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ANALYTIQUE DU SUBLIME (4) Jean-François Lyotard Le sublime, à présent Un être par-delà toute beauté le sublime Benjamin Quelque chose pivote aujourd’hui autour du mot « sublime », comme autour d’un axe qui traverserait, de part en part, la pensée de l’art. L’achèvement complet — qui ne date pas d’aujourd’hui — du parcours et de la logique « esthétiques » devient patent, et libère de nouvelles questions. On s’enquiert, ou on s’inquiète de ce qui est à l’art plus essentiel que l’art lui-même. On se soucie de ce par quoi l’art déborde l’art, et l’in-finitise. Poesie, dans sa rubrique ou tribune permanente consacrée au sublime, a déjà publié L ’offrande sublime, de Jean-Luc Nancy (n° 30), Kant ou la simplicité du sublime, deÉliane Escoubas (n° 32) et Sur une tour de Babel dans un tableau de Poussin, de Louis Marin (n° 33). Deux textes de Jean-François Lyotard sont réunis ici, sous un titre forgé à partir d’eux. Ils datent, le premier de la fin de 1982 (Artforum, en anglais), le second de la fin de 1983 (Musée des Beaux-Arts, Bruxelles). Ils s’enchaînent d’une manière évidente. Ils font plus que s’enchaîner : pour une part, ils se répètent. Ce n’est pas seulement parce qu’ils abordent un même objet sous des angles différents, ni à cause de leur caractère d’essai (ou de conférence) circonstanciel. C’est la répétition d’une insistance et d’une attente au bord d’une question. Lyotard dit que ce sont des textes « programmatiques ». Il veut dire : « Je n’ai pas élaboré ce qui y est esquissé. » Mais quel texte n’est pas programmatique ? c’est-à-dire, quel texte n’inscrit pas « à l’avance » quel- que chose qu’il ne maîtrise pas, et qui lui arrive comme l’inouï qui le fait être ce qu’il est? LE SUBLIME ET L’AVANT-GARDE 1 En 1950-1951, Barnett Baruch Newman peint une toile de 2,42 m sur 5,42 m qu’il nomme Vir heroïcus sublimis. Au début des années 1960, ses trois premières sculptures s’intitulent Here I, Here II, Here III. Un autre tableau s’appelle Not over there, here (Nicht dort, hier), deux tableaux ont pour titre Now (Jetzt, ou : Nun), deux autres Be (Sei). En décembre 1948, Newman écrit un essai intitulé : The Sublime is Now (Das Erhabene ist nun). Comment comprendre que le sublime, disons provisoirement l’objet de l’expérience sublime, soit ici et maintenant ? Est-ce qu’au contraire il n’est pas essentiel à ce sentiment de faire allusion à quelque chose qui ne peut pas être montré, ou comme disait Kant, présenté (dargestelltl). Dans un court texte inachevé de la fin de 1949, Prologue for a New Esthetic (Vorrede zu einer neuen Aesthetik), Newman écrit que dans ses tableaux il ne s’atta- che pas « à la manipulation de l’espace, ni à l’image, mais à une sensation 97 © ÉDITIONS BELIN / HUMENSIS. TOUS DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS - PAGE TÉLÉCHARGÉE SUR LE SITE PO-ET-SIE.FR - VOIR LES « CONDITIONS GÉNÉRALES D’UTILISATION » DE CE SITE.

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ANALYTIQUE DU SUBLIME (4)

Jean-François Lyotard

Le sublime, à présent

Un être par-delà toute beauté le sublime Benjamin

Quelque chose pivote aujourd’hui autour du mot « sublime », comme autour d’un axe qui traverserait, de part en part, la pensée de l’art. L’achèvement complet — qui ne date pas d’aujourd’hui — du parcours et de la logique « esthétiques » devient patent, et libère de nouvelles questions. On s’enquiert, ou on s’inquiète de ce qui est à l’art plus essentiel que l’art lui-même. On se soucie de ce par quoi l’art déborde l’art, et l’in-finitise.

Poesie, dans sa rubrique ou tribune permanente consacrée au sublime, a déjà publié L ’offrande sublime, de Jean-Luc Nancy (n° 30), Kant ou la simplicité du sublime, deÉliane Escoubas (n° 32) et Sur une tour de Babel dans un tableau de Poussin, de Louis Marin (n° 33).

Deux textes de Jean-François Lyotard sont réunis ici, sous un titre forgé à partir d’eux. Ils datent, le premier de la fin de 1982 (Artforum, en anglais), le second de la fin de 1983 (Musée des Beaux-Arts, Bruxelles). Ils s’enchaînent d’une manière évidente. Ils font plus que s’enchaîner : pour une part, ils se répètent. Ce n’est pas seulement parce qu’ils abordent un même objet sous des angles différents, ni à cause de leur caractère d’essai (ou de conférence) circonstanciel. C’est la répétition d’une insistance et d’une attente au bord d’une question. Lyotard dit que ce sont des textes « programmatiques ». Il veut dire : « Je n’ai pas élaboré ce qui y est esquissé. » Mais quel texte n’est pas programmatique ? c’est-à-dire, quel texte n’inscrit pas « à l’avance » quel­que chose qu’il ne maîtrise pas, et qui lui arrive comme l’inouï qui le fait être ce qu’il est ?

LE SUBLIME ET L’AVANT-GARDE

1

En 1950-1951, Barnett Baruch Newman peint une toile de 2,42 m sur 5,42 m qu’il nomme Vir heroïcus sublimis. Au début des années 1960, ses trois premières sculptures s’intitulent Here I, Here II, Here III. Un autre tableau s’appelle Not over there, here (Nicht dort, hier), deux tableaux ont pour titre Now (Jetzt, ou : Nun), deux autres Be (Sei). En décembre 1948, Newman écrit un essai intitulé : The Sublime is Now (Das Erhabene ist nun).

Comment comprendre que le sublime, disons provisoirement l’objet de l’expérience sublime, soit ici et maintenant ? Est-ce qu’au contraire il n’est pas essentiel à ce sentiment de faire allusion à quelque chose qui ne peut pas être montré, ou comme disait Kant, présenté (dargestelltl). Dans un court texte inachevé de la fin de 1949, Prologue for a New Esthetic (Vorrede zu einer neuen Aesthetik), Newman écrit que dans ses tableaux il ne s’atta­che pas « à la manipulation de l’espace, ni à l’image, mais à une sensation

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de temps ». Il ne s’agit pas, ajoute-t-il, du temps chargé de sentiments de nostalgie, de grands drames, d’associations et d’histoire, qui a été le sujet constant de la peinture. Le texte s’interrompt sur cette dénégation.

De quel temps s’agissait-il, quel était le now que Newman avait en vue ? Son ami et commentateur, Thomas B. Hess, croit pouvoir écrire que ce temps était le Makom ou le Hamakom de la tradition hébraïque, le là, le site, le lieu, qui est l’un des noms donné par la Torah au Seigneur, à l’innommable. Je n’en sais pas assez sur Makom pour dire que c’est à lui que Newman pensait. Mais qui en sait assez sur now? Assurément, New­man ne pouvait pas songer à « l’instant présent », celui qui essaie de se tenir entre l’avenir et le passé, et se fait dévorer par eux. Le maintenant est l’une des « extases » de la temporalité analysées depuis Augustin et Hus­serl par une pensée qui a essayé de constituer le temps à partir de la conscience. Le now de Newman, now tout court, est inconnu à la conscience, il n’est pas constituable par elle. Il est plutôt ce qui la désem­pare, la destitue, ce qu’elle n’arrive pas à penser, et même ce qu’elle oublie pour se constituer elle-même. Ce que nous n’arrivons pas à penser, c’est que quelque chose arrive, dass etwas geschieht. Ou plutôt, et plus simple­ment qu’il arrive... dass es geschieht. Non pas un grand événement, au sens des media. Ni même un petit. Mais une occurrence.

Il ne s’agit pas d’une question de sens ni de réalité portant sur ce qui arrive, sur ce que cela veut dire. Avant de se demander ce que c’est, ce que ça signifie, avant le quid, il faut « d’abord », pour ainsi dire, qu’ « il arrive », quod. Qu’il arrive « précède » pour ainsi dire toujours la question qui porte sur ce qui arrive. Ou plutôt la question se précède elle-même. Car « qu’il arrive », c’est la question en tant qu’événement, « ensuite » elle porte sur l’événement qui vient d’arriver. L’événement arrive comme point d’interrogation « avant » d’arriver comme interrogation. Il arrive, es ges­chieht, est plutôt « d’abord » arrive-t-il, est-ce, est-il possible ? « Ensuite » seulement se détermine le point par l’interrogation : arrive-t-il que ceci ou cela, est-ce ceci ou cela, est-il possible que ceci ou cela ?

