214

André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

  • Upload
    others

  • View
    4

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage
Page 2: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

AndréGide

LESFAUX-MONNAYEURS

(1925)

Page 3: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

ÀRogerMartinduGard

jedédiemonpremierromanentémoignaged’amitiéprofonde

A.G.

Page 4: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

PREMIÈREPARTIE

Paris

Page 5: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

I

«C’estlemomentdecroirequej’entendsdespasdanslecorridor»,seditBernard.Ilrelevalatêteetprêtal’oreille.Maisnon: sonpèreetsonfrèreaînéétaient retenusauPalais ; samèreenvisite ; sasœuràunconcert;etquantaupuîné,lepetitCaloub,unepensionlebouclaitausortirdulycéechaquejour.BernardProfitendieuétaitrestéàlamaisonpourpotassersonbachot;iln’avaitplusdevantluiquetroissemaines.Lafamillerespectaitsasolitude;ledémonpas.BienqueBernardeûtmisbassaveste,ilétouffait.Parlafenêtreouvertesurlaruen’entraitrienquedelachaleur.Sonfrontruisselait.Unegouttedesueurcoulalelongdesonnez,ets’enallatombersurunelettrequ’iltenaitenmain:

«Çajouelalarme,pensa-t-il.Maismieuxvautsuerquedepleurer.»Oui, ladateétaitpéremptoire.Pasmoyendedouter:c’estbiende lui,Bernard,qu’ils’agissait.La

lettreétaitadresséeàsamère;unelettred’amourvieillededix-septans;nonsignée.«Quesignifiecetteinitiale?UnV,quipeutaussibienêtreunN…Sied-ild’interrogermamère?…

Faisonscréditàsonbongoût.Libreàmoid’imaginerquec’estunprince.Labelleavancesij’apprendsque je suis le filsd’uncroquant !Nepas savoirquiest sonpère, c’est çaquiguéritde lapeurde luiressembler.Touterechercheoblige.Neretenonsdececiqueladélivrance.N’approfondissonspas.Aussibienj’enaimonsuffisantpouraujourd’hui.»

Bernardreplialalettre.Elleétaitdemêmeformatquelesdouzeautresdupaquet.Unefaveurroselesattachait,qu’iln’avaitpaseuàdénouer;qu’ilrefitglisserpourceinturercommeauparavantlaliasse.Ilremitlaliassedanslecoffretetlecoffretdansletiroirdelaconsole.Letiroirn’étaitpasouvert;ilavaitlivré son secret par en haut. Bernard rassujettit les lames disjointes du plafond de bois, que devaitrecouvrir une lourde plaque d’onyx. Il fit doucement, précautionneusement, retomber celle-ci, replaçapar-dessusdeuxcandélabresdecristaletl’encombrantependulequ’ilvenaitdes’amuseràréparer.

Lapendulesonnaquatrecoups.Ill’avaitremiseàl’heure.«Monsieurlejuged’instructionetMonsieurl’avocatsonfilsneserontpasderetouravantsixheures.

J’ai le temps.Il fautqueMonsieur le juge,enrentrant, trouvesursonbureaulabelle lettreoùjem’envais lui signifiermon départ.Mais avant de l’écrire, je sens un immense besoin d’aérer un peumespensées–etd’allerretrouvermoncherOlivier,pourm’assurer,provisoirementdumoins,d’unperchoir.Olivier,monami, le tempsestvenupourmoidemettre tacomplaisanceà l’épreuveetpour toidememontrerceque tuvaux.Cequ’ilyavaitdebeaudansnotreamitié,c’estque, jusqu’àprésent,nousnenousétions jamais servis l’unde l’autre.Bah ! un service amusant à rendrene saurait être ennuyeuxàdemander.Legênant, c’est qu’Olivier ne sera pas seul.Tant pis ! je saurai le prendre à part. Je veuxl’épouvanterparmoncalme.C’estdansl’extraordinairequejemesensleplusnaturel.»

La rue de T…, où Bernard Profitendieu avait vécu jusqu’à ce jour, est toute proche du jardin duLuxembourg. Là, près de la fontaineMédicis, dans cette allée qui la domine, avaient coutume de seretrouver, chaque mercredi entre quatre et six, quelques-uns de ses camarades. On causait art,philosophie,sports,politiqueetlittérature.Bernardavaitmarchétrèsvite;maisenpassant lagrilledujardinilaperçutOlivierMolinieretralentitaussitôtsonallure.

L’assemblée ce jour-là était plus nombreuse que de coutume, sans doute à cause du beau temps.Quelques-unss’yétaientadjointsqueBernardneconnaissaitpasencore.Chacundecesjeunesgens,sitôt

Page 6: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

qu’ilétaitdevantlesautres,jouaitunpersonnageetperdaitpresquetoutnaturel.Olivier rougit en voyant approcher Bernard et, quittant assez brusquement une jeune femme avec

laquelleilcausait,s’éloigna.Bernardétaitsonamileplusintime,aussiOlivierprenait-ilgrandsoindeneparaîtrepointlerechercher;ilfeignaitmêmeparfoisdenepaslevoir.

Avantdelerejoindre,Bernarddevaitaffronterplusieursgroupes,et,commeluidemêmeaffectaitdenepasrechercherOlivier,ils’attardait.

Quatre de ses camarades entouraient un petit barbu à pince-nez, sensiblement plus âgé qu’eux, quitenaitunlivre.C’étaitDhurmer.

« Qu’est-ce que tu veux, disait-il en s’adressant plus particulièrement à l’un des autres, maismanifestementheureuxd’êtreécoutépar tous.J’aipoussé jusqu’à lapage trentesans trouveruneseulecouleur,unseulmotquipeigne.Ilparled’unefemme;jenesaismêmepassisarobeétaitrougeoubleue.Moi, quand il n’y a pas de couleurs, c’est bien simple, je nevois rien. » –Et par besoind’exagérer,d’autantplusqu’ilsesentaitmoinsprisausérieux,ilinsistait:«Absolumentrien.»

Bernard n’écoutait plus le discoureur ; il jugeaitmalséant de s’écarter trop vite,mais déjà prêtaitl’oreilleàd’autresquisequerellaientderrièreluietqu’Olivieravaitrejointsaprèsavoirlaissélajeunefemme;l’undeceux-ci,assissurunbanc,lisaitl’Actionfrançaise.

CombienOlivierMolinier,parmitousceux-ci,paraîtgrave!Ilestl’undesplusjeunespourtant.Sonvisagepresqueenfantinencoreetsonregardrévèlentlaprécocitédesapensée.Ilrougitfacilement.Ilesttendre.Ilabeausemontreraffableenverstous,jenesaisquellesecrèteréserve,quellepudeur,tientsescamaradesàdistance.Ilsouffredecela.SansBernard,ilensouffriraitdavantage.

Molinier s’était un instant prêté, comme fait Bernard à présent, à chacun des groupes ; parcomplaisance,maisriendecequ’ilentendnel’intéresse.

Ilsepenchaitpar-dessusl’épauledulecteur.Bernard,sansseretourner,l’entendaitdire:«Tuastortdelirelesjournaux;çatecongestionne.»Etl’autrerepartird’unevoixaigre:«Toi,dèsqu’onparledeMaurras,tuverdis.»Puisuntroisième,suruntongoguenard,demander:«Çat’amuse,lesarticlesdeMaurras?»Etlepremierrépondre:«Çam’emmerde;maisjetrouvequ’ilaraison.»Puisunquatrième,dontBernardnereconnaissaitpaslavoix:«Toi,toutcequinet’embêtepas,tucroisqueçamanquedeprofondeur.»Lepremierripostait:«Situcroisqu’ilsuffitd’êtrebêtepourêtrerigolo!–Viens,ditàvoixbasseBernard,ensaisissantbrusquementOlivierparlebras.Ill’entraînaquelques

pasplusloin:– Réponds vite ; je suis pressé. Tu m’as bien dit que tu ne couchais pas au même étage que tes

parents?

Page 7: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Jet’aimontrélaportedemachambre;elledonnedroitsurl’escalier,undemi-étageavantd’arrivercheznous.

–Tum’asditquetonfrèrecouchaitlàaussi?–Georges,oui.–Vousêtesseulstouslesdeux?–Oui.–Lepetitsaitsetaire?–S’illefaut.Pourquoi?–Écoute.J’aiquittélamaison;oudumoinsjevaislaquittercesoir.Jenesaispasencoreoùj’irai.

Pourunenuit,peux-tumerecevoir?»Olivierdevinttrèspâle.Sonémotionétaitsivivequ’ilnepouvaitregarderBernard.«Oui,dit-il ;maisnevienspasavantonzeheures.Mamandescendnousdireadieuchaquesoir,et

fermenotreporteàclef.–Maisalors…»Oliviersourit:«J’aiuneautreclef.TufrapperasdoucementpournepasréveillerGeorgess’ildort?–Leconciergemelaisserapasser?–Jel’avertirai.Oh!jesuistrèsbienaveclui.C’estluiquim’adonnél’autreclef.Àtantôt.»Ils se quittèrent sans se serrer la main. Et tandis que Bernard s’éloignait, méditant la lettre qu’il

voulait écrireetque lemagistratdevait trouveren rentrant,Olivier,quinevoulaitpasqu’onne levîts’isolerqu’avecBernard,allaretrouverLucienBercailquelesautreslaissentunpeuàl’écart.Olivierl’aimerait beaucoup, s’il ne lui préférait Bernard. Autant Bernard est entreprenant, autant Lucien esttimide.Onlesentfaible; ilsemblen’existerqueparlecœuretparl’esprit.Iloserarements’avancer,maisdevient foude joiedèsqu’ilvoitqu’Olivier s’approche.QueLucien fassedesvers, chacuns’endoute;pourtantOlivierest,jecroisbien,leseulàquiLuciendécouvresesprojets.Tousdeuxgagnèrentleborddelaterrasse.

«Ceque jevoudrais,disaitLucien,c’est raconter l’histoire,nonpointd’unpersonnage,maisd’unendroit–tiens,parexemple,d’unealléedejardin,commecelle-ci,racontercequis’ypasse–depuislematinjusqu’ausoir.Ilyviendraitd’aborddesbonnesd’enfants,desnourrices,avecdesrubans…Non,non… d’abord des gens tout gris, sans sexe ni âge, pour balayer l’allée, arroser l’herbe, changer lesfleursenfinlascèneetledécoravantl’ouverturedesgrillestucomprends?Alorsl’entréedesnourrices.Desmiochesfontdespâtésdesable,sechamaillent; lesbonneslesgiflent.Ensuite ilya lasortiedespetitesclasses–etpuislesouvrières.Ilyadespauvresquiviennentmangersurunbanc.Plustarddesjeunesgensquisecherchent;d’autresquisefuient;d’autresquis’isolent,desrêveurs.Etpuislafoule,aumoment de lamusique et de la sortie desmagasins. Des étudiants, comme à présent. Le soir, desamants qui s’embrassent ; d’autres qui se quittent en pleurant. Enfin, à la tombée du jour, un vieuxcouple…Et,toutàcoup,unroulementdetambour;onferme.Toutlemondesort.Lapièceestfinie.Tucomprends:quelquechosequidonneraitl’impressiondelafindetout,delamort…maissansparlerdelamort,naturellement.

–Oui,jevoisçatrèsbien,ditOlivierquisongeaitàBernardetn’avaitpasécoutéunmot.

Page 8: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Et ça n’est pas tout ; ça n’est pas tout ! reprit Lucien avec ardeur. Je voudrais, dans une espèced’épilogue,montrercettemêmeallée, lanuit,aprèsquetoutlemondeestparti,déserte,beaucoupplusbellequependant le jour ;dans legrandsilence, l’exaltationde tous lesbruitsnaturels : lebruitde lafontaine,duventdanslesfeuilles,etlechantd’unoiseaudenuit.J’avaispenséd’abordàyfairecirculerdesombres,peut-êtredesstatues…maisjecroisqueçaseraitplusbanal;qu’est-cequetuenpenses?

–Non, pas de statues, pas de statues, protesta distraitementOlivier ; puis, sous le regard triste del’autre:Ehbien,monvieux,situréussiscela,ceseraépatant»,s’écria-t-ilchaleureusement.

Page 9: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

II

Iln’yapointdetrace,dansleslettresdePoussin,d’aucuneobligationqu’ilauraiteueàsesparents.Jamaisdanslasuiteilnemarquaderegretsdes’êtreéloignéd’eux.TransplantévolontairementàRome,ilperdittoutdésirderetour,ondiraitmêmetoutsouvenir.

PaulDesjardins(Poussin).

Monsieur Profitendieu était pressé de rentrer et trouvait que son collègue Molinier, qui

l’accompagnaitlelongduboulevardSaint-Germain,marchaitbienlentement.AlbéricProfitendieuvenaitd’avoirauPalaisunejournéeparticulièrementchargée:ils’inquiétaitdesentirunecertainepesanteuraucôtédroit;lafatigue,chezlui,portaitsurlefoie,qu’ilavaitunpeudélicat.Ilsongeaitaubainqu’ilallaitprendre;riennelereposaitmieuxdessoucisdujourqu’unbonbain;enprévisiondequoiiln’avaitpasgoûtécejourd’hui,estimantqu’iln’estprudentd’entrerdansl’eau,fût-elletiède,qu’avecunestomacnonchargé. Après tout, ce n’était peut-être là qu’un préjugé ; mais les préjugés sont les pilotis de lacivilisation.

OscarMolinierpressaitlepastantqu’ilpouvaitetfaisaiteffortpoursuivreProfitendieu,maisilétaitbeaucouppluscourtqueluietdemoindredéveloppementcrural;deplus, lecœurunpeucapitonnédegraisse, ils’essoufflaitfacilement.Profitendieu,encorevertàcinquante-cinqans,decoffrecreuxetdedémarche alerte, l’aurait plaquévolontiers ;mais il était très soucieuxdes convenances ; son collègueétaitplusâgéquelui,plusavancédanslacarrière: il luidevait lerespect. Ilavait,deplus,àsefairepardonnersafortunequi,depuislamortdesparentsdesafemme,étaitconsidérable,tandisqueMonsieurMoliniern’avaitpourtoutbienquesontraitementdeprésidentdechambre,traitementdérisoireethorsdeproportionaveclahautesituationqu’iloccupaitavecunedignitéd’autantplusgrandequ’ellepalliaitsamédiocrité.Profitendieudissimulaitsonimpatience;ilseretournaitversMolinieretregardaitcelui-cis’éponger;audemeurantcequeluidisaitMolinierl’intéressaitfort;maisleurpointdevuen’étaitpaslemêmeetladiscussions’échauffait.

«Faites surveiller lamaison, disaitMolinier.Recueillez les rapports du concierge et de la fausseservante,toutcelavafortbien.Maisfaitesattentionque,pourpeuquevouspoussiezunpeutropavantcetteenquête,l’affairevouséchappera…Jeveuxdirequ’ellerisquedevousentraînerbeaucoupplusloinquevousnepensieztoutd’abord.

–Cespréoccupationsn’ontrienàvoiraveclajustice.–Voyons!Voyons,monami;noussavonsvousetmoicequedevraitêtrelajustice,etcequ’elleest.

Nousfaisonspourlemieux,c’estentendu;mais,sibienquenousfassions,nousneparvenonsàrienqued’approximatif.Lecasquivousoccupeaujourd’huiestparticulièrementdélicat:surquinzeinculpés,ouqui, surunmotdevouspourront l’êtredemain, ilyaneufmineurs.Etcertainsdecesenfants,vous lesavez, sont fils de très honorables familles. C’est pourquoi je considère en l’occurrence le moindremandatd’arrêtcommeuneinsignemaladresse.Lesjournauxdepartivonts’emparerdel’affaire,etvousouvrezlaporteàtousleschantages,àtouteslesdiffamations.Vousaurezbeaufaire:malgrétoutevotreprudencevousn’empêcherezpasquedesnomspropressoientprononcés…Jen’aipasqualitépourvousdonner un conseil, et vous savez combien plus volontiers j’en recevrais de vous dont j’ai toujoursreconnu et apprécié la hauteur de vue, la lucidité, la droiture…Mais, à votre place, voici commentj’agirais:jechercheraislemoyendemettrefinàcetabominablescandaleenm’emparantdesquatreou

Page 10: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

cinqinstigateurs…Oui,jesaisqu’ilssontdeprisedifficile;maisquediable,c’estnotremétier.Jeferaisfermerl’appartement,lethéâtredecesorgies,etjem’arrangeraisdemanièreàprévenirlesparentsdeces jeuneseffrontés,doucement, secrètement,et simplementdemanièreàempêcher les récidives.Ah !parexemple, faitescoffrer les femmes ! ça, jevous l’accordevolontiers ; ilmeparaît quenous avonsaffaire ici à quelques créatures d’une insondable perversité et dont il importe de nettoyer la société.Mais,encoreunefois,nevoussaisissezpasdesenfants;contentez-vousdeleseffrayer,puiscouvreztoutceladel’étiquette“ayantagisansdiscernement”etqu’ilsrestentlongtempsétonnésd’enêtrequittespourlapeur.Songezquetroisd’entreeuxn’ontpasquatorzeansetquelesparentssûrementlesconsidèrentcommedesangesdepuretéetd’innocence.Maisaufait,cherami,voyons,entrenous,est-cequenoussongionsdéjàauxfemmesàcetâge?»

Ils’étaitarrêté,plusessouffléparsonéloquencequeparlamarche,etforçaitProfitendieuqu’iltenaitparlamanche,des’arrêteraussi…

«Ousinousypensions,reprenait-il,c’étaitidéalement,mystiquement,religieusementsijepuisdire.Ces enfants d’aujourd’hui, voyez-vous, ces enfants n’ont plus d’idéal…À propos, comment vont lesvôtres?Bienentendu,jenedisaispastoutcelapoureux.Jesaisqu’aveceux,sousvotresurveillance,etgrâceàl’éducationquevousleuravezdonnée,detelségarementsnesontpasàcraindre.»

EneffetProfitendieun’avait eu jusqu’àprésentqu’à se louerde ses fils ;mais il ne se faisait pasd’illusion:lameilleureéducationdumondeneprévalaitpascontrelesmauvaisinstincts;Dieumerci,sesenfants n’avaient pas demauvais instincts, non plus que les enfants deMolinier sans doute ; aussi segaraient-ilsd’eux-mêmesdesmauvaisesfréquentationsetdesmauvaiseslectures.Carquesertd’interdirecequ’onnepeutpasempêcher?Leslivresqu’onluidéfenddelire,l’enfantleslitencachette.Lui,sonsystèmeestbiensimple:lesmauvaislivres,iln’endéfendaitpaslalecture;maisils’arrangeaitdefaçonquesesenfantsn’aientaucuneenviedeleslire.Quantàl’affaireenquestion,ilyréfléchiraitencoreetpromettaitentoutcasdenerienfairesansenaviserMolinier.Simplementoncontinueraitàexercerunediscrètesurveillanceet,puisquelemalduraitdéjàdepuistroismois,ilpouvaitbiencontinuerquelquesjoursouquelquessemainesencore.Ausurplus,lesvacancessechargeraientdedisperserlesdélinquants.Aurevoir.

Profitendieuputenfinpresserlepas.Sitôtrentré,ilcourutàsoncabinetdetoiletteetouvritlesrobinetsdelabaignoire.Antoineguettaitle

retourdesonmaîtreetfitensortedelecroiserdanslecorridor.Cefidèleserviteurétaitdanslamaisondepuisquinzeans;ilavaitvugrandirlesenfants.Ilavaitpu

voirbiendeschoses;ilensoupçonnaitbeaucoupd’autres,maisfaisaitminedeneremarquerriendecequ’onprétendait lui cacher.Bernardne laissait pasd’avoir de l’affectionpourAntoine. Il n’avait pasvoulu partir sans lui dire adieu. Et peut-être par irritation contre sa famille se plaisait-il àmettre unsimple domestique dans la confidence de ce départ que ses proches ignoraient ;mais il faut dire à ladéchargedeBernardqu’aucundessiensn’étaitalorsàlamaison.DeplusBernardn’auraitpuleurdireadieu sans qu’ils cherchassent à le retenir. Il redoutait les explications. À Antoine il pouvait diresimplement:«Jem’envais.»Maiscefaisantilluitendaitlamaind’unefaçonsisolennellequelevieuxserviteurs’étonna.

«MonsieurBernardnerentrepasdîner?– Ni pour coucher, Antoine. Et comme l’autre restait indécis ne sachant trop ce qu’il devait

comprendre,nis’ildevaitinterrogerdavantage,Bernardrépétaplusintentionnellement:“Jem’envais”,puisilajouta:–J’ailaisséunelettresurlebureaude…Ilneputserésoudreàdire:depapa,ilsereprit:…surlatabledubureau.Adieu.»

Page 11: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Enserrantlamaind’Antoine,ilétaitémucommes’ilprenaitcongédumêmecoupdesonpassé ; ilrépétabienviteadieu,puispartit,avantdelaisseréclaterlegrossanglotquimontaitàsagorge.

Antoine doutait si ce n’était point une grave responsabilité que de le laisser partir ainsi – maiscommenteût-ilpuleretenir?

Que cedépart deBernard fût pour toute la famille un événement inattendu,monstrueux,Antoine lesentaitdereste,maissonrôledeparfaitserviteurétaitdeneparaîtrepass’enétonner.Iln’avaitpasàsavoir ce que Monsieur Profitendieu ne savait pas. Sans doute aurait-il pu lui dire simplement :«Monsieursait-ilquemonsieurBernardestparti?»maisilperdaitainsitoutavantageetcelan’étaitpasplaisantdutout.S’ilattendaitsonmaîtreavectantd’impatience,c’étaitpourluiglisser,suruntonneutre,déférent, et comme un simple avis que l’eût chargé de transmettre Bernard, cette phrase qu’il avaitlonguementpréparée:

«Avantdes’enaller,MonsieurBernardalaisséunelettrepourMonsieurdanslebureau.Phrasesisimplequ’elle risquaitdedemeurer inaperçue ; ilavaitvainementcherchéquelquechosedeplusgros,sans rien trouver qui fût à la fois naturel.Mais comme il n’arrivait jamais à Bernard de s’absenter,MonsieurProfitendieu,qu’Antoineobservaitducoindel’œil,neputréprimerunsursaut:

–Comment!avantde…»Il se ressaisit aussitôt ; il n’avait pas à laisser paraître son étonnement devant un subalterne ; le

sentimentdesasupérioriténelequittaitpoint.Ilachevad’untoncalme,magistralvraiment:«C’estbien.»Ettoutengagnantsoncabinet:«Oùdis-tuqu’elleest,cettelettre?–SurlebureaudeMonsieur.»Profitendieu,sitôtentrédanslapièce,viteneffetuneenveloppeposéed’unemanièrebienapparente

enfacedufauteuiloùilavaitcoutumedes’asseoirpourécrire;maisAntoinenelâchaitpasprisesivite,etmonsieurProfitendieun’avaitpasludeuxlignesdelalettre,qu’ilentendaitfrapperàlaporte.

«J’oubliaisdedireàMonsieurqu’ilyadeuxpersonnesquiattendentdanslepetitsalon.–Quellespersonnes?–Jenesaispas.–Ellessontensemble?–Ilneparaîtpas.–Qu’est-cequ’ellesmeveulent?–Jenesaispas.EllesvoudraientvoirMonsieur.»Profitendieusentitquelapatienceluiéchappait.«J’aidéjàditetrépétéquejenevoulaispasqu’onviennemedérangerici–surtoutàcetteheure;j’ai

mesjoursetmesheuresderéceptionauPalais…Pourquoilesas-tuintroduites?–Ellesontdittoutesdeuxqu’ellesavaientquelquechosedepresséàdireàMonsieur.–Ellessonticidepuislongtemps?–Depuisbientôtuneheure.»

Page 12: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Profitendieufitquelquespasdanslapièceetpassaunemainsursonfront;del’autreiltenaitlalettredeBernard.Antoinerestaitdevantlaporte,digne,impassible.Enfinileutlajoiedevoirlejugeperdresoncalmeetl’entendre,pourlapremièrefoisdesavie,frappantdupied,gronder:

«Qu’onmefichelapaix!Qu’onmefichelapaix!Dis-leurquejesuisoccupé.Qu’ellesreviennentunautrejour.»

Antoinen’étaitpasplustôtsortiqueProfitendieucourutàlaporte:«Antoine!Antoine!…Etpuis,vafermerlesrobinetsdelabaignoire.»Ilétaitbienquestiond’unbain!Ils’approchadelafenêtreetlut:

«Monsieur,«J’aicompris,àlasuitedecertainedécouvertequej’aifaiteparhasardcetaprès-midi,quejedois

cesserdevousconsidérercommemonpère,etc’estpourmoiunimmensesoulagement.Enmesentantsipeud’amourpourvous,j’ailongtempscruquej’étaisunfilsdénaturé; jepréfèresavoirquejenesuispasvotrefilsdutout.Peut-êtreestimez-vousquejevousdoislareconnaissancepouravoirététraitéparvous comme un de vos enfants ; mais d’abord j’ai toujours senti entre eux et moi votre différenced’égards,etpuistoutcequevousenavezfait,jevousconnaisassezpoursavoirquec’étaitparhorreurduscandale,pourcacherunesituationquinevousfaisaitpasbeaucouphonneur–etenfinparcequevousnepouviezfaireautrement.Jepréfèrepartirsansrevoirmamère,parcequejecraindrais,enluifaisantmesadieuxdéfinitifs,dem’attendriretaussiparcequedevantmoi,ellepourraitsesentirdansunefaussesituation – ce quime serait désagréable. Je doute que son affection pourmoi soit bien vive ; commej’étais le plus souvent en pension, elle n’a guère eu le temps deme connaître, et commema vue luirappelaitsanscessequelquechosedesaviequ’elleauraitvoulueffacer,jepensequ’ellemeverrapartiravecsoulagementetplaisir.Dites-lui,sivousenavezlecourage,quejeneluienveuxpasdem’avoirfaitbâtard;qu’aucontraire,jepréfèreçaàsavoirquejesuisnédevous.(Excusez-moideparlerainsi ;mon intention n’est pas de vous écrire des insultes ; mais ce que j’en dis va vous permettre de memépriser,etcelavoussoulagera.)

«Sivousdésirezquejegardelesilencesurlessecrètesraisonsquim’ontfaitquittervotrefoyer,jevous prie de ne point chercher à m’y faire revenir. La décision que je prends de vous quitter estirrévocable.Jenesaiscequ’apuvouscoûtermonentretienjusqu’àcejour;jepouvaisaccepterdevivreàvosdépenstantquej’étaisdansl’ignorance,maisilvasansdirequejepréfèrenerienrecevoirdevousà l’avenir. L’idée de vous devoir quoi que ce soit m’est intolérable et je crois que, si c’était àrecommencer, jepréféreraismourirde faimplutôtquedem’asseoiràvotre table.Heureusement ilmesembleme souvenird’avoir entendudirequemamère,quandellevous a épousé, était plus richequevous.Jesuisdonclibredepenserquejen’aivécuqu’àsacharge.Jelaremercie,latiensquittedetoutlereste,etluidemandedem’oublier.Voustrouverezbienunmoyend’expliquermondépartauprèsdeceuxquipourraients’enétonner.Jevouspermetsdemecharger(maisjesaisbienquevousn’attendrezpasmapermissionpourlefaire).

«Jesigneduridiculenomquiestlevôtre,quejevoudraispouvoirvousrendre,etqu’ilmetardededéshonorer.

«BernardProfitendieu.«P.-S.–Je laissechezvous toutesmesaffairesquipourront serviràCaloubplus légitimement, je

l’espèrepourvous.»Monsieur Profitendieu gagna, en chancelant, un fauteuil. Il eût voulu réfléchir, mais les idées

tourbillonnaientconfusémentdanssatête.Deplus,ilressentaitunpetitpincementaucôtédroit,là,sous

Page 13: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

les côtes ; il n’y couperait pas : c’était la crise de foie. Y avait-il seulement de l’eau de Vichy à lamaison?Siaumoinssonépouseétaitrentrée!Commentallait-ill’avertirdelafuitedeBernard?Devait-il lui montrer la lettre ? Elle est injuste, cette lettre, abominablement injuste. Il devrait s’en indignersurtout.Ilvoudraitprendrepourdel’indignationsatristesse.Ilrespirefortementetàchaqueexpirationexhaleun«ah!monDieu!»rapideetfaiblecommeunsoupir.Sadouleuraucôtéseconfondavecsatristesse, laprouveet lalocalise.Il luisemblequ’iladuchagrinaufoie.Ilsejettedansunfauteuiletrelit la lettredeBernard. Ilhausse tristement lesépaules.Certeselleestcruellepour lui, cette lettre ;maisilysentdudépit,dudéfi,delajactance.Jamaisaucundesesautresenfants,desesvraisenfants,n’auraitétécapabled’écrireainsi,nonplusqu’iln’enauraitétécapablelui-même;illesaitbien,cariln’estrieneneuxqu’iln’aitconnuderesteenlui-même.Certesilatoujourscruqu’ildevaitblâmercequ’ilsentaitenBernarddeneuf,derude,etd’indompté;maisilabeaulecroireencore,ilsentbienquec’estprécisémentàcausedecelaqu’ill’aimaitcommeiln’avaitjamaisaimélesautres.

Depuisquelques instants on entendait dans la pièced’à côtéCécile qui, rentréedu concert, s’étaitmiseaupianoetrépétaitavecobstinationlamêmephrased’unebarcarolle.ÀlafinAlbéricProfitendieun’y tint plus. Il entrouvrit la porte du salon et, d’une voix plaintive, quasi suppliante, car la coliquehépatiquecommençaitàlefairecruellementsouffrir(ausurplusilatoujoursétéquelquepeutimideavecelle):

«MapetiteCécile,voudrais-tut’assurerqu’ilyadel’eaudeVichyàlamaison;ets’iln’yenapas,enenvoyerchercher.Etpuistuseraisgentilled’arrêterunpeutonpiano.

–Tuessouffrant?–Maisnon,maisnon.Simplement j’aibesoinde réfléchirunpeu jusqu’audîner et tamusiqueme

dérange.»Et,pargentillesse,carlasouffrancelerenddoux,ilajoute:«C’estbienjolicequetujouaislà.Qu’est-cequec’est?»Maisilsortsansavoirentendularéponse.Durestesafillequisaitqu’iln’entendrienàlamusiqueet

confondViensPoupouleaveclamarchedeTannhäuser(dumoinsc’estellequiledit),n’apasl’intentiondeluirépondre.Maisvoiciqu’ilrouvrelaporte:

«Tamèren’estpasrentrée?–Non,pasencore.»C’estabsurde.Elleallaitrentrersitardqu’iln’auraitpasletempsdeluiparleravantledîner.Qu’est-

cequ’ilpourraitinventerpourexpliquerprovisoirementl’absencedeBernard?Ilnepouvaitpourtantpasraconterlavérité,livrerauxenfantslesecretdel’égarementpassagerdeleurmère.Ah!toutétaitsibienpardonné, oublié, réparé.Lanaissanced’undernier fils avait scellé leur réconciliation.Et soudain cespectrevengeurquiressortdupassé,cecadavrequeleflotramène…

Allons!qu’est-cequec’estencore?Laportedesonbureaus’estouvertesansbruit;vite,ilglisselalettredanslapocheintérieuredesonveston;laportièretoutdoucementsesoulève.C’estCaloub.

«Papa,dis…Qu’est-cequeçaveutdire,cettephraselatine.Jen’ycomprendsrien…–Je t’aidéjàditdenepasentrer sans frapper.Etpuis jeneveuxpasque tuviennesmedéranger

commeçaàtoutboutdechamp.Tuprendsl’habitudedetefaireaideretdetereposersurlesautres,aulieudedonneruneffortpersonnel.Hier,c’était tonproblèmedegéométrie,aujourd’huic’estune…dequiest-elletaphraselatine?»

Caloubtendsoncahier:

Page 14: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Ilnenousapasdit;mais,tiens,regarde:toituvasreconnaître.Ilnousl’adictée,maisj’aipeut-êtremalécrit.Jevoudraissavoiraumoinssic’estcorrect…»

MonsieurProfitendieuprendlecahier,maisilsouffretrop.Ilrepoussedoucementl’enfant:«Plustard.Onvadîner.Charlesest-ilrentré?–Ilestredescenduàsoncabinet.(C’estaurez-de-chausséequel’avocatreçoitsaclientèle.)–Valuidirequ’ilviennemetrouver.Vavite.»Uncoupdesonnette!MadameProfitendieurentreenfin,elles’excused’êtreenretard;elleadûfaire

beaucoupdevisites.Elles’attristedetrouversonmarisouffrant.Quepeut-onfairepourlui?C’estvraiqu’ilatrèsmauvaisemine.–Ilnepourramanger.Qu’onsemetteàtablesanslui.Maisqu’aprèslerepasellevienneleretrouveraveclesenfants.–Bernard?–Ah!c’estvrai;sonami…tusaisbien,celuiavecquiilprenaitdesrépétitionsdemathématiques,estvenul’emmenerdîner.

Profitendieu se sentait mieux. Il avait d’abord eu peur d’être trop souffrant pour pouvoir parler.PourtantilimportaitdedonneruneexplicationdeladisparitiondeBernard.Ilsavaitmaintenantcequ’ildevaitdire,sidouloureuxquecelafût.Ilsesentaitfermeetrésolu.Saseulecrainte,c’étaitquesafemmenel’interrompîtpardespleurs,paruncri;qu’ellenesetrouvâtmal…

Uneheureplustard,elleentreaveclestroisenfants:s’approche.Illafaitasseoirprèsdeluicontresonfauteuil.

« Tâche de te tenir, lui dit-il à voix basse, mais sur un ton impérieux ; et ne dis pas un mot, tum’entends.Nouscauseronsensuitetouslesdeux.»

Ettandisqu’ilparle,ilgardeunedesesmainsàelledanslessiennes.«Allons;asseyez-vous,mesenfants.Celamegênedevoussentirlà,deboutdevantmoicommepour

unexamen.J’aiàvousdirequelquechosedetrèstriste.Bernardnousaquittésetnousnelereverronsplus…d’iciquelque temps. Il fautque jevousapprenneaujourd’huiceque jevousaicachéd’abord,désireuxquej’étaisdevousvoiraimerBernardcommeunfrère;carvotremèreetmoinousl’aimionscommenotreenfant.Maisiln’étaitpasnotreenfant…etunoncleàlui,unfrèredesavraiemèrequinousl’avaitconfiéenmourant…estvenucesoirlereprendre.»

Unpénible silence suit ses paroles et l’on entend reniflerCaloub.Chacun attend, pensant qu’il vaparlerdavantage.Maisilfaitungestedelamain:

«Allezmaintenant,mesenfants.J’aibesoindecauseravecvotremère.»Aprèsqu’ilssontpartis,monsieurProfitendieurestelongtempssansriendire.Lamainquemadame

Profitendieualaisséedanslessiennesestcommemorte.Del’autre,elleaportésonmouchoiràsesyeux.Elle s’accoude à la grande table, et se détourne pour pleurer. À travers les sanglots qui la secouent,Profitendieul’entendmurmurer:

«Oh!vousêtescruel…Oh!vousl’avezchassé…»Toutàl’heure,ilavaitrésoludenepasluimontrerlalettredeBernard;maisdevantcetteaccusation

siinjuste,illaluitend:«Tiens:lis.–Jenepeuxpas.–Ilfautquetulises.»

Page 15: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Ilnesongeplusàsonmal.Illasuitdesyeux,toutlelongdelalettre,ligneaprèsligne.Toutàl’heureen parlant, il avait peine à retenir ses larmes ; à présent l’émotionmême l’abandonne ; il regarde safemme.Quepense-t-elle?Delamêmevoixplaintive,àtraverslesmêmessanglots,ellemurmureencore:

«Oh!pourquoiluias-tuparlé…Tun’auraispasdûluidire.–Maistuvoisbienquejeneluiairiendit…Lismieuxsalettre.–J’aibienlu…Maisalorscommenta-t-ildécouvert?Quiluiadit?…»Quoi!c’estàcelaqu’ellesonge!C’estlàl’accentdesatristesse!Cedeuildevraitlesréunir.Hélas!

Profitendieu sent confusément leurs pensées à tous deux prendre une direction divergente. Et tandisqu’elle se plaint, qu’elle accuse, qu’elle revendique, il essaye d’incliner cet esprit rétif vers dessentimentspluspieux.

«Voilàl’expiation»,dit-il.Ils’estlevé,parinstinctifbesoindedominer;ilsetientàprésenttoutdressé,oublieuxetinsoucieux

de sa douleur physique, et pose gravement, tendrement, autoritairement la main sur l’épaule deMarguerite. Il sait bienqu’elle ne s’est jamais que très imparfaitement repentie de cequ’il a toujoursvouluconsidérercommeunedéfaillancepassagère;ilvoudraitluidireàprésentquecettetristesse,cetteépreuvepourraserviràsonrachat;maisilchercheenvainuneformulequilesatisfasseetqu’ilpuisseespérerfaireentendre.L’épauledeMargueriterésisteàladoucepressiondesamain.Margueritesaitsibien que toujours, insupportablement, quelque enseignement moral doit sortir, accouché par lui, desmoindresévénementsdelavie;ilinterprèteettraduittoutselonsondogme.Ilsepencheverselle.Voicicequ’ilvoudraitluidire:

«Mapauvreamie,vois-tu:ilnepeutnaîtreriendebondupéché.Iln’aservideriendechercheràcouvrirtafaute.Hélas!j’aifaitcequej’aipupourcetenfant;jel’aitraitécommelemienpropre.Dieunousmontreàprésentquec’étaituneerreur,deprétendre…»

Maisdèslapremièrephraseils’arrête.Etsansdoutecomprend-ellecesquelquesmotssichargésdesens;sansdouteont-ilspénétrédansson

cœur,carelleestreprisedesanglots,encoreplusviolentsqued’abord,ellequidepuisquelquesinstantsnepleuraitplus;puisellesepliecommeprêteàs’agenouillerdevant lui,quisecourbeverselleet lamaintient.Quedit-elleàtraversseslarmes?Ilsepenchejusqu’àseslèvres.Ilentend:

«Tuvoisbien…Tuvoisbien…Ah!pourquoim’as-tupardonné…?Ah!jen’auraispasdûrevenir!»Presque il est obligé de deviner ses paroles. Puis elle se tait. Elle non plus ne peut exprimer

davantage.Commentluieût-elleditqu’ellesesentaitemprisonnéedanscettevertuqu’ilexigeaitd’elle;qu’elleétouffait ;quecen’étaitpas tant sa fautequ’elle regrettait àprésent,quede s’enêtre repentie.Profitendieus’étaitredressé:

«Mapauvreamie,dit-ilsuruntondigneetsévère,jecrainsquetunesoisunpeubutéecesoir.Ilesttard.Nousferionsmieuxd’allernouscoucher.»

Il l’aide à se relever, puis l’accompagne jusqu’à sa chambre, pose ses lèvres sur son front, puisretournedanssonbureauetsejettedansunfauteuil.Choseétrange,sacrisedefoies’estcalmée;maisilsesentbrisé.Ilrestelefrontdanslesmains,troptristepourpleurer.Iln’entendpasfrapperàlaporte,mais,aubruitdelaportequis’ouvre,lèvelatête:c’estsonfilsCharles:

«Jevenaistedirebonsoir.»

Page 16: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Charless’approche.Ilatoutcompris.Ilveutledonneràentendreàsonpère.Ilvoudraitluitémoignersapitié,sa tendresse,sadévotion,mais,qui lecroiraitd’unavocat : ilestonnepeutplusmaladroitàs’exprimer ; ou peut-être devient-il maladroit précisément lorsque ses sentiments sont sincères. Ilembrassesonpère.Lafaçoninsistantequ’iladeposer,d’appuyersatêtesurl’épauledesonpèreetdel’y laisser quelque temps, persuade celui-ci qu’il a compris. Il a si bien compris que le voici qui,relevantunpeulatête,demande,gauchement,commetoutcequ’ilfait,–maisilalecœursitourmentéqu’ilnepeutseretenirdedemander:

«EtCaloub?»Laquestionestabsurde,car,autantBernarddifféraitdesautresenfants,autantchezCaloub l’airde

familleestsensible.Profitendieutapesurl’épauledeCharles:«Non;non;rassure-toi.Bernardseul.»AlorsCharles,sentencieusement:«Dieuchassel’intruspour…»MaisProfitendieul’arrête;qu’a-t-ilbesoinqu’onluiparleainsi?«Tais-toi.»Lepèreetlefilsn’ontplusrienàsedire.Quittons-les.Ilestbientôtonzeheures.Laissonsmadame

Profitendieudanssachambreassisesurunepetitechaisedroitepeuconfortable.Ellenepleurepas;ellenepenseà rien.Ellevoudrait,elleaussi, s’enfuir ;maisellene le ferapas.Quandelle était avec sonamant,lepèredeBernard,quenousn’avonspasàconnaître,ellesedisait:Va,tuaurasbeaufaire;tuneserasjamaisqu’unehonnêtefemme.Elleavaitpeurdelaliberté,ducrime,del’aisance;cequifitqu’auboutdedixjoursellerentraitrepentanteaufoyer.Sesparentsautrefoisavaientbienraisondeluidire:Tunesaisjamaiscequetuveux.Quittons-la.Céciledortdéjà.Caloubconsidèreavecdésespoirsabougie;ellenedurerapasassezpour luipermettred’acheverun livred’aventures,qui ledistraitdudépartdeBernard.J’auraisétécurieuxdesavoircequ’Antoineapuraconteràsonamielacuisinière;maisonnepeuttoutécouter.Voicil’heureoùBernarddoitallerretrouverOlivier.Jenesaispastropoùildînacesoir,nimêmes’ildînadutout.Ilapassésansencombredevantlalogeduconcierge;ilmonteentapinoisl’escalier…

Page 17: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

III

Plentyandpeacebreedscowards;hardnesseverOfhardinessismother.

Shakespeare.

Oliviers’étaitmisaulitpourrecevoirlebaiserdesamère,quivenaitembrassersesdeuxderniers

enfantsdansleurlittouslessoirs.IlauraitpuserhabillerpourrecevoirBernard,maisildoutaitencoredesavenueetcraignaitdedonnerl’éveilàsonjeunefrère.Georgesd’ordinaires’endormaitviteetseréveillaittard;peut-êtremêmenes’apercevrait-ilderiend’insolite.

Enentendantunesortedegrattementdiscretà laporte,Olivierbonditdeson lit,enfonçasespiedshâtivementdansdesbabouchesetcourutouvrir.Pointn’étaitbesoind’allumer;leclairdeluneilluminaitsuffisammentlachambre.OlivierserraBernarddanssesbras.

« Comme je t’attendais ! Je ne pouvais pas croire que tu viendrais. Tes parents savent que tu necouchespascheztoicesoir?»

Bernardregardaittoutdroitdevantlui,danslenoir.Ilhaussalesépaules.«Tutrouvesquej’auraisdûleurdemanderlapermission,hein?»Letondesavoixétaitsifroidementironiquequ’Oliviersentitaussitôtl’absurditédesaquestion.Il

n’apasencorecomprisqueBernardestparti«pourdebon»;ilcroitqu’iln’al’intentiondedécoucherque ce seul soir et ne s’explique pas bien lemotif de cette équipée. Il l’interroge : –QuandBernardcompte-t-ilrentrer?–Jamais!–Lejoursefaitdansl’espritd’Olivier.Ilagrandsoucidesemontreràlahauteurdescirconstancesetneselaissersurprendreparrien;pourtantun:«C’esténorme,cequetufaislà»luiéchappe.

Il ne déplaît pas à Bernard d’étonner un peu son ami ; il est surtout sensible à ce qui perced’admirationdanscetteinterjection;maisilhaussedenouveaulesépaules.Olivierluiaprislamain;ilesttrèsgrave;ildemandeanxieusement:

«Mais…pourquoit’envas-tu?–Ah!ça,monvieux,c’estdesaffairesdefamille.Jenepeuxpasteledire.Etpournepasavoirl’air

tropsérieux,ils’amuse,duboutdesonsoulier,àfairetomberlababouchequ’Olivierbalanceauboutdesonpied,carilssesontassisauborddulit.

–Alorsoùvas-tuvivre?–Jenesaispas.–Etavecquoi?–Onverraça.–Tuasdel’argent?–Dequoidéjeunerdemain.–Etensuite?

Page 18: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Ensuiteilfaudrachercher.Bah!jetrouveraibienquelquechose.Tuverras;jeteraconterai.»Olivieradmireimmensémentsonami.Illesaitdecaractèrerésolu;pourtant,ildouteencore;àbout

deressourcesetpressépar lebesoinbientôt,neva-t-ilpaschercherà rentrer?Bernard le rassure : iltenteran’importequoiplutôtquederetournerprèsdessiens.Etcommeilrépèteàplusieursreprisesettoujoursplussauvagement :n’importequoi–uneangoisseétreint lecœurd’Olivier. Ilvoudraitparler,maisiln’ose.Enfin,ilcommence,enbaissantlatêteetd’unevoixmalassurée:

«Bernard…toutdemême,tun’aspasl’intentionde…Maisils’arrête.Sonamilèvelesyeuxet,sansbienvoirOlivier,distinguesaconfusion.

–Dequoi?demande-t-il.Qu’est-cequetuveuxdire?Parle.Devoler?»Olivierremuelatête.Non,cen’estpascela.Soudainiléclateensanglots;ilétreintconvulsivement

Bernard.«Prometsquetunete…»Bernardl’embrasse,puislerepousseenriant.Ilacompris:«Ça,jetelepromets.Non,jeneferaipaslemarlou.Etilajoute:–Avouetoutdemêmequeçaserait

le plus simple.MaisOlivier se sent rassuré ; il sait bien que ces derniersmots ne sont dits que paraffectationdecynisme.

–Tonexamen?–Oui;c’estçaquim’embête.Jenevoudraistoutdemêmepaslerater.Jecroisquejesuisprêt;c’est

plutôtunequestiondenepasêtrefatiguécejour-là.Ilfautquejemetired’affairetrèsvite.C’estunpeurisqué;mais…jem’entirerai;tuverras.»

Ilsrestentuninstantsilencieux.Lasecondebaboucheesttombée.Bernard:«Tuvasprendrefroid.Recouche-toi.–Non,c’esttoiquivastecoucher.–Tuplaisantes!Allons,vite–etilforceOlivieràrentrerdanslelitdéfait.–Maistoi?Oùvas-tudormir?–N’importeoù.Parterre.Dansuncoin.Ilfautbienquejem’habitue.–Non,écoute.Jeveuxtedirequelquechose,maisjenepourraipassijenetesenspastoutprèsde

moi.Viensdansmonlit.EtaprèsqueBernard,quis’estenuninstantdévêtu,l’arejoint:–Tusais,cequejet’avaisditl’autrefois…Çayest…J’yaiété.»

Bernardcomprendàdemi-mot.Ilpressecontreluisonami,quicontinue:«Ehbien!monvieux,c’estdégoûtant.C’esthorrible…Après,j’avaisenviedecracher,devomir,de

m’arracherlapeau,demetuer.–Tuexagères.–Oudelatuer,elle…–Quiétait-ce?Tun’aspasétéimprudent,aumoins?– Non, c’est une gonzesse que Dhurmer connaît bien ; à qui il m’avait présenté. C’est surtout sa

conversationquim’écœurait.Ellen’arrêtaitpasdeparler.Etcequ’elleestbête!Jenecomprendspasqu’onnesetaisepasàcesmoments-là.J’auraisvoululabâillonner,l’étrangler…

Page 19: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Monpauvrevieux!TudevaispourtantbienpenserqueDhurmernepouvaitt’offrirqu’uneidiote…Était-ellebelle,aumoins?

–Situcroisquejel’airegardée!–Tuesunidiot.Tuesunamour.Dormons…Est-cequ’aumoinstuasbien…–Parbleu!C’estbiençaquimedégoûteleplus:c’estquej’aieputoutdemême…toutcommesije

ladésirais.–Ehbien!monvieux,c’estépatant.–Tais-toidonc.Sic’estçal’amour,j’enaisoupépourlongtemps.–Quelgossetufais!–J’auraisvoulut’yvoir.–Oh!moi,tusais,jenecourspasaprès.Jetel’aidit:j’attendsl’aventure.Commeça,froidement,ça

nemeditrien.N’empêchequesije…–Quesitu…?–Quesielle…Rien;dormons.Etbrusquementiltourneledos,s’écartantunpeudececorpsdontla

chaleurlegêne.MaisOlivier,auboutd’uninstant:–Dis…tucroisqueBarrèsseraélu?–Parbleu!…Çatecongestionne?–Jem’enfous!Dis…Écouteunpeu…Ilpèsesurl’épauledeBernardquiseretourne.–Monfrèrea

unemaîtresse.–Georges?»Lepetit,quifaitsemblantdedormir,maisquiécoutetout,l’oreilletenduedanslenoir,enentendant

sonnom,retientsonsouffle.« Tu es fou ! Je te parle de Vincent. (Plus âgé qu’Olivier, Vincent vient d’achever ses premières

annéesdemédecine.)–Iltel’adit?–Non.Jel’aiapprissansqu’ils’endoute.Mesparentsn’ensaventrien.–Qu’est-cequ’ilsdiraient,s’ilsapprenaient?–Jenesaispas.Mamanseraitaudésespoir.Papaluidemanderaitderompreoud’épouser.–Parbleu ! lesbourgeoishonnêtesnecomprennentpasqu’onpuisseêtrehonnêteautrementqu’eux.

Commentl’as-tuappris,toi?–Voici:depuisquelquetempsVincentsortlanuit,aprèsquemesparentssontcouchés.Ilfaitlemoins

debruitqu’ilpeutendescendant,mais je reconnaissonpasdans larue.Lasemainedernièremardi jecrois,lanuitétaitsichaudequejenepouvaispasrestercouché.Jemesuismisàlafenêtrepourrespirermieux.J’aientendulaported’enbass’ouvriretserefermer.Jemesuispenché,etquandilapasséprèsdu réverbère, j’ai reconnu Vincent. Il était minuit passé. C’était la première fois. Je veux dire : lapremièrefoisquejeleremarquais.Mais,depuisquejesuisaverti,jesurveille–oh!sanslevouloir…etpresquechaquenuitjel’entendssortir.Ilasaclefetmesparentsluiontarrangénotreanciennechambre,àGeorgesetàmoi,encabinetdeconsultation,pourquandilauradelaclientèle.Sachambreestàcôté,àgaucheduvestibule,tandisquelerestedel’appartementestàdroite.Ilpeutsortiretrentrerquandilveut,

Page 20: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

sansqu’onlesache.D’ordinairejenel’entendspasrentrer,maisavant-hier,lundisoir,jenesaiscequej’avais ; je songeaisauprojetde revuedeDhurmer…Jenepouvaispasm’endormir. J’aientendudesvoixdansl’escalier;j’aipenséquec’étaitVincent.

–Ilétaitquelleheure?demandeBernard,nontantpardésirdelesavoirquepourmarquersonintérêt.–Trois heures dumatin, je pense. Jeme suis levé et j’aimismonoreille contre la porte.Vincent

causaitavecunefemme.Ouplutôtc’étaitelleseulequiparlait.–Alorscommentsavais-tuquec’étaitlui?Tousleslocatairespassentdevanttaporte.–C’estmême rudementgênantquelquefois : plus il est tard,plus ils fontde chahut enmontant ; ce

qu’ilssefichentdesgensquidorment!…Çanepouvaitêtrequelui ; j’entendais la femmerépétersonnom.Elleluidisait…oh!çamedégoûtederedireça…

–Vadonc.–Elleluidisait:“Vincent,monamant,monamour,ah!nemequittezpas!”–Elleluidisaitvous?–Oui.N’est-cepasquec’estcurieux?–Raconteencore.– “Vous n’avez plus le droit de m’abandonner à présent. Que voulez-vous que je devienne ? Où

voulez-vousque j’aille?Dites-moiquelquechose.Oh !parlez-moi.”Etelle l’appelaitdenouveauparsonnometrépétait:“Monamant,monamant”,d’unevoixdeplusenplustristeetdeplusenplusbasse.Etpuisj’aientenduunbruit(ilsdevaientêtresurlesmarches)–unbruitcommedequelquechosequitombe.Jepensequ’elles’estjetéeàgenoux.

–Etlui,ilnerépondaitrien?– Il adûmonter lesdernièresmarches ; j’ai entendu laportede l’appartementqui se refermait.Et

ensuiteelleestrestéelongtemps,toutprès,presquecontremaporte.Jel’entendaissangloter.–Tuauraisdûluiouvrir.–Jen’aipasosé.Vincentseraitfurieuxs’ilsavaitquejesuisaucourantdesesaffaires.Etpuisj’ai

eupeurqu’ellenesoittrèsgênéed’êtresurpriseentraindepleurer.Jenesaispascequej’auraispuluidire.»

Bernards’étaitretournéversOlivier.«Àtaplace,moi,j’auraisouvert.–Oh!parbleu,toituosestoujourstout.Toutcequitepasseparlatête,tulefais.–Tumelereproches?–Non,jet’envie.–Tuvoisquiçapouvaitêtre,cettefemme?–Commentveux-tuquejesache?Bonnenuit.–Dis…tues sûrqueGeorgesnenousapasentendus?chuchoteBernardà l’oreilled’Olivier. Ils

restentunmomentauxaguets.–Non,ildort,reprendOlivierdesavoixnaturelle;etpuisiln’auraitpascompris.Sais-tucequ’ila

demandé,l’autrejour,àpapa?…Pourquoiles…»

Page 21: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

CettefoisGeorgesn’ytientplus;ilsedresseàdemisursonlitetcoupantlaparoleàsonfrère:«Imbécile,crie-t-il;tun’asdoncpasvuquejefaisaisexprès?…Parbleuoui,j’aientendutoutceque

vousavezdittoutàl’heure;oh!c’estpaslapeinedevousfrapper.PourVincentjesavaisçadéjàdepuislongtemps. Seulement, mes petits, tâchez maintenant de parler plus bas, parce que j’ai sommeil. Outaisez-vous.»

Oliviersetourneducôtédumur.Bernard,quinedortpas,contemplelapièce.Leclairdelunelafaitparaîtreplusgrande.Aufait,illaconnaîtàpeine.Oliviernes’ytientjamaisdanslajournée; les raresfoisqu’ilareçuBernard,ç’aétédansl’appartementdudessus.LeclairdelunetoucheàprésentlepieddulitoùGeorgesenfins’estendormi;ilapresquetoutentendudecequ’aracontésonfrère;iladequoirêver.Au-dessusdulitdeGeorges,ondistingueunepetitebibliothèqueàdeuxrayonsoùsontdeslivresdeclasse.Surunetable,prèsdulitd’Olivier,Bernardaperçoitunlivredeplusgrandformat;ilétendlebras,lesaisitpourregarderletitre:–Tocqueville;maisquand ilveut le reposersur la table, le livretombeetlebruitréveilleOlivier.

«TulisduTocqueville,àprésent?–C’estDubacquim’aprêtéça.–Çateplaît?–C’estunpeurasoir.Maisilyadeschosestrèsbien.–Écoute.Qu’est-cequetufaisdemain?»Le lendemain, jeudi, les lycéens sont libres. Bernard songe à retrouver peut-être son ami. Il a

l’intentiondeneplusretourneraulycée;ilprétendsepasserdesdernierscoursetpréparersonexamentoutseul.

«Demain,ditOlivier,jevaisàonzeheuresetdemieàlagareSaint-Lazare,pourl’arrivéedutraindeDieppeàlarencontredemononcleÉdouardquirevientd’Angleterre.L’après-midi,àtroisheures,j’irairetrouverDhurmerauLouvre.Lerestedutempsilfautquejetravaille.

–TononcleÉdouard?–Oui,c’estundemi-frèredemaman. Ilestabsentdepuissixmois,et jene leconnaisqu’àpeine ;

maisjel’aimebeaucoup.Ilnesaitpasquejevaisàsarencontreetj’aipeurdenepaslereconnaître.Ilneressemblepasdutoutaurestedemafamille;c’estquelqu’undetrèsbien.

–Qu’est-cequ’ilfait?–Ilécrit.J’ailupresquetousseslivres;maisvoicilongtempsqu’iln’aplusrienpublié.–Desromans?–Oui;desespècesderomans.–Pourquoiest-cequetunem’enasjamaisparlé?–Parcequetuauraisvoululeslire;etsitunelesavaispasaimés…–Ehbien!achève.–Ehbien,çam’auraitfaitdelapeine.Voilà.–Qu’est-cequitefaitdirequ’ilesttrèsbien?–Jenesaispas trop.Je t’aiditque jene leconnaispresquepas.C’estplutôtunpressentiment.Je

sensqu’ils’intéresseàbeaucoupdechosesquin’intéressentpasmesparents,etqu’onpeutluiparlerde

Page 22: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

tout.Unjour,c’étaitpeudetempsavantsondépart,ilavaitdéjeunécheznous;toutencausantavecmonpère,jesentaisqu’ilmeregardaitconstammentetçacommençaitàmegêner;j’allaissortirdelapièce–c’étaitlasalleàmanger,oùl’ons’attardaitaprèslecafé–maisilacommencéàquestionnermonpèreàmonsujet,cequim’agênéencorebienplus;et toutd’uncouppapas’est levépourallerchercherdesversquejevenaisdefaireetquej’avaisétéidiotdeluimontrer.

–Desversdetoi?–Maissi;tuconnais;c’estcettepiècedeversquetutrouvaisquiressemblaitauBalcon.Jesavais

qu’ilsnevalaient rienoupasgrand-chose, et j’étais extrêmement fâchéquepapa sortît ça.Un instant,pendant que papa cherchait ces vers, nous sommes restés tous les deux seuls dans la pièce, l’oncleÉdouardetmoi,et j’aisentique je rougissaisénormément ; jene trouvais rienà luidire ; je regardaisailleurs–luiaussidureste;ilacommencéparroulerunecigarette;puis,sansdoutepourmemettreunpeuàl’aise,carcertainementilavuquejerougissais,ils’estlevéets’estmisàregarderparlafenêtre.Il sifflotait. Tout à coup il m’a dit : “Je suis bien plus gêné que toi.” Mais je crois que c’était pargentillesse.Àlafinpapaestrentré;ilatendumesversàl’oncleÉdouard,quis’estmisàleslire.J’étaissiénervéque,s’ilm’avaitfaitdescompliments, jecroisquejeluiauraisditdesinjures.Évidemment,papaenattendait,–descompliments;etcommemononclenedisaitrien,ilademandé:“Ehbien?qu’est-cequetuenpenses?”Maismononcleluiaditenriant:“Çamegênedeluienparlerdevanttoi.”Alorspapa est sorti en riant aussi. Et quand nous nous sommes trouvés de nouveau seuls, il m’a dit qu’iltrouvaitmesverstrèsmauvais;maisçam’afaitplaisirdeleluientendredire;etcequim’afaitplusdeplaisirencorec’estque, toutd’uncoup ilapiquédudoigtdeuxvers, lesdeuxseulsquimeplaisaientdanslepoème;ilm’aregardéensouriantetadit:“Çac’estbon.”N’est-cepasquec’estbien?Etsitusavaisdequeltonilm’aditça!Jel’auraisembrassé.Puisilm’aditquemonerreurétaitdepartird’uneidée,etquejenemelaissaispasassezguiderparlesmots.Jenel’aipasbiencomprisd’abord;maisjecroisquejevoisàprésentcequ’ilvoulaitdire–etqu’ilaraison.Jet’expliqueraiçauneautrefois.

–Jecomprendsmaintenantquetuveuillestetrouveràsonarrivée.–Oh!cequejeteracontelàn’estrien,etjenesaispaspourquoijeteleraconte.Nousnoussommes

ditencorebeaucoupd’autreschoses.–Àonzeheuresetdemie,tudis?Commentsais-tuqu’ilarriveparcetrain?–Parcequ’ill’aécritàmamansurunecartepostale;etpuisj’aivérifiésurl’indicateur.–Tudéjeunerasaveclui?–Oh!non,ilfautquejesoisderetouricipourmidi.J’auraijusteletempsdeluiserrerlamain;mais

çamesuffit…Ah!disencore,avantquejenem’endorme:quandest-cequejeterevois?–Pasavantquelquesjours.Pasavantquejenemesoistiréd’affaire.–Maistoutdemême…sijepouvaist’aider.–Situm’aidais?–Non.Çaneseraitpasdejeu.Ilmesembleraitquejetriche.Dorsbien.»

Page 23: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

IV

Monpère était unebête,maismamèreavait de l’esprit; elle était quiétiste; c’était une petite femme douce quimedisaitsouvent:Monfils,vousserezdamné.Maiscelaneluifaisaitpointdepeine.

Fontenelle.

Non,cen’étaitpaschezsamaîtressequeVincentMoliniers’enallaitainsichaquesoir.Encorequ’il

marchevite,suivons-le.DuhautdelarueNotre-Dame-des-Champsoùilhabite,Vincentdescendjusqu’àlarueSaint-Placidequilaprolonge;puisrueduBacoùquelquesbourgeoisattardéscirculentencore.Ils’arrêteruedeBabylonedevantuneportecochère,quis’ouvre.LevoicichezlecomtedePassavant.S’ilnevenaitpasicisouventiln’entreraitpassicrânementdanscefastueuxhôtel.Lelaquaisquiluiouvresaittrèsbiencequisecachedetimiditésouscettefeinteassurance.Vincentaffectedenepasluitendresonchapeauque,de loin, il jettesurunfauteuil.Pourtant, iln’yapas longtempsqueVincentvient ici.Robert de Passavant, qui se ditmaintenant son ami, est l’ami de beaucoup demonde. Je ne sais tropcomment Vincent et lui se sont connus. Au lycée sans doute, encore que Robert de Passavant soitsensiblementplusâgéqueVincent;ilss’étaientperdusdevuequelquesannées,puis,toutdernièrement,rencontrésdenouveau,certainsoirque,parextraordinaire,Olivieraccompagnait son frèreau théâtre ;pendantl’entractePassavantleuravaitàtousdeuxoffertdesglaces;ilavaitappriscesoir-làqueVincentvenaitd’acheversonexternat,qu’ilétaitindécis,nesachantpass’ilseprésenteraitcommeinterne ; lessciencesnaturelles,àdirevrai, l’attiraientplusquelamédecine;mais lanécessitédegagnersavie…Bref,VincentavaitacceptévolontierslapropositionrémunératricequeluifitpeudetempsaprèsRobertde Passavant, de venir chaque nuit soigner son vieux père, qu’une opération assez grave laissait fortébranlé: ils’agissaitdepansementsàrenouveler,dedélicatssondages,depiqûres,enfinde jenesaistropquoiquiexigeaitdesmainsexpertes.Mais,enplusdececi,levicomteavaitdesecrètesraisonspourserapprocherdeVincent;etcelui-cienavaitd’autresencorepouraccepter.LaraisonsecrètedeRobert,noustâcheronsdeladécouvrirparlasuite;quantàcelledeVincent,lavoici:ungrandbesoind’argentlepressait.Lorsqu’onalecœurbienenplace,etqu’unesaineéducationvousainculquédebonneheurelesensdesresponsabilités,onnefaitpasunenfantàunefemmesanssesentirquelquepeuengagévis-à-visd’elle,surtoutlorsquecettefemmeaquittésonmaripourvoussuivre.Vincentavaitmenéjusqu’alorsunevieassezvertueuse.SonaventureavecLauraluiparaissait,suivantlesheuresdujour,oumonstrueuseoutoute naturelle. Il suffit, bien souvent, de l’addition d’une quantité de petits faits très simples et trèsnaturelschacunprisàpart,pourobteniruntotalmonstrueux.Ilseredisaitcelatoutenmarchantetcelaneletiraitpasd’affaire.Certesiln’avaitjamaissongéàprendrecettefemmedéfinitivementàsacharge,àl’épouser après divorce ou à vivre avec elle sans l’épouser ; il était bien forcé de s’avouer qu’il neressentait pas pour elle un grand amour ;mais il la savait à Paris sans ressources ; il avait causé sadétresse:illuidevait,àtoutlemoins,cettepremièreassistanceprécairequ’ilsesentaitfortenpeinedeluiassurer–aujourd’huimoinsqu’hierencore,moinsquecesjoursderniers.Car,lasemainedernière,ilpossédait encore les cinqmille francs que samère avait patiemment et péniblementmis de côté pourfaciliter ledébutde sacarrière ; ces cinqmille francseussent suffi sansdoutepour les couchesde samaîtresse,sapensiondansuneclinique,lespremierssoinsdonnésàl’enfant.Dequeldémonalorsavait-ilécoutéleconseil?Lasomme,déjàremiseenpenséeàcettefemme,cettesommequ’il luivouait, luiconsacrait,etdont il se fût trouvébiencoupablede riendistraire,queldémon luisouffla,certainsoir,qu’elleseraitprobablementinsuffisante?Non,cen’étaitpasRobertdePassavant.Robertjamaisn’avait

Page 24: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

rienditdesemblable;maissapropositiond’emmenerVincentdansunsalondejeu,tombaprécisémentcesoir-là.EtVincentavaitaccepté.

Cetripotavaitcecideperfide,quetouts’ypassaitentregensdumonde,entreamis.RobertprésentasonamiVincentauxunsetauxautres.Vincent,prisaudépourvu,neputpasjouergrosjeucepremiersoir.Iln’avaitpresqueriensurluietrefusalesquelquesbilletsqueproposadeluiavancerlevicomte.Mais,commeilgagnait,ilregrettaden’avoirpointrisquédavantageetpromitderevenirlelendemain.

«Àprésent,toutlemondeicivousconnaît;cen’estpluslapeinequejevousaccompagne»,luiditRobert.

Ceci se passait chezPierre deBrouville, qu’on appelait plus communément Pedro.À partir de cepremier soir, Robert de Passavant avait mis son auto à la disposition de son nouvel ami. Vincents’amenaitversonzeheures,causaitunquartd’heureavecRobertenfumantunecigarette,puismontaitaupremier,ets’attardaitauprèsducomteplusoumoinsdetempssuivantl’humeurdecelui-ci,sapatienceetl’exigencedesonétat;puisl’autol’emmenaitrueSaint-Florentin,chezPedro,d’oùelleleramenaituneheureplustardetlereconduisait,nonpasprécisémentchezlui,carileûtcraintd’attirerl’attention,maisauplusprochaincarrefour.

Lanuitavant-dernière,LauraDouviers,assisesurlesmarchesdel’escalierquimèneàl’appartementdesMolinier, avait attenduVincent jusqu’à trois heures ; c’est alors seulement qu’il était rentré.Cettenuit-là,dureste,Vincentn’étaitpasalléchezPedro.Iln’avaitplusrienàyperdre.Depuisdeuxjours,ilneluirestaitdescinqmillefrancsplusunsou.IlenavaitaviséLaura;illuiavaitécritqu’ilnepouvaitplusrienpourelle;qu’illuiconseillaitderetournerauprèsdesonmari,oudesonpère;d’avouertout.Maisl’aveuparaissaitdésormaisimpossibleàLaura,etmêmeellenelepouvaitenvisagerdesang-froid.Lesobjurgationsdesonamantnesoulevaientenellequ’indignationetcetteindignationnelaquittaitquepour l’abandonner au désespoir. C’est dans cet état que l’avait retrouvéeVincent. Elle avait voulu leretenir;ils’étaitarrachéd’entresesbras.Certes,ilavaitdûseraidir,carilétaitdecœursensible;maisplusvoluptueuxqu’aimant,ils’étaitfaitfacilement,deladuretémême,undevoir.Iln’avaitrienréponduàsessupplications,àsesplaintes;et,commeOlivierquilesentenditleracontaitensuiteàBernard,elleétait restée, après que Vincent eut refermé sa porte sur elle, effondrée sur les marches, à sangloterlongtempsdanslenoir.

Depuiscettenuit,plusdequaranteheuress’étaientécoulées.Vincent, laveillen’étaitpasalléchezRobert de Passavant dont le père semblait se remettre ; mais ce soir un télégramme l’avait rappelé.Robertvoulaitlerevoir.QuandVincententradanscettepiècequiservaitàRobertdecabinetdetravailetdefumoir,oùilsetenaitleplussouventetqu’ilavaitprissoind’aménageretd’orneràsaguise,Robertluitenditlamain,négligemment,par-dessussonépaule,sansselever.

Robertécrit.Ilestassisdevantunbureaucouvertdelivres.Devantlui,laporte-fenêtrequidonnesurlejardinestgrandeouverteauclairdelune.Ilparlesansseretourner.

«Savez-vouscequejesuisentraind’écrire?Maisvousneledirezpas…hein!vousmepromettez…UnmanifestepourouvrirlarevuedeDhurmer.Naturellement,jenelesignepas…d’autantplusquej’yfaismon éloge…Et puis, commeon finira bienpar découvrir que c’estmoi qui la commandite, cetterevue, je préfère qu’on ne sache pas trop vite que j’y collabore. Ainsi :motus !Mais j’y songe : nem’avez-vouspasditquevotrejeunefrèreécrivait?Commentdoncl’appelez-vous?

–Olivier,ditVincent.– Olivier, oui, j’avais oublié…Ne restez donc pas debout comme cela. Prenez un fauteuil. Vous

n’avezpas froid?Voulez-vousque je ferme la fenêtre?…Cesontdesversqu’il fait,n’est-cepas? Ildevraitbienm’enapporter.Naturellement, jeneprometspasde lesprendre…mais toutdemêmecela

Page 25: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

m’étonneraitqu’ilsfussentmauvais.Ilal’airtrèsintelligent,votrefrère.Etpuis,onsentqu’ilesttrèsaucourant.Jevoudraiscauseraveclui.Dites-luidevenirmevoir.Hein?jecomptesurvous.Unecigarette?–etiltendsonétuid’argent.

