Alter Maldiney Goddard

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    Le document EuroPhilosophie que vous venez de tlcharger estle texte dune confrence faite au sminaire de Daseinsanalyse delUniversit de Paris 1 (une version en a t publie dans la revueAlter, n14)

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    lUniversit de Toulouse Le Mirail qui hberge prsent les activits du GEFLF (Maison de

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    sans autorisation est susceptible de poursuite judiciaires par lUniversit de Toulouse Le

    Mirail.

    HENRI MALDINEY. TRANSPASSIBILIT ET PSYCHOSE.

    par Jean-Christophe Goddard

    (Universit de Poitierset ERRAPHIS

    Universit de Toulouse le Mirail)

    Dans Penser lhomme et la folie, plus prcisment dans le dernierarticle qui sintitule De la transpassibilit (1991), Maldiney cite uncourt texte extrait du tout dbut de lintroduction de lexpos de 1812 de

    la Wissenschaftslehre de Fichte. Cette citation intervient un momentdcisif de larticle : l o, prcisment, il sagit pour Maldiney

    dintroduire une distinction radicale entre lesprit et la vie organique :

    lintellection se fait elle-mme et ce nest que par l quelle est juste.

    Ce qui ne se fait pas par soi, ce quun moi quelconque projette de sa

    pense est faux. Quest-ce donc qui revient au moi ? Dans une totale

    passivit sabandonner cette image qui se fait elle-mme par soi,

    lvidence. Cest dans cet abandon quil se trouve. Nous devons ne faireactivement absolument rien1. Cette passivit du moi lgard de cequi peut lapprendre lui-mme , commente Maldiney, est une

    premire esquisse de la transpassibilit 2.

    1 Maldiney, Penser lhomme et la folie (cit PHF), Millon, 1991. Le texte de Fichte est le

    suivant : Die Einsicht macht sich selbst, und nur insofern ist sie richtig. Was sich selbstnicht macht, was irgend ein Ich hindenkt, ist falsch. Also was diesem Ich zukommt? Durchausleidend sich hinzugeben an dieses sich selbst durch sich machende Bild, die Evidenz. In

    diesem hingeben liegts; thtig sollen wir gar Nichts thun (Smmtliche Werke, X, p. 320).2 Laissons de ct la question de la pertinence de la lecture de Fichte. Notons,seulement au passage, deux choses qui peuvent avoir par la suite leur importance : 1)

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    Cette premire esquisse de la transpassibilit, Maldiney lclaire par

    deux autres esquisses qui ne sont pas nommes comme telles, mais qui

    comme lhingeben fichten, et bien plus que la Befindlichkeit

    heideggerienne ou le pathique de la vie chez Weizscker, auxquelsMaldiney consacre pourtant lessentiel de ses dveloppements,

    saccordent avec exactitude la dfinition ultime de la transpassibilit. Il

    sagit de la capacit infinie douverture de celui qui, comme

    Nietzsche Sils Maria, est l attendant, nattendant rien et de

    lursprngliche Empfindung limpression originaire que Hlderlin,dans un essai potologique de la priode dEmpdocle (La dmarche delesprit potique) place au commencement de tout art : la rception par le

    pote de tout son univers comme nouveau et inconnu, comme se

    prsentant travers un lment inconnu et informul 3, ou encore le

    sentiment ressenti par le pote que tout se montre lui comme lapremire fois, cest--dire que tout est incompris, indtermin, ltat depure matire et vie diffuse4.

    Ce quil y a de commun ces trois esquisses dfinit pour Maldiney

    en propre la transpassibilit : la capacit de ptir (la passibilit) de

    limprvisible, de lexcs dans la sur-prise de toute prise et de tout

    comprendre, la capacit de se faire rceptif au plus surprenant, cest--

    dire au phainestai qui est lUr-phnomen. Une capacit daccueil qui,parce quelle est capacit de ptir de lvnement hors dattente, est aussi

    transpassibilit lgard du Rien do lvnement surgit avant quedtre possible . Une passibilit, enfin, qui ntant limite par aucun a

    priori subjectif, ne peut ramener lvnement auquel elle souvre aucune expression mienne et implique un complet devenir autre, une

    complte transformation de celui qui, ainsi, accueille lvnement.

    que le mot rien , soulign par Maldiney, nest soulign ni dans ldition du fils de

    Fichte auquel a eu accs Maldiney, ni dans ldition scientifique en cours lAcadmie

    de Bavire, 2) quen comprenant labandon au Sich-selbst-machen de lEinsicht ause-faire-soi-mme de la vue unitive comme ce qui constituerait lipseit mme,

    comme ce par quoi le Daseinpourrait arriver lui-mme en tant que soi-mme ,Maldiney impose au texte fichten une certaine torsion. Fichte ne dit pas, en effet, que

    le moi, le je, dans cet abandon, se trouve au sens du verbe allemand finden,cest--dire en arrive lui-mme, mais quil y est (in diesem liegt), sy trouve, se situeen lui, pour autant quil se situe au Standpunkt de la Wissenschaftslehre, cest--diredans la position abstraite et rflchissante, cest--dire hypothtique, du

    Wissenschaftslehrer).3 Maldiney, PHF, p. 396 ; Hlderlin, uvres, traductions sous la dir. De Ph. Jaccottet,

    Bibliothque de la pliade, Gallimard, 1967, p. 630.4 Hlderlin, Wink fr die Darstellung und Sprache(Indices pour lexposition et le langage),op. cit., p. 630.

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    Ces trois caractres : premirement, ouvrir une crise dont le sens est

    dexprimer le rien en lequel sabme lontique ne rien attendre ;

    deuximement, tre rceptif la factualit, lvidence dune rencontre

    imprvisible ; troisimement, tre transform dans et par cette apparition,

    au point que la crise ouverte par la transpassibilit doit tre dite une crisepersonnelle, ces trois caractres (tre passible du rien, de la rencontre,

    de la mtamorphose) sont, singulirement, nous y reviendrons, les

    caractres mmes par lesquels Deleuze, qui doit tant Maldiney, dfinira

    la station hystrique du sujet dans la schizophrnie : la crise personnelle

    qui ruine compltement lidentit substantielle en exposant une

    exprience inappropriable du monde en laquelle le sujet, le je se sent

    lui-mme devenir la totalit intotalisable de ses rencontres.

