© The Society for Seventeenth-Century French Studies 2009 DOI 10.1179/175226909X445240
seventeenth-century french studies, Vol. 31 No. 1, 2009, 14–24
Amadis de Grèce ou la mise en fi ction du pouvoir royalFrancis AssafUniversity of Georgia, USA
Le livret de cette tragédie lyrique, représentée par l’Académie royale de musique pour la première fois le 26 mars 1699, et qui traite des amours du héros Amadis de Grèce et de Niquée, fi lle du soudan (sultan) de Thèbes, est de La Motte; la musique est d’André-Cardinal Destouches. Elle a été vraisemblablement composée pour célébrer le camp de Compiègne (août-septembre 1698), grandiose démonstration militaire ostensiblement organisée pour l’instruction du Dauphin, mais en réalité pour marquer que la France demeurait puissante après le Guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688–1697). Louis XIV était censé avoir remporté un triomphe indiscutable sur les Impériaux et l’Angleterre dans la guerre de la Ligue d’Augsbourg. La réalité est plus nuancée: Louis XIV a été obligé de signer une paix de compromis (Les traités de Ryswick), qui donnait à la France certains avantages mais qu’elle avait chèrement payés. La dédicace loue Louis XIV: dans le prologue, les esprits viennent remplacer les symboles d’Amadis par ceux du Roi-Soleil. L’article examine d’une part les points de correspondance historiques (Guerre de la Ligue d’Augsbourg et camp de Compiègne) qui identifi ent Amadis avec Louis XIV et de l’autre l’appareil dramatique qui montre Amadis en prince enchanté.
mots-clés Amadis, tragédie lyrique, La Motte, Destouches, Louis XIV, Guerre de la Ligue d’Augsbourg, Camp de Compiègne
On serait bien excusé de penser que Louis XIV avait lu attentivement La Pratique du
théâtre, sortie pour la première fois quand le Roi-Soleil n’avait que dix-neuf ans. Mais
il n’en avait sûrement pas besoin, ayant bien compris qu’un roi digne de ce nom se
devait d’être un roi-machine, selon le titre d’Apostolidès.1 Voyons néanmoins ce que
dit l’abbé d’Aubignac sur les rapports de la représentation et du pouvoir:
Mais quand durant la guerre on continue ces jeux [c’est-à-dire le théâtre et autres arts
scéniques] dans un Etat, c’est donner des témoignages bien signalés, qu’il a des trésors
1 Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV (Paris: Minuit, 1981).
15AMADIS DE GRÈCE OU LA MISE EN FICTION DU POUVOIR ROYAL
inépuisables et des hommes de reste. Que les périls et les travaux d’une campagne qui
vient de fi nir, et d’une autre qui commencera bientôt, ne changent ni l’esprit, ni l’humeur
ni le courage de ceux qui composent ces armées. Qu’ils sont ravis d’entreprendre de
grandes choses dans la belle saison, puisqu’ils en voient les images durant l’hiver avec tant
de plaisir.2
C’est pratiquement mot pour mot la description à la fois du camp de Compiègne,
tenu à l’automne 1698 après la signature des traités de Ryswick mettant fi n à la
guerre de la Ligue d’Augsbourg, et des deux tragédies lyriques, Amadis de Grèce et
Marthésie première reine des Amazones, composées par Houdar de La Motte (1672–
1731) avec musique de André-Cardinal Destouches (1672–1749) et représentées
respectivement en mars et octobre 1699.3
On ouvrira ici une parenthèse pour fournir un bref aperçu de l’auteur. Né en
janvier 1672, fi ls d’un chapelier parisien, Antoine Houdar fait ses études chez les
jésuites, puis son droit, bien qu’il n’exerce jamais. Il ajoute à son nom celui de la
Motte, une terre acquise par son père dans les environs de Troyes (aujourd’hui dans
l’Aube, région Champagne-Ardennes). Sa première pièce, Les Originaux, ou l’Italien
(1693), est un tel four qu’il abandonne la littérature pour entrer à la Trappe. Il en
ressortira au bout de deux mois. L’œuvre de La Motte est abondante et diverse: poésie
(profane et religieuse), théâtre, seul ou en collaboration (Inès de Castro, sa tragédie
la plus connue, est représentée en 1723), fables, livrets d’opéra et de ballet (L’Europe
galante, avec musique de Campra, connaît en 1697 son premier grand succès), textes
critiques sur la tragédie et la notion de critique elle-même. Il entre à l’Académie
française en 1710. Il était déjà aveugle ou presque à ce moment-là.4 Son Iliade (1714),
en vers et en douze chants, basée sur la traduction de 1699 par la grande helléniste
Anne Lefèvre Dacier (1647–1720), est précédée d’un Discours sur Homère dans
lequel il rejette le culte dont celui-ci était l’objet de la part des Anciens. La parution
de ce texte provoque la deuxième querelle des Anciens et des Modernes (1714–1717),
l’opposant à madame Dacier et à ses partisans. Sa cécité ne l’empêche pas de
continuer ses productions littéraires tout au long de sa vie, y compris un conte
oriental, Salned et Garaldi, paru après 1731, l’année de sa mort (26 décembre). Les
plus grands compositeurs du premier tiers du siècle ont écrit la musique pour ses
livrets: Marais, Destouches, Campra. En 1727, Rameau lui écrit pour lui proposer
de mettre en musique des livrets qu’il composerait.5 Un de ses portraits (1710) est
conservé au palais de Versailles.