–Volontiers.–Maintenant,écoutez,Vincent; ilfautquejevousparletrèssérieusement.Vousavezagicommeun

enfantl’autresoir…etmoiaussi,dureste.Jenedispasquej’aieutortdevousemmenezchezPedro ;maisjemesensresponsable,unpeu,del’argentquevousavezperdu.Jemedisquec’estmoiquivousl’aifaitperdre.Jenesaispassic’estçaqu’onappelledesremords,maisçacommenceàmetroublerlesommeiletlesdigestions,maparole!etpuis jesongeàcettepauvrefemmedontvousm’avezparlé…Maisça,c’estunautredépartement;n’ytouchonspas;c’estsacré.Cequejeveuxvousdire,c’estquejedésire,quejeveux,oui,absolument,mettreàvotredispositionunesommeéquivalenteàcellequevousavezperdue.C’étaitcinqmillefrancs,n’est-cepas?etquevousallezrisquerdenouveau.Cettesomme,encoreunefois,jeconsidèrequec’estmoiquivousl’aifaitperdre,quejevousladois;vousn’avezpasàm’enremercier.Vousmelarendrezsivousgagnez.Sinon,tantpis!nousseronsquittes.RetournezchezPedrocesoir,commesiderienn’était.L’autovavousconduire,puisviendramecherchericipourmemenerchezladyGriffith,oùjevouspriedevenirensuitemeretrouver.J’ycompte,n’est-cepas.L’autoretourneravousprendrechezPedro.»

Ilouvreuntiroir,ensortcinqbilletsqu’ilremetàVincent:«Allezvite.–Maisvotrepère…–Ah!j’oubliaisdevousdire:ilestmort,ilya…»Iltiresamontreets’écrie:«Sapristi,qu’ilest

tard!bientôtminuit…Partezvite.–Oui,ilyaenvironquatreheures.»Toutceladitsansprécipitationaucune,maisaucontraireavecunesortedenonchaloir.«Etvousnerestezpasàle…–Àleveiller? interrompitRobert.Non ;monpetit frères’encharge ; il est là-hautavecsavieille

bonne,quis’entendaitavecledéfuntmieuxquemoi…»Puis,commeVincentnebougepas,ilreprend:«Écoutez,cherami, jenevoudraispasvousparaîtrecynique,maisj’aihorreurdessentimentstout

faits.J’avaisconfectionnédansmoncœurpourmonpère,unamourfilialsurmesure,maisqui,danslespremierstemps,flottaitunpeuetquej’avaisétéamenéàrétrécir.Levieuxnem’ajamaisvaludanslaviequedesennuis,descontrariétés,delagêne.S’illuirestaitunpeudetendresseaucœur,cen’estàcoupsûrpas àmoiqu’il l’a fait sentir.Mespremiers élansvers lui, du tempsque jene connaissaispas laretenue, ne m’ont valu que des rebuffades, qui m’ont instruit. Vous avez vu vous-même, quand on lesoigne…Vousa-t-iljamaisditmerci?Avez-vousobtenudeluilemoindreregard,leplusfugitifsourire?Il a toujours cru que tout lui était dû.Oh ! c’était ce qu’on appelle un caractère. Je crois qu’il a faitbeaucoupsouffrirmamère,quepourtantilaimait,sitantestqu’ilaitjamaisaimévraiment.Jecroisqu’ilafaitsouffrirtoutlemondeautourdelui,sesgens,seschiens,seschevaux,sesmaîtresses;sesamisnon,cariln’enavaitpasunseul.Samortfaitdireouf!àchacun.C’était,jecrois,unhommedegrandevaleur“danssapartie”,commeondit;maisjen’aijamaispudécouvrirlaquelle.Ilétait trèsintelligent,c’estsûr.Aufondj’avaispourlui,jegardeencore,unecertaineadmiration.Maisquantàjouerdumouchoir…quantàextrairedemoidespleurs…non,jenesuisplusassezgossepourcela.Allons!filezviteetdansuneheurevenezmeretrouverchezLilian.–Quoi?çavousgênedenepasêtreensmoking?Commevous

Page 26: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

êtesbête!Pourquoi?Nousseronsseuls.Tenez,jevousprometsderesterenveston.Entendu.Allumezuncigareavantdesortir.Etrenvoyez-moivitel’auto;elleiravousreprendreensuite.»

Il regardaVincent sortir, haussa les épaules, puis alla dans sa chambre pour passer son habit, quil’attendaittoutétalésurunsofa.

Dansunechambredupremier,levieuxcomtereposesurlelitmortuaire.Onaposéuncrucifixsursapoitrine,maisomisdeluijoindrelesmains.Unebarbedequelquesjoursadoucitl’angledesonmentonvolontaire. Les rides transversales qui coupent son front, sous ses cheveux gris relevés en brosse,semblentmoins profondes, et comme détendues. L’œil est rentré sous l’arcade sourcilière qu’enfle unbuissondepoils.Précisémentparcequenousnedevonspluslerevoir,jelecontemplelonguement.Unfauteuilestauchevetdu litdans lequelSéraphine, lavieillebonne,étaitassise.Maiselles’est levée.Elle s’approched’une tableoùune lampeàhuiled’ancienmodèleéclaire imparfaitement lapièce ; lalampeabesoind’êtreremontée.Unabat-jourramènelaclartésurlelivrequelitlejeuneGontran…

«Vousêtesfatigué,monsieurGontran.Vousferiezmieuxd’allervouscoucher.»GontranlèveunregardtrèsdouxsurSéraphine.Sescheveuxblonds,qu’ilécartedesonfront,flottent

sursestempes.Ilaquinzeans;sonvisagepresquefémininn’exprimequedelatendresseencore,etdel’amour.

«Ehbien!ettoi,dit-il.C’esttoiquidevraisallerdormir,mapauvreFine.Déjàlanuitdernièretuesrestéedeboutpresquetoutletemps.

–Oh!moi,j’ail’habitudedeveiller;etpuisj’aidormipendantlejour,tandisquevous…–Non,laisse.Jenemesenspasfatigué;etçamefaitdubienderestericiàméditeretàlire.J’aisi

peuconnupapa;jecroisquejel’oublieraistoutàfaitsijeneleregardaispasbienmaintenant.Jevaisveillerauprèsdeluijusqu’àcequ’ilfassejour.Voilàcombiendetemps,Fine,quetuescheznous?

–J’ysuisdepuisl’annéed’avantvotrenaissance;etvousavezbientôtseizeans.–Tutesouviensbiendemaman?–Sijem’ensouviensdevotremaman?Envoilàunequestion!c’estcommesivousmedemandiezsi

jemesouviensdecommentjem’appelle.Poursûrquejem’ensouviensdevotremaman.–Moi aussi jem’en souviens un peu,mais pas très bien… je n’avais que cinq ans quand elle est

morte…Dis…est-cequepapaluiparlaitbeaucoup?–Çadépendaitdesjours.Iln’ajamaisététrèscauseur,votrepapa;etiln’aimaitpasbeaucoupqu’on

luiadressâtlaparolelepremier.Maistoutdemême,ilparlaitunpeuplusquedanslesdernierstemps.–Etpuistenez,ilvautmieuxnepastropremuerlessouvenirsetlaisserauBonDieulesoindejugertoutça.

–TucroisvraimentqueleBonDieuvas’occuperdetoutça,mabonneFine?–Sicen’étaitpasleBonDieu,quivoudriez-vousqueçasoit?»GontranposeseslèvressurlamainrougiedeSéraphine.«Sais-tucequetudevraisfaire?–Allerdormir.Jeteprometsdeteréveillerdèsqu’ilferaclair;et

alorsmoi,j’iraidormiràmontour.Jet’enprie.»DèsqueSéraphinel’alaisséseul,Gontransejetteàgenouxaupieddulit;ilenfoncesonfrontdans

lesdraps,mais ilneparvientpasàpleurer ; aucunélanne soulève soncœur.Sesyeuxdésespérémentrestent secs. Alors il se relève. Il regarde ce visage impassible. Il voudrait, en cemoment solennel,éprouverjenesaisquoidesublimeetderare,écouterunecommunicationdel’au-delà,lancersapensée

Page 27: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

dansdesrégionséthérées,suprasensibles–maiselleresteaccrochée,sapensée,aurasdusol.Ilregardelesmainsexsanguesdumort,etsedemandecombiendetempsencorelesonglescontinuerontàpousser.Ilestchoquédevoircesmainsdisjointes.Ilvoudraitlesrapprocher,lesunir,leurfairetenirlecrucifix.Ça,c’est une bonne idée. Il songe que Séraphine sera bien étonnée quand elle reverra lemort auxmainsjointes,etd’avanceils’amusedesonétonnement ;puis,aussitôtensuite, il seméprisedes’enamuser.Toutdemême,ilsepencheenavantsurlelit.Ilsaisitlebrasdumortlepluséloignédelui.Lebrasestdéjàraideetrefusedeseprêter.Gontranveutleforceràplier,maisilfaitbougertoutlecorps.Ilsaisitl’autrebras ; celui-ci paraît unpeuplus souple.Gontran apresque amené lamain à laplacequ’il eûtfallu;ilprendlecrucifix,tâchedeleglisseretdelemaintenirentrelepouceetlesautresdoigts;maislecontact de cette chair froide le fait faiblir. Il croit qu’il va se trouver mal. Il a envie de rappelerSéraphine.Ilabandonnetout–lecrucifixdetraverssurledrapchiffonné,lebrasquiretombeinerteàsaplace première ; et, dans le grand silence funèbre, il entend soudain un brutal «Nom deDieu », quil’emplitd’effroi,commesiquelqu’und’autre…Ilseretourne ;maisnon : ilestseul.C’estbiende luiqu’ajaillicejuronsonore,dufonddeluiquin’ajamaisjuré.Puis,ilvaserasseoiretsereplongedanssalecture.

Page 28: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

V

C’étaituneâmeetuncorpsoùn’entrejamaisl’aiguillon.Sainte-Beuve.

Lilian,seredressantàdemi,touchaduboutdesesdoigtslescheveuxchâtainsdeRobert:«Vouscommencezàvousdégarnir,monami.Faitesattention:vousn’avezquetrenteansàpeine.La

calvitievousiratrèsmal.Vousprenezlavietropausérieux.»Robertrelèvesonvisageverselleetlaregardeensouriant.«Pasprèsdevous,jevousassure.–VousavezditàMolinierdevenirnousretrouver?–Oui;puisquevousmel’aviezdemandé.–Et…vousluiavezprêtédel’argent?–Cinqmillefrancs,jevousl’avaisdit–qu’ilvadenouveauperdrechezPedro.–Pourquoivoulez-vousqu’illesperde?–C’estcouru.Jel’aivulepremiersoir.Iljouetoutdetravers.–Ilaeuletempsd’apprendre…Voulez-vousparierquecesoir,ilvagagner?–Sivousvoulez.–Oh!maisjevouspriedenepasacceptercelacommeunepénitence.J’aimequ’onfassevolontiers

cequ’onfait.–Nevousfâchezpas.C’estconvenu.S’ilgagne,c’estàvousqu’il rendra l’argent.Maiss’ilperd,

vousmerembourserez.Çavousva?»Ellepressaunboutondesonnerie:«Apportez-nousdutokayettroisverres.–Ets’ilrevientaveclescinqmillefrancsseulement,onles

luilaissera,n’est-cepas?S’ilneperdninegagne…–Çan’arrivejamais.C’estcurieuxcommevousvousintéressezàlui.–C’estcurieuxquevousneletrouviezpasintéressant.–Vousletrouvezintéressantparcequevousêtesamoureusedelui.–Çac’estvrai,moncher!Onpeutvousdireça,àvous.Maiscen’estpaspourcelaqu’ilm’intéresse.

Aucontraire:quandquelqu’unmeprendparlatête,d’ordinaireçamerefroidit.»Unserviteurreparut,portantsurunplateaulevinetlesverres.«Nousallonsboired’abordpourlepari,puisnousreboironsaveclegagnant.»Leserviteurversaduvinetilstrinquèrent.«Moi,jeletrouverasoir,votreVincent,repritRobert.

Page 29: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Oh!“mon”Vincent!…Commentsiçan’étaitpasvousquil’aviezamené!Etpuisjevousconseilledenepasrépéterpartoutqu’ilvousennuie.Oncomprendraittropvitepourquoivouslefréquentez.»

Robert,sedétournantunpeu,posaseslèvressurlepiednudeLilian,quecelle-ciramenaverselleaussitôtetcachasoussonéventail.

«Dois-jerougir?dit-il.–Avecmoicen’estpaslapeined’essayer.Vousnepourriezpas.»Ellevidasonverre,puis:«Voulez-vousquejevousdise,moncher.Vousaveztouteslesqualitésdel’hommedelettres:vous

êtesvaniteux,hypocrite,ambitieux,versatile,égoïste…–Vousmecomblez.–Oui,toutcelac’estcharmant.Maisvousneferezjamaisunbonromancier.–Parceque?–Parcequevousnesavezpasécouter.–Ilmesemblequejevousécoutefortbien.– Bah ! Lui, qui n’est pas littérateur, il m’écoute encore bien mieux. Mais quand nous sommes

ensemble,c’estbienplutôtmoiquiécoute.–Ilnesaitpresquepasparler.–C’estparcequevousdiscoureztoutletemps.Jevousconnais:vousnelelaissezpasplacerdeux

mots.–Jesaisd’avancetoutcequ’ilpourraitdire.–Vouscroyez?Vousconnaissezbiensonhistoireaveccettefemme?–Oh!lesaffairesdecœur,c’estcequejeconnaisaumondedeplusennuyeux!–J’aimeaussibeaucoupquandilparled’histoirenaturelle.–L’histoire naturelle, c’est encore plus ennuyeux que les affaires de cœur.Alors il vous a fait un

cours?…–Sijepouvaisvousredirecequ’ilm’adit…C’estpassionnant,moncher.Ilm’aracontédestasde

chosessurlesanimauxdelamer.Moij’aitoujoursétécurieusedetoutcequivitdanslamer.Voussavezquemaintenantilsconstruisentdesbateaux,enAmériqueavecdesvitressurlecôté,pourvoirtoutautour,au fond de l’Océan. Il paraît que c’est merveilleux. On voit du corail vivant, des… des… commentappelez-vouscela?–desmadrépores,deséponges,desalgues,desbancsdepoissons.Vincentditqu’ilyadesespècesdepoissonsquicrèventquandl’eaudevientplussalée,oumoins,etqu’ilyenad’autresaucontrairequisupportentdesdegrésdesalaisonvariée,etquisetiennentauborddescourants,làoùl’eaudevientmoinssalée,pourmangerlespremiersquandilsfaiblissent.Vousdevriezluidemanderdevousraconter…Jevousassurequec’esttrèscurieux.Quandilenparle,ildevientextraordinaire.Vousnelereconnaîtriezplus…Maisvousnesavezpaslefaireparler…C’estcommequandilracontesonhistoireavecLauraDouviers…Oui,c’estlenomdecettefemme.Voussavezcommentill’aconnue?

–Ilvousl’adit?–Àmoi l’on dit tout. Vous le savez bien, homme terrible ! Et elle lui caressa le visage avec les

plumesdesonéventailrefermé.–Vousdoutez-vousqu’ilestvenumevoirtouslesjours,depuislesoir

Page 30: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

oùvousmel’avezamené?–Touslesjours!Non,vrai,jenem’endoutaispas.–Lequatrième,iln’apluspuytenir;ilatoutraconté.Maischaquejourensuite,ilajoutaitquelque

détail.–Etcelanevousennuyaitpas!Vousêtesadmirable.–Jet’aiditquejel’aime.Etelleluisaisitlebrasemphatiquement.–Etlui…ilaimecettefemme?»Liliansemitàrire:«Il l’aimait.–Oh! ilafallud’abordquej’aie l’airdem’intéresservivementàelle.J’aimêmedû

pleurer avec lui. Et cependant j’étais affreusement jalouse. Maintenant, plus. Écoute comment ça acommencé ; ils étaient à Pau tous les deux, dans unemaison de santé, un sanatorium, où on les avaitenvoyésl’unetl’autreparcequ’onprétendaitqu’ilsétaienttuberculeux.Aufond,ilsnel’étaientvraimentnil’unnil’autre.Maisilssecroyaienttrèsmaladestouslesdeux.Ilsneseconnaissaientpasencore.Ilssesontvuspourlapremièrefois,étendusl’unàcôtédel’autresuruneterrassedejardin,chacunsurunechaiselongue,prèsd’autresmaladesquirestentétendustoutlelongdujourenpleinairpoursesoigner.Comme ils se croyaient condamnés, ils se sont persuadés que tout ce qu’ils feraient ne tirerait plus àconséquence.Illuirépétaitàtoutinstantqu’ilsn’avaientplusl’unetl’autrequ’unmoisàvivre;etc’étaitauprintemps.Elleétaitlà-bastouteseule.SonmariestunpetitprofesseurdefrançaisenAngleterre.Ellel’avaitquittépourveniràPau.Elleétaitmariéedepuis troismois. Il avaitdûse saigneràblancpourl’envoyerlà-bas.Illuiécrivaittouslesjours.C’estunejeunefemmedetrèshonorablefamille;trèsbienélevée,trèsréservée,trèstimide.Maislà-bas…JenesaispastropcequeVincentapuluidire,maisletroisièmejourelleluiavouaitque,bienquecouchantavecsonmarietpossédéeparlui,ellenesavaitpascequec’étaitqueleplaisir.

–Etlui,alors,qu’est-cequ’iladit?–Illuiaprislamainqu’ellelaissaitpendreaucôtédesachaiselongueetl’alonguementpresséesur

seslèvres.–Etvous,quandilvousaracontécela,qu’avez-vousdit?–Moi!c’estaffreux…figurez-vousqu’alorsj’aiétéprised’unfourire.Jen’aipaspumereteniretje

ne pouvais plus m’arrêter… Ça n’était pas tant ce qu’il me disait, qui me faisait rire ; c’était l’airintéresséetconsternéquej’avaiscrudevoirprendrepourl’engageràcontinuer.Jecraignaisdeparaîtretropamusée.Etpuis, au fond, c’était trèsbeauet très triste. Il était tellement émuenm’enparlant ! Iln’avaitjamaisracontériendetoutcelaàpersonne.Sesparents,naturellement,n’ensaventrien.

–C’estvousquidevriezécriredesromans.–Parbleu,moncher,siseulementjesavaisdansquellelangue!…Maisentrelerusse,l’anglaisetle

français,jamaisjenepourraimedécider.–Enfinlanuitsuivante,ilestvenuretrouversanouvelleamiedanssachambreetlà,illuiarévélétoutcequesonmarin’avaitpassuluiapprendre,etque,jepense,illui enseigna fort bien. Seulement, comme ils étaient convaincus qu’ils n’avaient plus que très peu detemps à vivre, ils n’ont pris naturellement aucune précaution, et, naturellement, peu de temps après,l’amouraidant,ilsontcommencéd’allerbeaucoupmieuxl’unetl’autre.Quandelles’estrenducomptequ’elleétaitenceinte,ilsontététouslesdeuxconsternés.C’étaitlemoisdernier.Ilcommençaitàfairechaud.Pau,l’été,n’estplustenable.IlssontrentrésensembleàParis.Sonmaricroitqu’elleestchezsesparentsquidirigentunpensionnatprèsduLuxembourg;maisellen’apasosélesrevoir.Lesparents,eux,

Page 31: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

lacroientàPau;maistoutfinirabientôtparsedécouvrir.Vincentjuraitd’aborddenepasl’abandonner;illuiproposaitdepartirn’importeoùavecelle,enAmérique,enOcéanie.Maisilleurfallaitdel’argent.C’estprécisémentalorsqu’ilafaitvotrerencontreetqu’ilacommencéàjouer.

–Ilnem’avaitrienracontédetoutça.–Surtout,n’allezpasluidirequejevousaiparlé!…»Elles’arrêta,tenditl’oreille:«Jecroyaisquec’étaitlui…Ilm’aditquependantletrajetdePauàParis,ilacruqu’elledevenait

folle.Ellevenait seulementdecomprendrequ’ellecommençaitunegrossesse.Elleétaiten facede luidanslecompartimentduwagon; ilsétaientseuls.Elleneluiavaitrienditdepuis lematin ; ilavaitdûs’occuperdetout,pourledépart;elleselaissaitfaire;ellesemblaitn’avoirplusconsciencederien.Illuiaprislesmains;maiselleregardaitfixementdevantelle,hagarde,commesanslevoir,etseslèvress’agitaient.Ils’estpenchéverselle.Elledisait:“Unamant!Unamant!J’aiunamant!”Ellerépétaitcelasurlemêmeton;ettoujourslemêmemotrevenaitcommesiellen’enconnaissaitplusd’autres…Jevousassure,moncher,quequandilm’afaitcerécit,jen’avaisplusenviederiredutout.Demavie,jen’aientendu rien de plus pathétique. Mais tout de même à mesure qu’il parlait, je comprenais qu’il sedétachaitdetoutcela.Oneûtditquesonsentiments’enallaitavecsesparoles.Oneûtditqu’ilsavaitgréàmonémotionderelayerunpeulasienne.

–Jenesaispascommentvousdiriezcelaenrusseouenanglais,maisjevouscertifiequ’enfrançais,c’esttrèsbien.

–Merci.Jelesavais.C’estàlasuitedecelaqu’ilm’aparléd’histoirenaturelle;etj’aitâchédelepersuaderqu’ilseraitmonstrueuxdesacrifiersacarrièreàsonamour.

– Autrement dit, vous lui avez conseillé de sacrifier son amour. Et vous vous proposez de luiremplacercetamour?»

Lilianneréponditrien.«Cette fois-ci, je crois que c’est lui, repritRobert en se levant…Vite encore unmot avant qu’il

n’entre.Monpèreestmorttantôt.–Ah!fit-ellesimplement.–CelanevousdiraitriendedevenircomtessedePassavant?»Lilian,ducoup,serenversaenarrièreenriantauxéclats.«Mais,moncher…,c’estquejecroisbienmesouvenirquej’aioubliéunmarienAngleterre.Quoi!

jenevousl’avaispasdéjàdit?–Peut-êtrepas.–UnlordGriffithexistequelquepart.»LecomtedePassavant,quin’avait jamaiscruà l’authenticitédu titrede sonamie, sourit.Celle-ci

reprit:«Ditesunpeu.Est-cepourcouvrirvotreviequevousimaginezdemeproposercela?Non,moncher,

non.Restonscommenoussommes.Amis,hein?»etelleluitenditunemainqu’ilbaisa.«Parbleu,j’enétaissûr,s’écriaVincentenentrant.Ils’estmisenhabit,letraître.–Oui, je lui avais promisde rester envestonpournepas fairehonte au sien, ditRobert. Jevous

demandebienpardon,cherami,maisjemesuissouvenutoutd’uncoupquej’étaisendeuil.»

Page 32: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Vincentportaitlatêtehaute;toutenluirespiraitletriomphe,lajoie.Àsonarrivée,Lilianavaitbondi.Elle ledévisageaun instant,puiss’élança joyeusementsurRobertdontellebourra ledosdecoupsdepoingensautant,dansantetcriant(Lilianm’agaceunpeulorsqu’ellefaitainsil’enfant):

«Ilaperdusonpari!Ilaperdusonpari!–Quelpari?demandaVincent.–Ilavaitpariéquevousalliezdenouveauperdre.Allons,ditesvite:gagnécombien?– J’ai eu le courage extraordinaire, la vertu, d’arrêter à cinquante mille, et de quitter le jeu là-

dessus.»Lilianpoussaunrugissementdeplaisir.«Bravo!Bravo!Bravo!»criait-elle.PuisellesautaaucoudeVincent,quisentittoutlelongdeson

corpslasouplessedececorpsbrûlantàl’étrangeparfumdesantal,etLilianl’embrassasurlefront,surlesjoues,surleslèvres.Vincent,enchancelant,sedégagea.Ilsortitdesapocheuneliassedebilletsdebanque.

«Tenez,reprenezvotreavance,dit-ilenentendantcinqàRobert.–C’estàladyLilianquevouslesdevezàprésent.»Robertluipassalesbillets,qu’ellejetasurledivan.Elleétaithaletante.Elleallajusqu’àlaterrasse

pourrespirer.C’était l’heuredouteuseoùs’achèvelanuit,etoùlediablefaitsescomptes.Dehors,onn’entendaitpasunbruit.Vincents’étaitassissurledivan.Lilianseretournaverslui,et,pourlapremièrefois,letutoyant:

«Etmaintenant,qu’est-cequetuvasfaire?»Ilpritsatêtedanssesmainsetditdansunesortedesanglot:«Jenesaisplus.»Lilians’approchadeluietposasamainsursonfrontqu’ilreleva;sesyeuxétaientsecsetardents.«Enattendant,nousallonstrinquertouslestrois»,dit-elle,etelleremplitdetokaylestroisverres.Aprèsqu’ilseurentbu:«Maintenant,quittez-moi. Ilest tard,et jen’enpuisplus.Elle lesaccompagnavers l’antichambre,

puis,commeRobertpassaitdevant,glissadanslamaindeVincentunpetitobjetdemétaletchuchota:«Sorsaveclui,tureviendrasdansunquartd’heure.»Dansl’antichambresommeillaitunlaquais,qu’ellesecouaparlebras.«Éclairezcesmessieursjusqu’enbas.»L’escalierétaitsombre;oùileûtétésimple,sansdoute,defairejouerl’électricité;maisLiliantenait

àcequ’undomestique,toujours,vîtsortirseshôtes.Le laquais alluma lesbougiesd’ungrandcandélabrequ’il tinthautdevant lui, précédantRobert et

Vincentdansl’escalier.L’autodeRobertattendaitdevantlaportequelelaquaisrefermasureux.«Jecroisquejevaisrentreràpied.J’aibesoindemarcherunpeupourretrouvermonéquilibre»,dit

Vincent,commel’autreouvraitlaportièredel’autoetluifaisaitsignedemonter.« Vous ne voulez vraiment pas que je vous raccompagne ? » Brusquement, Robert saisit la main

gauchedeVincent,quecelui-citenaitfermée.«Ouvrezlamain.Allons!montrezcequevousavezlà.»

Page 33: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Vincentavaitcettenaïvetédecraindre la jalousiedeRobert. Il rougitendesserrant lesdoigts.Unepetitecleftombasurletrottoir.Robertlaramassatoutaussitôt,laregarda;enriant,larenditàVincent.

«Parbleu ! » fit-il ; et il haussa les épaules. Puis, entrant dans l’auto, il se pencha en arrière versVincentquidemeuraitpenaud:

«C’est jeudi.Ditesàvotrefrèrequejel’attendscesoirdèsquatreheures»–etviteilrefermalaportière,sanslaisseràVincentletempsderépliquer.

L’autopartit.Vincentfitquelquespassurlequai, traversalaSeine,gagnacettepartiedesTuileriesquisetrouveendehorsdesgrilles,s’approchad’unpetitbassinettrempadansl’eausonmouchoirqu’ilappliqua sur son front et ses tempes.Puis, lentement, il revint vers la demeuredeLilian.Laissons-le,tandisquelediableamuséleregardeglissersansbruitlapetiteclefdanslaserrure…

C’est l’heureoù,dansunetristechambred’hôtel,Laura,samaîtressed’hier,aprèsavoir longtempspleuré, longtemps gémi, va s’endormir. Sur le pont du navire qui le ramène en France, Édouard, à lapremièreclartédel’aube,relitlalettrequ’ilareçued’elle,lettreplaintiveetoùelleappelleausecours.Déjà,ladoucerivedesonpaysnatalestenvue,mais,àtraverslabrume,ilfautunœilexercépourlavoir.Pasunnuageauciel,oùleregarddeDieuvasourire.Lapaupièredel’horizonrougissantdéjàsesoulève.Comme ilva fairechauddansParis ! Il est tempsde retrouverBernard.Voiciquedans le litd’Olivierils’éveille.

Page 34: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

VI

Weareallbastards;AndthatmostvenerablemanwhichIDidcallmyfather,wasIknownotwhereWhenIwasstamp’d.

Shakespeare

Bernardafaitunrêveabsurde.Ilnesesouvientpasdecequ’ilarêvé.Ilnecherchepasàsesouvenir

desonrêve,maisàensortir.Ilrentredanslemonderéelpoursentirlecorpsd’Olivierpeserlourdementcontrelui.Sonami,pendantleursommeil,oudumoinspendantlesommeildeBernard,s’étaitrapproché,etdurestel’étroitessedulitnepermetpasbeaucoupdedistance;ils’étaitretourné;àprésent,ildortsurleflancetBernardsentsonsoufflechaudchatouillersoncou.Bernardn’aqu’unecourtechemisedejour;entraversdesoncorps,unbrasd’Olivieropprimeindiscrètementsachair.Bernarddouteuninstantsisonamidortvraiment.Doucement il sedégage.SanséveillerOlivier, il se lève, se rhabilleet revients’étendresur le lit. Ilestencore trop tôtpourpartir.Quatreheures.Lanuitcommenceàpeineàpâlir.Encore une heure de repos, d’élan pour commencer vaillamment la journée. Mais c’en est fait dusommeil.Bernardcontemplelavitrebleuissante,lesmursgrisdelapetitepièce,lelitdeferoùGeorgess’agiteenrêvant.

«Dansuninstant,sedit-il, j’iraiversmondestin.Quelbeaumot: l’aventure !Cequidoitadvenir.Toutlesurprenantquim’attend.Jenesaispassid’autressontcommemoi,maisdèsquejesuisréveillé,j’aimeàmépriserceuxquidorment.Olivier,monami,jepartiraisanstonadieu.Oust!Debout,valeureuxBernard!Ilesttemps.»

Ilfrottesonvisaged’uncoindeserviettetrempée;serecoiffe;serechausse.Ilouvrelaporte,sansbruit.Dehors!

Ah ! que paraît salubre à tout être l’air qui n’a pas encore été respiré ! Bernard suit la grille duLuxembourg;ildescendlarueBonaparte,gagnelesquais,traverselaSeine.Ilsongeàsanouvellerègledevie,dontilatrouvédepuispeulaformule:«Situnefaispascela,quilefera?Situnelefaispasaussitôt,quandsera-ce?»–Ilsonge:«Degrandeschosesàfaire»; il luisemblequ’ilvaverselles.«Degrandeschoses»,serépète-t-ilenmarchant.Siseulementilsavaitlesquelles!…Enattendant,ilsaitqu’ilafaim:levoiciprèsdeshalles.Ilaquatorzesousdanssapoche,pasunliarddeplus.Ilentredansunbar;prenduncroissantetuncaféaulaitsurlezinc.Coût:dixsous.Illuienrestequatre;crânement,ilenabandonnedeuxsurlecomptoir,tendlesdeuxautresàunva-nu-piedsquifouilleuneboîteàordures.Charité?Défi?Peuimporte.Àprésent,ilsesentheureuxcommeunroi.Iln’aplusrien;toutestàlui!–« J’attends tout de la Providence, songe-t-il. Si seulement elle consent versmidi à servir devantmoiquelquebeau rosbif saignant, jecomposeraibienavecelle» (carhier soir, iln’apasdîné).Le soleils’estlevédepuislongtemps.Bernardrejointlequai.Ilsesentléger;s’ilcourt,illuisemblequ’ilvole.Danssoncerveaubonditvoluptueusementsapensée.Ilpense:

« Le difficile dans la vie, c’est de prendre au sérieux longtemps de suite la même chose. Ainsi,l’amourdemamèrepourceluiquej’appelaismonpère–cetamour,j’yaicruquinzeans ; j’ycroyaishierencore.Ellenonplus,parbleu ! n’apuprendre longtemps au sérieux son amour. Jevoudrais biensavoirsijelaméprise,ousijel’estimedavantage,d’avoirfaitdesonfilsunbâtard?…Etpuis,aufond,

Page 35: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

jenetienspastantqueçaàlesavoir.Lessentimentspourlesprogéniteurs,çafaitpartiedeschosesqu’ilvautmieuxnepascherchertropàtirerauclair.Quantaucocu,c’estbiensimple:d’aussiloinquejem’ensouvienne,jel’aitoujourshaï;ilfautbienquejem’avoueaujourd’huiquejen’yavaispasgrandmérite–etc’esttoutcequejeregretteici.Direquesijen’avaispasforcécetiroir,j’auraispucroiretoutemaviequejenourrissaisàl’égardd’unpèredessentimentsdénaturés!Quelsoulagementdesavoir!…Toutdemême,jen’aipasprécisémentforcéletiroir;jenesongeaismêmepasàl’ouvrir…Etpuisilyavaitdescirconstancesatténuantes:d’abordjem’ennuyaiseffroyablementcejour-là.Etpuiscettecuriosité,cette“fatalecuriosité”commeditFénelon,c’estcequej’aileplussûrementhéritédemonvraipère,cariln’yenapastracedanslafamilleProfitendieu.Jen’aijamaisrencontrémoinscurieuxqueMonsieurlemaridemamère;sicen’estlesenfantsqu’illuiafaits.Ilfaudraquejerepenseàeuxquandj’auraidîné…Souleverlaplaquedemarbred’unguéridonets’apercevoirqueletiroirbâille,cen’esttoutdemêmepaslamêmechosequedeforceruneserrure.Jenesuispasuncrocheteur.Çapeutarriveràn’importequi,desoulever le marbre d’un guéridon. Thésée devait avoir mon âge quand il souleva le rocher. Ce quiempêchepour leguéridon,d’ordinaire,c’est lapendule.Jen’auraispassongéàsoulever laplaquedemarbreduguéridon si jen’avaispasvoulu réparer lapendule…Cequin’arrivepas àn’importequi,c’estdetrouverlà-dessousdesarmes;oudeslettresd’unamourcoupable!Bah!l’importantc’étaitquej’enfusse instruit.Tout lemondenepeutpassepayer,commeHamlet, le luxed’unspectrerévélateur.Hamlet ! C’est curieux comme le point de vue diffère, suivant qu’on est le fruit du crime ou de lalégitimité.Jereviendrailà-dessusquandj’auraidîné…Est-cequec’étaitmalàmoidelireceslettres!Siç’avait étémal…non, j’auraisdes remords.Et si jen’avaispas luces lettres, j’auraisdûcontinueràvivre dans l’ignorance, le mensonge et la soumission. Aérons-nous. Gagnons le large ! “Bernard !Bernard,cettevertejeunesse…”commeditBossuet;assieds-lasurcebanc,Bernard.Qu’ilfaitbeaucematin!Ilyadesjoursoùlesoleilvraimental’airdecaresserlaterre.Sijepouvaismequitterunpeu,sûrement,jeferaisdesvers.»

Étendusurlebanc,ilsequittasibienqu’ildormit.

Page 36: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

VII

Lesoleildéjàhaut,parlafenêtreouverte,vientcaresserlepiednudeVincent,surlelargelitoùprèsdeLilianilrepose.Celle-ci,quinelesaitpasréveillé,sesoulève,leregardeets’étonneàluitrouverl’airsoucieux.

LadyGriffithaimaitVincentpeut-être ;mais elle aimait en lui le succès.Vincent était grand, beau,svelte,maisilnesavaitnisetenir,nis’asseoir,niselever.Sonvisageétaitexpressif,maisilsecoiffaitmal.Surtoutelleadmiraitlahardiesse,larobustessedesapensée;ilétaitcertainementtrèsinstruit,maisilluiparaissaitinculte.Ellesepenchaitavecuninstinctd’amanteetdemèreau-dessusdecegrandenfantqu’elleprenait à tâchede former.Elleen faisait sonœuvre, sa statue.Elle lui apprenait à soigner sesongles,àséparersurlecôtésescheveuxqu’ilrejetaitd’abordenarrière,etsonfront,àdemicachépareux,paraissaitpluspâleetplushaut.Enfin,elleavaitremplacépardescravatesseyantes,lesmodestespetitsnœudstoutfaitsqu’ilportait.DécidémentladyGriffithaimaitVincent;maisellene lesupportaitpastaciturne,ou«maussade»commeelledisait.

Sur lefrontdeVincentellepromènedoucementsondoigt,commepoureffaceruneride,doublepliqui,partidessourcils,creusedeuxbarresverticalesetsemblepresquedouloureux.

« Si tu dois m’apporter ici des regrets, des soucis, des remords, autant vaut ne pas revenir »,murmure-t-elleensepenchantverslui.

Vincent ferme les yeux comme devant une clarté trop vive. La jubilation des regards de Lilianl’éblouit.

« Ici,c’estcommedans lesmosquées ;onsedéchausseenentrantpournepasapporter labouedudehors.Situcroisquejenesaispasàquitupenses!»–Puis,commeVincentveut luimettre lamaindevantlabouche,ellesedébatmutinement:

«Non,laisse-moiteparlersérieusement.J’aibeaucoupréfléchiàcequetumedisaisl’autrejour.Oncroit toujoursque les femmesnesaventpas réfléchir,mais tuverrasqueceladépenddesquelles…Cequetumedisaissurlesproduitsdecroisement…etqu’onn’obtenaitriendefameuxparlemélange,maisplutôtparsélection…Hein! j’aibienretenu ta leçon?…Ehbien !cematin, jecroisque tunourrisunmonstre,quelquechosedetoutàfaitridiculeetquetunepourrasjamaissevrer:unhybridedebacchanteetdeSaint-Esprit.Pasvrai?…Tutedégoûtesd’avoirplaquéLaura:jelisçadansleplidetonfront.Situveuxretournerauprèsd’elle,dis-letoutdesuiteetquitte-moi;c’estquejemeseraistrompéesurtoncompte, et je te laisserais partir sans regrets.Mais, si tu prétends rester avecmoi, quitte cette figured’enterrement.TumerappellescertainsAnglais;plusleurpensées’émancipe,plusilsseraccrochentàlamorale;c’estaupointqu’iln’yapaspluspuritainquecertainsdeleurslibrespenseurs…Tumeprendspourunesans-cœur?Tutetrompes:JecomprendstrèsbienquetuaiespitiédeLaura.Maisalors,qu’est-cequetufaisici?»

Puis,commeVincentsedétournaitd’elle:«Écoute;tuvaspasserdanslasalledebainsettâcherdelaissertesregretssousladouche.Jesonne

pour le thé,hein?Etquand tu reparaîtras, je t’expliqueraiquelquechoseque tun’aspas l’airdebiencomprendre.»

Ils’étaitlevé.Ellebonditàsasuite.

Page 37: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Neterhabillepastoutdesuite.Dansl’armoire,àdroiteduchauffe-bain,tutrouverasdesburnous,deshaïks,despyjamas…enfintuchoisiras.»

Vincentreparaîtvingtminutesplustard,couvertd’unedjellabahdesoievertpistache.«Oh ! attends ! attends que je t’arrange, s’écria Lilian ravie. Elle sortie d’un coffre oriental deux

largesécharpesaubergine,ceinturaVincentdelaplussombre,l’enturbannadel’autre.–Mespenséessonttoujoursdelacouleurdemoncostume(elleavaitrevêtuunpyjamapourprelamé

d’argent).Jemesouviensd’unjour,quandj’étaistoutepetite,àSanFrancisco;onavoulumemettreennoir,sousprétextequ’unesœurdemamèrevenaitdemourir;unevieilletantequejen’avaisjamaisvue.Toutelajournéej’aipleuré;j’étaistriste,triste;jemesuisfiguréquej’avaisbeaucoupdechagrin,quejeregrettaisimmensémentmatante…rienqu’àcausedunoir.Sileshommessontaujourd’huiplussérieuxquelesfemmes,c’estqu’ilssontvêtusplussombrement.Jepariequedéjàtun’aspluslesmêmesidéesquetoutàl’heure.Assieds-toilà,auborddulit;etquandtuaurasbuungobeletdevodka,unetassedethé, et mangé deux ou trois sandwiches, je te raconterai une histoire. Tu me diras quand je peuxcommencer…»

Elle s’est assise, sur la descente de lit, entre les jambes deVincent, pelotonnée comme une stèleégyptienne,lementonsurlesgenoux.Aprèsavoirelle-mêmebuetmangé,ellecommence:

«J’étaissurlaBourgogne,tusais,lejouroùelleafaitnaufrage.J’avaisdix-septans.C’esttediremonâgeaujourd’hui.J’étaisexcellentenageuse;etpourteprouverquejen’aipaslecœurtropsec,jetediraique,simapremièrepenséeaétédemesauvermoi-même,masecondeaétédesauverquelqu’un.Mêmejenesuispasbiensûrequecen’aitpasétélapremière.Ouplutôt,jecroisquejen’aipenséàriendutout;maisriennemedégoûteautantqueceuxqui,danscesmoments-là,nesongentqu’àeux-mêmes ;si : les femmes qui poussent des cris. Il y eut un premier canot de sauvetage qu’on avait empliprincipalement de femmes et d’enfants ; et certaines de celles-ci poussaient de tels hurlements qu’il yavaitdequoifaireperdrelatête.Lamanœuvrefutsimalfaitequelecanot,aulieudeposeràplatsurlamer,piquadunezetsevidadetoutsonmondeavantmêmedes’êtreemplid’eau.Toutcelasepassaitàlalumière de torches, de fanaux et de projecteurs.Tu n’imagines pas ce que c’était lugubre.Les vaguesétaient assez fortes, et tout ce qui n’était pas dans la clarté disparaissait de l’autre côté de la collined’eau,danslanuit.Jen’aijamaisvécud’unevieplusintense;maisj’étaisaussiincapablederéfléchirqu’unterre-neuve,jesuppose,quisejetteàl’eau.Jenecomprendsmêmeplusbiencequiapusepasser;jesaisseulementquej’avaisremarqué,danslecanot,unepetitefilledecinqousixans,unamour;ettoutdesuite,quandj’aivuchavirerlabarque,c’estellequej’airésoludesauver.Elleétaitd’abordavecsamère;maiscelle-cinesavaitpasbiennager;etpuiselleétaitgênée,commetoujoursdanscescas-là,parsa jupe.Pourmoi, j’ai dûmedévêtirmachinalement ; onm’appelait pour prendreplacedans le canotsuivant.J’aidûymonterpuissansdoutej’aisautéàlamerdececanotmême;jemesouviensseulementd’avoirnagéassez longtempsavec l’enfant cramponnéeàmoncou.Elle était terrifiée etme serrait lagorgesifortquejenepouvaisplusrespirer.Heureusement,onapunousvoirducanotetnousattendre,ouramerversnous.Maiscen’estpaspourçaquejeteracontecettehistoire.Lesouvenirquiestdemeuréleplusvif,celuiquejamaisriennepourraeffacerdemoncerveaunidemoncœur:danscecanot,nousétions,entassés,unequarantaine,aprèsavoirrecueilliplusieursnageursdésespérés,commeonm’avaitrecueilliemoi-même.L’eauvenaitpresqueà rasdubord.J’étaisà l’arrièreet je tenaispresséecontremoilapetitefillequejevenaisdesauver,pourlaréchaufferetpourl’empêcherdevoirceque,moi,jenepouvaispasnepasvoir :deuxmarins, l’unarméd’unehacheet l’autred’uncouteaudecuisine ; etsais-tucequ’ilsfaisaient?…Ilscoupaientlesdoigts,lespoignetsdequelquesnageursqui,s’aidantdescordes,s’efforçaientdemonterdansnotrebarque.L’undecesdeuxmarins(l’autreétaitunnègre)s’estretournéversmoiquiclaquaisdesdentsdefroid,d’épouvanteetd’horreur:“S’ilenmonteunseulde

Page 38: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

plus,noussommestousfoutus.Labarqueestpleine.”Ilaajoutéquedanstouslesnaufragesonestforcédefairecommeça;maisquenaturellementonn’enparlepas.

«Alors,jecroisquejemesuisévanouie;entoutcas,jenemesouviensplusderien,commeonrestesourdassezlongtempsaprèsunbruittropformidable.Etquand,àbordduX…quinousarecueillis,jesuis revenue àmoi, j’ai compris que je n’étais plus, que je ne pourrais plus jamais être lamême, lasentimentalejeunefilled’auparavant;j’aicomprisquej’avaislaisséunepartiedemoisombreraveclaBourgogne,qu’àuntasdesentimentsdélicats,désormais,jecouperaislesdoigtsetlespoignetspourlesempêcherdemonteretdefairesombrermoncœur.»

ElleregardaVincentducoindel’œil,et,cambrantletorseenarrière:«C’estunehabitudeàprendre.»Puis, comme ses cheveuxmal retenus s’étaient défaits et retombaient sur ses épaules, elle se leva,

s’approchad’unmiroir,et,toutenparlant,s’occupadesacoiffure.«Quandj’aiquittél’Amérique,peudetempsaprès,ilmesemblaitquej’étaislatoisond’oretqueje

partaisà larecherched’unconquéreur.J’aipuparfoismetromper; j’aipucommettredeserreurs…etpeut-êtrequej’encommetsuneaujourd’huienteparlantcommejefais.Maistoi,nevapast’imaginer,parcequejemesuisdonnéeàtoi,quetum’asconquise.Persuade-toidececi:j’abominelesmédiocresetnepuisaimerqu’unvainqueur.Situveuxdemoi,quecesoitpourt’aideràvaincre.Maissic’estpourtefaireplaindre,consoler,dorloter…,autanttelediretoutdesuite:non,monvieuxVincent,cen’estpasmoiqu’iltefaut:c’estLaura.»

Elledittoutcelasansseretourner,toutencontinuantd’arrangersescheveuxrebelles;maisVincentrencontrasonregarddanslaglace.

«Tupermettrasquejeneterépondequecesoir,dit-ilenselevantetquittantsesvêtementsorientauxpourreprendreceuxdelaville.Àprésent,ilfautquejerentreviteavantquemonfrèreOliviersoitsorti;j’aiquelquechosed’urgentàluidire.»

Ilditcelaenmanièred’excuseetpourcolorersondépart;maisquandils’approchadeLilian,celle-ciseretournasourianteetsibellequ’ilhésita:

«Àmoinsquejeneluilaisseunmotqu’iltrouveàdéjeuner,reprit-il.–Vousvousparlezbeaucoup?–Presquepas.Non,c’estuneinvitationpourcesoir,quej’aiàluitransmettre.–DelapartdeRobert…Oh!Isee…dit-elleensouriantbizarrement.Decelui-làaussiilfaudraque

nousreparlions…Alors,parsvite.Maisreviensàsixheures,car,àsept,sonautonousprendrapournousemmenerdînerauBois.»

Vincent, tout en marchant, médite ; il éprouve que du rassasiement des désirs peut naître,accompagnantlajoieetcommes’abritantderrièreelle,unesortededésespoir.

Page 39: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

VIII

Ilfautchoisird’aimerlesfemmes,oudelesconnaître;iln’yapasdemilieu.Chamfort.

DanslerapidedeParis,ÉdouardlitlelivredePassavant:LaBarrefixe–fraisparu,etqu’ilvient

d’acheter en gare deDieppe. Sans doute ce livre l’attend à Paris ; mais Édouard est impatient de leconnaître. On en parle partout. Jamais aucun de ses livres à lui n’a eu l’honneur de figurer auxbibliothèquesdesgares.Onluiabienparlédetelledémarchequ’ilsuffiraitdefairepourenobtenirledépôt ; mais il n’y tient pas. Il se redit qu’il se soucie fort peu que ses livres soient exposés auxbibliothèquesdesgares,maisilabesoindeseleredireenyvoyantlelivredePassavant.ToutcequefaitPassavantl’indispose,ettoutcequisefaitautourdePassavant:lesarticles,parexemple,oùl’onporteson livre aux nues. Oui, c’est comme un fait exprès : chacun des trois journaux qu’il achète, à peinedébarqué,contientunélogedeLaBarrefixe.UnquatrièmecontientunelettredePassavant,protestationàunarticleunpeumoinslouangeurquelesautres,paruprécédemmentdanscejournal;Passavantydéfendsonlivreetl’explique.CettelettreirriteÉdouardplusencorequelesarticles.Passavantprétendéclairerl’opinion;c’est-à-direqu’habilement il l’incline.Jamaisaucundes livresd’Édouardn’afait lever tantd’articles;aussibienÉdouardn’ajamaisrienfaitpours’attirerlesbonnesgrâcesdescritiques.Siceux-cilebattentfroid,peuluiimporte.Maisenlisantlesarticlessurlelivredesonrival,ilabesoindeseredirequepeuluiimporte.

Cen’estpasqu’ildétestePassavant.Ill’arencontréparfoisetl’atrouvécharmant.Passavants’estdurestetoujoursmontrépourluidesplusaimables.MaisleslivresdePassavantluidéplaisent;Passavantluiparaîtmoinsunartistequ’unfaiseur.Assezpenséàlui…

Édouard sort de la poche de son veston la lettre deLaura, cette lettre qu’il relisait sur le pont dunavire;illarelitencore:

«Monami,

«Ladernièrefoisquejevousaivu–c’était,vousensouvenez-vous,àSt.JamesPark,le2avril,laveilledemondépartpour leMidi–vousm’avez faitpromettredevousécrire si jeme trouvaisdansl’embarras.Je tiensmapromesse.Àquid’autrequevousenappellerais-je?Ceuxsurqui jevoudraispouvoirm’appuyer,c’estàeuxsurtoutquejedoiscachermadétresse.Monami,jesuisdansunegrandedétresse.Cequ’aétémaviedepuisquej’aiquittéFélix,jevousleraconteraipeut-êtreunjour.Ilm’aaccompagnéejusqu’àPau,puisaregagnéseulCambridge,rappeléparsoncours.Cequejesuisdevenuelà-bas,seuleetabandonnéeàmoi-même,àlaconvalescence,auprintemps…Vais-jeoservousavoueràvouscequ’àFélixjenepuisdire?Lemomentestvenuquejedevraislerejoindre.Hélas,jenesuisplusdignedelerevoir.Leslettresquejeluiécrisdepuisquelquetempssontmenteusesetcellesquejereçoisdeluineparlentquedesajoiedemesavoirmieuxportante.Quenesuis-jedemeuréemalade !quenesuis-je morte là-bas !…Mon ami, j’ai dû me rendre à l’évidence : je suis enceinte ; et l’enfant quej’attendsn’estpasdelui.J’aiquittéFélixilyaplusdetroismois;detoutemanière,àluidumoinsjenepourraidonnerlechange.Jen’oseretournerprèsdelui.Jenepeuxpas.Jeneveuxpas.Ilesttropbon.Ilmepardonneraitsansdouteetjeneméritepas,jeneveuxpasqu’ilmepardonne.Jen’oseretournerprèsdemesparentsquimecroientencoreàPau.Monpère,s’ilapprenait,s’ilcomprenait,seraitcapablede

Page 40: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

memaudire.Ilmerepousserait.Commentaffronterais-jesavertu,sonhorreurdumal,dumensonge,detoutcequiestimpur?J’aipeuraussidedésolermamèreetmasœur.Quantàceluiqui…maisjeneveuxpasl’accuser;lorsqu’ilm’apromisdem’aider,ilétaitenétatdelefaire.Maispourêtremieuxàmêmedem’aider,ils’estmalheureusementmisàjouer.Ilaperdulasommequidevaitserviràmonentretien,àmescouches.Ilatoutperdu.J’avaisd’abordpensépartiraveclui,n’importeoù,vivreaveclui,quelquetempsdumoins,carjenevoulaispaslegêner,niluiêtreàcharge;j’auraisbienfinipartrouveràgagnermavie;maisjenepeuxpastoutdesuite.Jevoisbienqu’ilsouffredem’abandonneretqu’ilnepeutpasfaireautrement,aussijenel’accusepas,maisilm’abandonnetoutdemême.Jesuisicisansargent.Jevisàcrédit,dansunpetithôtel.Maiscelanepeutdurer.Jenesaisplusquedevenir.Hélas!descheminssidélicieuxnepouvaientmenerqu’auxabîmes.JevousécrisàcetteadressedeLondresquevousm’avezdonnée,maisquandcettelettrevousparviendra-t-elle?Etmoiquisouhaitaistantd’êtremère!Jenefaisquepleurertoutlejour.Conseillez-moi,jen’espèreplusrienquedevous.Secourez-moi,sicelavousestpossible,etsinon…Hélas,end’autres temps j’auraiseuplusdecourage,maisàprésentcen’estplusmoiseulequimeurs.Sivousn’arrivezpas,sivousm’écrivez:«Jenepuisrien»,jen’auraicontrevouspasunreproche.Envousdisantadieu,jetâcheraidenepastropregretterlavie,maisjecroisquevousn’avez jamais très bien compris que l’amitié que vous eûtes pour moi reste ce que j’aurai connu demeilleur–pasbiencomprisquecequej’appelaismonamitiépourvousportaitunautrenomdansmoncœur.

«LauraFélixDouviers.«P.-S.–Avantdejetercettelettreàlaposte,jevaislerevoirunedernièrefois.Jel’attendraichezlui

cesoir.Sivousrecevezceci,c’estdoncvraimentque…adieu,adieu,jenesaispluscequej’écris.»Édouard a reçu cette lettre le matin même de son départ. C’est-à-dire qu’il s’est décidé à partir

aussitôtaprèsl’avoirreçue.Detoutemanière,iln’avaitpasl’intentiondeprolongerbeaucoupsonséjourenAngleterre.Jeneprétendspointinsinuerqu’iln’eûtpasétécapabledereveniràParisspécialementpoursecourirLaura;jedisqu’ilestheureuxderevenir.Ilaététerriblementsevrédeplaisir,cestempsderniers, enAngleterre ; à Paris, la première chose qu’il fera, c’est d’aller dans unmauvais lieu ; et,commeilneveutpasemporter là-basdepapierspersonnels, ilatteintdanslefiletducompartimentsavalise,l’ouvrepouryglisserlalettredeLaura.

Laplacedecette lettren’estpasentreunvestonetdeschemises ; il atteint, sous lesvêtements,uncahier cartonné à demi rempli de son écriture ; y recherche, tout au commencement du cahier, telsfeuillets,écritsl’anpassé,qu’ilrelit,entrelesquelslalettredeLauraprendraplace.

JOURNALD’ÉDOUARD18octobre.

«Lauranesemblepassedouterdesapuissance;pourmoiquipénètredanslesecretdemoncœur,jesaisbienquejusqu’àcejour,jen’aipasécritunelignequ’ellen’aitindirectementinspirée.Prèsdemoi,jelasensenfantineencore,ettoutel’habiletédemondiscours,jeneladoisqu’àmondésirconstantdel’instruire,delaconvaincre,delaséduire.Jenevoisrien,jen’entendsrien,sanspenseraussitôt:qu’endirait-elle? J’abandonnemonémotion et ne connaisplusque la sienne. Ilmeparaîtmêmeque si ellen’était pas là pourmepréciser,maproprepersonnalité s’éperdrait en contours tropvagues ; je nemerassembleetnemedéfinisqu’autourd’elle.Parquelleillusionai-jepucroirejusqu’àcejourquejelafaçonnais àma ressemblance?Tandisqu’au contraire c’estmoiquimepliais à la sienne ; et je ne leremarquais pas ! Ou plutôt : par un étrange croisement d’influences amoureuses, nos deux êtres,réciproquement,sedéformaient.Involontairement,inconsciemment,chacundesdeuxêtresquis’aimentse

Page 41: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

façonneàcette idolequ’ilcontempledanslecœurdel’autre…Quiconqueaimevraimentrenonceà lasincérité.

«C’estainsiqu’ellem’adonnélechange.Sapenséeaccompagnaitpartoutlamienne.J’admiraissongoût,sacuriosité,sacultureetjenesavaispasquecen’étaitqueparamourpourmoiqu’elles’intéressaitsipassionnémentàtoutcedontellemevoyaitm’éprendre.Carellenesavaitriendécouvrir.Chacunedesesadmirations, je lecomprendsaujourd’huin’étaitpourellequ’un litdereposoùallongersapenséecontrelamienne;riennerépondaitenceciàl’exigenceprofondedesanature.“Jenem’ornaisetnemeparaisquepourtoi”,dira-t-elle.Précisémentj’auraisvouluquecenefûtquepourelleetqu’ellecédât,cefaisant,àquelqueintimebesoinpersonnel.Maisdetoutcela,qu’elleajoutaitàellepourmoi,riennerestera,pasmêmeunregret,pasmêmelesentimentd’unmanque.Unjourvientoùl’êtrevraireparaît,queletempslentementdéshabilledetoussesvêtementsd’emprunt;et,sic’estdecesornementsquel’autreestépris,ilnepressepluscontresoncœurqu’uneparuredéshabitée,qu’unsouvenir…quedudeuiletdudésespoir.

«Ah!decombiendevertus,decombiendeperfectionsl’ai-jeornée!«Quecettequestionde la sincéritéest irritante !Sincérité !Quand j’en parle, je ne songe qu’à sa

sincéritéàelle.Sijemeretourneversmoi,jecessedecomprendrecequecemotveutdire.Jenesuisjamaisquecequejecroisquejesuis–etcelavariesanscesse,desortequesouvent,sijen’étaislàpourlesaccointer,monêtredumatinnereconnaîtraitpasceluidusoir.Riennesauraitêtreplusdifférentdemoi,quemoi-même.Cen’estquedanslasolitudequeparfoislesubstratm’apparaîtetquej’atteinsàunecertaine continuité foncière ; mais alors il me semble que ma vie s’alentit, s’arrête et que je vaisproprementcesserd’être.Moncœurnebatqueparsympathie;jenevisqueparautrui;parprocuration,pourrais-jedire,parépousaille,etnemesensjamaisvivreplusintensémentquequandjem’échappeàmoi-mêmepourdevenirn’importequi.

«Cetteforceanti-égoïstededécentralisationesttellequ’ellevolatiliseenmoilesensdelapropriété–et,partant,delaresponsabilité.Untelêtren’estpasdeceuxqu’onépouse.CommentfairecomprendrecelaàLaura?

26octobre.«Rienn’apourmoid’existence,quepoétique(etjerendsàcemotsonpleinsens)–àcommencer

parmoi-même.Ilmesembleparfoisquejen’existepasvraiment,maissimplementquej’imaginequejesuis.Ceàquoi jeparviens leplusdifficilementàcroirec’estàmapropre réalité. Jem’échappesanscesseetnecomprendspasbien,lorsquejemeregardeagir,queceluiquejevoisagirsoitlemêmequeceluiquiregarde,etquis’étonne,etdoutequ’ilpuisseêtreacteuretcontemplateuràlafois.

«L’analyse psychologique a perdu pourmoi tout intérêt du jour où jeme suis avisé que l’hommeéprouvecequ’ils’imagineéprouver.Delààpenserqu’ils’imagineéprouvercequ’iléprouve…Jelevois bien avecmon amour : entre aimerLaura etm’imaginer que je l’aime – entrem’imaginer que jel’aimemoins,etl’aimermoins,queldieuverraitladifférence?Dansledomainedessentiments,leréelnesedistinguepasdel’imaginaire.Et,s’ilsuffitd’imaginerqu’onaime,pouraimer,ainsisuffit-ildesedirequ’onimagineaimer,quandonaime,pouraussitôtaimerunpeumoins,etmêmepoursedétacherunpeudecequ’onaime–oupourendétacherquelquescristaux.Maispoursedirecelanefaut-ilpasdéjàaimerunpeumoins?

«C’estparun tel raisonnementqueX,dansmonlivre,s’efforceradesedétacherdeZ–etsurtouts’efforceradeladétacherdelui.

28octobre.

Page 42: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«On parle sans cesse de la brusque cristallisation de l’amour. La lente décristallisation, dont jen’entendsjamaisparler,estunphénomènepsychologiquequim’intéressebiendavantage.J’estimequ’onlepeutobserver,auboutd’untempsplusoumoinslong,danstouslesmariagesd’amour.Iln’yaurapasàcraindre cela pour Laura, certes (et c’est tantmieux), si elle épouse FélixDouviers, ainsi que le luiconseillentlaraison,safamille,etmoi-même.Douviersestuntrèshonnêteprofesseur,pleindemérites,et très capable dans sa partie (il me revient qu’il est très apprécié par ses élèves) en qui Laura vadécouvrir,àl’usage,d’autantplusdevertusqu’elles’illusionneramoinspasavance;quandelleparledelui, jetrouvemêmeque,danslalouange,elleresteplutôtendeçà.Douviersvautmieuxquecequ’ellecroit.

« Quel admirable sujet de roman : au bout de quinze ans, de vingt ans de vie conjugale, ladécristallisationprogressiveetréciproquedesconjoints!Tantqu’ilaimeetveutêtreaimé,l’amoureuxnepeutsedonnerpourcequ’ilestvraiment,et,deplus,ilnevoitpasl’autre–maisbien,ensonlieu,uneidolequ’ilpare,etqu’ildivinise,etqu’ilcrée.

«J’aidoncmisengardeLaura,etcontreelle,etcontremoi-même.J’ai tâchéde luipersuaderquenotreamournesauraitnousassurerà l’unnià l’autrededurablebonheur. J’espère l’avoiràpeuprèsconvaincue.»

Édouardhausselesépaules,refermelejournalsurlalettreetremetletoutdanslavalise.Ilydéposeégalement son portefeuille après y avoir prélevé un billet de cent francs qui lui suffira certainementjusqu’aumomentoùilirareprendresavalise,qu’ilcomptelaisseràlaconsigneenarrivant.L’embêtantc’estqu’ellene fermepasàclef, savalise ; oudumoinsqu’iln’aplus la clefpour la fermer. Ilperdtoujours lesclefsdesesvalises.Bah ! lesemployésde laconsignesont tropaffairésdurant le jour,etjamais seuls. Il la dégagera, cettevalise, versquatreheures ; la portera chez lui ; puis ira consoler etsecourirLaura;iltâcheradel’emmenerdîner.

Édouard somnole ; ses pensées insensiblement prennent un autre cours. Il se demande s’il auraitdeviné,àlaseulelecturedelalettredeLaura,qu’ellealescheveuxnoirs?Ilseditquelesromanciers,par la description trop exacte de leurs personnages, gênent plutôt l’imagination qu’ils ne la servent etqu’ilsdevraient laisserchaque lecteurse représenterchacundeceux-cicommeil luiplaît. Il songeauromanqu’ilprépare,quinedoitressembleràriendecequ’ilaécritjusqu’alors.Iln’estpasassuréqueLesFaux-Monnayeurssoitunbontitre.Ilaeutortdel’annoncer.Absurde,cettecoutumed’indiquerles«enpréparation»,afind’allécher les lecteurs.Celan’allèchepersonneetcelavous lie…Iln’estpasassurénonplusque lesujetsoit trèsbon.Ilypensesanscesseetdepuis longtempsmais iln’enapasécritencoreuneligne.Parcontre,iltranscritsuruncarnetsesnotesetsesréflexions.

Ilsortdesavalisececarnet.Desapoche,ilsortunstylo.Ilécrit:« Dépouiller le roman de tous les éléments qui n’appartiennent pas spécifiquement au roman. De

même que la photographie, naguère, débarrassa la peinture du souci de certaines exactitudes, lephonographenettoierasansdoutedemainleromandesesdialoguesrapportés,dontleréalistesouventsefaitgloire.Lesévénementsextérieurs, lesaccidents, les traumatismes,appartiennentaucinéma ; il siedque le roman les lui laisse. Même la description des personnages ne me paraît point appartenirproprementaugenre.Ouivraiment, ilnemeparaîtpasque le romanpur (etenart, commepartout, lapuretéseulem’importe)aitàs’enoccuper.Nonplusquenefaitledrame.Etqu’onneviennepointdirequeledramaturgenedécritpassespersonnagesparcequelespectateurestappeléàlesvoirportéstoutvivantssurlascène;carcombiendefoisn’avons-nouspasétégênésauthéâtre,parl’acteur,etsouffertde ce qu’il ressemblât simal à celui que, sans lui, nous nous représentions si bien. – Le romancier,d’ordinaire,nefaitpointsuffisammentcréditàl’imaginationdulecteur.»

Page 43: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Quelle station vient de passer en coup de vent?Asnières. Il remet le carnet dans la valise.MaisdécidémentlesouvenirdePassavantletourmente.Ilressortlecarnet.Ilyécritencore:

«PourPassavant,l’œuvred’artn’estpastantunbutqu’unmoyen.Lesconvictionsartistiquesdontilfaitmontre,nes’affirmentsivéhémentesqueparcequ’ellesnesontpasprofondes;nullesecrèteexigencede tempérament ne les commande ; elles répondent à la dictée de l’époque ; leur mot d’ordre est :opportunité.

«LaBarrefixe.Cequiparaîtrabientôtleplusvieux,c’estcequid’abordauraparuleplusmoderne.Chaque complaisance, chaque affectation est la promesse d’une ride.Mais c’est par là que Passavantplaîtauxjeunes.Peuluichautl’avenir.C’estàlagénérationd’aujourd’huiqu’ils’adresse(cequivautcertesmieux que de s’adresser à celle d’hier) –mais comme il ne s’adresse qu’à elle, ce qu’il écritrisquedepasseravecelle.Illesaitetneseprometpaslasurvie;etc’estlàcequifaitqu’ilsedéfendsiâprement, non point seulement quand on l’attaque, mais qu’il proteste même à chaque restriction descritiques.S’ilsentaitsonœuvredurable,illalaisseraitsedéfendreelle-mêmeetnechercheraitpassanscesseà la justifier.Quedis-je? Il se féliciteraitdesmécompréhensions,des injustices.Autantde fil àretordrepourlescritiquesdedemain.»

Il consulte sa montre. Onze heures trente-cinq. On devrait être arrivé. Curieux de savoir si parimpossibleOlivierl’attendàlasortiedutrain?Iln’ycompteabsolumentpas.Commentsupposermêmequ’Olivieraitpuprendreconnaissancedelacarteoùilannonçaitauxparentsd’Oliviersonretour–etoùincidemment, négligemment, distraitement en apparence, il précisait le jour et l’heure – comme ontendraitunpiègeausort,etparamourdesembrasures.

Letrains’arrête.Vite,unporteur!Non;savalisen’estpassilourde,etlaconsignen’estpassiloin…Àsupposerqu’ilsoitlàsauront-ilsseulement,danslafoule,sereconnaître?Ilssesontsipeuvus.Pourvuqu’iln’aitpastropchangé!…Ah!justeciel!serait-celui?

Page 44: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

IX

Nous n’aurions à déplorer rien de ce qui arriva par la suite, si seulement la joie qu’Édouard etOlivier eurent à se retrouver eût été plus démonstrative ;mais une singulière incapacité de jauger soncréditdanslecœuretl’espritd’autruileurétaitcommuneetlesparalysaittousdeux;desortequechacunsecroyantseulému,toutoccupéparsajoiepropreetcommeconfusdelasentirsivive,n’avaitsouciquedenepointtropenlaisserparaîtrel’excès.

C’estlàcequifitqu’Olivier,loind’aideràlajoied’Édouardenluidisantl’empressementqu’ilavaitmisàveniràsarencontre,crutséantdeparlerdequelquecoursequeprécisémentilavaiteuàfairedanslequartiercematinmême,commepours’excuserd’êtrevenu.Scrupuleuseàl’excès,sonâmeétaithabileà sepersuaderquepeut-êtreÉdouard trouvait saprésence importune. Il n’eutpasplus tôtmenti, qu’ilrougit.Édouardsurprit cette rougeur, et, commed’abord il avait saisi lebrasd’Olivier,d’uneétreintepassionnée,crut,parscrupuleégalement,quec’étaitlàcequilefaisaitrougir.

Ilavaitditd’abord:«Jem’efforçaisdecroirequetuneseraispaslà;maisaufondj’étaissûrquetuviendrais.»Ilputcroirequ’Oliviervoyaitdelaprésomptiondanscettephrase.Enl’entendantrépondred’unair

dégagé : –« J’avais justementune course à fairedans cequartier », il lâcha lebrasd’Olivier, et sonexaltation tout aussitôt retomba. Il eût voulu demander à Olivier s’il avait compris que cette carteadressée à ses parents, c’était pour lui qu’il l’avait écrite ; sur le point de l’interroger, le cœur luimanquait.Olivier, craignant d’ennuyerÉdouard ou de se faireméjuger en parlant de soi, se taisait. Ilregardait Édouard et s’étonnait d’un certain tremblement de sa lèvre, puis aussitôt baissait les yeux.Édouard tout à la fois souhaitait ce regard et craignait qu’Olivier ne le jugeât trop vieux. Il roulaitnerveusement entre ses doigts un bout de papier. C’était le bulletin qu’on venait de lui remettre à laconsigne,maisiln’yfaisaitpasattention.

« Si c’était son bulletin de consigne, – se disaitOlivier, en le lui voyant froisser ainsi, puis jeterdistraitement,–ilnelejetteraitpasainsi.»Etilneseretournaqu’uninstantpourvoirleventemporterceboutdepapierloinderrièreeuxsurletrottoir.S’ilavaitregardépluslongtemps,ilauraitpuvoirunjeune homme le ramasser.C’étaitBernard qui, depuis leur sortie de la gare, les suivait…Cependant,OliviersedésolaitdenerientrouveràdireàÉdouard,etlesilenceentreeuxluidevenaitintolérable.

«Quand nous arriverons devantCondorcet, se répétait-il, je lui dirai : «À présent, il faut que jerentre;aurevoir.»Puis,devantlelycée,ilsedonnajusqu’aucoindelaruedeProvence.MaisÉdouard,à qui ce silence pesait également, ne pouvait admettre qu’ils se quittassent ainsi. Il entraîna soncompagnondansuncafé.Peut-êtreleportoqu’onleurservitlesaiderait-ilàtriompherdeleurgêne.

Ilstrinquèrent.«Àtessuccès,ditÉdouard,enlevantsonverre.Quandestl’examen?–Dansdixjours.–Ettutesensprêt?»Olivierhaussalesépaules.«Est-cequ’onsaitjamais.Ilsuffitd’êtremalentraincejour-là.»

Page 45: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Iln’osaitrépondre:«Oui»,parcraintedemontrertropd’assurance.Cequilegênaitaussi,c’étaitàlafoisledésiretlacraintedetutoyerÉdouard; ilsecontentaitdedonneràchacunedesesphrasesuntour indirectd’où,dumoins, le«vous»était exclu,de sortequ’il enlevaitpar celamêmeàÉdouardl’occasiondesolliciteruntutoiementqu’ilsouhaitait;qu’ilavaitobtenupourtant,ils’ensouvenaitbien,quelquesjoursavantsondépart.

«As-tubientravaillé?–Pasmal.Maispassibienquej’auraispu.–Lesbonstravailleursonttoujourslesentimentqu’ilspourraienttravaillerdavantage»,ditÉdouard

sentencieusement.Ilavaitditcelamalgrélui;puis,aussitôt,avaittrouvésaphraseridicule.«Fais-tutoujoursdesvers?–Detempsentemps…J’auraisgrandbesoindeconseils.IllevaitlesyeuxversÉdouard;c’est“de

vos conseils” qu’il voulait dire ; “de tes conseils”.Et le regard, à défaut de la voix, le disait si bienqu’Édouardcrutqu’ildisaitcelapardéférenceoupargentillesse.Maisquelbesoineut-ilderépondre,etavectantdebrusquerie:

–Oh!lesconseils,ilfautsavoirselesdonneràsoi-mêmeouleschercherauprèsdecamarades;ceuxdesaînésnevalentrien.»

