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© The Society for Seventeenth-Century French Studies 2009 DOI 10.1179/175226909X445240 seventeenth-century french studies, Vol. 31 No. 1, 2009, 14–24 Amadis de Grèce ou la mise en fiction du pouvoir royal Francis Assaf University of Georgia, USA Le livret de cette tragédie lyrique, représentée par l’Académie royale de musique pour la première fois le 26 mars 1699, et qui traite des amours du héros Amadis de Grèce et de Niquée, fille du soudan (sultan) de Thèbes, est de La Motte; la musique est d’André-Cardinal Destouches. Elle a été vraisemblablement composée pour célébrer le camp de Compiègne (août-septembre 1698), grandiose démonstration militaire ostensiblement organisée pour l’instruction du Dauphin, mais en réalité pour marquer que la France demeurait puissante après le Guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688–1697). Louis XIV était censé avoir remporté un triomphe indiscutable sur les Impériaux et l’Angleterre dans la guerre de la Ligue d’Augsbourg. La réalité est plus nuancée: Louis XIV a été obligé de signer une paix de compromis (Les traités de Ryswick), qui donnait à la France certains avantages mais qu’elle avait chèrement payés. La dédicace loue Louis XIV: dans le prologue, les esprits viennent remplacer les symboles d’Amadis par ceux du Roi-Soleil. L’article examine d’une part les points de correspondance historiques (Guerre de la Ligue d’Augsbourg et camp de Compiègne) qui identifient Amadis avec Louis XIV et de l’autre l’appareil dramatique qui montre Amadis en prince enchanté. mots-clés Amadis, tragédie lyrique, La Motte, Destouches, Louis XIV, Guerre de la Ligue d’Augsbourg, Camp de Compiègne On serait bien excusé de penser que Louis XIV avait lu attentivement La Pratique du théâtre, sortie pour la première fois quand le Roi-Soleil n’avait que dix-neuf ans. Mais il n’en avait sûrement pas besoin, ayant bien compris qu’un roi digne de ce nom se devait d’être un roi-machine, selon le titre d’Apostolidès. 1 Voyons néanmoins ce que dit l’abbé d’Aubignac sur les rapports de la représentation et du pouvoir: Mais quand durant la guerre on continue ces jeux [c’est-à-dire le théâtre et autres arts scéniques] dans un Etat, c’est donner des témoignages bien signalés, qu’il a des trésors 1 Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV (Paris: Minuit, 1981).

Amadis de Grèce ou la mise en fiction du pouvoir royal

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Page 1: Amadis de Grèce               ou la mise en fiction du pouvoir royal

© The Society for Seventeenth-Century French Studies 2009 DOI 10.1179/175226909X445240

seventeenth-century french studies, Vol. 31 No. 1, 2009, 14–24

Amadis de Grèce ou la mise en fi ction du pouvoir royalFrancis AssafUniversity of Georgia, USA

Le livret de cette tragédie lyrique, représentée par l’Académie royale de musique pour la première fois le 26 mars 1699, et qui traite des amours du héros Amadis de Grèce et de Niquée, fi lle du soudan (sultan) de Thèbes, est de La Motte; la musique est d’André-Cardinal Destouches. Elle a été vraisemblablement composée pour célébrer le camp de Compiègne (août-septembre 1698), grandiose démonstration militaire ostensiblement organisée pour l’instruction du Dauphin, mais en réalité pour marquer que la France demeurait puissante après le Guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688–1697). Louis XIV était censé avoir remporté un triomphe indiscutable sur les Impériaux et l’Angleterre dans la guerre de la Ligue d’Augsbourg. La réalité est plus nuancée: Louis XIV a été obligé de signer une paix de compromis (Les traités de Ryswick), qui donnait à la France certains avantages mais qu’elle avait chèrement payés. La dédicace loue Louis XIV: dans le prologue, les esprits viennent remplacer les symboles d’Amadis par ceux du Roi-Soleil. L’article examine d’une part les points de correspondance historiques (Guerre de la Ligue d’Augsbourg et camp de Compiègne) qui identifi ent Amadis avec Louis XIV et de l’autre l’appareil dramatique qui montre Amadis en prince enchanté.

mots-clés Amadis, tragédie lyrique, La Motte, Destouches, Louis XIV, Guerre de la Ligue d’Augsbourg, Camp de Compiègne

On serait bien excusé de penser que Louis XIV avait lu attentivement La Pratique du

théâtre, sortie pour la première fois quand le Roi-Soleil n’avait que dix-neuf ans. Mais

il n’en avait sûrement pas besoin, ayant bien compris qu’un roi digne de ce nom se

devait d’être un roi-machine, selon le titre d’Apostolidès.1 Voyons néanmoins ce que

dit l’abbé d’Aubignac sur les rapports de la représentation et du pouvoir:

Mais quand durant la guerre on continue ces jeux [c’est-à-dire le théâtre et autres arts

scéniques] dans un Etat, c’est donner des témoignages bien signalés, qu’il a des trésors

1 Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV (Paris: Minuit, 1981).