    Ce sont surtout les caractres mmes par lesquels, pour Maldiney,

    lhumain soppose au vivant par lesquels la passibilit humaine

    soppose celle du vivant, cest--dire la passibilit animale. Maldineycomprend en effet celle-ci dabord partir de la conception

    heideggerienne de louverture du vivant son Umwelten terme de Trieb,de pulsion, puis plus longuement, en mobilisant Weizscker, partir de la

    notion de Gestalt(structure), comme lieu lui-mme auto-mouvant dela rencontre dun organisme et de son Umwelt(milieu). Un lieu que dans

    Le cycle de la structure (Der Gestaltkreis) Weizscker dsigne comme moi

    5 unissant ainsi dans lidentit biologique lorganisme et le

    milieu. Mais, peu importe ici que lorganisme soit pens en terme depulsion ou de Gestalt. Le caractre de la passibilit organique est, pourMaldiney, dans les deux cas alors mme quil y a en elle ouverture -,

    propulsion vers-, ou gense, transformation constitutive, formation dune

    forme de rencontre entre le vivant et son milieu et donc fondation

    perptuelle appropriation soi. La propulsion du vivant est dabordpropulsion vers ce dont la capacit est capable, cest--dire propulsion

    vers soi-mme. Elle est, dit Maldiney, essentiellement appropriation

    soi. La gense dune forme (comme forme de rencontre en formation)

    ne fait [elle aussi] quun avec son appropriation 6. Le vivant qui seveut , crit Maldiney, semeut selon lui-mme. Il est auprs de soi .Le Trieb (en son sens biologique), comme la Gestalt, chouent donc fonder une rencontre qui soit absolue de tout projet , libre de tout a

    priori, et qui contraigne limpossible, cest--dire un total devenirautre un devenir tel que je reoive mon propre visage de

    lvnement rencontr hors de toute appropriation.

    5 V. von Weizscker, Le cycle de la structure, traduction par M. Foucault et D. Rocher,Descle de Brouwer, 1958, p. 201.6 Maldiney, PHF, p. 370.

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    La crise existentielle en laquelle lhumain vient soi se distingue

    radicalement de la crise du vivant en laquelle sprouve, selon Maldiney,

    la passibilit animale. Celle-ci est une simple interruption de la

    cohrence (cest--dire de lidentit biologique qui lie dans une forme de

    rencontre en mouvement lorganisme et son milieu) ; elle est unedfaillance seulement passagre qui met le vivant en demeure dassurer

    sa continuit et en laquelle se cre ncessairement la dcision qui le

    ramne soi en rtablissant son unit avec le milieu. Ltat critique

    existentiel o sprouve la transpassibilit humaine comme capacit de

    subir lvnement est, quant lui, plus quune dfaillance dans la

    continuit dune formation obligeant la reformation constante dun

    quilibre. Il est proprement contrainte exister partir de rien .

    Cest dans lpreuve de cette contrainte que commence pourMaldiney toute psychose. Cest partir delle que peut se construire une

    psychopathologie. Car, il faut distinguer ce commencement de toute

    psychose, qui est un commencement dans la psychose, de la rponsepathologique donne par le sujet ce commencement. La stationhystrique dans lOuvert, essentiellement psychotique, dfinit en vrit

    pour Maldiney un mode dtre privilgi, proprement authentique (au

    sens du terme allemand eigentlich, cest--dire au sens que Heideggerdonne ce terme partir du 54 de tre et Temps)) en lequel le sujet est

    pourtant expos au risque de la maladie mentale, par la catastrophemme que constitue lexposition lOuvert. Cest ainsi parce quil ne

    parvient pas faire face la contrainte dexister partir de rien que lemlancoliqueest incapable daccueil et de rencontre, que le maniaquesesoustrait laccueil en devanant tout instant o quelque chose risque

    darriver, que le schizophrne (au sens maldineysien) ressasse unvnement unique et non transform. Mlancolie, manie et schizophrnie

    sont ici trois destins pathologiques dune mme crise, que nous avonsidentifi comme la crise existentielle psychotique en laquelle sprouve

    lhumain proprement dit. Ces destins pathologiques du psychotique

    sexpliquent par la dfaillance de la transpassibilit, par une impossible

    transpassibilit, le Dasein psychopathologique tant dans soninauthenticit mme une existence dont lauthenticit est en jeu. Une

    preuve dans linauthenticit, dans limpossible authenticit, de la

    possibilit dune existence authentique ouverte par la crise existentielle

    fondatrice de lhumain comme tel.

    Que la crise existentielle ouverte dans la psychose, en exposant au

    danger de la rencontre absolue, expose au risque de la pathologiepsychique quelle puisse difficilement tre tenue, prolonge dans une

    attente pure cest ce quatteste par exemple tout particulirement lalecture des Rveries du promeneur solitaire de Rousseau, auquel

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    Maldiney ne fait certes pas rfrence mais qui nous semble ici pouvoir

    clairer le principe mme de sa psychopathologie. Cette illustration

    permettra, en outre, de mieux faire voir le caractre proprement

    catastrophiquede la crise existentielle telle quelle vient dtre dfinie.

    En lisant les Rveries du promeneur solitaireon apprend, en effet,que la Profession de foi du vicaire savoyard de lEmileest le rsultat 7,la dcision , la consolation dune trange rvolution qui prit

    Rousseau au dpourvu et dont il fut dabord boulevers dune

    profonde crise, donc, qui le plongea dans un dlire qui na pas eu tropde dix ans pour se calmer , et qui prcda de quinze ans et plus la

    rdaction de la premire promenade. Or, la thologie rousseauiste est

    toute entire une rponse cette crise, ou plutt ltat induit par cette

    crise, qui, linverse de ce que peut tre par exemple la crise gestaltique

    du vivant dont parle Weizscker dans leGestaltkreis, na pas trouv sapropre dcision dans la restauration dun nouvel quilibre, dune

    continuit vitale.