Olivierpensa:«Jeneluienaipourtantpasdemandé;pourquoiproteste-t-il?»Chacund’euxsedépitaitànesortirdesoirienquedesec,decontraint;etchacund’eux,sentant la

gêneetl’agacementdel’autre,s’encroyaitl’objetetlacause.Detelsentretiensnepeuventdonnerriendebon,siriennevientàlarescousse.Riennevint.

Oliviers’étaitmallevécematin.Latristessequ’ilavaiteueàsonréveil,deneplusvoirBernardàsoncôté,de l’avoir laissépartirsansadieu,cette tristesse,un instantdominéepar la joiederetrouverÉdouard,montait en lui comme un flot sombre, submergeait toutes ses pensées. Il eût voulu parler deBernard,raconteràÉdouardtoutetjenesaisquoi,l’intéresseràsonami.

Maislemoindresourired’Édouardl’eûtblessé,etl’expressioneûttrahilessentimentspassionnésettumultueuxqui l’agitaient, siellen’eût risquédeparaîtreexagérée. Il se taisait ; il sentait ses traits sedurcir ; il eût voulu se jeter dans les bras d’Édouard et pleurer.Édouard seméprenait à ce silence, àl’expressiondecevisagecontracté;ilaimaitbeaucouptroppournepointperdretouteaisance.Àpeines’ilosaitregarderOlivier,qu’ileûtvouluserrerdanssesbrasetdorlotercommeunenfant;etquandilrencontraitsonregardmorne:

«C’estcela,pensait-il.Jel’ennuie…Jelefatigue,jel’excède.Pauvrepetit!iln’attendqu’unmotdemoipourpartir.»Etcemot,irrésistiblement,Édouardledit,parpitiépourl’autre:

«Àprésenttudoismequitter.Tesparentst’attendentpourdéjeuner,j’ensuissûr.»Olivier,quipensaitdemême,semépritàsontour.Ilselevaprécipitamment,tenditlamain.Dumoins

voulait-il dire à Édouard : « Quand te reverrai-je ? Quand vous reverrai-je ? Quand est-ce qu’on serevoit?…»Édouardattendaitcettephrase.Riennevint.Qu’unbanal:–Adieu.

Page 46: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

X

Le soleil avait réveillé Bernard. Il s’était levé de son banc avec un violentmal de tête. Sa bellevaillancedumatin l’avaitquitté. Il se sentait abominablement seulet lecœur toutgonfléde jenesaisquoidesaumâtrequ’ilserefusaitàappelerdelatristesse,maisquiremplissaitdelarmessesyeux.Quefaire? et où aller?…S’il s’achemina vers la gare Saint-Lazare, à l’heure où il savait que devait s’yrendreOlivier,cefutsansintentionprécise,etsansautredésirquederetrouversonami.Ilsereprochaitson brusque départ au matin : Olivier pouvait en avoir été peiné. N’était-il pas l’être que Bernardpréféraitsurterre?…Quandillevitaubrasd’Édouard,unsentimentbizarretoutàlafoisluifitsuivrelecouple,etleretintdesemontrer.Péniblementilsesentaitdetrop,etpourtanteûtvouluseglisserentreeux.Édouardluiparaissaitcharmant;àpeineunpeuplusgrandqu’Olivier,l’allureàpeineunpeumoinsjeune.C’estluiqu’ilrésolutd’aborder;ilattendaitpourcelaqu’Olivierl’eûtquitté.Maisl’abordersousquelprétexte?

C’estàcemomentqu’ilvitlepetitboutdepapierfroissés’échapperdelamaindistraited’Édouard.Quandill’eutramassé,qu’ileutvuquec’étaitunbulletindeconsigne…parbleu,levoilàbienleprétextecherché!

Ilvitentrerlesdeuxamisdanslecafé;demeuraperplexeuninstant;puis,reprenantsonmonologue:«Unadipeuxnormaln’auraitriendepluspresséquedeluirapportercepapier»,sedit-il.

Howweary,stale,flatandunprofitableSeemtomealltheusesofthisworld!

ai-jeentendudireàHamlet.Bernard,Bernard,quellepenséet’effleure?Hierdéjàtufouillaisuntiroir.Surquelchemint’engages-tu?Faisbienattention,mongarçon…Faisbienattentionqu’àmidil’employédelaconsigneàquiÉdouardaeuaffaire,vadéjeuner,etqu’ilestremplacéparunautre.Etn’as-tupaspromisàtonamidetoutoser?

Il réfléchit pourtant que trop de précipitation risquait de tout compromettre. Surpris au débotté,l’employépouvait trouversuspectcetempressement;consultant le registredudépôt, ilpouvait trouverpeunaturelqu’unbagage,misàlaconsignequelquesminutesavantmidi,enfûtretirésitôtaprès.Enfin,sitelpassant, tel fâcheux, l’avaitvu ramasser lepapier…Bernardprit sur luide redescendre jusqu’à laConcorde,sanssepresser;letempsqu’eûtmisunautreàdéjeuner.Celasefaitsouvent,n’est-cepas,demettre sa valise à la consigne durant le temps que l’on déjeune et d’aller la reprendre ensuite ? Il nesentaitplussamigraine.Enpassantdevantuneterrassederestaurant,ils’emparasansfaçond’uncure-dents (ilsétaientenpetits faisceauxsur les tables),qu’ilallaitgrignoterdevant lebureaudeconsigne,pour avoir l’air rassasié. Heureux d’avoir pour lui sa bonne mine, l’élégance de son costume, ladistinctiondesatenue,lafranchisedesonsourireetdesonregard,enfincejenesaisquoidansl’allureoùl’onsentceuxqui,nourrisdanslebien-être,n’ontbesoinderien,ayanttout.Maistoutcelasefripe,àdormirsurlesbancs.

Il eutunesoûleur,quand l’employé luidemandadixcentimesdegarde. Iln’avaitplusunsou.Quefaire?Lavaliseétaitlà,surlebuttoir.Lemoindremanqued’assuranceallaitdonnerl’éveil;etaussile

Page 47: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

manqued’argent.Mais ledémonnepermettrapasqu’il seperde ; il glisse sous les doigts anxieuxdeBernard, qui vont fouillant de poche en poche, dans un simulacre de recherche désespérée, une petitepiècededix sousoubliée depuis onne sait quand, là, dans le gousset de songilet.Bernard la tend àl’employé. Il n’a rien laissé paraître de son trouble. Il s’empare de la valise et d’un geste simple ethonnête,empochelessousqu’onluirend.Ouf!Ilachaud.Oùva-t-ilaller?Sesjambessedérobentsousluietlavaliseluiparaîtlourde.Queva-t-ilenfaire!…Ilsongetoutàcoupqu’iln’enapaslaclef.Etnon;etnon;etnon;ilneforcerapaslaserrure;iln’estpasunvoleur,quediable!…Sidumoinsilsavaitcequ’ilyadedans.Ellepèseàsonbras.Ilestennage.Ils’arrêteuninstant;posesonfaixsurletrottoir.Certes,ilentendbienlarendre,cettevalise;maisilvoudraitl’interrogerd’abord.Ilpresseàtouthasardlaserrure.Oh!miracle!lesvalvess’entrouvrent,laissantentrevoircetteperle:unportefeuille,quilaisseentrevoirdesbillets.Bernards’emparedelaperleetrefermel’huîtreaussitôt.

Etmaintenantqu’il adequoi,vite !unhôtel.Rued’Amsterdam, il en saitun toutprès. Ilmeurtdefaim.Maisavantdes’asseoiràtable,ilveutmettrelavaliseàl’abri.Ungarçonquilaporteleprécèdedansl’escalier.Troisétages;uncouloir;uneporte,qu’ilfermeàclefsursontrésor…Ilredescend.

Attablédevantunbeefsteak,Bernardn’osaittirerleportefeuilledesapoche(Sait-onjamaisquivousobserve?)mais,danslefonddecettepocheintérieure,samaingaucheamoureusementlepalpait.

«FairecomprendreàÉdouardquejenesuispasunvoleur,sedisait-il,voilàlehic.QuelgenredetypeestÉdouard?Lavalisenousrenseignerapeut-être.Séduisant,c’estunfaitacquis.Maisilyadestasdetypesséduisantsquicomprennentfortmallaplaisanterie.S’ilcroitsavalisevolée,ilnelaisserapassansdouted’êtrecontentdelarevoir.Ilmeserareconnaissantdelaluirapporter,oun’estqu’unmufle.Je saurai l’intéresser à moi. Prenons vite un dessert et montons examiner la situation. L’addition ; etlaissonsunémouvantpourboireaugarçon.»

Quelquesinstantsplustard,ilétaitdenouveaudanslachambre.«Maintenant,valise,ànousdeux!…Uncompletderechange;àpeineunpeutropgrandpourmoi,

sansdoute.L’étoffeenestseyanteetdebongoût.Dulinge;desaffairesdetoilette.Jenesuispasbiensûrdeluirendrejamaistoutcela.Maiscequiprouvequejenesuispasunvoleur,c’estquelespapiersquevoicivontm’occuperbiendavantage.Lisonsd’abordceci.»

C’étaitlecahierdanslequelÉdouardavaitserrélatristelettredeLaura.Nousenconnaissonsdéjàlespremièrespages;voicicequisuivait:

Page 48: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

XI

JOURNALD’ÉDOUARD1ernovembre.

« Ilyaquinze jours…– j’aieu tortdenepasnotercelaaussitôt.Cen’estpasque le tempsm’aitmanqué,mais j’avais lecœurencorepleindeLaura–ouplusexactement jevoulaisnepointdistraired’ellemapensée;etpuisjenemeplaisànotericiriend’épisodique,defortuit,etilnemeparaissaitpasencorequecequejevaisraconterpûtavoirunesuite,nicommel’ondit:tireràconséquence;dumoins,jemerefusaisàl’admettreetc’étaitpourmeleprouver,enquelquesorte,quejem’abstenaisd’enparlerdans mon journal ; mais je sens bien, et j’ai beau m’en défendre, que la figure d’Olivier aimanteaujourd’huimespensées,qu’elleinclineleurcoursetque,sanstenircomptedelui,jenepourraisnitoutàfaitbienm’expliquer,nitoutàfaitbienmecomprendre.

«JerevenaisaumatindechezPerrin,oùj’allaissurveillerleservicedepressepourlarééditiondemonvieuxlivre.Commeletempsétaitbeau,jeflânaislelongdesquaisenattendantl’heuredudéjeuner.

«Unpeuavantd’arriverdevantVanier,jem’arrêtaiprèsd’unétalagedelivresd’occasion.Leslivresnem’intéressaientpoint tantqu’un jeune lycéen,de treizeansenviron,qui fouillait les rayonsenpleinvent sous l’œilplacided’unsurveillantassis surunechaisedepailledans laportede laboutique. Jefeignaisdecontemplerl’étalage,mais,ducoindel’œil,moiaussijesurveillaislepetit.Ilétaitvêtud’unpardessususéjusqu’àlacordeetdontlesmanchestropcourteslaissaientpassercellesdelaveste.Lagrande poche de côté restait bâillante, bien qu’on sentît qu’elle était vide ; dans le coin l’étoffe avaitcédé.Jepensaiquecepardessusavaitdéjàdûserviràplusieursfrères,etquesesfrèresetluiavaientl’habitudedemettrebeaucouptropdechosesdansleurspoches.Jepensaiaussiquesamèreétaitbiennégligente, ou bien occupée, pour n’avoir pas réparé cela.Mais, à cemoment, le petit s’étant un peutourné,jevisquel’autrepocheétaittoutereprisée,grossièrement,avecungrossolidefilnoir.Aussitôt,j’entendislesadmonestationsmaternelles:“Nemetsdoncpasdeuxlivresàlafoisdanstapoche;tuvasruinertonpardessus.Tapocheestencoredéchirée.Laprochainefois,jet’avertisquejen’yferaipasdereprises.Regarde-moidequoituasl’air!…”Touteschosesquemedisaitégalementmapauvremère,etdontjenetenaispascomptenonplus.Lepardessus,ouvert,laissaitvoirlaveste,etmonregardfutattirépar une sorte de petite décoration, un bout de ruban, ou plutôt une rosette jaune qu’il portait à laboutonnière.Jenotetoutcelapardiscipline,etprécisémentparcequecelam’ennuiedelenoter.

«Àuncertainmoment,lesurveillantfutappeléàl’intérieurdelaboutique;iln’yrestaqu’uninstant,puisrevints’asseoirsursachaise;maiscetinstantavaitsuffipourpermettreàl’enfantdeglisserdanslapochedesonmanteaulelivrequ’il tenaitenmain;puis, toutaussitôt, il se remità fouiller les rayons,commesiderienn’était.Pourtantilétaitinquiet;ilrelevalatête,remarquamonregardetcompritquejel’avaisvu.Dumoins,ilseditquej’avaispulevoir;iln’enétaitsansdoutepasbiensûr;mais,dansledoute, il perdit toute assurance, rougit et commençade se livrer àunpetitmanège,où il tâchait de semontrertoutàfaitàsonaise,maisquimarquaitunegêneextrême.Jenelequittaispasdesyeux.Ilsortitdelapochelelivredérobé;l’yrenfonça;s’écartadequelquespas;tiradel’intérieurdesonvestonunpauvrepetitportefeuilleélimé,oùilfitminedechercherl’argentqu’ilsavaitfortbiennepasyêtre; fitunegrimacesignificative,unemouedethéâtre,àmonadresseévidemment,quivoulaitdire:“Zut!jen’aipasdequoi”,aveccettepetitenuanceensurplus:“C’estcurieux,jecroyaisavoirdequoi”toutcelaun

Page 49: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

peu exagéré, unpeugros, commeun acteur qui a peur denepas se faire entendre.Puis enfin, je puispresquedire:souslapressiondemonregard,ilserapprochadenouveaudel’étalage,sortitenfinlelivredesapocheetbrusquementleremitàlaplacequed’abordiloccupait.Cefutfaitsinaturellementquelesurveillantne s’aperçutde rien.Puis l’enfant releva la têtedenouveau, espérant cette fois êtrequitte.Maisnon ;mon regard était toujours là ; comme l’œil deCaïn ; seulementmonœil àmoi souriait. Jevoulaisluiparler;j’attendaisqu’ilquittâtladevanturepourl’aborder;maisilnebougeaitpasetrestaitenarrêtdevantleslivres,etjecomprisqu’ilnebougeraitpastantquejelefixeraisainsi.Alors,commeonfaità“quatrecoins”pourinviterlegibierfictifàchangerdegîte,jem’écartaidequelquespas,commesij’enavaisassezvu.Ilpartitdesoncôté;maisiln’eutpasplustôtgagnélelargequejelerejoignis.

«“Qu’est-cequec’étaitcelivre?”luidemandai-jeàbrûle-pourpoint,enmettanttoutefoisdansletondemavoixetsurmonvisageleplusd’aménitéquejepus.

«Ilmeregardabienenfaceetjesentistombersaméfiance.Iln’étaitpeut-êtrepasbeau,maisqueljoliregardilavait!J’yvoyaistoutesortedesentimentss’agitercommedesherbesaufondd’unruisseau.

«“C’estunguided’Algérie.Maisçacoûtetropcher.Jenesuispasassezriche.«–Combien?«–Deuxfrancscinquante.«–N’empêchequesitun’avaispasvuquejeteregardais,tufilaisaveclelivredanstapoche.«Lepetiteutunmouvementderévolte,etserebiffant,suruntontrèsvulgaire:«–Non,mais,desfois…quevousmeprendriezpourunvoleur?…–avecuneconviction,àmefaire

douterdecequej’avaisvu.Jesentisquej’allaisperdreprisesij’insistais.Jesortistroispiècesdemapoche:

«–Allons!val’acheter.Jet’attends.«Deuxminutesplustard,ilressortaitdelaboutique,feuilletantl’objetdesaconvoitise.Jeleluipris

desmains.C’étaitunvieuxguideJoanne,de71.«–Qu’est-cequetuveuxfaireavecça?dis-jeen le lui rendant.C’est tropvieux.Çanepeutplus

servir.”«Ilprotestaquesi;que,dureste,lesguidesplusrécentscoûtaientbeaucouptropcher,etque“pour

cequ’ilenferait”lescartesdecelui-cipourraienttoutaussibienluiservir.Jenecherchepasàtranscriresespropresparoles,carellesperdraientleurcaractère,dépouilléesdel’extraordinaireaccentfaubourienqu’ilymettaitetquim’amusaitd’autantplusquesesphrasesn’étaientpassansélégance.

«Nécessaired’abrégerbeaucoupcetépisode.Laprécisionnedoitpasêtreobtenueparledétaildurécit,maisbien,dansl’imaginationdulecteur,pardeuxoutrois traits,exactementàlabonneplace.Jecrois du reste qu’il y aurait intérêt à faire raconter tout cela par l’enfant ; son point de vue est plussignificatifquelemien.Lepetitestàlafoisgênéetflattédel’attentionquejeluiporte.Maislapeséedemonregardfausseunpeusadirection.Unepersonnalitétroptendreetinconscienteencoresedéfendetdérobederrièreuneattitude.Rienn’estplusdifficileàobserverque lesêtresen formation. Il faudraitpouvoirnelesregarderquedebiais,deprofil.

«Lepetitdéclarasoudainque“cequ’ilaimaitlemieux”c’était“lagéographie”.Jesoupçonnaiquederrièrecetamoursedissimulaituninstinctdevagabondage.

«“Tuvoudraisallerlà-bas?luidemandai-je.«–Parbleu!”fit-ilenhaussantunpeulesépaules.

Page 50: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«L’idéem’effleuraqu’iln’étaitpasheureuxauprèsdes siens. Je luidemandai s’ilvivait avec sesparents.–Oui.–Ets’ilneseplaisaitpasaveceux?–Ilprotestamollement. Ilparaissaitquelquepeuinquietdes’êtretropdécouverttoutàl’heure.Ilajouta:

«“Pourquoiest-cequevousmedemandezça?«–Pourrien,dis-jeaussitôt;puis,touchantduboutdudoigtlerubanjaunedesaboutonnière:«–Qu’est-cequec’estqueça?«–C’estunruban;vouslevoyezbien.”« Mes questions manifestement l’importunaient. Il se tourna brusquement vers moi, comme

hostilement,etsuruntongouailleuretinsolent,dontjenel’auraisjamaiscrucapableetquiproprementmedécomposa:

«Ditesdonc…çavousarrivesouventdereluquerleslycéens?«Puis, tandisque jebalbutiaisconfusémentunsemblantderéponse, ilouvrit laservietted’écolier

qu’ilportaitsoussonbras,pouryglissersonemplette.Làsetrouvaientdeslivresdeclasseetquelquescahiersrecouvertsuniformémentdepapierbleu.J’enprisun;c’étaitceluid’uncoursd’histoire.Lepetitavaitécrit,dessus,sonnomengrosseslettres.Moncœurbonditenyreconnaissantlenomdemonneveu:

«GEORGESMOLINIER.»(Le cœur de Bernard bondit également en lisant ces lignes, et toute cette histoire commença de

l’intéresserprodigieusement.)« Il sera difficile, dans Les Faux-Monnayeurs, de faire admettre que celui qui jouera ici mon

personnageaitpu, toutenrestantenbonnesrelationsavecsasœur,neconnaîtrepointsesenfants.J’aitoujourseuleplusgrandmalàmaquillerlavérité.Mêmechangerlacouleurdescheveuxmeparaîtunetricheriequirendpourmoilevraimoinsvraisemblable.Toutsetientetjesens,entretouslesfaitsquem’offrelavie,desdépendancessisubtilesqu’ilmesembletoujoursqu’onn’ensauraitchangerunseulsansmodifier tout l’ensemble. Jenepuispourtantpas raconterque lamèredecetenfantn’estquemademi-sœur,néed’unpremiermariagedemonpère;quejesuisrestésanslavoiraussilongtempsquemesparents ont vécu ; que des affaires de succession ont forcé nos rapports… Tout cela est pourtantindispensableetjenevoispascequejepourraisinventerd’autrepouréluderl’indiscrétion.Jesavaisquemademi-sœuravaittroisfils;jeneconnaissaisquel’aîné,étudiantenmédecine;encoren’avais-jefaitquel’entrevoir,car,atteintdetuberculose, ilavaitdûinterrompresesétudesetsesoignaitquelquepart dans leMidi. Les deux autres n’étaient jamais là aux heures où j’allais voir Pauline ; celui quej’avais devant moi était assurément le dernier. Je ne laissai rien paraître de mon étonnement, mais,quittantlepetitGeorgesbrusquement,aprèsavoirapprisqu’ilrentraitdéjeunerchezlui,jesautaidansuntaxi, pour le devancer rue Notre-Dame-des-Champs. Je pensai qu’arrivant à cette heure, Pauline meretiendraitpourdéjeuner,cequinemanquapasd’arriver;monlivre,dontj’emportaisdechezPerrinunexemplaire,etquejepourraisluioffrir,serviraitdeprétexteàcettevisiteintempestive.

«C’était la première fois que je prenais un repas chezPauline. J’avais tort dememéfier demonbeau-frère.Jedoutequ’ilsoitunbienremarquablejuriste,maisilsaitneparlerpasplusdesonmétierquejeneparledumienquandnoussommesensemble,desortequenousnousentendonsfortbien.

«Naturellement,quandj’arrivaicematin-là,jenesoufflaimotdelarencontrequejevenaisdefaire:«“Çamepermettra,j’espère,defairelaconnaissancedemesneveux,dis-jequandPaulinemepria

deresteràdéjeuner.Carvoussavezqu’ilyenadeuxquejeneconnaispasencore.

Page 51: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«–Olivier,medit-elle,nerentreraqu’unpeutard,carilaunerépétition;nousnousmettronsàtablesanslui.Maisjeviensd’entendrerentrerGeorges.Jevais l’appeler.Et,courantàlaportedelapiècevoisine:

«–Georges!Viensdirebonjouràtononcle.”«Le petit s’approcha,me tendit lamain ; je l’embrassai… J’admire la force de dissimulation des

enfants:ilnelaissaparaîtreaucunesurprise;c’étaitàcroirequ’ilnemereconnaissaitpas.Simplement,ilrougitbeaucoup;maissamèreputcroirequec’étaitpartimidité.Jepensaiquepeut-êtreilétaitgênéde retrouver le limier de tout à l’heure, car il nous quitta presque aussitôt et retourna dans la piècevoisine;c’étaitlasalleàmanger,qui,jelecompris,sertdesalled’étudeauxenfants,entrelesrepas.Ilreparutpourtantbientôtaprès, lorsquesonpèreentradanslesalon,etprofitadel’instantoùl’onallaitpasserdanslasalleàmanger,pours’approcherdemoietmesaisirlamainsansêtrevudesesparents.Jecrusd’abordàunemarquedecamaraderie,quim’amusa;maisnon:ilm’ouvritlamainquejerefermaissurlasienne,yglissaunpetitbilletquecertainementilvenaitd’écrire,puisrepliamesdoigtspar-dessus,enserrantletouttrèsfort.Ilvasansdirequejemeprêtaiaujeu;jecachailepetitbilletdansunepoche,d’oùjenelepussortirqu’aprèslerepas.Voicicequej’ylus:

«Sivousracontezàmesparents l’histoiredu livre, je (ilavaitbarré :vousdétesterai)diraiquevousm’avezfaitdespropositions.

«Etplusbas:«Jesorsquotidiedulycéeàdixh.»InterrompuhierparlavisitedeX…Saconversationm’alaissédansunétatdemalaise.« Beaucoup réfléchi à ce que m’a dit X… Il ne connaît rien de ma vie, mais je lui ai exposé

longuementmonplandesFaux-Monnayeurs.Sonconseilm’est toujourssalutaire ;car il seplaceàunpointdevuedifférentdumien.Ilcraintquejeneversedanslefacticeetquejenelâchelevraisujetpourl’ombredecesujetdansmoncerveau.Cequim’inquiète,c’estdesentirlavie(mavie)seséparericidemonœuvre,monœuvres’écarterdemavie.Mais,ceci,jen’aipaspuleluidire.Jusqu’àprésent,commeilsied,mesgoûts,messentiments,mesexpériencespersonnellesalimentaienttousmesécrits;dansmesphraseslesmieuxconstruites,encoresentais-jebattremoncœur.Désormais,entrecequejepenseetceque je sens, le lienest rompu.Et jedoute siprécisément cen’estpas l’empêchementque j’éprouveàlaisser parler aujourd’hui mon cœur qui précipite mon œuvre dans l’abstrait et l’artificiel. Enréfléchissant à ceci, la signification de la fable d’Apollon et deDaphném’est brusquement apparue :heureux,ai-jepensé,quipeutsaisirdansuneseuleétreintelelaurieretl’objetmêmedesonamour.

«J’airacontémarencontreavecGeorgessilonguementquej’aidûm’arrêteraumomentoùOlivierentraitenscène.Jen’aicommencécerécitquepourparlerdelui,et jen’aisuparlerquedeGeorges.Mais,aumomentdeparlerd’Olivier,jecomprendsqueledésirdedifférercemomentétaitcausedemalenteur.Dèsquejelevis,cepremierjour,dèsqu’ilsefutassisàlatabledefamille,dèsmonpremierregard,ouplusexactementdèssonpremierregard,j’aisentiqueceregards’emparaitdemoietquejenedisposaisplusdemavie.

«Paulineinsistepourquejeviennelavoirplussouvent.Ellemeprieinstammentdem’occuperunpeudesesenfants.Ellemelaisseentendrequeleurpèrelesconnaîtmal.Plusjecauseavecelleetplusellemeparaîtcharmante.Jenecomprendspluscommentj’aipurestersi longtempssanslafréquenter.Les enfants sont élevés dans la religion catholique ; mais elle se souvient de sa première éducationprotestante,etbienqu’elleaitquittélefoyerdenotrepèrecommunaumomentoùmamèreyestentrée,jedécouvre entre elle et moimaints traits de ressemblance. Elle a mis ses enfants en pension chez lesparentsdeLaura,oùj’aimoi-mêmesilongtempshabité.LapensionAzaïs,dureste,sepiqueden’avoir

Page 52: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

pasdecouleurconfessionnelleparticulière(demontemps,onyvoyaitjusqu’àdesTurcs),encorequelevieilAzaïs,l’ancienamidemonpère,quil’afondéeetquiladirigeencore,aitétéd’abordpasteur.

«Paulinereçoitd’assezbonnesnouvellesdusanatoriumoùVincentachèvedeseguérir.Elleluiparlede moi, m’a-t-elle dit, dans ses lettres, et voudrait que je le connaisse mieux ; car je n’ai fait quel’entrevoir.Ellefondesursonfilsaînédegrandsespoirs;leménagesesaignepourluipermettrebientôtdes’établir–jeveuxdire:d’avoirunlogementindépendantpourrecevoirlaclientèle.Enattendant,elleatrouvélemoyendeluiréserverunepartiedupetitappartementqu’ilsoccupent,eninstallantOlivieretGeorges, au-dessousde leur appartement, dansunechambre isolée,qui se trouvaitvacante.Lagrandequestionestdesavoirsi,pourraisondesanté,Vincentvadevoirrenonceràl’internat.

«Àvraidire,Vincentnem’intéresseguèreet, si jeparlebeaucoupde lui avec samère, c’estparcomplaisancepourelle, etpourpouvoir sitôt ensuitenousoccuperplus longuementd’Olivier.QuantàGeorges, ilmebat froid,merépondàpeinequand je luiparleet jettesurmoi,quand ilmecroise,unregard indéfinissablement soupçonneux. Il semble qu’ilm’en veuille de n’être pas allé l’attendre à laportedesonlycée–ouqu’ils’enveuilledesesavances.

«JenevoispasOlivierdavantage.Quandjevaischezsamère,jen’oseleretrouverdanslapièceoùjesaisqu’iltravaille;lerencontré-jeparhasard,jesuissigaucheetsiconfusquejenetrouverienàluidire,etcelamerendsimalheureuxquejepréfèreallervoirsamèreauxheuresoùjesaisqu’iln’estpasàlamaison.»

Page 53: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

XII

JOURNALD’ÉDOUARD(Suite)

2novembre.« Longue conversation avec Douviers, qui sort avec moi de chez les parents de Laura et

m’accompagne jusqu’à l’Odéon à travers le Luxembourg. Il prépare une thèse de doctorat surWordsworth,maisauxquelquesmotsqu’ilm’endit,jesensbienquelesqualitéslesplusparticulièresdelapoésiedeWordsworthluiéchappent.IlauraitmieuxfaitdechoisirTennyson.Jesensjenesaisquoid’insuffisantchezDouviers,d’abstraitetdejobard.Ilprendtoujoursleschosesetlesêtrespourcequ’ilssedonnent;c’estpeut-êtreparcequeluisedonnetoujourspourcequ’ilest.

« “Je sais,m’a-t-il dit, que vous êtes lemeilleur ami deLaura. Je devrais sans doute être un peujaloux de vous. Je ne puis pas. Au contraire, tout ce qu’elle m’a dit de vous m’a fait à la fois lacomprendremieux, et souhaiter de devenir votre ami. Je lui ai demandé l’autre jour si vous nem’envouliezpastropdel’épouser?Ellem’aréponduqu’aucontrairevousluiaviezconseillédelefaire(jecroisbienqu’ilm’aditcelaaussiplatement).–Jevoudraisvousenremercier–etquevousnetrouviezpascelaridicule,carjelefaistrèssincèrement”–a-t-ilajouté,ens’efforçantdesourire,maisd’unevoixtremblanteetavecleslarmesauxyeux.

« Je ne savais que lui dire, car je me sentais beaucoup moins ému que j’aurais dû l’être etcomplètementincapabled’uneeffusionréciproque.J’aidûluiparaîtreunpeusec;maisilm’agaçait.J’ainéanmoinsserré lepluschaleureusementque j’aipu lamainqu’ilmetendait.Cesscènesoù l’unoffreplusdesoncœurqu’onneluidemande,sonttoujourspénibles.Sansdoutepensait-ilforcermasympathie.S’ileûtétéplusperspicace,ilsefûtsentivolé;maisdéjàjelevoyaisreconnaissantdesonpropregeste,dont ilcroyaitsurprendre le refletdansmoncœur.Commejenedisais rien,etgênépeut-êtreparmonsilence:

« “Je compte, a-t-il ajouté bientôt, sur le dépaysement de sa vie àCambridge pour empêcher descomparaisonsdesapart,quiseraientàmondésavantage.”

«Qu’entendait-ilparlà?Jem’efforçaisdenepascomprendre.Peut-êtreespérait-iluneprotestation;maisquin’eûtfaitquenousengluerdavantage.Ilestdecesgensdont la timiditénepeutsupporter lessilencesetquicroientdevoirlesmeublerparuneavanceexagérée;deceuxquivousdisentensuite:“J’aitoujours été franc avec vous.” Eh ! parbleu, l’important n’est pas tant d’être franc que de permettre àl’autredel’être.Ilauraitdûserendrecomptequesafranchiseprécisémentempêchaitlamienne.

«Maissijenepuisdevenirsonami,dumoinsjecroisqu’ilferaunexcellentmaripourLaura;car,sommetoute,cesonticisurtoutsesqualitésquejeluireproche.Ensuite,nousavonsparlédeCambridge,oùj’aipromisd’allerlesvoir.

«QuelabsurdebesoinLauraa-t-elleeudeluiparlerdemoi?«Admirablepropensionaudévouement,chezlafemme.L’hommequ’elleaimen’est,leplussouvent,

pourelle,qu’unesortedepatèreàquoisuspendresonamour.AvecquellesincèrefacilitéLauraopèrela

Page 54: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

substitution !Jecomprendsqu’elleépouseDouviers ; j’aiétéundespremiersà le luiconseiller.Maisj’étaisendroitd’espérerunpeudechagrin.Lemariagealieudanstroisjours.

«Quelquesarticlessurmonlivre.Lesqualitésqu’onmereconnaît leplusvolontierssontdecellesprécisémentquejeprendsleplusenhorreur…Ai-jeeuraisondelaisserrééditercesvieilleries?Ellesne répondent plus à riende ceque j’aime à présent.Mais je nem’en aperçois qu’àprésent. Il nemeparaît pasqueprécisément j’ai changé ;maisbienque, seulementmaintenant, je prenne consciencedemoi-même;jusqu’àprésent,jenesavaispasquij’étais.Sepeut-ilquej’aietoujoursbesoinqu’unautreêtrefasseoffice,pourmoi,derévélateur!CelivreavaitcristalliséselonLaura,etc’estpourquoijeneveuxplusm’yreconnaître.

«Cetteperspicacité,faitedesympathie,nousest-elleinterdite,quinouspermettraitdedevancerlessaisons?Quels problèmes inquiéteront demain ceuxqui viennent?C’est pour eux que je veux écrire.Fournirunalimentàdescuriositésencoreindistinctes,satisfaireàdesexigencesquinesontpasencoreprécisées,desortequeceluiquin’estaujourd’huiqu’unenfant,demains’étonneàmerencontrersursaroute.

«Combienj’aimeàsentirchezOliviertantdecuriosité,d’impatienteinsatisfactiondupassé…«Ilmeparaîtparfoisquelapoésieestlaseulechosequil’intéresse.Etjesens,àlesrelireàtravers

lui,combienraressontceuxdenospoètesquisesoientlaissésguiderplusparlesentimentdel’artqueparlecœurouparl’esprit.Lebizarrec’estquelorsqueOscarMolinierm’amontrédesversd’Olivier,j’aidonnéàcelui-ci leconseildechercherplusàselaisserguiderparlesmotsqu’àlessoumettre.Etmaintenant,ilmesemblequec’estluiqui,parcontrecoup,m’eninstruit.

«Combien tout ce que j’ai écrit précédemmentme paraît aujourd’hui tristement, ennuyeusement etridiculementraisonnable!

5novembre.«Lacérémonieaeulieu.DanslapetitechapelledelarueMadameoùjen’étaispasretournédepuis

longtemps.FamilleVedel-Azaïsaucomplet :grand-père,pèreetmèredeLaura,sesdeuxsœursetsonjeunefrère,plusnombred’oncles,detantesetdecousins.FamilleDouviersreprésentéepartroistantesen grand deuil, dont le catholicisme eût fait trois nonnes, qui, d’après ce que l’on m’a dit, viventensemble,etavecquivivaitégalementDouviersdepuislamortdesesparents.Danslatribune,lesélèvesde la pension.D’autres amis de la famille achevaient de remplir la salle, au fond de laquelle je suisresté ; non loin demoi, j’ai vuma sœur avecOlivier ; Georges devait être dans la tribune avec descamaradesdesonâge.LevieuxLaPérouseàl’harmonium;sonvisagevieilli,plusbeau,plusnoblequejamais,maissonœilsanspluscetteflammeadmirablequimecommuniquaitsaferveur,dutempsdesesleçons de piano. Nos regards se sont croisés et j’ai senti, dans le sourire qu’il m’adressait, tant detristessequejemesuispromisdeleretrouveràlasortie.DespersonnesontbougéetuneplaceauprèsdePauline s’est trouvée libre. Olivier m’a tout aussitôt fait signe, a poussé samère pour que je puissem’asseoiràcôtédelui;puism’aprislamainetl’alonguementretenuedanslasienne.C’estlapremièrefois qu’il agit aussi familièrement avec moi. Il a gardé les yeux fermés pendant presque toutel’interminableallocutiondupasteur,cequim’apermisdelecontemplerlonguement; il ressembleàcepâtreendormid’unbas-reliefdumuséedeNaples,dontj’ailaphotographiesurmonbureau.J’auraiscruqu’ildormaitlui-même,sanslefrémissementdesesdoigts;samainpalpitaitcommeunoiseaudans lamienne.

« Le vieux pasteur a cru devoir retracer l’histoire de toute la famille, à commencer par celle dugrand-pèreAzaïs,dontilavaitétécamaradedeclasseàStrasbourgavantlaguerre,puiscondiscipleàlaFaculté de théologie. J’ai cru qu’il ne viendrait pas à bout d’une phrase compliquée où il tentait

Page 55: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

d’expliquerqu’enprenantladirectiond’unepensionetsedévouantàl’éducationdejeunesenfants,sonami n’avait pour ainsi dire pas quitté le pastorat. Puis l’autre génération a eu son tour. Il a parléégalement avecédificationde la familleDouviers, dont il apparaissait qu’il ne connaissait pasgrand-chose.L’excellencedessentimentspalliaitlesdéfaillancesoratoiresetl’onentendaitsemouchernombrede membres de l’assistance. J’aurais voulu savoir ce que pensait Olivier ; je songeai qu’élevé encatholique,leculteprotestantdevaitêtrenouveaupourluietqu’ilvenaitsansdoutepourlapremièrefoisdans ce temple. La singulière faculté de dépersonnalisation quime permet d’éprouver commemiennel’émotion d’autrui,me forçait presque d’épouser les sensations d’Olivier, celles que j’imaginais qu’ildevaitavoir;etbien,qu’iltîntlesyeuxfermés,oupeut-êtreàcausedecelamême,ilmesemblaitquejevoyais à sa place et pour la première fois ces murs nus, l’abstraite et blafarde lumière où baignaitl’auditoire,ledétachementcrueldelachairesurlemurblancdufond,larectitudedeslignes,larigiditédescolonnesquisoutiennentlestribunes,l’espritmêmedecettearchitectureanguleuseetdécoloréedontm’apparaissaientpour lapremière fois ladisgrâce rébarbative, l’intransigeanceet laparcimonie.Pourn’yavoirpointétésensibleplustôt,ilfallaitquej’yfussehabituédèsl’enfance…Jerepensaisoudainàmon éveil religieux et àmes premières ferveurs ; à Laura et à cette école du dimanche où nous nousretrouvions,moniteurstousdeux,pleinsdezèleetdiscernantmal,danscetteardeurquiconsumaitennoustoutl’impur,cequiappartenaitàl’autreetcequirevenaitàDieu.Etjemepristoutaussitôtàmedésolerqu’Olivier n’eût point connu ce premier dénuement sensuel qui jette l’âme si périlleusement loin au-dessusdesapparences,qu’iln’eûtpasdesouvenirspareilsauxmiens;mais,delesentirétrangeràtoutceci,m’aidaitàm’enévadermoi-même.Passionnément, jeserraicettemainqu’ilabandonnait toujoursdans lamienne,maisqu’à cemoment il retirabrusquement. Il rouvrit lesyeuxpourme regarder, puisavecunsourired’uneespièglerie touteenfantine,que tempérait l’extraordinairegravitédesonfront, ilchuchota, penché vers moi – tandis que le pasteur précisément, rappelant les devoirs de tous leschrétiens,prodiguaitauxnouveauxépouxconseils,préceptesetpieusesobjurgations:

«“Moi,jem’enfous:jesuiscatholique.”«Toutenluim’attireetmedemeuremystérieux.«Àlaportedelasacristie,j’airetrouvélevieuxLaPérouse.Ilm’aditunpeutristement,maissurun

tonoùn’entraitnulreproche:«“Vousm’oubliezunpeu,jecrois.”« Prétexté je ne sais quelles occupations pour m’excuser d’être resté si longtemps sans le voir ;

promispouraprès-demainmavisite.J’aicherchéàl’entraînerchezlesAzaïs,conviémoi-mêmeauthéqu’ilsdonnentaprèslacérémonie;maisilm’aditqu’ilsesentaitd’humeurtropsombreetcraignaitderencontrertropdegensavecquiileûtdû,maisn’eûtpu,causer.

«PaulineaemmenéGeorges;m’alaisséavecOlivier:«“Jevousleconfie”,m’a-t-elleditenriant;cequiaparuagacerunpeuOlivier,dontlevisages’est

détourné.Ilm’aentraînédanslarue:«“JenesavaispasquevousconnaissiezsibienlesAzaïs?”«Jel’aibeaucoupsurprisenluidisantquej’avaisprispensionchezeuxpendantdeuxans.«“Commentavez-vouspupréférercelaàn’importequelautrearrangementdevieindépendante?« – J’y trouvais quelque commodité, ai-je répondu vaguement, ne pouvant lui dire qu’en ce temps

Lauraoccupaitmapenséeetquej’auraisacceptélespiresrégimespourlecontentementdelessupporterauprèsd’elle.

Page 56: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«–Etvousn’étouffezpasdansl’atmosphèredecetteboîte?”«Puis,commejenerépondaisrien:«“Aureste,jenesaispastropcommentjelasupportemoi-même,nicommentilsefaitquej’ysuis…

Maisdemi-pensionnaireseulement.C’estdéjàtrop.”«J’aidûluiexpliquerl’amitiéquiliaitaudirecteurdecette“boîte”songrand-père,dontlesouvenir

dictalechoixdesamèreplustard.«“D’ailleurs,ajouta-t-il, jemanquedepointsdecomparaison;etsansdoute tousceschauffoirsse

valent ; je crois même volontiers, d’après ce qu’on m’a dit, que la plupart des autres sont pires.N’empêchequejeseraicontentd’ensortir.Jen’yseraispasentrédutoutsijen’avaispaseuàrattraperletempsoùj’aiétémalade.Etdepuislongtemps,jen’yretourneplusqueparamitiépourArmand.”

« J’appris alors que ce jeune frère de Laura était son condisciple. Je dis à Olivier que je ne leconnaissaispresquepas.

«“C’estpourtantleplusintelligentetleplusintéressantdelafamille.«–C’est-à-direceluiauqueltut’esleplusintéressé.«–Non,non;jevousassurequ’ilesttrèscurieux.Sivousvoulez,nousironscauserunpeuaveclui

danssachambre.J’espèrequ’iloseraparlerdevantvous.”«Nousétionsarrivésdevantlapension.« Les Vedel-Azaïs avaient remplacé le traditionnel repas de noces par un simple thé moins

dispendieux.LeparloiretlebureaudupasteurVedelétaientouvertsàlafouledesinvités.Seulsquelquesrares intimes avaient accès dans l’exigu salon particulier de la pastoresse ; mais, pour éviterl’envahissement,onavaitcondamnélaporteentreleparloiretcesalon,cequifaisaitArmandrépondreàceuxquiluidemandaientparoùl’onpouvaitrejoindresamère:

«“Parlacheminée.”«Ilyavaitfoule.Oncrevaitdechaleur.Àpartquelques“membresducorpsenseignant”,collèguesde

Douviers,sociétépresqueexclusivementprotestante.Odeurpuritainetrèsspéciale.L’exhalaisonestaussiforte,etpeut-êtreplusasphyxianteencore,danslesmeetingscatholiquesoujuifs,dèsqu’entreeuxilsselaissentaller ;maison trouveplus souventparmi les catholiquesuneappréciation,parmi les juifsunedépréciationdesoi-même,dont lesprotestantsnemesemblentcapablesquebienrarement.Si les juifsontleneztroplong,lesprotestants,eux,ontlenezbouché;c’estunfait.Etmoi-mêmejenem’aperçuspointdelaparticulièrequalitédecetteatmosphèreaussilongtempsquej’ydemeuraiplongé.Jenesaisquoid’ineffablementalpestre,paradisiaqueetniais.

«Danslefonddelasalle,unetabledresséeenbuffet;Rachel,sœuraînéedeLaura,etSarah,sasœurcadette,secondéesparquelquesjeunesfillesàmarier,leursamiesoffraientlethé…

«Laura,dèsqu’ellem’avu,m’aentraînédanslebureaudesonpère,oùsetenaitdéjàtoutunsynode.Réfugiés dans l’embrasure d’une fenêtre, nous avons pu causer sans être entendus. Sur le bord duchambranle,nousavionsjadisinscritnosdeuxnoms.

«“Venezvoir.Ilsysonttoujours,medit-elle.Jecroisbienquepersonnenelesaremarqués.Quelâgeaviez-vousalors?”

«Au-dessusdesnoms,nousavionsinscritunedate.«“Vingt-huitans.

Page 57: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«–Etmoiseize.Ilyadixansdecela.”«Lemoment n’était pas bien choisi pour remuer ces souvenirs ; jem’efforçais d’en détourner nos

propos,tandisqu’ellem’yramenaitavecuneinquièteinsistance;puis toutàcoup,commecraignantdes’attendrir,ellemedemandasijemesouvenaisencoredeStrouvilhou?

« Strouvilhou était un pensionnaire libre, qui tourmentait beaucoup les parents de Laura à cetteépoque. Il était censé suivre des cours,mais, quandon lui demandait : lesquels? ou quels examens ilpréparait,ilrépondaitnégligemment:

«“Jevarie.”«Onaffectait,lespremierstemps,deprendrepourdesplaisanteriessesinsolences,commepouren

émousser le tranchant, et lui-même les accompagnait d’un gros rire ; mais ce rire devint bientôt plussarcastique,tandisquesessortiessefaisaientplusagressives,etjenecomprenaispasbiencommentetpourquoilepasteurtoléraituntelpensionnaire,sicen’étaitpourdesraisonsfinancières,etparcequ’ilconservait pour Strouvilhou une sorte d’affection, mêlée de pitié, et peut-être un vague espoir qu’ilarriverait à le convaincre, je veux dire : à le convertir. Et je ne comprenais pas davantage pourquoiStrouvilhoucontinuaitd’habiterlapension,quandilauraitsibienpuallerailleurs;carilnesemblaitpasretenu comme moi par une raison sentimentale ; mais peut-être bien par le plaisir qu’évidemment ilprenaitàcestournoisaveclepauvrepasteur,quisedéfendaitmaletluilaissaittoujourslebeaurôle.

«“Vousvoussouvenezdujouroùilademandéàpapasi,quandilprêchait,ilgardaitsonvestonsoussarobe?

«–Parbleu! ildemandaitcelasidoucementquevotrepauvrepèren’yvoyaitpasmalice.C’étaitàtable;jerevoistoutsibien…

«–Etpapaquiluiaréponducandidementquelaroben’étaitpasbienépaisse,etqu’ilcraignaitdeprendrefroidsanssonveston.

«–Etl’airnavréqu’aprisalorsStrouvilhou!Etcommeilafallu lepresserpour lefairedéclarerenfin que “cela n’avait évidemment pas grande importance”, mais que, lorsque votre père faisait degrandsgestes,lesmanchesduvestonréapparaissaientsouslarobe,etquecelaétaitd’unfâcheuxeffetsurcertainsfidèles.

«–Àlasuitedequoicepauvrepapaaprononcétoutunsermonlesbrascollésaucorpsetratétousseseffetsd’éloquence.

«Et,ledimanchesuivant,ilestrentréavecungrosrhume,pouravoirdépouilléleveston.Oh!etladiscussionsurlefiguierstériledel’Évangileetlesarbresquineportentpasdefruits…“Jenesuispasunarbrefruitier,moi.Del’ombre,c’estçaquejeporte,Monsieurlepasteur:jevouscouvred’ombre.”

«–Çaencore,c’étaitditàtable.«–Naturellement:onnelevoyaitjamaisqu’auxrepas.« – Et c’était dit d’un ton si hargneux. C’est alors que grand-père l’a mis à la porte. Vous vous

souvenezcommeils’estdressétoutd’uncoup,luiquid’ordinairerestait lenezsursonassiette ;et, lebrasétendu:“Sortez!”

«Ilparaissaiténorme,effrayant;ilétaitindigné.JecroisvraimentqueStrouvilhouaeupeur.«– Il a jeté sa serviette sur la table et adisparu. Il estparti sansnouspayer ; et depuisonne l’a

jamaisrevu.«–Curieuxdesavoircequ’ilapudevenir.

Page 58: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«–Pauvregrand-père,areprisLauraunpeutristement,commeilm’aparubeaucejour-là.Ilvousaimebien,voussavez.Vousdevriezmonterleretrouverdanssonbureau,uninstant.Jesuissûrequevousluiferiezbeaucoupdeplaisir.”

« Je transcris tout cela aussitôt, ayant éprouvé combien il est difficile par la suite de retrouver lajustesse de ton d’un dialogue. Mais à partir de ce moment j’ai commencé d’écouter Laura plusdistraitement. Je venais d’apercevoir, assez loin demoi il est vrai,Olivier, que j’avais perdu de vuedepuis que Lauram’avait entraîné dans le bureau de son père. Il avait les yeux brillants et les traitsextraordinairementanimés.J’aisuplustardqueSarahs’étaitamuséeàluifaireboirecoupsurcoupsixcoupesdechampagne.Armandétaitaveclui,ettousdeux,àtraverslesgroupes,poursuivaientSarahetunejeuneAnglaisedel’âgedeSarah,pensionnairechezlesAzaïsdepuisplusd’unan.Sarahetsonamiequittèrentenfinlapièceet,parlaporteouverte,jevislesdeuxgarçonss’élanceràleurpoursuite,dansl’escalier. J’allais sortir àmon tour, cédant aux injonctionsdeLaura,mais elle fit unmouvementversmoi:

« “Écoutez,Édouard, jevoudraisvousdire encore…–etbrusquement savoixdevint trèsgrave–nousallonspeut-êtreresterlongtempssansnousrevoir.Jevoudraissavoirsijepuisencorecomptersurvous…commesurunami.”

«Jamais jen’eusplusenviede l’embrasserqu’àcemoment-là ;mais jemecontentaidebaiser samaintendrementetimpétueusement,enmurmurant:

«“Quoiqu’iladvienne.”–Etpourluicacherleslarmesquejesentaismonteràmesyeux,jem’enfuisviteàlarecherched’Olivier.

«Ilguettaitmasortie,assisprèsd’Armandsurunemarchedel’escalier.Ilétaitcertainementunpeuivre.Ilseleva,metiraparlebras:

«“Venez,medit-il.OnvafumerunecigarettedanslachambredeSarah.Ellenousattend.« – Dans un instant. Il faut d’abord que j’aille voir Azaïs. Mais je ne pourrai jamais trouver la

chambre.«–Parbleu,vous la connaissezbien ; c’est l’anciennechambredeLaura, s’écriaArmand.Comme

c’étaitunedesmeilleureschambresdelamaison,onyafaitcoucherlapensionnaire;maiscommeellenepaiepasassez,ellepartagelachambreavecSarah.Onleuramisdeuxlitspourlaforme;maisc’étaitassezinutile…

«–Nel’écoutezpas,ditOlivierenriantetenlebousculant;ilestsoûl.«–Jeteconseilledeparler,repartitArmand.Alorsvousvenez,n’est-cepas?Onvousattend.”«Jepromisdelesyrejoindre.«Depuisqu’ilportelescheveuxenbrosse,levieuxAzaïsneressembleplusdutoutàWhitman.Ila

laisséàlafamilledesongendrelepremieretlesecondétagedel’immeuble.Delafenêtredesonbureau(acajou,repsetmoleskine),ildominedehautlacouretsurveillelesalléesetvenuesdesélèves.

« “Voyez comme on me gâte”, m’a-t-il dit, en me montrant sur sa table un énorme bouquet dechrysanthèmes,quelamèred’undesélèves,vieilleamiedelafamille,venaitdelaisser.L’atmosphèredelapièceétait siaustèrequ’il semblaitquedes fleursydussent faneraussitôt.“J’ai laisséun instant lasociété. Je me fais vieux et le bruit des conversations me fatigue. Mais ces fleurs vont me tenircompagnie.EllesparlentàleurfaçonetsaventraconterlagloireduSeigneurmieuxqueleshommes”(ouquelquechosedecettefarine).

Page 59: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Ledignehommen’imaginepascombienilpeutraserlesélèvesavecdesproposdecegenre,chezluisisincèresqu’ilsdécouragentl’ironie.Lesâmessimplescommecellesd’Azaïssontassurémentcellesqu’il m’est le plus difficile de comprendre. Dès qu’on est un peu moins simple soi-même, on estcontraint,enfaced’elles,àuneespècedecomédie;peuhonnête;maisqu’yfaire?Onnepeutdiscuter,mettreaupoint;onestcontraintd’acquiescer.Azaïsimposeautourdeluil’hypocrisie,pourpeuqu’onnepartage pas sa croyance. Jem’indignais, les premiers tempsque je fréquentais la famille, de voir sespetits-enfantsluimentir.J’aidûmemettreaupas.

«Le pasteur ProsperVedel est trop occupé ;Mme Vedel, un peu niaise, enfoncée dans une rêveriepoético-religieuseoùelleperdtoutsensduréel;c’estlegrand-pèrequiaprisenmainl’éducationaussibienquel’instructiondesjeunes.Unefoisparmois,dutempsquej’habitaischezeux, j’assistaisàuneexplicationorageusequis’achevaitsurdepathétiqueseffusions:

« “Désormais on se dira tout.Nous entrons dans une ère nouvelle de franchise et de sincérité. (Ilemploievolontiersplusieursmotspourdirelamêmechose–vieillehabitudequiluirestedesontempsde pastorat.)On ne gardera pas d’arrière-pensées, de ces vilaines pensées de derrière la tête.On vapouvoirseregarderbienenface,etlesyeuxdanslesyeux.N’est-cepas.C’estconvenu.”

« Après quoi l’on s’enfonçait un peu plus avant, lui dans la jobarderie, et ses enfants dans lemensonge.

« Ces propos s’adressaient en particulier à un frère de Laura, d’un an plus jeune qu’elle, quetourmentait lasèveetquis’essayaità l’amour. (Ilaété faireducommercedans lescolonieset je l’aiperdudevue.)Unsoirquelevieuxavaitreditdenouveaucettephrase,jem’enfusleretrouverdanssonbureau ; je tâchai de lui faire comprendre que cette sincérité qu’il exigeait de son petit-fils, sonintransigeancelarendaitd’autrepartimpossible.Azaïss’estalorspresquefâché:

« “Il n’a qu’à ne rien faire qu’il doive être honteux d’avouer” », s’est-il écrié, d’un ton quin’admettaitpasderéplique.

«C’estduresteunexcellenthomme;mêmemieuxquecela:unparangondevertuetcequ’onappelle:un cœurd’or ;mais ses jugements sont enfantins. Sa grande estime pourmoi vient de ce qu’il nemeconnaît pas demaîtresse. Il nem’apas cachéqu’il avait espérémevoir épouserLaura ; il doute queDouviers soit lemari qui lui convienne, etm’a répété plusieurs fois : “Son choixm’étonne” ; puis aajouté:“Enfin,jecroisquec’estunhonnêtegarçon…Quevousensemble?…”Àquoij’aidit:

«“Certainement.”«Àmesurequ’uneâmes’enfoncedansladévotion,elleperdlesens,legoût,lebesoin,l’amourdela

réalité.J’aiégalementobservécelachezVedel,sipeuquej’aipuluiparler.L’éblouissementdeleurfoilesaveuglesurlemondequilesentoure,etsureux-mêmes.Pourmoiquin’airientantàcœurqued’yvoirclair,jeresteahuridevantl’épaisseurdemensongeoùpeutsecomplaireundévot.

«J’aivoulufaireparlerAzaïssurOlivier,maisils’intéressesurtoutaupetitGeorges.«“Neluilaissezpasvoirquevoussavezcequejevaisvousdire,a-t-ilcommencé;dureste,c’est

toutàsonhonneur…Figurez-vousquevotrejeuneneveuetquelques-unsdesescamaradesontconstituéunesortedepetiteassociation,uneligued’émulationmutuelle;ilsn’yadmettentqueceuxqu’ilsenjugentdignesetquiontdonnédespreuvesdevertu;uneespècedeLégiond’honneurenfantine.Est-cequevousnetrouvezpascelacharmant?Chacund’euxporteàlaboutonnièreunpetitruban–assezpeuapparent,ilestvrai,maisquej’aitoutdemêmeremarqué.J’aifaitvenirl’enfantdansmonbureau,etquandjeluiaidemandél’explicationdecetinsigne,ils’estd’abordtroublé.Lecherpetits’attendaitàuneréprimande.Puis,trèsrougeetavecbeaucoupdeconfusion,ilm’aracontélaformationdecepetitclub.Cesontdes

Page 60: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

choses, voyez-vous, dont il faut se garder de sourire ; on risquerait de froisser des sentiments trèsdélicats… Je lui ai demandé pourquoi lui et ses camarades ne faisaient pas cela tout ouvertement, augrandjour?Jeluiaiditquelleadmirableforcedepropagande,deprosélytismeilspourraientavoir,quelbeaurôleilspourraientjouer…Maisàcetâgeonaimelemystère…Pourlemettreenconfiance,jeluiaidit à mon tour que, de mon temps, c’est-à-dire quand j’avais son âge, je m’étais enrôlé dans uneassociationdecegenre,dontlesmembresportaientlebeaunomde“chevaliersdudevoir” ;chacundenousrecevaitduprésidentdelaligueuncarnetoùilinscrivaitsesdéfaillances,sesmanquements,avecuneabsoluesincérité.Ils’estmisàsourireetj’aibienvuquecettehistoiredescarnetsluidonnaituneidée; jen’aipas insisté,mais jeneseraispasétonnéqu’il introduisîtcesystèmedecarnetsparmisesémules.Voyez-vous,cesenfants il faut savoir lesprendre ; et c’estd’aborden leurmontrantqu’on lescomprend.Jeluiaipromisdenepointsoufflermotdecelaàsesparents;toutenl’engageantàenparleràsa mère que cela rendrait si heureuse. Mais il paraît qu’avec ses camarades, ils se sont engagésd’honneur à n’en rien dire. J’aurais été maladroit d’insister.Mais, avant de nous quitter, nous avonsensemblepriéDieudebénirleurligue.”

«PauvrechervieuxpèreAzaïs!Jesuisconvaincuquelepetitl’afourrédedansetqu’iln’yapasunmotdevraidanstoutcela.MaiscommentGeorgeseût-ilpurépondredifféremment?…Noustâcheronsdetirercelaauclair.

« Jene reconnuspasd’abord lachambredeLaura.Onavait retapissé lapièce ; l’atmosphère étaittoutechangée.Sarahdemêmemeparaissaitméconnaissable.Pourtantjecroyaisbienlaconnaître.Elles’esttoujoursmontréetrèsconfianteavecmoi.Detouttemps,j’aiétépourelleceluiàquionpeuttoutdire.Maisj’étaisrestédelongsmoissansretournerchezlesVedel.Sarobedécouvraitsesbrasetsoncou.Elleparaissaitgrandie,enhardie.Elleétaitassisesurundesdeuxlits,àcôtéd’Olivier,contrelui,qui s’était étendu sans façons et qui semblait dormir. Certainement il était ivre ; et certainement jesouffraisdelevoirainsi;maisilmeparaissaitplusbeauquejamais.Ivres, ils l’étaientplusoumoinstouslesquatre.LapetiteAnglaiseéclataitderire,d’unrireaiguquimefaisaitmalauxoreilles,auxplusabsurdesproposd’Armand.Celui-cidisaitn’importequoi,excité,flattéparcerireetrivalisantavecluidebêtiseetdevulgarité;feignantdevouloirallumersacigaretteàlapourpredesjouesdesasœuroudecelles d’Olivier, également ardentes, ou de s’y brûler les doigts lorsque, d’un geste effronté, ilrapprochait et forçait de se rencontrer leurs deux fronts.Olivier etSarah se prêtaient à ce jeu et celam’étaitextrêmementpénible.Maisj’anticipe…

« Olivier faisait encore semblant de dormir lorsque Armand me demanda brusquement ce que jepensaisdeDouviers.Jem’étaisassisdansunfauteuilbas,àlafoisamusé,excitéetgênéparleurivresseet leur sans-gêne ; au demeurant, flatté qu’ils m’eussent demandé de venir, alors précisément qu’ilsemblaitsipeuquemaplacefûtauprèsd’eux.

« “Ces demoiselles ici présentes…” continua-t-il, comme je ne trouvais rien à répondre et mecontentaisdesourirecomplaisammentpourparaîtreauton.Àcemoment,l’Anglaisevoulutl’empêcherdeparleretlepoursuivitpourluimettresamainsurlabouche;ilsedébattitetcria:“Cesdemoiselless’indignentàl’idéequeLauradevracoucheraveclui.”

L’Anglaiselelâchaetavecunefeintefureur:«“Oh!Ilnefautpascroirecequ’ildit.C’estunmenteur.«–J’aitâchédeleurfairecomprendre,repritArmandpluscalme,que,pourvingtmillefrancsdedot,

onnepouvaitguèreespérertrouvermieux,etque,envraiechrétienne,elledevaittenircomptesurtoutdesqualitésdel’âme,commeditnotrepèrelepasteur.Oui,mesenfants.Etpuisqu’est-cequedeviendraitla

Page 61: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

repopulation,s’ilfallaitcondamneraucélibat tousceuxquinesontpasdesAdonis…oudesOliviers,dirons-nouspournousreporteràuneépoqueplusrécente.

«–Quelidiot!murmuraSarah.Nel’écoutezpas;ilnesaitpluscequ’ildit.«–Jedislavérité.”«Jamaisjen’avaisentenduArmandparlerdelasorte;jelecroyais,jelecroisencoredenaturefine

etsensible ; savulgaritémeparaissait tout affectée,dueenpartie à l’ivresseetplusencoreaubesoind’amuser l’Anglaise. Celle-ci, jolie indéniablement, devait être bien sotte pour se plaire à de tellesincongruités;quellesorted’intérêtOlivierpouvait-iltrouverlà?…Jemepromis,sitôtdenouveauseulaveclui,denepasluicachermondégoût.

«“Maisvous,repritArmandensetournantversmoibrusquement,vousquinetenezpasàl’argentetqui en avez assez pour vous payer des sentiments nobles, consentirez-vous à nous dire pourquoi vousn’avezpasépouséLaura?alorsquevousl’aimiez,paraît-il,etqueausudetous,elleselanguissaitaprèsvous.”

« Olivier qui, jusqu’à ce moment, avait fait semblant de dormir, ouvrit les yeux, nos regards secroisèrentetcertainementsijenerougispoint,c’estqu’aucundesautresn’étaitenétatdem’observer.

«“Armand,tuesinsupportable”,ditSarah,commepourmemettreàl’aise,carjenetrouvaisrienàrépondre.Puis,surcelitoùd’abordelleétaitassise,s’étendittoutdesonlongcontreOlivier,desortequeleursdeuxtêtessetouchèrent.Armandtoutaussitôtbondit,s’emparad’ungrandparaventrepliéaupieddulitcontrelamurailleet,commeunpitre,ledéployademanièreàcacherlecouple,puis,toujoursbouffonnant,penchéversmoi,maisàvoixhaute:

«“Vousnesaviezpeut-êtrepasquemasœurétaituneputain?”«C’enétaittrop.Jemelevai;bousculaileparaventderrièrelequelOlivieretSarahseredressèrent

aussitôt.Elleavait lescheveuxdéfaits.Olivierse leva,allavers la toiletteetsepassade l’eausur levisage.

«“Venezparici.Jeveuxvousmontrerquelquechose”,ditSarahenmeprenantparlebras.«Elleouvritlaportedelachambreetm’entraînasurlepalier.«“J’aipenséquecelapourraitintéresserunromancier.C’estuncarnetquej’aitrouvéparhasard;un

journalintimedepapa;jenecomprendspascommentill’alaissétraîner.N’importequipouvaitlelire.Jel’aiprispournepasqu’Armandlevoie.Neluienparlezpas.Iln’yenapastrèslong.Vouspouvezlelireendixminutesetmelerendreavantdepartir.

«–MaisSarah,dis-jeenlaregardantfixement,c’estaffreusementindiscret.”«Ellehaussalesépaules.« “Oh ! si vous croyez cela, vous allez être bien déçu. Il n’y a qu’un moment où ça devient

intéressant…etencore.Tenez:jevaisvousmontrer.”«Elleavaitsortidesoncorsageuntrèspetitagenda,vieuxdequatreans,qu’ellefeuilletauninstant,

puismerendittoutouvertenmedésignantunpassage.«“Lisezvite.”«Jevisd’abord,au-dessousd’unedateetentreguillemets,cettecitationdel’Évangile:« “Celui qui est fidèle dans les petites choses le sera aussi dans les grandes”, puis : “Pourquoi

toujoursremettreaulendemaincettedécisionquejeveuxprendredeneplusfumer.Quandceneserait

Page 62: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

quepournepascontristerMélanie(c’est lapastoresse).MonDieu,donnez-moi laforcedesecouer lejoug de ce honteux esclavage.” (Je crois que je cite exactement.) – Suivait la notation de luttes, desupplications, de prières, d’efforts, assurément bien vains, car ils se répétaient de jour en jour. Ontournaitencoreunepageet,toutàcoup,ilétaitquestiond’autrechose.

« “C’est assez touchant, n’est-cepas?” fit Sarah avec une imperceptiblemoued’ironie, après quej’eusachevélalecture.

« “C’est beaucoup plus curieux que vous ne pensez, ne pus-je me retenir de lui dire, tout en mereprochant de lui parler. Figurez-vous qu’il n’y a pas dix jours, j’ai demandé à votre père s’il avaitjamaisessayédeneplusfumer.Jetrouvaisquejemelaissaisalleràbeaucouptropfumermoi-mêmeet…Bref, savez-vouscequ’ilm’a répondu? Ilm’adit d’abordqu’il pensait qu’onexagérait beaucoup leseffets pernicieux du tabac que, pour sa part, il ne les avait jamais ressentis sur lui-même ; et, commej’insistais:‘Oui,m’a-t-ilditenfin;j’aibiendécidédeuxoutroisfoisd’interromprepouruntemps.–Etvousavezréussi?–Maisnaturellement,m’a-t-ilditcommes’ilallaitdesoi,–puisquejel’avaisdécidé.’C’estprodigieux!Peut-êtreaprèstoutqu’ilnesesouvenaitpas,ajoutai-je,nevoulantpaslaisserparaîtredevantSarahtoutcequejesoupçonnaislàd’hypocrisie.

«–Oupeut-êtrebien,repritSarah,celaprouveque“fumer”étaitmislàpourautrechose.« Était-ce vraiment Sarah qui parlait ainsi ? J’étais abasourdi. Je la regardai, osant à peine la

comprendre…Àcemoment,Oliviersortitdelachambre.Ils’étaitpeigné,avaitremisdel’ordreàsesvêtementsetparaissaitpluscalme.

«“Sions’enallait?dit-ilsansfaçonsdevantSarah.Ilesttard.”«Nousdescendîmes,etdèsquenousfûmesdanslarue:« “J’ai peur que vous ne vousmépreniez,me dit-il. Vous pourriez croire que j’aime Sarah.Mais

non…Oh!jeneladétestepasnonplus…Maisjenel’aimepas.”«J’avaisprissonbrasetleserraisansriendire.«“IlnefautpasnonplusquevousjugiezArmandd’aprèscequ’ilapuvousdireaujourd’hui,reprit-

il.C’estuneespècederôlequ’iljoue…malgrélui.Aufondilesttrèsdifférentdecela…Jenepeuxpasvousexpliquer.Ilauneespècedebesoind’abîmertoutceàquoiiltientleplus.Iln’yapaslongtempsqu’ilestcommeça.Jecroisqu’ilesttrèsmalheureuxetquec’estpourcachercelaqu’ilsemoque.Ilesttrèsfier.Sesparentsnelecomprennentpasdutout.Ilsvoulaientenfaireunpasteur.”

«ÉpigraphepourunchapitredesFaux-Monnayeurs:«Lafamille…,cettecellulesociale.»

PaulBourget(passim).«Titreduchapitre:LERÉGIMECELLULAIRE.«Certes,iln’estpasdegeôle(intellectuelle)dontunvigoureuxespritnes’échappe;etriendecequi

pousse à la révolte n’est définitivement dangereux – encore que la révolte puisse fausser le caractère(elle le replie, le retourne ou le cabre et conseille une ruse impie) ; et l’enfant qui ne cède pas àl’influencefamiliale,useàs’endélivrerlaprimeurdesonénergie.Maisencorel’éducationquicontrariel’enfant,enlegênantlefortifie.Lespluslamentablesvictimessontcellesdel’adulation.Pourdétestercequivous flatte, quelle forcede caractèrene faut-il pas?Quede parents j’ai vus (lamère surtout), seplaire à reconnaître chez leurs enfants, encourager chez eux, leurs répugnances les plus niaises, leurspartisprislesplusinjustes,leursincompréhensions,leursphobies…Àtable:“Laissedoncça; tuvoisbienquec’estdugras.Enlève lapeau.Çan’estpasassezcuit…”Dehors, lesoir :“Oh !Une chauve-

Page 63: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

souris…Couvre-toi vite ; elle va venir dans tes cheveux”, etc. Avec eux, les hannetonsmordent, lessauterelles piquent, les vers de terre donnent des boutons. Équivalentes absurdités dans tous lesdomaines,intellectuel,moral,etc.

«Dansletraindeceinturequimeramenaitd’Auteuilavant-hier,j’entendaisunejeunemèrechuchoteràl’oreilled’unepetitefillededixans,qu’ellecajolait:

«“Toietmoi;moiettoi;lesautres,ons’enfout.”«(Oh!jesaisbienquec’étaientdesgensdupeuple;maislepeupleaussiadroitànotreindignation.

Lemari,dansuncoinduwagon,lisaitlejournal,tranquille,résigné,peut-êtremêmepascocu.)«Imagine-t-onpoisonplusperfide?«L’avenirappartientauxbâtards.–Quellesignificationdanscemot:“Unenfantnaturel !”Seul le

bâtardadroitaunaturel.«L’égoïsmefamilial…àpeineunpeumoinshideuxquel’égoïsmeindividuel.

6novembre.«Jen’aijamaisrienpuinventer.Maisjesuisdevantlaréalitécommelepeintreavecsonmodèle,qui

luidit : donnez-moi tel geste, prenez telle expressionquime convient.Lesmodèlesque la sociétémefournit,sijeconnaisbienleursressorts,jepeuxlesfaireagiràmongré;oudumoinsjepeuxproposeràleur indécision telsproblèmesqu’ils résoudrontà leurmanière,de sorteque leur réactionm’instruira.C’estenromancierquemetourmente lebesoind’intervenir,d’opérersur leurdestinée.Si j’avaisplusd’imagination,j’affabuleraisdesintrigues;jelesprovoque,observelesacteurs,puistravaillesousleurdictée.

7novembre.«Detoutcequej’écrivaishier,rienn’estvrai.Ilrestececi:que la réalitém’intéressecommeune

matièreplastique;etj’aiplusderegardpourcequipourraitêtre,infinimentplusquepourcequiaété.Jeme penche vertigineusement sur les possibilités de chaque être et pleure tout ce que le couvercle desmœursatrophie.»

Bernarddutinterrompresalectureuninstant.Sonregardsebrouillait.Ilperdaitsouffle,commes’ilavait oublié de respirer tout le temps qu’il lisait, tant son attention était vive. Il ouvrit la fenêtre ets’emplitlespoumons,avantunenouvelleplongée.