Page 2: Amadis de Grèce               ou la mise en fiction du pouvoir royal

15AMADIS DE GRÈCE OU LA MISE EN FICTION DU POUVOIR ROYAL

inépuisables et des hommes de reste. Que les périls et les travaux d’une campagne qui

vient de fi nir, et d’une autre qui commencera bientôt, ne changent ni l’esprit, ni l’humeur

ni le courage de ceux qui composent ces armées. Qu’ils sont ravis d’entreprendre de

grandes choses dans la belle saison, puisqu’ils en voient les images durant l’hiver avec tant

de plaisir.2

C’est pratiquement mot pour mot la description à la fois du camp de Compiègne,

tenu à l’automne 1698 après la signature des traités de Ryswick mettant fi n à la

guerre de la Ligue d’Augsbourg, et des deux tragédies lyriques, Amadis de Grèce et

Marthésie première reine des Amazones, composées par Houdar de La Motte (1672–

1731) avec musique de André-Cardinal Destouches (1672–1749) et représentées

respectivement en mars et octobre 1699.3

On ouvrira ici une parenthèse pour fournir un bref aperçu de l’auteur. Né en

janvier 1672, fi ls d’un chapelier parisien, Antoine Houdar fait ses études chez les

jésuites, puis son droit, bien qu’il n’exerce jamais. Il ajoute à son nom celui de la

Motte, une terre acquise par son père dans les environs de Troyes (aujourd’hui dans

l’Aube, région Champagne-Ardennes). Sa première pièce, Les Originaux, ou l’Italien

(1693), est un tel four qu’il abandonne la littérature pour entrer à la Trappe. Il en

ressortira au bout de deux mois. L’œuvre de La Motte est abondante et diverse: poésie

(profane et religieuse), théâtre, seul ou en collaboration (Inès de Castro, sa tragédie

la plus connue, est représentée en 1723), fables, livrets d’opéra et de ballet (L’Europe

galante, avec musique de Campra, connaît en 1697 son premier grand succès), textes

critiques sur la tragédie et la notion de critique elle-même. Il entre à l’Académie

française en 1710. Il était déjà aveugle ou presque à ce moment-là.4 Son Iliade (1714),

en vers et en douze chants, basée sur la traduction de 1699 par la grande helléniste

Anne Lefèvre Dacier (1647–1720), est précédée d’un Discours sur Homère dans

lequel il rejette le culte dont celui-ci était l’objet de la part des Anciens. La parution

de ce texte provoque la deuxième querelle des Anciens et des Modernes (1714–1717),

l’opposant à madame Dacier et à ses partisans. Sa cécité ne l’empêche pas de

continuer ses productions littéraires tout au long de sa vie, y compris un conte

oriental, Salned et Garaldi, paru après 1731, l’année de sa mort (26 décembre). Les

plus grands compositeurs du premier tiers du siècle ont écrit la musique pour ses

livrets: Marais, Destouches, Campra. En 1727, Rameau lui écrit pour lui proposer

de mettre en musique des livrets qu’il composerait.5 Un de ses portraits (1710) est

conservé au palais de Versailles.

Revenons à Louis XIV, qui est, dans un sens, le personnage principal d’Amadis de

Grèce: topos fort bien connu, le mythe irénique du Roi-Soleil, qui ne fait la guerre

que pour assurer la paix, est l’un des piliers de l’industrie encomiastique et de

la propagande royales, dont l’Académie française est l’artisan principal. Elle vise à

2 François Hédelin, abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre (Paris: Antoine de Sommaville, 1657), pp. 2–3.3 Antoine Houdar de La Motte, Amadis de Grèce, dans Œuvres complètes, 2 vols (Genève: Slatkine Reprints,

1970), II, 146–56; Marthésie, première reine des Amazones, dans Œuvres complètes, II, 156–70.4 Voir son discours de réception (8 février 1710): ‘De l’infl uence des grands écrivains sur la perfection des

langues’, {http://www.academie-francaise.fr/immortels/inde} [Interrogé le 25 mars 2009].5 ‘Lettre de M. Rameau à M. Houdart de La Motte, de l’Académie françoise, pour lui demander des paroles

d’opéra’ (25 octobre 1727), in Mercure de France (Genève: Slatkine Reprints, 1970), 88, 174–75. Cette lettre a

été exactement copiée sur l’original trouvé parmi les papiers de M. de La Motte.

Page 3: Amadis de Grèce               ou la mise en fiction du pouvoir royal

16 FRANCIS ASSAF

peindre, tout au long du règne, un portrait du roi, représentation multiforme dans

l’espace et le temps et dont l’objet est de ‘fabriquer’ le corps politique, c’est-à-dire

d’en établir une perception publique qui en fait tout ensemble un objet d’adoration

et un objet d’art. Louis Marin confi rme cela en disant que

[O]n peut considérer que le portrait du roi — ‘c’est Louis’ — constitue le corps sacra-

mentel du monarque qui, comme l’hostie visible sur l’autel renvoie à la transcendance de

verbe dans le mystère du Père, manifeste et scelle à la fois l’indivisibilité insondable de

Louis, les arcana imperii, les mystères de la substance royale. [. . .] Enfi n, le portrait du

roi enveloppe le roi dans son nom comme sa loi englobe son image: le roi comme droit,

le roi comme État, corps fi ctif symbolique du royaume dans sa tête et son âme.6

On notera l’expression, ‘le roi comme droit’, qui montre que l’idée de roi a bien

évolué, depuis ses origines médiévales christocentriques-christomimétques, pour

devenir juricentrique au dix-septième siècle.7 Le christomimétisme n’est toutefois pas

vraiment absent; il est absorbé dans le juricentrisme monarchique. Non seulement les

oraisons funèbres de Louis XIV le font bien voir, mais les traités de souveraineté

rédigés par des clercs ou assimilés, comme le Catéchisme royal de Philippe Fortin de

la Hoguette (v. 1585–ap. 1652), de 1645,8 et d’autres ouvrages subséquents.