Revenons à Louis XIV, qui est, dans un sens, le personnage principal d’Amadis de
Grèce: topos fort bien connu, le mythe irénique du Roi-Soleil, qui ne fait la guerre
que pour assurer la paix, est l’un des piliers de l’industrie encomiastique et de
la propagande royales, dont l’Académie française est l’artisan principal. Elle vise à
2 François Hédelin, abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre (Paris: Antoine de Sommaville, 1657), pp. 2–3.3 Antoine Houdar de La Motte, Amadis de Grèce, dans Œuvres complètes, 2 vols (Genève: Slatkine Reprints,
1970), II, 146–56; Marthésie, première reine des Amazones, dans Œuvres complètes, II, 156–70.4 Voir son discours de réception (8 février 1710): ‘De l’infl uence des grands écrivains sur la perfection des
langues’, {http://www.academie-francaise.fr/immortels/inde} [Interrogé le 25 mars 2009].5 ‘Lettre de M. Rameau à M. Houdart de La Motte, de l’Académie françoise, pour lui demander des paroles
d’opéra’ (25 octobre 1727), in Mercure de France (Genève: Slatkine Reprints, 1970), 88, 174–75. Cette lettre a
été exactement copiée sur l’original trouvé parmi les papiers de M. de La Motte.
16 FRANCIS ASSAF
peindre, tout au long du règne, un portrait du roi, représentation multiforme dans
l’espace et le temps et dont l’objet est de ‘fabriquer’ le corps politique, c’est-à-dire
d’en établir une perception publique qui en fait tout ensemble un objet d’adoration
et un objet d’art. Louis Marin confi rme cela en disant que
[O]n peut considérer que le portrait du roi — ‘c’est Louis’ — constitue le corps sacra-
mentel du monarque qui, comme l’hostie visible sur l’autel renvoie à la transcendance de
verbe dans le mystère du Père, manifeste et scelle à la fois l’indivisibilité insondable de
Louis, les arcana imperii, les mystères de la substance royale. [. . .] Enfi n, le portrait du
roi enveloppe le roi dans son nom comme sa loi englobe son image: le roi comme droit,
le roi comme État, corps fi ctif symbolique du royaume dans sa tête et son âme.6
On notera l’expression, ‘le roi comme droit’, qui montre que l’idée de roi a bien
évolué, depuis ses origines médiévales christocentriques-christomimétques, pour
devenir juricentrique au dix-septième siècle.7 Le christomimétisme n’est toutefois pas
vraiment absent; il est absorbé dans le juricentrisme monarchique. Non seulement les
oraisons funèbres de Louis XIV le font bien voir, mais les traités de souveraineté
rédigés par des clercs ou assimilés, comme le Catéchisme royal de Philippe Fortin de
la Hoguette (v. 1585–ap. 1652), de 1645,8 et d’autres ouvrages subséquents.
Or, comment fonctionne en pratique cette notion du roi incarnant le droit? Les lois
fondamentales sont claires sur ce point, ainsi qu’on peut le voir dans Les Cinq livres
du droit des offi ces, de Charles Loyseau (1566–1627), écrit en 1610:
Car [. . .] la souveraineté est la forme qui donne l’être à l’état, de même l’état et la
souveraineté prise in concreto sont synonymes et l’état est ainsi appelé parce que la
souveraineté est le comble et le période de la puissance où il faut que l’état s’arrête et
s’établisse.
Or elle consiste en puissance absolue, c’est-à-dire parfaite et entière de tout point, que
les canonistes appellent plénitude de puissance, et par conséquent elle est sans degré de
supériorité. [. . .] Et comme la couronne ne peut être si son cercle n’est entier, aussi la
souveraineté n’est point si quelque chose y fait défaut.9
Cette notion abstraite doit forcément déboucher sur du concret, ce qui dans le cas de
Louis XIV est inévitablement la grandeur, une ‘grandeur parfaite’. En la pratiquant,
le roi devient héros, acquérant ipso facto ce qu’on pourrait appeler une apodicticité
existentielle, dont le discours encomiastique est le refl et. L’immense majorité de
ses oraisons funèbres a justement pour thème cette grandeur, invariablement quadri-
partite: le roi grand dans la guerre, dans la paix, dans la religion et dans les arts.
Louis XIV est donc héros à tous points de vue. L’épidéixis des oraisons funèbres n’a
fait d’ailleurs que continuer celle qui a accompagné le roi tout au long de son règne,
6 Louis Marin, Le Portrait du roi (Paris: Minuit, 1981), p. 19.7 Francis Assaf, La Mort du roi: Une Thanatographie de Louis XIV, Biblio 17, 112 (Tübingen: Gunter Narr
Verlag, 1999), p. 21. 8 Voir Dictionnaire des Lettres françaises, éd. par Patrick Dandrey (Paris: Librairie générale française, 1996),
pp. 502–03.9 Charles Loyseau, Les oevvres, contenans les cinq livres dv droict des offi ces les traitez des seigneuries, des
ordres, & simples dignitez, du deguerpissement & delaissement par hypotheque, de la garantie des rentes, &
des abus des iustices de village (Paris: Veuve Aubouin, 1666), p. 8.