SonamitiépourOlivierétaitévidemmentdesplusvives; iln’avaitpasdemeilleuramietn’aimaitpersonne autant sur la terre, puisqu’il ne pouvait aimer ses parents ; même, son cœur se raccrochaitprovisoirementàcecid’unefaçonpresqueexcessive;maisOlivieretluinecomprenaientpastoutàfaitdemême l’amitié.Bernard, àmesure qu’il avançait dans sa lecture, s’étonnait toujours plus, admiraittoujoursplus,maisunpeudouloureusement,dequellediversitésemontraitcapablecetamiqu’ilcroyaitconnaîtresibien.Olivierneluiavaitrienditdetoutcequeracontaitcejournal.D’ArmandetdeSarah,àpeinesoupçonnait-il l’existence.CommeOliviersemontraitdifférentaveceux,decequ’ilsemontraitavec lui !…DanscettechambredeSarah, surce lit,Bernardaurait-il reconnusonami?À l’immensecuriositéquiprécipitaitsalecture,semêlaituntroublemalaise:dégoûtoudépit.Unpeudecedépitqu’ilavaitressentitoutàl’heureàvoirOlivieraubrasd’Édouard:undépitdenepasenêtre.Celapeutmenerloincedépit-là,etfairefairebiendessottises;commetouslesdépits,d’ailleurs.

Passons. Tout ce que j’ai dit ci-dessus n’est que pour mettre un peu d’air entre les pages de cejournal.ÀprésentqueBernardabienrespiré,retournons-y.Levoiciquisereplongedanssalecture.

Page 64: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

XIII

Ontirepeudeservicedesvieillards.Vauvenargues.

JOURNALD’ÉDOUARD

(Suite)8novembre.

« Le vieux couple La Pérouse a déménagé de nouveau. « Leur nouvel appartement, que je neconnaissaispasencore,estàl’entresol,danscepetitrenfoncementqueformelefaubourgSaint-Honoréavantdecouper leboulevardHaussmann.J’aisonné.LaPérouseestvenum’ouvrir. Ilétaitenbrasdechemiseetportaitsurlatêteunesortedebonnetblancjaunâtre,oùj’aifiniparreconnaîtreunvieuxbas(demadamedeLaPérousesansdoute)dontlepiednouéballottaitcommeleglandd’unetoquecontresajoue. Il tenait à la main un tisonnier recourbé. Évidemment, je le surprenais dans une occupation defumiste;etcommeilsemblaitunpeugêné:

«“Voulez-vousquejerevienneplustard?luiai-jedit.«–Non,non…Entrezici.–Etilm’apoussédansunepièceétroiteetoblonguedontlesdeuxfenêtres

ouvrentsurlarue,justeàhauteurderéverbère.–J’attendaisuneélèveprécisémentàcetteheure-ci(ilétaitsixheures);maisellem’atélégraphiéqu’elleneviendraitpas.Jesuissiheureuxdevousvoir.”

«Ilaposésontisonniersurunguéridon,et,commepourexcusersatenue:«“LabonnedemadamedeLaPérousealaissééteindrelepoêle;ellenevientquelematin;j’aidûle

vider…«–Voulez-vousquejevousaideàlerallumer?«–Non,non…C’estsalissant…Maispermettez-moid’allerpasseruneveste.”« Il est sorti en trottant à petits pas, puis est revenu presque aussitôt, couvert d’un mince veston

d’alpaga, auxboutons arrachés, auxmanches crevées, si éliméqu’onn’eûtosé ledonner àunpauvre.Nousnoussommesassis.

«“Vousmetrouvezchangé,n’est-cepas?”« J’aurais voulu protester, mais ne trouvais rien à lui dire, péniblement affecté par l’expression

harasséedecevisagequej’avaisconnusibeau.Ilcontinua:«“Oui,j’aibeaucoupvieillicesdernierstemps.Jecommenceàperdreunpeulamémoire.Quandje

repasseunefuguedeBach,ilmefautrecouriraucahier…«–Combiendejeunessecontenteraientdecequevousenavezencore.”«Ilrepritenhochantlatête:«“Oh!cen’estpaslamémoireseulementquifaiblit.Tenez:quandjemarche,ilmesembleàmoique

jevaisencoreassezvite;mais,danslarue,àprésenttouslesgensmedépassent.

Page 65: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«–C’est,luidis-je,qu’onmarchebeaucoupplusviteaujourd’hui.«–Ah !n’est-cepas?…C’est commepour les leçonsque jedonne : les élèves trouvent quemon

enseignementlesretarde;ellesveulentallerplusvitequemoi.Ellesmelâchent…Aujourd’hui, tout lemondeestpressé.”

«Ilajoutaàvoixsibassequejel’entendisàpeine:«“Jen’enaipresqueplus.”«Jesentaisenluiunetelledétressequejen’osaisl’interroger.Ilreprit:«“MadamedeLaPérouseneveutpascomprendrecela.Ellemeditquejenem’yprendspascomme

ilfaut;quejenefaisrienpourlesgarderetencoremoinspourenavoirdenouvelles.«–Cetteélèvequevousattendiez…ai-jedemandégauchement.«–Oh!celle-là,c’enestunequejepréparepourleConservatoire.Ellevienttravaillericitousles

jours.«–Celaveutdirequ’ellenevouspaiepas.«–MadamedeLaPérousemelereprocheassez!Ellenecomprendpasqu’iln’yaquecesleçonsqui

m’intéressent ; oui, celles que j’ai vraiment plaisir à… donner. Je réfléchis beaucoup depuis quelquetemps.Tenez…ilyaquelquechosequejevoulaisvousdemander:pourquoiest-ilsirarementquestiondesvieillardsdans les livres?…Celavient, je crois, de ce que les vieuxne sont plus capables d’enécrireetque,lorsqu’onestjeune,onnes’occupepasd’eux.Unvieillardçan’intéressepluspersonne…Ilyauraitpourtantdeschosestrèscurieusesàdiresureux.Tenez:ilyacertainsactesdemaviepasséequejecommenceseulementàcomprendre.Oui,jecommenceseulementàcomprendrequ’ilsn’ontpasdutout lasignificationquejecroyais jadis,en lesfaisant…C’estmaintenantseulementquejecomprendsquetoutemaviej’aiétédupe.MadamedeLaPérousem’aroulé;monfilsm’aroulé;toutlemondem’aroulé;leBonDieum’aroulé…”

«Lesoirtombait.Jenedistinguaisdéjàpresquepluslestraitsdemonvieuxmaître;maissoudainajailli la lueurdu réverbèrevoisin,quim’amontré sa joue luisantede larmes. Jem’inquiétaisd’abordd’unebizarretacheàsatempe,commeuncreux,commeuntrou;mais,àunpetitmouvementqu’ilafait,lataches’estdéplacéeetj’aicomprisquecen’étaitquel’ombreportéeparunfleurondelabalustrade.J’aiposémamainsursonbrasdécharné;ilfrissonnait.

«“Vousallezprendrefroid,luiai-jedit.Vraimentvousnevoulezpasquenousrallumionsvotrefeu?…Allons-y.

«–Non…Ilfauts’aguerrir.«–Quoi!C’estdustoïcisme?«–Unpeu.C’estparcequej’avaislagorgedélicatequejen’aijamaisvouluporterdefoulard.J’ai

toujoursluttécontremoi-même.«–Celavabientantqu’onalavictoire;maissilecorpssuccombe…”«Ilaprismamain,etd’untontrèsgrave,commes’ilm’avaitditunsecret:«“Alorsceseraitlavraievictoire.”«Samainavaitlâchélamienne;ilcontinuait:«“J’avaispeurquevouspartiezsansêtrevenumevoir.«–Partirpouroù?ai-jedemandé.

Page 66: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«–Jenesaispas.Vousêtessisouventenvoyage.Ilyaquelquechosequejevoulaisvousdire…Jecomptepartirbientôt,moiaussi.

« – Quoi ! Vous avez l’intention de voyager ! ai-je dit maladroitement, en feignant de ne le pascomprendre,malgrélagravitémystérieuseetsolennelledesavoix.Ilhochaitlatête:

« – Vous comprenez très bien ce que je veux dire… Si, si ; je sais qu’il sera temps bientôt. Jecommenceàgagnermoinsquejenecoûte;etcelam’estinsupportable.Ilestuncertainpointquejemesuispromisdenepasdépasser.”

«Ilparlaitsuruntonunpeuexaltéquim’inquiéta:« “Est-ce quevous trouvez, vous aussi, que c’estmal? Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi la

religionnousdéfendait cela. J’aibeaucoup réfléchicesderniers temps.Quand j’étais jeune, jemenaisune vie très austère ; je me félicitais de ma force de caractère chaque fois que je repoussais unesollicitation.Jenecomprenaispasqu’encroyantmelibérer,jedevenaisdeplusenplusesclavedemonorgueil.Chacundecestriomphessurmoi-même,c’étaituntourdeclefquejedonnaisàlaportedemoncachot.C’estcequejevoulaisdiretoutàl’heure,quandjevousdisaisqueDieum’aroulé.Ilm’afaitprendrepourdelavertumonorgueil.Dieus’estmoquédemoi.Ils’amuse.Jecroisqu’iljoueavecnouscommeunchatavecunesouris.Ilnousenvoiedestentationsauxquellesilsaitquenousnepourronspasrésister;et,quandpourtantnousrésistons,ilsevengedenousplusencore.Pourquoinousenveut-il?Etpourquoi…Maisjevousennuieaveccesquestionsdevieillard.”

«Ilsepritlatêtedanslesmains,àlamanièred’unenfantquiboudeetrestasilencieuxsilongtempsquej’envinsàdoutersimêmeiln’avaitpasoubliémaprésence.Immobileenfacedelui,jecraignaisdetroubler saméditation.Malgré le bruit voisin de la rue, le calme de cette petite pièceme paraissaitextraordinaire;malgrélalueurduréverbèrequinouséclairaitfantastiquementdebasenhautàlamanièred’unerampedethéâtre,lespansd’ombre,auxdeuxcôtésdelafenêtre,semblaientgagnerlesténèbres,autourdenous,sefiger,commeparungrandfroidsefigeuneeautranquille;sefiger jusquedansmoncœur. Je voulus enfin secouermon angoisse, respirai bruyamment et, songeant à partir, prêt à prendrecongé,demandai,parpolitesseetpourromprel’enchantement:

«“MadamedeLaPérousevabien?”«Levieuxsemblaseréveiller.Ilrépétad’abord:«“MadamedeLaPérouse…interrogativement ; on eût dit que ces syllabes avaient perdupour lui

toutesignification;puis,soudain,sepenchantversmoi:«–MadamedeLaPérousetraverseunecriseterrible…etquimefaitbeaucoupsouffrir.«–Unecrisedequoi?…demandai-je.«–Oh!derien,dit-ilenhaussant lesépaules,commes’ilallaitdesoi.Elledevientcomplètement

folle.Ellenesaitplusquoiinventer.”« Je soupçonnais depuis longtemps la profonde désunion de ce vieux ménage, mais désespérais

d’obtenirplusdeprécisions:«“Monpauvreami,fis-jeenm’apitoyant.Et…depuiscombiendetemps?”«Ilréfléchituninstant,commes’ilnecomprenaitpasbienmaquestion.«“Oh!depuistrèslongtemps…depuisquejelaconnais.Maissereprenantpresqueaussitôt:–Non;

àvraidirec’estseulementavecl’éducationdemonfilsquecelaacommencéàsegâter.”

Page 67: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Jefisungested’étonnement,carjecroyaisleménageLaPérousesansenfants.Ilrelevasonfront,qu’ilavaitgardédanssesmains,et,suruntonpluscalme:

«“Jenevousaijamaisparlédemonfils?…Écoutez,jeveuxtoutvousdire.Ilfautaujourd’huiquevous sachiez tout. Ce que je vais vous raconter, je ne puis le dire à personne… Oui, c’est avecl’éducationdemonfils ;vousvoyezqu’ilya longtempsdecela.Lespremiers tempsdenotreménageavaient été charmants. J’étais très pur quand j’avais épousémadame deLa Pérouse. Je l’aimais avecinnocence…oui,c’estlemeilleurmot,etjeneconsentaisàluireconnaîtreaucundéfaut.Maisnosidéesn’étaient pas les mêmes sur l’éducation des enfants. Chaque fois que je voulais morigéner mon fils,madamedeLaPérouseprenait sonparti contremoi ; à l’entendre, il aurait fallu tout lui passer. Ils seconcertaientcontremoi.Elleluiapprenaitàmentir…Àpeineâgédevingtans,ilaprisunemaîtresse.C’était une élève à moi, une jeune Russe, très bonne musicienne, à qui je m’étais beaucoup attaché.MadamedeLaPérouseétaitaucourant;mais,àmoi,oncachaittout,commetoujours.Etnaturellement,jenemesuispasaperçuqu’elleétaitenceinte.Rien,vousdis-je;jenemedoutaisderien.Unbeaujour,onme fait savoir quemonélève est souffrante ; qu’elle restera quelque temps sans venir.Quand je parled’allerlavoir,onmeditqu’elleachangéd’adresse,qu’elleestenvoyage…Cen’estquebeaucoupplustardquej’aiapprisqu’elleétaitalléeenPolognepoursescouches.Monfilsétaitpartilarejoindre…Ilsontvécuplusieursannéesensemble;maisilestmortavantdel’avoirépousée.

«–Et…elle,l’avez-vousrevue?”«Oneûtditqu’ilbutaitdufrontcontreunobstacle:«“Jen’aipaspuluipardonnerdem’avoirtrompé.MadamedeLaPérouseresteencorrespondance

avecelle.Quandj’aisuqu’elleétaitdansunegrandemisère,jeluiaienvoyédel’argent…àcausedupetit.Maisdecela,MadamedeLaPérousen’ensaitrien.Elle-même,l’autre,n’apassuquecetargentvenaitdemoi.

«–Etvotrepetit-fils…?”«Unétrangesourirepassasursonvisage;ilseleva.«“Attendezun instant ; jevaisvousmontrer saphotographie.”Etdenouveau il sortit encourant à

petits pas, la tête en avant.Quand il revint, ses doigts tremblaient en cherchant l’image dans un grosportefeuille.Ilsepenchaversmoienmelatendant,ettoutbas:

«“Jel’aipriseàMadamedeLaPérousesansqu’elles’endoute.Ellecroitl’avoirperdue.«–Quelâgea-t-il?ai-jedemandé.«–Treizeans.Ilparaîtplusâgé,n’est-cepas?Ilesttrèsdélicat.”«Sesyeuxs’étaientdenouveauremplisde larmes ; il tendait lamainvers laphotographie,comme

désireuxde la reprendre vite. Jemepenchai vers la clarté insuffisante du réverbère ; ilme parut quel’enfantluiressemblait;jereconnaissaislegrandfrontbombé,lesyeuxrêveursduvieuxLaPérouse.Jecrusluifaireplaisirenleluidisant;ilprotesta:

«“Non,non,c’estàmonfrèrequ’ilressemble;àunfrèrequej’aiperdu…”«L’enfantétaitbizarrementvêtud’uneblouserusseàbroderies.«“Oùvit-il?«–Maiscommentvoulez-vousquejelesache?s’écriaLaPérousedansunesortededésespoir.Je

vousdisqu’onmecachetout.”

Page 68: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

« Il avait repris la photographie, et, après l’avoir un instant regardée, l’avait remise dans sonportefeuille,qu’ilglissadanssapoche.

« “Quand sa mère vient à Paris, elle ne voit que madame de La Pérouse, qui me répond, si jel’interroge:‘Vousn’avezqu’àleluidemander.’Elleditcelamais,aufond,elleseraitdésoléequejelavoie.Elleatoujoursétéjalouse.Toutcequis’attachaitàmoi,elleatoujoursvoulumel’enlever…LepetitBorisfaitsonéducationenPologne,dansuncollègedeVarsovie,jecrois.Maisilvoyagesouventavecsamère.–Puis,dansungrandtransport:–Dites!auriez-vouscruqu’ilétaitpossibled’aimerunenfantqu’onn’ajamaisvu?…Ehbien!cepetitc’estaujourd’huicequej’aidepluscheraumonde…Etiln’ensaitrien!”

«Degrandssanglotsentrecoupaientsesphrases.Ilsesoulevadesachaiseetsejeta,tombapresque,entre mes bras. J’aurais fait je ne sais quoi pour apporter un soulagement à sa détresse ; mais quepouvais-je?Jemelevai,carjesentaissoncorpsmaigreglissercontremoietjecrusqu’ilallaittomberàgenoux.Je lesoutins, lepressai, leberçaicommeunenfant. Il s’était ressaisi.MadamedeLaPérouseappelaitdanslapiècevoisine.

« “Elle va venir… Vous ne tenez pas à la voir, n’est-ce pas ?… D’ailleurs, elle est devenuecomplètement sourde. Partez vite. – Et comme ilm’accompagnait sur le palier : –Ne restez pas troplongtempssansvenir(ilyavaitdelasupplicationdanssavoix).Adieu;adieu.”

9novembre.«Unesortedetragiqueajusqu’àprésent,mesemble-t-il,échappépresqueàlalittérature.Leroman

s’estoccupédestraversesdusort,delafortunebonneoumauvaise,desrapportssociaux,duconflitdespassions,descaractères,maispointdel’essencemêmedel’être.

«Transporterledramesurleplanmoral,c’étaitpourtantl’effortduchristianisme.Maisiln’yapas,àproprementparler,deromanschrétiens.Ilyaceuxquiseproposentdesfinsd’édification;maiscelan’arienàvoiraveccequejeveuxdire.Letragiquemoral–qui,parexemple,faitsiformidablelaparoleévangélique:“Sileselperdsasaveur,avecquoilaluirendra-t-on?”C’estcetragique-làquim’importe.

10novembre.«Oliviervapassersesexamens.Paulinevoudraitqu’ilseprésentâtensuiteàNormale.Sacarrière

est toute tracée…Quen’est-il sans parents, sans appui ; j’en aurais faitmon secrétaire.Mais il ne sesouciepasdemoi,nes’aperçoitmêmepasdel’intérêtquejeluiporte:etjelegêneraisenleluifaisantremarquer.Précisémentpourne legênerpoint, j’affectedevant luiunesorted’indifférence,d’ironiquedétachement.Cen’estquelorsqu’ilnemevoitpasquej’oselecontempleràloisir.Jelesuisparfoisdanslaruesansqu’illesache.Hier,jemarchaisainsiderrièrelui;ilestbrusquementrevenusursespasetjen’aipaseuletempsdemecacher:

«“Oùdoncvas-tusivite?luiai-jedemandé.«–Oh!nullepart.Jeneparaisjamaissipresséquelorsquejen’airienàfaire.”«Nousavons fait quelquespas ensemble,mais sans trouver rien ànousdire.Certainement il était

ennuyéd’avoirétérencontré.12novembre.

«–Ilasesparents,unfrèreaîné,descamarades…Jemerediscelalelongdujour,etquejen’aiquefaireici.Detoutcequiluimanquerait,jesauraisluitenirlieusansdoute;maisrienneluimanque.Iln’abesoinderien;etsisagentillessem’enchante,rienenellenemepermetdememéprendre…Ah!phrase

Page 69: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

absurde,quej’écrismalgrémoi,etoùselivreladuplicitédemoncœur…Jem’embarquedemainpourLondres.J’aiprissoudainlarésolutiondepartir.Ilesttemps.

«Partirparcequel’onatropgrandeenviederester!…Uncertainamourdel’ardu,etl’horreurdelacomplaisance(j’entendscelleenverssoi)c’estpeut-être,demapremièreéducationpuritaine,cedontj’aileplusdemalàmenettoyer.

«Achetéhier,chezSmith,uncahierdéjàtoutanglais,quiferasuiteàcelui-ci,surlequeljeneveuxplusrienécrire.Uncahierneuf…

«Ah!sijepouvaisnepasm’emmener!»

Page 70: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

XIV

Ilarrivequelquefoisdesaccidentsdanslavie,d’oùilfautêtreunpeufoupoursebientirer.LaRochefoucauld.

C’estparlalettredeLaura,inséréedanslejournald’Édouard,queBernardachevasalecture.Ileut

unéblouissement:ilnepouvaitdouterquecellequicriaiticisadétresse,nefûtcetteamanteéploréedontOlivier lui parlait la veille au soir, lamaîtresse abandonnée deVincentMolinier.Et il apparaissait àBernard tout d’un coup qu’il était seul encore, grâce à la double confidence de son ami et du journald’Édouard, à connaître la double face de l’intrigue. C’était un avantage qu’il ne conserverait paslongtemps;ils’agissaitdejouervite,etserré.Sonpartifutprisaussitôt:sansoublierduresteriendecequ’ilavaitlud’abord,Bernardn’eutplusd’attentionquepourLaura.

«Cematin,cequejedoisfairem’apparaissaitencoreincertain;àprésentjen’aiplusdedoute,sedit-ilens’élançanthorsdelapièce.L’impératifest,commeditl’autre,catégorique:sauverLaura.Mondevoirn’étaitpeut-êtrepasdem’emparerde lavalise,mais, l’ayantprise, ilestcertainque j’aipuisédans la valiseunvif sentiment dudevoir.L’important, c’est de surprendreLaura avant qu’Édouardnel’aitrevue,etdemeprésenteràelle,etdem’offrird’unemanièrequinepuisseluilaissercroirequejepuisse êtreun chenapan.Le reste ira tout seul. J’ai dansmonportefeuille, àprésent, dequoi soulagerl’infortune aussi magnifiquement que le plus généreux et le plus compatissant des Édouard. La seulechosequim’embarrasse,c’est lamanière.Car,néeVedel, etbienqu’enceinteendépitdes lois,Lauradoit être délicate. Je l’imagine volontiers de ces femmes qui se rebiffent, vous crachent au front leurmépris et déchirent en petits morceaux les billets qu’on leur tend bienveillamment, mais dans uneinsuffisanteenveloppe.Commentluiprésentercesbillets?Commentmeprésentermoi-même?Voilà lehic.Dèsqu’onsortdulégaletdescheminsbattus,quelmaquis?Pourm’introduiredansuneintrigueaussicorsée,jesuisdécidémentunpeujeune.Mais,parbleu!c’estcequim’aidera.Inventonsunaveucandide;unehistoireàmefaireplaindreetàl’intéresseràmoi.Legênant,c’estquecettehistoirevadevoirservirégalement pour Édouard ; lamême, et neme couper point. Bah ! nous trouverons bien. Comptons surl’inspirationdumoment…»

Il avait atteint rue de Beaune, l’adresse que donnait Laura. L’hôtel était des plus modestes, maispropre et de décent aspect. Sur l’indicationduportier, ilmonta trois étages.Devant la porte du 16 ils’arrêta,voulutpréparersonentrée,cherchadesphrases;riennevint ;alors,brusquantsoncourage, ilfrappa.Unevoixdoucecommecelled’unesœur,etcraintiveunpeuluisembla-t-il,dit:

«Entrez.»Lauraétaitvêtuetrèssimplement,toutdenoir;onl’eûtditeendeuil.Depuisquelquesjoursqu’elle

étaitàParis,elleattendaitconfusémentquelquechoseouquelqu’unquivînt la tirerde l’impasse.Elleavaitfaitfausseroute,àn’enpasdouter,ellesesentaitfourvoyée.Elleavaitlatristehabitudedecomptersur l’événementplusquesurelle-même.Ellen’étaitpas sansvertu,mais se sentait sans forceaucune,abandonnée.Àl’entréedeBernard,ellelevaunemainverssonvisage,commefaitceluiquiretientuncriouquiveutpréserversesyeuxd’unetropvivelumière.Elleétaitdebout,reculad’unpas,et,setrouvanttoutprèsdelafenêtre,desonautremainsaisitlerideau.

Page 71: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Bernardattendaitqu’elle l’interrogeât ;maisellese taisait,attendantqu’ilparlât. Il la regardait ; iltâchaitenvaindesourire,lecœurbattant.

«Excusez-moi,Madame,dit-ilenfin,devenirvoustroublerainsi.ÉdouardX…,quejesaisquevousconnaissez,estarrivéàPariscematinmême.J’aiquelquechosed’urgentàluicommuniquer;j’aipenséquevouspourriezmedonnersonadresse,et…excusez-moidevenirainsisansfaçonvouslademander.»

Bernardauraitétémoinsjeune,Laurasansdouteauraitétéeffrayée.Maisc’étaitunenfantencore;auxyeuxsifrancs,aufrontsiclair,augestesicraintif,àlavoixsimalassurée,quedevantluidéjàcédaitlacrainteàlacuriosité,à l’intérêtetàcetteirrésistiblesympathiequ’éveilleunêtrenaïfet trèsbeau.LavoixdeBernard,cependantqu’ilparlait,reprenaitunpeud’assurance.

«Mais je ne la sais pas, son adresse, dit Laura. S’il est à Paris, il viendrame voir sans tarder,j’espère.Dites-moiquivousêtes.Jeluidirai.»

C’est le moment de tout risquer, pensa Bernard. Quelque chose de fou passa devant ses yeux. IlregardaLaurabienenface:

«Quijesuis?…L’amid’OlivierMolinier…–Ilhésitait,doutantencore;maislavoyantpâliràcenom,ilosa:–D’Olivier,frèredeVincent,votreamant,quilâchementvousabandonne…»

Il dut s’arrêter : Laura chancelait. Ses deuxmains rejetées en arrière cherchaient anxieusement unappui.Maiscequibouleversapar-dessustoutBernard,cefutlegémissementqu’ellepoussa;unesortede plainte à peine humaine, semblable plutôt à celle d’un gibier blessé (et soudain le chasseur prendhonteense sentantbourreau),cri sibizarre, sidifférentde toutcequeBernardpouvaitattendre,qu’ilfrissonna.Ilcomprenaitsoudainqu’ils’agissaiticidevieréelle,d’unevéritabledouleur,ettoutcequ’ilavait éprouvé jusqu’alors ne lui parut plus que parade et que jeu.Une émotion se soulevait en lui, sinouvellequ’ilnelapouvaitpasmaîtriser;ellemontaitàsagorge…Ehquoi!levoiciquisanglote?est-ce possible ? Lui, Bernard !… Il s’élance pour la soutenir, et s’agenouille devant elle, et murmure àtraverssessanglots:

«Ah !pardon…Pardon ; jevousaiblessée…J’aisuquevousétiezsansressources,et…j’auraisvouluvousaider.»

MaisLaura,haletante,sesentdéfaillir.Ellecherchedesyeuxoùs’asseoir.Bernard,quitientlesyeuxlevésverselle,acomprissonregard.Ilbonditversunpetitfauteuilaupieddulit;d’ungestebrusque,ill’amènejusqueauprèsd’elle,quis’ylaisselourdementchoir.

Iciintervintunincidentgrotesque,etquej’hésiteàraconter;maiscefutluiquidécidadesrelationsde Bernard et de Laura, les tirant inopinément d’embarras. Je ne cherchai donc pas à ennoblirartificiellementcettescène:

PourleprixdepensionquepayaitLaura(jeveuxdire:pourceluiquel’aubergisteréclamaitd’elle),onnepouvaits’attendreàcequelesmeublesdelachambrefussentbienélégants;maisonétaitendroitdelesespérersolides.Or,lepetitfauteuilbas,queBernardpoussaitversLaura,boitaitunpeu;c’est-à-direqu’ilavaitunegrandepropensionàreplierundesespieds,commefaitl’oiseausoussonaile,cequiestnaturelàl’oiseaumaisinsoliteetregrettablepourunfauteuil;aussicelui-cicachait-ildesonmieuxcetteinfirmitésousunefrangeépaisse.Lauraconnaissaitsonfauteuiletsavaitqu’ilnelefallaitmanierqu’avecuneprécautionextrême;mais,ellen’ypensaitplus,danssontrouble,etnes’ensouvintqu’enlesentantsousellebasculer.Ellepoussasoudainunpetitcri, toutàfaitdifférentdulonggémissementdetoutàl’heure,glissadecôté,etl’instantd’aprèssetrouvaassisesurletapisentrelesbrasdeBernardquis’empressait.Confus,maisamusépourtant,ilavaitdûmettregenouàterre.LevisagedeLaurasetrouvadonctoutprèsdusien;illaregardarougir;ellefiteffortpourserelever.Ill’aida.

Page 72: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Vousnevousêtespasfaitmal?–Non,merci ;grâceàvous.Ce fauteuilest ridicule,on l’adéjà réparédeux fois…Jecroisqu’en

remettantlepiedbiendroit,iltiendra.– Je vais l’arranger, dit Bernard. – Là !… Voulez-vous l’essayer ? – Puis se reprenant : – Ou

permettez…C’estplusprudentquejel’essayed’abord.Vousvoyezqu’il tienttrèsbien,maintenant.Jepuisremuerlesjambes(cequ’ilfitenriant).Puis,selevant:“Rasseyez-vous;et,sivousmepermettezderesterencoreuninstant,jevaisprendreunechaise.Jem’assiedsprèsdevousetvousempêcheraibiendetomber;n’ayezpaspeur…Jevoudraisfairequelquechosed’autrepourvous.”

Ilyavaittantdeflammedanssespropos,tantderéservedanssesmanières,etdanssesgestestantdegrâce,queLauraneputs’empêcherdesourire:

«Vousnem’avezpasditvotrenom.–Bernard.–Oui;maisvotrenomdefamille?–Jen’aipasdefamille.–Enfin,lenomdevosparents.–Jen’aipasdeparents.C’est-à-dire:jesuiscequeseracetenfantquevousattendez:unbâtard.»LesourirequittasoudainlestraitsdeLaura;outréeparcetteinsistanceàentrerdansl’intimitédesa

vieetàviolersonsecret:«Maisenfin,commentsavez-vous?…Quivousadit?…Vousn’avezpasledroitdesavoir…»Bernardétaitlancé;ilparlaitàprésentàvoixhauteethardie:«JesaisàlafoiscequesaitmonamiOlivieretcequesaitvotreamiÉdouard.Maischacund’euxne

connaîtencorequ’unemoitiédevotresecret.Jesuisprobablementleseulavecvousàleconnaîtretoutentier…Vousvoyezbienqu’ilfautquejedeviennevotreami,ajouta-t-ilplusdoucement.

– Comme les hommes sont indiscrets,murmura Laura tristement. –Mais… si vous n’avez pas vuÉdouard,iln’apuvousparler.Vousa-t-ildoncécrit?…Est-cequec’estluiquivousenvoie?…»

Bernard s’était coupé, il avait parlé trop vite, cédant au plaisir de fanfaronner un peu. Il remuaitnégativement la tête. Le visage de Laura s’assombrissait de plus en plus. À ce moment, on entenditfrapperàlaporte.

Qu’ilsleveuillentounon,uneémotioncommunecréeunlienentredeuxêtres.Bernardsesentitprisaupiège;Laurasedépitaitd’êtresurpriseencompagnie.Ilsseregardèrenttousdeuxcommeseregardentdeuxcomplices.Onfrappadenouveau.Tousdeuxensembledirent:

«Entrez.»Depuisquelquesinstantsdéjà,Édouardécoutaitderrièrelaporte,étonnéd’entendredesvoixdansla

chambredeLaura.LesdernièresphrasesdeBernardl’avaientinstruit.Ilnepouvaitdouterdeleursens;ilnepouvaitdouterqueceluiquiparlaitainsifûtlevoleurdesavalise.Sonpartifutprisaussitôt.CarÉdouardestundecesêtresdontlesfacultés,quidansletran-trancoutumiers’engourdissent,sursautentetsebandentaussitôtdevantl’imprévu.Ilouvritdonclaporte,maisrestasurleseuil,souriantetregardanttouràtourBernardetLaura,quitousdeuxs’étaientlevés.

«Permettez,chèreamie,dit-ilàLaura,avecungestecommepourremettreleseffusionsàplustard.J’aitoutd’abordquelquesmotsàdireàMonsieur,s’ilveutbienveniruninstantdanslecouloir.»

Page 73: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

LesouriredevintplusironiquesitôtqueBernardl’eutrejoint.«Jepensaisbienvoustrouverici.»Bernardcompritqu’il étaitbrûlé. Il ne lui restait plusqu’àpayerd’audace ; ce qu’il fit, et sentant

qu’iljouaitsonva-tout:«J’espéraisvousyrencontrer.–D’abord,etsivousnel’avezpasdéjàfait(carjeveuxcroirequevousêtesvenupourcela),vous

allezdescendreetrégleraubureaulanotedemadameDouviersavecl’argentquevousaveztrouvédansmavaliseetquevousdevezavoirsurvous.Neremontezquedansdixminutes.»

Tout cela était dit assez gravement, mais sur un ton qui n’avait rien de comminatoire. CependantBernardreprenaitsonaplomb.

«J’étaiseneffetvenupourcela.Vousnevousêtespas trompé.Et jecommenceàcroireque jenem’étaispastrompénonplus.

–Qu’entendez-vousparlà?–Quevousêtesbienceluiquej’espérais.»Édouard tâchaitenvaindeprendreunairsévère. Il s’amusaiténormément. Il fitunesortede léger

salutmoqueur:«Jevousremercie.Resteàexaminerlaréciproque.Jepense,puisquevousêtesici,quevousavezlu

mespapiers?»Bernardqui,sanssourciller,soutenaitleregardd’Édouard,souritàsontouravecaudace,amusement,

impertinence,ets’inclinant:«N’endoutezpas.Jesuisicipourvousservir.»Puis,commeunelfe,ils’élançadansl’escalier.LorsqueÉdouardrentradans lachambre,Laurasanglotait. Ils’approcha.Elleposa lefrontsurson

épaule.Lamanifestationde l’émotion legênait, luiétaitpresque insupportable. Ilsesurprità lui taperdoucementdansledos,commeonfaitàunenfantquitousse:

«MapauvreLaura,disait-il;voyons,voyons…Soyezraisonnable.–Oh!laissez-moipleurerunpeu;celamefaitdubien.–Ils’agittoutdemêmedesavoircequevousallezfaireàprésent.–Maisquevoulez-vousquejefasse?Oùvoulez-vousquej’aille?Àquivoulez-vousquejeparle?–Vosparents…–Maisvouslesconnaissez…Ceseraitlesmettreaudésespoir.Ilsonttoutfaitpourmonbonheur.–Douviers?…–Jamaisjen’oserailerevoir.Ilestsibon.Necroyezpasquejenel’aimepas…Sivoussaviez…Si

voussaviez…Oh!ditesquevousnememéprisezpastrop.– Mais au contraire, ma petite Laura ; au contraire. Comment pouvez-vous croire ? – Et il

recommençaitàluitaperdansledos.–C’estvraiqueprèsdevousjen’aiplushonte.–Ilyacombiendejoursquevousêtesici?

Page 74: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

– Je ne sais plus. J’ai vécu seulement pour vous attendre. Par moments, je n’en pouvais plus. Àprésent,ilmesemblequejenepourraipasrestericiunjourdeplus.»

Etelleredoublaitdesanglotsencriantpresque,maisd’unevoixtoutétranglée.«Emmenez-moi.Emmenez-moi.»Édouardétaitdeplusenplusgêné.«Écoutez,Laura…Calmez-vous.Le…l’autre…jenesaismêmepascommentils’appelle…–Bernard,murmuraLaura.–Bernardvaremonterdansuninstant.Allons,relevez-vous.Ilnefautpasqu’ilvousvoieainsi.Du

courage.Nousallonsinventerquelquechose,jevouslepromets.Voyons!séchezvosyeux.Celan’avanceàriendepleurer.Regardez-vousdans laglace.Vousêtes toutecongestionnée.Passezunpeud’eausurvotrevisage.Quandjevousvoispleurer,jenepeuxpluspenseràrien…Tenez!levoici;jel’entends.»

Ilallaàlaporteetl’ouvritpourfairerentrerBernard;ettandisqueLaura,tournantledosàlascène,s’occupaitdevantsatoiletteàramenerlecalmesursestraits:

«Etmaintenant,Monsieur,puis-jevousdemanderquandilmeserapermisderentrerenpossessiondemesaffaires?»

CeciétaitditenregardantBernardbienenface,avec,sur les lèvres, toujours lemêmeplid’ironiesouriante.

«Sitôt qu’il vous plaira,monsieur ;mais il faut bien que je vous avoue que ces affaires qui vousmanquent,vous fontsûrementmoinsdéfautqu’àmoi.C’estcequevouscomprendriez, j’ensuissûr, siseulementvousconnaissiezmonhistoire.Sachezseulementque,depuiscematin,jesuissansgîte,sansfoyer,sansfamille,etprêtàmejeteràl’eausijenevousavaispasrencontré.Jevousailongtempssuivicematin,quandvouscausiezavecOlivier,monami.Ilm’avaittantparlédevous!J’auraisvouluvousaborder.Jecherchaisunbiais,unmoyen…Quandvousavezjetévotrebulletindeconsigne,j’aibénilesort. Oh ! ne me prenez pas pour un voleur. Si j’ai levé votre valise, c’était surtout pour entrer enrapport.»

Bernardavaitdébitétoutcelapresqued’unehaleine.Uneflammeextraordinaireanimaitsondiscoursetsestraits;onauraitditdelabonté.Ilparaissaitausourired’Édouardquecelui-ciletrouvaitcharmant.

«Etmaintenant?…»fit-il.Bernardcompritqu’ilgagnaitduterrain:«Etmaintenant,n’aviez-vouspasbesoind’unsecrétaire?Jenepuiscroirequejerempliraismalces

fonctions,quandceseraitavectantdejoie.»CettefoisÉdouardsemitàrire.Lauralesregardaittousdeux,amusée.«Ouais!…C’estàvoir,etnousallonsyréfléchir.Venezmeretrouver,demain,àlamêmeheure,ici

même,simadameDouviers lepermet…caravecelleégalement j’auraiàdéciderdebiendeschoses.Vousêtesàunhôtel,jesuppose?Oh!jenetienspasàsavoiroù.Peum’importe.Àdemain.»

Illuitenditlamain.«Monsieur,ditBernard,avantdevousquitter,mepermettrez-vouspeut-êtredevousrappelerqu’il

habite au faubourg Saint-Honoré, un pauvre vieux professeur de piano, du nom, je crois bien, de LaPérouse,àqui,sivousl’alliezrevoir,vousferiezunbiengrandplaisir.

–Parbleu,pourundébut,voiciquin’estpasmal,etvousentendezvosfuturesfonctionscommeilfaut.

Page 75: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Alors…Vraiment,vousconsentiriez?–Nousenreparleronsdemain.Adieu.»Édouard,aprèss’êtreattardéquelquesinstantsprèsdeLaura,s’enallachezlesMolinier.Ilespérait

revoirOlivier, à qui il aurait voulu parler deBernard. Il ne vit que Pauline,malgré qu’il prolongeâtdésespérémentsavisite.

Olivier,cettemêmefindejour,cédantàlapressanteinvitationquevenaitdeluitransmettresonfrère,serendaitchezl’auteurdeLaBarrefixe,chezlecomtedePassavant.

Page 76: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

XV

«Jecraignaisquevotrefrèrenevouseûtpasfaitlacommission,ditRobertdePassavantenvoyantentrerOlivier.

–Suis-jeenretard?ditcelui-ci,quis’avançaittimidementetpresquesurlapointedespieds.Ilavaitgardéàlamainsonchapeau,queRobertluiprit.

–Posezdoncça.Mettez-vousàvotreaise.Tenez;danscefauteuil,jecroisquevousneserezpastropmal.Pasenretarddutout,sij’enjugeparlapendule;maismondésirdevousvoirétaitenavancesurelle.Fumez-vous?

–Merci,ditOlivierenrepoussantl’étuiquelecomtedePassavantluitendait.Ilrefusaitpartimidité,bienque trèsdésireuxdegoûteràces finescigarettesambrées, russessansdoute,qu’ilvoyait rangéesdansl’étui.

– Oui, je suis heureux que vous ayez pu venir. Je craignais que vous ne fussiez accaparé par lapréparationdevotreexamen.Quandpassez-vous?

–Dansdixjoursl’écrit.Maisjenetravailleplusbeaucoup.Jecroisquejesuisprêtetcrainssurtoutdemeprésenterfatigué.

–Vousrefuseriezpourtantdevousoccuperdèsàprésentd’autrechose?–Non…sicen’étaitpastropastreignant.–Jem’envaisvousdirepourquoijevousaidemandédevenir.D’abord,leplaisirdevousrevoir.

Nousavionsébauchéuneconversation,l’autresoir,aufoyerduthéâtre,pendantl’entracte…Cequevousm’avezditm’avaitbeaucoupintéressé.Vousnevousensouvenezpas,sansdoute?

–Si,si,ditOlivier,quicroyaitn’avoirsortiquedesbalourdises.–Maisaujourd’hui,j’aiquelquechosedeprécisàvousdire…Vousconnaissez,jecrois,uncertain

youpindunomdeDhurmer?Est-cequecen’estpasundevoscamarades?–Jelequitteàl’instant.–Ah!vousvousfréquentez?–Oui,nousdevionsnousretrouverauLouvrepourparlerd’unerevuedontildoitêtreledirecteur.»Robertpartitd’unrirehautetaffecté.«Ah!ah!ah!ledirecteur…Ilvafort!Ilvavite…C’estvraiqu’ilvousaditcela?–Voilàdéjàlongtempsqu’ilm’enparle.–Oui,j’ypensedepuisassezlongtemps.L’autrejour,jeluiaidemandéincidemments’ilaccepterait

delireavecmoilesmanuscrits;c’estcequ’ilatoutdesuiteappelé:êtrerédacteurenchef;jel’ailaissédire,et,toutdesuite…C’estbiendelui,trouvezpas?queltype!Ilabesoinqu’onleremoucheunpeu…C’estvraiquevousnefumezpas?

–Toutdemême,si,ditOlivier,enacceptantcettefois.Merci.

Page 77: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Permettez-moidevousdire,Olivier…vousvoulezbienquejevousappelleOlivier?Jenepeuxpourtantpasvoustraiteren“Monsieur”;vousêtesbeaucouptropjeune,etjesuistropliéavecvotrefrèreVincentpourvousappelerMolinier.Ehbien,Olivier,permettez-moidevousdirequej’aiinfinimentplusdeconfiancedansvotregoûtqu’enceluideSidiDhurmer.Accepteriez-vousd’assumercettedirectionlittéraire?Sousmasurveillanceunpeu,naturellement;dans lespremiers temps toutaumoins.Mais jepréfère quemon nom ne figure pas sur la couverture. Je vous expliquerai pourquoi, plus tard…Vousprendriezpeut-êtreunverredeporto,hein?J’enaid’excellent.»

Ilatteignitsurunesortedepetitbuffet,àportéedesamain,unebouteilleetdeuxverresqu’ilemplit.«Ehbien,qu’enpensez-vous?–Ilestexcellent,eneffet.– Je ne vous parle pas du porto, protesta Robert en riant ; mais de ce que je vous disais tout à

l’heure.»Olivieravaitfeintdenepascomprendre.Ilcraignaitd’acceptertropviteetdelaissertropparaîtresa

joie.Ilrougitunpeuetbalbutiaconfusément:«Monexamenneme…–Vousvenezdemedirequ’ilnevousoccupaitpasbeaucoup,interrompitRobert.Etpuislarevuene

paraîtrapastoutdesuite.Jemedemandemêmes’ilnevaudrapasmieuxenremettrelelancementàlarentrée.Mais,de toutemanière, il importaitdevouspressentir. Il faudrait tenirplusieursnuméros toutpréparésavantoctobreetilseraitnécessairedebeaucoupnousvoircetété,pourenparler.Qu’est-cequevouscomptezfairependantcesvacances?

–Oh!jenesaispastrop.MesparentsvontprobablementallerenNormandie,commetouslesétés.–Etilfaudraquevouslesaccompagniez?…Accepteriez-vousdevouslaisserunpeudécrocher?…–Mamèreneconsentirapas.–Jedoisdînercesoiravecvotrefrère;mepermettez-vousdeluienparler?– Oh ! Vincent, lui ne viendra pas avec nous. – Puis, se rendant compte que cette phrase ne

correspondaitpasàlaquestion,ilajouta:–Etpuiscelaneserviraitàrien.–Pourtant,sil’ontrouvedebonnesraisonsàdonneràlamaman?»Olivier ne répondit rien. Il aimait tendrement samère et le tonpersifleur queRobert avait pris en

parlantd’elleluiavaitdéplu.Robertcompritqu’ilétaitalléunpeutropvite.«Alors,vousappréciezmonporto,dit-ilparmanièredediversion.Envoulez-vousencoreunverre?–Non,non,merci…Maisilestexcellent.–Oui,j’aiététrèsfrappédelamaturitéetdelasûretédevotrejugement,l’autresoir.Vousn’avezpas

l’intentiondefairedelacritique?–Non.–Desvers?…Jesaisquevousfaitesdesvers.Olivierrougitdenouveau.–Oui,votrefrèrevousatrahi.Etvousconnaissezsansdouted’autresjeunesquiseraienttoutprêtsà

collaborer… Il faut que cette revuedevienneuneplate-formede ralliement pour la jeunesse.C’est saraison d’être. Je voudrais que vous m’aidiez à rédiger une espèce de prospectus-manifeste quiindiquerait, sans lespréciser trop, lesnouvelles tendances.Nousen reparlerons. Il faut faire choixdedeuxoutroisépithètes;pasdesnéologismes;devieuxmots trèsusagés,qu’onchargerad’unsens tout

Page 78: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

neuf et qu’on imposera. Après Flaubert, on a eu : “Nombreux et rythmé” ; après Leconte de Lisle :“Hiératique et définitif”… Tenez, qu’est-ce que vous penseriez de : “Vital” Hein ?… “Inconscient etvital”…Non?…“Élémentaire,robusteetvital?”

–Jecroisqu’onpourraitencore trouvermieux, s’enharditàdireOlivier,qui souriait sanssemblerapprouverbeaucoup.

–Allons,encoreunverredeporto…–Pastoutàfaitplein,jevousprie.–Voyez-vous,lagrandefaiblessedel’écolesymboliste,c’estden’avoirapportéqu’uneesthétique ;

touteslesgrandesécolesontapporté,avecunnouveaustyle,unenouvelleéthique,unnouveaucahierdescharges,denouvellestables,unenouvellefaçondevoir,decomprendrel’amour,etdesecomporterdanslavie.Lesymboliste,lui,c’estbiensimple:ilnesecomportaitpasdutoutdanslavie; ilnecherchaitpasàlacomprendre;illaniait; il luitournaitledos.C’étaitabsurde,trouvezpas?C’étaientdesgenssansappétit,etmêmesansgourmandise.Pascommenousautres…hein?»

Olivieravaitachevésonsecondverredeportoetsasecondecigarette.Ilfermaitàdemilesyeux,àdemi couché dans son confortable fauteuil, et, sans rien dire, marquait son assentiment par de légersmouvements de tête. À ce moment, on entendit sonner et presque aussitôt un domestique entra, quiprésentaàRobertunecarte.Robertpritlacarte,yjetalesyeuxetlaposaprèsdeluisursonbureau:

«C’estbien.Priez-led’attendreun instant.–Ledomestiquesortit.–Écoutez,monpetitOlivier, jevousaimebienetjecroisquenouspourronstrèsbiennousentendre.Maisvoiciquelqu’unqu’ilmefautabsolumentrecevoiretquitientàmevoirseul.»

Oliviers’étaitlevé.« Je vais vous faire sortir par le jardin, si vouspermettez…Ah ! pendant que j’y pense : ça vous

ferait-ilplaisird’avoirmonnouveaulivre?J’enaiprécisémenticiunexemplairesurhollande…–Jen’aipasattendudelerecevoirdevouspourlelire»,ditOlivierquin’aimaitpasbeaucouple

livredePassavant et tâchait de s’en tirer sans flagornerie tout en restant aimable.Passavant surprit-ildansletondelaphrase,unelégèrenuancededédain?Ilrepritbienvite:

«Oh!necherchezpasàm’enparler.Sivousmedisiezquevousl’aimez,jeseraisforcédemettreendouteouvotregoûtouvotresincérité.Non;jesaismieuxquepersonnecequiluimanqueàcelivre.Jel’aiécritbeaucouptropvite.Àvraidire,pendanttoutletempsquejel’écrivais,jesongeaisàmonlivresuivant.Ah ! celui-là, par exemple, j’y tiens. J’y tiens beaucoup.Vous verrez ; vous verrez… Je suisdésolé,maisàprésent,ilfautabsolumentquevousmelaissiez…Àmoinsque…Maisnon;maisnon ;nousnenousconnaissonspasencoreassez,etvosparentsvousattendentsûrementpourdîner.Allons,aurevoir.Àbientôt…Jevaisécrirevotrenomsurlelivre;permettez.»

Ils’étaitlevé;ils’approchadesonbureau.Pendantqu’ilsepenchaitpourécrire,Olivierfitunpasenavantetregardaducoindel’œillacartequeledomestiquevenaitd’apporter:

VICTORSTROUVILHOUCenomneluiditrien.Passavant tendit à Olivier l’exemplaire de La Barre fixe, et comme Olivier s’apprêtait à lire la

dédicace:«Vousregarderezcelaplustard»,ditPassavantenluiglissantlelivresouslebras.

Page 79: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Cenefutquedanslaruequ’Olivierpritconnaissancedecetteépigraphemanuscrite,extraitedulivremêmequ’elleornait,etquelecomtedePassavantvenaitd’inscrireenmanièrededédicace:

«Degrâce,Orlando,quelquespasdeplus.Jenesuispasencorebiensûrd’oserparfaitementvouscomprendre.»

au-dessousdelaquelleilavaitajouté:«ÀOlivierMoliniersonamiprésomptif

COMTEROBERTDEPASSAVANT.»Épigraphe ambiguë qui renditOlivier songeur,mais qu’il était bien libre, après tout, d’interpréter

commeilvoudrait.OlivierrentrachezluicommeÉdouardvenaitd’enpartir,lasdel’attendre.

Page 80: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

XVI

LaculturepositivedeVincentleretenaitdecroireausurnaturel;cequidonnaitaudémondegrandsavantages.Ledémonn’attaquaitpasVincentdefront;ils’enprenaitàluid’unemanièreretorseetfurtive.Unedeseshabiletésconsisteànousbaillerpourtriomphantesnosdéfaites.EtcequidisposaitVincentàconsidérersafaçond’agiravecLauracommeunevictoiredesavolontésursesinstinctsaffectifs,c’estque,naturellementbon,ilavaitdûseforcer,seraidir,poursemontrerdurenverselle.

Àbienexaminer l’évolutionducaractèredeVincentdanscette intrigue, j’ydistinguediversstades,quejeveuxindiquer,pourl’édificationdulecteur:

1° La période du bon motif. Probité. Consciencieux besoin de réparer une faute commise. Enl’espèce:l’obligationmoraledeconsacreràLauralasommequesesparentsontpéniblementéconomiséepoursubvenirauxpremiersfraisdesacarrière.N’est-cepaslàsesacrifier?Cemotifn’est-ilpasdécent,généreux,charitable?

2°Lapériodede l’inquiétude.Scrupules.Doutersicettesommeconsacréeserasuffisante,n’est-cepas s’apprêter à céder, lorsque le démon feramiroiter devant les yeuxdeVincent la possibilité de lagrossir?

3° Constance et force d’âme. Besoin, après la perte de cette somme, de se sentir « au-dessus del’adversité».C’estcette«forced’âme»qui luipermetd’avouersespertesdejeuàLaura ;etqui luipermet,parlamêmeoccasion,derompreavecelle.

4°Renoncementaubonmotif, considérécommeuneduperie, à la lueurde lanouvelleéthiquequeVincent se trouve devoir inventer, pour légitimer sa conduite ; car il reste un êtremoral, et le diablen’aura raison de lui, qu’en lui fournissant des raisons de s’approuver. Théorie de l’immanence, de latotalitédansl’instant;delajoiegratuite,immédiateetimmotivée.

5°Griseriedugagnant.Dédaindelaréserve.Suprématie.Àpartirdequoi,ledémonapartiegagnée.Àpartirdequoi,l’êtrequisecroitlepluslibre,n’estplusqu’uninstrumentàsonservice.Ledémon

n’auradoncdecesse,queVincentn’aitlivrésonfrèreàcesuppôtdamnéqu’estPassavant.Vincent n’est pasmauvais, pourtant. Tout ceci, quoi qu’il en ait, le laisse insatisfait,mal à l’aise.

Ajoutonsencorequelquesmots:On appelle « exotisme », je crois, tout repli diapré de la Maya, devant quoi notre âme se sent

étrangère;qui laprivedepointsd’appui.Parfois tellevertu résisterait,que lediableavantd’attaquer,dépayse.Sansdoute,s’ilsn’eussentétésousdenouveauxcieux,loindeleursparents,dessouvenirsdeleurpassé,decequilesmaintenaitdanslaconséquenced’eux-mêmes,niLauran’eûtcédéàVincent,niVincenttentédelaséduire.Sansdouteleurapparaissait-ilquecetacted’amour,là-bas,n’entraitplusenlignedecomptes…Ilresteraitbeaucoupàdire;maiscequedessussuffitdéjààmieuxnousexpliquerVincent.

PrèsdeLilian,également,ilsesentaitdépaysé.«Ne ris pas demoi, Lilian, lui disait-il cemême soir. Je sais que tu neme comprendras pas, et

pourtantj’aibesoindeteparlercommesitudevaismecomprendre,carilm’estimpossibledésormaisde

Page 81: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

tesortirdemapensée.»ÀdemicouchéauxpiedsdeLilianétenduesurledivanbas,illaissaitsurlesgenouxdesamaîtresse

amoureusementposersatêtequ’ellecaressaitamoureusement.« Ce quime rendait soucieux cematin… oui, peut-être que c’est la peur. Peux-tu rester grave un

instant?Peux-tuoublieruninstant,pourmecomprendre,nonpascequetucrois,cartunecroisàrien ;mais,précisément,oublierquetunecroisàrien?Moiaussi,jenecroyaisàrien,tulesais;plusàrienqu’ànous-mêmes,qu’à toi,qu’àmoi,etqu’àceque jepuisêtreavec toi ;qu’àceque,grâceà toi, jeserai…

–Robertvientàseptheures,interrompitLilian.Cen’estpaspourtepresser;maissitun’avancespasplusvite,ilnousinterromprajusteaumomentoùtucommencerasàdevenirintéressant.Carjesupposeque tu préféreras ne pas continuer devant lui. C’est curieux que tu croies prendre aujourd’hui tant deprécautions.Tuasl’aird’unaveuglequid’abordtoucheavecsonbâtonchaqueendroitoùilveutmettrelepied.Tuvoispourtantquejegardemonsérieux.Pourquoin’as-tupasconfiance?

–J’ai,depuisquejeteconnais,uneconfianceextraordinaire,repritVincent.Jepuisbeaucoup,jelesens;et,tuvois,toutmeréussit.Maisc’estprécisémentlàcequim’épouvante.Non,tais-toi…J’aisongétoutlejouràcequetumeracontaiscematindunaufragedelaBourgogne,etdesmainsqu’oncoupaitàceuxquivoulaientmonterdanslabarque.Ilmesemblequequelquechoseveutmonterdansmabarque–c’estpourquetumecomprennesquejemesersdetonimage–quelquechosequejeveuxempêcherd’ymonter…

–Ettuveuxquejet’aideàlenoyer,vieuxlâche!…»Ilcontinuasanslaregarder:«Quelquechosequejerepousse,maisdontj’entendslavoix…unevoixquetun’asjamaisentendue;

quej’écoutaisdansmonenfance…–Etqu’est-cequ’elledit,cettevoix?Tun’osespaslerépéter.Çanem’étonnepas.Jepariequ’ilya

ducatéchismelà-dedans.Hein?–Mais,Lilian,comprends-moi:leseulmoyenpourmoidemedélivrerdecespensées,c’estdeteles

dire.Situenrisjelesgarderaipourmoiseul;etellesm’empoisonneront.–Alors,parle,dit-elleavecunairrésigné.Puis,commeilsetaisait,etpuérilement,cachaitsonfront

danslajupedeLilian:–Allons!qu’attends-tu?»Ellelesaisitparlescheveuxetleforçaàreleverlatête:«Maisc’estqu’ilprendcelavraimentausérieux,maparole!Ilesttoutpâle.Écoute,monpetit,situ

veuxfairel’enfant,çanemevapasdutout.Ilfautvouloircequel’onveut.Etpuis,tusais:jen’aimepasles tricheurs.Quand tucherchesà fairemonterdans tabarque,sournoisement,cequin’aquefaired’ymonter, tu triches. Je veux bien jouer avec toi ;mais franc jeu ; et, je t’en avertis : c’est pour te faireréussir. Je crois que tu peux devenir quelqu’un de très important, de considérable ; je sens en toi unegrandeintelligenceetunegrandeforce.Jeveuxt’aider.Ilyaassezdefemmesquifontraterlacarrièredeceuxdont elles s’éprennent ;moi, jeveuxquece soit le contraire.Tum’asdéjàparléde tondésirdelâcherlamédecinepourdestravauxdesciencesnaturelles;turegrettaisdenepasavoirassezd’argentpourcela…D’abord,tuviensdegagneraujeu;cinquantemillefrancs,c’estdéjàquelquechose.Maisprometsquetunejouerasplus.Jemettraiàtadispositiontoutl’argentqu’ilfaudra,àcondition,sionditquetutefaisentretenir,quetuaieslaforcedehausserlesépaules.»

Vincents’étaitrelevé.Ils’approchadelafenêtre.Lilianreprit:

Page 82: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«D’abord,etpourenfiniravecLaura,jetrouvequ’onpourraitbienluienvoyerlescinqmillefrancsquetuluiavaispromis.Maintenantquetuasdel’argent,pourquoinetiens-tupastaparole?Est-ceparbesoin de te sentir encore plus coupable envers elle ? Ça ne me plaît pas du tout. J’ai horreur desgoujateries.Tunesaispascouperlesmainsproprement.Cecifait,nousironspasserl’étélàoùceseraleplus profitable pour tes travaux. Tum’as parlé deRoscoff ;moi je préféreraisMonaco, parce que jeconnaisleprince,quipourranousemmenerencroisièreett’occuperàsoninstitut.»

Vincentsetaisait.Il luidéplaisaitdedireàLilian,etilneleluiracontaqueplustard,qu’avantdevenirlaretrouver,ilétaitpasséàl’hôteloùLaural’avaitsidésespérémentattendu.Soucieuxdesesentirenfinquitte,ilavaitglissédansuneenveloppecesquelquesbilletssurlesquelsellenecomptaitplus.Ilavaitconfiécetteenveloppeàungarçon,puisattendudanslevestibulel’assurancequelegarçonl’auraitremis en mains propres. Peu d’instants après, le garçon était redescendu, rapportant l’enveloppe, entraversdelaquelleLauraavaitécrit:«Troptard.»

Liliansonna;demandaqu’onapportâtsonmanteau.Quandlaservantefutsortie:«Ah!jevoulaistedire,avantqu’iln’arrive:SiRobertteproposeunplacementpourtescinquante

millefrancs,méfie-toi.Ilest trèsriche,maisila toujoursbesoind’argent.Regardedonc : jecroisquej’entendslacornedesonauto.Ilestenavanced’unedemi-heure;mais tantmieux…Pourcequenousdisions…»

« Je viens plus tôt, ditRobert en entrant, parce que j’ai pensé qu’il serait amusant d’aller dîner àVersailles.Çavousva?»

–Non,dit ladyGriffith ; lesRéservoirsm’assomment.AllonsplutôtàRambouillet ; on a le temps.Nousymangeronsmoinsbien,maisnousycauseronsmieux.JeveuxqueVincentteraconteseshistoiresdepoissons.Ilenconnaîtd’étonnantes.Jenesaispassicequ’ilditestvrai,maisc’estplusamusantquelesplusbeauxromansdumonde.

–Ceneserapeut-êtrepasl’avisduromancier»,ditVincent.RobertdePassavanttenaitunjournaldusoiràlamain:«Savez-vousqueBrugnardvientd’êtrepriscommechefdecabinetàlaJustice?C’estlemomentde

fairedécorervotrepère»,dit-ilensetournantversVincent.Celui-cihaussalesépaules.«MoncherVincent,repritPassavant,permettez-moidevousdirequevouslefroisserezbeaucoupen

neluidemandantpascepetitservice–qu’ilserasiheureuxdevousrefuser.–Sivouscommenciezparleluidemanderpourvous-même?»ripostaVincent.Robertfitunesortedemoueaffectée:«Non;moi,jemetsmacoquetterieànepasrougir,fût-cedelaboutonnière.»Puis,setournantvers

Lilian:«Savez-vousqu’ilssontrares,denosjours,ceuxquiatteignentlaquarantainesansvéroleetsansdécorations!»

Liliansouritenhaussantlesépaules:«Pourfaireunmot,ilconsentàsevieillir!…Ditesdonc:c’estunecitationdevotreprochainlivre?

Ilserafrais…Descendeztoujours;jeprendsmonmanteauetjevousrejoins.»«Jecroyaisquevousnevouliezpluslerevoir?demandaVincentàRobert,dansl’escalier.–Qui?Brugnard?–Vousletrouviezsibête…

Page 83: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Cherami,–réponditPassavantenprenantsontemps,arrêtésurunemarcheetretenantMolinierlepiedlevé,carilvoyaitvenirladyGriffithetsouhaitaitqu’ellel’entendît,–apprenezqu’iln’estpasundemesamisqui, à la suited’une fréquentationunpeu longue,nem’aitdonnédesgagesd’imbécillité. JevouscertifiequeBrugnardarésistéàl’épreuvepluslongtempsquebeaucoupd’autres.

–Quemoi,peut-être?repritVincent.–Cequinem’empêchepasderestervotremeilleurami;vousvoyezbien.–Et c’est là cequ’àParis on appelle de l’esprit, ditLilianqui les avait rejoints.Faites attention,

Robert:iln’yarienquifaneplusvite!–Rassurez-vous,machère:lesmotsnesefanentquequandonlesimprime!»Ils prirent place dans l’auto, qui les emmena. Comme leur conversation continua d’être très

spirituelle,ilestinutilequejelarapporteici.Ilss’attablèrentsurlaterrassed’unhôtel,devantunjardinque la nuit qui tombait emplissait d’ombre. À la faveur du soir, les propos peu à peu s’alourdirent ;pousséparLilianetRobert,iln’yeutenfinplusqueVincentquiparlât.

Page 84: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

XVII

«Jem’intéresseraisdavantageauxanimaux,sijem’intéressaismoinsauxhommes»,avaitditRobert.EtVincentrépondait:

«Peut-êtrequevouscroyez leshommes tropdifférentsd’eux. Iln’estpasdegrandedécouverteenzootechniequin’aiteuson retentissementdans laconnaissancede l’homme.Toutcelase touche,et setient ; et je crois que ce n’est jamais impunément qu’un romancier, qui se pique d’être psychologue,détournelesyeuxduspectacledelanatureetresteignorantdeseslois.DansleJournaldesGoncourt,quevousm’avezdonnéàlire,jesuistombésurlerécitd’unevisiteauxgaleriesd’histoirenaturelleduJardin des Plantes, où vos charmants auteurs déplorent le peu d’imagination de laNature, ou duBonDieu.Parcepauvreblasphème,semanifestelasottiseetl’incompréhensiondeleurpetitesprit.Quellediversité,toutaucontraire!Ilsemblequelanatureaitessayétouràtourtouteslesfaçonsd’êtrevivante,desemouvoir,uséde toutes lespermissionsde lamatièreetdeses lois.Quelle leçondans l’abandonprogressif de certaines entreprisespaléontologiques, irraisonnables et inélégantes !Quelle économie apermislasubsistancedecertainesformes!Lacontemplationdecelles-cim’expliqueledélaissementdesautres.Mêmelabotaniquepeutnousinstruire.Quandj’examineunrameau,jeremarquequ’àl’aisselledechacune de ses feuilles, il abrite un bourgeon, capable, l’an suivant de végéter à son tour. Quandj’observeque,detantdebourgeons,deuxtoutauplussedéveloppent,condamnantàl’atrophie,parleurcroissancemême,touslesautres,jenemeretienspasdepenserqu’ilenvademêmepourl’homme.Lesbourgeonsquisedéveloppentnaturellementsont toujours lesbourgeons terminaux–c’est-à-dire :ceuxqui sont les plus éloignés du tronc familial. Seule la taille, ou l’arcure, en refoulant la sève, la forced’animerlesgermesvoisinsdutronc,quifussentdemeurésdormants.Etc’estainsiqu’onmèneàfruitlesespèceslesplusrétives,qui, leseût-onlaissées tracerà leurgré,n’eussentsansdouteproduitquedesfeuilles.Ah !quellebonneécolequ’unverger,qu’un jardin ! etquelbonpédagogue, souvent,on feraitd’unhorticulteur!Onapprendplusdechoses,souvent,pourpeuquel’onsacheobserver,dansunebasse-cour,unchenil,unaquarium,unegarenneouuneétable,quedans les livres,etmême,croyez-moi,quedanslasociétédeshommes,oùtoutestplusoumoinssophistiqué.»

PuisVincentparladelasélection.Ilexposalaméthodeordinairedesobtenteurspouravoirlesplusbeauxsemis;leurchoixdesspécimenslesplusrobustes,etcettefantaisieexpérimentaled’unhorticulteuraudacieuxqui,parhorreurde la routine, l’ondiraitpresque : pardéfi, s’avisad’élire au contraire lesindividuslesplusdébiles–etlesfloraisonsincomparablesqu’ilobtint.

Robert,quid’abordn’écoutaitqued’uneoreille,commequin’attendquedel’ennui,necherchaitplusàinterrompre.SonattentionravissaitLilian,commeunhommageàsonamant.

«Tudevraisnousparler, luidit-elle,decequetumeracontais l’autrejourdespoissonsetdeleuraccommodationauxdegrésdesalaisondelamer…C’estbiencela,n’est-cepas?

–Àpartcertaines régions, repritVincent,cedegrédesalaisonestàpeuprèsconstant ; et la faunemarinenesupported’ordinairequedesvariationsdedensitétrèsfaibles.Maislesrégionsdontjeparlaisne sont pourtant pas inhabitées ; ce sont celles sujettes à d’importantes évaporations, qui réduisent laquantitéde l’eauparrapportà laproportiondesel,oucellesaucontraireoùunapportconstantd’eaudouce dilue le sel et, pour ainsi dire, dessale la mer – celles voisines des embouchures des grandsfleuves,oudetelsénormescourantscommeceluiquel’onappelleleGulfStream.Danscesrégions,les

Page 85: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

animauxditssténohalins languissent et enviennent àpérir ; et, comme ils sont alors incapables de sedéfendrecontrelesanimauxditseuryhalins,dontilsdeviennentinévitablementlaproie,leseuryhalinsviventdepréférencesur lesconfinsdesgrandscourants,où ladensitédeseauxchange, làoùviennentagoniserlessténohalins.Vousavezcompris,n’est-cepas,quelessténosontceuxquinesupportentquetoujourslemêmedegrédesalaison.Tandisqueleseury…

– Sont les dessalés, interrompit Robert, qui rapportait à lui toute idée et ne considérait dans unethéoriequecedontilpourraitfaireusage.

–Laplupartd’entreeuxsontféroces,ajoutaVincentgravement.–Quandjetedisaisquecelavalaittouslesromans»,s’écriaLilianenthousiasmée.Vincent,commetransfiguré,restaitinsensibleausuccès.Ilétaitextraordinairementgraveetrepritsur

untonplusbas,commes’ilseparlaitàlui-même:«Laplusétonnantedécouvertedecestempsderniers–dumoinscellequim’aleplusinstruit–c’est

celledesappareilsphotogéniquesdesanimauxdesbas-fonds.–Oh!raconte-nouscela,ditLilian,quilaissaitéteindresacigaretteetfondrelaglacequel’onvenait

deleurservir.–Lalumièredujour,vouslesavezsansdoute,nepénètrepastrèsavantdanslamer.Sesprofondeurs

sontténébreuses…abîmesimmenses,quelongtempsonapucroireinhabités;puislesdragagesqu’onatentésont ramenédecesenfersquantitéd’animauxétranges.Cesanimauxétaient aveugles,pensait-on.Qu’est-ilbesoindusensdelavue,danslenoir?Évidemment,ilsn’avaientpointd’yeux;ilsnepouvaientpas,ilsnedevaientpasenavoir.Pourtantonlesexamine,etl’onconstate,avecstupeur,quecertainsontdesyeux;qu’ilsenontpresquetous,sanscompter,parfoismêmeensus,desantennesd’unesensibilitéprodigieuse.Onveutdouterencore ;ons’émerveille :pourquoidesyeux,pourne rienvoir?des yeuxsensibles, mais sensibles à quoi ?… Et voici qu’on découvre enfin que chacun de ces animaux, qued’abord on voulait obscurs, émet et projette devant soi, à l’entour de soi, sa lumière. Chacun d’euxéclaire,illumine,irradie.Quandlanuit,ramenésdufonddel’abîme,onlesversaitsurlepontdunavire,lanuitétaittoutéblouie.Feuxmouvants,vibrants,versicolores,pharestournants,scintillementsd’astres,depierreries,dontrien,nousdisentceuxquilesontvus,nesauraitégalerlasplendeur.»

Vincentsetut.Ilsdemeurèrentlongtempssansparler.«Rentrons;j’aifroid»,ditsoudainLilian.LadyLilians’assitàcôtéduchauffeur,abritéequelquepeuparleparaventdecristal.Danslefondde

la voiture ouverte, les deux hommes continuèrent de causer entre eux. Durant presque tout le repas,Robertavaitgardélesilence,écoutantVincentdiscourir;àprésent,c’étaitsontour.

«Despoissonscommenous,monvieuxVincent,agonisentdansleseauxcalmes,dit-ild’abord,avecunebourradesurl’épauledesonami.Ilsepermettait,avecVincent,quelquesfamiliarités,maisn’eûtpassupporté la réciproque ; Vincent du reste n’y était pas enclin. – Savez-vous que je vous trouveétourdissant !Quelconférenciervousferiez !Parole,vousdevriez lâcher lamédecine. Jenevousvoisvraiment pas prescrivant des laxatifs et faisant votre compagnie desmalades.Une chaire de biologiecomparée,oujenesaisquoidanscegoût,voilàcequ’ilvousfaudrait…

–J’yaidéjàpensé,ditVincent.– Lilian devrait pouvoir vous obtenir cela, en intéressant à vos recherches son ami le prince de

Monaco,quiest,jecrois,delapartie…Ilfaudraquejeluienparle.–Ellem’enadéjàparlé.