Or, comment fonctionne en pratique cette notion du roi incarnant le droit? Les lois

fondamentales sont claires sur ce point, ainsi qu’on peut le voir dans Les Cinq livres

du droit des offi ces, de Charles Loyseau (1566–1627), écrit en 1610:

Car [. . .] la souveraineté est la forme qui donne l’être à l’état, de même l’état et la

souveraineté prise in concreto sont synonymes et l’état est ainsi appelé parce que la

souveraineté est le comble et le période de la puissance où il faut que l’état s’arrête et

s’établisse.

Or elle consiste en puissance absolue, c’est-à-dire parfaite et entière de tout point, que

les canonistes appellent plénitude de puissance, et par conséquent elle est sans degré de

supériorité. [. . .] Et comme la couronne ne peut être si son cercle n’est entier, aussi la

souveraineté n’est point si quelque chose y fait défaut.9

Cette notion abstraite doit forcément déboucher sur du concret, ce qui dans le cas de

Louis XIV est inévitablement la grandeur, une ‘grandeur parfaite’. En la pratiquant,

le roi devient héros, acquérant ipso facto ce qu’on pourrait appeler une apodicticité

existentielle, dont le discours encomiastique est le refl et. L’immense majorité de

ses oraisons funèbres a justement pour thème cette grandeur, invariablement quadri-

partite: le roi grand dans la guerre, dans la paix, dans la religion et dans les arts.

Louis XIV est donc héros à tous points de vue. L’épidéixis des oraisons funèbres n’a

fait d’ailleurs que continuer celle qui a accompagné le roi tout au long de son règne,

6 Louis Marin, Le Portrait du roi (Paris: Minuit, 1981), p. 19.7 Francis Assaf, La Mort du roi: Une Thanatographie de Louis XIV, Biblio 17, 112 (Tübingen: Gunter Narr

Verlag, 1999), p. 21. 8 Voir Dictionnaire des Lettres françaises, éd. par Patrick Dandrey (Paris: Librairie générale française, 1996),

pp. 502–03.9 Charles Loyseau, Les oevvres, contenans les cinq livres dv droict des offi ces les traitez des seigneuries, des

ordres, & simples dignitez, du deguerpissement & delaissement par hypotheque, de la garantie des rentes, &

des abus des iustices de village (Paris: Veuve Aubouin, 1666), p. 8.

Page 4: Amadis de Grèce               ou la mise en fiction du pouvoir royal

17AMADIS DE GRÈCE OU LA MISE EN FICTION DU POUVOIR ROYAL

avec cette différence que, de son vivant, se greffe un topos secondaire sur l’encomium,

le renforçant: la valeur du roi trouve sa voix dans l’inventio des écrivains qui la

louent, comme le fait voir la dédicace par La Motte, thuriféraire du pouvoir déjà bien

avant son admission à l’Académie. Il évoque (sans les nommer) tous les auteurs qui,

avant lui, ont écrit à la gloire de Louis XIV. ‘Si LOUIS a tout fait, Apollon a tout

dit.’10 Ce topos remonte au moins au seizième siècle: le poète est l’indispensable

créateur de la représentation de la gloire royale (c’est-à-dire du pouvoir), qui sans

lui resterait inconnue ou du moins méconnue. Le sonnet d’ouverture des Antiquités

de Rome, de Du Bellay, n’en est peut-être pas le premier exemple, mais c’en est

certainement l’un des plus explicites:

AU ROI

Ne vous pouvant donner ces ouvrages antiques

Pour vostre Sainct-Germain, ou pour Fontainebleau,

Je les vous donne (Sire) en ce petit tableau

Peint, le mieux que j’ay peu, de couleurs poëtiques.

Qui mis sous vostre nom devant les yeux publiques,

Si vous le daignez voir en son jour le plus beau,

Se pourra bien vanter d’avoir hors du tumbeau

Tiré des vieux Romains les poudreuses reliques.

Que vous puissent les Dieux un jour donner tant d’heur,

De rebastir en France une telle grandeur

Que je la voudrois bien peindre en vostre langage:

Et peult estre, qu’à lors vostre grand’ Majesté

Repensant à mes vers, diroit qu’ilz ont esté

De vostre Monarchie un bienheureux presage.11

Dans la dédicace d’Amadis de Grèce, La Motte évoque — topos obligatoire —

les ‘exploits’ bien connus du règne de Louis XIV: conquêtes militaires (toujours

accueillies avec joie par les peuples conquis), hérésie (surtout huguenote, mais aussi

janséniste et quiétiste) mise en déroute, Code Louis,12 édits contre le duel, protection

des arts. Or, en mars 1699, le roi approche de son soixante et unième anniversaire.