17AMADIS DE GRÈCE OU LA MISE EN FICTION DU POUVOIR ROYAL
avec cette différence que, de son vivant, se greffe un topos secondaire sur l’encomium,
le renforçant: la valeur du roi trouve sa voix dans l’inventio des écrivains qui la
louent, comme le fait voir la dédicace par La Motte, thuriféraire du pouvoir déjà bien
avant son admission à l’Académie. Il évoque (sans les nommer) tous les auteurs qui,
avant lui, ont écrit à la gloire de Louis XIV. ‘Si LOUIS a tout fait, Apollon a tout
dit.’10 Ce topos remonte au moins au seizième siècle: le poète est l’indispensable
créateur de la représentation de la gloire royale (c’est-à-dire du pouvoir), qui sans
lui resterait inconnue ou du moins méconnue. Le sonnet d’ouverture des Antiquités
de Rome, de Du Bellay, n’en est peut-être pas le premier exemple, mais c’en est
certainement l’un des plus explicites:
AU ROI
Ne vous pouvant donner ces ouvrages antiques
Pour vostre Sainct-Germain, ou pour Fontainebleau,
Je les vous donne (Sire) en ce petit tableau
Peint, le mieux que j’ay peu, de couleurs poëtiques.
Qui mis sous vostre nom devant les yeux publiques,
Si vous le daignez voir en son jour le plus beau,
Se pourra bien vanter d’avoir hors du tumbeau
Tiré des vieux Romains les poudreuses reliques.
Que vous puissent les Dieux un jour donner tant d’heur,
De rebastir en France une telle grandeur
Que je la voudrois bien peindre en vostre langage:
Et peult estre, qu’à lors vostre grand’ Majesté
Repensant à mes vers, diroit qu’ilz ont esté
De vostre Monarchie un bienheureux presage.11
Dans la dédicace d’Amadis de Grèce, La Motte évoque — topos obligatoire —
les ‘exploits’ bien connus du règne de Louis XIV: conquêtes militaires (toujours
accueillies avec joie par les peuples conquis), hérésie (surtout huguenote, mais aussi
janséniste et quiétiste) mise en déroute, Code Louis,12 édits contre le duel, protection
des arts. Or, en mars 1699, le roi approche de son soixante et unième anniversaire.
L’épuisante guerre de la Ligue d’Augsbourg, dont un des événements les plus
notables, et les plus tragiques, fut la mise à sac du Palatinat par Louvois sur ordre de
Louis XIV, entre 1689 et 1691, s’est conclue en 1697 sur les traités de Ryswick (20
septembre et 30 octobre), mais la victoire défi nitive qu’escomptait le Roi-Soleil n’eut
jamais lieu. Énumérons brièvement les résultats de cette guerre, également connue
sous le nom de Guerre de Neuf Ans, véritable confl it mondial puisque les hostilités
10 ‘Dédicace au roi’, v. 8, dans Œuvres complètes, 2 vols (Genève: Slatkine Reprints, 1970), II, 145.11 {http://www.poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/poemes/joachim_du_bellay/au_roi.html} [Interrogé le 25 mars
2009].12 Le Code Louis est la mise en ordre des lois et juridictions du royaume. Il a été élaboré sous la direction
de Colbert à partir de 1661. En 1667, c’est la justice civile. Les trente-cinq articles traitent surtout de la hiérar-
chisation des différents tribunaux, de la discipline des magistrats et toilettent la procédure. En 1670, c’est la
justice criminelle. On maintient, selon l’esprit de l’époque, la question, les galères et la peine de mort. D’après
{http://fr.wikipedia.org/wiki/Code_Louis} [Interrogé le 19 août 2008].
18 FRANCIS ASSAF
eurent lieu non seulement en Europe mais aussi dans le Nouveau-Monde. À Terre-
Neuve, siège de combats acharnés entre Français et Anglais: attaque de la fl otte
anglaise contre Plaisance13 en 1692, attaques françaises de 1694 contre Ferryland14
et St. John’s15 et le raid de Pierre Le Moyne d’Iberville (1661–1706) sur la presqu’île
Avalon, en 1696. Mentionnons aussi le bombardement et la prise en 1697 de Carta-
gena de las Indias16 par Jean-Bernard Louis Desjean, baron de Pointis (1645–1707).17
Il est évident (pour moi du moins) que cette princesse Niquée que poursuit Amadis
avec tant de constance et de valeur, c’est Nikè, c’est-à-dire la Victoire, maîtresse plus
chérie de Louis XIV que les Lavallière, Fontanges ou Montespan l’ont jamais été.