Page 86: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Alors, pasmoyen, décidément, de vous rendre service ? fit-il en affectant d’être vexé ; moi quiprécisémentavaisàvousendemanderun.

–Ceseravotretourd’êtremonobligé.Vousmecroyezlamémoirebiencourte.–Quoi!Vouspensezencoreauxcinqmillefrancs?Maisvousmelesavezrendus,cher!Vousneme

devezplusrien…qu’unpeud’amitié,peut-être.Ilajoutaitcecisuruntonpresquetendre,unemainposéesurlebrasdeVincent.–C’estàcelle-ciquejeviensfaireappel.

–J’écoute»,ditalorsVincent.Maisaussitôt,Passavantserécria,prêtantàVincentsonimpatience:«Commevousêtespressé!D’iciParisnousavonsletempsjesuppose.»Passavantétaitparticulièrementhabileàfaireendosserparautruiseshumeurspropres,ettoutcequ’il

préférait désavouer. Puis, semblant quitter son sujet, comme ces pêcheurs de truite qui, par crainted’effaroucherleurproie,jettentl’appâttrèsloinpuisinsensiblementleramènent:

«Àpropos,jevousremerciedem’avoirenvoyévotrefrère.Jecraignaisquevousn’eussiezoublié.»Vincentfitungeste.Robertreprit:«L’avez-vousrevudepuis?…Paseuletemps,hein?…Alorsc’estcurieuxquevousnem’ayezpas

encore demandé des nouvelles de cet entretien. Au fond, cela vous est indifférent. Vous vousdésintéressezcomplètementdevotre frère.CequepenseOlivier, cequ’il sent, cequ’il estetcequ’ilvoudraitêtre,vousnevouseninquiétezjamais…

–Cesontdesreproches?–Parbleuoui.Jenecomprendspas,jen’admetspasvotreapathie.Quandvousétiezmalade,àPau,

passeencore;vousdevieznepenserqu’àvous;l’égoïsmefaisaitpartiedutraitement.Mais,àprésent…Quoi ! vous avez près de vous cette jeune nature frémissante, cette intelligence en éveil, plein depromesses,quin’attendqu’unconseil,qu’unappui…»

Iloubliait,àcetinstant,queluidemêmeilavaitunfrère.Vincent pourtant n’était point sot ; l’exagération de cette sortie l’avertissait qu’elle n’était pas très

sincère,que l’indignationnevenait làquepouramenerautre chose. Il se taisait, attendantvenir.MaisRoberts’arrêtanet;ilvenaitdesurprendre,àlalueurdelacigarettequefumaitVincent,unétrangeplisurlalèvredecelui-ci,oùilcrutvoirdel’ironie;or,ilcraignaitlamoqueriepar-dessustoutaumonde.Était-cebienlàpourtantcequilefitchangerdeton?Jemedemandesi,plutôt,l’intuitionbrusqued’unesortedeconnivence,entreVincentetlui…Ilrepritdonc,jouantauparfaitnatureletsurl’airde«pointn’estbesoindefeindreavecvous»:

«Ehbien!j’aieuaveclejeuneOlivieruneconversationdesplusagréables.Ilmeplaîttoutàfaitcegarçon.»

Passavant tâchait de cueillir le regard deVincent (la nuit n’était pas très obscure) ; mais celui-ciregardaitfixementdevantlui.

«Etvoici,moncherMolinier,lepetitservicequejevoulaisvousdemander…»Mais,iciencore,iléprouvalebesoindemettreuntempsetpourainsidire:dequitteruninstantson

rôle,àlamanièred’unacteurbienassurédetenirsonpublic,désireuxdeseprouveretdeluiprouverqu’illetient.IlsepenchadoncenavantversLilian,etàvoixtrèshaute,commepourfaireressortirlecaractèreconfidentieldecequ’ilavaitditetdecequ’ilallaitdire:

Page 87: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Chèreamie,vousêtesbiensûrequevousneprenezpasfroid?Nousavonsiciunplaidquinefaitrien…»

Puis,sansattendre la réponse, rencognédans lefondde l’auto,prèsdeVincent,àvoixdenouveaubasse:

«Voici:jevoudraisemmenercetétévotrefrère.Oui,jevousledistoutsimplement;àquoibondescirconlocutions,entrenous?…Jen’aipas l’honneurd’êtreconnudevosparents,quinaturellementnelaisserontpasOlivierpartiravecmoi,sivousn’intervenezpasactivement.Sansdoutetrouverez-vouslemoyendelesdisposerenmafaveur.Vouslesconnaissezbien,jesuppose,etdevezsavoircommentlesprendre.Vousvoudrezbienfairecelapourmoi?»

Ilattendituninstant,puis,commeVincentsetaisait,reprit:« Écoutez, Vincent… Je quitte Paris bientôt… pour je ne sais encore où. J’ai absolument besoin

d’emmenerunsecrétaire…Voussavezquejefondeunerevue.J’enaiparléàOlivier.Ilmeparaîtavoirtouteslesqualitésrequises…Maisjeneveuxpasmeplacerseulementàmonpointdevueégoïste:jedisquetoutessesqualitésàluimeparaissenttrouvericileuremploi.Jeluiaiproposélaplacederédacteurenchef…Rédacteurenchefd’unerevue,àsonâge!…Avouezqueçan’estpasordinaire.

–C’estsipeuordinairequejecrainsqueçan’effraieunpeumesparents,ditVincent,tournantenfinversluilesyeuxetleregardantfixement.

–Oui;vousdevezavoirraison.Ilvautpeut-êtremieuxnepasleurparlerdecela.Simplement,vouspourriezmettreenavantl’intérêtetleprofitd’unvoyagequejeluiferaisfaire,hein?Vosparentsdoiventcomprendrequ’àsonâge,onabesoindevoirdupays.Enfinvousvousarrangerezaveceux,pas?»

Ilrepritsouffle,allumaunenouvellecigarette,puiscontinuasanschangerdeton:«Etpuisquevousvoulezbienêtregentil, jevais tâcherdefairequelquechosepourvous.Jecrois

pouvoir vous faire profiter de quelques avantages qu’on m’offre dans une affaire tout à faitexceptionnelle…qu’unamiàmoi,quiestdanslahautebanque,réservepourquelquesprivilégiés.Mais,jevousenprie,quececiresteentrenous;pasunmotàLilian.Detoutemanière,jenedisposequed’unnombredeparts très restreint ; jenepuisoffrirdesouscrireàelleetàvousà la fois…Voscinquantemillefrancsd’hiersoir?…

–J’enaidéjàdisposé», lançaVincentunpeusèchement,car il sesouvenaitde l’avertissementdeLilian.

«C’estbien,c’estbien…repartitaussitôtRobert,commes’ilsepiquait.Jen’insistepas.–Puis,surl’airde“jenesauraisvousenvouloir”:–Sivousvousravisiezpeut-être,viteunmot…parceque,passédemaincinqheures,ilseratroptard.»

VincentadmiraitlecomtedePassavantbeaucoupplusdepuisqu’ilneleprenaitplusausérieux.

Page 88: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

XVIII

JOURNALD’ÉDOUARD2heures

«Perdumavalise.C’estbienfait.Detoutcequ’ellecontient, jenetenaisàrienqu’àmonjournal.Maisj’ytenaistrop.Aufond,fortamuséparl’aventure.Enattendant,j’aimeraisravoirmespapiers.Quileslira?…Peut-être,depuisquejelesaiperdus,m’exagéré-jeleurimportance.Cejournals’arrêtaitàmondépartpourl’Angleterre.Là-basj’aitoutnotésurunautrecarnet;quejelaisse,àprésentquejesuisderetourenFrance.Lenouveau,surquoij’écrisceci,nequitterapasdesitôtmapoche.C’estlemiroirqu’avecmoijepromène.Riendecequim’advientneprendpourmoid’existenceréelle,tantquejenel’yvois pas reflété. Mais depuis mon retour, il me semble que je m’agite dans un rêve. Que cetteconversationavecOlivier futpénible !Et jem’enpromettais tantde joie…Puisse-t-elle l’avoir laisséaussipeusatisfaitquemoi-même;aussipeusatisfaitdeluiquedemoi.Jen’aisupasplusparlermoi-même,hélas!quelefaireparler.Ah!qu’ilestdifficile,lemoindremot,quandilentraînel’assentimentcompletdetoutl’être!Lecœur,dèsqu’ils’enmêle,engourditetparalyselecerveau.

7heures« Ma valise est retrouvée ; ou du moins celui qui me l’a prise. Qu’il soit l’ami le plus intime

d’Olivier, voilà qui tisse entre nous un réseau, dont il ne tient qu’àmoi de resserrer lesmailles. Ledanger,c’estquejeprendsàtoutévénementinattenduunamusementsivifqu’ilmefaitperdredevuelebutàatteindre.

«RevuLaura.Mondésird’obliger s’exaspèredèsqu’il s’ymêlequelquedifficulté,dèsqu’ildoits’insurgercontreleconvenu,lebanaletlecoutumier.

«VisiteauvieuxLaPérouse.C’estmadamedeLaPérousequiestvenuem’ouvrir.Ilyavaitplusdedeuxansque jene l’avais revue ;ellem’apourtantaussitôt reconnu. (Jenepensepasqu’ils reçoiventbeaucoupdevisites.)Dureste,trèspeuchangéeelle-même;mais(est-ceparcequejesuisprévenucontreelle),sestraitsm’ontparuplusdurs,sonregardplusaigre,sonsourireplusfauxquejamais.

«“JecrainsquemonsieurdeLaPérousenesoitpasenétatdevousrecevoir,m’a-t-elleditaussitôt,manifestement désireuse de m’accaparer ; puis, usant de sa surdité pour répondre sans que je l’aiequestionnée:

«–Maisnon,maisnon,vousnemedérangezpasdutout.Entrezseulement.”«Ellem’introduisitdanslapièceoùLaPérouseacoutumededonnersesleçons,quiouvresesdeux

fenêtressurlacour.Etdèsquejefuschambré:«“Jesuisparticulièrementheureusedepouvoirvousparleruninstantseulàseule.L’étatdemonsieur

deLaPérouse,pourquijeconnaisvotrevieilleetfidèleamitié,m’inquiètebeaucoup.Vousqu’ilécoute,nepourriez-vouspasluipersuaderqu’ilsesoigne?Pourmoi,toutcequejeluirépète,c’estcommesijechantaisMalborough.”

« Et elle entra là-dessus dans des récriminations infinies : Le vieux refuse de se soigner par seulbesoindelatourmenter.Ilfaittoutcequ’ilnedevraitpasfaire,etnefaitriendecequ’ilfaudrait.Ilsortpartouslestemps,sansjamaisconsentiràmettreunfoulard.Ilrefusedemangerauxrepas:“Monsieur

Page 89: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

n’apasfaim”,etellenesaitquoiinventerpourstimulersonappétit;mais,lanuit,ilserelèveetmetsensdessusdessouslacuisinepoursefricoteronnesaitquoi.

«Lavieille,àcoupsûr,n’inventait rien ; jecomprenais,à traversson récit,que l’interprétationdemenusgestesinnocentsseuleleurconféraitunesignificationoffensante,etquelleombremonstrueuselaréalitéprojetaitsurlaparoidecetétroitcerveau.Maislevieuxdesoncôténemésinterprétait-ilpastouslessoins,touteslesattentionsdelavieille,quisecroyaitmartyre,etdontilsefaisaitunbourreau?Jerenonceàlesjuger,àlescomprendre;ouplutôt,commeiladvient toujours,mieuxje lescomprendsetplusmonjugementsureuxsetempère.Ilrestequevoicideuxêtres,attachésl’unàl’autrepourlavie,etqui se font abominablement souffrir. J’ai souvent remarqué chez des conjoints, quelle intolérableirritation entretient chez l’un la plus petite protubérance du caractère de l’autre, parce que la “viecommune” fait frotter celle-ci toujours au même endroit. Et si le frottement est réciproque, la vieconjugalen’estplusqu’unenfer.

« Sous sa perruque à bandeaux noirs qui durcit les traits de son visage blafard, avec ses longuesmitainesnoiresd’oùsortentdespetitsdoigtscommedesgriffes,madamedeLaPérouseprenaitunaspectdeharpie.

«“Ilmereprochede l’espionner,continua-t-elle. Ila toujourseubesoindebeaucoupdesommeil ;maislanuit,ilfaitsemblantdesecoucher,et,quandilmecroitbienendormie,ilserelève;ilfarfouilledansdevieuxpapiersetparfoiss’attardejusqu’aumatinàrelireenpleurantd’ancienneslettresdefeusonfrère.Ilveutquejesupportetoutcelasansriendire!”

«Puiselleseplaignitquelevieuxvoulûtlafaireentrerdansunemaisonderetraite;cequiluiseraitd’autantpluspénible,ajoutait-elle,qu’ilétaitparfaitementincapabledevivreseuletdesepasserdesessoins.Ceciétaitditsuruntonapitoyéquirespiraitl’hypocrisie.

«Tandisqu’ellepoursuivaitsesdoléances,laportedusalons’estdoucementouvertederrièreelleetLaPérouse,sansqu’ellel’entendît,afaitsonentrée.Auxdernièresphrasesdesonépouse,ilm’aregardéen souriant ironiquement et a porté unemain à son front, signifiant qu’elle était folle. Puis, avec uneimpatience, une brutalité même, dont je ne l’aurais pas cru capable et qui semblait justifier lesaccusationsdelavieille(maisdueaussiaudiapasonqu’ildevaitprendrepoursefaireentendred’elle):

« “Allons,Madame ! vous devriez comprendre que vous fatiguezMonsieur avec vos discours. Cen’estpasvousquemonamivenaitvoir.Laissez-nous.”

«Lavieillealorsaprotestéquelefauteuilsurlequelellerestaitassiseétaitàelle,etqu’ellenelequitteraitpas.

« “Dans ce cas, repritLaPérouse en ricanant, si vous le permettez, c’est nousqui sortirons.Puis,tournéversmoietsuruntontoutradouci:

«–Venez!laissons-la.”« J’ai ébauché un salut gêné et l’ai suivi dans la pièce voisine, cellemême où ilm’avait reçu la

dernièrefois.«“Jesuisheureuxquevousayezpul’entendre,m’a-t-ildit.Ehbien!c’estcommecelatoutlelongdu

jour.”«Ilallafermerlesfenêtres:«“Aveclevacarmedelarue,onnes’entendplus.Jepassemontempsàrefermercesfenêtres,que

madamedeLaPérousepassesontempsàrouvrir.Elleprétendqu’elleétouffe.Elleexagèretoujours.Ellerefusedeserendrecomptequ’ilfaitpluschauddehorsquededans.J’ailàpourtantunpetitthermomètre;

Page 90: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

mais,quandjeleluimontre,ellemeditqueleschiffresneprouventrien.Elleveutavoirraison,mêmequandellesaitqu’elleatort.Lagrandeaffairepourelle,c’estdemecontrarier.”

«Ilmeparut,cependantqu’ilparlait,qu’iln’étaitpasenparfaitéquilibrelui-même; il reprit,dansuneexaltationcroissante:

«“Toutcequ’ellefaitdetraversdanslavie,c’estàmoiqu’elleenfaitgrief.Sesjugementssonttousfaussés.Ainsi,tenez;jem’envaisvousfairecomprendre:Voussavezquelesimagesdudehorsarriventrenverséesdansnotrecerveau,oùunappareilnerveuxlesredresse.Ehbien,madamedeLaPérouse,elle,n’apasd’appareilrectificateur.Chezelle,toutresteàl’envers.Vousjugezsic’estpénible.”

« Il éprouvait certainement un soulagement à s’expliquer, et je me gardais de l’interrompre. Ilcontinuait:

«“MadamedeLaPérouseatoujoursbeaucouptropmangé.Ehbien,elleprétendquec’estmoiquimangetrop.Toutàl’heure,siellemevoitavecunmorceaudechocolat(c’estmaprincipalenourriture),ellevamurmurer:–Toujoursentraindegrignoter!…Ellemesurveille.Ellem’accusedemereleverlanuit pourmanger en cachette, parce qu’une fois ellem’a surpris en train demepréparer une tasse dechocolat,àlacuisine…Quevoulez-vous?Delavoiràtable,enfacedemoi,sejetersurlesplats,celam’enlèvetoutappétit.Alorselleprétendquejefaisledifficileparbesoindelatourmenter.”

«Ilprituntemps,etdansunesorted’élanlyrique:« – Je suis dans l’admiration des reproches qu’elle me fait !… Ainsi, lorsqu’elle souffre de sa

sciatique,jelaplains.Alorsellem’arrête;ellehausselesépaules:“Nefaitesdoncpassemblantd’avoirducœur.”Ettoutcequejefaisoudis,c’estpourlafairesouffrir.

«Nous nous étions assis ; mais il se relevait, puis se rasseyait aussitôt, en proie à unemaladiveinquiétude:

«“Imagineriez-vousque,danschacunedecespièces,ilyadesmeublesquisontàelleetd’autresquisontàmoi?Vousl’avezvuetoutàl’heureavecsonfauteuil.Elleditàlafemmedejournée,lorsquecelle-ci fait leménage : ‘Non ; ceci est àMonsieur ; n’y touchez pas.’ Et comme, l’autre jour, parmégardej’avaisposéuncahierdemusiquereliésurunguéridonquiestàelle,Madamel’aflanquéàterre.Lescoinssesontcassés…Oh!celanepourraplusdurerlongtemps…Mais,écoutez…”

«Ilm’asaisilebraset,baissantlavoix:«“J’aiprismesmesures.Ellememenacecontinuellement, ‘si jecontinue’,d’allerchercher refuge

dansunemaisonde retraite. J’aimisdecôtéunecertainesommequidoit suffireàpayersapensionàSainte-Périne ;onditquec’estcequ’ilyademieux.Lesquelques leçonsque jedonneencorenemerapportentpresqueplus.Dansquelquetempsmesressourcesserontàbout;jemeverraisforcéd’entamercettesomme;jeneveuxpas.Alorsj’aiprisunerésolution…Ceseradansunpeuplusdetroismois.Oui;j’aimarqué la date. Si vous saviez quel soulagement j’éprouve à songer que chaque heure désormaism’enrapproche.»

«Ils’étaitpenchéversmoi;ilsepenchaplusencore:«“J’aiégalementmisdecôtéuntitrederentes.Oh!cen’estpasgrand-chose;maisjenepouvaispas

faireplus.MadamedeLaPérousenelesaitpas.Ilestdansmonsecrétaire,sousuneenveloppeàvotrenom,avec les instructionsnécessaires.Puis-jecomptersurvouspourm’aider?Jeneconnais rienauxaffaires,maisunnotaireàquij’aiparlém’aditquelarenteenpourraitêtreverséedirectementàmonpetit-filsjusqu’àsamajoritéetqu’alorsilentreraitenpossessiondutitre.J’aipenséqueceneseraitpastropdemanderàvotreamitiédeveilleràcequecelasoitexécuté.Jememéfietellementdesnotaires!…

Page 91: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Et même, si vous vouliez me tranquilliser, vous accepteriez de prendre aussitôt avec vous cetteenveloppe…Oui,n’est-cepas?…Jevaisvouslachercher.”

«Ilsortitentrottinantselonsonhabitudeetreparutavecunegrandeenveloppeàlamain.«“Vousm’excuserezdel’avoircachetée;c’estpourlaforme.Prenez-la.”«J’yjetailesyeuxetlus,au-dessousdemonnom,encaractèrescalligraphiés:“ÀOUVRIRAPRÈS

MAMORT.”« “Mettez-la vite dans votre poche, que je la sache en sûreté. Merci… Ah ! je vous attendais

tellement!…”«J’aisouventéprouvéqu’enuninstantaussisolennel,touteémotionhumainepeut,enmoi,faireplace

à une transe quasi mystique, une sorte d’enthousiasme, par quoi mon être se sent magnifié ; ou plusexactement:libérédesesattacheségoïstes,commedépossédédelui-mêmeetdépersonnalisé.Celuiquin’apas éprouvé celane saurait certesmecomprendre.Mais je sentais queLaPérouse le comprenait.Toute protestation de ma part eût été superflue, m’eût paru malséante et je me contentai de serrerfortement lamainqu’il abandonnadans lamienne.Sesyeuxbrillaientd’unétrangeéclat.Dans l’autremain,cellequid’abordtenaitl’enveloppe,ilgardaitunautrepapier:

«“J’ai inscrit icisonadresse.Car jesaisoù ilest,maintenant. ‘Saas-Fée.’Connaissez-vouscela?C’estenSuisse.J’aicherchésurlacarte,maisjen’aiputrouver.

«–Oui,dis-je.C’estunpetitvillageprèsduCervin.«–Est-cequec’esttrèsloin?«–Passiloinquejen’ypuissealler,peut-être.«–Quoi!vousferiezcela?…Oh!quevousêtesbon,dit-il.Pourmoi,jesuistropvieux.Etpuisjene

peuxpas,àcausedelamère…Pourtantilmesemblequeje…Ilhésita,cherchantlemot;reprit:–quejem’eniraisplusfacilement,siseulementj’avaispulevoir.

« –Mon pauvre ami…Tout ce qu’il est humainement possible de faire pour vous l’amener, je leferai…VousverrezlepetitBoris,jevouslepromets.

«–Merci…Merci…”«Ilmeserraitconvulsivementdanssesbras.«“Maispromettez-moidenepluspenserà…«–Oh!celac’estautrechose,dit-ilenm’interrompantbrusquement.Puistoutaussitôtetcommepour

m’empêcherd’insister,endétournantmonattention:« – Figurez-vous que, l’autre jour, lamère d’une demes anciennes élèves a voulum’emmener au

théâtre!Ilyaunmoisenviron.C’étaitàunematinéedesFrançais.Depuisplusdevingtans,jen’avaisplusremislespiedsdansunesalledespectacles.OnjouaitHernani,deVictorHugo.Vousconnaissez?Ilparaît que c’était très bien joué. Tout le monde s’extasiait. Pour moi, j’ai souffert d’une manièreindicible.Silapolitessenem’avaitretenu,jamaisjen’auraispurester…Nousétionsdansuneloge.Mesamischerchaientàmecalmer.J’auraisinterpellélepublic.Oh!commentpeut-on?Commentpeut-on?”

«Necomprenantpasbiend’abordàquoiilenavait,jedemandai:«“Voustrouviezlesacteursdétestables?« – Évidemment. Mais comment ose-t-on présenter de pareilles turpitudes sur la scène ?… Et le

publicapplaudissait!Etilyavaitdesenfantsdanslasalle;desenfantsquelesparentsavaientamenéslà,

Page 92: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

connaissantlapièce…C’estmonstrueux.Etcela,surunthéâtrequel’Étatsubventionne!”«L’indignationdecetexcellenthommem’amusait.Àprésent,jeriaispresque.Jeprotestaiqu’ilnese

pouvaitd’artdramatiquesanspeinturedespassions.Àsontour,ilprotestaquelapeinturedespassionsétait fatalement d’un fâcheux exemple. La discussion continua ainsi quelque temps ; et comme jecomparaisalorscetévénementpathétiqueàteldéchaînementdesinstrumentsdecuivredansunorchestre:

«“Parexemple,cetteentréedetrombones,quevousadmirezdanstellesymphoniedeBeethoven…«–Maisjenel’admirepasdutout,moi,cetteentréedetrombones,s’est-ilécriéavecunevéhémence

extraordinaire.Pourquoivoulez-vousmefaireadmirercequimetrouble?”«Iltremblaitdetoutsoncorps.L’accentd’indignation,d’hostilitépresque,desavoix,mesurpritet

parutl’étonnerlui-mêmecarilrepritsuruntonpluscalme:«“Avez-vousremarqué,quetoutl’effortdelamusiquemoderneestderendresupportables,agréables

même,certainsaccordsquenoustenionsd’abordpourdiscordants?«–Précisément,ripostai-je;toutdoitenfinserendreetseréduireàl’harmonie.«–Àl’harmonie!répéta-t-ilenhaussantlesépaules.Jenevoislàqu’uneaccoutumanceaumal,au

péché. La sensibilité s’émousse ; la pureté se ternit ; les réactions se fontmoins vives ; on tolère, onaccepte…

«–Àvousentendre,onn’oseraitmêmeplussevrerlesenfants.”«Maisilcontinuaitsansm’entendre:«“Sil’onpouvaitrecouvrerl’intransigeancedelajeunesse,cedontons’indigneraitleplusc’estde

cequ’onestdevenu.”«Ilétaittroptardpournouslancerdansunediscussionthéologique;jetentaideleramenersurson

terrain:«“Vousneprétendezpourtantpasrestreindrelamusiqueàlaseuleexpressiondelasérénité?Dansce

cas,unseulaccordsuffirait:unaccordparfaitcontinu.”«Ilmepritlesdeuxmains,etcommeenextase,leregardperdudansuneadoration,répétaplusieurs

fois:«“Unaccordparfaitcontinu;oui,c’estcela:unaccordparfaitcontinu…Maistoutnotreuniversest

enproieàladiscordance”,a-t-ilajoutétristement.«Jepriscongédelui.Ilm’accompagnajusqu’àlaporteet,m’embrassant,murmuraencore:«“Ah!commeilfautattendrepourlarésolutiondel’accord!”»

Page 93: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

DEUXIÈMEPARTIE

Saas-Fée

Page 94: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

I

DEBERNARDÀOLIVIERLundi.

«CherVieux,«Quejetedised’abordquej’aiséchélebachot.Tul’aurascomprissansdouteennem’yvoyantpas.

Jeme présenterai en octobre.Une occasion unique s’est offerte àmoi de partir en voyage. J’ai sautédessus;etjenem’enrepenspas.Ilfallaitsedécidertoutdesuite;jen’aipasprisletempsderéfléchir,pasmêmedetedireadieu.Àcepropos,jesuischargédet’exprimertouslesregretsdemoncompagnondevoyaged’êtrepartisansterevoir.Carsais-tuquim’emmenait?Tuledevinesdéjà…c’estÉdouard,c’est ton fameuxoncle,que j’ai rencontré lesoirmêmedesonarrivéeàParis,dansdescirconstancesassezextraordinairesetsensationnelles,quejeteraconteraiplustard.Maistoutestextraordinairedanscetteaventureet,quandj’yrepense,latêtemetourne.Encoreaujourd’huij’hésiteàcroirequec’estvrai,quec’estbienmoiquit’écrisceci,quisuisicienSuisseavecÉdouardet…Allons,ilfautbientouttedire,maissurtoutdéchiremalettreetgardetoutcelapourtoi.

« Imagine-toi que cette pauvre femme abandonnée par ton frère Vincent, celle que tu entendaissangloter,unenuit,prèsdetaporte(etàquituasétébienidiotdenepasouvrir,permets-moideteledire),setrouveêtreunegrandeamied’Édouard,laproprefilledeVedel,lasœurdetonamiArmand.Jenedevraispasteracontertoutcela,carilyvadel’honneurd’unefemme,maisjecrèveraissijeneleracontaisàpersonne…Encoreunefois:gardecelapourtoi.Tusaisdéjàqu’ellevenaitdesemarier;tusaispeut-êtreque,peudetempsaprèssonmariage,elleesttombéemaladeetqu’elleestalléesesoignerdansleMidi.C’estlàqu’elleafaitlaconnaissancedeVincent,àPau.Tusaispeut-êtreencorecela.Maiscequetunesaispas,c’estquecetterencontreaeudessuites.Oui,monvieux!Tonsacrémaladroitdefrère lui a fait un enfant. Elle est revenue enceinte à Paris, où elle n’a plus osé reparaître devant sesparents ; encore moins osait-elle rentrer au foyer conjugal. Cependant ton frère la plaquait dans lesconditionsquetusais.Jet’épargnelescommentaires,maispuis-jetedirequeLauraDouviersn’apaseuunmot de reproches et de ressentiment contre lui.Au contraire, elle invente tout ce qu’elle peut pourexcuser sa conduite.Bref, c’est une femme très bien, une tout à fait belle nature.Et quelqu’unqui estdécidément très bien aussi, c’est Édouard. Comme elle ne savait plus que faire, ni où aller, il lui aproposédel’emmenerenSuisse;etdumêmecoupilm’aproposédelesaccompagner,parcequeçalegênaitdevoyagerentêteàtêteavecelle,vuqu’iln’apourellequedessentimentsd’amitié.Nousvoicidoncpartistouslestrois.Ças’estdécidéencinqsec;justeletempsdefairesesvalisesetdemenipper(cartusaisquej’avaisquittélamaisonsansrien).Cequ’Édouardaétégentilenlacirconstance,tunepeuxt’enfaireuneidée;etdeplus,ilmerépétaittoutletempsquec’étaitmoiquiluirendaisservice.Oui,monvieux,tunem’avaispasmenti:tononcleestuntypeépatant.

«LevoyageaétéassezpénibleparcequeLauraétaittrèsfatiguéeetquesonétat(ellecommencesontroisièmemoisdegrossesse)exigeaitbeaucoupdeménagements;etquel’endroitoùnousavionsrésolud’aller (pour des raisons qu’il serait trop long de te dire) est d’accès assez difficile. Laura du restecompliquaitsouventleschosesenrefusantdeprendredesprécautions;ilfallaitl’yforcer;ellerépétaittoutletempsqu’unaccidentétaitcequipourraitluiarriverdeplusheureux.Tupensessinousétionsauxpetitssoinsavecelle.Ah!monami,quellefemmeadmirable!Jenemesenspluslemêmequ’avantde

Page 95: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

l’avoir connue et il y a des pensées que je n’ose plus formuler, desmouvements demon cœur que jerefrène,parceque j’auraishontedenepasêtredigned’elle.Oui,vraiment,prèsd’elle,onestcommeforcédepensernoblement.Celan’empêchepasque laconversationentrenous troisest très libre,carLauran’espasbégueuledutout–etnousparlonsden’importequoi;maisjet’assureque,devantelle,ilya des tas de choses que je n’ai plus du tout envie de blaguer et qui me paraissent aujourd’hui trèssérieuses.

«Tuvascroirequejesuisamoureuxd’elle.Ehbien!monvieux,tunetetromperaispas.C’estfou,n’est-cepas?Mevois-tuamoureuxd’unefemmeenceinte,quenaturellementjerespecte,etn’oseraispastoucherduboutdudoigt?Tuvoisquejenetournepasaunoceur…

«Quandnous sommesarrivésàSaas-Fée, aprèsdesdifficultés sansnombre (nousavionsprisunechaiseàporteurspourLaura,carlesvoituresneparviennentpasjusqu’ici),l’hôteln’apunousoffrirquedeuxchambres,unegrandeàdeuxlitsetunepetite,qu’ilaétéconvenudevantl’hôtelierquejeprendrais–car,pourcacherson identité,Laurapassepour la femmed’Édouard ;maischaquenuitc’estellequioccupe la petite chambre et je vais retrouver Édouard dans la sienne. Chaque matin c’est tout untrimbalementpourdonner lechangeauxdomestiques.Heureusement, lesdeuxchambrescommuniquent,cequisimplifie.

«Voilà six joursquenous sommes ici ; je ne t’ai pas écrit plus tôt parce que j’étais d’abord tropdésorienté et qu’il fallait que je me mette d’accord avec moi-même. Je commence seulement à m’yreconnaître.

«Nousavonsdéjàfait,Édouardetmoi,quelquespetitescoursesdemontagne,trèsamusantes;maisàvraidire,cepaysnemeplaîtpasbeaucoup;àÉdouardnonplus.Iltrouvelepaysage«déclamatoire».C’esttoutàfaitça.

« Ce qu’il y a de meilleur ici, c’est l’air qu’on y respire ; un air vierge et qui vous purifie lespoumons.EtpuisnousnevoulonspaslaisserLauratroplongtempsseule,carilvasansdirequ’ellenepeut pas nous accompagner.La société de l’hôtel est assezdivertissante. Il y a des gensde toutes lesnationalités.Nousfréquentonssurtoutunedoctoressepolonaise,quipasseicisesvacancesavecsafilleet un petit garçon qu’on lui a confié. C’est même pour retrouver cet enfant que nous sommes venusjusqu’ici.Ilaunesortedemaladienerveusequeladoctoressesoigneselonuneméthodetoutenouvelle.Maiscequifaitleplusdebienaupetit,trèssympathiquemafoi,c’estd’êtreamoureuxfoudelafilledeladoctoresse,dequelquesannéesplusâgéequeluietquiestbienlaplusjoliecréaturequej’aievuedemavie.Dumatinausoirilsnesequittentpas.Ilssontsigentilstouslesdeuxensemblequepersonnenesongeàlesblaguer.

«Jen’aipasbeaucouptravaillé,etpasouvertunlivredepuismondépart;maisbeaucoupréfléchi.Laconversationd’Édouardestd’unintérêtprodigieux.Ilnemeparlepasbeaucoupdirectement,bienqu’ilaffectedemetraiterensecrétaire;maisjel’écoutecauseraveclesautres;avecLaurasurtout,àqui ilaimeracontersesprojets.Tunepeuxpasterendrecomptedequelprofitcelaestpourmoi.Certainsjoursjemedisquejedevraisprendredesnotes;maisjecroisquejeretienstout.Certainsjoursjetesouhaiteéperdument ; jemedisque c’est toi quidevrais être ici ;mais je nepuis regretter cequim’arrive, nisouhaiteryrienchanger.Dumoinsdis-toibienquejen’oubliepasquec’estgrâceàtoiquejeconnaisÉdouard,etquejetedoismonbonheur.Quandtumereverras,jecroisquetumetrouveraschangé;maisjenedemeurepasmoinsetplusprofondémentquejamaistonami.

Mercredi.«P.-S.–Nousrentronsà l’instantd’unecourseénorme.Ascensionde l’Hallalin–guidesencordés

avecnous,glaciers,précipices,avalanches,etc.Couchésdansun refugeaumilieudesneiges,empilés

Page 96: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

avecd’autres touristes ; inutile de te dire que nous n’avons pas fermé l’œil de la nuit. Le lendemain,départavant l’aube…Ehbien !monvieux, jenediraiplusdemalde laSuisse :quandonest là-haut,qu’on a perdu de vue toute culture, toute végétation, tout ce qui rappelle l’avarice et la sottise deshommes,onaenviedechanter,derire,depleurer,devoler,depiquerunetêteenpleincieloudesejeteràgenoux.Jet’embrasse.

«Bernard.»Bernardétaitbeaucouptropspontané,tropnaturel, troppur,ilconnaissaittropmalOlivier,pourse

douterduflotdesentimentshideuxquecettelettreallaitsouleverchezcelui-ci;unesortederazdemaréeoùsemêlaitdudépit,dudésespoiretdelarage.IlsesentaitàlafoissupplantédanslecœurdeBernardetdansceluid’Édouard.L’amitiédesesdeuxamisévinçaitlasienne.UnephrasesurtoutdelalettredeBernardletorturait,queBernardn’auraitjamaisécrites’ilavaitpressentitoutcequ’Olivierpourraityvoir:«Danslamêmechambre»,serépétait-il–etl’abominableserpentdelajalousiesedéroulaitetsetordait en son cœur. « Ils couchent dans lamêmechambre !…»Que n’imaginait-il pas aussitôt ? Soncerveau s’emplissait de visions impures qu’il n’essayait même pas de chasser. Il n’était jalouxparticulièrementnid’Édouard,nideBernard;maisdesdeux.Illesimaginaittouràtourl’unetl’autreousimultanément,etlesenviaitàlafois.Ilavaitreçulalettreàmidi.«Ah!c’estainsi…»,seredisait-iltoutlerestantdujour.Cettenuit, lesdémonsdel’enferl’habitèrent.LelendemainmatinilseprécipitachezRobert.LecomtedePassavantl’attendait.

Page 97: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

II

JOURNALD’ÉDOUARD«Jen’aipaseudemalàtrouverlepetitBoris.Lelendemaindenotrearrivée,ils’estamenésurla

terrassedel’hôteletacommencéderegarderlesmontagnesàtraversunelongue-vuemontéesurpivot,mise à la dispositiondes voyageurs. Je l’ai reconnu tout de suite.Une fillette unpeuplus grandequeBorisl’abientôtrejoint.J’étaisinstallétoutauprès,danslesalondontlaporte-fenêtrerestaitouverte,etneperdaispasunmotdeleurconversation.J’avaisgrandeenviedeluiparler,maisj’aicruplusprudentd’entrerd’abordenrelationavec lamèrede lapetite fille,unedoctoressepolonaiseàquiBorisaétéconfié,etquilesurveilledetrèsprès.LapetiteBronjaestexquise;elledoitavoirquinzeans.Elleporteen nattes d’épais cheveux blonds qui descendent jusqu’à sa taille ; son regard et le son de sa voixsemblentplutôtangéliquesqu’humains.Jetranscrislesproposdecesdeuxenfants:

«“Boris,mamanpréfèrequenousnetouchionspasàlalorgnette.Tuneveuxpasvenirtepromener?«–Oui,jeveuxbien.Non,jeneveuxpas.”«Lesdeuxphrasescontradictoiresétaientditesd’uneseulehaleine.Bronjaneretintquelasecondeet

reprit:«“Pourquoi?«–Ilfaittropchaud,ilfaittropfroid.”(Ilavaitlaissélalorgnette.)«“Voyons.Boris,soisgentil.Tusaisquecelaferaitplaisiràmamanquenoussortionsensemble.Où

as-tumistonchapeau?«–Vibroskomenopatof.Blafblaf.«–Qu’est-cequeçaveutdire?«–Rien.«–Alorspourquoiledis-tu?«–Pourquetunecomprennespas.«–Siçaneveutriendire,çam’estégaldenepascomprendre.«–Maissiçavoulaitdirequelquechose,tunecomprendraistoutdemêmepas.«–Quandonparle,c’estpoursefairecomprendre.«–Veux-tu,nousallonsjoueràfairedesmotspournousdeuxseulementlescomprendre.«–Tâched’aborddebienparlerfrançais.«–Mamaman,elle,parlelefrançais,l’anglais,leromain,lerusse,leturc,lepolonais,l’italoscope,

l’espagnol,leperruquoietlexixitou.”«Toutcecidittrèsvite,dansunesortedefureurlyrique.«Bronjasemitàrire.«“Boris,pourquoiest-cequeturacontestoutletempsdeschosesquinesontpasvraies?

Page 98: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«–Pourquoiest-cequetunecroisjamaiscequejeteraconte?«–Jecroiscequetumedis,quandc’estvrai.«–Comment sais-tuquandc’estvrai?Moi je t’ai bien crue l’autre jour, quand tum’as parlé des

anges.Dis,Bronja:tucroisquesijepriaistrèsfort,moiaussijelesverrais?«–Tulesverraspeut-être,situperdsl’habitudedementiretsiDieuveutbientelesmontrer;mais

Dieunetelesmontrerapassitulepriesseulementpourlesvoir.Ilyabeaucoupdechosestrèsbellesquenousverrionssinousétionsmoinsméchants.

«–Bronja,toi,tun’espasméchante,c’estpourçaquetupeuxvoirlesanges.Moijeseraitoujoursunméchant.

«–Pourquoiest-cequetunecherchespasàneplusl’être?Veux-tuquenousallions tous lesdeuxjusqu’à(icil’indicationd’unlieuquejeneconnaissaispas)etlàtouslesdeuxnousprieronsDieuetlaSainteViergedet’aideràneplusêtreméchant.

«–Oui.Non;écoute:onvaprendreunbâton;tutiendrasunboutetmoil’autre.Jevaisfermerlesyeuxetjeteprometsdenelesrouvrirquequandnousseronsarrivéslà-bas.”

«Ilss’éloignèrentunpeu;et,tandisqu’ilsdescendaientlesmarchesdelaterrasse,j’entendisencoreBoris:

«“Oui,non,pascebout-là.Attendsquejel’essuie.«–Pourquoi?«–J’yaitouché.”«Mme Sophroniska s’est approchée demoi, comme j’achevais seulmon déjeuner dumatin et que

précisémentjecherchaislemoyendel’aborder.Jefussurprisdevoirqu’elletenaitmondernierlivreàlamain ; ellem’ademandé,ensouriantde lamanière laplusaffable, si c’étaitbienà l’auteurqu’elleavait le plaisir de parler ; puis aussitôt s’est lancée dans une longue appréciation demon livre. Sonjugement, louangesetcritiques,m’aparuplus intelligentqueceuxque j’aicoutumed’entendre,encorequesonpointdevuenesoitrienmoinsquelittéraire.Ellem’adits’intéresserpresqueexclusivementauxquestionsdepsychologieetàcequipeutéclairerd’unjournouveaul’âmehumaine.Maiscombienrares,a-t-elleajouté,lespoètes,dramaturgesouromanciersquisaventnepointsecontenterd’unepsychologietoutefaite(laseule,luiai-jedit,quipuissecontenterleslecteurs).

«LepetitBorisluiaétéconfiépourlesvacancesparsamère.Jemesuisgardédelaisserparaîtrelesraisonsquej’avaisdem’intéresseràlui.“Ilesttrèsdélicat,m’aditMmeSophroniska.Lasociétédesamèreneluivautrien.”ElleparlaitdeveniràSaas-Féeavecnous;maisjen’aiacceptédem’occuperdel’enfantquesiellel’abandonnaitcomplètementàmessoins;sinonjen’auraispurépondredemacure.–Songez,Monsieur,a-t-ellecontinué,qu’elleentretientcepetitdansunétatd’exaltationcontinuelle,quifavorisechezluil’éclosiondespirestroublesnerveux.Depuislamortdupère,cettefemmedoitgagnersavie.Ellen’étaitquepianisteetjedoisdire:uneexécutanteincomparable;maissonjeutropsubtilnepouvaitplaireaugrospublic.Elles’estdécidéeàchanterdanslesconcerts,danslescasinos,àmontersur les planches. Elle emmenait Boris dans sa loge ; je crois que l’atmosphère factice du théâtre abeaucoup contribué à déséquilibrer cet enfant. Sa mère l’aime beaucoup ; mais à vrai dire, il seraitsouhaitablequ’ilnevécûtplusavecelle.

«“Qu’a-t-ilaujuste?”ai-jedemandé.«Ellesemitàrire:

Page 99: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«“C’estlenomdesamaladiequevousvoulezsavoir?Ah !vousserezbienavancéquand jevousauraiditunbeaunomsavant.

«–Dites-moisimplementcedontilsouffre.« – Il souffre d’une quantité de petits troubles, de tics, de manies, qui font dire : c’est un enfant

nerveux, et que l’on soigned’ordinaire par le repos augrand air et par l’hygiène. Il est certain qu’unorganisme robuste ne laisserait pas à ces troubles la licence de se produire. Mais si la débilité lesfavorise, elle ne les cause pas précisément. Je crois qu’on peut toujours trouver leur origine dans unpremierébranlementdel’êtredûàquelqueévénementqu’ilimportededécouvrir.Lemalade,dèsqu’ildevient conscient de cette cause, est à moitié guéri.Mais cette cause le plus souvent échappe à sonsouvenir ; ondirait qu’elle se dissimuledans l’ombrede lamaladie ; c’est derrière cet abri que je lacherche,pour la ramenerenplein jour, jeveuxdiredans lechampde lavision. Jecroisqu’un regardclairnettoielaconsciencecommeunrayondelumièrepurifieuneeauinfectée.”

«Je racontaiàSophroniska laconversationque j’avaissurprise laveilleetd’après laquelle ilmeparaissaitqueBorisétaitloind’êtreguéri.

«“C’estaussiquejesuisloindeconnaîtredupassédeBoristoutcequej’auraisbesoindeconnaître.Iln’yapaslongtempsquej’aicommencémontraitement.

«–Enquoiconsiste-t-il?«–Oh ! simplementà le laisserparler.Chaque jour jepasseprèsde luiuneoudeuxheures. Je le

questionne,maistrèspeu.L’importantestdegagnersaconfiance.Déjàjesaisbeaucoupdechoses.J’enpressensbeaucoupd’autres.Maislepetitsedéfendencore,ilahonte;sij’insistaistropviteettropfort,si je voulais brusquer sa confidence, j’irais à l’encontre de ce que je souhaite obtenir : un completabandon.Ilserebifferait.Tantquejeneseraipasparvenueàtriompherdesaréserve,desapudeur…”

« L’inquisition dont elle me parlait me parut à ce point attentatoire que j’eus peine à retenir unmouvementdeprotestation;maismacuriositél’emportait.

«“Serait-ceàdirequevousattendezdecepetitquelquesrévélationsimpudiques?”«Cefutàelledeprotester.«“Impudiques?Iln’yapaslàplusd’impudeurqu’àselaisserausculter.J’aibesoindetoutsavoiret

particulièrement ce que l’on a plus grand souci de cacher. Il faut que j’amène Boris jusqu’à l’aveucomplet;avantcelajenepourraipasleguérir.

«–Voussoupçonnezdoncqu’iladesaveuxàvousfaire?Êtes-vousbiencertaine,excusez-moi,denepasluisuggérercequevousvoudriezqu’ilavoue?

«–Cettepréoccupationnedoitpasmequitteretc’estellequim’enseignetantdelenteur.J’aivudesjugesd’instructionmaladroitssoufflersanslevouloiràunenfantuntémoignageinventédetoutespiècesetl’enfant,souslapressiond’uninterrogatoire,mentiravecuneparfaitebonnefoi,donnercréanceàdesméfaits imaginaires.Mon rôleestde laisserveniret surtoutdene rien suggérer. Ily fautunepatienceextraordinaire.

«–Jepensequelaméthode,icivautcequevautl’opérateur.« – Je n’osais le dire. Je vous assure qu’après quelque temps de pratique on arrive à une

extraordinairehabileté,unesortededivination,d’intuitionsivouspréférez.Duresteonpeutparfoisselancer sur de fausses pistes ; l’important c’est de ne pas s’y obstiner. Tenez : savez-vous commentdébutenttousnosentretiens?Boriscommenceparmeracontercequ’ilarêvépendantlanuit.

Page 100: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«–Quivousditqu’iln’inventepas?«–Etquandilinventerait?…Touteinventiond’uneimaginationmaladiveestrévélatrice.”«Ellesetutquelquesinstants,puis:«“Invention,imaginationmaladive…Non!cen’estpascela.Lesmotsnoustrahissent.Boris,devant

moi,rêveàvoixhaute.Ilacceptetouslesmatinsdedemeurer,uneheuredurant,danscetétatdedemi-sommeiloùlesimagesquiseproposentànouséchappentaucontrôledenotreraison.Ellessegroupentets’associent, non plus selon la logique ordinaire, mais selon des affinités imprévues ; surtout, ellesrépondent à une mystérieuse exigence intérieure, celle même qu’il m’importe de découvrir ; et cesdivagationsd’unenfantm’instruisentbienplusquene saurait faire laplus intelligente analyseduplusconscient des sujets. Bien des choses échappent à la raison, et celui qui, pour comprendre la vie, yapplique seulement la raison, est semblable à quelqu’un qui prétendrait saisir une flamme avec despincettes.Iln’aplusdevantluiqu’unmorceaudeboischarbonneux,quicesseaussitôtdeflamber.”

«Elles’arrêtadenouveauetcommençaàfeuilletermonlivre.« “Comme vous entrez donc peu avant dans l’âme humaine, s’écria-t-elle ; puis elle ajouta

brusquementenriant :–Oh ! jeneparlepasdevousspécialement ;quand jedis :vous, j’entends : lesromanciers.Laplupartdevospersonnagessemblentbâtissurpilotis;ilsn’ontnifondation,nisous-sol.Je crois vraiment qu’on trouve plus de vérité chez les poètes ; tout ce qui n’est créé que par la seuleintelligenceestfaux.Maisjeparleicidecequinemeregardepas…Savez-vouscequimedésorientedansBoris?C’estquejelecroisd’unetrèsgrandepureté.

«–Pourquoidites-vousquecelavousdésoriente?«–Parcequ’alorsjenesaisplusoùchercherlasourcedumal.Neuffoissurdixontrouveàl’origine

d’undérangementsemblableungrossecrethonteux.«–On le trouveenchacundenous,peut-être,dis-je,mais ilnenous rendpas tousmalades,Dieu

merci.”«Àcemoment,MmeSophroniskaseleva;ellevenaitdevoiràlafenêtrepasserBronja.«“Tenez,dit-elleenmelamontrant;levoilà,levraimédecindeBoris.Ellemecherche;ilfautque

jevousquitte;maisjevousreverrai,n’est-cepas?« Je comprends de reste ce que Sophroniska reproche au roman de ne point lui offrir ; mais ici

certainesraisonsd’art,certainesraisonssupérieures,luiéchappentquimefontpenserquecen’estpasd’unbonnaturalistequ’onpeutfaireunbonromancier.

«J’aiprésentéLauraàMmeSophroniska.Ellessemblents’entendreet j’ensuisheureux.J’aimoinsscrupuleàm’isoler lorsque je saisqu’ellesbavardentensemble. Je regrettequeBernardne trouve iciaucuncompagnondesonâge;maisdumoinssonexamenàpréparerl’occupedesoncôtéplusieursheuresparjour.J’aipumeremettreàmonroman.»

Page 101: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

III

Malgrélapremièreapparence,etencorequechacun,commel’ondit,«ymîtdusien»,celan’allaitqu’àmoitiébienentrel’oncleÉdouardetBernard.Lauranonplusnesesentaitpassatisfaite.Etcommenteût-ellepul’être?Lescirconstancesl’avaientforcéed’assumerunrôlepourlequelellen’étaitpointnée;sonhonnêtetél’ygênait.Commecescréaturesaimantesetdocilesquifontlesépouseslesplusdévouéeselle avait besoin, pour prendre appui, des convenances, et se sentait sans force depuis qu’elle étaitdésencadrée. Sa situation vis-à-vis d’Édouard lui paraissait de jour en jour plus fausse. Ce dont ellesouffraitsurtoutetqui,pourpeuques’yattardâtsapensée, luidevenait insupportable,c’étaitdevivreauxdépensdeceprotecteur,oumieux :dene luidonner rienenéchange ;ouplusexactementencore :c’était qu’Édouard ne lui demandât rien en échange, alors qu’elle se sentait prête à tout lui accorder.«Lesbienfaits,ditTaciteàtraversMontaigne,nesontagréablesquetantquel’onpeuts’acquitter»;etsansdoutecelan’estvraiquepourlesâmesnobles,maisLauracertesétaitdecelles-ci.Alorsqu’elleeûtvouludonner,c’étaitellequirecevaitsanscesse,etcecil’irritaitcontreÉdouard.Deplus,lorsqu’elleseremémorait lepassé, il luiparaissaitqu’Édouard l’avait trompéeenéveillantenelleunamourqu’ellesentaitencorevivace,puisensedérobantàcetamouretenlelaissantsansemploi.N’était-cepaslàlesecretmotifdeseserreurs,desonmariageavecDouviers,auquelelles’étaitrésignée,auquelÉdouardl’avaitconduite;puisdesonlaisser-aller,sitôtensuite,auxsollicitationsduprintemps?Car,elledevaitbiensel’avouer,danslesbrasdeVincent,c’étaitÉdouardencorequ’ellecherchait.Et,nes’expliquantpascettefroideurdesonamant,elles’enfaisaitresponsable,sedisaitqu’elle l’eûtpuvaincre,siplusbelleousiplushardie;et,neparvenantpasàlehaïr,elles’accusaitelle-même,sedépréciait,sedéniaittoutevaleur,etsupprimaitsaraisond’être,etnesereconnaissaitplusdevertu.

Ajoutonsencorequecetteviedecampement,imposéeparladispositiondeschambres,etquipouvaitparaîtresiplaisanteàsescompagnons,froissaitenellemaintepudeur.Etellen’entrevoyaitaucuneissueàcettesituation,pourtantdifficilementprolongeable.

Lauranepuisaitunpeude réconfortetde joiequ’ens’inventantvis-à-visdeBernarddenouveauxdevoirsdemarraineoudesœuraînée.Elleétaitsensibleàcecultequeluivouaitcetadolescentpleindegrâce;l’adorationdontelleétaitl’objetlaretenaitsurlapentedeceméprisdesoi-même,decedégoût,quipeutmeneràdesrésolutionsextrêmeslesêtreslesplusirrésolus.Bernardchaquematin,quanduneexcursionenmontagnene l’entraînaitpasavant l’aube(car ilaimaitse lever tôt),passaitdeuxpleinesheuresauprèsd’elleàliredel’anglais.L’examenauquelildevaitseprésenterenoctobreétaitunprétextecommode.

Onnepouvaitvraimentpasdirequesesfonctionsdesecrétaireluiprissentbeaucoupdetemps.Ellesétaientmal définies. Bernard, lorsqu’il les avait assumées, s’imaginait déjà assis devant une table detravail, écrivant sous la dictée d’Édouard,mettant au net desmanuscrits. Édouard ne dictait rien ; lesmanuscrits,sitantestqu’ilyeneût,restaientenfermésdanslamalle;àtouteheuredujour,Bernardavaitsa liberté ;mais comme il ne tenait qu’à Édouard d’utiliser davantage un zèle qui ne demandait qu’às’employer,Bernardne se faisait point trop souci de savacance et denegagnerpoint cettevie assezlargequegrâceàlamunificenced’Édouardilmenait.Ilétaitbienrésoluàneselaisserpointembarrasserpar les scrupules. Il croyait, je n’ose dire à la providence,mais bien dumoins à son étoile, et qu’uncertain bonheur lui était dû tout comme l’air aux poumons qui le respirent ; Édouard en était ledispensateuraumêmetitrequel’orateursacré,selonBossuet,celuidelasagessedivine.Ausurplus,le

Page 102: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

régimeprésent,Bernardletenaitpourprovisoire,pensantbiensepouvoiracquitterunjour,etdèsqu’ilauraitmonnayélesrichessesdont ilsoupesaitensoncœurl’abondance.Cequi ledépitaitplutôt,c’estqu’Édouardnefîtpointappelàcertainsdonsqu’ilsentaitenluietqu’ilneretrouvaitpasdansÉdouard.« Il ne sait pas m’utiliser », pensait Bernard, qui ravalait son amour-propre et, sagement, ajoutaitaussitôt:«Tantpis.»

Maisalors,entreÉdouardetBernard,d’oùpouvaitprovenirlagêne?Bernardmeparaîtêtredecettesorte d’esprits qui trouvent dans l’opposition leur assurance. Il ne supportait pas qu’Édouard prîtascendantsurlui,et,devantquedecéderàl’influence,ilregimbait.Édouard,quinesongeaitaucunementàleplier,touràtours’irritaitetsedésolaitàlesentirrétif,prêtàsedéfendresanscesse,oudumoinsàseprotéger.Ilenvenaitdoncàdouters’iln’avaitpasfaitunpasdeclercenemmenantavecluicesdeuxêtresqu’iln’avaitréunis,semblait-il,quepourlesliguercontrelui.IncapabledepénétrerlessentimentssecretsdeLaura,ilprenaitpourdelafroideursonretraitetsesréticences.Ileûtétébiengênéd’yvoirclairetc’estcequeLauracomprenait;desortequesonamourdédaignén’employaitplussaforcequ’àsecacheretàsetaire.

L’heureduthélesrassemblaitàl’ordinairetoustroisdanslagrandechambre;ilarrivaitsouventque,sur leur invite,MmeSophroniskase joignait àeux ; principalement les joursoùBoris etBronja étaientpartisenpromenade.Elleleslaissaittrèslibresmalgréleurjeuneâge;elleavaitparfaiteconfianceenBronja,laconnaissaitpourtrèsprudente,etparticulièrementavecBoris,quisemontraitparticulièrementdocile avec elle. Le pays était sûr ; car il n’était pas question pour eux, certes, de s’aventurer enmontagne,nimêmed’escaladerlesrochersprochesdel’hôtel.Certainjourquelesdeuxenfantsavaientobtenu la permission d’aller jusqu’au pied du glacier, à condition de ne s’écarter point de la route,MmeSophroniska,conviéeau théetencouragéeparBernardetparLaura, s’enhardit jusqu’àoserprierÉdouarddeleurparlerdesonfuturroman,sitoutefoiscelaneluiétaitpasdésagréable.

«Nullement;maisjenepuisvousleraconter.»Pourtant il semblapresque se fâcher, lorsqueLaura luidemanda (questionévidemmentmaladroite)

«àquoicelivreressemblerait».«Àrien,s’était-ilécrié;puisaussitôt,etcommes’iln’avaitattenduquecetteprovocation–Pourquoi

refairecequed’autresquemoiontdéjàfait,oucequej’aidéjàfaitmoi-même,oucequed’autresquemoipourraientfaire?»

Édouard n’eut pas plutôt proféré ces paroles qu’il en sentit l’inconvenance et l’outrance etl’absurdité;dumoins,cesparolesluiparurent-ellesinconvenantesetabsurdes;oudumoinscraignait-ilqu’ellesn’apparussenttellesaujugementdeBernard.

Édouardétaittrèschatouilleux.Dèsqu’onluiparlaitdesontravail,etsurtoutdèsqu’onl’enfaisaitparler,oneûtditqu’ilperdaitlatête.

Iltenaitenparfaitméprislacoutumièrefatuitédesauteurs;ilmouchaitdesonmieuxlasiennepropre;maisilcherchaitvolontiersdanslaconsidérationd’autruiunrenfortàsamodestie ;cetteconsidérationvenait-elle à manquer, la modestie tout aussitôt faisait faillite. L’estime de Bernard lui importaitextrêmement.Était-cepourlaconquérirqu’Édouard,aussitôtdevantlui,laissaitsonPégasepiaffer?Lemeilleurmoyenpourlaperdre.Édouardlesentaitbien;ilseledisaitetselerépétait;mais,endépitdetouterésolution,sitôtdevantBernard,ilagissaittoutautrementqu’ileûtvoulu,etparlaitd’unemanièrequ’iljugeaittoutaussitôtabsurde(etquil’étaitenvérité).Àquoil’onauraitpupenserqu’ill’aimait?…Maisnon;jenecroispas.Pourobtenirdenousdelagrimace,aussibienquebeaucoupd’amour,unpeudevanitésuffit.

Page 103: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Est-ceparceque,detouslesgenreslittéraires,discouraitÉdouard,leromanrestelepluslibre,lepluslawless…,est-cepeut-êtrepourcela,parpeurdecettelibertémême(carlesartistesquisoupirentleplusaprèslaliberté,sontlesplusaffoléssouvent,dèsqu’ilsl’obtiennent)queleroman,toujours,s’estsicraintivementcramponnéàlaréalité?Etjeneparlepasseulementduromanfrançais.Toutaussibienqueleromananglais,leromanrusse,siéchappéqu’ilsoitdelacontrainte,s’asservitàlaressemblance.Leseulprogrèsqu’ilenvisage,c’estdeserapprocherencoreplusdunaturel.Iln’ajamaisconnu,leroman,cette“formidableérosiondescontours”,dontparleNietzsche,etcevolontaireécartementdelavie,quipermirent le style, aux œuvres des dramaturges grecs par exemple, ou aux tragédies du XVIIe sièclefrançais.Connaissez-vous riendeplusparfait et deplusprofondémenthumainque cesœuvres?Maisprécisément,celan’esthumainqueprofondément ;celanesepiquepasde leparaître,oudumoinsdeparaîtreréel.Celademeureuneœuvred’art.»

Édouards’étaitlevé,et,pargrandecraintedeparaîtrefaireuncours,toutenparlantilversaitlethé,puisallaitetvenait,puispressaituncitrondanssatasse,maistoutdemêmecontinuait:

« Parce queBalzac était un génie, et parce que tout génie semble apporter à son art une solutiondéfinitiveetexclusive,l’onadécrétéquelepropreduromanétaitdefaire“concurrenceàl’étatcivil”.Balzacavaitédifiésonœuvre;maisiln’avaitjamaisprétenducodifierleroman;sonarticlesurStendhallemontrebien.Concurrenceàl’étatcivil!Commes’iln’yavaitpasdéjàsuffisammentdemagotsetdepaltoquetssurlaterre!Qu’ai-jeaffaireàl’état-civil!L’étatc’estmoi,l’artiste;civileoupas,monœuvreprétendneconcurrencerrien.»

Édouard qui se chauffait, un peu facticement peut-être, se rassit. Il affectait de ne regarder pointBernard;maisc’étaitpourluiqu’ilparlait.Seulaveclui,iln’auraitriensudire;ilétaitreconnaissantàcesdeuxfemmesdelepousser.

« Parfois il me paraît que je n’admire en littérature rien tant que, par exemple, dans Racine, ladiscussionentreMithridateetsesfils;oùl’onsaitparfaitementbienquejamaisunpèreetdesfilsn’ontpuparlerde la sorteetoùnéanmoins (et jedevraisdire : d’autant plus) tous les pères et tous les filspeuventsereconnaître.Enlocalisantetenspécifiant,l’onrestreint.Iln’yadevéritépsychologiquequeparticulière,ilestvrai;maisiln’yad’artquegénéral.Toutleproblèmeestlà,précisément;exprimerlegénéralpar leparticulier ; faireexprimerpar leparticulier legénéral.Vouspermettezque j’allumemapipe?

–Faitesdonc,faitesdonc,ditSophroniska.–Ehbien ! jevoudraisunromanquiseraità la foisaussivrai,etaussiéloignéde la réalité,aussi

particulieretaussigénéralàlafois,aussihumainetaussifictifqu’Athalie,queTartuffeouqueCinna.–Et…lesujetdeceroman?–Iln’enapas,repartitÉdouardbrusquement;etc’estlàcequ’iladeplusétonnantpeut-être.Mon

romann’apasdesujet.Oui,jesaisbien;çaal’airstupidecequejedislà.Mettonssivouspréférezqu’iln’yaurapasunsujet…“Unetranchedevie”,disait l’écolenaturaliste.Legranddéfautdecetteécole,c’estdecoupersatranchetoujoursdanslemêmesens;danslesensdutemps,enlongueur.Pourquoipasenlargeur?ouenprofondeur?Pourmoi,jevoudraisnepascouperdutout.Comprenez-moi:jevoudraistouty faireentrer,dansce roman.Pasdecoupdeciseauxpourarrêter, iciplutôtque là, sasubstance.Depuis plus d’un an que j’y travaille, il nem’arrive rien que je n’y verse, et que je n’y veuille faireentrer:cequejevois,cequejesais,toutcequem’apprendlaviedesautresetlamienne…

–Ettoutcelastylisé?ditSophroniska,feignantl’attentionlaplusvive,maissansdouteavecunpeud’ironie.Lauraneputréprimerunsourire.Édouardhaussalégèrementlesépaulesetreprit:

Page 104: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Etcen’estmêmepascelaquejeveuxfaire.Cequejeveux,c’estprésenterd’unepartlaréalité,présenterd’autrepartceteffortpourlastyliser,dontjevousparlaistoutàl’heure.

–Monpauvre ami, vous ferezmourir d’ennui vos lecteurs, ditLaura ; ne pouvant plus cacher sonsourire,elleavaitprislepartiderirevraiment.

–Pasdutout.Pourobtenirceteffet,suivez-moi,j’inventeunpersonnagederomancier,quejeposeenfigurecentrale ; et le sujet du livre, si vousvoulez, c’est précisément la lutte entre ceque lui offre laréalitéetceque,lui,prétendenfaire.

–Si,si; j’entrevois,ditpolimentSophroniska,que le riredeLauraétaitbienprèsdegagner.–Cepourraitêtreassezcurieux.Mais,voussavez,danslesromans,c’esttoujoursdangereuxdeprésenterdesintellectuels.Ilsassommentlepublic;onneparvientàleurfairedirequedesâneries,et,àtoutcequilestouche,ilscommuniquentunairabstrait.

–Etpuisjevoistrèsbiencequivaarriver,s’écriaLaura:dansceromancier,vousnepourrezfaireautrementquedevouspeindre.»

Elle avait pris, depuis quelque temps, en parlant à Édouard, un ton persifleur qui l’étonnait elle-même,etquidésarçonnaitÉdouardd’autantplusqu’ilensurprenaitunrefletdanslesregardsmalicieuxdeBernard.Édouardprotesta:

«Maisnon;j’auraisoindelefairetrèsdésagréable.»Lauraétaitlancée:«C’estcela : tout lemondevousy reconnaîtra,dit-elleenéclatantd’un rire si francqu’ilentraîna

celuidestroisautres.–Etleplandecelivreestfait?demandaSophroniska,entâchantdereprendresonsérieux.–Naturellementpas.–Comment!naturellementpas?–Vousdevriezcomprendrequ’unplan,pourun livredecegenre,estessentiellement inadmissible.

Toutyseraitfaussésij’ydécidaisrienparavance.J’attendsquelaréalitémeledicte.–Maisjecroyaisquevousvouliezvousécarterdelaréalité.–Monromanciervoudras’enécarter;maismoijel’yramèneraisanscesse.Àvraidire,ceseralàle

sujet:lalutteentrelesfaitsproposésparlaréalité,etlaréalitéidéale.»L’illogisme de son propos était flagrant, sautait aux yeux d’une manière pénible. Il apparaissait

clairement que, sous son crâne, Édouard abritait deux exigences inconciliables, et qu’il s’usait à lesvouloiraccorder.

«Etc’esttrèsavancé?demandapolimentSophroniska.–Celadépenddecequevousentendezparlà.Àvraidire,dulivremême,jen’aipasencoreécritune

ligne.Maisj’yaidéjàbeaucouptravaillé.J’ypensechaquejouretsanscesse.J’ytravailled’unefaçontrèscurieuse,quejem’envaisvousdire:suruncarnet, jenoteaujourlejourl’étatdeceromandansmonesprit;oui,c’estunesortedejournalquejetiens,commeonferaitceluid’unenfant…C’est-à-direqu’au lieudemecontenterderésoudre,àmesurequ’ellesepropose,chaquedifficulté (et touteœuvred’artn’estque lasommeou leproduitdessolutionsd’unequantitédemenuesdifficultéssuccessives),chacunedecesdifficultés,jel’expose,jel’étudie.Sivousvoulez,cecarnetcontientlacritiquedemonroman;oumieux:duromanengénéral.Songezàl’intérêtqu’auraitpournousunsemblablecarnettenupar Dickens, ou Balzac ; si nous avions le journal de L’Éducation sentimentale, ou des Frères

Page 105: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Karamazov ! l’histoire de l’œuvre, de sa gestation !Mais ce serait passionnant…plus intéressant quel’œuvreelle-même…

Édouardespéraitconfusémentqu’onluidemanderaitdelirecesnotes.Maisaucundestroisautresnemanifestalamoindrecuriosité.Aulieudecela:

«Monpauvreami,ditLauraavecunaccentdetristesse;ceroman,jevoisbienquejamaisvousnel’écrirez.

–Ehbien!jevaisvousdireunechose,s’écriadansunélanimpétueuxÉdouard:çam’estégal.Oui,sijeneparvienspasàl’écrire,celivre,c’estquel’histoiredulivrem’auraplusintéresséquelelivrelui-même;qu’elleauraprissaplace;etceseratantmieux.

–Necraignez-vouspas,enquittantlaréalité,devouségarerdansdesrégionsmortellementabstraitesetdefaireunroman,nond’êtresvivants,maisd’idées?demandaSophroniskacraintivement.

–Etquandcelaserait!criaÉdouardavecunredoublementdevigueur.Àcausedesmaladroitsquis’ysont fourvoyés, devons-nous condamner le roman d’idées?En guise de romans d’idées, on ne nous aservijusqu’àprésentqued’exécrablesromansàthèses.Maisilnes’agitpasdecela,vouspensezbien.Lesidées…,lesidées,jevousl’avoue,m’intéressentplusqueleshommes;m’intéressentpar-dessustout.Ellesvivent;ellescombattent;ellesagonisentcommeleshommes.Naturellementonpeutdirequenousne les connaissons que par les hommes, demêmeque nous n’avons connaissance du vent que par lesroseauxqu’ilincline;maistoutdemêmeleventimporteplusquelesroseaux.

–Leventexisteindépendammentdesroseaux»,hasardaBernard.SoninterventionfitrebondirÉdouard,quil’attendaitdepuislongtemps.«Oui,jesais:lesidéesn’existentqueparleshommes;mais,c’estbienlàlepathétique:ellesvivent

auxdépensd’eux.»Bernardavaitécoutétoutcelaavecuneattentionsoutenue; ilavaitpleindescepticismeetpeus’en

fallaitqu’Édouardneluiparûtunsonge-creux;danslesderniersinstantspourtant,l’éloquencedecelui-cil’avaitému;souslesouffledecetteéloquence,ilavaitsentis’inclinersapensée;mais,sedisaitBernard,commeunroseauaprèsqueleventapassé,celle-cibientôtseredresse.Ilseremémoraitcequ’onleurenseignaitenclasse:lespassionsmènentl’homme,nonlesidées.CependantÉdouardcontinuait:

«Cequejevoudraisfaire,comprenez-moi,c’estquelquechosequiseraitcommel’Artdelafugue.Etjenevoispaspourquoicequifutpossibleenmusiqueseraitimpossibleenlittérature…»

À quoi Sophroniska ripostait que la musique est un art mathématique, et qu’au surplus, à n’enconsidérerexceptionnellementplusquelechiffre,àenbannirlepathosetl’humanité,Bachavaitréussilechef-d’œuvreabstraitdel’ennui,unesortedetempleastronomique,oùnepouvaientpénétrerquederaresinitiés.Édouardprotestaitaussitôt,qu’iltrouvaitcetempleadmirable,qu’ilyvoyaitl’aboutissementetlesommetdetoutelacarrièredeBach.

«Aprèsquoi,ajoutaLaura,onaétéguéridelafuguepourlongtemps.L’émotionhumaine,netrouvantplusàs’yloger,acherchéd’autresdomiciles.»

