, pour autant qu 'il est possible et nécessaire d' investir le concept de temps potentiel selon le même régime objectif que la notion d'aevum 2.

Renforcée par le Syllabus de 1277 dans sa volonté avouée d ' émanciper la théologie de la toute-puissance de Dieu des contraintes philosophiques qu' avait pu lui opposer le péripaté­tisme arabe (1' « averroïsme » latin) , et par la « simplifica­tion » du monde physique qui s' ensuivait, cette première ten­dance à l ' extension de la notion d'aevum n' allait pas tarder à être relayée par une seconde tendance, prête à emporter dans le discrédit du concept de tempus discretum l ' aevum lui-même. Déjà, Pierre d' Auvergne, dans son Commentaire du De Caelo, avait dénoncé l 'aevum comme un concept mal formé à partir de la double traduction latine du grec aiôn : « [ . . . ] Et non est hoc verum, quia non diferunt aeternitas et aevum, nisi sieut "anthrôpos " et "homo " : "euon " enim apud Graecos penitus idem est quod aeternitas apud latinos [et cela n' est pas vrai, car l ' éternité et l ' aevum ne diffèrent qu ' à la façon de "anthrôpos " et "homo " : "aevum ", chez les Grecs, est tout à fait identique à "aeternitas " chez les Latins] 3. » C'est en partant également d' un effet de synonymie entre aevum et aeternitas que Jacques de Viterbe ramenait la pluralité des aeva à une mesure unique

1 . IOANNES DUNS Scorus, In II Sent. (Ordinatio), dist. 2, p. l , q. 4. 2. Car il existe un principe de causalité et d'influence réciproque entre ces

deux notions . . . De là, inévitables, certaines redites dans la partie scotiste de cet Appendice dont le lecteur voudra bien nous excuser.

3. PETRus DE ALVERNIA, In De caelo, I, q. 36.

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1 1 6 LES TEMPS CAPITAUX

extrinsèque, à un unique aevum qui ne se distingue plus de l ' éternité divine 1 . Mais la réduction de l ' aevum au temps (et non à l ' éternité) est, sans conteste, la voie la plus pratiquée dans et hors de la tradition nominaliste .

C' est le cas de Jean Olivi , faisant part de son incapacité à rendre compte de la « différence formelle » entre l ' aevum et le temps pour en conclure, nous l ' avons vu, au caractère suc­cessif de l 'aevum 2 . Ce qui n' ira pas sans rejaillir sur le temps lui-même : en vertu de son approximation avec l ' aevum, il n' aura plus comme « sujet » le mouvement du premier mobile mais [ 'existence actuelle en tant que telle. Car « si même l ' être des créatures éviternelles est véritablement successif dans sa propre continuité et non seulement en vertu de ses opérations, l ' être des réalités temporelles possédera également une véri­table succession dans sa permanence et dans sa continuité, et non seulement selon ses modifications 3 » . Ou pour le dire autre­ment : « le temps semble être dans les réalités temporelles même lorsque celles-ci ne se meuvent pas en acte 4 ». Et ceci, non per accidens, mais essentiellement « dans la mesure où la persistance d' une forme après le mouvement - qui sera dite en repos - possède un être et une existence plus vraie que le mou­vement [ . . . ] ». Et Olivi de rapporter, avant de se résoudre à la dénoncer comme superficielle et inconséquente, l ' opinion de « certains » qui « parfois » (aliqui aliquando) « ont soutenu qu ' il existerait autant de durées et de temps qu' il y a de réa­lités qui durent ou existent en acte, et que l 'unité numérique

1 . IACOBUS DE VlTERBIO, Quodlibet, I, q. 9. 2. « Fateo me nescire dare diferentiam formalem. Nec tamen propter hoc

tenendum mihi esse iudico aevum non esse successivum, quia maius et peri­culosius inconveniens [ . . . ] Ue reconnais que je ne sais pas comment donner une différence formelle. Mais je n ' estime pas pour autant devoir penser que l ' aevum n'est pas successif, car ce serait un inconvénient plus grand et plus dangereux [ . . . ]) » (PETRUS JOHANNIS OLIVI , ln Il Sent. , q. 9). L ' importance de ces analyses de Olivi a été mise en valeur par Anneliese Maier (voir A . MAIER, « Das Problem der Zeit », dans Metaphysische Hintergründe der Spiitscholastischen Naturphilosophie, Rome, 1 955 , chap . III).