L’épuisante guerre de la Ligue d’Augsbourg, dont un des événements les plus

notables, et les plus tragiques, fut la mise à sac du Palatinat par Louvois sur ordre de

Louis XIV, entre 1689 et 1691, s’est conclue en 1697 sur les traités de Ryswick (20

septembre et 30 octobre), mais la victoire défi nitive qu’escomptait le Roi-Soleil n’eut

jamais lieu. Énumérons brièvement les résultats de cette guerre, également connue

sous le nom de Guerre de Neuf Ans, véritable confl it mondial puisque les hostilités

10 ‘Dédicace au roi’, v. 8, dans Œuvres complètes, 2 vols (Genève: Slatkine Reprints, 1970), II, 145.11 {http://www.poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/poemes/joachim_du_bellay/au_roi.html} [Interrogé le 25 mars

2009].12 Le Code Louis est la mise en ordre des lois et juridictions du royaume. Il a été élaboré sous la direction

de Colbert à partir de 1661. En 1667, c’est la justice civile. Les trente-cinq articles traitent surtout de la hiérar-

chisation des différents tribunaux, de la discipline des magistrats et toilettent la procédure. En 1670, c’est la

justice criminelle. On maintient, selon l’esprit de l’époque, la question, les galères et la peine de mort. D’après

{http://fr.wikipedia.org/wiki/Code_Louis} [Interrogé le 19 août 2008].

Page 5: Amadis de Grèce               ou la mise en fiction du pouvoir royal

18 FRANCIS ASSAF

eurent lieu non seulement en Europe mais aussi dans le Nouveau-Monde. À Terre-

Neuve, siège de combats acharnés entre Français et Anglais: attaque de la fl otte

anglaise contre Plaisance13 en 1692, attaques françaises de 1694 contre Ferryland14

et St. John’s15 et le raid de Pierre Le Moyne d’Iberville (1661–1706) sur la presqu’île

Avalon, en 1696. Mentionnons aussi le bombardement et la prise en 1697 de Carta-

gena de las Indias16 par Jean-Bernard Louis Desjean, baron de Pointis (1645–1707).17

Il est évident (pour moi du moins) que cette princesse Niquée que poursuit Amadis

avec tant de constance et de valeur, c’est Nikè, c’est-à-dire la Victoire, maîtresse plus

chérie de Louis XIV que les Lavallière, Fontanges ou Montespan l’ont jamais été.

Plus spécifi quement Louis XIV était censé avoir remporté un triomphe indiscutable

sur les Impériaux et l’Angleterre. La réalité est plus nuancée: Louis XIV a été obligé

de signer par les traités de Ryswick une paix de compromis, qui donnait à la France

certains avantages mais qu’elle avait chèrement payés: elle consentait à évacuer la

Lorraine, mais celle-ci devait demeurer neutre. La Sarre était annexée, ainsi que les

quatre cinquièmes de l’Alsace. En revanche, Louis XIV rendait la plus grande partie

des Pays-Bas espagnols à Charles II et reconnaissait Guillaume II d’Orange-Nassau

comme roi d’Angleterre sous le nom de Guillaume III.

Ostensiblement pour compléter la formation militaire du duc de Bourgogne

(1682–1712), petit-fi ls du roi,18 le camp de Compiègne était en fait une mise en scène

spectaculaire organisée peu après la signature des traités de Ryswick afi n de montrer

aux alliés comme aux ennemis que la France était encore bien riche et puissante. Voici

ce qu’en dit Saint-Simon (1675–1755):

Il n’était question que de Compiègne, où soixante mille hommes venaient former un

camp. Il en fut en ce genre comme du mariage de Mgr le duc de Bourgogne au sien. Le

roi témoigna qu’il comptait que les troupes seraient belles, et que chacun s’y piquerait

d’émulation; c’en fut assez pour exciter une telle émulation qu’on eut après tout lieu de

s’en repentir. Non seulement il n’y eut rien de si parfaitement beau que toutes les troupes,

et toutes à tel point, qu’on ne sut à quels corps en donner le prix, mais leurs commandants

ajoutèrent, à la beauté majestueuse et guerrière des hommes, des armes, des chevaux, les

parures et la magnifi cence de la cour, et les offi ciers s’épuisèrent encore par des uniformes

qui auraient pu orner des fêtes.

Les colonels et jusqu’à beaucoup de simples capitaines eurent des tables abondantes

et délicates, six lieutenants généraux et quatorze maréchaux de camp employés s’y distin-

guèrent par une grande dépense, mais le maréchal de Bouffl ers étonna par sa dépense et

par l’ordre surprenant d’une abondance et d’une recherche de goût, de magnifi cence et

de politesse, qui dans l’ordinaire de la durée de tout le camp, et à toutes les heures de la

nuit et du jour, put apprendre au roi même ce que c’était que donner une fête vraiment

magnifi que et superbe, et à M. le Prince, dont l’art et le goût y surpassait tout le monde,

13 Placentia, en français Plaisance, est une ville de la péninsule d’Avalon dans la province de Terre-Neuve-et-

Labrador au Canada, regroupant les communes de Jerseyside, Freshwater, Dunville et Placentia.14 Hameau de 607 habitants dans la péninsule d’Avalon.15 Capitale de la province canadienne de Terre-Neuve-et-Labrador (100.000 habitants).16 Sur la mer des Antilles, aujourd’hui en Colombie.17 {http://www.heritage.nf.ca/patrimoine/exploration/9years_f.html} [Interrogé le 10 août 2008].18 Fils de Monseigneur et de Marie-Anne de Bavière.