    Car si la doctrine rousseauiste de Dieu est bien une dcision, elle ne

    lest pas au sens de cette dcision qui dans lordre biologique merge

    naturellement de la crise mme, mais bien au sens dune ptition de

    principe par quoi Rousseau, le sujet de cette crise, mis en demeure

    dchapper son anantissement, [fixe] une bonne fois [ses] opinions,

    [ses] principes, et [est] pour le reste de sa vie ce quil aura trouv dtre

    aprs y avoir bien pens 8 [se dcide] pour toute [sa] vie sur tous les

    sentiments quil lui importe davoir . Une dcision, qui nest donc pas lersultat dune aptitude surmonter la sur-prise de la crise, la rupture

    dquilibre quelle signifie, moyennant une certaine ouverture, une

    certaine rceptivit ou sensibilit limprvu, lvnement hors

    dattente une dcision qui ne manifeste pas une aptitude la rencontre,

    mais tout au contraire consiste dans une radicale et dfinitive fermeture toute rencontre, tout vnement, toutAnstoss. La religion rousseauistedu sentiment dcid tant ainsi fort singulirement une fermeture ausentiment comme capacit de ressentir.

    Or, quelle est cette trange rvolution , cette position 9, cet

    trange tat 10

    , o, en 1776, Rousseau se trouve depuis dj plus de

    quinze ans, cest--dire au moins depuis la rdaction de lEmile? Quelleest cette situation si singulire , la plus trange position o se puisse

    jamais trouver un mortel , cette incroyable situation 11o il se trouve

    7 Rousseau,Les rveries du promeneur solitaire, ed. GF, 1964, (cit : R) p. 65.8 R, p. 63.

    9 R, p. 3510 R, p. 40.

    11 R, p.66.

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    rduit et qui fait de lui le seul au monde auquel la fortune fait loi de

    se circonscrire 12

    et de trouver se rconforter par l dans les

    principes et les sentiments de la Profession de foi du vicaire savoyard ?

    Car ces principes et le Dieu quils appellent ne valent bien que par

    rapport cet tat, cette position ou situation, cest--dire pour lui seul.Ltrange situation qui requiert une telle fixation et fixit des

    sentiments est strictement la mme que celle du jeune homme instruit par

    le vicaire, que celle du bon prtre lui-mme13

    : un certain

    abattement du lopprobre et au mpris, une incertitude qui prolonge

    linquitude du doute cartsien au-del de ce que lon peut endurer la

    conviction dtre seul sur terre 14

    et davoir t proscrit de la socit

    par un accord unanime , davoir t enterr tout vivant par une

    gnration toute entire , dtre couvert de diffamation, de drision,

    dopprobre de concert par toute la gnration prsente , par

    tous ceux qui gouvernent lEtat , dirigent lopinion publique ,

    tous les hommes en place et en crdit enfin dtre tran dans

    la fange sans savoir par qui ni pourquoi .

    Cette transformation de laltrit en agression et en exclusion

    unanime, en un commun complot , associe la mort de tout

    intrt 15

    , la perte du l tre sur la terre comme dans une plantetrangre o je serais tomb de celle que jhabitais

    16 , cette

    transformation sinterprte bien, la lumire de la Daseinsanalyse,comme un dfaut de transpassibilit, comme une impuissance ptir de

    limprvisible. Cest de cette impuissance que Rousseau semble fairedouloureusement lexprience, de son incapacit affronter la crise

    existentielle o sabme lontique au profit du je comme capacitdexister partir de rien. Cest le dfaut de cette transpassibilit qui

    parat tre lorigine de la gnralisation ressassante du mal, puis de la

    Profession de foi consolatrice par laquelle lunanimit du mpris changede sens, se fait dcret ternel 17 et signifie tout aussi bien laccord

    universel du systme du monde cre par un Dieu bon18

    .

    Insistons sur le caractre dfensif et auto-thrapeutique de ce secondunanimisme, cette fois bnfique, qui protge Rousseau du pathique de

    lexistence, vcu par lui comme hostilit, en dissolvant et en

    sappropriant tout affect dans une pr-comprhension du monde comme

    12 R, p. 95.

    13 Rousseau,Emile(cit E) GF, Flammarion, p. 346.14 R, p. 35.

    15 R, p. 41.

    16 R, p. 39.17 R, p. 53.

    18 E, p. 366.

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    harmonie universelle tel point, pourrait-on dire, que la religion

    rousseauiste dite du sentiment, par cette pr-comprhension de toutvnement possible, consiste plutt dans un dispositif intellectuelvou annuler par avance le risque mme de la rencontre. Cest bien de la

    surprise de limprvu que souffre Rousseau, et cest bien contre cettesurprise que prmunit le Dieu de la Profession de foi : la premire

    surprise je fus terrass, et jamais je ne serais revenu de labattement o

    me jeta ce genre imprvu de malheurs si je ne mtais mnag davance

    des forces pour me relever dans mes chutes 19

    .

    Cet amnagement rside prcisment dans le dveloppement

    spirituel et religieux de sa pense. Il sy agit de combattre leffet sur soi

    de linstabilit des choses de ce monde en absorbant le pathique dans

    luniformit [dun] mouvement continu dinverser la solitude par

    exclusion en une solitude lective (tre le seul clair parmi les

    mortels ), qui est divine. Dans la solitude de la rverie, Rousseau

    sefforce prsent de ne jouir de rien dextrieur soi, de rien sinon de

    soi-mme et de sa propre existence , de sorte quil se suffit soi-

    mme comme Dieu ; il se soustrait au monde pour demeurer tranquille

    au fond de labme, mais impassible comme Dieu mme . Voil les

    deux principaux attributs du Dieu de Rousseau, lauto-suffisance et

    limpassibilit, par lesquels lauteur de la Profession de foi du vicaire

    savoyard, confondant sa solitude avec celle de Dieu, ou plutt confondant

    Dieu avec sa solitude, tente de se soustraire la passibilit, laffectabilit

    catastrophique de la psychose.Cest condition dune telle impassibilit, dune telle inversion du

    sens de la solitude, que lunanimisme humain, lentente universelle

    nfaste et perscutrice prend la signification dtre un dsordre, un chaos,

    une confusion, face au seul ordre existant institu souverainement par

    Dieu dans la nature. La thodice rousseauiste quil vaudrait mieux direune ego-dice , tant elle vise plutt tablir linnocence du promeneur

    solitaire la thodice rousseauiste se fige dans la formule suivante : le

    concert rgne entre les lments et les hommes sont dans le chaos ! 20

    .

    Et les mmes termes qui servaient dcrire le commun complot dsignent prsent lharmonie du systme du monde cre par Dieu : le

    concert et lunit dintention .

    La crise psychotique est exposition au chaos, la bance du rien, par

    louverture brusque et totale des possibles quopre la rencontresurprenante ; un chaos que, dans son dlire, le psychotique cristallisesous la forme dune puissance ennemie, interprtant et personnalisant

    tout vnement, toute nouveaut, dans le registre uniforme de lhostile.