Plus spécifi quement Louis XIV était censé avoir remporté un triomphe indiscutable
sur les Impériaux et l’Angleterre. La réalité est plus nuancée: Louis XIV a été obligé
de signer par les traités de Ryswick une paix de compromis, qui donnait à la France
certains avantages mais qu’elle avait chèrement payés: elle consentait à évacuer la
Lorraine, mais celle-ci devait demeurer neutre. La Sarre était annexée, ainsi que les
quatre cinquièmes de l’Alsace. En revanche, Louis XIV rendait la plus grande partie
des Pays-Bas espagnols à Charles II et reconnaissait Guillaume II d’Orange-Nassau
comme roi d’Angleterre sous le nom de Guillaume III.
Ostensiblement pour compléter la formation militaire du duc de Bourgogne
(1682–1712), petit-fi ls du roi,18 le camp de Compiègne était en fait une mise en scène
spectaculaire organisée peu après la signature des traités de Ryswick afi n de montrer
aux alliés comme aux ennemis que la France était encore bien riche et puissante. Voici
ce qu’en dit Saint-Simon (1675–1755):
Il n’était question que de Compiègne, où soixante mille hommes venaient former un
camp. Il en fut en ce genre comme du mariage de Mgr le duc de Bourgogne au sien. Le
roi témoigna qu’il comptait que les troupes seraient belles, et que chacun s’y piquerait
d’émulation; c’en fut assez pour exciter une telle émulation qu’on eut après tout lieu de
s’en repentir. Non seulement il n’y eut rien de si parfaitement beau que toutes les troupes,
et toutes à tel point, qu’on ne sut à quels corps en donner le prix, mais leurs commandants
ajoutèrent, à la beauté majestueuse et guerrière des hommes, des armes, des chevaux, les
parures et la magnifi cence de la cour, et les offi ciers s’épuisèrent encore par des uniformes
qui auraient pu orner des fêtes.
Les colonels et jusqu’à beaucoup de simples capitaines eurent des tables abondantes
et délicates, six lieutenants généraux et quatorze maréchaux de camp employés s’y distin-
guèrent par une grande dépense, mais le maréchal de Bouffl ers étonna par sa dépense et
par l’ordre surprenant d’une abondance et d’une recherche de goût, de magnifi cence et
de politesse, qui dans l’ordinaire de la durée de tout le camp, et à toutes les heures de la
nuit et du jour, put apprendre au roi même ce que c’était que donner une fête vraiment
magnifi que et superbe, et à M. le Prince, dont l’art et le goût y surpassait tout le monde,
13 Placentia, en français Plaisance, est une ville de la péninsule d’Avalon dans la province de Terre-Neuve-et-
Labrador au Canada, regroupant les communes de Jerseyside, Freshwater, Dunville et Placentia.14 Hameau de 607 habitants dans la péninsule d’Avalon.15 Capitale de la province canadienne de Terre-Neuve-et-Labrador (100.000 habitants).16 Sur la mer des Antilles, aujourd’hui en Colombie.17 {http://www.heritage.nf.ca/patrimoine/exploration/9years_f.html} [Interrogé le 10 août 2008].18 Fils de Monseigneur et de Marie-Anne de Bavière.
19AMADIS DE GRÈCE OU LA MISE EN FICTION DU POUVOIR ROYAL
ce que c’était que l’élégance, le nouveau et l’exquis. Jamais spectacle si éclatant, si
éblouissant, il le faut dire, si effrayant.19
En fait, la situation de la France à l’issue du confl it était bien moins brillante que
Louis XIV n’espérait le faire croire. Peter Burke évoque l’ode de Boileau sur la prise
de Namur (30 juin 1692),20 victoire également commémorée en peinture et en gravure,
mais elle vit le jour relativement peu après le début des hostilités. A travers l’histoire
métallique de cette guerre, Burke constate une sorte de dévalorisation de la vis bellica
de Louis XIV: médailles commémorant par exemple la marche du Dauphin jusqu’à
l’Escaut, le sauvetage d’un convoi de grain et même, chose honteuse, criminelle, le sac
de Heidelberg, commémoré par une médaille, aussitôt retirée.21
Dans le prologue d’Amadis est représenté un monument élevé à la gloire du héros
par la magicienne Zirphée, tante de Niquée, la fi lle du soudan de Thèbes. Mais tout
de suite Zirphée fait enlever les bas-reliefs et symboles qui représentent la gloire
d’Amadis pour y substituer ceux qui se rapportent à Louis XIV, seul digne de
remplacer le héros romanesque. Le chœur chante les exploits du roi qui, après s’être
illustré dans la victoire, offre à l’univers les bienfaits de la paix. Dans sa thèse
Dramaturgie de la tragédie en musique, Laura Naudeix déclare:
Les exploits du roi sont d’autant plus glorieux que ceux d’Amadis le sont, puisque lui seul
a pu éclipser le héros légendaire. Cependant tous ces prologues se sont progressivement
mués en autant d’exercices de pure rhétorique, vidée de sens. Présenter la tragédie comme
le récit des hauts-faits (sic) d’un héros, digne représentant du roi dans la fi ction, pourrait
avoir pour effet de tromper le public sur la nature et les enjeux de la tragédie.22
En fait ces prologues, du moins ceux des deux tragédies lyriques de La Motte
composée en 1699 (Amadis de Grèce et Marthésie, première reine des Amazones23),
sont loin d’être vides de sens. Dans les deux cas, les pièces sont de toute évidence
composées pour louer la gloire de Louis XIV à l’occasion du camp de Compiègne et,
par extension, les ‘victoires’ de la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Le prologue de
Marthésie met en scène Jupiter disant à Cibelle (Cybèle), en présence de Neptune et
de Junon:
Tu ne peux trop vanter l’exemple des vainqueurs.