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19AMADIS DE GRÈCE OU LA MISE EN FICTION DU POUVOIR ROYAL

ce que c’était que l’élégance, le nouveau et l’exquis. Jamais spectacle si éclatant, si

éblouissant, il le faut dire, si effrayant.19

En fait, la situation de la France à l’issue du confl it était bien moins brillante que

Louis XIV n’espérait le faire croire. Peter Burke évoque l’ode de Boileau sur la prise

de Namur (30 juin 1692),20 victoire également commémorée en peinture et en gravure,

mais elle vit le jour relativement peu après le début des hostilités. A travers l’histoire

métallique de cette guerre, Burke constate une sorte de dévalorisation de la vis bellica

de Louis XIV: médailles commémorant par exemple la marche du Dauphin jusqu’à

l’Escaut, le sauvetage d’un convoi de grain et même, chose honteuse, criminelle, le sac

de Heidelberg, commémoré par une médaille, aussitôt retirée.21

Dans le prologue d’Amadis est représenté un monument élevé à la gloire du héros

par la magicienne Zirphée, tante de Niquée, la fi lle du soudan de Thèbes. Mais tout

de suite Zirphée fait enlever les bas-reliefs et symboles qui représentent la gloire

d’Amadis pour y substituer ceux qui se rapportent à Louis XIV, seul digne de

remplacer le héros romanesque. Le chœur chante les exploits du roi qui, après s’être

illustré dans la victoire, offre à l’univers les bienfaits de la paix. Dans sa thèse

Dramaturgie de la tragédie en musique, Laura Naudeix déclare:

Les exploits du roi sont d’autant plus glorieux que ceux d’Amadis le sont, puisque lui seul

a pu éclipser le héros légendaire. Cependant tous ces prologues se sont progressivement

mués en autant d’exercices de pure rhétorique, vidée de sens. Présenter la tragédie comme

le récit des hauts-faits (sic) d’un héros, digne représentant du roi dans la fi ction, pourrait

avoir pour effet de tromper le public sur la nature et les enjeux de la tragédie.22

En fait ces prologues, du moins ceux des deux tragédies lyriques de La Motte

composée en 1699 (Amadis de Grèce et Marthésie, première reine des Amazones23),

sont loin d’être vides de sens. Dans les deux cas, les pièces sont de toute évidence

composées pour louer la gloire de Louis XIV à l’occasion du camp de Compiègne et,

par extension, les ‘victoires’ de la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Le prologue de

Marthésie met en scène Jupiter disant à Cibelle (Cybèle), en présence de Neptune et

de Junon:

Tu ne peux trop vanter l’exemple des vainqueurs.

Jamais rien de si grand n’a paru sur la terre.

Pour punir de superbes cœurs

Cent fois entre ses mains j’ai remis mon tonnerre. (Prologue, p. 156)

Naudeix a-t-elle raison de refuser de limiter la tragédie au récit — fût il métaphorique

— des hauts faits d’un héros? Oui et non. Si le prologue d’Amadis de Grèce voit le

remplacement des symboles du héros par ceux de Louis XIV, établissant ainsi d’emblée

19 Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, Mémoires complets et authentiques du duc de Saint-Simon sur le siècle

de Louis XIV et la régence, 20 vols (Paris: Hachette, 1856–58), II, chapitre XII (1698) {http://rouvroy.medusis.

com/docs/0212.html?qid=sdx_q12} [Interrogé le 10 août 2008].20 Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV (New Haven et Londres: Yale University Press, 1992), p. 110.21 Mais dont un exemplaire est conservé au département des monnaies et médailles du British Museum. Burke,

The Fabrication of Louis XIV, p. 111.22 Laura Naudeix, Dramaturgie de la tragédie en musique (Paris: Champion, 2004), p. 214.23 La musique est également de Destouches.

Page 7: Amadis de Grèce               ou la mise en fiction du pouvoir royal

20 FRANCIS ASSAF

dans l’esprit des spectateurs une association liant indissolublement celui-ci à celui-là,

ou plutôt remplaçant Amadis par le Roi-Soleil dans la hiérarchie des surhommes,

la tragédie contient nombre d’éléments dramatiques que le seul encomium royal ne

suffi t pas à expliquer. On peut cependant relier de manière générale la quête des deux

héros, le réel et le fi ctif.

A la scène 1 de l’Acte I, Amadis est retenu malgré sa volonté par la magicienne

Mélisse, qui est amoureuse de lui (on reviendra sur ce point), alors qu’il est, lui,

amoureux de Niquée. La scène évoque Ulysse retenu par Circé, un autre héros —

et roi — contrarié dans sa quête par une force essentiellement mauvaise. Le prince

de Thrace24 est lui aussi amoureux de Niquée. Sachant qu’il a un rival en Amadis,

le prince lui promet de l’aider à fuir le palais de Mélisse. Ce Prince de Thrace

pourrait-il constituer une métaphore du sultan turc, soit Mehmed IV (1642–1693,

r. 1648–1687), soit, plus probablement, Soliman II (1642–1691, r. 1687–1691), ou

plutôt l’un (ou même plusieurs de) ses vizirs, de la famille Köprülü,25 peut-être Fazil

Mustapha Köprülü?26 Et Mélisse, à qui pourrait-elle bien correspondre? Seraient-ce

les souverains européens coalisés contre Louis XIV, qui veulent le ‘retenir’ dans une

situation intolérable? L’attachement de Mélisse serait-il alors une contre-métaphore

ironique, signifi ant l’acharnement des ces ennemis contre les ‘légitimes’ aspirations de

Louis XIV? C’est possible: aux deux scènes suivantes, Amadis tente de fuir à la faveur

de la nuit, mais Mélisse oblige le jour à se lever et suscite une troupe qui s’oppose

à son départ. Le chœur et la troupe pastorale chantent les charmes des jardins de

Mélisse pour y retenir Amadis, qui leur ordonne de cesser de l’importuner.