    19 R, p. 66.

    20 E, p. 362.

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    Cest cette tape qui chez Rousseau est prcisment surmonte par la

    Profession de foi. Le chaos dabord cristallis sous la forme du

    commun complot , prend, dans une seconde cristallisation, et par une

    inversion de sens, laspect dun ordre bienveillant du monde.

    Deleuze et Guattari ont, dans LAnti-dipe, montr comment lapsychose, en rompant avec lexistence ordinaire, met jour le conflit

    entre le paranoaque et le schizode comme deux rgimes de synthse

    opposs : le mlange passif et partiel des parties embotes, le mlange

    actif et total par compntration. Ces deux rgimes sont ici, chez

    Rousseau, deux rgimes dordre : celui de la cristallisation premire duchaos en hostilit, celui de sa seconde cristallisation en harmonie

    bienveillante. Ces deux rgimes dordre ou dunanimit sont encore celui

    de la coalition haineuse et conflictuelle et celui de la communion

    pacifique. Le premier organise le multiple de faon grgaire (il est

    animosit dune gnration entire) et par embotements successifs de

    corps collectifs 21

    (les mdecins, les oratoriens, etc.). Le second unifie

    le multiple qualitativement ; il est fluide ; procde par intime

    correspondance 22

    , secours mutuel , en plongeant les lments quil

    compose dans une infinit de rapports qui forment alors pour le

    rveur et contemplateur de lharmonie naturelle un mouvement

    uniforme et modr qui nait ni secousses ni intervalles 23

    . On se

    reportera la distinction faite par Rousseau dans le second Livre du

    Contrat social entre la volont de tous, comme addition au sein dunensemble dtermin dlments particuliers, et la volont gnrale,

    comme unit pure et vivante des diffrences infimes, pour comprendre en

    quelle mesure cette dichotomie des ordres opre dans et par ltrange

    position o se trouve Rousseau est importante aussi du point de vue de

    sa pense politique et sociale. A la lumire de Maldiney, ces deux ordressont les deux faces dune mme rponse pathologique la crise

    existentielle (psychotique) qui dfinit en propre lhumain.

    La fermeture maniaque de Rousseau la possibilit mme de

    linattendu, qui ferme la bance de linappropriable ouverte par la criseexistentielle psychotique, est donc structure par la polarit du

    schizophrnique et du paranoaque, au sens deleuzo-guattarien, cest--

    dire comme opposition de lenveloppement universalisant par immersion

    dans le flux vital des connexions transversales et du dtachementsingularisant qui a lieu par la rpulsion du Tout. Mais les deux termes de

    cette opposition restent ici dans une parfaite extriorit mutuelle :

    Rousseau passe de lun lautre par inversion ou renversement du sens

    21 R, p. 39.22 E, p. 357.

    23 R, p. 103.

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    de sa propre lection, cest--dire de sa sparation et distinction au milieu

    de tout ; ils ne composent pas une Figure unique en laquelle la rpulsion

    du singulier par luniversel et la fusion du singulier dans luniversel

    forment une seule et mme mobilit, dfinissent lauto-mouvement dun

    seul et mme tre, dune seule et mme diffrence. Seule cetteimplication mutuelle de la singularisation et de luniversalisation, de

    lenveloppement et du dtachement, dans lunit dune mme tension est

    en effet pour Maldiney mme de raliser et de garantir louverture au

    monde comme ouverture lOuvert.

    Ce qui, pour tre prcis, fait dfaut Rousseau, cest le rythme, ausens que Maldiney donne ce terme le rythme, non pas comme

    cadence ou mesure, mais comme simultanit de lenveloppement et du

    dtachement dans une mme configuration. Or, le rythme, en ce sens, est

    caractristique de la station hystrique 24que comporte pour Deleuze

    toute psychose. Ce qui manque Rousseau dans la fermeture maniaque,

    cest la psychose : le rythme parano-schizode de la psychose en laquelle

    sprouve en propre lhumain. Insistons : la transpassibilit nest pas

    proprement parler ce qui fait dfaut dans la psychose ; elle est plus

    exactement la capacit de se tenir dansla psychose, de sy tenir dans unestation rythmique, et cest cette capacit qui fait dfaut dans la rsolution

    maniaque ou schizophrne (au sens restreint) de la crise psychotique o

    sprouve la capacit de lhumain comme tel. La Figure peinte par Bacon

    est, pour Deleuze, exemplaire de cette station hystrique que comportetoute psychose, et qui ne peut tre dcouverte quen dpassant

    lorganisme vers le corps intensif quAntonin Artaud a nomm le corps

    sans organes. Or, il est remarquable que dans la Logique de la sensation(1981) Deleuze prsente cette mme station comme lunit rythmique de

    mouvements opposs de diastole et de systole, usant ainsi des termesmmes par lesquels Henri Maldiney introduisait toute esthtique lors

    dun colloque sur les Rythmes qui eut lieu Lyon en 1967. Deleuze, tait

    alors le collgue et lami de Maldiney luniversit de Lyon. La

    confrence de Maldiney fut publie dans les actes du colloque en 1968,puis en 1973 dansRegard, Parole Espacesous le titre Lesthtique desrythmes

    25.

    Image isole, dans une extrme solitude, la Figure de Bacon est eneffet dcrite par Deleuze comme tantt contracte et aspire, tantt

    tire et dilate . Il y a l pour Deleuze un singulier athltisme 26

    , qui

    cherche faire coexister deux mouvements exactement inverses. Le

    24 Deleuze,Francis Bacon. Logique de la sensation, I, Editions de la Diffrence, 1996, p. 3625 Maldiney,Regard, Parole, Espace, Lge dhomme, 1973, p. 147.26Logique de la sensation, p. 16.