Jamais rien de si grand n’a paru sur la terre.
Pour punir de superbes cœurs
Cent fois entre ses mains j’ai remis mon tonnerre. (Prologue, p. 156)
Naudeix a-t-elle raison de refuser de limiter la tragédie au récit — fût il métaphorique
— des hauts faits d’un héros? Oui et non. Si le prologue d’Amadis de Grèce voit le
remplacement des symboles du héros par ceux de Louis XIV, établissant ainsi d’emblée
19 Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, Mémoires complets et authentiques du duc de Saint-Simon sur le siècle
de Louis XIV et la régence, 20 vols (Paris: Hachette, 1856–58), II, chapitre XII (1698) {http://rouvroy.medusis.
com/docs/0212.html?qid=sdx_q12} [Interrogé le 10 août 2008].20 Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV (New Haven et Londres: Yale University Press, 1992), p. 110.21 Mais dont un exemplaire est conservé au département des monnaies et médailles du British Museum. Burke,
The Fabrication of Louis XIV, p. 111.22 Laura Naudeix, Dramaturgie de la tragédie en musique (Paris: Champion, 2004), p. 214.23 La musique est également de Destouches.
20 FRANCIS ASSAF
dans l’esprit des spectateurs une association liant indissolublement celui-ci à celui-là,
ou plutôt remplaçant Amadis par le Roi-Soleil dans la hiérarchie des surhommes,
la tragédie contient nombre d’éléments dramatiques que le seul encomium royal ne
suffi t pas à expliquer. On peut cependant relier de manière générale la quête des deux
héros, le réel et le fi ctif.
A la scène 1 de l’Acte I, Amadis est retenu malgré sa volonté par la magicienne
Mélisse, qui est amoureuse de lui (on reviendra sur ce point), alors qu’il est, lui,
amoureux de Niquée. La scène évoque Ulysse retenu par Circé, un autre héros —
et roi — contrarié dans sa quête par une force essentiellement mauvaise. Le prince
de Thrace24 est lui aussi amoureux de Niquée. Sachant qu’il a un rival en Amadis,
le prince lui promet de l’aider à fuir le palais de Mélisse. Ce Prince de Thrace
pourrait-il constituer une métaphore du sultan turc, soit Mehmed IV (1642–1693,
r. 1648–1687), soit, plus probablement, Soliman II (1642–1691, r. 1687–1691), ou
plutôt l’un (ou même plusieurs de) ses vizirs, de la famille Köprülü,25 peut-être Fazil
Mustapha Köprülü?26 Et Mélisse, à qui pourrait-elle bien correspondre? Seraient-ce
les souverains européens coalisés contre Louis XIV, qui veulent le ‘retenir’ dans une
situation intolérable? L’attachement de Mélisse serait-il alors une contre-métaphore
ironique, signifi ant l’acharnement des ces ennemis contre les ‘légitimes’ aspirations de
Louis XIV? C’est possible: aux deux scènes suivantes, Amadis tente de fuir à la faveur
de la nuit, mais Mélisse oblige le jour à se lever et suscite une troupe qui s’oppose
à son départ. Le chœur et la troupe pastorale chantent les charmes des jardins de
Mélisse pour y retenir Amadis, qui leur ordonne de cesser de l’importuner.
Quoi qu’il en soit, l’encomium louisquatorzien ne saurait en aucun cas constituer
un lit de Procruste sur lequel torturer le texte. C’est à la scène 4 de l’acte I que la
tragédie en tant que telle prend effectivement son essor: les métaphores politico-
historiques ne suffi sent plus à expliquer le comportement de Mélisse, qui accable
Amadis de reproches. Lorsqu’Amadis essaie de lui donner un prétexte pour son
départ, Mélisse lui fait savoir qu’elle est au courant de son amour pour Niquée,
ce qu’il avoue alors, tout en lui demandant pourquoi elle veut le faire changer, lui
remontrant que s’il fait preuve d’inconstance, il ne serait pas digne d’elle, topos bien
connu dans le théâtre comme d’ailleurs dans le roman.27
Le désespoir auquel se livre Mélisse et ses imprécations haineuses contre Amadis
constituent un sommet dramatique notable, mais la séquelle de malédictions qu’elle
lui lance révèle une esthétique plutôt conventionnelle: géants, monstres, gouffres
de fl amme, éléments qui ne peuvent manquer de faire sourire quiconque se souvient
des rodomontades du Capitan Matamore de L’Illusion comique. Nonobstant cette
observation, disons tout de suite qu’Amadis de Grèce constitue bel et bien une
tragédie, puisque Mélisse se suicide à l’avant-dernière scène de la pièce (V. 4). Les
valeurs dramatiques sont donc entièrement respectées, mais il faut constater qu’elles
demeurent indissociables de l’évocation de la gloire du roi et de ses ‘victoires’. Il ne
24 Rappelons que la Thrace est une région partagée aujourd’hui entre la Grèce, La Bulgarie et la Turquie, mais
faisant à l’époque partie de l’empire ottoman.25 D’origine albanaise, mais La Motte n’était pas forcément géographe. 26 Plus connu sous le nom de Kara Mustapha, vizir de 1689 à 1691.27 La princesse de Clèves ne se sert-elle pas d’un argument similaire pour expliquer à Nemours pourquoi elle ne
pourra jamais l’agréer pour amant?