Un événement, une occurrence, ce que Martin Heidegger appelait ein Ereignis est infiniment simple, mais cette simplicité ne peut être approchée que dans le dénuement. Ce qu’on appelle la pensée doit être désarmée. Il y a une tradition et une institution de la philosophie, de la peinture, de la politique, de la littérature. Ces « disciplines » ont aussi un avenir, sous la forme d’Écoles, de programmes, de projets de recherche, de « tendances ». La pensée s’y exerce sur ce qui est reçu, elle cherche à le réfléchir et à le surmonter. Elle cherche à déterminer ce qui a déjà été pensé, écrit, peint, socialisé, pour déterminer ce qui ne l’a pas été. Nous connaissons cela, c’est notre pain quotidien. C ’est du pain de guerre, du biscuit de soldat. Mais cette agitation, au sens le plus noble (Agitation est le mot par lequel Kant désigne l’activité de l’esprit qui a du jugement, et qui l’exerce), cette agitation n’est possible qu’autant que quelque chose reste à déterminer, qui ne l’a pas été encore. On peut s’efforcer de le déterminer en construisant un système, une théorie, un programme, un projet, et il le faut. En l’anticipant. On peut aussi s’interroger sur ce « reste », laisser venir l’indéterminé comme point d’interrogation.

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Ce qui est présupposé par les disciplines et les institutions de la pensée, c’est que tout n’a pas été dit, inscrit, enregistré. Les mots entendus ou pro­noncés ne sont pas les derniers mots. « Après » une phrase, « après » une couleur, il arrive une phrase encore, une couleur. On ne sait pas laquelle. On croit le savoir si l’on fait confiance aux règles qui permettent d’enchaî­ner phrase sur phrase, couleur sur couleur, et qui sont conservées précisé­ment dans les institutions du passé et du futur dont j ’ai parlé. L’École, le programme, le projet déclarent qu’après telle phrase, telle phrase ou du moins telle sorte de phrase est obligatoire, telle sorte de phrase est permise, telle sorte de phrase est interdite. Il en va de la peinture comme des autres activités de la pensée. Après une œuvre picturale, une autre est nécessaire, ou permise, ou défendue. Après telle couleur, telle autre, après tel trait tel trait. Il n’y a pas de différence majeure entre un manifeste avant-gardiste et un programme d’études à l’École des Beaux-Arts, si on les examine sous ce rapport-là au temps. Ils sont l’un et l’autre des options relatives à ce qu’il est bon qu’il arrive ultérieurement. Mais aussi l’un et l’autre oublient cette possibilité : que rien n’arrive, que les mots, les couleurs, les formes, ou les sons manquent, que la phrase soit la dernière, que le pain ne soit pas quoti­dien. Cette misère est celle à laquelle le peintre a affaire avec la surface plastique, le musicien avec la surface sonore, le penseur avec le désert de la pensée, etc. Pas seulement devant la toile blanche ou la page blanche, au « début » de l’œuvre, mais chaque fois que quelque chose se fait attendre, donc fait question, à chaque point d’interrogation, à chaque « et mainte­nant ».

On associe souvent à l’éventualité que rien n’arrive le sentiment d’angoisse. C ’est un terme connoté par les philosophies modernes de l’exis­tence et de l’inconscient. Il confère à l’attente dont il il s’agit (s’il s’agit bien d’une attente) une valeur principalement négative. Mais le suspens peut s’accompagner aussi de plaisir, par exemple de celui d’accueillir l’inconnu, et même de joie, pour parler comme Baruch Spinoza, celle que procure l’accroissement d’être qu’apporte l’événement. C ’est plus probablement un sentiment contradictoire. Il est du moins un signe, le point d’interrogation lui-même, la façon dont II arrive se retient et s’annonce : Arrive-t-il? La question peut se moduler sur tous les tons, comme dirait Derrida. Mais le point de l’interrogation est « maintenant », now, comme le sentiment qu’il peut ne rien arriver : le néant maintenant.

Ce sentiment contraditoire, plaisir et peine, joie et angoisse, exaltation et dépression, a été baptisé ou re-baptisé, entre le xvIIe et xvIIIe siècle euro­péen, du nom de sublime. C ’est sur ce nom que le sort de la poétique classi­que a été joué et perdu, c’est en ce nom que l’esthétique a fait valoir ses droits critiques sur l’art et que le romantisme, c’est-à-dire la modernité, a triomphé.

Il est de la compétence de l’historien d’art d’expliquer comment le nom de sublime revient sous la plume d’un peintre juif new-yorkais dans les années 40. Le mot sublime est aujourd’hui d’un usage courant en français populaire pour signifier ce qui provoque l’étonnement (à peu près le great américain) et l’admiration. Mais l’idée qu’il connote appartient aussi à la réflexion la plus rigoureuse sur l’art depuis au moins deux siècles. New­

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man n’ignore pas l’enjeu esthétique et philosophique auquel le mot sublime est attaché. Il a lu l’Inquiry d’Edmund Burke. Il critique la description trop « surréaliste » selon lui que Burke donne de l’œuvre sublime. Autant dire qu’à l’inverse, Newman juge le surréalisme trop tributaire d’une approche préromantique ou romantique de l’indéterminé. Quand donc il recherche la sublimité dans l’ici et le maintenant, Newman rompt avec l’éloquence de l’art romantique, mais il n’en rejette pas la tâche fondamentale, qui est que l’expression picturale ou autre soit le témoin de l’inexprimable. L’inexpri­mable ne réside pas en un là-bas, un autre monde, un autre temps, mais en ceci : qu’il arrive (quelque chose). Dans la détermination de l’art pictural, l’indéterminé, le Il arrive, c’est la couleur, le tableau. La couleur, le tableau, en tant qu’occurrence, événement, n’est pas exprimable, et c’est cela dont il a à témoigner.

Pour être fidèle à ce déplacement en quoi consiste peut-être toute la dif­férence entre le romantisme et l’avant-gardisme « moderne », il faudrait traduire The Sublime is Now non pas par : Le sublime est maintenant, mais par : Maintenant, tel est le sublime. Non pas ailleurs, non pas là-haut, ni là- bas, ni plus tôt, ni plus tard, ni autrefois. Ici, maintenant, il arrive que... et c’est ce tableau. Que maintenant et ici, il y ait ce tableau plutôt que rien, c’est cela qui est sublime. Le dessaisissement de l’intelligence qui saisit, son désarmement, l’aveu que cela, cette occurrence de peinture, n’était pas nécessaire, ni même prévisible, le dénuement devant Arrive-t-il ?, la garde de l’occurrence « avant » toute défense, illustration ou commentaire, la garde « avant » qu’on prenne garde, et qu’on regarde, sous l’égide de now, c’est cela la rigueur de l’avant-garde. Dans la détermination de l’art litté­raire cette exigence à l’égard de Arrive-t-il ? trouverait l’une de ses plus rigoureuses mises en œuvre dans le How to Write de Gertrude Stein. C ’est toujours le sublime au sens de Burke et de Kant, et ça n’est plus leur sublime.

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J’ai dit que le sentiment contradictoire par lequel s’annonce et se man­que l’indéterminé a été l’enjeu de la réflexion sur l’art de la fin du xvIIe siè­cle à la fin du xvIIIe. Le sublime est peut-être le mode de la sensibilité artis­tique qui caractérise la modernité. Un paradoxe est qu’il a été présenté à la discussion des lettrés et défendu avec énergie par l’écrivain français que l’histoire littéraire range parmi les défenseurs les plus acharnés du classi­cisme des Anciens. En 1674 Boileau publie son Art poétique, mais aussi sa traduction, ou sa transcription du Περι του υψου, Du sublime. C ’est un traité, ou plutôt un essai, attribué à un certain Longinus sur l’identité duquel il y a eu longtemps confusion, et qu’on situe à peu près aujourd’hui à la fin du IIIe siècle de notre ère. L’auteur est un rhétoricien. Il enseigne en principe les moyens qu’a l’orateur de persuader ou d’émouvoir (selon le genre) son auditoire. La didactique de l’art oratoire est alors traditionnelle depuis Aristote, Cicéron et Quintilien. Elle a été essentielle à l’institution républicaine : il faut savoir parler devant les assemblées et les tribunaux.

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On peut attendre que le texte de Longin reprenne les maximes et les conseils transmis par cette tradition, en perpétuant la forme didactique de la τέΧνηρητορικ ή. Or l’économie du texte est affectée d’une incertitude, comme si son sujet, le sublime, l’indéterminé, en déstabilisait le projet didactique. Je ne puis analyser ici ce flottement. Boileau et beaucoup de commentateurs y sont sensibles et concluent qu’on ne peut traiter du sublime que dans le style sublime. Longin tente bien de définir la sublimité dans le discours, elle est, dit-il inoubliable, irrésistible, et surtout elle donne beaucoup à penser, il y a «à partir d’elle beaucoup de réflexion » (où πολλ- ήάναθερησλς). Il essaie encore de déterminer les sources du sublime dans l’éthos de l’orateur, dans son pathos, dans les procédés du discours : figu­res, choix des mots et du régistre d’énonciation, composition. Il cherche ainsi à se plier aux canons du genre traité (de rhétorique, de poétique, de politique), lui-même destiné à fournir un modèle aux praticiens.