Quoi qu’il en soit, l’encomium louisquatorzien ne saurait en aucun cas constituer

un lit de Procruste sur lequel torturer le texte. C’est à la scène 4 de l’acte I que la

tragédie en tant que telle prend effectivement son essor: les métaphores politico-

historiques ne suffi sent plus à expliquer le comportement de Mélisse, qui accable

Amadis de reproches. Lorsqu’Amadis essaie de lui donner un prétexte pour son

départ, Mélisse lui fait savoir qu’elle est au courant de son amour pour Niquée,

ce qu’il avoue alors, tout en lui demandant pourquoi elle veut le faire changer, lui

remontrant que s’il fait preuve d’inconstance, il ne serait pas digne d’elle, topos bien

connu dans le théâtre comme d’ailleurs dans le roman.27

Le désespoir auquel se livre Mélisse et ses imprécations haineuses contre Amadis

constituent un sommet dramatique notable, mais la séquelle de malédictions qu’elle

lui lance révèle une esthétique plutôt conventionnelle: géants, monstres, gouffres

de fl amme, éléments qui ne peuvent manquer de faire sourire quiconque se souvient

des rodomontades du Capitan Matamore de L’Illusion comique. Nonobstant cette

observation, disons tout de suite qu’Amadis de Grèce constitue bel et bien une

tragédie, puisque Mélisse se suicide à l’avant-dernière scène de la pièce (V. 4). Les

valeurs dramatiques sont donc entièrement respectées, mais il faut constater qu’elles

demeurent indissociables de l’évocation de la gloire du roi et de ses ‘victoires’. Il ne

24 Rappelons que la Thrace est une région partagée aujourd’hui entre la Grèce, La Bulgarie et la Turquie, mais

faisant à l’époque partie de l’empire ottoman.25 D’origine albanaise, mais La Motte n’était pas forcément géographe. 26 Plus connu sous le nom de Kara Mustapha, vizir de 1689 à 1691.27 La princesse de Clèves ne se sert-elle pas d’un argument similaire pour expliquer à Nemours pourquoi elle ne

pourra jamais l’agréer pour amant?

Page 8: Amadis de Grèce               ou la mise en fiction du pouvoir royal

21AMADIS DE GRÈCE OU LA MISE EN FICTION DU POUVOIR ROYAL

saurait en être autrement, étant donné les événements du prologue. Disons donc

que, si un examen exclusivement encomiastique limite et même appauvrit la portée

dramatique d’Amadis de Grèce, une lecture qui ne tiendrait aucun compte des événe-

ments historiques et des enjeux qu’ils comportent dans la réalisation de cette pièce

éliminerait un contexte indiscutable parce que bien présent, privant notre compréhen-

sion d’une indispensable dimension politique. Il nous semble évident que dissocier

dans l’analyse de cette pièce éléments dramatiques et éléments politiques constituerait

une distorsion de l’intention de l’auteur.

L’harmonisation, voire la synthèse de la louange et du drame nous impose alors de

nous pencher sur la question du vraisemblable, inextricablement mêlé au merveilleux.

Il ne faut pas voir là une contradiction: les exploits d’Amadis relèvent du merveilleux,

mais ceux de Louis XIV aussi; ils forment, oxymoriquement, un ‘merveilleux vraisem-

blable’. Ils doivent frapper l’imagination de la Cour et du public au même titre que

les aventures du chevalier légendaire.

Si les unités de temps et d’action sont indiscutables, l’unité de lieu est moins

évidente; au prologue, le théâtre représente un monument magnifi que, élevé (par

Zirphée, rappelons-le) à la gloire d’Amadis de Grèce. Les esprits viennent remplacer

les symboles d’Amadis par ceux de Louis XIV, on l’a vu. A l’acte premier, le théâtre

représente les jardins de Mélisse, d’où l’on découvre dans le fond la tour de Niquée.

A l’acte II, le théâtre représente le perron enfl ammé qui défendait sa gloire. L’acte III

manifeste encore un changement de décor: le théâtre représente une plaine coupée de

quelques ruisseaux. Au milieu, la Fontaine de la Vérité d’Amour, ornée de colonnes

et de statues. Changement encore à l’acte IV: le théâtre représente un endroit du

palais de Mélisse, borné de la mer. Enfi n, à l’Acte V, c’est ‘un antre affreux’, destiné

aux enchantements de Mélisse. Or, que dit l’abbé d’Aubignac?

[L]e Théâtre n’est autre chose qu’une représentation, il ne faut point imaginer qu’il y ait

rien de tout ce que nous y voyons, mais bien les choses mêmes dont nous y trouvons les

images. [. . .] Mais le dramatique ne consistant qu’en actions et non point en récits, et le

lieu étant une dépendance nécessaire et naturellement jointe à l’action, il faut absolument

que le lieu où paraît un acteur, soit l’image de celui où lors agissait le personnage qu’il

représente. (D’Aubignac, pp. 124–25)

Nous voyons donc que, pour d’Aubignac, loin de nuire à la vraisemblance, ces

changements de décor avec les actes la rehaussent même. Il soutient l’unité de

lieu, on le sait, mais pas aux dépens de la vraisemblance théâtrale, qu’il a soin de

distinguer de celle qui préside à la vie réelle.