21AMADIS DE GRÈCE OU LA MISE EN FICTION DU POUVOIR ROYAL
saurait en être autrement, étant donné les événements du prologue. Disons donc
que, si un examen exclusivement encomiastique limite et même appauvrit la portée
dramatique d’Amadis de Grèce, une lecture qui ne tiendrait aucun compte des événe-
ments historiques et des enjeux qu’ils comportent dans la réalisation de cette pièce
éliminerait un contexte indiscutable parce que bien présent, privant notre compréhen-
sion d’une indispensable dimension politique. Il nous semble évident que dissocier
dans l’analyse de cette pièce éléments dramatiques et éléments politiques constituerait
une distorsion de l’intention de l’auteur.
L’harmonisation, voire la synthèse de la louange et du drame nous impose alors de
nous pencher sur la question du vraisemblable, inextricablement mêlé au merveilleux.
Il ne faut pas voir là une contradiction: les exploits d’Amadis relèvent du merveilleux,
mais ceux de Louis XIV aussi; ils forment, oxymoriquement, un ‘merveilleux vraisem-
blable’. Ils doivent frapper l’imagination de la Cour et du public au même titre que
les aventures du chevalier légendaire.
Si les unités de temps et d’action sont indiscutables, l’unité de lieu est moins
évidente; au prologue, le théâtre représente un monument magnifi que, élevé (par
Zirphée, rappelons-le) à la gloire d’Amadis de Grèce. Les esprits viennent remplacer
les symboles d’Amadis par ceux de Louis XIV, on l’a vu. A l’acte premier, le théâtre
représente les jardins de Mélisse, d’où l’on découvre dans le fond la tour de Niquée.
A l’acte II, le théâtre représente le perron enfl ammé qui défendait sa gloire. L’acte III
manifeste encore un changement de décor: le théâtre représente une plaine coupée de
quelques ruisseaux. Au milieu, la Fontaine de la Vérité d’Amour, ornée de colonnes
et de statues. Changement encore à l’acte IV: le théâtre représente un endroit du
palais de Mélisse, borné de la mer. Enfi n, à l’Acte V, c’est ‘un antre affreux’, destiné
aux enchantements de Mélisse. Or, que dit l’abbé d’Aubignac?
[L]e Théâtre n’est autre chose qu’une représentation, il ne faut point imaginer qu’il y ait
rien de tout ce que nous y voyons, mais bien les choses mêmes dont nous y trouvons les
images. [. . .] Mais le dramatique ne consistant qu’en actions et non point en récits, et le
lieu étant une dépendance nécessaire et naturellement jointe à l’action, il faut absolument
que le lieu où paraît un acteur, soit l’image de celui où lors agissait le personnage qu’il
représente. (D’Aubignac, pp. 124–25)
Nous voyons donc que, pour d’Aubignac, loin de nuire à la vraisemblance, ces
changements de décor avec les actes la rehaussent même. Il soutient l’unité de
lieu, on le sait, mais pas aux dépens de la vraisemblance théâtrale, qu’il a soin de
distinguer de celle qui préside à la vie réelle.
Mais revenons à l’action. La scène première de l’acte II nous présente à nouveau
des péripéties qu’on peut lire (ou regarder) de manière métaphorique. Ayant vaincu
les monstres et les géants que Mélisse lui a envoyés, Amadis s’apprête à franchir le
perron enfl ammé qui défend la gloire de Niquée, lorsqu’il y lit une inscription:
Un seul peut passer dans ces feux,
Un seul y doit trouver une gloire immortelle;
C’est l’amant le plus généreux
Et le héros le plus fi delle. (II. 1. p. 149)
Inutile de faire ici le détail des batailles de la guerre de la Ligue d’Augsbourg;
l’important c’est que seul le plus généreux amant de la Victoire pourra triompher,
22 FRANCIS ASSAF
c’est-à-dire passer outre à ce perron, ce seuil englouti par les fl ammes. Rappelons à
ce propos que le mot ‘gloire’ appliqué à un amant comporte au dix-septième siècle
une indéniable connotation amoureuse, voire sexuelle. On peut le constater dans au
moins deux pièces de Molière; d’abord Tartuffe:
On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire,
Et l’on veut en jouir avant que de le croire.28
Dans Dom Juan, le mot ‘gloire’ n’est pas prononcé dans la tirade de la scène 2 de
l’acte I, mais il est évident que le protagoniste exprime ses exploits amoureux en
termes militaires et s’en glorifi e; la tirade est trop longue pour la citer ici in extenso,
mais on y relève ces termes: ‘conquête à faire’, ‘triompher de la résistance’, ‘l’ambition
des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire’, ‘étendre mes
conquêtes’.29 La corrélation entre la gloire (précédée nécessairement de la conquête et
du triomphe) et le sexe est donc clairement établie.