Cependant des obstacles majeurs s’opposent à l’exposé régulier d’une rhétorique ou d’une poétique quand il s’agit du sublime. Il y a par exemple, écrit Longin, un sublime de pensée, qui se marque parfois dans le discours par l’extrême simplicité du tour, là où le caractère élevé du locuteur faisait attendre plus de solennité, et parfois même par le silence pur et simple. Je veux bien qu’on tienne ce silence pour une figure encore. On m’accordera cependant qu’elle est la plus indéterminée d’entre elles. Mais que subsiste- t-il de la rhétorique (et de la poétique aussi bien) quand le rhétoricien déclare dans la traduction de Boileau que pour atteindre l’effet sublime « il n’y a pas de figure plus excellente que celle qui est tout à fait cachée, et quand on ne reconnaît point que c’est une figure » ? Ou bien y a-t-il des procédés pour cacher les figures, y a-t-il des figures d’effacement des figures ? Comment distinguer une figure cachée et une non-figure ? Et qu’est-ce qu’une non-figure ? Et ceci encore paraît un coup majeur porté à la fonction didactique : quand il est sublime, le discours s’accomode de défauts, de défauts de goût, d’imperfections formelles. Le style de Platon par exemple est plein d’enflures, de boursouflures, de comparaisons for­cées, bref Platon est un maniériste ou un baroque comparé à un Lysias, ou Sophocle à un Ion, ou Pindare à un Bacchylide, reste que comme les pre­miers nommés il est sublime, et les seconds seulement parfaits. Une défail­lance dans le métier est donc vénielle si elle est le prix à payer d’une « vraie grandeur ». La grandeur du discours est vraie quand il porte témoignage de l’incommensurabilité de la pensée avec le monde réel.

Est-ce la transcription donnée par Boileau qui incline à cette analogie, ou bien l’influence du jeune christianisme sur Longin ? Que la grandeur de l’esprit ne soit pas de ce monde, cela ne peut manquer de rappeler la dis­tinction pascalienne des ordres. La perfection exigible dans le domaine de la technè n’est pas nécessairement une qualité en matière de sentiment sublime. Longin va même jusqu’à donner en exemple d’effet sublime des bouleversements dans la syntaxe réputée naturelle et raisonnable. Quant à Boileau, dans la Préface qu’il fait au texte de Longin en 1674, et plus encore dans les additions qu’il y ajoute en 1683 et 1701 et dans la Xe Réflexion publiée après sa mort en 1710, il consomme la rupture indi­quée avec l’institution classique de la technè : le sublime ne s’enseigne pas,

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la didactique est impuissante à son égard ; il n’est pas lié à des règles déter­minables par une poétique ; il demande seulement que le lecteur ou l’audi­teur ait de la conception, du goût, et qu’il « sente ce que tout le monde sent d’abord ». Boileau prend ainsi le même parti que le Père Bouhours en 1671 quand il déclarait que le respect des règles est insuffisant pour obtenir une œuvre belle, qu’il y faut en outre un « je ne sais quoi » appelé aussi génie qui est « incompréhensible et inexplicable », un « don du ciel », essentiel­lement « caché », et reconnaissable par ses seuls « effets » sur le destina­taire. Et dans la polémique qui l’oppose à Huet pour savoir si le Fiat lux, et lux fuit de la Bible est sublime comme l’estimait Longin, Boileau fait appel à l’opinion des Messieurs de Port-Royal et particulièrement de Silvestre de Saci : les Jansénistes sont maîtres en matière de signification cachée, de silence qui parle, de sentiment transcendant à toute raison, et finalement de réceptivité au Arrive-t-il ?

Ce qui se joue dans ces disputes théologico-poétiques, c’est le statut des œuvres de l’art. Sont-elles les copies d’un modèle idéal ? Une réflexion sur les plus parfaites d’entre elles peut-elle en dégager des règles de formation qui les assure d’atteindre leur but, la persuasion, le plaisir? A cette réflexion, l’entendement peut-il pourvoir à suffisance ? En se concentrant sur le thème de la sublimité et de l’indétermination, la méditation sur les œuvres fait subir une mutation majeure à la technè et aux institutions qui lui sont liées, Académies, Écoles, maîtres et disciples, goût, public éclairé formé par les princes et les courtisans. C ’est la destination même ou la des­tinée des œuvres qui est interrogée. La prédominance de l’idée de technè plaçait les œuvres sous une multiple régulation, celle du modèle enseignée dans les ateliers, les Écoles, les Académies, celle du goût partagé par les publics aristocratiques, celle d’une finalité de l’art, qui était d’illustrer la gloire d’un nom, divin ou humain, auquel s’attachait la perfection de telle vertu cardinale. L’idée de sublime dérègle cette harmonie.

Grossissons les traits de ce dérèglement. La technè devient sous la plume de Diderot « le petit technique ». L’artiste cesse d’être guidé par une culture qui faisait de lui le destinateur et le maître d’un message de gloire, il est, en tant que génie, le destinataire involontaire d’une inspiration venue à lui d’un « je ne sais quoi ». Le public ne juge plus sur les critères d’un goût régi par la tradition d’un plaisir partagé : des individus inconnus de l’artiste (le « peuple ») lisent des livres, parcourent les salles des Salons, se pressent dans les théâtres et les concerts publics, ils sont la proie de senti­ments imprévisibles, choqués, admiratifs, méprisants, indifférents. La ques­tion n’est pas de leur plaire en les amenant à s’identifier à un nom et à par­ticiper à la glorification de sa vertu, mais de les surprendre. « Le sublime, écrit Boileau, n’est pas à proprement parler quelque chose qui se prouve et qui se démontre, mais c’est un merveilleux qui saisit, qui frappe et qui fait sentir ». Les imperfections mêmes, les entorses au goût, la laideur ont leur part dans l’effet de choc. L’art n’imite pas la nature, il crée un monde à côté, eine Zwischenwelt, dira Paul Kl ee, eine Nebenwelt, pourrait-on dire, où le monstrueux et l’informe ont leur droit puisqu’ils peuvent être sublimes.

On m’excusera de simplifier à un tel point la transformation qui a lieu

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avec le développement moderne de l’idée de sublime. On en trouverait la trace avant les temps modernes, dans l’esthétique médiévale, celle des Vic- torins par exemple. Elle explique en tout cas que la réflexion sur l’art ne porte plus essentiellement sur le destinateur des œuvres, qu’on abandonne à la solitude du génie, mais sur leur destinataire. Il convient désormais d’analyser les manières d’affecter celui-ci, ses manières de recevoir et d’éprouver les œuvres, sa façon de juger celles-ci. C ’est ainsi que l’esthéti­que, l’analyse des sentiments de l’amateur vient supplanter les poétiques et la rhétorique, qui sont des didactiques destinées à l’artiste. Non plus : com­ment faire de l’art ? mais : qu’est-ce qu’éprouver l’art? Or l’indétermination fait retour jusque dans l’analyse de cette dernière question.

3

Baumgarten publie l’ Aesthetica, la première Esthétique, en 1750. Kant dira brièvement de cette œuvre qu’elle repose sur une erreur. Baumgarten confond le jugement dans son usage déterminant lorsque l’entendement organise les phénomènes selon ses catégories et le jugement dans son usage réfléchissant où sous la forme du sentiment, il se rapporte à la relation indéterminée entre les facultés du sujet. L’esthétique de Baumgarten reste tributaire d’une relation conceptuellement déterminée avec l’œuvre d’art. Le sentiment du beau est pour Kant un plaisir suscité par une harmonie libre entre la fonction des images et celle des concepts à l’occasion d’un objet d’art ou de nature. Celui du sublime est encore indéterminé : un plai­sir mêlé de peine, un plaisir qui vient de la peine. A l’occasion d’un objet, absolument grand, le désert, une montagne, une pyramide, ou absolument puissant, une tempête sur l’océan, l’éruption d’un volcan, qui donc, comme tous les absolus, ne peut qu’être pensé, sans intuition sensible, comme une Idée de la raison, la faculté de présentation, l’imagination, échoue à fournir une représentation convenable de cette Idée. Cet échec dans l’expression suscite une peine, une sorte de clivage dans le sujet entre ce qu’il peut concevoir et ce qu’il peut imaginer. Mais cette peine à son tour engendre un plaisir, et un plaisir double : l’impuissance de l’imagination atteste a contrario qu’elle cherche à faire voir même ce qui ne peut pas l’être, et qu’ainsi elle vise à harmoniser son objet avec celui de la raison ; et d’autre part l’insuffisance des images est un signe de l’immensité du pouvoir des Idées. Ce déréglage des facultés entre elles donne lieu à l’extrême tension (l’agitation, dit-il) qui caractérise le pathos du sublime à la différence du calme sentiment du beau. A la limite de la rupture, l’infini ou l’absolu de l’Idée peut se faire reconnaître dans ce que Kant nomme une présentation négative, ou même une non-présentation. Il cite la loi juive de l’interdiction des images comme un exemple éminent de présentation négative : le plaisir des yeux réduit à presque rien donne à penser infiniment l’infini. Avant même que l’art romantique soit dégagé de la figure classique et baroque, la porte est ainsi ouverte sur une recherche en direction de l’art abstrait et de l’art minimal. L’avant gardisme est ainsi en germe dans l’esthétique kan­tienne du sublime. Cependant l’art dont celle-ci analyse les effets consiste évidemment, pour l’essentiel, à représenter des sujets sublimes. Et la ques-

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tion du temps, du Arrive-t-il ? ne fait pas partie, au moins explicitement, de la problématique de Kant en cette matière.