Mais revenons à l’action. La scène première de l’acte II nous présente à nouveau

des péripéties qu’on peut lire (ou regarder) de manière métaphorique. Ayant vaincu

les monstres et les géants que Mélisse lui a envoyés, Amadis s’apprête à franchir le

perron enfl ammé qui défend la gloire de Niquée, lorsqu’il y lit une inscription:

Un seul peut passer dans ces feux,

Un seul y doit trouver une gloire immortelle;

C’est l’amant le plus généreux

Et le héros le plus fi delle. (II. 1. p. 149)

Inutile de faire ici le détail des batailles de la guerre de la Ligue d’Augsbourg;

l’important c’est que seul le plus généreux amant de la Victoire pourra triompher,

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22 FRANCIS ASSAF

c’est-à-dire passer outre à ce perron, ce seuil englouti par les fl ammes. Rappelons à

ce propos que le mot ‘gloire’ appliqué à un amant comporte au dix-septième siècle

une indéniable connotation amoureuse, voire sexuelle. On peut le constater dans au

moins deux pièces de Molière; d’abord Tartuffe:

On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire,

Et l’on veut en jouir avant que de le croire.28

Dans Dom Juan, le mot ‘gloire’ n’est pas prononcé dans la tirade de la scène 2 de

l’acte I, mais il est évident que le protagoniste exprime ses exploits amoureux en

termes militaires et s’en glorifi e; la tirade est trop longue pour la citer ici in extenso,

mais on y relève ces termes: ‘conquête à faire’, ‘triompher de la résistance’, ‘l’ambition

des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire’, ‘étendre mes

conquêtes’.29 La corrélation entre la gloire (précédée nécessairement de la conquête et

du triomphe) et le sexe est donc clairement établie.

Après avoir lu le quatrain, Amadis se réjouit que sa valeur va lui permettre enfi n

de conquérir Niquée. Louis XIV va posséder la victoire; ce n’est pas seulement une

façon de parler; cette possession est aussi charnelle que militaire.

Ayant fait part au prince de Thrace de son allégresse, Amadis voit celui-ci s’opposer

à lui et lui lancer un défi en duel à mort pour la main de Niquée. Il est choqué par la

traîtrise de celui qu’il croyait son allié. Faisant montre d’un intéressant relativisme

moral, le prince lui rétorque que si les rôles étaient renversés, c’est lui, Amadis, qui

serait le perfi de, ce à quoi Amadis répond qu’il ne saurait répandre son sang, mais

qu’il le punira en le forçant à voir son bonheur. Il traverse les fl ammes.

Pourquoi peindre en traître le prince de Thrace, métaphore possible de l’allié otto-

man? Cela peut sembler étrange à première vue: la deuxième guerre austro-turque

met aux prises l’empire ottoman avec celui des Habsbourg de 1683 à 1699, c’est-à-dire

après la fi n de la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Le 26 janvier 1699 est signé le

traité de Karlowitz entre les Habsbourg, Venise, la Pologne et l’Empire ottoman, mais

en fait la dernière bataille opposant les forces austro-prussiennes aux ottomanes

remontait à 1691 et fut l’occasion de la mort du grand vizir Kara Mustapha.30 Il faut

donc faire réintervenir ici la fi ction théâtrale: à ce point de la pièce, le prince de

Thrace n’est plus le sultan ou son vizir, mais tout simplement un rival pour l’amour

de la princesse.

À la scène 3 de l’Acte II, Niquée descend de son trône pour accueillir Amadis, son

héros (Louis XIV, héros de la Victoire). Amadis lui exprime son amour. Les termes

associant Amadis (Louis XIV) et la victoire ne manquent pas: héros de la victoire,

favori de la victoire, chéri de la gloire. À noter que l’amour de Niquée pour Amadis

n’a rien de sentimental: il est motivé par la gloire et les vertus de ce dernier. Les deux

expriment leur amour en termes de victoire et de conquête. Amadis est célébré par les

chevaliers enchantés comme ‘le vainqueur des vainqueurs’. La scène se conclut sur

l’apparition de Mélisse au sein d’un nuage, montée sur un dragon.

28 IV. 5. 1461–62. Dans Œuvres complètes, éd. par Georges Couton, Bibliothèque de la Pléiade, 2 vols (Paris:

Gallimard, 1971), I, 962.29 Œuvres complètes, II, 36.30 19 août 1691, près de Slankamen (nord-ouest de Belgrade) dans l’actuelle Serbie.

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Les péripéties qui suivent voient l’enlèvement de Niquée par Mélisse. Les fl uctua-

tions de la guerre de la Ligue d’Augsbourg pourraient servir à les illuminer, mais en

fait l’action dramatique se suffi t à elle-même.

La scène 2 de l’acte III est riche en émotions. La louange de la valeur de Louis XIV

fait certainement place ici au tragique, voire au mélodramatique, puisque Amadis fait

preuve de faiblesse en menaçant de se tuer, ce dont Mélisse l’empêche en le conjurant

de renoncer à Niquée et d’accepter son amour à elle. Bien entendu le refus d’Amadis

provoque la haine, la rage et les imprécations de celle-ci, qui lance contre lui un chœur

de magiciens et tente à la scène suivante de détacher Niquée de lui par la magie et les

enchantements. On assiste à un combat entre le droit, c’est-à-dire la légitimité de

l’amour d’Amadis pour Niquée, et le mal que représente Mélisse et qui ne réussira

pas, bien entendu, à détourner les amants de leur destin.