Après avoir lu le quatrain, Amadis se réjouit que sa valeur va lui permettre enfi n
de conquérir Niquée. Louis XIV va posséder la victoire; ce n’est pas seulement une
façon de parler; cette possession est aussi charnelle que militaire.
Ayant fait part au prince de Thrace de son allégresse, Amadis voit celui-ci s’opposer
à lui et lui lancer un défi en duel à mort pour la main de Niquée. Il est choqué par la
traîtrise de celui qu’il croyait son allié. Faisant montre d’un intéressant relativisme
moral, le prince lui rétorque que si les rôles étaient renversés, c’est lui, Amadis, qui
serait le perfi de, ce à quoi Amadis répond qu’il ne saurait répandre son sang, mais
qu’il le punira en le forçant à voir son bonheur. Il traverse les fl ammes.
Pourquoi peindre en traître le prince de Thrace, métaphore possible de l’allié otto-
man? Cela peut sembler étrange à première vue: la deuxième guerre austro-turque
met aux prises l’empire ottoman avec celui des Habsbourg de 1683 à 1699, c’est-à-dire
après la fi n de la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Le 26 janvier 1699 est signé le
traité de Karlowitz entre les Habsbourg, Venise, la Pologne et l’Empire ottoman, mais
en fait la dernière bataille opposant les forces austro-prussiennes aux ottomanes
remontait à 1691 et fut l’occasion de la mort du grand vizir Kara Mustapha.30 Il faut
donc faire réintervenir ici la fi ction théâtrale: à ce point de la pièce, le prince de
Thrace n’est plus le sultan ou son vizir, mais tout simplement un rival pour l’amour
de la princesse.
À la scène 3 de l’Acte II, Niquée descend de son trône pour accueillir Amadis, son
héros (Louis XIV, héros de la Victoire). Amadis lui exprime son amour. Les termes
associant Amadis (Louis XIV) et la victoire ne manquent pas: héros de la victoire,
favori de la victoire, chéri de la gloire. À noter que l’amour de Niquée pour Amadis
n’a rien de sentimental: il est motivé par la gloire et les vertus de ce dernier. Les deux
expriment leur amour en termes de victoire et de conquête. Amadis est célébré par les
chevaliers enchantés comme ‘le vainqueur des vainqueurs’. La scène se conclut sur
l’apparition de Mélisse au sein d’un nuage, montée sur un dragon.
28 IV. 5. 1461–62. Dans Œuvres complètes, éd. par Georges Couton, Bibliothèque de la Pléiade, 2 vols (Paris:
Gallimard, 1971), I, 962.29 Œuvres complètes, II, 36.30 19 août 1691, près de Slankamen (nord-ouest de Belgrade) dans l’actuelle Serbie.
23AMADIS DE GRÈCE OU LA MISE EN FICTION DU POUVOIR ROYAL
Les péripéties qui suivent voient l’enlèvement de Niquée par Mélisse. Les fl uctua-
tions de la guerre de la Ligue d’Augsbourg pourraient servir à les illuminer, mais en
fait l’action dramatique se suffi t à elle-même.
La scène 2 de l’acte III est riche en émotions. La louange de la valeur de Louis XIV
fait certainement place ici au tragique, voire au mélodramatique, puisque Amadis fait
preuve de faiblesse en menaçant de se tuer, ce dont Mélisse l’empêche en le conjurant
de renoncer à Niquée et d’accepter son amour à elle. Bien entendu le refus d’Amadis
provoque la haine, la rage et les imprécations de celle-ci, qui lance contre lui un chœur
de magiciens et tente à la scène suivante de détacher Niquée de lui par la magie et les
enchantements. On assiste à un combat entre le droit, c’est-à-dire la légitimité de
l’amour d’Amadis pour Niquée, et le mal que représente Mélisse et qui ne réussira
pas, bien entendu, à détourner les amants de leur destin.
Au début de l’Acte IV (scène 1), on voit Mélisse donner au prince de Thrace les
traits d’Amadis pour détacher Niquée de son véritable amour; en effet celle-ci ne
reconnaîtra plus son amant, se méprenant sur l’identité de son rival. Toute à sa
passion pour celui qui est en fait le prince de Thrace, Niquée annonce à la scène 4 un
concert et une fête galante. Le conducteur de la fête chante, invitant les matelots, et
le public, à goûter les charmes de la paix, derechef allusion directe aux événements
du camp de Compiègne et des traités de Ryswick. Au point de vue dramatique,
l’alternance du chœur et de parties individuelles chantées par un matelot célèbre
le thème d’un embarquement heureux, préfi gurant les joies que dépeindra en 1717
L’Embarquement pour Cythère, de Watteau. Comme toujours dans l’encomiastique
de Louis XIV, la paix implique l’amour, double ‘voyage’ heureux sous la conduite
bienveillante de l’évergète universel.