Je la crois au contraire au centre de la Philosophical Inquiry into the Ori- gin o f our Ideas of the Sublime and Beautiful que Edmund Burke publie en 1757. Kant a beau rejeter la thèse de Burke pour empirisme et physiolo- gisme, il a beau lui emprunter d’autre part l’analyse de la contradiction qui caractérise le sentiment de sublime, il dépouille l’esthétique de Burke de ce que je crois être son enjeu majeur, qui est de montrer que le sublime est suscité par la menace que plus rien n’arrive. Le beau donne un plaisir posi­tif. Mais il y a une autre sorte de plaisir, il est lié à une passion plus forte que la satisfaction, qui est la douleur et l’approche de la mort. Dans la dou­leur le corps affecte l’âme. Mais l’âme peut aussi affecter le corps comme s’il éprouvait une douleur d’origine externe, par le seul moyen de représen­tations associées inconsciemment à des situations douloureuses. Cette pas­sion toute spirituelle s’appelle, dans le lexique de Burke, la terreur. Or les terreurs sont liées à des privations : privation de la lumière, terreur des ténèbres ; privation d’autrui, terreur de la solitude ; privation du langage, terreur du silence ; privation des objets, terreur du vide ; privation de la vie, terreur de la mort. Ce qui terrifie, c’est que le Il arrive que n’arrive pas, cesse d’arriver.

Pour que cette terreur se mêle de plaisir et compose avec lui le sentiment sublime, il faut encore, écrit Burke, que la menace qui l’engendre soit sus­pendue, tenue à distance, retenue. Ce suspense, cet amoindrissement d’une menace ou d’un danger, provoque une sorte de plaisir qui n’est certes pas celui d’une satisfaction positive, mais plutôt d’un soulagement. C ’est encore une privation, mais au second degré : l’âme est privée de la menace d’être privée de lumière, de langage, de vie. Ce plaisir de privation seconde, Burke le distingue du plaisir positif, il le baptise delight, délice.

Voici donc comment s’analyse le sentiment sublime : un objet très grand, très puissant, menaçant donc de priver l’âme de tout « Il arrive », la frappe d’ « étonnement » (à de moindres degrés d’intensité, l’âme est saisie d’admiration, de vénération, de respect). Elle est stupide, immobilisée, comme morte. En éloignant cette menace, l’art procure un plaisir de soula­gement, de délice. Grâce à lui, l’âme est rendue à l’agitation entre la vie et la mort, et cette agitation est sa santé et sa vie. Le sublime n’est plus pour Burke affaire d’élévation (qui est la catégorie par laquelle Aristote distin­guait la tragédie), il est affaire d’intensification.

Une autre observation de Burke mérite attention parce qu’elle annonce un affranchissement possible des œuvres par rapport à la règle classique de l’imitation. Dans le long débat sur les avantages respectifs de la peinture et de la poésie, Burke prend parti pour celle-ci. La peinture est condamnée à l’imitation des modèles et à leur représentation figurative. Mais si l’objet de l’art est de faire éprouver des sentiments intenses au destinataire des œuvres, la figuration au moyen d’images est une contrainte qui limite les possibilités de l’expression émotionnelle. Dans les arts du langage, dans la poésie notamment, et dans la poésie considérée par Burke non pas comme un genre avec ses règles, mais comme le champ où se donnent cours cer­taines recherches sur le langage, le pouvoir d’émouvoir est libre des vrai-

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semblances figuratives. « Que fait-on quand on veut représenter un ange dans un tableau ? On peint un beau jeune homme ailé : mais la peinture fournira-t-elle jamais rien d’aussi grand que l’addition de ce seul mot : l’Ange du Seigneur ? » Et comment peindre, à égalité de puissance dans le sentiment, le « A universe of death » sur lequel s’achève le voyage des Anges déchus, dans le Paradise Lost de Milton ?

Les mots jouissent de plusieurs privilèges dans l’expression des senti­ments : ils sont eux-mêmes chargés d’associations passionnelles ; ils peu­vent évoquer ce qui appartient à l’âme sans considération du visible ; enfin, ajoute Burke, « il est en notre pouvoir de faire au moyen des mots des com­binaisons impossibles de toute autre manière ». Poussés par l’esthétique du sublime, à la recherche des effets intenses, les arts, quel que soit leur maté­riau, peuvent et doivent négliger l’imitation des modèles seulement beaux, et s’essayer à des combinaisons surprenantes, insolites, choquantes. Le choc par excellence, c’est qu’il arrive (quelque chose) au lieu de rien, la privation suspendue.

Ces analyses de Burke peuvent aisément, on s’en doute, être reprises et commentées dans une problématique lacano-freudienne (ce qu’ont fait Pierre Kaufman et Baldine Saint-Girons). Je les rappelle dans un autre esprit, celui que commande mon sujet, l’avant-garde. J’ai voulu suggérer qu’à l’orée du romantisme, l’élaboration de l’esthétique du sublime par Burke et, à un moindre titre, par Kant indique un monde de possibilités d’expériences artistiques dans lequel les avant-gardes vont tracer leurs che­minements. Il ne s’agit pas en général d’influences directes, empiriquement observables. Manet, Cézanne, Braque et Picasso n’ont probablement pas lu Kant ni Burke. Il s’agit plutôt d’une déviation irréversible dans la destina­tion des œuvres, qui affecte toutes les valences de la condition artistique. L’artiste essaie des combinaisons qui permettent l’événement. L’amateur n’éprouve pas un plaisir simple, il ne tire pas de bénéfice éthique de son contact avec les œuvres, il attend d’elles une intensification de ses capacités d’émotion et de conception, une jouissance ambivalente. L’œuvre ne se plie pas à des modèles, elle essaie de présenter qu’il y a de l’imprésentable ; elle n’imite pas la nature, elle est un artefact, un simulacre. La communauté sociale ne se reconnaît pas dans les œuvres, elle les ignore, elle les rejette comme incompréhensibles, puis elle accepte que l’avant-garde intellec­tuelle les conserve dans les musées comme des traces de tentatives qui por­tent témoignage de la puissance de l’esprit et de son dénuement.

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Avec l’esthétique du sublime, l’enjeu des arts au xIxe et au xxe siècle est de se faire les témoins de ce qu’il y a de l’indéterminé. Pour la peinture, le paradoxe signalé par Burke dans ses observations sur le pouvoir des mots est que ce témoignage ne peut se faire que de façon déterminée. Le support, le cadre, les lignes, les couleurs, l’espace, les figures restant pour l’essentiel, dans l’art romantique, assujettis à la contrainte représentative. Mais la contradiction entre la fin et les moyens a pour effet, avec Manet et Cézanne déjà, de remettre en question certaines règles qui déterminent

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depuis le Quattrocento la représentation des figures dans l’espace et la dis­position des couleurs et des valeurs. En lisant la correspondance de Cézanne, on comprend que son œuvre n’est pas celle d’un peintre de talent qui aurait trouvé son « style », mais qu’elle est un essai de réponse à la question : qu’est-ce qu’un tableau ? Son travail a pour enjeu de n’inscrire sur le support que les « sensations colorantes », les « petites sensations », qui constituent, à elles seules, dans l’hypothèse de Cézanne, toute l’exis­tence picturale d’un objet, fruits, montagne, visage, fleur, sans considéra­tion ni pour l’histoire ou le « sujet » ni pour la ligne ni pour l’espace ni même pour la lumière. Ces sensations élémentaires sont cachées dans la perception ordinaire qui reste sous l’hégémonie de la manière de regarder habituelle ou classique. Elles ne sont accessibles au peintre, et donc resti­tuables par lui, qu’au prix d’une ascèse intérieure qui débarrasse le champ perceptif et mental des préjugés inscrits jusque dans la vision elle-même. Si le regardeur ne se soumet pas de son côté à une ascèse complémentaire, le tableau restera pour lui un non-sens impénétrable. Le peintre ne doit pas hésiter à courir le risque de passer pour un barbouilleur. « On peint pour très peu ». La reconnaissance des institutions régulatrices de la peinture, Académie, Salons, critique, goût, est de peu d’importance auprès du juge­ment que le peintre-chercheur et ses pairs portent sur le succès obtenu par l’œuvre par rapport au véritable enjeu : faire voir ce qui fait voir, et non ce qui est visible.