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    premier mouvement va de la structure matrielle, cest--dire de laplat,

    la Figure : laplat se trouve pris dans un mouvement par lequel il forme

    un cylindre, senroule autour du contour, du lieu, enveloppe, emprisonne

    la Figure, afin den accuser lextrme lisolement et la localisation. Le

    second mouvement va de la Figure vers laplat ; il est le mouvement parlequel, cette fois, la Figure tend sillocaliser, schapper delle-mme

    par un point de bance pour se dissiper dans laplat. Aucun des deux

    mouvements, note Deleuze, ne va toutefois son terme, et si la Figure

    isole par le premier mouvement tend bien par le second se dissoudre,

    par lui pourtant elle ne se dissout pas encore dans la structure

    matrielle, elle na pas encore rejoint laplat pour sy dissiper vraiment,

    seffacer sur le mur du cosmos ferm ; car, si lon allait jusque-l, la

    Figure disparatrait. La caractristique constante des Figures est, en effet,

    dtre tout aussi bien abandonnes, chappes, vanescentes,

    confondues qu isoles, colles, contractes . Il y a l une stricte

    coexistence du contract et du diffus, de la systole qui serre le corps et va

    de laplat la Figure et de la diastole qui ltend et le dissipe en allant de

    la Figure laplat. Cette coexistence est telle que dj il y a une

    diastole dans le premier mouvement, quand le corps sallonge pour

    mieux senfermer ; et il y a une systole dans le second mouvement,

    quand le corps se contracte pour schapper ; et mme quand le corps se

    dissipe, il reste encore contract par les forces qui le happent pour le

    rendre lentour 27

    .

    Ce rapport en lequel lespace schappe lui-mme en diastolemais les foyers de luvre le rassemblent en systole, selon un rythme

    expansif et contract en modulation perptuelle 28, caractrise

    prcisment pour Maldiney le troisime style de ltre pictural (celui des

    aquarelles de Czanne), qui articule les deux phases du souffle vital

    luniversalisation et la singularisation dans linstant de lapparition-disparition dune forme en mtamorphose ; par opposition lart sacrdEgypte en lequel la rencontre du monde se manifeste dans louverture

    dun apparatreabsolu, toutes choses se donnant alors partir du mur

    cosmique comme du fond do elle surgissent par contraction(systole) ; et par opposition au monochrome Song en lequel les choses se

    dvoilent dans lOuvert de leur disparatre (diastole).Il est remarquable que ce troisime style comme latteste la

    rflexion sur le motif (en allemand, le Mal du malen (peindre))dans larticle intitul Lart et le pouvoir du fond qui suit

    immdiatement dansRegard, Parole, Espace, la confrence lyonnaise de1967 ralise pour Maldiney lessence mme de limage, qui comme

    27.Idem.28 Maldiney, Regard, Parole, Espace, p. 171.

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    limage (Bild) originaire en laquelle Hlderlin peroit la source de laposie, et qui sespace elle-mme indpendamment de toute

    intentionnalit, se donne toujours dans un double mouvement de

    diastole et de systole . En sa surrection la plus primitive, le motif, quil

    soit bloc, tache ou trait, comprend les deux moments : celui de lexaltation diastolique et celui du recueillement systolique , celui

    de la thesis et de larsis, qui sont les intgrants non-thmatiques delimmobilit tendue o la masse prend forme

    29.

    Comme la victime sacre au centre vid de la foule meurtrire et

    primitive, comme la scne du thtre de la cruaut ou le corps sans

    organes artaldien, le motif maldineysien est un foyer dmanation et de

    concentration de soi-mme et de lespace qui implique en lui-mme par

    consquent les deux moments de lenveloppement et du dtachement.

    Son surgissement est celui dun absolu libre de toute autre condition que

    labrupt de son apparatre. Lensemble des analyses conduites par

    Deleuze et Guattari propos du corps sans organes dans LAnti-dipe,en tant quil articule la fluence schizophrnique et limmobilit

    paranoaque dans une station rythmique, qui ne limite pas lillimit en

    lordonnant comme il en irait dans la rgularit dun geste ou dune

    cadence, mais qui expose et assume lillimit mme, son mouvement

    dissolvant, dans la torsion dune forme mergente, non reprsentative,

    constamment porte la sparation et reprise par le fond indiffrenci

    do elle sarrache lensemble de ces analyses peuvent et doivent tre

    relue la lumire de lesthtique dHenri Maldiney.

    Dans son Francis Bacon, Deleuze voit dans la peinture un effortpour intgrer la catastrophe, le pur chaos visuel, par laquelle commence

    la peinture en abmant toute reprsentation. Reprenant la tripartition

    maldineysienne des styles que nous venons dvoquer, il distingue entreun art du chaos gnralis (lexaltation diastolique de Pollock) et un art

    du chaos surmont (lexaltation systolique de lart abstrait), auxquels il

    oppose la formule rythmique de la peinture de Bacon (en laquelle

    diastole et systole simpliquent mutuellement dans limmobilit tenduedu surgissement de la Figure). Cette catastrophe, cette ouverture du chaos

    comme bance absolue, Maldiney la comprenait comme ce qui,

    lorigine de la peinture, ou plus exactement du malen (lrection dumotif, ou de la Figure), met en demeure dexister partir du Rien. Lerythme propre la station du motif en laquelle les mouvement de diastole

    et de systole simpliquent mutuellement le rythme quest la station

    hystrique mme tant alors ce qui, par del la catastrophe en laquelle

    lacte de peindre sinaugure par lanantissement de toute reprsentation

    29Ibid., p. 181.

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    et de tout sens, maintient dans lOuvert dj ouvert par la catastrophe. La

    station diastolique-systolique du motif tait ainsi essentiellement

    ouverture au Rel comme ce quon attendait pas la rencontre

    imprvisible de lvnement hors prise quest le Rel.

    Le psychotique, sil souffre, souffre donc dabord de lexprience

    directe et vive de louverture totale la rencontre quoi lexpose la crise

    existentielle. Par rapport cette exprience, la transpassibilit proprement

    dite nest que secondaire, dfinit un ethosrelativement cette crise, cest--dire dans la souffrance : nous lavons dit, elle est la capacit dese tenirdans la crise, desoutenir la criseen se tenant dans une station athltiqueet cratrice. On sera attentif au fait que, pour Maldiney, la comprhension

    heideggerienne de la dimension pathique du Dasein comme capacit derencontrer un monde seulement en accord avec les tonalits qui

    dfinissent lespace de rsonance de notreBefindlichkeit, se tient en-dedu point critique o sprouve la transpassibilit en de de

    lauthentique facult de rencontre. A la passibilit heideggerienne comme

    passibilit quoi nous sommes chus, comme passibilit du destinal,

    Maldiney oppose la transpassibilit comme ouverture lvnement sans

    raison, lapparition sans fond, qui arrive par rencontre et auquel je ne

    suis pas jet. louverture sans dessein ce dont nous ne sommes pas a

    prioripossibles. Lattente de ce qui est hors dattente. Il faut insister surcet aspect de la transpassibilit qui est au cur de lursprngliche