3. « Si etiam esse aevitemorum in sua continuatione et non solum in suis operationibus habet veram successionem, non minus hoc erit de esse tempo­ralium, quod in sua permanentia et continuitate habebit veram successionem et non solum in suis transmutationibus » (ibid.) .

4. « Tempus temporalibus inesse videtur etiam dum actu non moventur » (ibid. ) .

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APPENDICE 1 1 7

attribuée au temps lui serait attribuée par le seul intellect à la façon dont les universaux tirent à leur manière de l ' intellect leur unité et leur être commun 1 [ . . . ] ». Plus proche de l ' intui­tion scolastique selon laquelle esse in tempore est tempore men­surari, et violemment hostile à l ' idée d ' une multiplicité de « temps intrinsèques » (tempora intrinseca) qui perdraient tout caractère de mesure , Pierre Auriole se refusera également à concevoir une durée qui ne soit pas successive et expliquera l ' aevum comme le concept que l ' âme se forge en mettant en rapport per modum coexistentis l ' être de l ' ange avec le temps réel ou avec un temps imaginaire pouvant faire office d'unité de mesure : « lstud autem aevum format anima ex apprehen­sione cuiuslibet ange li in ordine ad tempus 2 [ • • • J. » Forte de la « concession » scotiste, cette position sera développée par Occam.

L' argument ne nous est pas étranger : i l serait impossible de concevoir la possibilité de 1 ' « annihilation » d 'un ange après sa création, ou le plus grand temps de vie d 'un ange par rapport à un autre, sans référence à une succession « coexistante » . De là, suit que la durée angélique relève de la seule mesure qui lui soit appropriée, le temps ordinaire de la succession tel qu ' il est « connoté », en acte ou en puissance, par l ' idée même de durée : « His visis dico ad quaestionem quod tempus est men­sura durationis angelorum, sicut est mensura motus [ . . . ] » ; et qu' il n ' existe que deux sortes de mesure de la durée - le temps pour les réalités créées et l ' éternité pour la seule essence divine - bien que la durée divine relève aussi de la désigna­tion connotative instituant le temps selon Occam : en tant que durée infinie, elle ne peut pas ne pas être représentée comme ne

1. « Aliqui aliquando dieere voluerunt quod essent tot durationes et tem­pora quot sunt durabilia seu aetu existentia, et quod unitas numeralis, quae attribuitur tempo ri, attribuatur ei a solo intellectu sieut suo modo ab eo attri­buit .. :- unitas et cümmunitas universalium » (ibid. ) . Selon H. BLUMENBERG,

ces développements de Olivi cristallisent « den zentralen Strang der mittelal­terlichen Konsequenz » (Die Genesis der kopemikanisehen Weil, Francfort­sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1 98 1 2, p. 534) .

2 . PETRUS AUREOLUS, In Il Sent. , dist. 2, q. 2, art. L Auriole ne craint pas d'étendre ce raisonnement à l ' éternité elle-même : elle se confondrait avec la nature divine en tant qu' apte à coexister avec un temps infini originaire (voir In IV Sent. , dist. 19, q. 2, art. 2).

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1 1 8 LES TEMPS CAPITAUX

coexistant pas à toute durée que nous concevons 1 . Selon une formule passée au fil du rasoir occamien : Aevum nihil est - parce que l ' aevum ne partage pas l ' être im-mense de Dieu ; parce que le temps lui-même « non est alia res a rebus perma­nentibus ». Mais le temps ne se trouve-t-il pas ainsi déposi­taire de l ' extension opérée par Duns Scot sur la propre notion d' aevum ? Et peut-être ne serait-il pas infondé, non plus, de rapporter à l ' influence des débats sur la question de l ' aevum la thèse selon laquelle il existe autant de temps qu 'il y a de mou­vements uniformes - que ceux-ci soient réels ou imaginaires, pour autant que l 'on puisse en fonner le concept, et que ce der­nier permette de mesurer la durée d' une chose en mouvement ou en repos .