Maurice Merleau-Ponty a commenté ce qu’il appelait justement le « doute de Cézanne » comme si l’enjeu du peintre était en effet de saisir et de restituer la perception à sa naissance, la perception « avant » la percep­tion, je dirais : la couleur dans son occurrence, la merveille qu’« il arrive » (quelque chose la couleur) au moins à l’œil. Il y a un peu de crédulité de la part du phénoménologue dans cette confiance faite à la valeur « origi­naire » des petites sensations de Cézanne. Le peintre lui-même, qui se plaint souvent de leur insuffisance, écrit qu’elles sont des « abstractions », qu’« elles ne lui permettent pas de couvrir sa toile ». Mais pourquoi fau­drait-il couvrir la toile ? Est-il interdit d’être abstrait ?

Le doute qui ronge les avant-gardes ne cesse pas avec les « sensations colorantes » de Cézanne comme si elles étaient indubitables, et du reste pas davantage avec les abstractions, qu’elles annoncent. La tâche d’avoir à témoigner de l’indéterminé emporte l’un après l’autre les barrages opposés à la vague des interrogations par les écrits des théoriciens et les manifestes des peintres eux-mêmes. Une définition formaliste de l’objet pictural comme celle que propose Clement Greenberg, en 1961, alors qu’il est confronté avec l’abstraction « post-plastique » américaine, est bientôt contournée par le courant minimaliste. Faut-il au moins un châssis (pour que la toile soit tendue) ? Non. Des couleurs ? Le carré noir sur blanc de Malévitch avait déjà répondu à la question en 1915. Un objet est-il nécessaire ? Le body art et le happening entendent prouver que non. Un lieu, du moins, pour exposer, comme pouvait le suggérer la « fontaine » de Duchamp ? L’œuvre de Daniel Buren témoigne que cela même est sujet à doute.

Qu’elles appartiennent ou non au courant que l’histoire de l’art contem-

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porain nomme minimalisme ou Arte Povera, les recherches des avant- gardes sollicitent tour à tour les constituants qu’on pouvait croire « élé­mentaires » ou « originaires » de l’art de peindre. Elles opèrent ex minimis. Il faudrait confronter l’exigence de rigueur qui les anime avec le principe esquissé par Adorno à la fin de Negative Dialektik, et qui commande l’écri­ture de Aesthetische Theorie : la pensée qui « accompagne la métaphysique dans sa chute » ne peut procéder qu’au moyen de « micrologies ».

La micrologie n’est pas la métaphysique en miettes, pas plus que le tableau de Newman n’est du Delacroix en bribes. La micrologie inscrit l’occurrence d’une pensée comme l’impensé qui reste à penser dans le déclin de la grande pensée philosophique. L’essai avant-gardiste inscrit l’occurrence d’un now sensible comme ce qui ne peut pas être présenté et qui reste à présenter dans le déclin de la grande peinture représentative. Comme la micrologie, l’avant-garde ne s’attache pas à ce qui arrive au « sujet », mais à : Arrive-t-il ?, au dénuement. C ’est de cette manière qu’elle appartient à l’esthétique du sublime.

En interrogeant le Il arrive qu’est l’œuvre, l’art d’avant-garde abandonne le rôle d’identification que l’œuvre jouait précédemment par rapport à la communauté des destinataires. Même conçu comme il l’était par Kant, à titre d’horizon ou de présomption de jure plutôt que de réalité de facto, un sensus communis (dont du reste Kant ne parle pas à propos du sublime, mais seulement du beau) ne parvient pas à se stabiliser devant des œuvres interrogatives. C ’est à peine s’il se forme, et trop tard, quand déposées dans les musées, ces œuvres sont censées appartenir à l’héritage de la commu­nauté et disponibles par elle pour sa culture et son plaisir. Encore faut-il qu’elles soient des objets ou qu’elles supportent d’être objectivées, par la photographie par exemple.

Dans cette situation d’isolement et de mécompréhension, l’art d’avant- garde est vulnérable et sujet à répression. Il semble ne faire qu’aggraver la crise d’identité que traversent les communautés pendant la longue « dépression » qui s’étend des années 30 jusqu’à la fin de la « reconstruc­tion » au milieu des années 50. Il est impossible même de suggérer ici com­ment les États-partis nés de la peur devant le : Qui sommes-nous ? et de l’angoisse du néant ont cherché à les convertir en haine contre les avant- gardes. L’étude de Hildegard Brenner sur la politique artistique du nazisme, ou les films de Hans Jürgen Syberberg n’analysent pas seulement ces manœuvres répressives. Ils expliquent comment les formes néo-roman­tiques et symboliques imposées par les commissaires de la culture et les artistes collaborateurs en peinture et en musique notamment, devaient blo­quer la dialectique négative mue par le : Arrive-t-il ? en traduisant la ques­tion en l’attente d’un « sujet » fabuleux : le peuple pur arrive-t-il ? le Füh- rer arrive-t-il ? Siegfried arrive-t-il ? L’esthétique du sublime ainsi neutralisée et convertie en politique du mythe a pu venir édifier sur le Zep­pelin Feld de Nürnberg ses architectures de « formations » humaines.

A la ferveur de la « crise » de surcapitalisation que traversent aujourd’hui les sociétés dites les plus développées, une autre attaque contre les avant-gardes se fait jour. La menace qui pèse contre la recherche avant- gardiste de l’œuvre-événement, contre l’accueil qu’elle essaie de faire au

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now, n’a pas besoin des États-partis. Elle procède « directement » de l’éco­nomie de marché. La corrélation entre celle-ci et l’esthétique du sublime est ambiguë, et même perverse. Sans doute la seconde a été et continue à être une réaction contre le positivisme matter of fact et le calcul réaliste qui gou­vernent la première, comme le soulignent des écrivains commentateurs d’art comme Stendhal, Baudelaire, Mallarmé, Apollinaire, Breton.

Pourtant il existe une connivence entre le capital et l’avant-garde. La force de scepticisme et même de destruction mise en jeu par le capitalisme, que Marx n’a jamais cessé d’analyser et de reconnaître, encourage en quel­que sorte chez les artistes le refus de se fier aux règles établies et la volonté d’expérimenter des moyens d’expression, des styles, des matériaux toujours nouveaux. Il y a du sublime dans l’économie capitaliste. Elle n’est pas aca­démique, elle n’est pas physiocratique, elle n’admet aucune nature. Elle est, en un sens, une économie réglée sur une Idée, la richesse ou la puis­sance infinies. Elle ne parvient à présenter aucun exemple dans la réalité qui vérifie cette Idée. En se subordonnant à la science par les technologies, surtout celles du langage, elle ne fait au contraire que rendre la réalité de plus en plus insaisissable, sujette à question, défaillante.

L’expérience du sujet humain, individuel et collectif, et l’aura qui l’entoure, se dissipent dans les calculs de rentabilité, de satisfaction de besoins, d’auto-affirmation par le succès. Même la profondeur presque théologique de la condition ouvrière et du travail qui a marqué le mouve­ment socialiste et syndical pendant plus d’un siècle se dévalorise, à mesure que le travail devient le contrôle et la manipulation d’informations. Ces observations sont banales mais ce qui mérite attention, c’est la disparition du continuum temporel dans lequel se transmettait l’expérience des généra­tions. La disposition de l’information devient le seul critère de l’importance sociale. Or l’information est par définition un élément à vie brève. Dès qu’elle est transmise et partagée, elle cesse d’être une information, elle devient une donnée de l’environnement, et « tout est dit » : on « sait ». Elle est mise en mémoire-machine. La durée qu’elle occupe est pour ainsi dire instantanée. Entre deux informations, il n’arrive rien, par définition. La confusion devient ainsi possible entre ce qui intéresse l’information et le dirigeant, et ce qui est la question des avant-gardes, entre ce qui arrive, le nouveau et le Arrive-t-il ?, le now.

On conçoit que le marché de l’art, soumis comme tous les marchés à la règle du nouveau, puisse exercer sur les artistes une sorte de séduction. Cet attrait n’est pas dû à la seule corruption. Il s’exerce à la faveur de la confu­sion entre l’innovation et l ’Ereignis qu’entretient la temporalité propre au capitalisme contemporain. Une information « forte », si l’on peut dire, est en raison inverse de la signification qui peut lui être attribuée dans le code dont le récepteur dispose. Elle ressemble à du « bruit ». Il est facile au public et aux artistes, conseillés par les intermédiaires, les diffuseurs de marchandises culturelles, de tirer de cette observation le principe qu’une œuvre est d’avant-garde à proportion qu’elle est dénuée de significations. N’est-elle pas alors comme un événement ?