    Empfindung hlderlinienne. La transpassibilit est, dit Maldiney,rceptivit une signifiance insignifiable

    30, lvnement dune

    expression, dune image, de soi-mme, dun autre ou des autres,

    proprement inintgrable irrductible la miennet. De mme,

    comme nous lavons vu, lEmpfindung originaire hlderlinienne estrception par le pote de tout son univers comme nouveau et inconnu. Lart et la nature , poursuit Hlderlin dans les pages de Wink fr die

    Darstellung und Sprache (Indices pour lexposition et le langage31) quecite Maldiney, tels quils se prsentent en lui [le pote], et en dehors de

    lui, tout se montre lui comme la premire fois() ; et il est essentielquen cet instant () la nature et lart, tels quils les a connus autrefois et

    tels quils les peroit, ne parlentpas avant quun langage nexiste pourlui avant quexiste son langage lui . Cette passion en-de ou au-del du langage en lequel lart et la nature signifient de manireinsignifiable, prennent une expression incomprhensible, et o se laisse

    pressentir un langage unique, spar, infiniment spar, qui nexiste que

    pour le sujet dune telle Empfindung, Hlderlin, en son mode pur la

    30 Maldiney, PHF, p. 419.

    31 Hlderlin, Op. cit., p. 627.

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    dsigne comme rceptivit suprieure et divine ; de sorte que le

    pote, ayant atteint dans le langage unique de sa posie la manifestation

    ou le pur reflet de la simplicit originelle de lEmpfindungoriginairese sent lui-mme esprit infini dans la vie infinie .

    Il est remarquable que Maldiney, pour donner sens latranspassibilit, ait prcisment recours au Hlderlin de la priode

    dEmpdocle, cest--dire au Hlderlin dj visit par la folie , ou bien

    pour reprendre une expression de Psychose et prsencequi ouvrePenserlhomme et la folie : dj en pays tranger cette trangret tantsingulirement la meilleure expression de la transpassibilit. La

    transpassibilit hlderlinienne, ouverture la rencontre

    incomprhensible, lexpression inintgrable de soi et des autres

    seulement exprimable en un langage qui reste sans prise et ne signifie pas

    la signifiance originaire et silencieuse, mais lexpose dans une image ou

    un reflet lui-mme incomprhensible, cette transpassibilit est

    divinisation. Et cette divinisation prsente tous les caractres de ladivinisation psychotique foudroyante, celui dune saturation infinie du

    sens, toutes choses signifiant au-del du signifiable, celui dune sur-

    proximit toutes choses associant contradictoirement lvanouissement

    infini de soi en tout et la sparation infinie de soi lgard de tout dans

    un reflet unique de linfini. Dun tel foudroiement Hlderlin devientdailleurs lui-mme de plus en plus conscient, dabord dans La mortdEmpdocle o la rceptivit suprieure et divine avoue sa facederrance, enfin dans les Remarques sur dipe et Antigone o lunit,laccouplement du dieu et de lhomme dans cette divinisation, est

    compris comme leffroyable comme cet effroyable que le verbe

    potico-tragique expose dans la figure sacrificielle, infiniment spare,

    du hros vou la mort.

    CetteDarstellung (exposition) de la dsindividuation effroyable, delUn illimit, dans la sparation illimit et purificatrice, dans

    lindividuation sacrificielle du hros tragique, Lacan la dit

    remarquablement lorsquil fait dAntigone, victime, le centre ducylindre anamorphique de la tragdie 32 sur lequel la cruaut du sans

    limite, latrocit au-del de toute limite, vient se reflter dans une belle

    image (le dionysiaque dans lapollinien). Car sans entrer dans la

    dfinition optique de la chose, cest pour autant que sur chaquegnratrice du cylindre se produit un fragment infinitsimal dimage que

    nous voyons se produire la superposition dune srie de trames,

    moyennant quoi une merveilleuse illusion, une trs belle image de la

    passion, apparat dans lau-del du miroir, tandis que quelque chose

    32. Jacques Lacan,Le sminaire, livre VII, Seuil, p. 328.

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    dassez dissous et dgueulasse stale autour 33

    . La mtamorphose de

    linformel illimit en une sparation illimite, cet isolement []

    arrach [] la structure 34

    , cette station centrale de la victime au

    milieu de lat35, qui est ici malheur sans limite, cette station en laquelle

    le sans-limite simage et se prsentifie dans une distinction infinie, cetteillusion anamorphique, la prsentation de la foule orgiaque dans limage

    centrale et unique de la victime compose par lintgration de ses

    fragments infinitsimaux, voil le sacr.

    Le cylindre est en effet lespace spar, infiniment spar, quest le

    sacr ; il est lespace spar o, dans limage du sacrifi, simage le

    sacrificateur, cest--dire la foule meurtrire. O le dieu immdiat

    (lemballement omophagique) se prsente sous la forme dAntigone, de

    son inflexibilit, cest--dire, comme le fait remarquer Lacan, de son

    caractre lui-mme omos36, cest--dire cru. Le lieu, donc, olomophagie dionysiaque se reflte, se purifie, cest--dire se ritualise,

    dans la belle image dune victime terriblement volontaire 37

    , cest--

    dire terriblement crue, dune martyr sans piti ni crainte 38

    dune

    victime qui opre delle-mme et en elle-mme la transfiguration de la

    cruaut originelle de lUn illimit en sa propre cruaut, en la cruaut de

    sa propre sparation infinie. Ce que Hlderlin comprend sous lhrsie,

    linfidlit, la tratrise sacre du hros tragique.

    Le caractre proprement athltique de la station de celui qui se

    tient ainsi au centre, ou au milieu de la foule, la place infiniment

    spare du sacr, ressort nettement de ce qui prcde. Image infinimentspare de lUn, icne de lillimit, il se tient la fois dans la distinction

    maximale, le fait dtre contre tout, hors de tout lien (Hlderlin dit :

    gesezlos), purement et simplement soi-mme ce quil est, et,conjointement, dans la plus totale disparition, le plus grand effacement de

    soi ; lextrme de la sparation tant en mme temps lextrmedissipation au centre vid de luniversel. Car le propre de la victime

    sacrificielle est, prcisment parce quelle est isole et absolument ds-

    unie, de ntre plus personne : le neutre (le neutre de lenfant). Cet

    athltisme est celui de la mort tragique en quoi consiste cette station puisque le sacr est prsence du dieu dans la figure de la mort. Non pas

    de la mort que se donne le hros tragique, mais de la mort en laquelle il

    se trouve dj vivant (et, comme on le voit dansLa mort dEmpdocle,

    33.Ibid., p. 318.34.Ibid.,p. 316.35.Ibid., p. 323.