Ladiscussionseperdaitenarguties.Bernard,quijusqu’àcemomentavaitgardélesilence,maisquicommençait à s’impatienter sur sachaise, à la finn’y tintplus ; avec une déférence extrême, exagéréemême,commechaque foisqu’iladressait laparoleàÉdouard,maisaveccette sorted’enjouementquisemblaitfairedecettedéférenceunjeu:

« Pardonnez-moi, Monsieur, dit-il, de connaître le titre de votre livre, puisque c’est par uneindiscrétion,maissurlaquellevousavezbienvoulu,jecrois,passerl’éponge.Cetitrepourtantsemblait

Page 106: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

annoncerunehistoire…?–Oh!dites-nouscetitre,ditLaura.–Machèreamie,sivousvoulez…Maisjevousavertisqu’ilestpossiblequej’enchange.Jecrains

qu’ilnesoitunpeutrompeur…Tenez,dites-le-leur,Bernard.–Vouspermettez?…LesFaux-Monnayeurs,ditBernard.Maismaintenant,àvotretour,dites-nous :

cesfaux-monnayeurs…quisont-ils?–Ehbien!jen’ensaisrien»,ditÉdouard.BernardetLauraseregardèrent,puisregardèrentSophroniska;onentenditun longsoupir ; jecrois

qu’ilfutpousséparLaura.À vrai dire, c’est à certains de ses confrères qu’Édouard pensait d’abord, en pensant aux faux-

monnayeurs ; et singulièrement au vicomte de Passavant. Mais l’attribution s’était bientôtconsidérablementélargie ; suivantque leventde l’esprit soufflaitoudeRomeoud’ailleurs, seshérostouràtourdevenaientprêtresoufrancs-maçons.Soncerveau,s’ill’abandonnaitàsapente,chaviraitvitedansl’abstrait,oùilsevautrait toutà l’aise.Lesidéesdechange,dedévalorisation,d’inflation,peuàpeuenvahissaient son livre, comme les théoriesduvêtement leSartorResartusdeCarlyle – où ellesusurpaientlaplacedespersonnages.Édouardnepouvantparlerdecela,setaisaitdelamanièrelaplusgauche,etsonsilence,quisemblaitunaveudedisette,commençaitàgênerbeaucouplestroisautres.

«Vousest-ilarrivédéjàdetenirentrelesmainsunepiècefausse?demanda-t-ilenfin.–Oui,ditBernard;maisle“non”desdeuxfemmescouvritsavoix.–Ehbien!imaginezunepièced’ordedixfrancsquisoitfausse.Ellenevautenréalitéquedeuxsous.

Ellevaudradixfrancstantqu’onnereconnaîtrapasqu’elleestfausse.Sidoncjeparsdecetteidéeque…–Mais pourquoi partir d’une idée? interrompitBernard impatienté. Si vous partiez d’un fait bien

exposé,l’idéeviendraitl’habiterd’elle-même.Sij’écrivaisLesFaux-Monnayeurs,jecommenceraisparprésenterlapiècefausse,cettepetitepiècedontvousparliezàl’instant…etquevoici.»

Cedisant,ilsaisitdanssongoussetunepetitepiècededixfrancs,qu’iljetasurlatable.«Écoutezcommeellesonnebien.Presquelemêmesonquelesautres.Onjureraitqu’elleestenor.

J’yaiétépriscematin,commel’épicierquimelapassaityfutpris,m’a-t-ildit,lui-même.Ellen’apastoutàfaitlepoids,jecrois;maiselleal’éclatetpresquelesond’unevraiepièce;sonrevêtementestenor,desortequ’ellevautpourtantunpeuplusdedeuxsous ;maiselleestencristal.À l’usage,ellevadevenirtransparente.Non,nelafrottezpas;vousmel’abîmeriez.Déjàl’onvoitpresqueautravers.»

Édouardl’avaitsaisieetlaconsidéraitaveclaplusattentivecuriosité.«Maisdequil’épicierlatient-il?–Ilnesaitplus.Ilcroitqu’ill’adepuisplusieursjoursdanssontiroir.Ils’amusaitàmelapasser,

pourvoirsij’yseraispris.J’allaisl’accepter,maparole!mais,commeilesthonnête,ilm’adétrompé;puismel’alaisséepourcinqfrancs.Ilvoulaitlagarderpourlamontreràcequ’ilappelle“lesamateurs”.J’aipenséqu’ilnesauraityenavoirdemeilleurquel’auteurdesFaux-Monnayeurs;etc’estpourvouslamontrerquejel’aiprise.Maismaintenantquevousl’avezexaminée,rendez-la-moi!Jevois,hélas !quelaréaliténevousintéressepas.

–Si,ditÉdouard;maisellemegêne.–C’estdommage»,repritBernard.

Page 107: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

JOURNALD’ÉDOUARDCemêmesoir.

«Sophroniska,BernardetLauram’ontquestionnésurmonroman.Pourquoimesuis-jelaisséalleràparler ? Je n’ai dit que des âneries. Interrompu heureusement par le retour des deux enfants ; rouges,essoufflés,commes’ilsavaientbeaucoupcouru.Sitôtentrée,Bronjas’estprécipitéesursamère;j’aicruqu’elleallaitsangloter.

«“Maman,s’écria-t-elle,grondeunpeuBoris.Ilvoulaitsecouchertoutnudanslaneige.”«SophroniskaaregardéBorisquisetenaitsurlepasdelaporte,lefrontbasetavecunregardfixe

quisemblaitpresquehaineux;elleasemblénepass’apercevoirde l’expression insolitedecetenfant,maisavecuncalmeadmirable:

«“Écoute,Boris,a-t-elledit, ilne fautpas fairecela le soir.Si tuveux,nous irons là-basdemainmatin;et,d’abord,tuessaierasd’yallernu-pieds…”

«Ellecaressaitdoucementlefrontdesafille;maiscelle-ci,brusquement,esttombéeàterreets’estrouléedansdesconvulsions.Nousétionsassezinquiets.Sophroniskal’apriseetl’aétenduesurlesofa.Boris,sansbouger,regardaitavecdegrandsyeuxhébétéscettescène.

«Jecroislesméthodesd’éducationdeSophroniskaexcellentesenthéorie,maispeut-êtres’abuse-t-ellesurlarésistancedecesenfants.

« “Vous agissez comme si le bien devait toujours triompher dumal, lui ai-je dit un peu plus tard,quandjemesuistrouvéseulavecelle.(Aprèslerepas,j’étaisallédemanderdesnouvellesdeBronjaquin’avaitpudescendredîner.)

«–Eneffet,m’a-t-elledit.Jecroisfermementquelebiendoittriompher.J’aiconfiance.«–Pourtant,parexcèsdeconfiance,vouspouvezvoustromper…«–Chaquefoisquejemesuistrompée,c’estquemaconfiancen’apasétéassezforte.Aujourd’hui,

enlaissantsortircesenfants,jem’étaislaisséealleràleurmontrerunpeud’inquiétude;ilsl’ontsentie.Toutleresteestvenudelà.”

«Ellem’aprislamain:«“Vousn’avezpasl’airdecroireàlavertudesconvictions…jeveuxdire:àleurforceagissante.«–Eneffet,ai-jeditenriant,jenesuispasmystique.« –Eh bien !moi, s’est-elle écriée, dans un élan admirable, je crois de toutemon âme que, sans

mysticisme,ilnesefaitici-basriendegrand,riendebeau.”«DécouvertsurleregistredesvoyageurslenomdeVictorStrouvilhou.D’aprèslesrenseignements

dupatrondel’hôtel,iladûquitterSaas-Féel’avant-veilledenotrearrivée,aprèsêtrerestéiciprèsd’unmois. J’aurais été curieux de le revoir. Sophroniska l’a sans doute fréquenté. Il faudra que jel’interroge.»

Page 108: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

IV

«Jevoulaisvousdemander,Laura,ditBernard:pensez-vousqu’ilyaitrien,surcette terre,quinepuisseêtremisendoute?…C’estaupointquejedoutesil’onnepourraitprendreledoutemêmecommepointd’appui;carenfin,luidumoinsjepense,nenousferajamaisdéfaut.Jepuisdouterdelaréalitédetout,mais pas de la réalité demon doute. Je voudrais…Excusez-moi si jem’exprime d’unemanièrepédante;jenesuispaspédantdemanature,maisjesorsdephilosophie,etvousnesauriezcroirelepliqueladissertationfréquenteimprimebientôtàl’esprit;jem’encorrigerai,jevousjure.

–Pourquoicetteparenthèse?Vousvoudriez…?–Jevoudraisécrirel’histoiredequelqu’unquid’abordécoutechacun,etquiva,consultantchacun,à

lamanièredePanurge,avantdedéciderquoiquecesoit;aprèsavoiréprouvéquelesopinionsdesunsetdesautres,surchaquepoint,secontredisent,ilprendraitlepartiden’écouterplusrienquelui,etducoupdeviendraittrèsfort.

–C’estunprojetdevieillard,ditLaura.–Jesuisplusmûrquevousnecroyez.Depuisquelquesjours,jetiensuncarnet,commeÉdouard;sur

lapagededroitej’écrisuneopinion,dèsque,surlapagedegauche,enregard,jepeuxinscrirel’opinioncontraire.Tenez,parexemple,l’autresoir,Sophroniskanousaditqu’ellefaisaitdormirBorisetBronjaaveclafenêtregrandeouverte.Toutcequ’ellenousaditàl’appuidecerégimenousparaissait,n’est-ilpasvrai,parfaitement raisonnableetprobant.Maisvoiciqu’hier, au fumoirde l’hôtel, j’ai entenduceprofesseur allemand qui vient d’arriver, soutenir une théorie opposée, qui m’a paru, je l’avoue, plusraisonnableencoreetmieuxfondée.L’important,disait-il,c’est,durantlesommeil,derestreindrelepluspossiblelesdépensesetcetraficd’échangesqu’estlavie;cequ’ilappelaitlacarburation;c’estalorsseulementquelesommeildevientvraimentréparateur.Ildonnaitenexemplelesoiseauxquisemettentlatêtesousl’aile,touslesanimauxquiseblottissentpourdormir,demanièreànerespirerplusqu’àpeine;ainsilesraceslesplusprochesdelanature,disait-il,lespaysanslesmoinscultivéssecalfeutrentdansdesalcôves;lesArabes,forcésdecoucherenpleinair,dumoinsramènentsurleurvisagelecapuchondeleur burnous. Mais, revenant à Sophroniska et aux deux enfants qu’elle éduque, j’en viens à penserqu’ellen’atoutdemêmepastort,etquecequiestbonpourd’autresseraitpréjudiciableàcespetits,car,sij’aibiencompris,ilsonteneuxdesgermesdetuberculose.Bref,jemedis…Maisjevousennuie.

–Nevousinquiétezdoncpasdecela.Vousvousdisiez?…–Jenesaisplus.–Allons!levoilàquiboude.N’ayezpointhontedevospensées.–Jemedisaisquerienn’estbonpourtous,maisseulementparrapportàcertains;querienn’estvrai

pourtous,maisseulementparrapportàquilecroittel;qu’iln’estméthodenithéoriequisoitapplicableindifféremmentàchacun;quesi,pouragir,ilnousfautchoisir,dumoinsnousavonslibrechoix;quesinousn’avonspaslibrechoix,lachoseestplussimpleencore;maisquececimedevientvrai(nond’unemanièreabsoluesansdoute,maisparrapportàmoi)quimepermetlemeilleuremploidemesforces,lamise enœuvre demes vertus. Car tout à la fois je ne puis retenirmon doute, et j’ai l’indécision enhorreur. Le “mol et doux oreiller” deMontaigne, n’est pas fait pourma tête, car je n’ai pas sommeil

Page 109: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

encoreetneveuxpasmereposer.Larouteestlongue,quimènedecequejecroyaisêtreàcequepeut-êtrejesuis.J’aipeurparfoisdem’êtrelevétropmatin.

–Vousavezpeur?– Non, je n’ai peur de rien. Mais savez-vous que j’ai déjà beaucoup changé ; ou du moins mon

paysageintérieurn’estdéjàplusdutoutlemêmequelejouroùj’aiquittélamaison;depuis,jevousairencontrée. Tout aussitôt, j’ai cessé de chercher par-dessus toutma liberté. Peut-être n’avez-vous pasbiencomprisquejesuisàvotreservice.

–Quefaut-ilentendreparlà?–Oh!vouslesavezbien.Pourquoivoulez-vousmelefairedire?Attendez-vousdemoidesaveux?

…Non,non,jevousenprie,nevoilezpasvotresourire,oujeprendsfroid.–Voyons,monpetitBernard,vousn’allezpourtantpasprétendrequevouscommencezàm’aimer.–Oh!jenecommencepas,ditBernard.C’estvousquicommencezàlesentir,peut-être;maisvousne

pouvezpasm’empêcher.–Cem’était si charmant de n’avoir pas àmeméfier de vous. Simaintenant je ne dois plus vous

approcherqu’avecprécaution,commeunematièreinflammable…Maissongezàlacréaturedifformeetgonfléequebientôtjevaisêtre.Monseulaspectsaurabienvousguérir.

–Oui,si jen’aimaisdevousque l’aspect.Etpuisd’abord, jenesuispasmalade ;ousic’estêtremaladequedevousaimer,jepréfèrenepasguérir.»

Ildisaittoutcelagravement,tristementpresque;illaregardaitplustendrementquen’avaientjamaisfait Édouard ni Douviers,mais si respectueusement qu’elle n’en pouvait point prendre ombrage. Elletenait sur ses genoux un livre anglais dont ils avaient interrompu la lecture, et qu’elle feuilletaitdistraitement;oneûtditqu’ellen’écoutaitpoint,desortequeBernardcontinuaitsanstropdegêne:

« J’imaginais l’amour comme quelque chose de volcanique ; du moins celui que j’étais né pouréprouver.Oui,vraimentjecroyaisnepouvoiraimerqued’unemanièresauvage,dévastatrice,àlaByron.Commejemeconnaissaismal!C’estvous,Laura,quim’avezfaitmeconnaître;sidifférentdeceluiquejecroyaisquej’étais!Jejouaisunaffreuxpersonnage,m’efforçaisdeluiressembler.Quandjesongeàlalettrequej’écrivaisàmonfauxpèreavantdequitterlamaison,j’aigrand-honte,jevousassure.Jemeprenaispourunrévolté,unoutlaw,quifouleauxpiedstoutcequifaitobstacleàsondésir;etvoicique,prèsdevous,jen’aimêmeplusdedésirs.J’aspiraisàlalibertécommeàunbiensuprême,etjen’aipasplustôtétélibrequejemesuissoumisàvos…Ah!sivoussaviezcequec’estenrageantd’avoirdanslatête des tas de phrases de grands auteurs, qui viennent irrésistiblement sur vos lèvres quand on veutexprimerunsentimentsincère.Cesentimentestsinouveaupourmoiqu’iln’apasencoresuinventersonlangage. Mettons que ce ne soit pas de l’amour, puisque ce mot-là vous déplaît ; que ce soit de ladévotion.Ondiraitqu’àcetteliberté,quimeparaissaitjusqu’alorsinfinie,vosloisonttracédeslimites.Ondiraitquetoutcequis’agitaitenmoideturbulent,d’informe,danseunerondeharmonieuseautourdevous.Siquelqu’unedemespenséesvientàs’écarterdevous,jelaquitte…Laura,jenevousdemandepasdem’aimer;jenesuisrienencorequ’unécolier;jenevauxpasvotreattention;maistoutcequejeveuxfaireàprésent,c’estpourmériterunpeuvotre…(ah!lemotesthideux…)votreestime.»

Il s’était mis à genoux devant elle, et bien qu’elle eût un peu reculé sa chaise d’abord, Bernardtouchaitdufrontsarobe,lesbrasrejetésenarrièrecommeensigned’adoration;maisquandilsentitsursonfrontlamaindeLauraseposer,ilsaisitcettemainsurlaquelleilpressaseslèvres.

Page 110: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Quelenfantvousêtes,Bernard!Moinonplusjenesuispaslibre,dit-elleenretirantsamain.Tenez,lisezceci.»

Ellesortitdesoncorsageunpapierfroisséqu’elletenditàBernard.Bernardvitd’abordlasignature.Ainsiqu’illecraignait,c’étaitcelledeFélixDouviers.Uninstantil

gardalalettredanssamainsanslalire;illevaitlesyeuxversLaura.Ellepleurait.Bernardsentitalorsensoncœurencoreuneattacheserompre,undeceslienssecretsquirelientchacundenousàsoi-même,àsonégoïstepassé.Puisillut:

«MaLaurabien-aimée,«Aunomdecepetitenfantquivanaître,etquejefaissermentd’aimerautantquesij’étaissonpère,

jeteconjurederevenir.Necroispasqu’aucunreprochepuisseaccueilliricitonretour.Net’accusepastrop,carc’estdecelasurtoutquejesouffre.Netardepas.Jet’attendsdetoutemonâmequit’adoreetseprosternedevanttoi.»

Bernardétaitassisàterre,devantLaura,maisc’estsanslaregarderqu’illuidemanda:«Quandavez-vousreçucettelettre?–Cematin.–Jecroyaisqu’ilignoraittout.Vousluiavezécrit?–Oui;jeluiaitoutavoué.–Édouardlesait-il?–Iln’ensaitrien.»Bernardrestasilencieuxquelquetemps,latêtebasse;puis,retournéverselledenouveau:«Et…quecomptez-vousfaireàprésent?–Meledemandez-vousvraiment?…Retournerprèsdelui.C’estàcôtédeluiqu’estmaplace.C’est

avecluiquejedoisvivre.Vouslesavez.–Oui»,ditBernard.Ilyeutuntrèslongsilence.Bernardreprit:«Est-cequevouscroyezqu’onpeutaimerl’enfantd’unautreautantquelesienpropre,vraiment?–Jenesaispassijelecrois;maisjel’espère.–Pourmoi, je lecrois.Et jenecroispas,aucontraire,àcequ’onappellesibêtement“lavoixdu

sang”.Oui,jecroisquecettefameusevoixn’estqu’unmythe.J’ailuque,chezcertainespeupladesdesîlesdel’Océanie,c’estlacoutumed’adopterlesenfantsd’autrui,etquecesenfantsadoptéssontsouventpréférésauxautres.Lelivredisait,jem’ensouviensfortbien,“pluschoyés”.Savez-vouscequejepenseàprésent ?… Je pense que celui quim’a tenu lieu de père n’a jamais rien dit ni rien fait qui laissâtsoupçonnerquejen’étaispassonvraifils;qu’enluiécrivant,commej’aifait,quej’avaistoujourssentiladifférence, j’aimenti ; qu’au contraire ilme témoignait une sorte de prédilection, à laquelle j’étaissensible;desortequemoningratitudeenversluiestd’autantplusabominable;que j’aimalagienverslui.Laura,monamie,jevoudraisvousdemander…Est-cequevoustrouvezquejedevraisimplorersonpardon,retournerprèsdelui?

–Non,ditLaura.–Pourquoi?Sivous,vousretournezprèsdeDouviers…

Page 111: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Vousme ledisiez tout à l’heure, cequi estvraipour l’unne l’estpaspourunautre. Jeme sensfaible;vousêtesfort.MonsieurProfitendieupeutvousaimer;mais,sij’encroiscequevousm’avezditde lui,vousn’êtespas faitspourvousentendre…Oudumoins,attendezencore.Ne revenezpasà luidéfait.Voulez-voustoutemapensée?C’estpourmoi,nonpour lui,quevousvousproposezcela ;pourobtenir ce que vous appeliez : mon estime. Vous ne l’aurez, Bernard, que si je ne vous sens pas lachercher.Jenepeuxvousaimerquenaturel.Laissez-moilerepentir;iln’estpasfaitpourvous,Bernard.

– J’en viens presque à aimermon nom, quand je l’entends sur votre bouche. Savez-vous ce dontj’avaisleplushorreur,là-bas?C’estduluxe.Tantdeconfort,tantdefacilités…Jemesentaisdeveniranarchiste.Àprésent,aucontraire,jecroisquejetourneauconservateur.J’aicomprisbrusquementcela,l’autrejour,àcetteindignationquim’aprisenentendantletouristedelafrontièreparlerduplaisirqu’ilavaitàfrauderladouane.“Volerl’État,c’estnevolerpersonne”,disait-il.Parprotestation,j’aicompristoutàcoupcequec’étaitquel’État.Etjemesuismisàl’aimer,simplementparcequ’onluifaisaitdutort.Jen’avaisjamaisréfléchiàcela.“L’État,cen’estqu’uneconvention”,disait-ilencore.Quellebellechoseceserait,uneconventionquireposeraitsurlabonnefoidechacun…siseulementiln’yavaitquedesgensprobes.Tenez,onmedemanderaitaujourd’huiquellevertumeparaîtlaplusbelle,jerépondraissanshésiter:laprobité.Oh!Laura!Jevoudrais,toutlelongdemavie,aumoindrechoc,rendreunsonpur,probe,authentique.Presquetouslesgensquej’aiconnussonnentfaux.Valoirexactementcequ’onparaît;nepaschercheràparaîtreplusqu’onnevaut…Onveutdonnerlechange,etl’ons’occupetantdeparaître,qu’onfinitparneplussavoirquil’onest…Excusez-moidevousparlerainsi.Jevousfaispartdemesréflexionsdelanuit.

–Vouspensiezàlapetitepiècequevousnousmontriezhier.Lorsquejepartirai…»Elleneputacheversaphrase; les larmesmontaientàsesyeux,et,dans l’effortqu’ellefitpour les

retenir,Bernardvitseslèvrestrembler.«Alors,vouspartiez,Laura…reprit-iltristement.J’aipeur,lorsquejenevoussentiraiplusprèsde

moi,deneplusrienvaloir,ouquesipeu…Mais,dites,jevoudraisvousdemander:…est-cequevouspartiriez, auriez-vous écrit ces aveux, si Édouard… je ne sais comment dire… (et tandis que Laurarougissait)siÉdouardvalaitdavantage?Oh!neprotestezpas.Jesaissibiencequevouspensezdelui.

–Vousditescelaparcequehiervousavezsurprismonsourire, tandisqu’ilparlait;vousvousêtesaussitôtpersuadéquenouslejugionspareillement.Maisnon;détrompez-vous.Àvraidire,jenesaispasceque jepensede lui. Il n’est jamais longtemps lemême. Il ne s’attacheà rien ;mais rien n’est plusattachantquesafuite.Vousleconnaissezdepuistroppeudetempspourlejuger.Sonêtresedéfaitetserefaitsanscesse.Oncroitlesaisir…c’estProtée.Ilprendlaformedecequ’ilaime.Etlui-même,pourlecomprendre,ilfautl’aimer.

–Vous l’aimez.Oh ! Laura, ce n’est pas deDouviers que jeme sens jaloux, ni deVincent ; c’estd’Édouard.

–Pourquoijaloux?J’aimeDouviers;j’aimeÉdouard;maisdifféremment.Sijedoisvousaimer,ceserad’unautreamourencore.

–Laura,Laura,vousn’aimezpasDouviers.Vousavezpourluidel’affection,delapitié,del’estime:maiscelan’estpasdel’amour.Jecroisquelesecretdevotretristesse(carvousêtestriste,Laura)c’estquelavievousadivisée;l’amourn’avouludevousqu’incomplète;vousrépartissezsurplusieurscequevousauriezvouludonneràunseul.Pourmoi,jemesensindivisible;jenepuismedonnerqu’enentier.

–Vousêtes trop jeunepourparlerainsi.Vousnepouvezsavoirdéjà,si,vousaussi, lavienevous“divisera”pas,commevousdites.Jenepuisaccepterdevousquecette…dévotion,quevousm’offrez.Leresteaurasesexigences,quidevrontbiensesatisfaireailleurs.

Page 112: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Serait-ilvrai?Vousallezmedégoûterparavanceetdemoi-mêmeetdelavie.–Vous ne connaissez rien de la vie.Vous pouvez tout attendre d’elle. Savez-vous quelle a étéma

faute?Deneplusenattendrerien.C’estquandj’aicru,hélas!quejen’avaisplusrienàattendre,quejemesuisabandonnée.J’aivécuceprintemps,àPau,commesijenedevaisplusenvoird’autres;commesiplusrienn’importait.Bernard,jepuisvousledire,àprésentquej’ensuispunie:nedésespérezjamaisdelavie.»

Quesertdeparlerainsiàunjeuneêtrepleindeflamme?AussibiencequedisaitLauranes’adressaitpointàBernard.Àl’appeldesasympathie,ellepensaitdevantlui,malgréelle,àvoixhaute.Elleétaitinhabileàfeindre,inhabileàsemaîtriser.Commeelleavaitcédéd’abordàcetélanquil’emportaitdèsqu’elle pensait à Édouard, et où se trahissait son amour, elle s’était laissée aller à certain besoin desermonnerqu’elletenaitassurémentdesonpère.MaisBernardavaithorreurdesrecommandations,desconseils,dussent-ilsvenirdeLaura;sonsourireavertitLaura,quirepritsuruntonpluscalme:

«Pensez-vousdemeurerlesecrétaired’Édouard,àvotreretouràParis?–Oui,s’ilconsentàm’employer;maisilnemedonnerienàfaire.Savez-vouscequim’amuserait?

C’estd’écrire avec lui ce livre,que, seul, il n’écrira jamais ; vous le lui avezbiendithier. Je trouveabsurdecetteméthodedetravailqu’ilnousexposait.Unbonromans’écritplusnaïvementquecela.Etd’abord, il faut croire à ce que l’on raconte, ne pensez-vous pas ? et raconter tout simplement. J’aid’abordcruque jepourrais l’aider.S’il avait eubesoind’undétective, j’auraispeut-être satisfait auxexigences de l’emploi, il aurait travaillé sur les faits qu’aurait découvertsma police…Mais avec unidéologue, rien à faire. Près de lui, jeme sens une âme de reporter. S’il s’entête dans son erreur, jetravailleraidemoncôté. Ilme faudragagnermavie. J’offriraimes servicesàquelque journal.Entre-temps,jeferaidesvers.

–Carprèsdesreporters,assurément,vousvoussentirezuneâmedepoète.–Oh!nevousmoquezpasdemoi.Jesaisquejesuisridicule;nemelefaitespastropsentir.–RestezavecÉdouard;vousl’aiderez,etlaissez-vousaiderparlui.Ilestbon.Onentenditlaclochedudéjeuner.Bernardseleva.Lauraluipritlamain:–Dites encore : cette petite pièce que vous nousmontriez hier… en souvenir de vous, lorsque je

partirai–elleseraiditetcettefoisputacheversaphrase–voudriez-vousmeladonner?–Tenez;lavoici;prenez-la»,ditBernard.

Page 113: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

V

JOURNALD’ÉDOUARDC’estcequiarrivedepresquetouteslesmaladiesdel’esprithumainqu’onseflatted’avoirguéries.Onlesrépercute

seulement,commeonditenmédecine,etonleurensubstitued’autres.Sainte-Beuve(Lundis,I,p.19).

«Jecommenceàentrevoircequej’appelleraisle“sujetprofond”demonlivre.C’est,ceserasans

doutelarivalitédumonderéeletdelareprésentationquenousnousenfaisons.Lamanièredontlemondedesapparencess’imposeànousetdontnous tentonsd’imposeraumondeextérieurnotre interprétationparticulière,faitledramedenotrevie.Larésistancedesfaitsnousinviteàtransporternotreconstructionidéaledanslerêve,l’espérance,laviefuture,enlaquellenotrecroyances’alimentedetousnosdéboiresdanscelle-ci.Lesréalistespartentdesfaits,accommodentauxfaitsleursidées.Bernardestunréaliste.Jecrainsdenepouvoirm’entendreaveclui.

«Commentai-jepuacquiescer lorsqueSophroniskam’aditque jen’avais riend’unmystique? Jesuistoutprêtàreconnaîtreavecelleque,sansmysticisme,l’hommenepeutréussirriendegrand.Maisn’est-ce pas précisément mon mysticisme qu’incrimine Laura lorsque je lui parle de mon livre ?…Abandonnons-leurcedébat.

« Sophroniska m’a reparlé de Boris, qu’elle est parvenue, croit-elle, à confesser entièrement. Lepauvre enfant n’a plus en lui le moindre taillis, la moindre touffe où s’abriter des regards de ladoctoresse.Ilesttoutdébusqué.Sophroniskaétaleaugrandjour,démontés,lesrouageslesplusintimesdesonorganismemental,commeunhorlogerlespiècesdelapendulequ’ilnettoie.Si,aprèscela,lepetitnesonnepasàl’heure,c’estàyperdresonlatin.VoicicequeSophroniskam’araconté:

«Boris, vers l’âgedeneuf ans, a étémis aucollège, àVarsovie. Il s’est lié avecuncamaradedeclasse, un certain Baptistin Kraft, d’un ou deux ans plus âgé que lui, qui l’a initié à des pratiquesclandestines, que ces enfantsnaïvement émerveillés, croyaient être “de lamagie”.C’est lenomqu’ilsdonnaientà leurvice,pouravoirentendudire,ou lu,que lamagiepermetd’entrermystérieusementenpossession de ce que l’on désire, qu’elle illimite la puissance, etc. Ils croyaient de bonne foi avoirdécouvertunsecretquiconsolâtdel’absenceréelleparlaprésenceillusoire,ets’hallucinaientàplaisiret s’extasiaient sur un vide que leur imagination surmenée bondait de merveilles, à grand renfort devolupté. Il va sansdirequeSophroniskane s’est pas serviede ces termes ; j’aurais voulu qu’ellemerapportâtexactementceuxdeBoris,maiselleprétendqu’ellen’estparvenueàdémêlercequedessus,dont elle m’a pourtant certifié l’exactitude, qu’à travers un fouillis de feintes, de réticences etd’imprécisions.

« J’ai trouvé là l’explication que je cherchais depuis longtemps, a-t-elle ajouté, d’un bout deparcheminqueBorisgardaittoujourssurlui,enfermédansunsachetquipendaitsursapoitrineàcôtédesmédailles de sainteté que sa mère le force à porter – et sur lequel étaient cinq mots, en caractèresmajuscules, enfantins et soignés, cinq mots dont je lui demandais en vain la signification : GAZ.TÉLÉPHONE.CENTMILLEROUBLES.

«“Maisçaneveutriendire.C’estdelamagie”,merépondait-iltoujoursquandjelepressais.C’esttoutceque jepouvaisobtenir. Je saisàprésentquecesmotsénigmatiques sontde l’écrituredu jeune

Page 114: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Baptistin,grandmaîtreetprofesseurdemagie,etqu’ilsétaientpourcesenfants,cescinqmots,commeune formule incantatoire, le “Sésame ouvre-toi” du paradis honteux où la volupté les plongeait.Borisappelaitceparchemin:sontalisman.J’avaiseudéjàbeaucoupdemalàledécideràmelemontrer,etplusencoreàs’endéfaire(c’étaitaudébutdenotreséjourici);carjevoulaisqu’ils’endéfît,commejesais à présent qu’il s’était déjà précédemment libéré de ses mauvaises habitudes. J’avais l’espoirqu’aveccetalismanallaientdisparaîtrelesticsetlesmaniesdontilsouffre.Maisils’yraccrochait,etlamaladies’yraccrochaitcommeàundernierrefuge.

«“Vousditespourtantqu’ils’étaitdélivrédeseshabitudes…«–Lamaladienerveusen’acommencéqu’ensuite.Elleestnéesansaucundoutedelacontrainteque

Borisadûexercersurlui-mêmepourselibérer.J’aisuparluiquesamèrel’avaitsurprisunjourentrainde«fairedelamagie»commeildit.Pourquoinem’a-t-ellejamaisparlédecela?…Parpudeur?…

«–Etsansdouteparcequ’ellelesavaitcorrigé.«–C’estabsurde…etcelaestcausequej’aitâtonnésilongtemps.JevousaiditquejecroyaisBoris

parfaitementpur.«–Vousm’avezmêmeditquec’étaitcelaquivousgênait.«–Vousvoyezsij’avaisraison!…Lamèreauraitdûm’avertir.Borisseraitdéjàguéri,sij’avaispu

aussitôtyvoirclair.«–Vousdisiezquecesmalaisesn’ontcommencéqu’ensuite…«–Jedisqu’ilssontnésparprotestation.Samèrel’agrondé,supplié,sermonné,j’imagine.Lamort

du père est survenue. Boris s’est persuadé que ses pratiques secrètes, qu’on lui peignait comme sicoupables,avaientreçuleurchâtiment;ils’esttenupourresponsabledelamortdesonpère;ils’estcrucriminel, damné. Il a pris peur ; et c’est alors que, comme un animal traqué, son organisme débile ainventécettequantitédepetitssubterfugesoùsepurgesapeineintimeetquisontcommeautantd’aveux.

«–Sijevouscomprendsbien,vousestimezqu’ileûtétémoinspréjudiciablepourBorisdecontinueràselivrertranquillementàlapratiquedesa“magie”?

« – Je crois qu’il n’était pas nécessaire, pour l’en guérir, de l’effrayer. Le changement de vie,qu’entraînait la mort de son père, eût suffi sans doute à l’en distraire, et le départ de Varsovie à lesoustraireà l’influencede sonami.Onn’obtient riendebonpar l’épouvante.Quand j’ai sucequi enétait, lui reparlant de tout cela et revenant sur le passé, je lui ai fait honte d’avoir pu préférer lapossessiondebiensimaginairesàcelledesbiensvéritables,quisont,luiai-jedit,larécompensed’uneffort.Loindechercherànoircirsonvice,jeleluiaireprésentésimplementcommeunedesformesdelaparesse;etjecroiseneffetquec’enestune;laplussubtile,laplusperfide…”

«Jemesouvins,àcesmots,dequelqueslignesdeLaRochefoucauld,quejevoulusluimontrer,et,bienquej’eussepulesluiciterdemémoire,j’allaichercherlepetitlivredesMaximes,sanslequeljenevoyagejamais.Jeluilus:

«“Detouteslespassions,cellequiestlaplusinconnueànous-mêmes,c’estlaparesse;elleest laplusardenteetlaplusmalignedetoutes,quoiquesaviolencesoitinsensibleetquelesdommagesqu’ellecause soient très cachés… Le repos de la paresse est un charme secret de l’âme qui suspendsoudainement les plus ardentes poursuites et les plus opiniâtres résolutions. Pour donner enfin lavéritable idée de cette passion, il faut dire que la paresse est comme une béatitude de l’âme, qui laconsoledetoutessespertesetquiluitientlieudetouslesbiens.”

Page 115: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

« “Prétendez-vous, me dit alors Sophroniska, que La Rochefoucauld, en écrivant ceci, ait vouluinsinuercequenousdisions?

«–Ilsepeut;maisjenelecroispas.Nosauteursclassiquessontrichesdetouteslesinterprétationsqu’ilspermettent.Leurprécisionestd’autantplusadmirablequ’elleneseprétendpasexclusive.”

«JeluiaidemandédememontrercefameuxtalismandeBoris.Ellem’aditqu’ellenel’avaitplus,qu’elle l’avaitdonnéàquelqu’unquis’intéressaitàBorisetqui luiavaitdemandéde le lui laisserensouvenir.–“UncertainM.Strouvilhou,quej’airencontréiciquelquetempsavantvotrearrivée.”

«J’aiditàSophroniskaquej’avaisvucenomsurleregistredel’hôtel;que j’avaisconnudans letempsunStrouvilhou,etque j’auraisétécurieuxdesavoirsic’était lemême.Àladescriptionqu’ellem’afaitedeluionnepouvaitpass’ytromper;maisellen’ariensumedireàsonsujetquisatisfîtmacuriosité.J’aisuseulementqu’ilétaittrèsaimable,trèsempressé,qu’illuiparaissaitfortintelligentmaisunpeuparesseuxlui-même,“sij’oseencoreemployercemot”,a-t-elleajoutéenriant.JeluiairacontéàmontourcequejesavaisdeStrouvilhou,etcelam’aamenéàluiparlerdelapensionoùnousnousétionsrencontrés, des parents deLaura (qui de son côté lui avait fait ses confidences), duvieuxLaPérouseenfin,desliensdeparentéquil’attachaientaupetitBoris,etdelapromessequejeluiavaisfaiteenlequittantde luiamenercetenfant.CommeSophroniskam’avaitditprécédemmentqu’ellenecroyaitpassouhaitable que Boris continuât à vivre avec sa mère : “Que ne le mettez-vous en pension chez lesAzaïs?”ai-jedemandé.Enluisuggérantcela,jesongeaissurtoutàl’immensejoiedugrand-pèreàsavoirBoristoutprèsdelui,chezdesamis,oùilpourraitlevoiràsongré;maisjenepuiscroireque,desoncôté, le petit n’y soit bien. Sophroniskam’a dit qu’elle allait y réfléchir ; au demeurant, extrêmementintéresséepartoutcequejevenaisdeluiapprendre.

«SophroniskavarépétantquelepetitBorisestguéri;cettecuredoitcorroborersaméthode;maisjecrainsqu’ellen’anticipeunpeu.Naturellementjeneveuxpaslacontredire;etjereconnaisquelestics,lesgestes-repentirs,lesréticencesdulangage,ontàpeuprèsdisparu;maisilmesemblequelamaladies’est simplement réfugiée dans une région plus profonde de l’être, comme pour échapper au regardinquisiteur dumédecin ; et que c’est à présent l’âmemêmequi est atteinte.Demêmequ’à l’onanismeavaient succédé lesmouvementsnerveux, ceux-ci cèdent àprésent à jene saisquelle transe invisible.Sophroniska s’inquiète, il est vrai, de voir Boris, à la suite de Bronja, précipité dans une sorte demysticismepuéril ;elleest trop intelligentepournecomprendrepointquecettenouvelle“béatitudedel’âme” que recherche à présent Boris, n’est pas très différente après tout, de celle qu’il provoquaitd’abordparartifice,etque,pourêtremoinsdispendieuse,moins ruineusepour l’organisme,ellene ledétournepasmoinsdel’effortetdelaréalisation.Mais,lorsquejeluienparle,ellemerépondquedesâmescommecellesdeBorisetdeBronjanepeuventsepasserd’unalimentchimériqueetque,s’illeurétaitenlevé,ellessuccomberaient,Bronjadansledésespoir,etBorisdansunmatérialismevulgaire;elleestime, en outre, qu’elle n’a pas le droit d’abîmer la confiance de ces petits, et, bien que tenant leurcroyancepourmensongère,elleveutyvoirunesublimationdesinstinctsbas,unepostulationsupérieure,uneincitation,unepréservation,quesais-je?…Sanscroireelle-mêmeauxdogmesdel’Église,ellecroità l’efficacité de la foi. Elle parle avec émotion de la piété de ces deux enfants, qui lisent ensemblel’Apocalypse,ets’exaltent,etconversentaveclesangesetrevêtentleurâmedesuairesblancs.Commetouteslesfemmes,elleestpleinedecontradictions.Maiselleavaitraison:jenesuisdécidémentpasunmystique…nonplusqu’unparesseux. Jecomptebeaucoupsur l’atmosphèrede lapensionAzaïsetdeParispour fairedeBorisun travailleur ; pour leguérir enfinde la recherchedes “biens imaginaires”.C’estlà,pourlui,qu’estlesalut.Sophroniskasefait,jecrois,àl’idéedemeleconfier;maissansdoutel’accompagnera-t-elleàParis,désireusedeveillerelle-mêmeàsoninstallationchezlesAzaïs,et,parlà,derassurerlamère,dontellesefaitfortderemporterl’assentiment.»

Page 116: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

VI

D’OLIVIERÀBERNARDIlyadecertainsdéfautsqui,bienmisenœuvre,brillentplusquelavertumême.

LaRochefoucauld.

«Chervieux,

Quejetedised’abordquej’aibienpassémonbachot.Maiscecin’apasd’importance.Uneoccasionuniques’offraitàmoidepartirenvoyage.Jebalançaisencore;maisaprèslecturedetalettre,j’aisautédessus.Unelégèrerésistancedemamère,d’abord;maisdontavitetriomphéVincent,quis’estmontréd’unegentillesseque jen’espéraispasde lui.Jenepuiscroireque,dans lacirconstanceà laquelle talettrefaitallusion,ilaitagicommeunmufle.Nousavons,ànotreâge,unefâcheusetendanceàjugerlesgenstropsévèrementetàcondamnersansappel.Biendesactesnousapparaissentrépréhensibles,odieuxmême,simplementparcequenousn’enpénétronspassuffisamment lesmotifs.Vincentn’apas…Maiscecim’entraîneraittroploinetj’aitropdechosesàtedire.

«Sachequec’estlerédacteurenchefdelanouvellerevueAvant-Garde,quit’écrit.Aprèsquelquesdélibérations, j’aiacceptéd’assumercesfonctions,dont lecomteRobertdePassavantm’a jugédigne.C’estluiquicommanditelarevue,maisilnetientpastropàcequ’onlesacheet,surlacouverture,c’estmonnomseulquifigurera.Nouscommenceronsàparaîtreenoctobre;tâchedem’envoyerquelquechosepour lepremiernuméro ; je serais désolé que ton nomne brillât pas à côté dumien, dans le premiersommaire. Passavant voudrait que, dans le premier numéro, paraisse quelque chose de très libre etd’épicé,parcequ’ilestimequeleplusmortelreprochequepuisseencourirunejeunerevue,c’estd’êtrepudibonde; jesuisassezdesonavis.Nousencausonsbeaucoup. Ilm’ademandéd’écrirecelaetm’afourni le sujet assez risqué d’une courte nouvelle ; çam’ennuie un peu à cause demamère, que celarisque de peiner ; mais tant pis. Comme dit Passavant : plus on est jeune, moins le scandale estcompromettant.

«C’estdeVizzavoneque je t’écris.Vizzavoneestunpetitpatelinàmi-flancd’unedesplushautesmontagnesdelaCorse,enfouidansuneépaisseforêt.L’hôteloùnoushabitonsestassezloinduvillageetsert aux touristes commepoint de départ pour des excursions. Il n’y a que quelques jours que nous ysommes.Nous avons commencé par nous installer dans une auberge, non loin de l’admirable baie dePorto,absolumentdéserte,oùnousdescendionsnousbaignerlematinetoùl’onpeutvivreàloisirtoutlelongdujour.C’étaitmerveilleux;maisilfaisaittropchaudetnousavonsdûgagnerlamontagne.

« Passavant est un compagnon charmant ; il n’est pas du tout entiché de son titre ; il veut que jel’appelleRobert;etilainventédem’appeler:Olive.Dis,sicen’estpascharmant?Ilfaittoutpourmefaireoubliersonâgeetjet’assurequ’ilyparvient.Mamèreétaitunpeueffrayéedemevoirpartiraveclui,carelle leconnaissaitàpeine.J’hésitais,parcraintedelachagriner.Avant ta lettre, j’avaismêmepresquerenoncé.Vincentl’apersuadéeettalettrem’abrusquementdonnéducourage.Nousavonspassélesderniersjours,avantledépart,àcourirlesmagasins.Passavantestsigénéreuxqu’ilvoulaittoujourstout m’offrir et que je devais sans cesse l’arrêter. Mais il trouvait mes pauvres nippes affreuses :chemises,cravates,chaussettes,riendecequej’avaisneluiplaisait;ilrépétaitque,sijedevaisvivrequelquetempsaveclui,ilsouffriraittropdenepasmevoirvêtucommeilfaut–c’est-à-dire:commeil

Page 117: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

luiplaît.Naturellement,onfaisaitenvoyerchezluitouteslesemplettes,parcrainted’inquiétermaman.Ilest lui-même d’une élégance raffinée ; mais surtout il a très bon goût, et beaucoup de choses qui meparaissaient supportablesmesontdevenuesodieusesaujourd’hui.Tun’imaginespascomme ilpouvaitêtreamusantchezlesfournisseurs.Ilesttellementspirituel!Jevoudraist’endonneruneidée:nousnoustrouvionschezBrentano,oùilavaitdonnéàréparersonstylo.IlyavaitderrièreluiunénormeAnglaisquivoulaitpasseravantsontour,etqui,commeRobertlerepoussaitunpeubrusquement,acommencéàbaragouinerjenesaisquoiàsonadresse;Roberts’estretournéet,trèscalme:

«“Cen’estpaslapeine.Jenecomprendspasl’anglais.”«L’autre,furieux,areparti,enpurfrançais:«“Vousdevriezlesavoir,Monsieur.”«AlorsRobert,ensourianttrèspoliment:«“Vousvoyezbienquecen’estpaslapeine.”«L’Anglaisbouillonnait,maisn’aplussuquedire.C’étaitroulant.«Unautre jour,nousétionsà l’Olympia.Pendant l’entracte,nousnouspromenionsdans lehalloù

circulaitgrandeabondancedeputains.Deuxd’entreelles,d’aspectplutôtminable,l’ontaccosté:«“Tupaiesunbock,chéri?”«Nousnoussommesassisavecelles,àunetable.«“Garçon!Unbockpourcesdames.«–EtpourcesMessieurs?«–Nous?…Oh!nousprendronsduchampagne”,a-t-ildittoutnégligemment.Etilacommandéune

bouteilledemoët,quenousavonssiffléeànousdeux.Situavaisvulatêtedespauvresfilles!…Jecroisqu’ilahorreurdesputains.Ilm’aconfiéqu’iln’étaitjamaisentrédansunbordeletm’alaisséentendrequ’ilseraittrèsfâchécontremoisij’yallais.Tuvoisquec’estquelqu’undetrèspropre,malgrésesairsetsesproposcyniques–commelorsqu’ilditqu’envoyage,ilappelle«journéemorne»celleoùiln’apas rencontré before lunch au moins cinq personnes avec qui désirer coucher. Je dois te dire entreparenthèsesquejen’aipasrecommencé…–tum’entends.

«Ilaunefaçondemoraliserquiesttoutàfaitamusanteetparticulière.Ilm’aditl’autrejour:«“Vois-tu,monpetit,l’important,danslavie,c’estdenepasselaisserentraîner.Unechoseenamène

uneautreetpuisonnesaitplusoùl’onva.Ainsi,j’aiconnuunjeunehommetrèsbienquidevaitépouserlafilledemacuisinière.Unenuit,ilestentréparhasardchezunpetitbijoutier.Ill’atué.Etaprès,ilavolé. Et après, il a dissimulé. Tu vois où çamène. La dernière fois que je l’ai revu, il était devenumenteur.Faisattention.”

«Et il est tout le temps commeça.C’est te dire que je nem’embête pas.Nous étionspartis avecl’intentionde travaillerbeaucoup,mais jusqu’àprésentnousn’avonsguère faitquenousbaigner,nouslaissersécherausoleiletbavarder.Ilasurtoutdesopinionsetdesidéesextrêmementoriginales.Jelepoussetantquejepeuxàécrirecertainesthéoriestoutàfaitneuvesqu’ilm’aexposéessurlesanimauxmarinsdesbas-fondsetcequ’ilappelleles“lumièrespersonnelles”,quileurpermetdesepasserdelalumièredusoleil,qu’ilassimileàcelledelagrâceetàla“révélation”.Exposéenquelquesmotscommejefais,çanepeutriendire,maisjet’assureque,lorsqu’ilenparle,c’estintéressantcommeunroman.Onnesaitpas,d’ordinaire,qu’ilest trèscaléenhistoirenaturelle ;mais ilmetunesortedecoquetterieà

Page 118: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

cachersesconnaissances.C’estcequ’ilappellesesbijouxsecrets.Ilditqu’iln’yaquelesrastasquiseplaisentàétalerauxyeuxdetousleurparure,etsurtoutquandcelle-ciestentoc.

«Ilsaitadmirablementseservirdesidées,desimages,desgens,deschoses;c’est-à-direqu’ilmettoutàprofit.Ilditquelegrandartdelavie,cen’estpastantdejouirqued’apprendreàtirerparti.

«J’aiécritquelquesvers,maisjen’ensuispasassezcontentpourtelesenvoyer.«Aurevoir,monvieux.Enoctobre.Tumetrouveraschangé,moiaussi.Jeprendschaquejourunpeu

plusd’assurance.JesuisheureuxdetesavoirenSuisse,maistuvoisquejen’airienàt’envier.«Olivier.»

BernardtenditcettelettreàÉdouardquilalutsanslaisserrienparaîtredessentimentsqu’elleagitaiten lui.Toutcequ’Olivier racontait sicomplaisammentdeRobert l’indignaitetachevaitde le lui faireprendreenhaine.Surtoutils’affectaitden’êtremêmepasnommédanscettelettreetqu’Oliviersemblâtl’oublier.Ilfitdevainseffortspourdéchiffrer,sousuneépaisserature,lestroislignes,écritesenpost-scriptum,etquevoici:

«Dis à l’oncleÉ…que jepense à lui constamment ; que je nepuis pas lui pardonnerdem’avoirplaquéetquej’engardeaucœuruneblessuremortelle.»

Ceslignesétaientlesseulessincèresdecettelettredeparade,toutedictéeparledépit.Olivierlesavaitbarrées.

ÉdouardavaitrenduàBernardl’affreuselettre,sanssoufflermot;sanssoufflermot,Bernardl’avaitreprise.J’aiditqu’ilsneseparlaientpasbeaucoup;unesortedecontrainteétrange,inexplicable,pesaitsureuxaussitôtqu’ilssetrouvaientseuls.(Jen’aimepascemot«inexplicable»,etnel’écrisiciqueparinsuffisanceprovisoire.)Mais ce soir, retirésdans leur chambre, et tandisqu’ils s’apprêtaientpour lanuit,Bernard,dansungrandeffort,etlagorgeunpeucontractée,demanda:

«Lauravousamontrélalettrequ’elleareçuedeDouviers?–JenepouvaisdouterqueDouviersneprîtlachosecommeilfaut,ditÉdouardensemettantaulit.

C’estquelqu’undetrèsbien.Unpeufaiblepeut-être;maistoutdemêmetrèsbien.Ilvaadorercetenfant,j’ensuissûr.Etlepetitserasûrementplusrobustequ’iln’auraitsulefairelui-même.Carilnem’apasl’airbiencostaud.»

BernardaimaitLaurabeaucoup troppourn’êtrepaschoquépar ladésinvoltured’Édouard ; il n’enlaissanéanmoinsrienparaître.

«Allons ! repritÉdouardenéteignant sabougie, je suisheureuxdevoir se terminerpour lemieuxcettehistoire,quiparaissaitsansautreissuequeledésespoir.Çaarriveàn’importequidefaireunfauxdépart.L’important,c’estdenepass’entêter…

–Évidemment,ditBernardpouréluderladiscussion.–Ilfautbienquejevousavoue,Bernard,quejecrainsd’enavoirfaitunavecvous…–Unfauxdépart?–Mafoi,oui.Malgrétoutel’affectionquej’aipourvous,jemepersuadedepuisquelquesjoursque

nousnesommespasfaitspournousentendreetque…(ilhésitaquelquesinstants,cherchasesmots),dem’accompagnerpluslongtempsvousfourvoie.»

Bernardpensaitdemême,aussi longtempsqu’Édouardn’avaitpasparlé ;maisÉdouardnepouvaitcertes rien dire de plus propre à ressaisir Bernard. L’instinct de contradiction l’emportant, celui-ciprotesta.

Page 119: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Vousnemeconnaissezpasbien,etjenemeconnaispasbienmoi-même.Vousnem’avezpasmisàl’épreuve.Sivousn’avezaucungriefcontremoi,puis-jevousdemanderd’attendreencore?J’admetsquenousnenousressemblonsguère;mais jepensais,précisément,qu’ilvalaitmieux,pourchacundenousdeux,quenousnenousressemblionspastrop.Jecroisque,sijepuisvousaider,c’estsurtoutparmesdifférences et par ce que je vous apporterais de neuf. Si jem’abuse, il sera toujours temps dem’enavertir. Jene suispas typeàmeplaindre,ni à récriminer jamais.Mais, écoutez,voici ceque jevouspropose;c’estpeut-êtreidiot…LepetitBoris,sij’aibiencompris,doitentreràlapensionVedel-Azaïs.Sophroniskanevousexprimait-ellepassescraintesqu’ilnes’ysentîtunpeuperdu?Sijem’yprésentaismoi-même,aveclarecommandationdeLaura,nepuis-jeespérerd’ytrouverunemploi,desurveillant,depion, que sais-je? J’ai besoin de gagnerma vie. Pour ce que je ferais là-bas, je ne demanderais pasgrand-chose;levivreetlecouvertmesuffiraient…Sophroniskametémoignedelaconfiance,etBoriss’entendbienavecmoi. Je leprotégerais, l’aiderais,me ferais sonprécepteur, sonami. Je resterais àvotredispositioncependant, travailleraispourvousentre-temps,etrépondraisaumoindresigne.Dites,quepensez-vousdecela?»

Etcommepourdonnerà«cela»plusdepoids,ilajouta:«J’ypensedepuisdeuxjours.»Cequin’étaitpasvrai.S’ilnevenaitpasd’inventercebeauprojetà l’instantmême, ileneûtdéjà

parlé àLaura.Mais cequi était vrai, et qu’il nedisait pas, c’estquedepuis son indiscrète lecturedujournald’ÉdouardetdepuislarencontredeLaura,ilsongeaitsouventàlapensionVedel;ilsouhaitaitdeconnaître Armand, cet ami d’Olivier, dont Olivier ne lui parlait jamais ; il souhaitait plus encore deconnaîtreSarah, la sœur cadette ;mais sa curiosité demeurait secrète ; par égard pour Laura, il ne sel’avouaitpasàlui-même.

Édouardnedisaitrien;pourtantleprojetqueluisoumettaitBernardluiplaisait,s’il l’assuraitd’undomicile.Ilsesouciaitpeud’avoiràl’héberger.Bernardsoufflasabougie,puisreprit:

«N’allezpascroirequejen’airiencomprisàcequevousracontiezdevotrelivreetduconflitquevousimaginezentrelaréalitébruteetla…

–Jenel’imaginepas,interrompitÉdouard;ilexiste.–Maisprécisément,neserait-ilpasbonquejerabatteversvousquelquesfaits,pourvouspermettre

deluttercontre?J’observeraispourvous.»Édouard doutait si l’autre ne se moquait pas un peu. Le vrai, c’est qu’il se sentait humilié par

Bernard.Celui-cis’exprimaittropbien…«Nousyréfléchirons»,ditÉdouard.Unlongtempspassa.Bernardessayaitenvaindedormir.Lalettred’Olivierletourmentait.Àlafin,

n’ytenantplus,etcommeilentendaitÉdouards’agiterdanssonlit,ilmurmura:«Sivousnedormezpas,jevoudraisvousdemanderencore…Qu’est-cequevouspensezducomte

dePassavant?–Parbleu,vouslesupposezbien,ditÉdouard.Puis,auboutd’uninstant:–Etvous?–Moi,ditBernardsauvagement…jeletuerais.»

Page 120: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

VII

Le voyageur, parvenu au haut de la colline, s’assied et regarde avant de reprendre sa marche, àprésentdéclinante ; il cherche à distinguer où le conduit enfin ce chemin sinueux qu’il a pris, qui luisembleseperdredansl’ombreet,carlesoirtombe,danslanuit.Ainsil’auteurimprévoyants’arrêteuninstant,reprendsouffle,etsedemandeavecinquiétudeoùvalemenersonrécit.

Jecrainsqu’enconfiantlepetitBorisauxAzaïs,Édouardnecommetteuneimprudence.Commentl’enempêcher?Chaqueêtreagitselonsaloi,etcelled’Édouardleporteàexpérimentersanscesse.Ilaboncœur, assurément,mais souvent je préférerais, pour le repos d’autrui, le voir agir par intérêt ; car lagénérositéqui l’entraînen’est souventque lacompagned’unecuriositéquipourraitdevenircruelle. IlconnaîtlapensionAzaïs;ilsaitl’airempestéqu’onyrespire,sousl’étouffantcouvertdelamoraleetdelareligion.IlconnaîtBoris,satendresse,safragilité.Ildevraitprévoiràquelsfroissementsill’expose.Mais il ne consent plus à considérer que la protection, le renfort et l’appui que la précaire pureté del’enfant peut trouver dans l’austérité duvieilAzaïs.Àquels sophismesprête-t-il l’oreille? Le diableassurémentlesluisouffle,carilnelesécouteraitpas,venusd’autrui.

Édouard m’a plus d’une fois irrité (lorsqu’il parle de Douviers, par exemple), indigné même ;j’espèrene l’avoirpas trop laissévoir ;mais jepuisbien ledireàprésent.Sa façondesecomporteravecLaura,sigénéreuseparfois,m’aparuparfoisrévoltante.

CequinemeplaîtpaschezÉdouard,cesont lesraisonsqu’ilsedonne.Pourquoicherche-t-ilàsepersuader,àprésent,qu’ilconspireaubiendeBoris?Mentirauxautres,passeencore;maisàsoi-même!Letorrentquinoieunenfantprétend-illuiporteràboire?…Jeneniepasqu’ilyait,deparlemonde,desactionsnobles,généreuses,etmêmedésintéressées;jedisseulementquederrièreleplusbeaumotif,souventsecacheundiablehabileetquisaittirergaindecequ’oncroyaitluiravir.

Profitons de ce temps d’été qui disperse nos personnages, pour les examiner à loisir. Aussi biensommes-nousàcepointmédiandenotrehistoire,oùsonallureseralentitetsembleprendreunélanneufpour bientôt précipiter son cours.Bernard est assurément beaucoup trop jeune encore pour prendre ladirectiond’uneintrigue.IlsefaitfortdepréserverBoris;ilpourral’observertoutauplus.Nousavonsdéjà vu Bernard changer ; des passions peuvent le modifier plus encore. Je retrouve sur un carnetquelquesphrasesoùjenotaiscequejepensaisdeluiprécédemment:

«J’auraisdûmeméfierd’ungesteaussiexcessifqueceluideBernardaudébutdesonhistoire.Ilmeparaît, à en juger par ses dispositions subséquentes, qu’il y a comme épuisé toutes ses réservesd’anarchie,quisansdoutesefussenttrouvéesentretenuess’ilavaitcontinuédevégéter,ainsiqu’ilsied,dans l’oppressiondesa famille.Àpartirdequoi ilavécuenréactionetcommeenprotestationdecegeste.L’habitudequ’ilaprisedelarévolteetdel’opposition,lepousseàserévoltercontresarévoltemême.Iln’estsansdoutepasundemeshérosquim’aitdavantagedéçu,cariln’enétaitpeut-êtrepasunquim’eûtfaitespérerdavantage.Peut-êtres’est-illaisséalleràlui-mêmetroptôt.»

Maiscecinemeparaîtdéjàplus très juste. Jecroisqu’il faut lui faireencorecrédit.Beaucoupdegénérositél’anime.Jesensenluidelavirilité,delaforce; ilestcapabled’indignation.Ils’écouteunpeutropparler;maisc’estaussiqu’ilparlebien.Jemedéfiedessentimentsquitrouventleurexpressiontropvite.C’estuntrèsbonélève,maislessentimentsneufsnesecoulentpasvolontiersdanslesformes

Page 121: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

apprises.Unpeud’inventionleforceraitàbégayer.Ilatropludéjà,tropretenu,etbeaucoupplusapprisparleslivresqueparlavie.

Jenepuispointmeconsolerdelapassadequiluiafaitprendrelaplaced’Olivierprèsd’Édouard.Lesévénementssesontmalarrangés.C’estOlivierqu’aimaitÉdouard.Avecquelsoincelui-cinel’eût-ilpasmûri?Avecquelamoureuxrespectnel’eût-ilpasguidé,soutenu,portéjusqu’àlui-même?Passavantva l’abîmer, c’est sûr. Rien n’est plus pernicieux pour lui que cet enveloppement sans scrupules.J’espérais d’Olivier qu’il auraitmieux su s’en défendre ;mais il est de nature tendre et sensible à laflatterie.Toutluiporteàlatête.Deplusj’aicrucomprendre,àcertainsaccentsdesalettreàBernard,qu’ilétaitunpeuvaniteux.Sensualité,dépit,vanité,quelleprisesurluiceladonne!QuandÉdouard leretrouvera,ilseratroptard,j’enaipeur.Maisilestjeuneencoreetl’onestendroitd’espérer.

Passavant…autantn’enpointparler,n’est-cepas?Rienn’estàlafoisplusnéfasteetplusapplaudiqueleshommesdesonespèce,sinonpourtantlesfemmessemblablesàladyGriffith.Danslespremierstemps, je l’avoue, celle-ci m’imposait assez. Mais j’ai vite fait de reconnaître mon erreur. De telspersonnages sont taillés dans une étoffe sans épaisseur. L’Amérique en exporte beaucoup ; mais n’estpointseuleàenproduire.Fortune,intelligence,beauté,ilsemblequ’ilsaienttout,forsuneâme.Vincent,certes,devras’enconvaincrebientôt.Ilsnesententpesersureuxaucunpassé,aucuneastreinte;ilssontsansloi,sansmaîtres,sansscrupules;libresetspontanés,ilsfontledésespoirduromancier,quin’obtientd’eux que des réactions sans valeur. J’espère ne pas revoir ladyGriffith d’ici longtemps. Je regrettequ’ellenousaitenlevéVincent,qui, lui,m’intéressaitdavantage,maisqui sebanaliseà la fréquenter ;rouléparelle,ilperdsesangles.C’estdommage:ilenavaitd’assezbeaux.

S’il m’arrive jamais d’inventer encore une histoire, je ne la laisserai plus habiter que par descaractèrestrempés,quelavie,loind’émousser,aiguise.Laura,Douviers,LaPérouse,Azaïs…quefaireavectouscesgens-là?Jenelescherchaispoint;c’estensuivantBernardetOlivierquejelesaitrouvéssurmaroute.Tantpispourmoi;désormais,jemedoisàeux.

Page 122: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

TROISIÈMEPARTIE

Paris

Lorsque nous posséderons encore quelques bonnes monographies régionales nouvelles – alors,mais seulement alors, en groupant leurs données, en les comparant, en les confrontantminutieusement,onpourrareprendrelaquestiond’ensemble,luifairefaireunpasnouveauetdécisif.Procéderautrementceseraitpartir,munidedeuxoutroisidéessimplesetgrosses,pourunesortederapideexcursion.Ceseraitpasser,danslaplupartdescas,àcôtéduparticulier,del’individuel,del’irrégulier–c’est-à-dire,sommetoute,duplusintéressant.

LucienFebvre:LaTerreetl’Évolutionhumaine.

Page 123: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

I

SonretouràParisneluicausapointdeplaisir.Flaubert:L’Éducationsentimentale.

JOURNALD’ÉDOUARD

22septembre«Chaleur;ennui.RentréàParishuitjourstroptôt.Maprécipitationtoujoursmeferadevancerl’appel.Curiositéplutôtquezèle;désird’anticipation.Je

n’aijamaissucomposeravecmasoif.«MenéBoris chez songrand-père.Sophroniska, qui l’avait été prévenir la veille,m’a appris que

madamedeLaPérouseétaitentréeàlamaisonderetraite.Ouf!«J’avaisquitté lepetitsur lepalier,aprèsavoirsonné,estimantqu’ilseraitplusdiscretdenepas

assisteraupremiertête-à-tête;jecraignaislesremerciementsduvieux.Questionnélepetit,ensuite,maisn’airienpuobtenir.Sophroniska,quej’airevue,m’aditquel’enfantneluiapasparlédavantage.Quand,une heure plus tard, elle a été le rechercher comme il était convenu, une servante lui a ouvert ;Sophroniskaatrouvélevieuxassisdevantunepairededames;l’enfant,dansuncoin,àl’autreboutdelapièce,boudait.

«“C’estcurieux,aditLaPérousetoutdéconfit;ilavaitl’airdes’amuser;maisilenaeuasseztoutàcoup.Jecrainsqu’ilnemanqueunpeudepatience…”

«C’étaituneerreurdeleslaisserseulstroplongtemps.27septembre

«Cematin,rencontréMolinier,sousl’Odéon.PaulineetGeorgesnerentrentqu’après-demain.SeulàParisdepuishier, siMolinier s’ennuyaitautantquemoi, riend’étonnantàcequ’ilaitparu ravidemevoir. Nous avons été nous asseoir au Luxembourg, en attendant l’heure du déjeuner, que nous avonsconvenudeprendreensemble.

«Molinieraffecteavecmoiuntonplaisantin,parfoismêmeégrillard,qu’ilpensesansdoutedenatureàplaireàunartiste.Certainsoucidesemontrerencorevert.

«“Aufond,jesuispassionné,m’a-t-ildéclaré.”J’aicomprisqu’ilvoulaitdire:un libidineux.J’aisouri,commeonferaitenentendantunefemmedéclarerqu’elleadetrèsbellesjambes;unsourirequisignifie:“Croyezbienquejen’enaijamaisdouté.”Jusqu’àcejour,jen’avaisvudeluiquelemagistrat;l’hommeenfinécartaitlatoge.

«J’aiattenduquenousfussionsattabléschezFoyotpourluiparlerd’Olivier;luiaiditquej’avaiseurécemmentdesesnouvellesparundesescamaradesetquej’avaisapprisqu’ilvoyageaitenCorseaveclecomtedePassavant.

«“Oui,c’estunamideVincent,quiluiaproposédel’emmener.CommeOliviervenaitdepassersonbachotassezbrillamment,samèren’apascrudevoirluirefuserceplaisir…C’estunlittérateur,cecomtedePassavant.Vousdevezleconnaître.”

Page 124: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Jeneluiaipointcachéquejen’aimaisbeaucoupniseslivresnisapersonne.« “Entre confrères, on se juge quelquefois un peu sévèrement, a-t-il riposté. J’ai tâché de lire son

dernierroman,dontcertainscritiquesfontgrandcas.Jen’yaipasvugrand-chose;mais,voussavez,jenesuispasdelapartie…”Puis,commej’exprimaismescraintessurl’influencequePassavantpourraitavoirsurOlivier:

«“Àvraidire,a-t-ilajoutépâteusement,moi,personnellement,jen’approuvaispascevoyage.Maisilfautbienserendrecomptequ’àpartird’uncertainâge,lesenfantsnouséchappent.C’estdanslarègle,etiln’yarienàfaireàcela.Paulinevoudraitresterpenchéesureux.Elleestcommetouteslesmères.Jeluidisparfois:‘Maistulesembêtes,tesfils.Laisse-lesdonctranquilles.C’esttoiquileurdonnesdesidées,avectoutestesquestions…’Moi,jetiensquecelanesertàriendelessurveillertroplongtemps.L’important, c’est qu’une première éducation leur inculque quelques bons principes.L’important, c’estsurtout qu’ils aient de qui tenir. L’hérédité, voyez-vous,mon cher, ça triomphe de tout. Il y a certainsmauvaissujetsquerienn’amende;ceuxquenousappelons:lesprédestinés.Ilestnécessaire,ceux-là,delestenirtrèsserrés.Maisquandonaaffaireàdebonnesnatures,onpeutlâcherlabrideunpeu.

« – Vous me disiez pourtant, poursuivis-je, que cet enlèvement d’Olivier n’avait pas votreassentiment.

«–Oh!monassentiment…monassentiment,a-t-ildit,lenezdanssonassiette,ons’enpasseparfois,demonassentiment.Ilfautserendrecomptequedanslesménages,etjeparledesplusunis,cen’estpastoujourslemariquidécide.Vousn’êtespasmarié,celanevousintéressepas…

«–Pardonnez-moi,fis-jeenriant;jesuisromancier.« –Alors vous avez pu remarquer sans doute que ce n’est pas toujours par faiblesse de caractère

qu’unhommeselaissemenerparsafemme.«–Ilesteneffet,concédai-jeenmanièredeflatterie,deshommesfermes,etmêmeautoritaires,qu’on

découvre,enménage,d’unedocilitéd’agneau.«–Etsavez-vousàquoicelatient?reprit-il…Neuffoissurdix,lemariquicèdeàsafemme,c’est

qu’ilaquelquechoseàsefairepardonner.Unefemmevertueuse,moncher,prendavantagedetout.Quel’hommecourbeun instant ledos, elle lui saute sur lesépaules.Ah !mon ami, les pauvresmaris sontparfoisbienàplaindre.Quandnoussommesjeunes,noussouhaitonsdechastesépouses,sanssavoirtoutcequenouscoûteraleurvertu.”

«Lescoudessurlatableetlementondanslesmains,jecontemplaisMolinier.Lepauvrehommenese doutait pas combien la position courbée dont il se plaignait paraissait naturelle à son échine ; ils’épongeaitlefrontfréquemment,mangeaitbeaucoup,nontantcommeungourmetquecommeungoinfre,et semblait apprécier particulièrement le vieux bourgogne que nous avions commandé.Heureux de sesentirécouté,compris,et,pensait-ilsansdoute,approuvé,ildébordaitd’aveux.

«“Entantquemagistrat,continuait-il,j’enaiconnuquineseprêtaientàleurmariqu’àcontrecœur,qu’à contresens… et qui pourtant s’indignent lorsque le malheureux rebuté va chercher ailleurs saprovende.”

«Lemagistratavaitcommencésaphraseaupassé;lemaril’achevaitauprésent,dansunindéniablerétablissementpersonnel.Ilajoutasentencieusement,entredeuxbouchées:

«“Lesappétitsd’autruiparaissent facilementexcessifs,dèsqu’onne lespartagepas.Butungrandcoupdevin,puis:–Etcecivousexplique,cherami,commentunmariperdladirectiondesonménage.”

Page 125: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«J’entendaisderesteetdécouvrais,sousl’incohérenceapparentedesespropos,sondésirdefaireretomber sur la vertu de sa femme la responsabilité de ses faillites.Des êtres aussi disloqués que cepantin,medisais-je,n’ontpastropdetoutleurégoïsmepourtenirreliésentreeuxlesélémentsdisjointsde leur figure.Un peu d’oubli d’eux-mêmes, et ils s’en iraient enmorceaux. Il se taisait. Je sentis lebesoindeverserquelquesréflexions,commeonversedel’huileàunemachinequivientdefourniruneétape,et,pourl’inviteràrepartir,jehasardai:

«“Heureusement,Paulineestintelligente.”«Ilfitun:“Oui…”,prolongéjusqu’audubitatif,puis:«“Maisilyapourtantdeschosesqu’ellenecomprendpas.Siintelligentequesoitunefemme,vous

savez…Dureste,jereconnaisqu’enlacirconstance,jen’aipasététrèsadroit.J’avaiscommencéàluiparlerd’unepetiteaventure,alorsquejecroyais,quej’étaisconvaincumoi-même,quel’histoiren’iraitpasplus loin.L’histoire a étéplus loin…et les soupçonsdePauline également. J’avais eu tort de luimettre,commeondit,lapuceàl’oreille.Ilm’afalludissimuler,mentir…Voilàcequec’estqued’avoireu d’abord la langue trop longue.Que voulez-vous? Je suis d’un naturel confiant…Mais Pauline estd’unejalousieredoutableetvousn’imaginezpascombienj’aidûruser.

«–Ilyalongtempsdecela?demandai-je.«–Oh!çaduredepuiscinqansenviron;etj’estimequejel’avaiscomplètementrassurée.Maistout

vaêtreà recommencer.Figurez-vousqu’avant-hier, en rentrant chezmoi…Siondemandaitun secondpommard,hein?