Encore faut-il que son absurdité ne dissuade pas les acheteurs, de même que l’innovation introduite dans une marchandise doit se laisser appro-

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cher, apprécier et acquérir par les consommateurs. Le secret d’une réussite artistique comme d’un succès commercial réside dans un dosage entre le surprenant et le « bien connu », entre l’information et le code. Telle est l’innovation dans les arts : on reprend des formules confirmées par de pré­cédents succès, on les déséquilibre, au moyen de combinaisons avec d’autres formules, en principe incompatibles, au moyen d’amalgames, de citations, d’ornementations, de pastiches. On peut aller jusqu’au kitch et au baroque. On flatte le « goût » d’un public qui ne peut pas avoir de goût et l’éclectisme d’une sensibilité affaiblie par la multiplication des formes et des objets disponibles. On croit ainsi exprimer l’esprit du temps, on ne fait que refléter celui du marché. La sublimité n’est plus dans l’art, mais dans la spéculation sur l’art.

L’énigme du Arrive-t-il ? n’est pas dissipée pour autant, ni périmée la tâche de peindre qu’il y a quelque chose qui n’est pas déterminable : le II y a lui-même. L’occurrence, l ’Ereignis, n’a rien à faire avec le petit frisson, avec le pathos rentable, qui accompagne une innovation. Dans le cynisme de l’innovation se cache assurément le désespoir qu’il n’arrive plus rien. Mais innover consiste à faire comme s’il arrivait beaucoup de choses, et à les faire arriver. La volonté affirme avec elle son hégémonie sur le temps. Elle se conforme ainsi à la métaphysique du capital qui est une technologie du temps. L’innovation « marche ». Le point d’interrogation du Arrive-t-il ? arrête. Avec l’occurrence, la volonté est défaite. La tâche avant-gardiste reste de défaire la présomption de l’esprit par rapport au temps. Le senti­ment sublime est le nom de ce dénuement.

L’INSTANT, NEWMAN...

L ’ange

Il faudrait distinguer le temps qu’il faut au peintre pour peindre un tableau (le temps de « production »), le temps nécessaire pour regarder et comprendre cette œuvre (le temps de « consommation »), le temps auquel l’œuvre se réfère (un moment, une scène, une situation, une séquence d’évé­nements : le temps du référent diégétique, de l’histoire racontée par le tableau), le temps qu’elle a mis pour parvenir jusqu’au regardeur depuis sa « création » (son temps de circulation), et enfin aussi, peut-être, le temps qu’elle est elle-même. Ce principe, dans son ambition enfantine, permet­trait d’isoler différents « lieux de temps ».

Ce qui distingue l’œuvre de Newman dans le corpus des « avant- gardes », et notamment dans celui de l’ « expressionisme abstrait » améri­cain, ce n’est pas qu’elle soit obsédée par la question du temps, cette obses­sion est partagée par beaucoup de peintres, c’est qu’elle lui donne une réponse inattendue : que le temps, c’est le tableau lui-même.

Pour repérer et déployer ce paradoxe, un moyen convenable est de confronter le « lieu du temps » newmanien avec celui qui régit les deux

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grandes œuvres de Duchamp. Le grand Verre et Étant donnés se réfèrent à des événements, la « mise à nu » de la Mariée, la découverte du corps obscène. Ils ne font qu’un, l’événement de la féminité, le scandale qu’est « l’autre sexe ». Dans le « retard en verre », il n’est pas encore arrivé ; dans les buissons, derrière le judas, il l’est déjà. Les deux œuvres sont deux manières de représenter l’anachronisme du regard par rapport à l’événe­ment de la mise à nu. Le « sujet » de la peinture est bien l’instant, l’éclair qui aveugle l’œil, une épiphanie. Mais selon Duchamp cette occurrence, la « féminité », ne peut pas être prise en compte dans le temps du regard de la « virilité ».

Il en résulte que le temps qu’il faut pour « consommer » (éprouver, com­menter) ces œuvres est pour ainsi dire infini : il est occupé par la recherche de l’apparition (terme duchampien) elle-même, dont la « mise à nu » est l’analogon sacrilège et sacré. L’apparition, c’est que quelque chose arrive qui est autre. Comment l’autre peut-il être figuré ? Il faudrait qu’il fût iden­tifié, ce qui est contradictoire. Duchamp organise l’espace de la Mariée selon le « pas encore », et celui d’ Étant donnés selon le « déjà plus ». Le regardeur du Verre attend Godot ; derrière la porte & Étant donnés, le voyeur poursuit Albertine disparue. Les deux œuvres de Duchamp font charnière entre l’anamnèse proustienne éperdue et la parodie beckettienne de prospective.

Un tableau de Newman n’a pas pour fin de faire voir que la durée excède la conscience, mais d’être lui-même l’occurrence, le moment qui arrive. Deux différences avec Duchamp, l’une de « poétique » pour ainsi dire, l’autre de thématique. Serait-ce de loin, le thème duchampien relève d’un genre, les Vanités ; celui de Newman appartient aux Annonciations, aux Épiphanies. Mais l’écart des deux poétiques plastiques est encore plus large. Un tableau de Newman, c’est un ange. Il n’annonce rien, il est l’annonce elle-même. L’enjeu plastique des grandes pièces de Duchamp est de déjouer le regard (et l’esprit) parce qu’il cherche à représenter analogi­quement comment le temps déjoue la conscience. Mais Newman ne repré­sente pas une annonciation imprésentable, il la laisse se présenter.

Le temps mis à « consommer » une peinture de Newman est tout diffé­rent de celui qu’exigent les grandes œuvres de Duchamp. On n’en finit pas de raconter le grand Verre et Étant donnés. Le récit, les récits enveloppent la Mariée, induits par les noms étranges esquissés sur les bouts de papier des Boîtes, imagés sur le verre, représentés par les commentateurs. La nar­rativité se réserve, elle disparaît presque dans les instructions de montage d ’Étant donnés, mais elle régit l’espace même de la crèche obscène. Elle raconte une nativité. Et le baroquisme des matériaux réclame aussi bien des récits.

Une toile de Newman oppose aux histoires sa nudité plastique. Tout est là, dimensions, couleurs, traits, sans allusion. Au point qu’elle est un pro­blème pour le commentateur. Que dire, qui ne doit donné ? La description est aisée, mais plate comme une paraphrase. La meilleure glose consiste dans l’interrogation : que dire ?, dans l’exclamation : ah !, dans la surprise : ça alors ! Autant d’expressions d’un sentiment qui porte un nom dans la tradition esthétique moderne (et dans l’œuvre de Newman) : le sublime.

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C ’est le sentiment que : voilà. Il n’y a donc presque rien à « consommer », ou je ne sais quoi. On ne consomme pas l’occurrence, mais seulement son sens. Sentir l’instant est instantané.

L ’obligation

La rupture tentée par Newman avec l’espace des vedute affecte le fonde­ment « pragmatique » de ce dernier. Ce n’est plus un prince-peintre, un je, qui offre à voir sa gloire (chez Duchamp, sa misère) à un tiers (y compris lui-même, évidemment) selon la « structure communicationnelle » qui a fondé la modernité classique. Duchamp travaille cette disposition autant qu’il peut, notamment par ses recherches sur un espace multi-dimensionnel et sur toutes les sortes de « charnières ». L’œuvre dans son ensemble s’ins­crit dans la grande charnière temporelle trop tôt/trop tard. Il s’agit tou­jours du trop, qui est l’indice de la misère, alors que la gloire comme la « générosité » cartésienne veulent le comme il faut. Cependant ce travail de Duchamp s’exerce sur un message pictural, plastique, qui se transmet d’un destinateur, le peintre, à un destinataire, le public, au sujet d’un référent, d’une diégèse, que le public a du mal à voir, mais qu’il est appelé, par les mille ruses et paradoxes ménagés par le peintre, à chercher à voir. L’œil explore sous le régime du : Devine.

L’espace newmanien n’est plus triadique, au sens où il serait instancié sur un destinateur, un destinataire et un référent. Le message ne « parle » de rien, il n’émane de personne. Ce n’est pas Newman qui « parle », qui fait voir, par le moyen de la peinture. Le message (le tableau) est le messa­ger, il « dit » : Me voici, c’est-à-dire : Je suis à toi, ou : Sois à moi. Deux ins­tances : moi, toi, insubstituables, et qui n’ont lieu que dans l’urgence de l’ici-maintenant. Le référent (ce dont le tableau « parle »), le destinataire (son « auteur ») n’ont pas de pertinence, même négative, même comme allusion à une présence impossible. Le message est la présentation, mais de rien, c’est-à-dire de la présence. Cette organisation « pragmatique » est beaucoup plus parente de l’éthique que d’aucune esthétique ou poétique. Il s’agit pour Newman de donner à la couleur, à la ligne, au rythme, la force de l’obligation, dans une relation face à face, à la deuxième personne, dont le modèle ne peut pas être : Vois ceci (là-bas), mais : Vois-moi, ou mieux : Écoute-moi. Car l’obligation est un mode du temps bien plus que de l’espace, et son organe est l’oreille plus que l’œil. Newman pousse ainsi à bout la réfutation du distinguo introduit par le laocoon de Lessing, réfuta­tion qui fit sans doute l’enjeu principal des recherches des avant-gardes depuis, disons, Delaunay ou Malévitch.