    36.Ibid., p. 306.37.Ibid., p. 290.38.Ibid., p. 311.

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    laquelle il tente dchapper en se tuant) ; une mort qui est mort parmi les

    vivants, vie parmi les morts39

    .

    Cest en partie Maldiney que Deleuze doit davoir donn la

    station rythmique du psychotique dans la psychose cest--dire cemode dexister proprement humain, excessivement humain, quest la

    victimisation sacrificielle la valeur dune mthode pour la pense et

    pour lart et davoir oppos la dimension spirituelle et cratrice de la

    psychose la schizophrnie comme dchance psychopathologique et

    ralit clinique. DansPsychose et prsence, Maldiney voque la peintureschizophrne prcisment en sa dimension pathologique. Elle est

    intentionalit inverse : cest la chose qui me fixe , crit Maldiney,

    dans un seul en-facequi savance de tous cts sur le spectateur pourlabsorber

    40. Maldiney voque Van Gogh. On pense Rothko et tout

    particulirement aux peintures sombres en lesquelles le peintre semble

    exacerber ce que Maldiney appellerait la transcendance enlise des

    premires toiles o la ralit urbaine apparat sous laspect dun fond

    compact et menaant. Ce serait toutefois un contre-sens de penser que la

    peinture de Rothko aurait pour sujet la compacit du fond. Rothko disait

    partager avec le cinaste Antonioni le mme sujet : le nant . Surtout,

    cest sous linfluence croissante et explicite de Giacometti que Rothko en

    vient aux peintures sombres.

    La mthode que confie Giacometti est une parfaite illustration de ceque Maldiney entend par transpassibilit. Il existe un texte de Giacometti

    crit vers 1933/34, quasi programmatique, qui mrite dtre cit : je ne

    veux mengager dans rien 41

    , tenir les mains toujours compltement

    libres dans lair, nentrer dans aucune corce, ne toucher rien du moins

    directement, que les choses viennent avec des pieds muets, delles-mmes elles entrent sans que jentende aucun clat de porte qui souvre

    et se ferme, aucune ligne droite, aucune blessure, je ne les toucherai

    pas . Nous sommes rendus la citation de Fichte dont nous sommes

    partis : dessiner, sculpter, cest, pour Giacometti, ne pastoucher, ne rienfaire de ses mains pour que les choses viennent cest--dire ne pas

    chercher les faire apparatre, viser au-del delles labsence

    dapparition, viser lapparition comme absence, afin que viennent les

    choses. Faire et dfaire des ttes ou des figurines en terre quinaboutissent jamais 42parce quelles ne sont pas vues finies , effacer

    39. Sur lexprience subjective dune telle mort dansLa mort dEmpdocledHlderlin, cf. J.-C.Goddard,Mysticisme et folie. Essai sur la simplicit, Descle de Brouwer, 2002, p. 107sq.

    40 Maldiney, PHF, p. 11.41 A. Giacometti,Ecrits, Hermann, 2001, p. 161.42Ibid., p. 201.

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    du portrait les yeux qui sont apparus tout seuls 43

    , afin qu prsent o

    lon ne voit presque plus rien les yeux [apparaissent] de nouveau tout

    de suite, mille fois plus beaux !

    On reconnatra l les caractres que nous avons au tout dbut

    attribus la transpassibilit : passibilit du rien, de lapparitionimprvisible. Mais dans cette pure passibilit lapparition est solidaire

    dune disparition. Lapparition parfois, je crois que je vais lattraper, et

    puis, je la reperds, et il faut recommencer Alors cest a qui me fait

    courir, travailler 44

    , confie Giacometti Pierre Schneider. Sculpter nest

    pas identifier, mais perdre la ressemblance45

    , ne plus reconnatre, rduire

    lobjet une sorte de mouvement transparent dans lespace 46

    ; car

    lapparition de la figure (ou plutt de la figurine) est solidaire de sa

    disparition : si je veux copier comme je vois, a disparat 47

    remarque

    Giacometti alors quil tente le portrait dIsaku Yanaihara. A leffacement

    pictural correspond lamenuisement en hauteur ou en largeur de la

    sculpture. L aussi lapparatre est solidaire dune soustraction. Mais

    cette solidarit se comprend encore mieux comme la dpendance troite

    qui, dans la passibilit dsobjectivante, lie le phnomne rduit, isol,

    une tte, un il, une jambe, un verre, une femme sur le trottoir den face,

    lapparatre en retrait du fond. Presque obsessionnellement sensible la

    distance entre les objets cet entre qui ronge les objets en mme

    temps quil les individue , Giacometti note que si lon est attentif la

    distance entre une table et une chaise, une pice, nimporte laquelle,

    devient infiniment plus grande quavant 48, dune certaine manire aussi vaste que le monde . Cest cet espace au-dessus et autour ,

    presque illimit , limmense noir 49au-dessus de la femme vue sur

    le boulevard Saint-Michel, que voit dabord lartiste, cest vers ce fond

    que sa vision comme son art dborde et par lui quelle circonscrit tout

    objet fini : tout lheure, jai vu un joli lac derrire vous, ctait ungrand lac presque blouissant sur lequel se refltait la lumire du

    couchant 50

    , confie Giacometti son modle ; malheureusement il

    sest teint en un instant, mais il me faut peindre le fond transparent,

    lumineux, immense linfini, tel que je lai vu . Rduire, soustraire etlaisser paratre le fond illimit, immense, intotalisable, sont les deux

    43Ibid., p. 260.44Ibid., p. 268.45 Cf.Ibid., p. 285.46Ibid., p. 284.47Idem.

    48Ibid., p. 290.49Ibid., p. 281.50Ibid., p. 259.

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    oprations par lesquelles le peintre-sculpteur rejoint la gense mme des

    phnomnes dans la transpassibilit.