Pour en revenir à l’action proprement dite, notons ici l’ambiguïté du prince de
Thrace qui, tout en se lamentant sur le fait que Niquée ne l’aime pas pour lui-même
mais parce qu’elle le prend pour un autre, ne songe nullement à reprocher à Mélisse
sa duplicité. En contraste ironique avec les chants de la fête galante, à la fi n de l’acte,
le prince de Thrace aperçoit Amadis et sort pour le combattre. Niquée se lamente sur
la disparition du faux ‘Amadis’.
L’acte V consiste surtout en péripéties tournant autour de l’obsession de Mélisse
pour Amadis, avec l’adjonction d’un nouvel élément magique, qui est l’ombre du
prince de Thrace, qu’Amadis a occis à la fi n de l’acte précédent. Le fantôme est beau-
coup plus conciliant que son avatar en chair et en os, puisqu’il vient annoncer la fi n
des tourments infl igés par Mélisse à Amadis et à Niquée, ce qui provoque le suicide
de la magicienne, évoqué plus haut (V. 4). Les deux dernières scènes identifi ent
l’amour, le théâtre et la joie.
Revenons à notre titre: la tragédie d’Amadis de Grèce peut-elle se considérer comme
une mise en fi ction du pouvoir royal? Il faut s’entendre sur le sens de cette expression:
ce n’est pas dire que le pouvoir de Louis XIV soit imaginaire, ni qu’Amadis de Grèce
cherche à le présenter comme tel. La pièce en est une représentation au second degré,
par l’intermédiaire des tribulations et exploits fi ctifs du héros Amadis. On peut argüer
que la puissance de la France et de son roi à la fi n de la guerre de la Ligue d’Augs-
bourg était plus imaginaire que réelle, mais ce n’est pas là le sens de mise en fi ction.
La pièce évoque fortement le camp de Compiègne, nous pensons l’avoir démontré. Le
camp de Compiègne lui-même est la représentation au moins d’une intention, sinon
24 FRANCIS ASSAF
d’une réalité objective: il n’y a qu’à lire Saint-Simon. Or toute représentation est
une fi ction, dans ce sens qu’elle doit être distinguable de l’objet représenté, notion
élémentaire. Mais comment mettre en fi ction ce qui doit être pris pour réel, question
suprêmement importante dans l’économie de la perception royale? S’agit-il simple-
ment de dire, comme le font en substance un très grand nombre d’oraisons funèbres
de Louis XIV: ‘J’éviterai soigneusement la fl atterie et m’en tiendrai aux faits de la
vie du grand monarque disparu’,31 pour adopter aussitôt un discours fl agorneur? La
manière qu’emploie l’historiographe Paul Pellisson-Fontanier est plus subtile: dans
une lettre à Colbert, il propose un rejet du mode épidictique (louange ou blâme) pour
adopter un discours exclusivement judiciaire, dans le sens aristotélicien du terme:
‘Voilà uniquement ce que le roi a fait.’32
Le dessein dont j’ai eu l’honneur de vous entretenir, quoiqu’assez confusément, serait de
décrire toute la dernière guerre.33 Je n’entendrais pas que ce fût en forme de journal,
ni de relation, et de simples Mémoires, ni d’éloges ou de panégyriques, qui sont tous de
caractères, et de styles différents qu’il faut bien distinguer. Ce serait plutôt comme une
grande histoire à la manière de Tite-Live, de Polybe, et des autres Anciens.34
La Motte ne suit pas exactement le modèle de Pellisson, puisqu’il ne cherche pas
à composer une histoire. Le discours explicitement épidictique ne se rencontre
cependant dans Amadis de Grèce qu’au prologue. Il fait place ensuite à une tapisserie
dramatique, mêlant, sur la trame des exploits héroïques de Louis XIV durant la
guerre de la Ligue d’Augsbourg et la magnifi cence du camp de Compiègne, avec
l’appoint du chant, de la musique et de la danse, une série de tableaux et d’actions
sur scène, qui se rapportent ostensiblement à un autre, mais dont la vraie signifi cation
n’est que de susciter l’admiration pour un héros réel, plutôt qu’un héros de légende.
C’est une combinaison d’allusions, d’associations et de métaphores résultant en une
métalepse narrative qui signifi e la victoire du roi éternellement victorieux, seul amant
de Nikè, maîtresse qui lui appartient de droit, parce qu’il est roi en droit et que le roi,
qui ne peut être que bon, ne peut aussi être que victorieux. Fiction? Certainement
pour l’historien, mais fi ction indispensable pour maintenir la réalité du pouvoir
royal.
31 Voir Assaf, La Mort du roi, pp. 89–115.32 Assaf, La Mort du roi, p. 82.33 La Guerre de Dévolution (1667–1668). 34 Cité par Marin, Le Portrait du roi, p. 49.
Recommended