Le « sujet »

Le sujet de la peinture n’est cependant pas, à proprement parler, éliminé. Dans l’un de ses « Monologues » intitulé The Plasmic Image (1943-1945),

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Newman souligne « l’importance du sujet pour la peinture ». Faute de sujet, celle-ci devient, écrit-il, « ornementale ». Il faut rendre au surréa­lisme, tout moribond qu’il soit, cette justice qu’en maintenant l’exigence du sujet, il a empêché la nouvelle génération américaine (Rothko, Gottlieb, Gorky, Pollock, Baziotes) de se laisser séduire par l’abstraction vide à laquelle les écoles européennes ont succombé depuis la fin des années 10.

A suivre Thomas B. Hess, le « sujet » de l’œuvre de Newman était en somme la « création artistique » elle-même, symbole de la Création tout court, celle que rapporte la Genèse. On peut l’admettre autant qu’on peut admettre un mystère, ou du moins une énigme. Newman écrit dans le même monologue : « Le sujet de la création est le chaos. » Beaucoup de ses titres de tableaux orientent l’interprétation vers l’idée (paradoxale) de commencement. Le Verbe, comme un éclair dans les ténèbres ou une ligne sur une surface déserte, sépare, divise, institue une différence, donne à sen­tir par cette différence aussi minime qu’elle soit, et donc inaugure un monde sensible. Ce commencement est une antinomie. Il a lieu dans le monde comme sa différence initiale, le début de son histoire. Il n’est pas de ce monde puisqu’il l’engendre, il tombe d’une préhistoire, ou d’une an-his­toire. Ce paradoxe est celui de la performance, ou de l’occurrence. L’occur­rence est l’instant qui « tombe » ou « arrive » imprévisiblement, mais qui, sitôt là, prend place dans le réseau de ce qui est arrivé. N’importe quel ins­tant, à condition d’être saisi selon son quod plutôt que par son quid, est le commencement. Sans cet éclair, il n’y aurait rien, ou le chaos. L’éclair est « tout le temps » là (comme l’instant), et jamais là. Le monde ne cesse de commencer. La création chez Newman n’est pas l’acte de quelqu’un, elle est qu’il arrive (ceci) au milieu de l’indéterminé.

Si donc « sujet » il y a, il est l ’ « actuel ». Il arrive maintenant ici. Ce qui arrive (quid) vient ensuite. Le commencement est qu’il y a... (quod) ; le monde, ce qu’il y a.

Duchamp avait pour sujet l’insaisissabilité de l’instant, qu’il essayait de représenter par des artifices spatiaux. L’œuvre newmanienne à partir de Onement I (1948) cesse de renvoyer, à travers un écran, à une histoire située de l’autre côté, cette histoire serait-elle aussi épurée et suprêmement sym­bolique que l’est, chez Duchamp, la découverte, ou l ’ « invention », ou la « vision », de l’autre (sexe). Que l’on prenne les tableaux du « début » (où Newman devient Newman), qui suivent à flots Onement I : Galaxy, Abra­ham, The Name I, Onement II en 1949, Joshua, The Name II, Vir Heroïcus Sublimis en 1950-1951, ou la série des cinq Untitled de 1950 qu’achève The Wild et dont chaque pièce est d’un à deux mètres de haut sur quatre à quinze centimètres de large : on verra que ces œuvres ne « racontent » évi­demment pas d’événement, qu’elles ne réfèrent pas figurativement à des scènes prises dans des récits connus du regardeur ou reconstituables par lui. Elles symbolisent sans doute des événements, comme leurs titres le sug­gèrent. Et ces intitulés autorisent dans une certaine mesure le commentaire hébraïsant de Hess, comme le permet aussi ce qu’on sait de l’intérêt de Newman pour la lecture de la Torah et du Talmud. Cependant Hess lui- même concède que « jamais Newman ne s’est servi de sa peinture pour transmettre un message au spectateur » et que « jamais non plus il n’a illus-

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tré une idée ou peint une allégorie ». La non-figurativité des œuvres, même symbolique, doit servir de principe régulateur au commentaire.

Si l’on interroge donc la seule présentation plastique, ce qui s’offre au regard, sans s’aider des connotations suggérées par les titres, on ne se sent pas seulement tenu à l’écart de toute interprétation, mais le déchiffrement même du tableau, son identification par les lignes, les couleurs, le rythme, le format, l’échelle, le matériau (medium et pigment), le support, paraît aisée, presque immédiate. D ’évidence, il ne recèle aucun secret de fabrica­tion, aucune habileté capable de retarder l’intelligence du regard et donc d’exciter la curiosité. Il n’est pas séduisant, pas équivoque, il est clair, « direct », franc, « pauvre ».

Il faut admettre que chacune de ces toiles, même quand elle fait partie d’une série (et ce sera encore et plus le cas des quatorze Stations peintes entre 1958 et 1966) n’a pas d’autre fin que d'être par elle-même un événe­ment visuel. Le temps de ce qui est raconté (l’éclair du poignard levé sur Isaac), le temps de raconter ce temps-là (les versets correspondants de la Genèse), cessent d’être dissociés. Ils sont condensés dans l’instant plastique (linéaire, chromatique, rythmique) qu’est le tableau. Celui-ci se dresse, Hess dirait : comme l’appel du Seigneur qui suspend la main d’Abraham, et on peut le dire, mais plus sobrement : il se dresse comme se dresse l’occurrence. Le tableau présente la présentation, l’être s’offre ici mainte­nant. Personne, surtout pas Newman, ne me fait le voir, au sens de : le raconter, l’interpréter. Je (le regardeur) ne suis qu’une oreille ouverte au son qui lui arrive du silence, le tableau est ce son, un accord. Se dresser, thème constant chez Newman, doit s’entendre comme : dresser l’oreille, écouter.

Le sublime

L’œuvre de Newman appartient à l’esthétique du sublime que Boileau a introduite par sa traduction de Longin, qui s’est lentement élaborée en Europe depuis la fin du xvIIe siècle, dont Kant et Burke ont été les ana­lystes les plus scrupuleux et que l’idéalisme allemand, celui de Fichte et celui de Hegel notamment, a inclus et par là même méconnu dans le prin­cipe que le tout de la pensée et de la réalité fait un système. Newman avait lu Burke. Il le jugeait trop « surréaliste » (dans un « Monologue » intitulé : The Sublime is Now). Pourtant Burke met à sa manière le doigt sur un point essentiel au projet newmanien.

Le delight, ce plaisir négatif qui caractérise contradictoirement, presque névrotiquement, le sentiment sublime, vient de la suspension d’une douleur menaçante. Cette menace, dont sont gros certains « objets », certaines situations, et qui pèse sur la conservation de soi, Burke l’appelle terror : les ténèbres, la solitude, le silence, l’approche de la mort peuvent être « terri­bles » en ce qu’elles annoncent que le regard, autrui, le langage, la vie vont venir à manquer. On éprouve qu’il se peut bientôt que plus rien n’ait lieu. Ce qui est sublime c’est que du sein de cette imminence du néant, quelque

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chose arrive quand même, ait « lieu », qui annonce que tout n’est pas fini. Un simple voici, l’occurrence la plus minime, est ce « lieu ».

Or Burke attribue à la poetry, que nous appellerions écriture, cette fina­lité double et contrariée de répandre la terreur (nous dirions : de menacer que le langage cesse) et de relever le défi de cette défaillance du verbe en suscitant ou en accueillant l’événement d’une phrase « inouïe ». Quant à la peinture, il la juge incapable de remplir dans son ordre cet office sublime. La littérature est libre de combiner des mots et d’expérimenter des phrases, elle a en elle une puissance illimitée, qui est celle du langage en sa suffi­sance, mais l’art de peindre reste aux yeux de Burke jugulé par les contraintes de la représentation figurative. Avec une simple expression comme « l’Ange du Seigneur », écrit-il, le poète ouvre à la pensée un infini d’associations ; aucune image peinte ne peut égaler ce trésor, elle ne peut jamais excéder ce que l’œil peut reconnaître.