Au début de l’Acte IV (scène 1), on voit Mélisse donner au prince de Thrace les

traits d’Amadis pour détacher Niquée de son véritable amour; en effet celle-ci ne

reconnaîtra plus son amant, se méprenant sur l’identité de son rival. Toute à sa

passion pour celui qui est en fait le prince de Thrace, Niquée annonce à la scène 4 un

concert et une fête galante. Le conducteur de la fête chante, invitant les matelots, et

le public, à goûter les charmes de la paix, derechef allusion directe aux événements

du camp de Compiègne et des traités de Ryswick. Au point de vue dramatique,

l’alternance du chœur et de parties individuelles chantées par un matelot célèbre

le thème d’un embarquement heureux, préfi gurant les joies que dépeindra en 1717

L’Embarquement pour Cythère, de Watteau. Comme toujours dans l’encomiastique

de Louis XIV, la paix implique l’amour, double ‘voyage’ heureux sous la conduite

bienveillante de l’évergète universel.

Pour en revenir à l’action proprement dite, notons ici l’ambiguïté du prince de

Thrace qui, tout en se lamentant sur le fait que Niquée ne l’aime pas pour lui-même

mais parce qu’elle le prend pour un autre, ne songe nullement à reprocher à Mélisse

sa duplicité. En contraste ironique avec les chants de la fête galante, à la fi n de l’acte,

le prince de Thrace aperçoit Amadis et sort pour le combattre. Niquée se lamente sur

la disparition du faux ‘Amadis’.

L’acte V consiste surtout en péripéties tournant autour de l’obsession de Mélisse

pour Amadis, avec l’adjonction d’un nouvel élément magique, qui est l’ombre du

prince de Thrace, qu’Amadis a occis à la fi n de l’acte précédent. Le fantôme est beau-

coup plus conciliant que son avatar en chair et en os, puisqu’il vient annoncer la fi n

des tourments infl igés par Mélisse à Amadis et à Niquée, ce qui provoque le suicide

de la magicienne, évoqué plus haut (V. 4). Les deux dernières scènes identifi ent

l’amour, le théâtre et la joie.

Revenons à notre titre: la tragédie d’Amadis de Grèce peut-elle se considérer comme

une mise en fi ction du pouvoir royal? Il faut s’entendre sur le sens de cette expression:

ce n’est pas dire que le pouvoir de Louis XIV soit imaginaire, ni qu’Amadis de Grèce

cherche à le présenter comme tel. La pièce en est une représentation au second degré,

par l’intermédiaire des tribulations et exploits fi ctifs du héros Amadis. On peut argüer

que la puissance de la France et de son roi à la fi n de la guerre de la Ligue d’Augs-

bourg était plus imaginaire que réelle, mais ce n’est pas là le sens de mise en fi ction.

La pièce évoque fortement le camp de Compiègne, nous pensons l’avoir démontré. Le

camp de Compiègne lui-même est la représentation au moins d’une intention, sinon

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d’une réalité objective: il n’y a qu’à lire Saint-Simon. Or toute représentation est

une fi ction, dans ce sens qu’elle doit être distinguable de l’objet représenté, notion

élémentaire. Mais comment mettre en fi ction ce qui doit être pris pour réel, question

suprêmement importante dans l’économie de la perception royale? S’agit-il simple-

ment de dire, comme le font en substance un très grand nombre d’oraisons funèbres

de Louis XIV: ‘J’éviterai soigneusement la fl atterie et m’en tiendrai aux faits de la

vie du grand monarque disparu’,31 pour adopter aussitôt un discours fl agorneur? La

manière qu’emploie l’historiographe Paul Pellisson-Fontanier est plus subtile: dans

une lettre à Colbert, il propose un rejet du mode épidictique (louange ou blâme) pour

adopter un discours exclusivement judiciaire, dans le sens aristotélicien du terme:

‘Voilà uniquement ce que le roi a fait.’32

Le dessein dont j’ai eu l’honneur de vous entretenir, quoiqu’assez confusément, serait de

décrire toute la dernière guerre.33 Je n’entendrais pas que ce fût en forme de journal,

ni de relation, et de simples Mémoires, ni d’éloges ou de panégyriques, qui sont tous de

caractères, et de styles différents qu’il faut bien distinguer. Ce serait plutôt comme une

grande histoire à la manière de Tite-Live, de Polybe, et des autres Anciens.34

La Motte ne suit pas exactement le modèle de Pellisson, puisqu’il ne cherche pas

à composer une histoire. Le discours explicitement épidictique ne se rencontre

cependant dans Amadis de Grèce qu’au prologue. Il fait place ensuite à une tapisserie

dramatique, mêlant, sur la trame des exploits héroïques de Louis XIV durant la

guerre de la Ligue d’Augsbourg et la magnifi cence du camp de Compiègne, avec

l’appoint du chant, de la musique et de la danse, une série de tableaux et d’actions

sur scène, qui se rapportent ostensiblement à un autre, mais dont la vraie signifi cation

n’est que de susciter l’admiration pour un héros réel, plutôt qu’un héros de légende.

C’est une combinaison d’allusions, d’associations et de métaphores résultant en une

métalepse narrative qui signifi e la victoire du roi éternellement victorieux, seul amant

de Nikè, maîtresse qui lui appartient de droit, parce qu’il est roi en droit et que le roi,

qui ne peut être que bon, ne peut aussi être que victorieux. Fiction? Certainement

pour l’historien, mais fi ction indispensable pour maintenir la réalité du pouvoir

royal.

31 Voir Assaf, La Mort du roi, pp. 89–115.32 Assaf, La Mort du roi, p. 82.33 La Guerre de Dévolution (1667–1668). 34 Cité par Marin, Le Portrait du roi, p. 49.