    Cette ngativit luvre dans la vision, la prsence active du

    vide

    51

    , est, pour Jacques Dupin ce que ressassent mot mot et ligne ligne les crits de Giacometti : elle est lacide qui ronge les corps des

    sculptures et la force ascensionnelle qui les fait jaillir du socle [], ce

    qui donne chaque phrase crite la tension, la respiration, la vigueur

    dubitative et le mouvement de son ouverture infinie . Mais, il convient

    aussi de souligner combien cette aspiration vers le vide qui est, chez

    Giacometti, aspiration vers la Totalit est lie une violence. Le tmoin

    du travail de cration du sculpteur est saisi par cette violence : la

    figurine que je regarde modeler , crit Dupin52

    , me semble dabord

    indiffrente aux soins cruels que lui inflige le sculpteur. Ptrie par un

    toucher imprieux, violent, il semblerait quune si fragile apparition dt

    immanquablement retourner au chaos dont elle est sortie. Pourtant elle

    rsiste. [] elle ne peut plus se passer bientt de cette rude et injurieuse

    caresse. Son autonomie et son identit procdent mme dun tel supplice,

    condition quil soit illimit. Ce supplice qui la faonne et la dnude, quila dtache et la fortifie, elle lappelle de tout son dsir pour surgir

    irrsistiblement de son propre vide . Le dsir illimitant et

    phnomnalisant du sculpteur rencontre le dsir de la Figure mme, qui

    semble venir au devant de son propre dsir, et qui se structure comme

    dsir dapparatre dans lrosion de sa forme par linfini do ellemerge. Une individuation par une dissolution.

    La Figure vient ainsi au devant du mouvement dsirant du sujet de

    lapparatre. Mais, ce mouvement est pour lui-mme pour autant quil

    sevoit dans le mouvement de lapparition, est vupar lapparition lui-mme une Figure, cette mme Figure athltique dune individuationillimite dans un vanouissement illimit. La rversibilitde la vision,du dsir, est ici totale. Le mouvement perceptif originaire du sujet est

    aussi le mouvement du monde vers le sujet ; au sens o ce que vise ce

    mouvement, ce quil voit et ce que, du coup, cherche voir lesculpteur cest lil, la vue ou le regard du monde. Ce que Giacometti a

    prcisment dcrit comme lvidement grce auquel est donn la totalit.

    Les deux mouvements le mouvement subjectif et le mouvement du

    monde prsentent la mme torsion ontologique unissant lapparition la disparition. Le sculpteur, par son aspiration vers le fond illimit,

    suscite lapparatre dune apparition qui elle-mme regarde, qui, affecte

    51 J. Dupin,Alberto Giacometti, farrago Editions Lo Scheer, 2002, p. 110.52Ibid., p. 16-17.

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    de la ngativit mme de lil, ne laisse rien paratre qu partir dune

    bance,parune bance.

    Ce que manifeste lexemple de Giacometti : que la transpassibilit

    ne va pas sans occasionner un profond branlement. Ce qui accompagnela rduction artistique pratique par le sculpteur, cest limpossibilit

    de continuer de croire la ralit [] matrielle, absolue 53

    , une

    indiffrence gnralise : jai la tte vide et confuse , note Giacometti

    en 195154

    , je suis mou, endormi, flottant, indiffrent presqu tout, je ne

    vois pas clair, rien, je passe mes jours et surtout mes nuits travailler, ou

    plutt faire et dfaire des ttes ou des figurines en terre qui

    naboutissent jamais . Louverture lvnement inappropriable est

    ici chec, ratage. Mais il faut prciser : le ratage devient , en fin de

    compte, lepositif55 la seule chose qui pousse encore Giacometti selever ou aller manger pour pouvoir travailler. A part faire de la peinture

    ou de la sculpture, quest-ce qui me reste [dautre] faire dans la

    vie ? 56

    se demande t-il. Linsatiable dsir est alination : non pas ce qui

    encore donne sens ce qui nen a pas ou plus, mais le seul moyen, pour

    ainsi dire, de convoquer encore la prsence : la convoquer dans la

    disparition, leffacement de soi et du monde. Le sujet de lapparatre est

    le sujet mme que Lacan, dansLes quatres concepts fondamentaux de lapsychanalyse, a identifi comme le sujet de toute alination : celui qui ne se manifeste que dans le mouvement de sa disparition

    57, dans son

    propre fading. Cest seulement continuer de travailler, dexcder toutefinit vers le Rien, vers le vide, que Giacometti chappe

    lanantissement total ; cest condition de transformer en mouvement dedisparition sa propre nullit quil y chappe condition de disparatre

    quil chappe la disparition.

    Pour Giacometti, la vie [est] trange 58

    , quelque chose de rond,de vaste et illimit de tous les cts . Dans cet espace sans limite , les

    personnages, les ttes ne sont que mouvement continuel du dedans, du

    dehors, [] se refont sans arrt, [] nont pas une vraie consistance,

    [] sont une masse en mouvement, [] [une] forme changeante etjamais tout fait saisissable 59. Et puis , poursuit Giacometti, elles

    sont comme lies par un point intrieur qui nous regarde travers les

    53Ibid., p. 290.54Ibid., p. 201.55Ibid., p. 284.56Idem.57 J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Sminaire XI, Seuil,

    1973, p. 232.58 A. Giacometti,Ecrits, p. 197.59Ibid., p. 218.

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    yeux et qui semble tre leur ralit, une ralit sans mesure, dans un

    espace sans limite . Une bance dmesure dans un espace illimit, telle

    est aussi la ralit des Figures qui naissent par le travail du dessinateur

    qui, dans ses portraits, sefforce de copier lil. Mais cette ralit, la

    seule qui demeure pour celui qui ne peut plus croire la ralit, tre unpoint de bance au milieu du vide, une ngation au cur du nant est

    aussi celle du sujet qui se dcouvre dans la vision phnomnalisante : je

    ne sais plus qui je suis, o je suis, je ne me vois plus, je pense que mon

    visage doit apparatre comme une vague masse blanchtre, faible, []

    [une] apparition incertaine 60

    , crit Giacometti dans la mme note, vers

    1960. Lego de lattente hors dattente est une telle prsence bante,ouverte sur la totalit absente, excdant toute prsence finie, sactualisant

    dans le mouvement mme par lequel en elle et par elle tout vient

    disparatre y compris elle. Et sa subsistance ou rsistance tient

    prcisment dans la persistance de sa disparition. Cette subsistance dans

    la disparition, elle est trs exactement la station rythmique du sujet

    transpassible.

    60Idem.