On sait comment la peinture surréaliste a essayé de tourner cette insuffi­sance. Elle place l’infini dans la composition. Des éléments figuratifs, sinon toujours reconnaissables, du moins définis, sont arrangés ensemble de façon paradoxale (sur le modèle du travail du rêve). Cette « solution » reste pourtant passible de l’objection formulée par Burke contre la puis­sance de la peinture en sublimité : on ne fait qu’assembler autrement des « restes » chus de la « réalité perceptive ». Et si Newman juge Burke « trop surréaliste », c’est qu’en peintre il voit bien que cette condamnation ne peut avoir raison que d’un art qui s’obstine à représenter, à faire reconnaî­tre.

Dans la Critique de la faculté de juger, Kant esquisse, en un éclair et comme involontairement, une autre solution au problème de la peinture sublime. On ne peut pas, écrit-il, présenter dans l’espace et le temps l’infini de la puissance ou l’absolu de la grandeur, qui sont de pures Idées. Mais on peut du moins y faire allusion, les « évoquer », au moyen de ce qu’il baptise une « présentation négative ». De ce paradoxe d’une présentation qui ne présenterait rien, Kant donne pour exemple l’interdiction des images par la loi mosaïque. Ce n’est qu’une indication, mais elle annonce les issues abstractionnistes et minimalistes par lesquelles la peinture cher­chera à s’évader de la prison figurative.

Chez Newman, cette évasion ne consiste pas à franchir les limites fixées à l’espace figuratif par la Renaissance et la Baroque, mais à rabattre le temps événementiel où la « scène » légendaire ou historique avait lieu, sur la présentation de l’objet pictural lui-même. Le matériau chromatique, son rapport avec le matériel (la toile, parfois laissée non préparée) et sa disposi­tion (échelle, format, proportion), c’est cela seul qui doit susciter la sur­prise admirable, la merveille, que quelque chose soit, plutôt que rien. Le chaos menace, mais l’éclair du tzimtsum, le zip, a lieu, qui partage les ténè­bres, qui décompose comme un prisme la lumière en couleurs, et qui les dispose sur la surface en un univers. Newman disait qu’il était d’abord un dessinateur. Il y a une sainteté du trait en soi.

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Le lieu

« Mes tableaux ne s’attachent ni à la manipulation de l’espace, ni à l’image, mais à une sensation de temps », écrit Newman dans un « Mono­logue » de 1949 laissé inachevé, et qui s’intitule Prologue for a New Esthetic. Cette sensation, précise-t-il, n’est pas « le sens du temps qui a été le sujet sous-jacent de la peinture et qui y a mêlé des sentiments de nostalgie et de grand drame, toujours fait d’associations et d’histoire... ». Le manuscrit du Prologue s’interrompt ici. Mais les lignes qui précèdent cette interruption permettent d’élaborer un peu plus le temps dont il s’agit.

Newman raconte qu’en août 1949 il visite les tumulus (les « mounds ») des Indiens Miami dans le sud-ouest de l’Ohio, ainsi que la fortification indienne de Newark, Ohio. « Debout devant le tumulus de Miamisburg [...], j ’étais confondu, écrit-il, par le caractère absolu de la sensation, par cette simplicité qui allait de soi. » Dans une conversation ultérieure que rapporte Hess, il glose cet événement du lieu sacré. On regarde le site et l’on pense : me voici, ici... et au-delà, là-bas (au-delà des limites du site), c’est le chaos, la nature, les rivières, les paysages... Mais ici on acquiert le sens de sa propre présence... L’idée me vint de rendre le spectateur présent, l’idée que « l’homme est présent »...

Hess rapproche cette déclaration du texte que Newman écrit en 1963 pour présenter la maquette d’une synagogue qu’il conçoit et construit avec Robert Murray pour l’exposition « Recent American Synagogues Architec­ture ». La synagogue est un « sujet » idéal pour l’architecte, il n’y est contraint à aucune organisation de l’espace si ce n’est celle qu’il juge resti­tuer au mieux le commandement : « Sache devant qui tu te tiens. » « C ’est un lieu, Makom, où tout homme peut être appelé à se lever et à lire son texte devant la Torah [...]. Mon propos est de créer un lieu, pas un environ­nement ; de refuser la contemplation des objets rituels [...]. Ici dans cette synagogue, chaque homme est assis isolé dans son « dogout », attendant d’être appelé, non pas pour monter sur une estrade, mais pour gravir la butte où sous la tension du Tzimtzum qui crée la lumière et l’univers, il peut prendre conscience du sens total de sa propre personnalité devant la Torah et son Nom. » « La butte » centrale où se lit la Torah est inscrite sous le nom de « mound » sur les esquisses et le plan.

Cette condensation de l’espace indien et de l’espace juif a sa source et sa fin dans l’essai de capter « la présence ». La présence est l’instant qui inter­rompt le chaos de l’histoire et rappelle ou appelle seulement qu’ « Il y a » avant toute signification de ce qu’il y a. C ’est une idée qu’il est permis de nommer mystique puisqu’il s’agit du mystère de l’être. Mais l’être n’est pas le sens. Si l’on en croit Newman l’être, en se révélant dans l’instant, procu­rerait à la « personnalité » son « sens total ». L’expression est triplement malheureuse. Dans l’occurrence, ni la signification, ni la totalité, ni la per­sonne ne sont en jeu. Ces instances viennent « après » que quelque chose a eu lieu, pour s’y situer. Makom signifie lieu, mais ce « lieu » est aussi le nom biblique du Seigneur. Il faut l’entendre comme dans l’expression fran­çaise « avoir lieu », c’est-à-dire advenir.

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La passionEn 1966 Newman expose au Guggenheim les quatorze Stations o f the

Cross, le Chemin de croix. Il leur donne pour sous-titre : Lamma Sabac- thani, le cri de détresse que Jésus crucifié pousse vers Dieu : pourquoi m’as-tu abandonné ? « Cette question sans réponse, écrit-il dans la Notice qui accompagne cette exposition, nous accompagne depuis si longtemps — depuis Jésus — depuis Abraham — depuis Adam — c’est la question origi­nelle ». Version hébraïque de la Passion : la réconciliation de l’existence (et donc de la mort) avec la signification n’a pas eu lieu. Le Messie, porteur du sens, se fait toujours attendre. La seule « réponse » jamais entendue à la question de l’abandonné n’est pas : Sache pourquoi, mais : Sois. Newman a intitulé Be un tableau, repris en 1970 l’année de sa mort sous le titre Be I (Second Version). Une autre toile, surnommée par le marchand qui l’exposa à New York en 1962 Resurrection, fut présentée au Guggenheim en 1966 avec les Stations, sous le titre Be II (elle avait été commencée en 1961). Dans le livre de Hess, la reproduction de cette œuvre porte en légende : First Station. Be II.

On comprend qu’il ne s’agit nullement, avec ce Sois, de la résurrection au sens du mystère chrétien, mais de la récurrence d’une prescription éma­nant du silence ou du vide, et qui perpétue la passion en la réitérant par son début. Dans l’abandon du sens, la déontologie de l’artiste consiste à produire le témoignage qu’Il y a, à répondre à l’ordre d’être. Il convient à la pièce à conviction que devient ainsi le tableau de ne rien offrir à déchif­frer, moins encore à interpréter. De là l’usage des aplats, des couleurs non modulées, plus tard des couleurs dites « élémentaires » dans les Who’s Afraid of Red, Yellow and Blue ? (1966-1967). Dans ce dernier titre, le point d’interrogation est celui de : Arrive-t-il ? et le afraid doit, je pense, s’enten­dre comme une allusion à la terror burkéenne qui enveloppe le « délice » de l’événement, le soulagement qu’Il y ait...

L’être s’annonce à l’impératif. L’art n’est pas un genre défini par une fin (le plaisir du destinataire), moins encore un jeu, dont les règles seraient à découvrir, il accomplit une tâche ontologique, c’est-à-dire « chronologi­que ». Il l’accomplit sans l’achever. Il faut recommencer sans fin à témoi­gner de l’occurrence, en laissant être l’occurrence. Dans les premières sculptures de 1963-1966 intitulées Here I, Here II, Here III, comme dans la Broken Obelisk achevée en 1961, on reconnaît autant de versions tridimen­sionnelles du zip qui vient barrer, inéluctablement, mais jamais à la même place, tous les tableaux de sa rature rectiligne. La verticalité chez Newman ne connote pas seulement l’élation, l’arrachement au sol de l’abandon et du non-sens. Elle ne se dresse pas seulement, elle descend et foudroie. La pointe de l’obélique renversée touche le sommet de la pyramide « comme » au plafond de la Sixtine le doigt de Dieu celui d’Adam. L’œuvre se dresse à l’instant, mais l’éclair de l’instant se décharge sur elle comme un comman­dement minimal : Sois.

J’interromps l’étude ici. Il restait beaucoup à dire. En attendant, il est temps de déclarer ma dette à la mémoire de Thomas B. Hess pour son Barnett Newman. Les informations qu'on a lues sont puisées à la tra­duction française de M.-T. Endes et A.-M. Lavagne publiée en catalogue de l’exposition du Grand Palais à Paris ( l0 oct.-ll déc. 1972).

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