On pourrait alors comprendre la « solution » occamienne comme une façon de trancher dans un état de la question déter­minée par la stricte contemporanéité entre l ' intensification de la controverse de unitate aevi et l ' idée qui s ' impose dans la scolastique tardive, au début du XIV· siècle, selon laquelle tot tempora propria quot motus - une fois posé que le temps « pro­prement dit » (tempus propriissime dictum) , ou le « temps commun » (tempus commune) , ne renvoie plus au mouvement du premier mobile comme à sa cause (ratio causalitatis) en tant que cause de tous les autres mouvements, mais en vertu de son seul caractère d'unifonnité dont la première propriété est de ramener, par équivalence (per equivalentiam), tous ces temps à un seul : « c ' est-à-dire que, pour mesurer, ces temps mul­tiples ne feraient rien de plus qu'un temps unique 2 » . Il est alors devenu « évident que l' aune n'est pas plus la cause de l' étoffe qu' elle mesure, que le ciel n' est la cause du mouvement causé par l ' ange, bien que ce mouvement doive être mesuré par le temps 3 ». C'est dans ce contexte épistémologique détenniné par la réduction du temps à sa fonction métrétique qu ' il est pos­sible de faire enfin droit à l ' argument augustinien selon lequel le mouvement et le temps continueraient d' être même si le

1 . Voir GUILELMUS DE OCKHAM, ln 1/ Sent. (Reportatio), q. 8 et I l . 2. Voir GUILELMUS DE OCKHAM, ln Phys. , IV, col. I l . Nicolas Bonet déve­

loppera ce point à partir de la distinction entre esse naturae et esse mathe­maticum (voir NICOLAI BONETI , ln Phys. , VI, col. 4-6) .

3. HERVAEUS NATALIS, ln 1/ Sent. , dist. 2, q. l , art. 4 : « Constat etiam quod ulna non est causa panni quem mensurat, nec caelum est causa illius motus quem causat angelus, et tamen ille motus mensuretur tempore. »

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APPENDICE 1 1 9

mouvement du ciel était suspendu : « Il faut dire que, au cas où se vérifierait cette hypothèse [entée sur le miracle de Josué, évoqué au livre XI des Confessions], le temps serait encore dans la mesure où, le mouvement du ciel étant aboli, il y aurait un autre mouvement [par exemple la roue du potier] dont la suc­cession serait en mesure par nature de mesurer la succession des autres mouvements 1 . »

« Comme le mouvement d ' une horloge » , dira Albert de Saxe : « sicut motus horologii 2 » . Qu ' est-ce en effet qu' une horloge, expliquait l ' Ermite de Saint-Augustin Grégoire de Rimini, sinon tout corps mû d'une manière continue et régu­lière (<< corpus continue et regulariter motum ») permettant de connaître « combien dure une chose temporelle, combien de temps un corps immobile demeure en repos, quelles sont les choses qui durent plus longtemps, quelles moins longtemps, quelles aussi longtemps 3 » ? Mais ayant été choisi comme hor­loge, n' est-il pas régulier et uniforme par définition 4 ? L' impor­tant ici est que cette considération naturellement absurde puisse être mathématiquement, c ' est-à-dire conceptuellement , fondée . . .

Au tenne du procès, l ' aevum présenterait une curieuse struc­ture en chiasme dans la mesure où le temps, délivré de son para­digme cosmologique, défini à partir d'une représentation fonc­tionnelle objective qui s' est élaborée sur le refus d'une pluralité arbitraire de temps purement « subjectifs » (ad placitum) en tant que ceux-ci 1 ) ne sauraient être utilisés comme instruments de mesure 5, 2) ne pourraient rendre « compte de l ' institution d'une technique, d 'un instrument, qui dise conventionnellement le

1. Dicendum quod stante illa hypothesi, adhuc esset tempus, quia ablato motu caeli esset alius motu cuius successio esset natura mensurare succes­sionem aliorum » (ibid.) .

2. ALBERTI DE SAXIONIA, In Phys. , IV, q. 14, art. 3 . 3 . GREGORII DE ARIMINO, In II Sent. , dist. 2, q. l , art. 1 . 4 . Cette conséquence « nominaliste » a été formulée par un franciscain

contemporain de Occam : François de la Marche (voir FRANCISCI DE MARCHIA, In II Sent. , q. 4 ; et le commentaire de P. DUHEM, Le Système du monde. His­toire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, Paris, Hermann, 1956, p . 394).

5. C 'est tout le sens de la réponse de Occam à Gilles de Rome : « si sint centum esse, una mensura sufficit pro omnibus » (In II Sent. , q. 9) ; cité et commenté par T. SUAREZ NANI, p. 2 1 0-2 1 2.