«–Paspourmoi,jevousenprie.« – Ils en ont peut-être des demi-bouteilles. Ensuite je rentrerai dormir un peu. La chaleur

m’éprouve… Je vous disais donc qu’avant-hier, en rentrant chez moi, j’ouvre mon secrétaire pour yrangerdespapiers.J’amèneletiroiroùj’avaiscachéleslettresde…lapersonneenquestion.Jugezdemastupeur,moncher:letiroirétaitvide.Oh!parbleu,jenevoisquetropcequiseserapassé:Ilyaunequinzainedejours,Paulines’estamenéeàParisavecGeorgespour lemariagedelafilled’undemescollègues,auquelilnem’étaitpaspossibled’assister;voussavezquej’étaisenHollande…etpuis,cescérémonies-là,c’estplutôtl’affairedesfemmes.Désœuvrée,danscetappartementvide,sousprétextedemettredel’ordre,voussavezcommentsontlesfemmes,toujoursunpeucurieuses…elleauracommencéà fureter…oh ! sans songer àmal. Je ne l’accuse pas.MaisPauline a toujours euun sacré besoin deranger…Alors,qu’est-cequevousvoulezquejeluidise,àprésentqu’elletientenmainlespreuves?Siencore lapetitenem’appelait pasparmonnom !Unménage siuni !Quand je songe à ce que je vaisprendre…”

«Lepauvrehommepataugeaitdanssaconfidence.Ilsetamponnalefront,s’éventa.J’avaisbeaucoupmoinsbuquelui.Lecœurnefournitpasdelacompassionsurcommande;jen’éprouvaispourluiquedudégoût.Jel’acceptaispèredefamille(encorequ’ilmefûtpénibledemedirequ’ilétaitpèred’Olivier),bourgeois,rangé,honnête,retraité;amoureux, jenel’imaginaisqueridicule.J’étaissurtoutgênépar lamaladresseetlatrivialitédesespropos,desamimique;lessentimentsqu’ilm’exprimait,nisonvisageni sa voix nemeparaissaient faits pour les rendre ; on eût dit une contrebasse s’essayant à des effetsd’alto;soninstrumentn’obtenaitquedescouacs.

«“VousmedisiezqueGeorgesétaitavecelle…«–Oui;ellen’avaitpasvoululelaisserseul.Maisnaturellement,àParis,iln’étaitpastoujourssur

sondos…Sijevousdisais,moncher,quedepuisvingt-sixansdeménage,jen’aijamaiseuavecellelamoindrescène,paslapluspetitealtercation…Quandjesongeàcellequiseprépare…carPaulinerentre

Page 126: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

dansdeuxjours…Ah! tenez,parlonsd’autrechose.Ehbien!qu’est-cequevousditesdeVincent?LeprincedeMonaco,unecroisière…Peste!…Comment,vousnesaviezpas?…Oui, levoilàpartipoursurveillerdessondagesetdespêchesprèsdesAçores.Ah!celui-là,jen’aipasàm’inquiéterdelui,jevousassure!Ilferabiensonchemintoutseul.

«–Sasanté?«–Complètementrétablie.Intelligentcommeill’est,jelecroisenroutepourlagloire.Lecomtede

Passavantnem’apascachéqu’illetenaitpourundeshommeslesplusremarquablesqu’ileûtrencontrés.Ildisaitmême:leplusremarquable…maisilfautfairelapartdel’exagération…”

«Lerepass’achevait;ilallumauncigare.«“Puis-jevousdemander,reprit-il,quelestcetamid’Olivierquivousadonnédesesnouvelles?Je

vous dirai que j’attache une particulièrement grande importance aux fréquentations de mes enfants.J’estimequ’onnesauraittropyprendregarde.Lesmiensontheureusementunetendancenaturelleàneselierqu’aveccequ’ilyademieux.Voyez,Vincentavecsonprince;OlivieraveclecomtedePassavant…Georges, lui, a retrouvé à Houlgate un petit camarade de classe, un jeune Adamanti, qui va du resterentrerà lapensionVedel-Azaïsavec lui ;ungarçonde tout repos ; sonpèreest sénateurde laCorse.Mais regardez comme il faut seméfier : Olivier avait un ami qui semblait de très bonne famille : uncertainBernardProfitendieu.IlfautvousdirequeProfitendieupèreestmoncollègue;unhommedesplusremarquables et que j’estime tout particulièrement. Mais… (que ceci reste entre nous)… voici quej’apprendsqu’iln’estpaslepèredel’enfantquiportesonnom!Qu’est-cequevousditesdeça?

«–C’estprécisémentcejeuneBernardProfitendieuquim’aparléd’Olivier”,dis-je.«Moliniertiradegrossesboufféesdesoncigareet,relevanttrèshautlessourcils,cequicouvritson

frontderides:«“Jepréfèrequ’Oliviernefréquentepastropcegarçon.J’aisurluidesrenseignementsdéplorables;

quidurestenem’ontpasbeaucoupétonné.Disons-nousbienqu’iln’yalieud’attendreriendebond’unenfantnédanscestristesconditions.Cen’estpasqu’unenfantnaturelnepuisseavoirdegrandesqualités,desvertusmême;maislefruitdudésordreetdel’insoumissionportenécessairementenluidesgermesd’anarchie…Oui,moncher;cequidevaitarriverestarrivé.LejeuneBernardabrusquementquitté lefoyerfamilial,oùiln’auraitjamaisdûentrer.Ilestallé‘vivresavie’,commedisaitÉmileAugier;vivreonnesaitcomment,etonnesaitoù.LepauvreProfitendieu,quim’amislui-mêmeaucourantdecettefrasque,s’enmontraitd’abordextrêmementaffecté.Jeluiaifaitcomprendrequ’ilnedevaitpasprendrelachosetellementàcœur.Sommetoute,ledépartdecegarçonfaitrentrerleschosesdansl’ordre.”

« Je protestai que je connaissais Bernard assez pourme porter garant de sa gentillesse et de sonhonnêteté(megardant,ilvasansdire,deparlerdel’histoiredelavalise);maisMolinier,rebondissantaussitôt:

«“Allons!jevoisqu’ilfautquejevousenracontedavantage.”«Puissepenchantenavant,etàdemi-voix:« “Mon collègue Profitendieu s’est vu chargé d’instruire une affaire extrêmement scabreuse et

gênante, tant enelle-mêmequepar le retentissementet les suitesqu’ellepeutavoir.C’estunehistoireinvraisemblable et à laquelle on voudrait bien pouvoir ne pas ajouter foi… Il s’agit,mon cher, d’unevéritableentreprisedeprostitution,d’un…non, jenevoudraispasemployerdevilainsmots ;mettonsd’unemaisondethé,quiprésentececideparticulièrementscandaleuxqueleshabituésdesessalonssontpourlaplupart,etpresqueexclusivement,deslycéensencoretrèsjeunes.Jevousdisquec’estànepaslecroire.Cesenfantsneserendentcertainementpascomptedelagravitédeleursactes,carc’estàpeine

Page 127: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

s’ilscherchentàsecacher.Celasepasseàlasortiedesclasses.Ongoûte,oncause,ons’amuseaveccesdames;etlesjeuxvontsepoursuivredansdeschambresattenantesauxsalons.Naturellement,n’entrepaslà qui veut. Il faut être présenté, initié. Qui fait les frais de ces orgies ? Qui paie le loyer del’appartement? c’est ce qu’il ne paraissait pasmalaisé de découvrir ;mais on ne pouvait pousser lesinvestigations qu’avec une extrême prudence, par crainte d’en apprendre trop, de se laisser entraîner,d’être forcédepoursuivre etde compromettre enfindes familles respectablesdonton soupçonnait lesenfants d’être parmi les principaux clients. J’ai donc fait ce que j’ai pu pour modérer le zèle deProfitendieuquiselançaitcommeuntaureaudanscetteaffaire,sanssedouterquedesonpremiercoupdecorne…(ah!pardonnez-moi;jenel’aipasditexprès;ah!ah!ah!c’estdrôle;çam’aéchappé)…Ilrisquaitd’embrochersonfils.Parbonheur,lesvacancesontlicenciétoutlemonde;lescollégienssesontdisséminés,etj’espèrequetoutecetteaffairevas’enallereneaudeboudin,êtreétoufféeaprèsquelquesavertissementsetsanctionssansesclandre.

«–VousêtesbiencertainqueBernardProfitendieuavaittrempélà-dedans?«–Pasabsolument,mais…«–Qu’est-cequivousporteàlecroire?«–D’abord,lefaitquec’estunenfantnaturel.Vouspensezbienqu’ungarçondesonâgenefichepas

le camp de chez lui sans avoir toute honte bue…Et puis je crois bien queProfitendieu a été pris dequelquessoupçons,carsonzèles’estbrusquementralenti;quedis-je,ilaparufairemachinearrière,etladernièrefoisquejeluiaidemandéoùcetteaffaireenétait,ils’estmontrégêné:‘Jecroisque,finalement,celanevariendonner’,m’a-t-ildit,etilavitedétournélaconversation.PauvreProfitendieu!Ehbien!voussavez,ilneméritepascequiluiarrive.C’estunhonnêtehomme,et,cequiestpeut-êtreplusrare:unbravegarçon.Ah!parexemple,safillevientdefaireunbienbeaumariage.Jen’aipaspuyassisterparcequej’étaisenHollande,maisPaulineetGeorgesétaientrevenuspourcela.Jevousl’aiditdéjà?Ilesttempsquej’ailledormir…Quoi,vraiment!vousvouleztoutpayer?Laissezdonc!Entregarçons,encamarades,onpartage…Pasmoyen?Allons,adieu.N’oubliezpasquePaulinerentredansdeuxjours.Veneznousvoir.Etpuisnem’appelezdoncplusMolinier;ditesdonc:Oscar,simplement!…Jevoulaisvousdemanderceladepuislongtemps.”

«CesoirunbilletdeRachel,lasœurdeLaura:«J’ai de graves choses à vous dire. Pouvez-vous, sans trop vous déranger, passer à la pension

demainaprès-midi?Vousmerendriezgrandservice.« Si c’était pourme parler de Laura, elle n’aurait pas tant attendu.C’est la première fois qu’elle

m’écrit.»

Page 128: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

II

JOURNALD’ÉDOUARD(suite)

28septembre.«J’aitrouvéRachelsurleseuildelagrandesalled’études,aurez-de-chausséedelapension.Deux

domestiquesnettoyaientleplancher.Elle-même,entablierdeservante,untorchonàlamain.« “Je savais que je pouvais compter sur vous, m’a-t-elle dit en me tendant la main, avec une

expressiondetristessetendre,résignée,etmalgrétoutsouriante,plustouchantequelabeauté.–Sivousn’êtespastroppressé,lemieuxseraitquevousmontiezd’abordfaireunepetitevisiteàgrand-père,puisàmaman.S’ilsapprenaientquevousêtesvenusanslesvoir,celaleurferaitdelapeine.Maisréservezunpeudetemps;ilfautabsolumentquejevousparle.Vousmerejoindrezici;vousvoyez, jesurveille letravail.”

«Parunesortedepudeur,ellenedit jamais: je travaille.Rachels’esteffacée toutesavie,et rienn’estplusdiscret,plusmodestequesavertu.L’abnégationluiestsinaturellequ’aucundessiensneluisaitgrédesonperpétuelsacrifice.C’estlaplusbelleâmedefemmequejeconnaisse.

«Montéausecond,chezAzaïs.Levieuxnequitteplusguèresonfauteuil.Ilm’afaitasseoirprèsdeluietpresqueaussitôtm’aparlédeLaPérouse.

«“Jem’inquiètedelesavoirseuletvoudraislepersuaderdevenirhabiterlapension.Voussavezquenoussommesdevieuxamis.J’aiétélevoirdernièrement.JecrainsqueledépartdesachèrefemmepourSainte-Périne,nel’aitbeaucoupaffecté.Saservantem’aditqu’ilnesenourrissaitpresqueplus.J’estimequed’ordinairenousmangeonstrop;maisentoutechose,ilfautobserverunemesureetilpeutyavoirexcèsdanslesdeuxsens.Iltrouveinutilequ’onfassedelacuisinepourluitoutseul;maisenprenantsesrepasavecnous,devoirmangerlesautresl’entraînerait.Ilseraiticiprèsdesoncharmantpetit-fils,qu’iln’aurait sinon guère l’occasion de voir ; car de la rue Vavin au faubourg Saint-Honoré, c’est tout unvoyage.Ausurplus,jen’aimeraispastroplaisserl’enfantsortirseuldansParis.JeconnaisAnatoledeLaPérousedepuislongtemps.Ilatoujoursétéoriginal.Cen’estpasunreproche;maisilestdenaturelunpeufieretn’accepteraitpeut-êtrepasl’hospitalitéquejeluioffre,sanspayerunpeudesapersonne.J’aidoncpenséquejepourraisluiproposerdesurveillerlesclassesd’études,cequinelefatigueraitguère,etauraitausurplusleboneffetdeledistraire,delesortirunpeudelui-même.Ilestbonmathématicienetpourraitaubesoindonnerdesrépétitionsdegéométrieoud’algèbre.Àprésentqu’iln’aplusd’élèves,sesmeublesetsonpianoneluiserventplusàrien; ildevraitdonnercongé;etcommedevenir ici luiéconomiseraitunloyer,j’aipenséqu’ausurplus,nouspourrionsconvenird’unpetitprixdepension,pourlemettreplusàsonaise,etqu’ilnesesentepastropmonobligé.Vousdevrieztâcherdeleconvaincre,etcelasans trop tarder,caravecsonmauvais régime, jecrainsqu’ilnes’affaiblissevite.Ausurplus, larentréealieudansdeuxjours;ilseraitutiledesavoiràquois’enteniretsil’onpeutcomptersurlui…commeluipeutcomptersurnous.”

«Jepromisd’allerparleràLaPérousedèslelendemain.Aussitôt,commesoulagé:«“Eh ! quel bravegarçon, dites-moi, quevotre jeuneprotégé,Bernard. Il s’est aimablement offert

pourrendreicidepetitsservices;ilparlaitdesurveillerlapetiteétude;maisjecrainsqu’ilnesoitlui-

Page 129: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

mêmeunpeujeuneetnesachepassefairerespecter.J’aicausélonguementavecluietl’aitrouvébiensympathique. C’est avec les caractères de cette trempe qu’on forge les meilleurs chrétiens. Il estassurément regrettableque ladirectiondecetteâmeaitété fausséepar sonéducationpremière. Ilm’aavouéqu’iln’avaitpaslafoi;maisilm’aditcelasuruntonquim’adonnébonespoir.Jeluiairéponduquej’espéraistrouverenluitouteslesqualitésqu’ilfallaitpourformerunbravepetitsoldatduChrist,etqu’ildevaitsepréoccuperdesongeràfairevaloirlestalentsqueDieuluiavaitconfiés.Nousavonsreluensemblelaparabole,etjecroisquelabonnesemencen’estpastombéesurunmauvaisterrain.Ils’estmontréremuéparmesparolesetm’apromisd’yréfléchir.”

«Bernardm’avaitdéjàparlédecetentretienaveclevieux;jesavaiscequ’ilenpensait,desortequelaconversationmedevenaitassezpénible.Déjàjem’étaislevépourpartir,maislui,gardantlamainquejeluitendaisdanslessiennes:

«“Eh!dites-moi;j’airevunotreLaura!Jesavaisquecettechèreenfantavaitpassétoutunmoisavecvousdanslabellemontagne;ellesembles’yêtrefaitbeaucoupdebien.Jesuisheureuxdelasavoirdenouveauprèsdesonmari,quidevaitcommenceràsouffrirdesalongueabsence.Ilestregrettablequesontravailneluiaitpaspermisdevousrejoindrelà-bas.”

«Jetiraispourpartir,deplusenplusgêné,carj’ignoraiscequeLauraavaitpuluidire,maisd’ungestebrusqueetautoritaire,ilm’attiracontrelui,et,sepenchantenavantversmonoreille:

«“Lauram’aconfiéqu’elleavaitdesespérances;maischut !…Ellepréfèrequ’onne lesachepasencore.Jevousdiscelaàvous,parcequejesaisquevousêtesaucourant,etquenoussommesdiscretsl’un et l’autre.Lapauvre enfant était toute confuse enmeparlant, et rougissante ; elle est si réservée.Commeelle s’étaitmiseàgenouxdevantmoi,nousavonsensemble remerciéDieud’avoirbienvoulubénircetteunion.”

«IlmesemblequeLauraauraitmieuxfaitdedifférercetteconfidence,àlaquellesonétatnelaforçaitpasencore.M’eût-elle consulté, je lui aurais conseilléd’attendred’avoir revuDouviers avantde riendire.Azaïsn’yvoitquedufeu;maistouslessiensneserontpasaussijobards.

«Levieuxaexécutéencorequelquesvariationssurdiversthèmespastoraux,puism’aditquesafilleseraitheureusedemerevoir,etjesuisredescenduàl’étagedesVedel.

«Je reliscequedessus.Enparlantainsid’Azaïs,c’estmoique je rendsodieux.Je l’entendsbienainsi;et j’ajoutecesquelqueslignesà l’usagedeBernard,pourlecasoùsacharmanteindiscrétionlepousseraitàfourrerdenouveausonnezdanscecahier.Pourpeuqu’ilcontinueàfréquenterlevieux,ilcomprendracequejeveuxdire.J’aimebeaucouplevieuxet,“ausurplus”commeildit,jelerespecte ;maisdèsquejesuisprèsdelui,jenepeuxplusmesentir;celamerendsasociétéassezpénible.

« J’aime beaucoup sa fille, la pastoresse.MadameVedel ressemble à l’Elvire de Lamartine ; uneElvirevieillie.Saconversationn’estpassanscharme.Illuiarriveassezsouventdenepasacheversesphrases, ce qui donne à sa pensée une sorte de flou poétique. Elle fait de l’infini avec l’imprécis etl’inachevé. Elle attend de la vie future tout ce qui lui manque ici-bas ; ceci lui permet d’élargirindéfinimentsesespoirs.Elleprendélansurlerétrécissementdesonsol.DenevoirquetrèspeuVedelluipermetdes’imaginerqu’ellel’aime.Ledignehommeestincessammentenpartance,requisparmillesoins,millesoucis,sermons,congrès,visitesdepauvresetdemalades. Ilnevousserre lamainqu’enpassant,maisd’autantpluscordialement.

«“Troppressépourcauseraujourd’hui.«–Bah!l’onseretrouveradansleciel,luidis-je;maisiln’apasletempsdem’entendre.

Page 130: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«–Plusuninstantàlui,soupiremadameVedel.Sivoussavieztoutcequ’ilselaissemettresurlesbrasdepuisque…Commeonsaitqu’ilneserefusejamais,toutlemondelui…Quandilrentrelesoir,ilestsifatiguéparfoisquejen’osepresquepasluiparlerdepeurdele…Ilsedonnetellementauxautresqu’ilneluiresteplusrienpourlessiens.”

«Ettandisqu’ellemeparlait,jemesouvenaisdecertainsretoursdeVedel,dutempsquej’habitaislapension.Jelevoyaisseprendrelatêtedanslesmainsetbrameraprèsunpeuderépit.Mais,alorsdéjà,jepensaisque,cerépit,illeredoutaitpeut-êtreplusencorequ’ilnelesouhaitait,etqueriennepourraitluiêtredonnédepluspéniblequ’unpeudetempspourréfléchir.

« “Vous prendrez bien une tasse de thé ? me demanda madame Vedel, tandis qu’une petite bonneapportaitunplateauchargé.

«–Madame,iln’yaplusdesucre.«–Jevousaidéjàditquec’estàmademoiselleRachelquevousdevezendemander.Allezvite…

Est-cequevousavezprévenucesMessieurs?«–MonsieurBernardetmonsieurBorissontsortis.«–Ehbien!etmonsieurArmand?…Dépêchez-vous.”«Puis,sansattendrequelabonnesoitsortie:«“CettepauvrefillearrivedeStrasbourg.Ellen’aaucune…Onestobligédetoutluidire…Ehbien!

qu’est-cequevousattendez?”«Laservanteseretournacommeunserpentàquil’onauraitmarchésurlaqueue:«“Ilyaenbaslerépétiteur,quivoulaitmonter.Ilditqu’ilnes’enirapasavantd’êtrepayé.”«LestraitsdemadameVedelexprimèrentunennuitragique.« “Combien de fois devrai-je encore répéter que ce n’est pas moi qui m’occupe des affaires de

règlements. Dites-lui qu’il s’adresse àMademoiselle. Allez !… Pas une heure tranquille ! Je ne saisvraimentpasàquoipenseRachel.

«–Nousnel’attendonspaspourlethé?«–Ellen’enprendjamais…Ah!cetterentréenousdonnebiendusouci.Lesmaîtresrépétiteursqui

seproposentdemandentdesprixexorbitants;ou,quandleursprixsontacceptables,c’esteux-mêmesquinelesontpas.Papaaeuàseplaindredudernier;ils’estmontrébeaucouptropfaibleaveclui;àprésentc’estluiquimenace.Vousavezentenducequedisaitlapetite.Touscesgensnesongentqu’àl’argent…comme s’il n’y avait rien de plus important aumonde. En attendant, nous ne savons pas comment leremplacer.Prospercroittoujoursqu’iln’yaqu’àprierDieupourquetouts’arrange…

«Labonnerentraitaveclesucre.«“VousavezprévenumonsieurArmand?«–Oui,Madame;ilvavenirtoutdesuite.«–EtSarah?demandai-je.«–Ellenerentrequedansdeuxjours.Elleestchezdesamis,enAngleterre;chezlesparentsdecette

jeunefillequevousavezvuecheznous.Ilsontététrèsaimables,etjesuisheureusequeSarahpuisseunpeuse…C’estcommeLaura.Jeluiaitrouvébienmeilleuremine.CeséjourenSuisse,aprèsleMidi,luiafaitbeaucoupdebien,etvousêtestrèsaimabledel’avoirdécidée.Iln’yaquecepauvreArmandquin’apasquittéParisdetouteslesvacances.

Page 131: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«–EtRachel?«–Oui;c’estvrai;elleaussi.Elleaétésollicitéedediverscôtés,maiselleapréféréresteràParis.

Etpuisgrand-pèreavaitbesoind’elle.D’ailleurs,danscettevie,onnefaitpastoujourscequ’onveut.C’estcequedetempsentemps,jesuisforcéederedireauxenfants.Ilfautaussisongerauxautres.Est-ceque vous croyez que, moi aussi, cela ne m’aurait pas amusée d’aller me promener à Saas-Fée ? EtProsper,lui,quandilvoyageest-cequevouscroyezquec’estpoursonplaisir?Armand,tusaisbienquejen’aimepasquetuviennesicisansfauxcol,ajouta-t-elleenvoyantentrersonfils.

«–Machèremère,vousm’avezreligieusementenseignéàn’attacherpointd’importanceàmamise,dit-ilenmetendantlamain;ettrèsopportunément,carlablanchisseusenerevientquemardi,etlescolsquimerestentsontdéchirés.”

« Je me souvenais de ce qu’Olivier m’avait dit de son camarade, et il me parut en effet qu’uneexpressiondesouciprofondsecachaitderrièresaméchanteironie.Levisaged’Armands’étaitaffiné ;sonnezsepinçait,sebusquaitsurseslèvresaminciesetdécolorées.Ilcontinuait:

«“Avez-vousaviséMonsieurvotrenoblevisiteurquenousavonsadjointànotretroupeordinaireetengagé,pourl’ouverturedenotresaisond’hiver,quelquesvedettessensationnelles:lefilsd’unsénateurbien-pensant,etlejeunevicomtedePassavant,frèred’unauteurillustre?Sanscompterdeuxrecruesquevousconnaissezdéjà,maisquin’ensontpourcelaqueplushonorables:leprinceBoris,etlemarquisdeProfitendieu;plusquelquesautresdontlestitresetlesvertusrestentàdécouvrir.

«–Vousvoyezqu’ilnechangepas”,ditlapauvremère,quisouriaitàcesplaisanteries.«J’avaissigrandpeurqu’ilnecommençâtàparlerdeLaura,quej’écourtaimavisiteetdescendisau

plusviteretrouverRachel.«Elleavaitrelevélesmanchesdesoncorsagepouraideraurangementdelasalled’étude;maisles

rabaissaprécipitammentenmevoyantapprocher.« “Ilm’est extrêmementpénibled’avoir recours àvous, commença-t-elle enm’entraînantdansune

petite salle voisine qui sert aux leçons particulières. J’aurais voulum’adresser àDouviers, quim’enavaitpriée;maisdepuisquej’airevuLaura,j’aicomprisquejenepouvaispluslefaire…”

«Elleétaittrèspâle,et,commeelledisaitcesderniersmots,sonmentonetseslèvresfurentagitésd’un tremblement convulsif qui l’empêcha quelques instants de parler.Dans la crainte de la gêner, jedétournaisd’ellemonregard.Elles’appuyacontrelaportequ’elleavaitrefermée.Jevoulusluiprendrela main, mais elle l’arracha d’entre les miennes. Elle reprit enfin, la voix comme contractée par unimmenseeffort:

« “Pouvez-vousmeprêter dixmille francs?La rentrée s’annonce assez bonne et j’espère pouvoirvouslesrendrebientôt.

«–Quandvouslesfaut-il?”«Elleneréponditpas.«“Jemetrouveavoirunpeuplusdemillefrancssurmoi,repris-je.Dèsdemainmatin,jecompléterai

lasomme…Dèscesoir,s’ilestnécessaire.« – Non ; demain suffira. Mais si vous pouvez sans vous priver me laisser mille francs tout de

suite…”«Jelessortisdemonportefeuilleetlesluitendis.«“Voulez-vousquatorzecentsfrancs?”

Page 132: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Ellebaissalatêteetfitun“oui”sifaiblequejel’entendisàpeine,puisgagnaenchancelantunbancd’écolier sur lequel elle se laissa tomberet, lesdeuxcoudesappuyés sur lepupitredevant elle, restaquelquesinstantslevisagedanslesmains.Jepensaiqu’ellepleuraitmais,quandjeposaimamainsursonépaule,ellerelevalefrontetjevisquesesyeuxétaientrestéssecs.

«“Rachel,luidis-je,nesoyezpasconfused’avoiràmedemandercela.Jesuisheureuxdepouvoirvousobliger.”

«Ellemeregardagravement:« “Ce qui m’est pénible, c’est de devoir vous prier de n’en parler ni à grand-père, ni à maman.

Depuisqu’ilsm’ontconfiélescomptesdelapension,jeleurlaissecroireque…enfinilsnesaventpas.Neleurditesrien,jevousensupplie.Grand-pèreestvieux,etmamansedonnetantdemal.

«–Rachel,cen’estpasellequisedonnetoutcemal…C’estvous.«–Elles’estdonnébeaucoupdemal.Àprésentelleestfatiguée.C’estmontour.Jen’airiend’autre

àfaire.”«Elledisaittoutsimplementcesmotstoutsimples.Jenesentaisdanssarésignationnulleamertume,

maisaucontraireunesortedesérénité.«“Maisn’allezpascroirequecelaailletrèsmal,reprit-elle.Simplementc’estunmomentdifficile,

parcequecertainscréancierssemontrentimpatients.«–J’aientendutoutàl’heurelabonneparlerd’unmaîtrerépétiteurquiréclamaitsondû.«–Oui ; il estvenu faireàgrand-pèreunescène trèspénible,quemalheureusement jen’aipaspu

empêcher.C’estunhommebrutaletvulgaire.Ilfautquej’aillelepayer.«–Souhaitez-vousquej’ailleàvotreplace?«Ellehésitauninstant,s’efforçantenvaindesourire.«–Merci.Maisnon;mieuxvautquecesoitmoi…Maissortezavecmoi,voulez-vous.J’aiunpeu

peurdelui.S’ilvousvoit,iln’oserasansdouteriendire.«Lacourdelapensiondominedequelquesmarcheslejardinquiyfaitsuiteetdontunebalustradela

sépare, contre laquelle le répétiteur s’appuyait, les deux coudes rejetés en arrière. Il était coiffé d’unénormefeutremouetfumaitlapipe.TandisqueRachelparlementaitaveclui,Armandvintmerejoindre.

«“Rachelvousatapé,dit-ilcyniquement.Vousvenezàpicpourlatirerd’unesaleangoisse.C’estencoreAlexandre,moncochondefrère,quiafaitdesdettesdanslescolonies.Elleavoulucachercelaàmesparents.DéjàelleavaitabandonnélamoitiédesadotpourgrossirunpeucelledeLaura;maiscettefoistoutleresteyapassé.Ellenevousenariendit, jeparie.Samodestiem’exaspère.C’estunedesplussinistresplaisanteriesdecebasmonde :chaquefoisquequelqu’unsesacrifiepour lesautres,onpeut être certain qu’il vaut mieux qu’eux… Tout ce qu’elle a fait pour Laura ! Celle-ci l’a bienrécompensée,lagarce!…

«–Armand,m’écriai-jeindigné,vousn’avezpasledroitdejugervotresœur.”«Maisilrepritd’unevoixsaccadéeetsifflante:«“C’estaucontraireparcequejenesuispasmeilleurqu’elle,quejelajuge.Jem’yconnais.Rachel,

elle,nenousjugepas.Ellenejugejamaispersonne…Oui,lagarce,lagarce…Cequejepensed’elle,jeneleluiaipasenvoyédire,jevousjure…Etvousquiavezcouvert,quiavezprotégétoutcela!Vousquisaviez…Grand-père,lui,n’yvoitquedufeu.Mamans’efforcedeneriencomprendre.Quantàpapa,ils’enremetauSeigneur;c’estpluscommode.Àchaquedifficulté,iltombeenprièreetlaisseRachelse

Page 133: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

débrouiller.Toutcequ’ildemande,c’estdenepasyvoirclair.Ilcourt;ilsedémène; iln’estpresquejamais à lamaison. Je comprends qu’il étouffe ici ; moi, j’y crève. Il cherche à s’étourdir, parbleu !Pendantcetemps,mamanfaitdesvers.Oh!jenelablaguepas;j’enfaisbien,moi.Mais,dumoins,jesaisquejenesuisqu’unsalaud;etjen’aijamaischerchéàposerpourautrechose.Ditessicen’estpasdégoûtant:grand-pèrequi‘faitlecharitable’avecLaPérouse,parcequ’ilabesoind’unrépétiteur…Ettoutàcoup:–Qu’est-cequececochon,là-basosedireàmasœur?S’ilnelasaluepasenpartant,jeluifousmonpoingsurlagueule…

«Ils’élançaverslebohème,etjecrusqu’ilallaitcogner.Maisl’autre,àsonapproche,sefenditd’ungrand coup de chapeau déclamatoire et ironique, puis s’enfonça sous la voûte.À cemoment, la portecochères’ouvritpourlaisserentrerlepasteur.Ilétaitenredingote,tuyaudepoêleetgantsnoirs,commequireviendraitdebaptêmeoud’enterrement.L’ex-répétiteuretluiéchangèrentunsalutcérémonieux.

«RacheletArmandserapprochaient.QuandVedelleseutrejointsprèsdemoi:«“Toutestarrangé”,ditRachelàsonpère.«Celui-cilabaisasurlefront:«“Tuvoisbiencequejetedisais,monenfant:Dieun’abandonnejamaisceluiquiseconfieenlui.”«Puis,metendantlamain:«“Vouspartezdéjà?…Àundecesjours,n’est-cepas?”»

Page 134: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

III

JOURNALD’ÉDOUARD(Suite)

29septembre.«VisiteàLaPérouse.Labonnehésitaitàmelaisserentrer.“Monsieurneveutvoirpersonne.”J’ai

tantinsistéqu’ellem’aintroduitdanslesalon.Lesvoletsétaientclos;danslapénombre,jedistinguaisàpeinemonvieuxmaître,enfoncédansungrandfauteuildroit.Ilnes’estpaslevé.Sansmeregarderilm’atendudecôtésamainmolle,quiestretombéeaprèsquejel’euspressée.Jemesuisassisàcôtédelui,desortequejenelevoyaisquedeprofil.Sestraitsrestaientdursetfigés.Parinstantsseslèvress’agitaient,maisilnedisaitrien.J’envenaisàdouters’ilmereconnaissait.Lapenduleasonnéquatreheures;alors,commemûparunrouaged’horlogerie, ila tournélatêtelentementetd’unevoixsolennelle,fortemaisatoneetcommed’outre-tombe:

«“Pourquoivousa-t-onfaitentrer?J’avaisrecommandéàlabonnededire,àquimedemanderait,queMonsieurdeLaPérouseestmort.”

«Jem’affectaipéniblement,nontantdecesparolesabsurdesquedeleurton ;un tondéclamatoire,indiciblementaffecté,auquelmonvieuxmaître,sinaturelavecmoid’ordinaireetsiconfiant,nem’avaitpashabitué.

«“Cettefillen’apasvoulumentir,ai-jeenfinrépondu.Nelagrondezpasdem’avoirouvert.Jesuisheureuxdevousrevoir.”

«Ilrépétastupidement:“MonsieurdeLaPérouseestmort.”Puisreplongeadanslemutisme.J’eusunmouvementd’humeuretmelevai,prêtàpartir,remettantàunautrejourlesoindechercherlaraisondecettetristecomédie.Maisàcemomentlabonnerentra;elleapportaitunetassedechocolatfumant:

«“QueMonsieurfasseunpetiteffort.Iln’aencorerienprisd’aujourd’hui.”« La Pérouse eut un sursaut d’impatience, comme un acteur à qui quelque comparse maladroit

couperaituneffet:«“Plustard.QuandceMonsieurseraparti.”«Maislabonnen’eutpasplustôtrefermélaporte:«“Monami,soyezbon;apportez-moiunverred’eaujevousprie.Unsimpleverred’eau.Jemeursde

soif.”« Je trouvai dans la salle àmanger une carafe et un verre. Il emplit le verre, le vida d’un trait et

s’essuyaleslèvresàlamanchedesonvieuxvestond’alpaga.«“Vousavezdelafièvre?”luidemandai-je.«Maphraselerappelaaussitôtausentimentdesonpersonnage:«“MonsieurdeLaPérousen’apasdefièvre.Iln’aplusrien.Depuismercredisoir,MonsieurdeLa

Pérouseacessédevivre.”«J’hésitaissilemieuxn’étaitpasd’entrerdanssonjeu:

Page 135: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«“N’est-cepasprécisémentmercrediquelepetitBorisestvenuvousvoir?”«Iltournalatêteversmoi;unsourire,commel’ombredeceluid’autrefois,aunomdeBoris,éclaira

sestraits,et,consentantenfinàquittersonrôle:«“Monami,jepuisbienvousledire,àvous:cemercredi,c’étaitledernierjourquimerestait.Puis

ilreprit,àvoixplusbasse:–Ledernierjourprécisémentquejem’étaisaccordéavant…d’enfinir.”«Ilm’étaitextrêmementdouloureuxdevoirLaPérousereveniràcesinistrepropos.Jecomprenais

que jen’avais jamaisprisbienausérieuxcequ’ilm’enavaitditprécédemment,car j’avais laissémamémoire s’en dessaisir ; et je me le reprochais à présent. À présent je me souvenais de tout, maism’étonnai, car il m’avait parlé d’abord d’une échéance plus lointaine, et, comme je le lui faisaisobserver, il m’avoua d’un ton de voix redevenu naturel et même avec un peu d’ironie, qu’il m’avaittrompésurladate,qu’ill’avaitunpeureculéedanslacraintequejenetentedeleretenirouquejeneprécipitepourcelamonretour,maisqu’ils’étaitagenouilléplusieurssoirsdesuite,suppliantDieuqu’illuiaccordâtdevoirBorisavantdemourir.

«“Etmêmej’avaisconvenuavecLui,ajouta-t-il,qu’aubesoinjeremettraisdequelquesjoursmondépart…àcausedecetteassurancequevousm’aviezdonnéedemeleramener,vousvoussouvenez?”

«J’avaisprissamain;elleétaitglacéeet je la réchauffaidans lesmiennes. Ilcontinuad’unevoixmonotone:

«“Alors,quandj’aivuquevousn’attendiezpaslafindesvacancespourreveniretquejepourraisrevoirlepetitsanspourceladifférermondépart,j’aicruque…ilm’asembléqueDieutenaitcomptedema prière. J’ai cru qu’il m’approuvait. Oui, j’ai cru cela. Je n’ai pas compris tout de suite qu’il semoquaitdemoi,commetoujours.”

«Ilenlevasamaind’entrelesmiennes,etsuruntonplusanimé:«“C’estdoncmercredisoirquejem’étaispromisd’enfinir;etc’estdanslajournéedemercredique

vousm’avezamenéBoris.Jen’aipaséprouvé,jedoisledire,enlevoyant,toutelajoiequejem’étaispromise.J’airéfléchiàcela,ensuite.Évidemment,jen’étaispasendroitd’espérerquecepetitpûtêtreheureuxdemevoir.Samèreneluiparlaitjamaisdemoi.”

«Ils’arrêta;seslèvrestremblèrentetjecrusqu’ilallaitpleurer.«“Borisnedemandequ’àvousaimer,maislaissez-luiletempsdevousconnaître,hasardai-je.« –Après que le petitm’eut quitté, reprit La Pérouse, sansm’entendre, quand le soir, jeme suis

retrouvéseul(carvoussavezquemadamedeLaPérousen’estplusici),jemesuisdit:‘Allons!voicilemoment.’Ilfautquevoussachiezquemonfrère,celuiquej’aiperdu,m’aléguéunepairedepistoletsquejegardetoujoursprèsdemoi,dansunétui,auchevetdemonlit.J’aidoncétécherchercetétui.Jemesuisassisdansunfauteuil;là,commejesuisencemoment.J’aichargél’undespistolets…”

«Ilsetournaversmoiet,brusquement,brutalement,répéta,commesijedoutaisdesaparole:“Oui,jel’aichargé.Vouspouvezvoir:Il l’estencore.Ques’est-ilpassé?Jeneparvienspasàcomprendre.J’aiportélepistoletàmonfront.Jel’aigardélongtempscontrematempe.Etjen’aipastiré.Jen’aipaspu…Auderniermoment,c’esthonteuxàdire…Jen’aipaseulecouragedetirer.”

«Ils’étaitaniméenparlant.Sonregardétaitdevenuplusvifetlesangcoloraitfaiblementsesjoues.Ilmeregardaitenhochantlatête.

« “Comment expliquez-vouscela?Une chose que j’avais résolue ; à laquelle, depuis desmois, jen’arrêtaispasdepenser…Peut-êtremêmeest-cepourcela.Peut-êtreque,paravance,j’avaisépuiséenpenséetoutmoncourage…

Page 136: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

« – Comme, avant le retour de Boris, vous aviez épuisé la joie du revoir”, lui dis-je ; mais ilcontinuait:

« “Je suis resté longtemps, avec le pistolet contre ma tempe. J’avais le doigt sur la gâchette. Jepressaisunpeu;maispasassezfort.Jemedisais:‘Dansuninstant,jevaispresserplusfort,etlecouppartira.’Jesentaislefroiddumétal,etmedisais:‘Dansuninstant,jenesentiraiplusrien.Maisd’abordje vais entendre un bruit terrible…’ Songez donc ! si près de l’oreille !…C’est cela surtout quim’aretenu:lapeurdubruit…C’estabsurde;car,dumomentquel’onmeurt…Oui;maislamort,jel’espèrecommeunsommeil ;etunedétonation,celan’endortpas :cela réveille…Oui ;c’estcertainementceladontj’avaispeur.J’avaispeur,aulieudem’endormir,demeréveillerbrusquement.”

« Il semblase ressaisir,ouplutôt se rassembler,etdurantquelques instants,denouveauses lèvresremuèrentàvide.

«“Toutcela,reprit-il,jenemelesuisditqu’ensuite.Lavérité,sijenemesuispastué,c’estquejen’étais pas libre. Je dis à présent : j’ai eu peur ; mais non : ce n’était pas cela. Quelque chose decomplètementétrangeràmavolonté,deplusfortquemavolonté,meretenait…CommesiDieunevoulaitpasme laisserpartir. Imaginezunemarionnettequivoudraitquitter lascèneavant la finde lapièce…Haltelà!Onaencorebesoindevouspourlefinale.Ah!vouscroyiezquevouspouviezpartirquandvousvouliez !… J’ai compris que ce que nous appelons notre volonté, ce sont les fils qui fontmarcher lamarionnette,etqueDieutire.Vousnesaisissezpas?Jevaisvousexpliquer.Tenez:jemedisàprésent:‘Jevaislevermonbrasdroit’;etjelelève.(Effectivementilleleva.)Maisc’estquelaficelleétaitdéjàtiréepourmefairepenseretdire:‘Jeveuxlevermonbrasdroit’…Etlapreuvequejenesuispaslibre,c’estquesij’avaisdûleverl’autrebras,jevousauraisdit:‘Jem’envaislevermonbrasgauche’…Non;jevoisquevousnemecomprenezpas.Vousn’êtespaslibredemecomprendre…Oh!jemerendsbiencompteàprésent,queDieus’amuse.Cequ’ilnousfaitfaire, ils’amuseànouslaissercroirequenousvoulions le faire.C’est sonvilain jeu…Vouscroyezque jedeviens fou?Àpropos : figurez-vous quemadamedeLaPérouse…Voussavezqu’elleestentréedansunemaisonderetraite…Ehbien! figurez-vousqu’ellesepersuadequec’estunasiled’aliénés,etqueje l’yaifait internerpourmedébarrasserd’elle, avec l’intention de la faire passer pour folle.Accordez-moi que c’est curieux : n’importe quelpassantqu’oncroisedanslarue,vouscomprendraitmieuxquecelleàquil’onadonnésavie…Danslespremiers temps, j’allais la voir chaque jour.Mais, sitôt qu’ellem’apercevait : ‘Ah ! vous voilà.Vousvenez encore m’espionner…’ J’ai dû renoncer à ces visites qui ne faisaient que l’irriter. Commentvoulez-vousqu’ons’attacheàlavie,lorsqu’onnepeutplusfairedebienàpersonne?”

« Des sanglots étranglèrent sa voix. Il baissa la tête et je crus qu’il allait retomber dans sonaccablement.Mais,avecunbrusqueélan:

«“Savez-vouscequ’elleafait,avantdepartir?Elleaforcémontiroiretbrûlétoutesleslettresdefeumonfrère.Elleatoujoursétéjalousedemonfrère;surtoutdepuisqu’ilestmort.Ellemefaisaitdesscènesquandellemesurprenait,lanuit,entrainderelireseslettres.Elles’écriait:‘Ah!vousattendiezquejesoiscouchée.Vousvouscachezdemoi.’Etencore:‘Vousferiezbeaucoupmieuxd’allerdormir.Vousvousfatiguezlesyeux.’Onl’auraitditepleined’attentions;maisjelaconnais:c’étaitdelajalousie.Ellen’apasvoulumelaisserseulaveclui.

«–C’estqu’ellevousaimait.Iln’yapasdejalousiesansamour.«–Ehbien!accordez-moiquec’estunetristechose,lorsquel’amour,aulieudefairelafélicitédela

vie,endevientlacalamité…C’estsansdouteainsiqueDieunousaime.”«Ils’étaitbeaucoupanimétoutenparlant,ettoutàcoup:

Page 137: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«“J’aifaim,dit-il.Quandjeveuxmanger,cetteservantem’apportetoujoursduchocolat.MadamedeLaPérouseadûluidirequejeneprenaisriend’autre.Vousseriezbienaimabled’alleràlacuisine…lasecondeporteàdroite,danslecouloir…etdevoirs’iln’yapasdesœufs.Jecroisqu’ellem’aditqu’ilyenavait.

«–Vousvoudriezqu’ellevousprépareunœufsurleplat?«–Jecroisquej’enmangeraisbiendeux.Seriez-vousassezbon?Moi,jeneparvienspasàmefaire

entendre.«–Cherami,luidis-jeenrevenant,vosœufsserontprêtsdansuninstant.Sivousmelepermettez,je

resteraipourvous lesvoirprendre ;oui,celame feraplaisir. Ilm’aété trèspénibledevousentendredire,toutàl’heure,quevousnepouviezplusfairedebienàpersonne.Voussemblezoubliervotrepetit-fils.Votreami,monsieurAzaïs,vousproposedevenirvivreprèsdelui,àlapension.Ilm’achargédevousledire.Ilpensequ’àprésentquemadamedeLaPérousen’estplusici,riennevousretient.”

«Jem’attendaisàquelquerésistance,maisc’estàpeines’ils’informadesconditionsdelanouvelleexistencequis’offraitàlui.

« “Si je neme suis pas tué, je n’en suis pasmoinsmort. Ici ou là, peum’importe, disait-il.Vouspouvezm’emmener.”

«Jeconvinsquejeviendrais leprendrelesurlendemain;que,d’ici là, jemettraisàsadispositiondeuxmalles,pourqu’ilypuisse ranger lesvêtementsdont il auraitbesoinet cequ’il tiendrait àcœurd’emporter.

«“Dureste,ajoutai-je,commevousconserverezladispositiondecetappartementjusqu’àexpirationdubail,ilseratoujourstempsd’yvenircherchercequivousmanque.”

«Laservanteapporta lesœufs,qu’ildévora. Jecommandaipour luiundîner, toutsoulagédevoirenfinlenaturelreprendrelepas.

«“Jevousdonnebeaucoupdemal,répétait-il;vousêtesbon.”« J’auraisvouluqu’ilmeconfiât sespistoletsdont, luidis-je, iln’avaitplusque faire ;mais il ne

consentitpasàmeleslaisser.«“Vousn’avezplusdecrainteàavoir.Ceque jen’aipas faitce jour-là, jesaisque jenepourrai

jamaislefaire.Maisilssontleseulsouvenirquimeresteàprésentdemonfrère,etj’aibesoinqu’ilsmerappellentégalementquejenesuisqu’unjouetentrelesmainsdeDieu.”»

Page 138: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

IV

Ilfaisaittrèschaud,cejour-là.ParlesfenêtresouvertesdelapensionVedel,onvoyaitlescimesdesarbresdujardinsurlequelflottaitencoreuneimmensequantitéd’étédisponible.

CejourderentréeétaitpourlevieilAzaïsl’occasiond’undiscours.Ilsetenaitaupieddelachaire,debout, face aux élèves, comme il sied.Dans la chaire, le vieuxLaPérouse siégeait. Il s’était levé àl’entréedesélèves;maisungesteamicald’Azaïsl’avaitinvitéàserasseoir.Sonregardinquiets’étaitd’abordposésurBoris,etceregardgênaitBorisd’autantplusqu’Azaïs,danssondiscours,présentantaux enfants leur nouveaumaître, avait cru devoir faire une allusion à la parenté de celui-ci avec l’und’eux.LaPérousecependants’affectaitdenerencontrerpointleregarddeBoris;indifférence,froideur,pensait-il.

«Oh!pensaitBoris,qu’ilmelaissetranquille!qu’ilnemefassepas“remarquer”!Sescamaradesleterrifiaient.Ausortirdulycée,ilavaitdûsejoindreàeux,et,durantletrajetdulycéeàla“boîte”,avaitentenduleurspropos;ilauraitvoulusemettreaupas,pargrandbesoindesympathie,maissanaturetropdélicateyrépugnait;lesmotss’arrêtaientsurseslèvres;ils’envoulaitdesagêne,s’efforçaitdenelalaisserpointparaître,s’efforçaitmêmederireafindeprévenirlesmoqueries;maisilavaitbeaufaire ;parmilesautres,ilavaitl’aird’unefille,lesentaitets’endésolait.

Des groupements, presque aussitôt, s’étaient formés.Un certainLéonGhéridanisol faisait centre etdéjàs’imposait.Unpeuplusâgéquelesautres,etduresteplusavancédanssesétudes,brundepeau,auxcheveux noirs, aux yeux noirs, il n’était ni très grand ni particulièrement fort, mais il avait ce qu’onappelle « du culot ». Un sacré culot vraiment. Même le petit Georges Molinier convenait queGhéridanisolluienavait«bouchéuncoin»;«et,tusais,pourm’enboucherun,ilfautquelquechose!»Nel’avait-ilpasvu,desesyeuxvu,cematin,s’approcherd’unejeunefemme;celle-ci tenaitunenfantdanssesbras:

«C’estàvous,cetenfant,Madame?(ceciditavecungrandsalut).Ilestrienlaid,vot’gosse.Maisrassurez-vous:ilnevivrapas.»

Georgess’enesclaffaitencore.«Non!sansblague?»disaitPhilippeAdamanti,sonami,àquiGeorgesrapportaitl’histoire.Ceproposinsolentfaisaitleurjoie;onn’imaginaitriendeplusspirituel.Bateaufortusagédéjà,Léon

letenaitdesoncousinStrouvilhou,maisGeorgesn’avaitpasàlesavoir.À la pension,Molinier etAdamanti obtinrent de s’asseoir sur lemêmebancqueGhéridanisol : le

cinquième, pour ne pas être trop en vue du pion.Molinier avait Adamanti à sa gauche ; à sa droite,Ghéridanisol,ditGhéri;àl’extrémitédubancs’assitBoris.Derrièrecelui-cisetrouvaitPassavant.

GontrandePassavantamenétristeviedepuislamortdesonpère;etcellequ’ilmenaitauparavantn’était déjà pas bien gaie. Il a compris depuis longtemps qu’il n’avait à attendre de son frère nullesympathie,nul appui. Il a étépasser lesvacancesenBretagne, emmenépar savieillebonne, la fidèleSéraphine,danslafamilledecelle-ci.Toutessesqualitéssesontrepliées; il travaille.Unsecretdésirl’éperonne,deprouveràsonfrèrequ’ilvautmieuxquelui.C’estdelui-mêmeetparlibrechoixqu’ilestentréenpension;pardésiraussidenepaslogerchezsonfrère,danscethôteldelaruedeBabylonequine lui rappellequede tristes souvenirs.Séraphine,quineveutpas l’abandonner,aprisun logementà

Page 139: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Paris;lapetiterentequeluiserventlesdeuxenfantsdefeulecomte,parclauseexpressedutestament,leluipermet.Gontranyasachambre,qu’iloccupelesjoursdesortie;ill’aornéeselonsongoût.IlprenddeuxrepasparsemaineavecSéraphine;celle-cilesoigneetveilleàcequ’ilnemanquederien.Auprèsd’elle,Gontranbavardevolontiers,encorequ’ilnepuisseparleravecelledepresqueriendecequiluitientàcœur.Àlapension,ilneselaissepasentamerparlesautres;ilécouteplaisantersescamaradesd’uneoreilledistraiteetserefusesouventàleursjeux.C’estaussiqu’ilpréfèrelalectureauxjeuxquinesontpasdepleinair.Ilaimelesport;touslessports;maisdepréférencelessolitaires;c’estaussiqu’ilestfieretqu’ilnefraiepasavectous.Lesdimanches,suivantlasaison,ilpatine,nage,canote,oupartpourd’immensescoursesdanslacampagne.Iladesrépugnances,etqu’ilnecherchepasàvaincre;nonplusqu’ilnechercheàélargir sonesprit,maisbienplutôtà l’affermir. Iln’estpeut-êtrepassi simplequ’il secroit,qu’il chercheà se faire ; nous l’avonsvuauchevetdu lit demortde sonpère ;mais iln’aimepaslesmystèreset,dèsqu’iln’estpluspareilàlui,sedéplaît.S’ilarriveàsemainteniràlatêtede sa classe, c’est par application, nonpar facilité.Boris trouverait protectionprèsde lui, s’il savaitseulementlachercher;maisc’estsonvoisinGeorgesquil’attire.QuantàGeorges,iln’ad’attentionquepourGhéri,quin’ad’attentionpourpersonne.

Georgesavaitd’importantesnouvellesàcommuniqueràPhilippeAdamanti,maisqu’il jugeaitplusprudentdenepasluiécrire.

Arrivédevantlaportedulycée,cematinderentrée,unquartd’heureavantl’ouverturedesclasses,ill’avait vainement attendu. C’est en faisant les cent pas devant la porte qu’il avait entendu LéonGhéridanisolapostrophersispirituellementunejeunefemme;àlasuitedequoilesdeuxgalopinsétaiententrés en conversation, pourdécouvrir, à la grande joie deGeorges, qu’ils allaient être camaradesdepension.

Àlasortiedu lycée,GeorgesetPhiphiavaientenfinpuserejoindre.S’acheminantvers lapensionAzaïs avec les autres pensionnaires, mais un peu à l’écart de ceux-ci, de manière à pouvoir parlerlibrement:

«Tuferaisaussibiendecacherça,avaitcommencéGeorges,enpointantdudoigtlarosettejaunequePhiphicontinuaitd’arboreràsaboutonnière.

–Pourquoi?avaitdemandéPhilippe,quis’apercevaitqueGeorgesneportaitpluslasienne.–Turisquesdetefairechoper.Monpetit,jevoulaistedireçaavantlaclasse;tun’avaisqu’àarriver

plustôt.Jet’aiattendudevantlaportepourt’avertir.–Maisjenesavaispas,avaitditPhiphi.–“Jenesavaispas.Jenesavaispas”,avaitreprisGeorgesenl’imitant.Tudevaispenserquej’avais

peut-êtredeschosesàtedire,dumomentquejen’avaispasputerevoiràHoulgate.»Leperpétuelsoucidecesdeuxenfantsestdeprendrebarrel’unsurl’autre.Phiphidoitàlasituation

etàlafortunedesonpèrecertainsavantages;maisGeorgesl’emportedebeaucoupparsonaudaceetsoncynisme.Phiphidoitseforcerunpeupournepasresterenarrière.Cen’estpasunméchantgarçon;maisilestmou.

«Ehbien!sors-les,teschoses»,avait-ildit.LéonGhéridanisol, qui s’était rapproché d’eux, les écoutait. Il ne déplaisait pas àGeorges d’être

entenduparlui;sil’autrel’avaitépatétantôt,Georgesgardaitenréservedequoil’épateràsontour; ilavaitdoncditàPhiphi,suruntontoutsimple:

«LapetitePralines’estfaitcoffrer.

Page 140: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Praline !» s’était écriéPhiphi, que le sang-froiddeGeorges épouvantait.Et commeLéon faisaitminedes’intéresser,PhiphidemandaitàGeorges:

«Onpeutluidire?–Parbleu!»faisaitGeorgesenhaussantlesépaules.AlorsPhiphiàGhéri,enmontrantGeorges:«C’estsapoule.Puis,àGeorges:–Commentlesais-tu?–C’estGermaine,quej’airencontrée,quimel’adit.»EtilracontaitàPhiphicomment,àsonpassageàParis,ilyadouzejours,ayantvoulurevoircertain

appartementque leprocureurMolinierdésignaitprécédemment comme« le théâtredecesorgies», ilavaittrouvéporteclose;qu’errantdanslequartier,ilavait,peudetempsaprès,rencontréGermaine,lapoule à Phiphi, qui l’avait renseigné : une descente de police avait été opérée au commencement desvacances. Ce que ces femmes et ces enfants ignoraient, c’est que Profitendieu avait eu grand soind’attendre,pourcetteopération,unedateoùlesdélinquantsmineursseraientdispersés,désireuxdenelesengloberpointdanslarafleetd’épargnercescandaleàleursparents.

«Ehbien !monvieux…répétaitPhiphisanscommentaires.Ehbien !monvieux !…»estimantqueGeorgesetluil’avaientéchappébelle.

«Çatefaitfroiddanslacolonne,hein?»disaitGeorgesenricanant.Qu’ilaitététerrifiélui-même,c’estcequ’iljugeaitparfaitementinutiled’avouer,surtoutdevantGhéridanisol.

Onpourraitcroire,àcedialogue,cesenfantsencoreplusdépravésqu’ilsnesont.C’estsurtoutpoursedonnerdesairsqu’ilsparlentainsi,j’ensuissûr.Ilentredelaforfanteriedansleurcas.N’importe :Ghéridanisol les écoute ; les écoute et les fait parler. Ces propos divertiront beaucoup son cousinStrouvilhou,quandillesluirapporteracesoir.

Cemêmesoir,BernardretrouvaitÉdouard.«Ças’estbienpassé,larentrée?–Pasmal.Et,commeensuiteilsetaisait:–MonsieurBernard, si vousn’êtes pas d’humeur à parler devous-même, ne comptezpas surmoi

pour vous presser. J’ai horreur des interrogatoires. Mais permettez-moi de vous rappeler que vousm’avezoffertvosservicesetquejesuisendroitd’espérerdevousquelquesrécits…

–Quevoulez-voussavoir?repritBernardd’assezmauvaisegrâce.QuelepèreAzaïsaprononcéundiscours solennel, où il proposait aux enfants de “s’élancer d’un commun élan, et avec une juvénileardeur…”?J’airetenucesmots,car ilssontrevenustroisfois.Armandprétendquelevieuxlesplacedans chacun de ses laïus.Nous étions assis lui etmoi, sur le dernier banc, tout au fond de la classe,contemplantlarentréedesgosses,commeNoécelledesanimauxdansl’arche.Ilyenavaitdetouslesgenres;desruminants,despachidermes,desmollusquesetd’autresinvertébrés.Quand,aprèslelaïus,ilssesontmisàparlerentreeux,nousavonsremarqué,Armandetmoi,quequatredeleursphrasessurdixcommençaientpar:“Jepariequetune…”

–Etlessixautres?–Par:“Moi,je…”–Voiciquin’estpasmalobservé,jelecrains.Quoid’autreencore?–Certainsmeparaissentavoirunepersonnalitéfabriquée.

Page 141: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Qu’entendez-vousparlà?demandaÉdouard.–Jesongeparticulièrementàl’und’eux,assisàcôtédupetitPassavantqui,lui,meparaîtsimplement

unenfantsage.Sonvoisin,quej’ailonguementobservé,sembleavoirprispourrègledevieleNequidnimisdesAnciens.Nepensez-vouspasqu’àsonâge,c’est làunedeviseabsurde?Sesvêtementssontétriqués,sacravateeststricte ; iln’estpas jusqu’àces lacetsdesouliers,qui s’achèvent justeavec lenœud.Sipeuquej’aiecauséaveclui,ilatrouvéletempsdemedirequ’ilvoyaitpartoutungaspillagedeforce,etderépéter,commeunrefrain:“Pasd’effortinutile.”

–Lapestesoitdeséconomies,ditÉdouard.Celafait,enart,lesprolixes.–Pourquoi?–Parcequ’ilsontpeurderienperdre.Quoid’autreencore?Vousnemeditesriend’Armand.–Uncurieuxnuméro,celui-là.Àvraidire,ilnemeplaîtguère.Jen’aimepaslescontrefaits.Iln’est

pasbête,assurément;maissonespritn’estappliquéqu’àdétruire;dureste,c’estcontrelui-mêmequ’ilsemontreleplusacharné;toutcequ’iladebonenlui,degénéreux,denobleoudetendre,ilenprendhonte.Ildevraitfairedusport;s’aérer.Ils’aigritàresterenfermétoutlejour.Ilsemblerecherchermaprésence;jenelefuispas,maisnepuismefaireàsonesprit.

–Nepensez-vouspasquesessarcasmesetsonironieabritentuneexcessivesensibilité,etpeut-êtreunegrandesouffrance?Olivierlecroit.

–Ilsepeut;jemelesuisdit.Jeneleconnaispasbienencore.Lerestedemesréflexionsn’estpasmûr.J’aibesoind’yréfléchir;jevousenferaipart;maisplustard.Cesoir,excusez-moisijevousquitte.J’aimonexamendansdeuxjours;etpuis,autantvousl’avouer…jemesenstriste.»

Page 142: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

V

Ilnefautprendre,sijenemetrompe,quelafleurdechaqueobjet…Fénelon.

Olivier,deretouràParisdepuislaveille,s’étaitlevétoutreposé.L’airétaitchaud,lecielpur.Quand

il sortit, rasé de frais, douché, élégamment vêtu, conscient de sa force, de sa jeunesse, de sa beauté,Passavantsommeillaitencore.

OliviersehâteverslaSorbonne.C’estcematinqueBernarddoitpasserl’écrit.CommentOlivierlesait-il?Maispeut-êtrenelesait-ilpas.Ilvaserenseigner.Ilsehâte.Iln’apasrevusonamidepuiscettenuit queBernard est venu chercher refugedans sa chambre.Quels changements, depuis !Qui dira s’iln’est pas encore plus pressé de semontrer à lui que de le revoir ? Fâcheux que Bernard soit si peusensibleà l’élégance !Maisc’estungoûtquiparfoisvientavec l’aisance.Olivierena fait l’épreuve,grâceaucomtedePassavant.

C’est l’écrit que Bernard passe cematin. Il ne sortira qu’àmidi. Olivier l’attend dans la cour. Ilreconnaîtquelquescamarades,serredesmains,puiss’écarte.Ilestunpeugênéparsamise.IlledevientplusencorelorsqueBernard,enfindélivré,s’avancedanslacourets’écrie,enluitendantlamain:

«Qu’ilestbeau!»Olivier,quicroyaitneplusjamaisrougir,rougit.Commentnepasvoir,danscesmots,malgréleurton

trèscordial,del’ironie?Bernard,lui,portelemêmecostumeencore,qu’ilavaitlesoirdesafuite.Ilnes’attendaitpas à trouverOlivier.Tout en lequestionnant, il l’entraîne.La joiequ’il ade le revoir estsubite.S’ilad’abordunpeusouridevantleraffinementdesamise,c’estsansmaliceaucune; ilaboncœur;ilestsansfiel.

«Tudéjeunesavecmoi,hein?Oui,jedoisrappliqueràuneheureetdemiepourlelatin.Cematin,c’étaitlefrançais.

–Content?–Moi,oui.Mais jenesaispassicequej’aiponduseradugoûtdesexaminateurs. Ils’agissaitde

donnersonavissurquatreversdeLaFontaine:PapillonduParnasse,etsemblableauxabeillesÀquilebonPlatoncomparenosmerveilles,Jesuischoselégèreetvoleàtoutsujet,Jevaisdefleurenfleuretd’objetenobjet.

«Disunpeu,qu’est-cequetuauraisfaitavecça?»Oliviernepeutrésisteraudésirdebriller:«J’auraisditqu’ensepeignantlui-même,LaFontaineavaitfaitleportraitdel’artiste,deceluiqui

consentàneprendredumondequel’extérieur,quelasurface,quelafleur.Puisj’auraisposéenregardunportraitdusavant,duchercheur,deceluiquicreuse,etmontréenfinque,pendantquelesavantcherche,

Page 143: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

l’artiste trouve ; que celui qui creuse s’enfonce, et que qui s’enfonce s’aveugle ; que la vérité, c’estl’apparence,quelemystèrec’estlaforme,etquecequel’hommeadeplusprofond,c’estsapeau.»

Cettedernièrephrase,OlivierlatenaitdePassavant,quilui-mêmel’avaitcueilliesurleslèvresdePaul-Ambroise,unjourquecelui-cidiscouraitdansunsalon.Toutcequin’étaitpasimprimé,étaitpourPassavantdebonneprise;cequ’ilappelait«lesidéesdansl’air»,c’est-à-dire:cellesd’autrui.

Unjenesaisquoidansletond’Olivier,avertitBernardquecettephrasen’étaitpasdelui.Lavoixd’Oliviers’ytrouvaitgênée.Bernardfutsurlepointdedemander:«C’estdequi?»mais,outrequ’ilnevoulaitpasdésobligersonami,ilredoutaitd’avoiràentendrelenomdePassavant,quel’autrejusqu’àprésent n’avait eu garde de prononcer. Bernard se contenta de regarder son ami avec une curieuseinsistance;etOlivier,pourlasecondefois,rougit.

La surprise qu’avait Bernard d’entendre le sentimental Olivier exprimer des idées parfaitementdifférentesdecellesqu’illuiconnaissait,fitplacepresqueaussitôtàuneindignationviolente ;quelquechosedesubitetdesurprenant,d’irrésistiblecommeuncyclone.Etcen’étaitpasprécisémentcontrecesidées qu’il s’indignait, encore qu’elles lui parussent absurdes. Et même elles n’étaient peut-être pas,aprèstout,siabsurdesquecela.Sursoncahierdesopinionscontradictoires, il lespourraitcoucherenregarddessiennespropres.Eussent-ellesétéauthentiquementlesidéesd’Olivier,ilneseseraitindignénicontre lui,nicontreelles ;mais il sentaitquelqu’undecachéderrière ; c’est contrePassavant qu’ils’indignait.

«Avecdepareillesidées,onempoisonnelaFrance»,s’écria-t-ild’unevoixsourde,maisvéhémente.Illeprenaitdetrèshaut,désireuxdesurvolerPassavant.Etcequ’ilditlesurpritlui-même,commesisaphraseavaitprécédésapensée ; etpourtantc’était cettepenséemêmequ’il avaitdéveloppéecematindanssondevoir;mais,parunesortedepudeur,illuirépugnait,danssonlangage,etparticulièrementencausantavecOlivier,defairemontredecequ’ilappelait«lesgrandssentiments».Aussitôtexprimés,ceux-ciluiparaissaientmoinssincères.Oliviern’avaitdoncjamaisentendusonamiparlerdesintérêtsde« laFrance» ; ce fut son tour d’être surpris. Il ouvrait degrandsyeux et ne songeaitmêmeplus àsourire.IlnereconnaissaitplussonBernard.Ilrépétastupidement:

« La France ?… » Puis, dégageant sa responsabilité, car Bernard décidément ne plaisantait pas :«Mais,monvieux,cen’estpasmoiquipenseainsi;c’estLaFontaine.»

Bernarddevintpresqueagressif:«Parbleu!s’écria-t-il,jesaisparbleubienquecen’estpastoiquipensesainsi.Mais,monvieux,ce

n’estpasnonplusLaFontaine.S’iln’avaiteupourluiquecettelégèreté,dontdureste,àlafindesavie,ilserepentets’excuse,iln’auraitjamaisétél’artistequenousadmirons.C’estprécisémentcequej’aiditdansmadissertationdecematinet faitvaloir àgrand renfortdecitations, car tu saisque j’aiunemémoire assez bonne.Mais, quittant bientôtLaFontaine, et retenant l’autorisationque certains espritssuperficiels pourraient penser trouver dans ses vers, je me suis payé une tirade contre l’espritd’insouciance, de blague, d’ironie ; ce qu’on appelle enfin “l’esprit français”, qui nous vaut parfois àl’étranger une réputation si déplorable. J’ai dit qu’il fallait y voir, non pasmême le sourire,mais lagrimacedelaFrance;quelevéritableespritdelaFrance,étaitunespritd’examen,delogique,d’amouretdepénétrationpatiente;etque,sicetesprit-làn’avaitpasaniméLaFontaine,ilauraitpeut-êtrebienécritsescontes,maisjamaissesfables,nicetteadmirableépître(j’aimontréquejelaconnaissais)dontsontextraitslesquelquesversqu’onnousdonnaitàcommenter.Oui,monvieux,unechargeàfond,quivapeut-êtremefairerecaler.Maisjem’enfous;j’avaisbesoindedireça.»

Olivier ne tenait pas particulièrement à ce qu’il venait d’exprimer tout à l’heure. Il avait cédé aubesoindebriller,etdeciter,commenégligemment,unephrasequ’ilestimaitdenatureàépatersonami.

Page 144: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Simaintenantcelui-cileprenaitsurceton,ilneluirestaitplusqu’àbattreenretraite.Sagrandefaiblessevenaitdececiqu’ilavaitbeaucoupplusbesoindel’affectiondeBernard,quecelui-cin’avaitbesoindelasienne.LadéclarationdeBernard l’humiliait, lemortifiait. Ils’envoulaitd’avoirparlé tropvite.Àprésent, il était trop tard pour se reprendre, emboîter le pas, comme il eût fait certainement s’il avaitlaissé Bernard parler le premier. Mais comment eût-il pu prévoir que Bernard, qu’il avait laissé sifrondeur,allaitseposerendéfenseurdesentimentsetd’idéesquePassavantluiapprenaitàneconsidérerpointsanssourire?Sourire,iln’enavaitvraimentplusenvie;ilavaithonte.Etnepouvantniserétracter,nis’élevercontreBernarddontl’authentiqueémotionluiimposait,ilnecherchaitplusqu’àseprotéger,qu’àsesoustraire:

«Enfin,sic’estcelaquetuasmisdanstacompote,çan’estpascontremoiquetuledisais…J’aimemieuxça.»

Ils’exprimaitcommequelqu’undevexé,etpasdutoutsurletonqu’ileûtvoulu.«Maisc’estàtoiquejeledismaintenant»,repritBernard.CettephrasecinglaOlivierdroitaucœur.Bernardne l’avaitsansdoutepasditedansuneintention

hostilemaiscommentlaprendreautrement?Oliviersetut.Ungouffre,entreBernardetluisecreusait.Ilcherchaquellesquestions,d’unbordà l’autredecegouffre, il allaitpouvoir jeter,qui rétabliraient lecontact.Ilcherchaitsansespoir.«Necomprend-ildoncpasmadétresse?»sedisait-il ;etsadétresses’aggravait. Il n’eut peut-être pas à refouler de larmes,mais il se disait qu’il y avait dequoi pleurer.C’estsafauteaussi:cerevoir luiparaîtraitmoins triste,s’ils’enétaitpromismoinsde joie.Lorsque,deuxmoisauparavant,ils’étaitempresséàlarencontred’Édouard,ilenavaitétédemême.Ilenseraittoujours ainsi, se disait-il. Il eût voulu plaquer Bernard, s’en aller n’importe où, oublier Passavant,Édouard…Unerencontreinopinée,soudain,rompitletristecoursdesapensée.

À quelques pas devant eux, sur le boulevard Saint-Michel, qu’ils remontaient, Olivier venaitd’apercevoir Georges, son jeune frère. Il saisit Bernard par le bras, et tournant les talons aussitôt,l’entraînaprécipitamment.

«Crois-tuqu’ilnousaitvus?…Mafamillenesaitpasquejesuisderetour.»Le petit Georges n’était point seul. LéonGhéridanisol et PhilippeAdamanti l’accompagnaient. La

conversationdecestroisenfantsétait trèsanimée;mais l’intérêtqueGeorgesyprenaitne l’empêchaitpasd’«avoirl’œil»commeildisait.Pourlesécouter,quittonsuninstantOlivieretBernard;aussibien,entrésdansunrestaurant,nosdeuxamissont-ils,pouruntemps,plusoccupésàmangerqu’àparler,augrandsoulagementd’Olivier.