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1 20 LES TEMPS CAPITAUX

temps 1 » et/ou 3) rendraient contradictoire toute notion d' un temps potentiel-imaginaire comme durée « abstraite » infini­ment uniforme . . . - dans la mesure où le temps, donc, serait livré à une nouvelle conduite mettant fin à la nécessité de l ' aevum pour en avoir investi et élargi toutes les virtualités anti -aristotéliciennes .

La critique cartésienne de « l ' opinion de l' École » au sujet de la durée et du temps s ' inscrit dans ce mouvement qui fait passer la ligne de partage entre la durée comme mode de conce­voir toute chose « en tant qu' elle continue d' être » (Principes, l, 55 [AT, VIII- l , 26, 1 2- 1 5 ; IX-2, 49 , 38 : « putemus dura­tionem rei cujusque esse tantum modum, sub quo concipimus rem istam, qua tenus esse perseverat [nous pensons que la durée de chaque chose est un mode ou une façon dont nous consi­dérons cette chose en tant qu' elle continue d'être] »), le temps comme façon de penser (modus cogitandi) cette durée en la comparant à un mouvement régulier coexistant, « parce que nous ne concevons point que la durée des choses qui sont mues soit autre que celle qui ne le sont point » (Principes, l, 57 [AT, VIII- l , 27 , 4-6 ; IX-2, 49-50, 39] : « neque enim profecto intel­ligimus in motu aliam durationem quam in rebus non motis ») , et une éternité qui sera tota simul « en tant que rien ne saurait jamais être ajouté à la nature de Dieu ou en être ôté » - mais qui ne le sera absolument plus « en tant qu 'elle coexiste car puisque nous pouvons distinguer en elle des parties depuis la création du monde, pourquoi ne pourrions-nous pas en distinguer aussi avant, puisqu ' il s ' agit de la même durée [ . . . ], si nous avions eu une mesure à lui appliquer » ? (Entretien avec Burman [AT, V, 149] : « quatenus simul existit, nam cum possimus in ea dis­tinguere partes jam post mundi creationem, quidni illud etiam possemus facere ante eam, cum eadem duratio sit . . . si . . . men­suram habuissemus ») . Or, ainsi que le fait remarquer Jean-Luc Solère, cette conception de l ' éternité est précisément celle que Suarez présentait comme impropre en tant que liée à notre seul mode de représentation d'un temps imaginaire « coexistant » 2 .

1 . Se lon l a remarque de J . -L . S OLÈRE, dans s o n artic le « Postérité d' Ockham. Temps cartésien et temps newtonien au regard de l 'apport nomi­naliste » , à p araître dans « Metamorphosen der Zeit/Métamorphoses du temps » .

2 . J .-L. SOLÈRE, « Descartes et les discussions médiévales sur le temps

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APPENDICE 1 2 1

Chez Descartes, c ' est ce temps qui devient comme modus cogi­tandi la forme universelle selon laquelle nous nous représentons toute chose - telle que sa « persévérance » en a été reconstituée par le motus cogitationis où se fixe la primauté de l ' ego en sa persistance 1 .

dans : J . BIARD et R . RASHED (éd.) , Descartes et le Moyen Âge, Paris, Vrin, 1 998. Référence à SUAREZ, Disputationes metaphysicae, L, sect. III, § 1 2.

1 . Voir la Lettre à Arnaud du 29 juillet 1 648 (AT, V, 223, 1 6- 1 9) : « Je ne conçois pas autrement la durée successive des choses qui sont mues, ou même celle de leur mouvement, que je fais de la durée des choses non mues ; car le devant et l ' après de toutes les durées, quelles qu'elles soient, me paraît par le devant et par l' après de la durée successive que je découvre en ma pensée, avec laquelle les autres choses sont coexistantes )) [« prius enim et posterius durationis cuiscunque mihi innotescit per prius et posterius durationis suc­cessivae, quam in cogitatione mea, cui res aliae coexistunt, deprehendo » J.

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Table des matières

Liminaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 3

1. Du lieu des choses

II. Spectres d'Aristote

1 9

29

III. L'heure qu' il est . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41

IV. D'une chose qui n' existe pas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49

V. Tempus noster . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71

Appendice : « De aevo » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101