«Ehbien,alors,vas-y,toi,ditPhiphiàGeorges.–Oh ! il a la frousse ! il a la frousse ! riposte celui-ci, enmettant dans sa voix tout ce qu’il peut

d’ironiquemépris,propreàéperonnerPhilippe.EtGhéridanisol,supérieur:–Mes agneaux, si vousnevoulezpas, autant ledire tout de suite. Jene suispas embarrassépour

trouverd’autrestypesquiaurontplusdeculotquevous.Allons,rends-moiça.»IlsetourneversGeorges,quitientunepetitepiècedanssamainfermée.«Chiche,quej’yvais !s’écrieGeorges,dansunbrusqueélan.Venezavecmoi. (Ilssontdevantun

bureaudetabac.)–Non,ditLéon;ont’attendaucoindelarue.Viens,Phiphi.»Georgesressortuninstantaprèsdelaboutique; il tientàlamainunpaquetdecigarettesdites«de

luxe»;enoffreàsesamis.

Page 145: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Ehbien?demandeanxieusementPhiphi.–Ehbien,quoi?riposteGeorges,d’unaird’indifférenceaffectée,commesicequ’ilvenaitdefaire

étaitdevenusoudainsinaturelqu’ilnevalûtpaslapeined’enparler.MaisPhilippeinsiste:–Tul’aspassée?–Parbleu!–Onnet’ariendit?»Georgeshausselesépaules:«Qu’est-cequetuvoulaisqu’onmedise?–Etont’arendulamonnaie?»Cette foisGeorgesnedaignemêmeplus répondre.Maiscommel’autre,encoreunpeusceptiqueet

craintif,insiste:«Faisvoir»,Georgessortl’argentdesapoche.Philippecompte:lesseptfrancsysont.Ilaenviededemander:«Tuessûraumoinsqu’ilssontbons,ceux-là?»maisseretient.

Georgesavaitpayéunfranclafaussepièce.Ilavaitétéconvenuqu’onpartageraitlamonnaie.IltendtroisfrancsàGhéridanisol.QuantàPhiphi,iln’aurapasunsou;toutauplusunecigarette;çaluiserviradeleçon.

Encouragépar cette première réussite,Phiphi,maintenant, voudrait bien. Il demande àLéonde luivendreunesecondepièce.MaisLéontrouvePhiphiflanchardet,pour leremonteràbloc, ilaffecteuncertainméprispoursapréalablecouardiseetfeintdelebouder.«Iln’avaitqu’àsedéciderplusvite;onjoueraitsanslui.»DuresteLéonjugeimprudentderisquerunenouvelleexpériencetropvoisinedelapremière.Etpuis,àprésent,ilesttroptard.SoncousinStrouvilhoul’attendpourdéjeuner.

Ghéridanisol n’est pas si gourde qu’il ne sache écouler lui-même ses pièces ; mais, suivant lesinstructionsdesongrandcousin, il chercheà s’assurerdescomplices. Il rendracomptedesamissionbienremplie.

« Les gosses de bonne famille, tu comprends, c’est ceux-là qu’il nous faut, parce qu’ensuite, sil’affaires’évente, lesparents travaillentà l’étouffer.» (C’est lecousinStrouvilhou,soncorrespondantintérimaire, qui lui parle ainsi, tandis qu’ils déjeunent.) « Seulement, avec ce système de vendre lespièces une à une, ça les écoule trop lentement. J’ai cinquante-deux boîtes de vingt pièces chacune àplacer. Il faut les vendre vingt francs chacune ;mais pas à n’importe qui, tu comprends.Lemieux, ceseraitdeformeruneassociation,dontonnepourrapasfairepartiesansavoirapportédesgages.Ilfautquelesgossessecompromettentetqu’ilslivrentdequoitenirlesparents.Avantdelâcherlespièces,tutâcherasdeleurfairecomprendreça;oh!sansleseffrayer.Ilnefautjamaiseffrayerlesenfants.Tum’asditquelepèreMolinierétaitmagistrat?C’estbon.EtlepèreAdamanti?

–Sénateur.–C’estencoremieux.Tuesdéjàassezmûrpourcomprendrequ’iln’yapasdefamillesansquelque

secret ; que les intéressés tremblent de laisser connaître. Il faut mettre les gosses en chasse ; ça lesoccupera.D’ordinaireons’embête tant,danssa famille !Etpuis, çapeut leurapprendreàobserver, àchercher. C’est bien simple : qui n’apportera rien, n’aura rien. Quand ils comprendront qu’on les a,certainsparentspaierontcherpourlesilence.Parbleu,nousn’avonspasl’intentiondelesfairechanter;onestdeshonnêtesgens.Onprétendsimplementlestenir.Leursilencecontrelenôtre.Qu’ilssetaisent,etqu’ilsfassenttaire;alorsnousnoustairons,nousaussi.Buvonsàleursanté.»

Strouvilhouremplitdeuxverres.Ilstrinquèrent.

Page 146: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

« Il est bon, reprit-il, il est même indispensable de créer des rapports de réciprocité entre lescitoyens ;c’estainsiquese forment lessociétéssolides.Onse tient,quoi !Nous tenons lespetits,quitiennentleursparents,quinoustiennent.C’estparfait.Tupiges?»

Léonpigeaitàmerveille.Ilricanait.«LepetitGeorges…commença-t-il.–Ehbien,quoi?lepetitGeorges…–Molinier;jecroisqu’ilestmûr.Ilachipédeslettresàsonpère,d’unedemoiselledel’Olympia.–Tulesasvues?–Ilmelesamontrées.Jel’écoutais,quicausaitavecAdamanti.Jecroisqu’ilsétaientcontentsqueje

lesentende;entoutcas,ilsnesecachaientpasdemoi;j’avaisprispourcelamesmesuresetleuravaisdéjàserviunplatdetafaçon,pourlesmettreenconfiance.GeorgesdisaitàPhiphi(affairedel’épater):“Monpère,lui,ilaunemaîtresse.”ÀquoiPhiphi,pournepasresterenretard,ripostait:“Monpère,àmoi,ilenadeux.”C’étaitidiot,etiln’yavaitpasdequoisefrapper;maisjemesuisrapprochéetj’aidit àGeorges : “Qu’est-ce que tu en sais?” – “J’ai vu des lettres”,m’a-t-il dit. J’ai fait semblant dedouter;j’aidit:“Quelleblague…”Enfin,jel’aipousséàbout;ilafiniparmedirequeceslettres,illesavaitsurlui;illesasortiesd’ungrosportefeuille,etmelesamontrées.

–Tulesaslues?–Paseuletemps.J’aiseulementvuqu’ellesétaientdelamêmeécriture; l’uned’ellesadresséeà :

“Mongrosminonchéri.”–Etsignées?–“Tasourisblanche.”J’aidemandéàGeorges:“Commentlesas-tuprises?”Alors,enrigolant,ila

tirédelapochedesonpantalonunénormetrousseaudeclefs,etm’adit:“Ilyenapourtouslestiroirs.”–EtquedisaitmonsieurPhiphi?–Rien.Jecroisqu’ilétaitjaloux.–Georgestedonneraitceslettres?–S’ilfaut,jesaurail’ypousser.Jenevoudraispaslesluiprendre.IllesdonnerasiPhiphimarche

aussi.Touslesdeuxsepoussentl’unl’autre.–C’estcequ’onappelledel’émulation.Ettun’envoispasd’autresàlapension?–Jechercherai.– Je voulais te dire encore… Il doit y avoir, parmi les pensionnaires, un petit Boris. Laisse-le

tranquille,celui-là.Ilprituntemps,puisajoutaplusbas:–pourlemoment.»Olivier et Bernard sont attablés à présent dans un restaurant du boulevard. La détresse d’Olivier,

devantlechaudsouriredesonami,fondcommelegivreausoleil.BernardévitedeprononcerlenomdePassavant:Olivierlesent;unsecretinstinctl’avertit;maisilacenomsurleslèvres;ilfautqu’ilparle,adviennequepourra.

«Oui,noussommesrentrésplustôtquejen’aiditàmafamille.CesoirlesArgonautesdonnentunbanquet.Passavanttientàyassister.Ilveutquenotrenouvellerevueviveenbonstermesavecsonaînéeetqu’elleneseposepasenrivale…Tudevraisvenir;etsais-tu…tudevraisyamenerÉdouard…Peut-êtrepasaubanquetmême,parcequ’ilfautyêtreinvité,maissitôtaprès.Onsetiendradansunesalledupremier, à laTaverneduPanthéon.Lesprincipaux rédacteursdesArgonautesyseront, etplusieursde

Page 147: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

ceux qui doivent collaborer à l’Avant-Garde. Notre premier numéro est presque prêt ; mais, dis…pourquoinem’as-turienenvoyé?

–Parcequejen’avaisriendeprêt»,répondBernardunpeusèchement.Lavoixd’Olivierdevientpresqueimplorante:«J’ai inscrit tonnomàcôtédumien,ausommaire…Onattendraitunpeu,s’il fallait…N’importe

quoi;maisquelquechose…Tunousavaispresquepromis…»IlencoûteàBernarddepeinerOlivier;maisilseraidit:«Écoute,monvieux,ilvautmieuxquejeteledisetoutdesuite:j’aipeurdenepasbienm’entendre

avecPassavant.–Maispuisquec’estmoiquidirige!Ilmelaisseabsolumentlibre.– Et puis, c’est justement de t’envoyer n’importe quoi, qui me déplaît. Je ne veux pas écrire

“n’importequoi”.– Je disais “n’importe quoi”, parceque je savais précisément quen’importe quoi de toi, ce serait

toujoursbien…queprécisémentceneseraitjamais“n’importequoi”.»Ilnesaitquedire.Ilbafouille.S’iln’ysentplussonamiprèsdelui,cetterevuecessedel’intéresser.

C’étaitsibeau,cerêvededébuterensemble.«Etpuis,monvieux,si jecommenceà trèsbiensavoirceque jeneveuxpasfaire, jenesaispas

encorebiencequejeferai.Jenesaismêmepassij’écrirai.»CettedéclarationconsterneOlivier.MaisBernardreprend:«Riendecequej’écriraisfacilementnemetente.C’estparcequejefaisbienmesphrasesquej’ai

horreurdesphrasesbienfaites.Cen’estpasquej’aimeladifficultépourelle-même;maisjetrouvequevraiment,leslittérateursd’aujourd’huinesefoulentguère.Pourécrireunroman,jeneconnaispasencoreassezlaviedesautres;etmoi-mêmejen’aipasencorevécu.Lesversm’ennuient,l’alexandrinestuséjusqu’àlacorde;leverslibreestinforme.Leseulpoètequimesatisfasseaujourd’hui,c’estRimbaud.

–C’estjustementcequejedisdanslemanifeste.–Alors,cen’estpaslapeinequejelerépète.Non,monvieux;non;jenesaispassij’écrirai.Ilme

sembleparfoisqu’écrire empêchedevivre, etqu’onpeut s’exprimermieuxpardesactesquepardesmots.

– Les œuvres d’art sont des actes qui durent, hasarda craintivement Olivier ; mais Bernard nel’écoutaitpas.

–C’estlàcequej’admireleplusdansRimbaud:c’estd’avoirpréférélavie.–Ilagâchélasienne.–Qu’ensais-tu?–Oh!ça,monvieux…–Onnepeutpasjugerdelaviedesautresparl’extérieur.Maisenfin,mettonsqu’ilaitraté;ilaeula

guigne,lamisèreetlamaladie…Tellequ’elleest,savie,jel’envie;oui,jel’envieplusmêmeavecsafinsordide,quecellede…»

Bernardn’achevapassaphrase;surlepointdenommeruncontemporainillustre,ilhésitaitentretropdenoms.Ilhaussalesépaulesetreprit:

Page 148: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

« Je sens en moi, confusément, des aspirations extraordinaires, des sortes de lames de fond, desmouvements,desagitationsincompréhensibles,etquejeneveuxpaschercheràcomprendre,quejeneveuxmêmepasobserver,parcraintedelesempêcherdeseproduire.Iln’yapasbienlongtempsencore,je m’analysais sans cesse. J’avais cette habitude de me parler constamment à moi-même. À présent,quandbienjelevoudrais, jenepeuxplus.Cettemanieaprisfinbrusquement,sansmêmequejem’ensoisrenducompte.Jepensequecemonologue,ce“dialogueintérieur”,commedisaitnotreprofesseur,comportaitunesortededédoublementdontj’aicesséd’êtrecapable,dujouroùj’aicommencéd’aimerquelqu’und’autrequemoi,plusquemoi.

–TuveuxparlerdeLaura,ditOlivier.Tul’aimestoujoursautant?– Non, dit Bernard ; mais toujours plus. Je crois que c’est le propre de l’amour, de ne pouvoir

demeurerlemême;d’êtreforcédecroître,souspeinedediminuer;etquec’estlàcequiledistinguedel’amitié.

–Elleaussi,pourtant,peuts’affaiblir,ditOliviertristement.–Jecroisquel’amitién’apasdesigrandesmarges.–Dis…tunevaspastefâcher,sijetedemandequelquechose?–Tuverrasbien.–C’estquejevoudraisnepastefâcher.–Situgardestesquestionspar-deverstoi,jemefâcheraibiendavantage.–JevoudraissavoirsituéprouvespourLaura…dudésir?»Bernarddevintbrusquementtrèsgrave.«C’estbienparcequec’est toi…commença-t-il.Ehbien !monvieux, il sepasse enmoi ceci de

bizarre,c’estque,depuisquejelaconnais,jen’aiplusdedésirsdutout.Moiqui,dansletemps,tut’ensouviens,m’enflammaisàlafoispourvingtfemmesquejerencontraisdanslarue(etc’estmêmecequimeretenaitd’enchoisiraucune),àprésentjecroisquejenepuisplusêtresensible,jamaisplus,àuneautre formedebeautéque la sienne ;que jenepourrai jamaisaimerd’autre frontque le sien,que seslèvres, que son regard. Mais c’est de la vénération que j’ai pour elle, et, près d’elle, toute penséecharnellemesembleimpie.Jecroisquejememéprenaissurmoi-mêmeetquemanatureesttrèschaste.GrâceàLaura,mesinstinctssesontsublimés.Jesensenmoidegrandesforcesinemployées.Jevoudraislesmettreenservice. J’envie lechartreuxquiplie sonorgueil sous la règle ; celuiàqui l’ondit : “Jecomptesurtoi.”J’envielesoldat…Ouplutôt,non,jen’enviepersonne;maisma turbulence intérieurem’oppresseetj’aspireàladiscipliner.C’estcommedelavapeurenmoi,ellepeuts’échapperensifflant(çac’estlapoésie),actionnerdespistons,desroues;oumêmefaireéclaterlamachine.Sais-tul’acteparlequelilmesembleparfoisquejem’exprimeraislemieux?C’est…Oh!jesaisbienquejenemetueraipas;maisjecomprendsadmirablementDmitriKaramazov,lorsqu’ildemandeàsonfrères’ilcomprendqu’onpuissesetuerparenthousiasme,parsimpleexcèsdevie…paréclatement.»

Un extraordinaire rayonnement émanait de tout son être. Comme il s’exprimait bien ! Olivier lecontemplaitdansunesorted’extase.

«Moiaussi,murmura-t-ilcraintivement,jecomprendsqu’onsetue;maisceseraitaprèsavoirgoûtéunejoiesifortequetoutelaviequilasuiveenpâlisse;unejoietellequ’onpuissepenser:Celasuffit,jesuiscontent,jamaisplusjene…»

MaisBernardnel’écoutaitpas.Ilsetut.Àquoibonparlerdanslevide?Toutsoncieldenouveaus’assombrit.Bernardtirasamontre:

Page 149: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Ilesttempsquej’yaille.Alors,tudis,cesoir…àquelleheure?–Oh!jepensequedixheuresc’estasseztôt.Tuviendras?–Oui ; je tâcherai d’entraîner Édouard.Mais, tu sais : il n’aime pas beaucoup Passavant ; et les

réunionsdelittératurel’assomment.Ceseraitseulementpourterevoir.Dis:jenepeuxpasteretrouver,aprèsmonlatin?

Olivierneréponditpasaussitôt.Ilsongeaitavecdésespoirqu’ilavaitpromisàPassavantd’allerleretrouverchezlefuturimprimeurd’Avant-Garde,àquatreheures.Quen’aurait-ildonnépourêtrelibre!

«Jevoudraisbien;maisjesuispris.»Rienneparutau-dehors,desadétresse;etBernardrépondit:«Tantpis.»Surquoilesdeuxamissequittèrent.Oliviern’avaitrienditàBernarddetoutcequ’ils’étaitpromisdeluidire.Ilcraignaitdeluiavoir

déplu.Ilsedéplaisaitàlui-même.Sifringantencorecematin,ilmarchaitàprésentlatêtebasse.L’amitiédePassavant,dontd’abordilétaitfier,legênait;carilsentaitpesersurellelaréprobationdeBernard.Cesoir,àcebanquet,s’ilyretrouvaitsonami,souslesregardsdetous,ilnepourraitpasluiparler.Cenepouvaitêtreamusant,cebanquet,ques’ilss’étaientpréalablementressaisisl’unl’autre.Et,dictéeparlavanité,quellefâcheuseidéeilavaiteue,d’yattirerégalementl’oncleÉdouard!AuprèsdePassavant,entouréd’aînés,deconfrères,defuturscollaborateursd’Avant-Garde, il lui faudraitparader ; Édouardallaitleméjugerdavantage;leméjugersansdouteàjamais…Sidumoinsilpouvaitlerevoiravantcebanquet!lerevoiraussitôt;ilsejetteraitàsoncou;ilpleureraitpeut-être;ilseraconteraitàlui…D’iciquatreheures,ilaletemps.Vite,uneauto.

Ildonnel’adresseauchauffeur.Ilarrivedevantlaporte,lecœurbattant:ilsonne…Édouardestsorti.PauvreOlivier!Aulieudesecacherdesesparents,queneretournait-ilchezeuxsimplement?Ileût

trouvésononcleÉdouardprèsdesamère.

Page 150: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

VI

JOURNALD’ÉDOUARD«Lesromanciersnousabusentlorsqu’ilsdéveloppentl’individusanstenircomptedescompressions

d’alentour.Laforêtfaçonnel’arbre.Àchacun,sipeudeplaceestlaissée!Quedebourgeonsatrophiés!Chacunlanceoùilpeutsaramure.Labranchemystique,leplussouvent,c’estàdel’étouffementqu’onladoit.Onnepeutéchapperqu’enhauteur.JenecomprendspascommentPaulinefaitpournepaspousserdebranchemystique,niquellescompressionsdepluselleattend.Ellem’aparléplusintimementqu’ellen’avaitfaitjusqu’alors.Jenesoupçonnaispas,jel’avoue,toutceque,souslesapparencesdubonheur,ellecachededéboiresetderésignation.Maisjereconnaisqu’illuifaudraituneâmebienvulgairepourn’avoirpasétédéçueparMolinier.Dansmaconversationavec lui, avant-hier, j’avaispumesurer seslimites. Comment Pauline a-t-elle bien pu l’épouser ?…Hélas ! la plus lamentable carence, celle ducaractère,estcachée,etneserévèlequ’àl’usage.

«Paulineapporte toussessoinsàpallier les insuffisanceset lesdéfaillancesd’Oscar,à lescacherauxyeuxdetous;etsurtoutauxyeuxdesenfants.Elles’ingénieàpermettreàceux-cid’estimerleurpère;et,vraiment,elleafortàfaire;maiselles’yprenddetellesortequemoi-mêmej’étaisblousé.Elleparledesonmarisansmépris,maisavecunesorted’indulgencequiendit long.Elledéplorequ’iln’aitpasplusd’autoritésur lesenfants ;et,comme j’exprimaismes regretsdevoirOlivieravecPassavant, j’aicomprisque,s’iln’eûttenuqu’àelle,levoyageenCorsen’auraitpaseulieu.

«“Jen’approuvaispascedépart,m’a-t-elledit,etcemonsieurPassavant,àdirevrai,nemeplaîtguère.Mais, que voulez-vous?Ce que je vois que je ne puis pas empêcher, je préfère l’accorder debonnegrâce.Oscar,lui,cèdetoujours;ilmecède,àmoiaussi.Maislorsquejecroisdevoirm’opposeràquelqueprojetdesenfants, leur résister, leur tenir tête, jene trouveprèsde luinulappui.Vincent lui-mêmes’enestmêlé.Dèslors,quellerésistancepouvais-jeopposeràOlivier,sansrisquerdem’aliénersaconfiance?C’estàellesurtoutquejetiens.”

«Ellereprisaitdevieilleschaussettes;decelles,medisais-je,dontOliviernesecontentaitplus.Elles’arrêtapourenfileruneaiguille,puisrepritsuruntonplusbas,commeplusconfiantetplustriste:

«“Saconfiance…Sidumoinsj’étaissûreencoredel’avoir!Maisnon;jel’aiperdue…”« La protestation que, sans conviction, je risquai la fit sourire. Elle laissa tomber son ouvrage et

reprit:«“Tenez:jesaisqu’ilestàParis.Georgesl’arencontrécematin;ill’aditincidemment,etj’aifeint

denepasl’entendre,carilnemeplaîtpasdelevoirdénoncersonfrère.Maisenfinjelesais.Oliviersecache demoi.Quand je le reverrai il se croira forcé demementir, et je ferai semblant de le croire,commejefaissemblantdecroiresonpèrechaquefoisqu’ilsecachedemoi.

«–C’estparcraintedevouspeiner.«–Ilmepeineainsibiendavantage.Jenesuispasintolérante.Ilyanombredepetitsmanquements

quejetolère,surlesquelsjefermelesyeux.«–Dequiparlez-vousmaintenant?«–Oh!dupèreaussibienquedesfils.

Page 151: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«–Enfeignantdenepaslesvoir,vousleurmentezaussi.« –Mais comment voulez-vous que je fasse?C’est beaucoup, de ne pasme plaindre ; je ne puis

pourtantpasapprouver!Non,voyez-vous,jemedisque,tôtoutard,onperdprise,etqueleplustendreamourn’ypeutrien.Quedis-je.Ilgêne;ilimportune.J’enarriveàcachermêmecetamour.

«–Àprésentvousparlezdevosfils.«–Pourquoidites-vouscela?Prétendez-vousquejenesacheplusaimerOscar?Parfoisjemeledis;

maisjemedisaussiquec’estparcraintedetropsouffrirquejenel’aimepasdavantage.Et…oui,vousdevezavoirraison:s’ils’agitd’Olivier,jepréfèresouffrir.

«–EtVincent?«–Ilyaquelquesannées,toutcequejevousdisd’Olivier,jel’eusseditdelui.«–Mapauvreamie…Bientôt,vousledirezdeGeorges.«–Maislentementonserésigne.Onnedemandaitpourtantpasbeaucoupdelavie.Onapprendàen

demandermoinsencore…toujoursmoins.Puiselleajoutadoucement:–Etdesoi,toujoursplus.«–Aveccesidées-là,onestdéjàpresquechrétiennerepris-je,ensouriantàmontour.«–C’estcequejemedisparfois.Maisilnesuffitpasdelesavoirpourêtrechrétien.«–Nonplusqu’ilnesuffitd’êtrechrétienpourlesavoir.«–J’aisouventpensé, laissez-moivous ledire,qu’àdéfautde leurpère,vouspourriezparleraux

enfants.«–Vincentestloin.«–Ilesttroptardpourlui.C’estàOlivierquejesonge.C’estavecvousquej’auraissouhaitéqu’il

partît.« – À ces mots, qui me laissaient imaginer brusquement ce qui aurait pu être si je n’avais pas

inconsidérémentaccueillil’aventure,uneaffreuseémotionm’étreignit,etd’abordjenepustrouverrienàdire;puis,commeleslarmesmemontaientauxyeux,désireuxdedonneràmontroubleuneapparencedemotif:

«“Pourluiaussi,jecrainsbienqu’ilnesoittroptard”,soupirai-je.«Paulinealorssaisitmamain:«“Quevousêtesbon”,s’écria-t-elle.« Gêné de la voir ainsi se méprendre, et ne pouvant la détromper, je voulus du moins détourner

l’entretiend’unsujetquimemettaittropmalàl’aise.«“EtGeorges?demandai-je.«–Ilmedonneplusdesoucisquenem’enontdonnélesdeuxautres,reprit-elle.Jenepuisdireavec

luiquejeperdeprise,cariln’ajamaisétéconfiantnisoumis.”«Ellehésitaquelquesinstants.Certainement,cequisuitluicoûtaitàdire.« “Il s’est passé cet été un fait grave, reprit-elle enfin ; un fait qu’ilm’est assez pénible de vous

raconter,etausujetduquelj’ai,dureste,gardéquelquesdoutes…Unbilletdecentfrancsadisparudel’armoire où j’avais l’habitude de serrer mon argent. La crainte de soupçonner à tort m’a retenued’accuserpersonne;labonnequinousservaitàl’hôtelestunetrèsjeunefillequimeparaissaithonnête.J’aiditdevantGeorgesquej’avaisperducetargent;autantvousavouerquemessoupçonsseportaient

Page 152: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

surlui.Ilnes’estpastroublé,n’apasrougi…J’aiprishontedemessoupçons;j’aivoulumepersuaderquejem’étaistrompée;j’airefaitmescomptes.Hélas!iln’yavaitpasmoyend’endouter:cent francsmanquaient.J’aihésitéàl’interrogeretfinalementjenel’aipointfait.Lacraintedelevoirajouteràunvolunmensonge,m’aretenue.Ai-jeeutort?…Oui, jemereprocheàprésentdenepasavoirétépluspressante;peut-êtreaussiai-jeeupeurdedevoirêtretropsévèreoudenepassavoirl’êtreassez.Unefoisdeplus,j’aifaitcellequiignore,maislecœurbientourmentéjevousassure.J’avaislaisséletempspasseretmedisaisqu’ilseraitdéjàtroptardetquelapunitionsuivraitdetroploinlafaute.Etcommentlepunir?Jen’airienfait;jemelereproche…maisqu’eussé-jepufaire?

«“J’avaispenséàl’envoyerenAngleterre;jevoulaismêmevousdemanderconseilàcesujet,maisjenesavaispasoùvousétiez…Dumoinsneluiai-jepascachémapeineetmoninquiétude,etjecroisqu’ilyauraétésensible,carilaboncœur,vouslesavez.Jecompteplussurlesreprochesqu’ilaurapuse faire à lui-même, si tant est que vraiment ce soit lui, qu’à ceux que j’aurais pu lui faire. Il nerecommencerapas,j’ensuissûre.Ilétaitlà-basavecuncamaradetrèsrichequil’entraînait,sansdoute,àdépenser.Sansdouteaurai-jelaissél’armoireouverte…Et,encoreunefois,jenesuispasbiensûrequecesoitlui.Beaucoupdegensdepassagecirculaientdansl’hôtel…”

«J’admiraisavecquelleingéniositéellemettaitenavantcequipouvaitdisculpersonenfant.«“J’auraissouhaitéqu’ileûtremisl’argentoùill’avaitpris,dis-je.« – Je me le suis bien dit. Et comme il ne le faisait pas, j’ai voulu voir là une preuve de son

innocence.Jemesuisditaussiqu’iln’osaitpas.«–Enavez-vousparléàsonpère?«Ellehésitaquelquesinstants:«–Non,dit-elleenfin.Jepréfèrequ’iln’ensacherien.”« Sans doute, crut-elle entendre du bruit dans la pièce voisine ; elle alla s’assurer qu’il n’y avait

personne,puis,serasseyantprèsdemoi:«“Oscarm’aditquevousaviezdéjeunéensemblel’autrejour.Ilm’afaitdevousunteléloge,que

j’aipenséquevousaviezdûsurtoutl’écouter.(Ellesouriaittristementendisantcesmots.)S’ilvousafaitdesconfidences,jeveuxlesrespecter…encorequej’ensachesursavieprivéebienpluslongqu’ilnecroit…Mais,depuismonretour, jenecomprendspascequ’ila.Ilsemontresidoux, j’allaisdire : sihumble…J’ensuispresquegênée.Ondiraitqu’ilapeurdemoi.Ilabientort.Depuislongtempsjesuisau courant des relations qu’il entretient… je sais même avec qui. Il croit que je les ignore et prendd’énormesprécautionspourmelescacher;maiscesprécautionssontsiapparentesqueplusilsecache,plusilselivre.Chaquefoisque,surlepointdesortir,ilaffecteunairaffairé,contrarié,soucieux,jesaisqu’ilcourtàsonplaisir.J’aienviedeluidire:‘Mais,monami,jeneteretienspas;as-tupeurquejesoisjalouse?’ J’en rirais, si j’y avais le cœur.Ma seule crainte, c’est que les enfants ne s’aperçoivent dequelquechose;ilestsidistrait,simaladroit!Parfois,sansqu’ils’endoute,jemevoisforcéedel’aider,commesijemeprêtaisàsonjeu.Jefinisparm’enamuserpresque,jevousassure;j’inventepourluidesexcuses;jeremetsdanslapochedesonpardessusdeslettresqu’illaissetraîner.

«“Précisément,luidis-je;ilcraintquevousn’ayezsurprisdeslettres.«–Ilvousl’adit?«–Etc’estlàcequilerendsicraintif.«–Pensez-vousquejechercheàleslire?”«Unesortedefiertéblesséelafitseredresser.Jedusajouter:

Page 153: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«“Ilnes’agitpasdecellesqu’ilapuégarerparinadvertance;maisdelettresqu’ilavaitmisesdansuntiroiretqu’ilditn’avoirplusretrouvées.Ilcroitquevouslesavezprises.”

«Àcesmots,jevisPaulinepâlir,etl’affreuxsoupçonquil’effleuras’emparasoudaindemonesprit.Jeregrettaid’avoirparlé,maisilétaittroptard.Elledétournademoisonregardetmurmura:

«“Plûtaucielquecefûtmoi!”«Elleparaissaitaccablée.«“Quefaire?répétait-elle;quefaire?Puislevantdenouveaulesyeuxversmoi:–Est-cequevous,

vousnepourriezpasluiparler?”«Bienqu’elleévitâtcommemoideprononcer lenomdeGeorges, ilétaitévidentquec’étaità lui

qu’ellepensait.« “J’essaierai. J’y réfléchirai”, lui dis-je en me levant. Et tandis qu’elle m’accompagnait dans

l’antichambre:«“N’enditesrienàOscar,jevousenprie.Qu’ilcontinueàmesoupçonner;àcroirecequ’ilcroit…

Celavautmieux.Revenezmevoir.”»

Page 154: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

VII

Olivier, cependant, désolé de n’avoir pas rencontré l’oncle Édouard, et ne pouvant supporter sasolitude,pensaretournerversArmandsoncœurenquêted’amitié.Ils’acheminaverslapensionVedel.

Armand le reçutdanssachambre.Unescalierdeserviceymenait.C’étaitunepetitepièceétroite,dont la fenêtre ouvrait sur une cour intérieure où donnaient également les cabinets et les cuisines del’immeublevoisin.Unréflecteurenzincgondolécueillaitlejourd’enhautetlerabattaittoutblafard.Lapièceétaitmalaérée;ilyrégnaitunepénibleodeur.

«Maisons’yfait,disaitArmand.Tucomprendsquemesparentsréserventlesmeilleureschambrespourlespensionnairespayants.C’estnaturel.J’aicédécellequej’occupaisl’anpasséàunvicomte: lefrèredetonillustreamiPassavant.Elleestprincière;maissouslasurveillancedecelledeRachel.Ilyaun tasdechambres, ici ;mais toutesne sont pas indépendantes.Ainsi la pauvreSarah, qui est rentréed’Angleterrecematin,pourgagnersanouvelleturne,elleestforcéedepasserparlachambredesparents(cequinefaitpassonaffaire),ouparlamienne,quin’étaitd’abord,àvraidire,qu’uncabinetdetoiletteou qu’un débarras. Ici, j’ai du moins l’avantage de pouvoir entrer et sortir quand je veux, sans êtreespionnéparpersonne.J’aipréféréçaauxmansardes,oùl’onlogelesdomestiques.Àvraidire,j’aimeassezêtremalinstallé;monpèreappelleraitcela:legoûtdelamacération,ett’expliqueraitquecequiestpréjudiciable aucorpsprépare le salutde l’âme.Du reste, il n’est jamais entré ici.Tucomprendsqu’ilad’autressoucisquedes’inquiéterdeshabitaclesdesonfils.Ilesttrèsépatant,monpapa.Ilsaitparcœuruntasdephrasesconsolatricespourlesprincipauxévénementsdelavie.C’estbeauàentendre.Dommagequ’iln’aitjamaisletempsdecauser…Turegardesmagaleriedetableaux;lematinonenjouitmieux.Ça,c’estuneestampeencouleurs,d’unélèvedePaoloUccello;àl’usagedesvétérinaires.Dansunadmirableeffortdesynthèse,l’artisteaconcentrésurunseulchevaltouslesmauxàl’aidedesquelslaProvidence épure l’âme équine ; tu remarqueras la spiritualité du regard… Ça, c’est un tableausymboliquedesâgesdelavie,depuisleberceaujusqu’àlatombe.Commedessin,çan’estpastrèsfort;çavautsurtoutparl’intention.Et,plusloin,tuadmireraslaphotographied’unecourtisaneduTitien,quej’aimiseau-dessusdemonlitpourmedonnerdesidéeslubriques.Cetteporte,c’estcelledelachambredeSarah.»

L’aspectquasisordidedulieuimpressionnaitdouloureusementOlivier;lelitn’étaitpasfaitet,surlatabledetoilette,lacuvetten’étaitpasvidée.

«Oui, je faismachambremoi-même,ditArmand,en réponseà son regard inquiet. Ici, tuvoismatabledetravail.Tun’aspasidéedecequel’atmosphèredecettechambrem’inspire:

L’atmosphèred’uncherréduit…

«C’estmêmeàellequejedoisl’idéedemondernierpoème:LeVasenocturne.»Olivier était venu trouver Armand avec l’intention de lui parler de sa revue et d’obtenir sa

collaboration;iln’osaitplus.MaisArmandyvenaitdelui-même.«LeVasenocturne;hein!quelbeautitre!…AveccetépigraphedeBaudelaire:

Page 155: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Es-tuvasefunèbreattendantquelquespleurs?

« J’y reprends l’antique comparaison (toujours jeune) du potier créateur, qui façonne chaque êtrehumain comme un vase appelé à contenir on ne sait quoi. Et jeme comparemoi-même, dans un élanlyrique,auvasesusdit;idéequi,commejeteledisais,m’estvenuenaturellementenrespirantl’odeurdecettechambre.Jesuisparticulièrementcontentdudébutdelapièce:

Quiconqueàquaranteansn’apasd’hémorroïdes…

«J’avaisd’abordmis,pour rassurer le lecteur : “Quiconqueàcinquanteans…”maisçame faisait

rater l’allitération.Quantà“hémorroïdes”, c’est assurément leplusbeaumotde la langue française…mêmeindépendammentdesasignification»,ajouta-t-ilavecunricanement.

Oliviersetaisait,lecœurserré.Armandreprit:«Inutiledetedirequelevasedenuitestparticulièrementflattélorsqu’ilreçoitlavisited’unpottout

emplicommetoid’aromates.–Ettun’asrienécritd’autrequeça?finitpardemanderOlivier,désespérément.–J’allaisproposermonVasenocturneàtaglorieuserevue,mais,autondonttuviensdedire:“Ça”,

jevoisbienqu’iln’apasgrand-chancede teplaire.Dansces cas-là, lepoète a toujours la ressourced’arguer:“Jen’écrispaspourplaire”,etdesepersuaderqu’ilaponduunchef-d’œuvre.Maisjen’aipasàtecacherquejetrouvemonpoèmeexécrable.Dureste,jen’enaiécritquelepremiervers.Etquandjedis “écrit”, c’est encore une façon de parler, car je viens de le fabriquer en ton honneur, à l’instantmême… Non, mais, vraiment, tu songeais à publier quelque chose de moi ? Tu souhaitais macollaboration ? Tu neme jugeais donc pas incapable d’écrire quoi que ce soit de propre ? Aurais-tudiscernésurmonfrontpâlelesstigmatesrévélateursdugénie?Jesaisqu’onn’yvoitpas trèsbien icipourseregarderdanslaglace;maisquandjem’ycontemple,telNarcisse,jen’yvoisqu’unetêtederaté.Aprèstout,c’estpeut-êtreuneffetdefauxjour…Non,moncherOlivier,non,jen’airienécritcetété,etsitucomptaissurmoipourtarevue,tupeuxtebrosser.Maisassezparlédemoi…Alors,enCorse,touts’estbienpassé?Tuasbienjouidetonvoyage?bienprofité?Tut’esbienreposédeteslabeurs?Tut’esbien…»

Oliviern’ytintplus:«Tais-toidonc,monvieux;cessedeblaguer.Situcroisquejetrouveçadrôle…–Ehbien,etmoi!s’écriaArmand.Ah!non,moncher;toutdemêmepas!Jenesuistoutdemêmepas

sibête.J’aiencoreassezd’intelligencepourcomprendrequetoutcequejetedisestidiot.–Tunepeuxdoncpasparlersérieusement?–Nousallonsparlersérieusement,puisquec’estlegenresérieuxquit’agrée.Rachel,masœuraînée,

devientaveugle.Savueabeaucoupbaissécesdernierstemps.Depuisdeuxansellenepeutplusliresanslunettes.J’aicrud’abordqu’ellen’avaitqu’àchangerdeverres.Çanesuffisaitpas.Surmaprière,elleaétéconsulterunspécialiste.Ilparaîtquec’estlasensibilitérétiniennequifaiblit.Tucomprendsqu’ilyalàdeuxchosestrèsdifférentes:d’unepartunedéfectueuseaccommodationducristallin,àquoilesverresremédient.Mais,mêmeaprèsqu’ilsontécartéourapprochél’imagevisuelle,celle-cipeutimpressionnerinsuffisammentlarétineetcetteimagen’êtreplustransmisequeconfusémentaucerveau.Suis-jeclair?TuneconnaispresquepasRachel:parconséquent,nevapascroirequejechercheàt’apitoyersurson

Page 156: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

sort.Alors,pourquoiest-cequejeteracontetoutcela?…Parceque,réfléchissantàsoncas,jemesuisaviséque les idées, tout comme les images, peuvent seprésenter au cerveauplusoumoinsnettes.Unesprit obtus ne reçoit que des aperceptions confuses ;mais, à cause de celamême, il ne se rend pasnettementcomptequ’ilestobtus.Ilnecommenceraitàsouffrirdesabêtiseques’ilprenaitconsciencedecette bêtise ; et pour qu’il en prenne conscience, il faudrait qu’il devienne intelligent.Or, imagine uninstantcemonstre:unimbécileassezintelligentpourcomprendrenettementqu’ilestbête.

–Parbleu!ceneseraitplusunimbécile.–Si,moncher,crois-moi.Jelesaisdereste,puisquecetimbécile,c’estmoi.»Olivierhaussalesépaules.Armandreprit:«Unvéritable imbécilen’apas conscienced’une idéepar-delà la sienne.Moi, j’ai consciencedu

“par-delà”.Mais je suis tout demême un imbécile, puisque, ce “par-delà”, je sais que je ne pourraijamaisyatteindre…

–Mais,monpauvrevieux,ditOlivierdansunélandesympathie,noussommes tousainsi faitsquenouspourrionsêtremeilleurs,etjecroisquelaplusgrandeintelligenceestprécisémentcellequisouffreleplusdeseslimites.»

Armandrepoussalamainqu’Olivierposaitaffectueusementsursonbras.«D’autresontlesentimentdecequ’ilsont,dit-il;jen’ailesentimentquedemesmanques.Manque

d’argent,manquedeforces,manqued’esprit,manqued’amour.Toujoursdudéficit;jeresteraitoujoursendeçà.»

Il s’approcha de la table de toilette, trempa une brosse à cheveux dans l’eau sale de la cuvette etplaquahideusementsescheveuxsursonfront.

«Jet’aiditquejen’airienécrit;pourtantcesderniersjoursj’avaisl’idéed’untraité,quej’auraisappelé: le traitédel’insuffisance.Maisnaturellement, jesuis insuffisantpourl’écrire.J’yauraisdit…Maisjet’embête.

–Vadonc;tum’embêtesquandtuplaisantes;àprésent,tum’intéressesbeaucoup.–J’yauraischerché,àtraverstoutelanature,lepointlimite,endeçàduquelrienn’est.Unexemple

va te faire comprendre. Les journaux ont rapporté l’histoire d’un ouvrier, qui vient de se faireélectrocuter.Ilmaniaitinsoucieusementdesfilsdetransmission;levoltagen’étaitpastrèsfort;maissoncorps était, paraît-il, en sueur. On attribue sa mort à cette couche humide qui permit au courantd’envelopper son corps.Le corps eût-il été plus sec, l’accident n’aurait pas eu lieu.Mais ajoutons lasueurgoutteaprèsgoutte…Unegoutteencore:çayest.

–Jenevoispas,ditOlivier…–C’estquel’exempleestmalchoisi.Jechoisistoujoursmalmesexemples.Unautre:Sixnaufragés

sontrecueillisdansunebarque.Depuisdixjourslatempêteleségare.Troissontmorts;onenasauvédeux.Unsixièmeétaitdéfaillant.Onespéraitencorelerameneràlavie.Sonorganismeavaitatteintlepointlimite.

–Oui,jecomprends,ditOlivier;uneheureplustôt,onauraitpulesauver.–Uneheure,commetuyvas!Jesupputel’instantextrême:Onpeutencore…Onpeutencore.Onne

peutplus!C’estunearêteétroite,surlaquellemonespritsepromène.Cettelignededémarcationentrel’êtreetlenon-être,jem’appliqueàlatracerpartout.Lalimitederésistance…tiens,parexemple,àcequemon père appellerait : la tentation. L’on tient encore ; la corde est tendue jusqu’à se rompre, sur

Page 157: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

laquelleledémontire…Untoutpetitpeuplus,lacordeclaque:onestdamné.Comprends-tumaintenant?Untoutpetitpeumoins:lenon-être.Dieun’auraitpascréélemonde.Rienn’eûtété…“Lafacedumondeeûtchangé”,ditPascal.Maisilnemesuffitpasdepenser:“SilenezdeCléopâtreeûtétépluscourt.”J’insiste.Jedemande:pluscourt…decombien?Carenfin,ilauraitpuraccourciruntoutpetitpeu,n’est-cepas?…Gradation ;gradation ;puis,sautbrusque…Naturanon fecitsaltus, labonneblague ! Pourmoi, je suis comme l’Arabe à travers le désert, qui va mourir de soif. J’atteins ce point précis,comprends-tu,oùunegoutted’eaupourraitencorelesauver…ouunelarme…»

Savoixs’étranglait,avaitprisunaccentpathétiquequisurprenaitet troublaitOlivier. Il repritplusdoucement,tendrementpresque:

«Tutesouviens:“J’aiversétellelarmepourtoi…”CertesOliviersesouvenaitde laphrasedePascal ;même il étaitgênéquesonamine lacitâtpas

exactement.Ilneputseretenirderectifier:«J’aiversétellegouttedesang…»L’exaltationd’Armandretombatoutaussitôt.Ilhaussalesépaules:«Qu’ypouvons-nous?Ilenestquiserontreçushautlamain…Comprends-tucequec’estmaintenant

desesentirtoujours“surlalimite”?Ilmemanqueratoujoursunpoint.»Ils’étaitremisàrire.Olivierpensaquec’étaitparpeurdepleurer.Ilauraitvouluparleràsontour,

direàArmandcombienleremuaientsesparoles,ettoutcequ’ilsentaitd’angoissesouscetteexaspéranteironie.Maisl’heuredurendez-vousavecPassavantlepressait.Iltirasamontre:

«Jevaisdevoirtequitter,dit-il.Serais-tulibrecesoir?–Pourquoi?– Pour venir me retrouver à la Taverne du Panthéon. Les Argonautes donnent un banquet. Tu t’y

amènerais à la fin. Il y aura là des tas de types plus ou moins célèbres et un peu soûls. BernardProfitendieum’apromisd’yvenir.Çapourraêtredrôle.

–Jenesuispasrasé,ditArmandsuruntonmaussade.Etpuisqu’est-cequetuveuxquej’aillefaireaumilieu des célébrités?Mais sais-tu quoi?Demande donc à Sarah, qui est rentrée d’Angleterre cematin même. Ça l’amuserait beaucoup, j’en suis sûr. Veux-tu que je l’invite de ta part ? Bernardl’emmènerait.

–Monvieux,çava»,ditOlivier.

Page 158: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

VIII

Il avait donc été convenuqueBernard etÉdouard, après avoir dîné ensemble, passeraient prendreSarahunpeuavantdixheures.AvertieparArmandelleavaitacceptéjoyeusementlaproposition.Versneufheuresetdemie,elles’étaitretiréedanssachambre,oùl’avaitaccompagnéesamère.Ontraversait,pour s’y rendre, la chambre des parents ; mais une autre porte, censément condamnée, menait de lachambredeSarahàcelled’Armand,quid’autrepartouvrait,nousl’avonsdit,surunescalierdeservice.

Sarah,devantsamère,avaitfaitminedesecoucheretdemandéqu’onlalaissâtdormir;mais,sitôtseule,elles’étaitapprochéedesatoilettepourraviverl’éclatdeseslèvresetdesesjoues.Latabledetoilettemasquait laportecondamnée, tablequin’étaitpas si lourdequeSarahnepût ladéplacer sansbruit.Elleouvritlaportesecrète.

Sarahcraignaitde rencontrer son frère,dont elle redoutait lesmoqueries.Armand favorisait, il estvrai, ses entreprises les plus hardies ; on eût dit qu’il y prenait plaisir,mais seulement par une sorted’indulgenceprovisoire,carc’étaitpourlesjugerensuiteetd’autantplussévèrement;desortequeSarahn’auraitpassudiresisescomplaisancesmêmesnefaisaientpasenfinlejeuducenseur.

Lachambred’Armandétaitvide.Sarahs’assitsurunepetitechaisebasse,et,dansl’attente,médita.Par une sorte de protestation préventive, elle cultivait en elle un facilemépris pour toutes les vertusdomestiques.Lacontraintefamilialeavaittendusonénergie,exaspérésesinstinctsderévolte.DurantsonséjourenAngleterre,elleavaitsuchaufferàblancsoncourage.DemêmequeMissAberdeen,lajeunepensionnaireanglaise,elleétaitrésolueàconquérirsaliberté,às’accordertoutelicence,àtoutoser.Ellesesentaitprêteàaffrontertouslesméprisettouslesblâmes,capabledetouslesdéfis.Danssesavancesauprès d’Olivier, elle avait triomphé déjà de sa modestie naturelle et de bien des pudeurs innées.L’exempledesesdeuxsœursl’avaitinstruite;elleconsidéraitlapieuserésignationdeRachelcommeuneduperie;neconsentaitàvoirdanslemariagedeLauraqu’unlugubremarché,aboutissantàl’esclavage.L’instructionqu’elleavait reçue,cellequ’elle s’étaitdonnée,qu’elleavaitprise, ladisposait fortmal,estimait-elle, à ce qu’elle appelait : la dévotion conjugale. Elle ne voyait point en quoi celui qu’ellepourrait épouser lui serait supérieur. N’avait-elle point passé des examens, tout comme un homme ?N’avait-ellepoint,etsurn’importequelsujet,sesopinionsàelle,sesidées?Surl’égalitédessexes,enparticulier;etmême,illuisemblaitque,delapolitiquemêmeaubesoin,lafemmefaitsouventpreuvedeplusdebonsensquebiendeshommes…

Despasdansl’escalier.Elleprêtal’oreille,puisouvritdoucementlaporte.BernardetSarahneseconnaissaientpasencore.Lecouloirétaitsanslumière.Dansl’ombre,ilsnese

distinguaientqu’àpeine.«MademoiselleSarahVedel?»murmuraBernard.Ellepritsonbrassansfaçon.«Édouardnousattendaucoindelaruedansuneauto.Ilapréférénepasdescendre,parcraintede

rencontrervosparents.Pourmoi,celan’auraitpaseud’importance:voussavezquejelogeici.»Bernardavaiteusoindelaisserlaportecochèreentrouverte,pournepasattirerl’attentionduportier.

Quelques instants plus tard, l’auto les déposait tous trois devant la Taverne du Panthéon. Tandisqu’Édouardpayaitlechauffeur,ilsentendirentsonnerdixheures.

Page 159: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Le banquet était achevé.On avait desservi ;mais la table restait encombrée de tasses de café, debouteilles et de verres. Chacun fumait ; l’atmosphère devenait irrespirable.Madame des Brousses, lafemme du directeur des Argonautes, réclama de l’air. Sa voix stridente perçait au travers desconversations particulières.On ouvrit la fenêtre.Mais Justinien, qui voulait placer un discours, la fitpresqueaussitôtrefermer«pourl’acoustique».S’étantlevé,ilfrappaitsursonverreavecunecuillère,sansparveniràattirerl’attention.LedirecteurdesArgonautes,qu’onappelaitlePrésidentdesBrousses,intervint,finitparobtenirunpeudesilence,etlavoixdeJustiniens’épanditencopieusesnappesd’ennui.Labanalitédesapenséesecachaitsousunflotd’images.Ils’exprimaitavecuneemphasequitenaitlieud’esprit,ettrouvaitlemoyendeserviràchacununcomplimentamphigourique.Àlapremièrepause,ettandisqu’Édouard,BernardetSarahfaisaientleurentrée,desapplaudissementscomplaisantséclatèrent;certains les prolongèrent, un peu ironiquement sans doute et comme dans l’espoir de mettre fin audiscours ;mais vainement : Justinien reprit ; rien ne décourageait son éloquence. À présent, c’était lecomtedePassavantqu’il couvrait des fleursde sa rhétorique. Il parladeLaBarre fixecomme d’uneIliadenouvelle.OnbutàlasantédePassavant.Édouardn’avaitpasdeverre,nonplusqueBernardetSarah,cequilesdispensadetrinquer.

Le discours de Justinien s’acheva sur des vœux à l’adresse de la revue nouvelle et sur quelquescomplimentsàsonfuturdirecteur,«lejeuneettalentueuxMolinier,chéridesMuses,dontlenoblefrontpurn’attendrapaslongtempslelaurier».

Oliviers’étaittenuprèsdelaported’entrée,demanièreàpouvoiraccueilliraussitôtsesamis.LescomplimentsoutrésdeJustinienmanifestementlegênèrent;maisilneputsedéroberàlapetiteovationquisuivit.

Lestroisnouveauxarrivantsavaienttropsobrementdînépoursesentiraudiapasondel’assemblée.Dansces sortesde réunions, les retardataires s’expliquentmalou tropbien l’excitationdesautres. Ilsjugent,alorsqu’ilnesiedpasdejuger,etexercent,fût-ceinvolontairement,unecritiquesansindulgence;dumoinsc’étaitlecasd’ÉdouardetdeBernard.QuantàSarah,pourqui,danscemilieu,toutétaitneuf,ellenesongeaitqu’às’instruire,n’avaitsouciquedesemettreaupas.

Bernardneconnaissaitpersonne.Olivier,quil’avaitprisparlebras,voulutleprésenteràPassavantet à desBrousses. Il refusa. Passavant cependant força la situation, et, s’avançant, lui tendit unemainqu’ilneputdécemmentrefuser:

«J’entendsparlerdevousdepuissilongtempsqu’ilmesembledéjàvousconnaître.–Etréciproquement»,ditBernard,d’unteltonquel’aménitédePassavantseglaça.Toutaussitôt,il

s’approchad’Édouard.Bienquesouventenvoyageetvivant,mêmeàParis,fortàl’écart,Édouardn’étaitpassansconnaître

plusieursdesconvives,etnesesentaitnullementgêné.Àlafoispeuaimé,maisestiméparsesconfrères,alorsqu’iln’étaitquedistant,ilacceptaitdepasserpourfier.Ilécoutaitplusvolontiersqu’ilneparlait.

« Votre neveu m’avait fait espérer que vous viendriez, commença Passavant d’une voix douce etpresquebasse.Jem’enréjouissais,carprécisément…»

Le regard ironique d’Édouard coupa le reste de sa phrase. Habile à séduire et habitué à plaire,Passavantavaitbesoindesentirenfacedeluiunmiroircomplaisant,pourbriller.Ilseressaisitpourtant,n’étant pas de ceux qui perdent pour longtemps leur assurance et acceptent de se laisser démonter. Ilredressalefrontetchargeasesyeuxd’insolence.SiÉdouardneseprêtaitpasàsonjeudebonnegrâce,ilauraitdequoilemater.

Page 160: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

– Jevoulais vousdemander… reprit-il, commecontinuant sapensée :Avez-vous des nouvelles devotreautreneveu,monamiVincent?C’estavecluisurtoutquej’étaislié.

–Non»,ditÉdouardsèchement.Ce « non » désarçonna de nouveau Passavant, qui ne savait trop s’il devait le prendre comme un

démenti provocant, ou comme une simple réponse à sa question. Son trouble ne dura qu’un instant ;Édouard,innocemment,leremitenselleenajoutantpresqueaussitôt:

«J’aiseulementapprisparsonpèrequ’ilvoyageaitavecleprincedeMonaco.–J’avaisdemandéàunedemesamiesdeleprésenterauprince,eneffet.J’étaisheureuxd’inventer

cettediversion,pourledistraireunpeudesamalheureuseaventureaveccettemadameDouviers…quevousconnaissez,m’aditOlivier.Ilrisquaitd’ygâchersavie.»

Passavantmaniaitàmerveille ledédain, lemépris, lacondescendance ;mais il luisuffisaitd’avoirgagné cette manche et de tenir Édouard en respect. Celui-ci cherchait quoi que ce fût de cinglant. Ilmanquaitétrangementdeprésenced’esprit.C’étaitsansdoutepourcelaqu’ilaimaitsipeulemonde: iln’avait riendecequ’il fallaitpourybriller.Sessourcils,cependant,sefronçaient.Passavantavaitduflair ; dès qu’on avait du désagréable à lui dire, il sentait venir et pirouettait. Sans même reprendrehaleine,etchangeantdetonbrusquement:

«Maisquelleestcettedélicieuseenfantquivousaccompagne?demanda-t-ilensouriant.– C’est, dit Édouard,mademoiselle SarahVedel ; la sœur précisément demadameDouviers,mon

amie.»Fautedemieux, il aiguisace«monamie»commeune flèche ;maisqui n’atteignit pas sonbut, et

Passavant,lalaissantretomber:«Vousseriezbienaimabledemeprésenter.»IlavaitditcesderniersmotsetlaphraseprécédenteassezhautpourqueSarahpûtlesentendre ;et

commeellesetournaitverseux,Édouardneputsedérober:«Sarah,lecomtedePassavantaspireàl’honneurdefairevotreconnaissance»,dit-ilavecunsourire

contraint.Passavantavaitfaitapportertroisnouveauxverres,qu’ilremplitdekummel.Tousquatreburentàla

santéd’Olivier.Labouteilleétaitpresquevide,et,commeSarahs’étonnaitdescristauxquirestaientaufond, Passavant s’efforça d’en détacher avec des pailles. Une sorte de jocrisse étrange, à la faceenfarinée, à l’œil de jais, aux cheveux plaqués comme une calotte de moleskine, s’approcha, et,mastiquantavecuneffortapparentchaquesyllabe:

«Vousn’yparviendrezpas.Passez-moilabouteille,quejelacrève.»Ils’ensaisit,labrisad’uncoupsurlereborddelafenêtre,etprésentalefondàSarah:«Aveccespetitspolyèdrestranchants,lagentilledemoiselleobtiendrasanseffortuneperforationde

sagidouille.– Quel est ce pierrot ? demanda-t-elle à Passavant, qui l’avait fait asseoir et s’était assis auprès

d’elle.–C’estAlfredJarry,l’auteurd’UbuRoi.LesArgonautesluiconfèrentdugénie,parcequelepublic

vient de siffler sa pièce. C’est tout de même ce qu’on a donné de plus curieux au théâtre depuislongtemps.

Page 161: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–J’aimebeaucoupUbuRoi,ditSarah,etjesuistrèscontentederencontrerJarry.Onm’avaitditqu’ilétaittoujoursivre.

–Ildevraitl’êtrecesoir.Jel’aivuboireàcedînerdeuxgrandspleinsverresd’absinthepure.Iln’apasl’aird’enêtregêné.Voulez-vousunecigarette?Ilfautfumersoi-mêmepournepasêtreasphyxiéparlafuméedesautres.»

Ilsepenchaverselleenluioffrantdufeu.Ellecroquaquelquescristaux:«Maiscen’estquedusucrecandi,dit-elle,unpeudéçue.J’espéraisqueceseraittrèsfort.»ToutencausantavecPassavant,ellesouriaitàBernardquiétaitdemeuréprèsd’elle.Sesyeuxamusés

brillaientd’unéclat extraordinaire.Bernard,quidans l’obscuritén’avaitpu lavoir, était frappéde saressemblanceavecLaura.C’étaitlemêmefront,lesmêmeslèvres…Sestraits,ilestvrai,respiraientunegrâcemoinsangélique,etsesregardsremuaientilnesavaitquoidetroubleensoncœur.Unpeugêné,ilsetournaversOlivier.

«Présente-moidoncàtonamiBercail.»Il avaitdéjà rencontréBercail auLuxembourg,maisn’avait jamaiscauséavec lui.Bercail,unpeu

dépaysédanscemilieuoùvenaitdel’introduireOlivier,etoùsatimiditéneseplaisaitguère,rougissaitchaquefoisquesonamileprésentaitcommeundesprincipauxrédacteursd’Avant-Garde.Lefaitestquecepoèmeallégorique,dont ilparlait àOlivieraudébutdenotrehistoire,devaitparaîtreen têtede lanouvellerevue,sitôtaprèslemanifeste.

«Àlaplacequejet’avaisréservée,disaitOlivieràBernard.Jesuistellementsûrqueçateplaira !C’estdebeaucoupcequ’ilyademieuxdanslenuméro.Ettellementoriginal!»

Olivier prenait plus de plaisir à louer ses amis qu’à s’entendre louer lui-même. À l’approche deBernard,LucienBercail s’était levé ; il tenait sa tassede café à lamain, si gauchementque,dans sonémotion,ilenrépanditlamoitiésursongilet.Àcemoment,onentendittoutprèsdeluilavoixmécaniquedeJarry:

«LepetitBercailvas’empoisonner,parcequej’aimisdupoisondanssatasse.»Jarrys’amusaitde la timiditédeBercailetprenaitplaisirà ledécontenancer.MaisBercailn’avait

paspeurdeJarry.Ilhaussalesépaulesetachevatranquillementsatasse.«Quidoncest-ce?demandaBernard.–Comment!tuneconnaispasl’auteurd’UbuRoi?–Paspossible?c’estJarry!Jeleprenaispourundomestique.–Oh! toutdemêmepas,ditOlivierunpeuvexé,car ilsefaisaitunefiertédesesgrandshommes.

Regarde-lemieux.Tunetrouvespasqu’ilestextraordinaire?–Ilfaittoutcequ’ilpeutpourleparaître»,ditBernard,quineprisaitquelenaturel,maispourtant

étaitpleindeconsidérationpourUbu.VêtuentraditionnelGugussed’hippodrome,tout,enJarry,sentaitl’apprêt;safaçondeparlersurtout,

qu’imitaient à l’envi plusieurs Argonautes, martelant les syllabes, inventant de bizarres mots, enestropiantbizarrementcertainsautres;mais iln’yavaitvraimentqueJarrylui-mêmepourobtenircettevoixsanstimbre,sanschaleur,sansintonation,sansrelief.

«Quandonleconnaît,jet’assurequ’ilestcharmant,repritOlivier.–Jepréfèrenepasleconnaître.Ilal’airféroce.

Page 162: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–C’estungenrequ’ilsedonne.Passavant lecroit,aufond, trèsdoux.Maisila terriblementbucesoir;etpasunegoutted’eau,jetepriedelecroire;nimêmedevin:rienquedel’absintheetdesliqueursfortes.Passavantcraintqu’ilnecommettequelqueexcentricité.»

En dépit de lui, le nomdePassavant revenait sur ses lèvres et d’autant plus obstinément qu’il eûtvouluplusl’éviter.

Exaspérédesevoirsipeumaîtredelui,etcommetraquéparlui-même,ilchangeadeterrain:«TudevraisallercauserunpeuavecDhurmer.Jecrainsqu’ilnem’enveuilleàmortde luiavoir

soufflé la direction d’Avant-Garde ; mais ce n’est pas ma faute ; je n’ai pas pu faire autrement qued’accepter.Tudevrais tâcherde lui fairecomprendre,de lecalmer.Pass…Onm’aditqu’il était trèsmontécontremoi.»

Ilavaittrébuché,maiscettefoisn’étaitpastombé.« J’espèrequ’il a repris sa copie. Jen’aimepas cequ’il écrit, ditBercail ; puis, se tournant vers

Profitendieu:–Mais,vous,Monsieur,jepensaisque…–Oh!nem’appelezdoncpasMonsieur…Jesaisbienquejeporteunnomencombrantetridicule…

Jecompteprendreunpseudonyme,sij’écris.–Pourquoinenousavez-vousriendonné?–Parcequejen’avaisriendeprêt.»Olivier,laissantcausersesdeuxamis,serapprochad’Édouard.«Quevousêtesgentild’êtrevenu!Ilmetardaittantdevousrevoir.Maisj’auraissouhaitédevous

revoir n’importe où ailleurs qu’ici…Cet après-midi, j’ai été sonner à votre porte.Vous l’a-t-on dit ?J’étaisdésolédenepasvousrencontrer,etsij’avaissuoùvoustrouver…»

Ilétaittoutheureuxdes’exprimeraussifacilementsesouvenantd’untempsoùsontroublelerendaitmuet. Ildevaitcetteaisance,hélas !à labanalitédesespropos,etaux libations.Édouards’en rendaitcomptetristement.

«J’étaischezvotremère.–C’estcequej’aiapprisenrentrant,ditOlivier,quelevoussoiementd’Édouardconsternait.Ilhésita

s’iln’allaitpasleluidire.– Est-ce dans ce milieu que désormais vous allez vivre ? lui demanda Édouard en le regardant

fixement.–Oh!jenemelaissepasentamer.–Enêtes-vousbiensûr?»Celaétaitditsuruntongrave,sitendre,sifraternel…Oliviersentitchancelersonassurance.«Voustrouvezquej’aitortdefréquentercesgens-là?–Nonpastous,peut-être;maiscertainsd’entreeux,assurément.»Olivierpritpourunsinguliercepluriel.Ilcrutqu’ÉdouardvisaitparticulièrementPassavantetcefut,

danssoncielintérieur,commeunéblouissantetdouloureuxéclairtraversantlanuéequidepuislematins’épaississait affreusement dans son cœur. Il aimait Bernard, il aimait Édouard beaucoup trop poursupporter leur mésestime. Auprès d’Édouard, ce qu’il avait de meilleur en lui s’exaltait. Auprès dePassavant, c’était le pire ; il se l’avouait à présent ; etmême ne l’avait-il pas toujours reconnu ? Sonaveuglement,prèsdePassavant,n’avait-ilpasétévolontaire?Sagratitudepourtoutcequelecomteavait

Page 163: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

faitpourlui,tournaitàlarancœur.Illereniaitéperdument.Cequ’ilvitachevadeleluifaireprendreenhaine:

Passavant,penchéversSarah,avaitpassésonbrasautourdesatailleetsemontraitdeplusenpluspressant.AvertidesbruitsdésobligeantsquicouraientsursesrapportsavecOlivier,ilcherchaitàdonnerle change.Etpour s’afficherplusencore, il s’étaitpromisd’amenerSarahà s’asseoir sur sesgenoux.Sarah, jusqu’à présent, ne s’était que peu défendue,mais ses regards cherchaient ceux de Bernard etlorsqu’ilslesrencontraient,ellesouriait,commepourluidire:

«Regardezcequel’onpeutoseravecmoi.»CependantPassavantcraignaitd’allertropvite.Ilmanquaitdepratique.«Siseulementjeparviensàlafaireboireencoreunpeu,jemerisquerai»,sedisait-il,enavançantla

mainquiluirestaitlibreversunflacondecuraçao.Olivier qui l’observait devança son geste. Il s’empara du flacon, simplement pour l’enlever à

Passavant;maisaussitôtilluisemblaqu’ilretrouveraitdanslaliqueurunpeudecourage;dececouragequ’il sentaitdéfaillir etdont il avaitbesoinpourpousser jusqu’àÉdouard laplaintequimontait à seslèvres:

«Iln’eûttenuqu’àvous…»Olivierremplitsonverreetlevidad’untrait.Àcemoment,ilentenditJarry,quicirculaitdegroupe

engroupe,direàdemi-voix,enpassantderrièrelepetitBercail:«EtmaintenantnousallonstuderlepetitBercail.»Celui-ciseretournabrusquement:«Répétezdoncçaàvoixhaute.»Jarrys’étaitéloignédéjà.Ilattenditd’avoirtournélatableetrépétad’unevoixdefausset:«Etmaintenant,nousallons tuder lepetitBercail» ; puis, sortit de sapocheungrospistolet avec

lequellesArgonautesl’avaientvujouersouvent;etmitenjoue.Jarry s’était fait une réputation de tireur. Des protestations s’élevèrent. On ne savait trop si, dans

l’étatd’ivresseoù ilétait, il saurait s’en tenirausimulacre.Mais lepetitBercailvoulutmontrerqu’iln’avaitpaspeuret,montantsurunechaise,lesbrascroisésderrièreledos,prituneposenapoléonienne.Ilétaitunpeuridiculeetquelquesriress’élevèrent,couvertsaussitôtpardesapplaudissements.

PassavantditàSarah,trèsvite:«Çapourraitmalfinir.Ilestcomplètementsoûl.Cachez-voussouslatable.»DesBroussesessayaderetenirJarry,maiscelui-ci,sedégageant,montasurunechaiseàsontour(et

Bernard remarquaqu’ilétaitchaussédepetitsescarpinsdebal).Bienen facedeBercail, il étendit lebraspourviser.

«Éteignezdonc!Éteignez!»criadesBrousses.Édouard,restéprèsdelaporte,tournalecommutateur.Sarahs’était levée, suivant l’injonctiondePassavant ; et sitôt que l’on fut dans l’obscurité, elle se

pressacontreBernardpourl’entraînersouslatableavecelle.Lecouppartit.Lepistoletn’étaitchargéqu’àblanc.Pourtantonentendituncridedouleur : c’était

Justinienquivenaitderecevoirlabourredansl’œil.

Page 164: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Et,quandonredonnadelalumière,onadmiraBercail,toujoursdeboutsursachaise,quigardaitlapose,immobile,àpeineunpeupluspâle.

Cependantlaprésidentesepayaitunecrisedenerfs.Ons’empressa.«C’estidiotdedonnerdesémotionspareilles!»Commeiln’yavaitpasd’eausurlatable,Jarry,descendudesonpiédestal,trempadansl’alcoolun

mouchoirpourluienfrictionnerlestempes,enmanièred’excuses.Bernardn’étaitrestésouslatablequ’uninstant;justeletempsdesentirlesdeuxlèvresbrûlantesde

Sarah s’écraser voluptueusement sur les siennes. Olivier les avait suivis ; par amitié, par jalousie…L’ivresseexaspéraitenluicesentimentaffreux,qu’ilconnaissaitsibien,dedemeurerenmarge.Quandilsortitàsontourdedessouslatable,latêteluitournaitunpeu.IlentenditalorsDhurmers’écrier:

«RegardezdoncMolinier!Ilestpoltroncommeunefemme.»C’enétaittrop.Olivier,sanstropsavoircequ’ilfaisait,s’élança,lamainlevée,contreDhurmer.Il

luisemblaits’agiterdansunrêve.Dhurmeresquivalecoup.Commedansunrêve,lamaind’Oliviernerencontraquelevide.

La confusion devint générale, et, tandis que certains s’affairaient auprès de la présidente, quicontinuaitàgesticulerenpoussantdesglapissementsaigus,d’autresentouraientDhurmerquicriait:«Ilnem’apas touché ! Il nem’a pas touché !…» et d’autres,Olivier, qui le visage en feu, s’apprêtait às’élancerencoreetqu’onavaitgrand-peineàcalmer.

Touchéounon,Dhurmerdevaitseconsidérercommegiflé;c’estcequeJustinien,toutenbouchonnantsonœil, s’efforçaitde lui fairecomprendre.C’étaitunequestiondedignité.MaisDhurmersesouciaitfortpeudesleçonsdedignitédeJustinien.Onl’entendaitrépéterobstinément:

«Pastouché…Pastouché…–Laissez-ledonctranquille,ditdesBrousses.Onnepeutpasforcerlesgensàsebattremalgréeux.»Olivier,pourtant,déclaraitàvoixhauteque,siDhurmernesetrouvaitpassatisfait,ilétaitprêtàle

giflerencore;et,résoluàmenerl’autresurleterrain,demandaitàBernardetàBercaildebienvouloirlui servir de témoins. Aucun d’eux ne connaissait rien aux affaires dites “d’honneur” ; mais Oliviern’osaits’adresseràÉdouard.Sacravates’étaitdénouée;sescheveuxretombaientsursonfrontensueur;untremblementconvulsifagitaitsesmains.

Édouardlepritparlebras:«Vienstepasserunpeud’eausurlevisage.Tuasl’aird’unfou.»Ill’emmenaversunlavabo.Sitôthorsdelasalle,Oliviercompritcombienilétaitivre.Quandilavaitsentilamaind’Édouardse

posersursonbras,ilavaitcrudéfaillirets’étaitlaisséemmenersansrésistance.DecequeluiavaitditÉdouard, iln’avaitriencomprisqueletutoiement.Commeunnuagegrosd’oragecrèveenpluie, il luisemblaitque soncœur soudain fondait en larmes.Uneserviettemouilléequ’Édouardappliqua sur sonfrontachevadeledégriser.Ques’était-ilpassé?Ilgardaitunevagueconscienced’avoiragicommeunenfant,commeunebrute.Ilsesentaitridicule,abject…Alors,toutfrémissantdedétresseetdetendresse,ilsejetaversÉdouardet,pressécontrelui,sanglota:

«Emmène-moi.»Édouardétaitextrêmementémului-même.

Page 165: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Tesparents?demanda-t-il.–Ilsnemesaventpasderetour.»Commeilstraversaientlecafépoursortir,Olivierditàsoncompagnonqu’ilavaitunmotàécrire.«Enlemettantàlapostecesoir,ilarriverademainàlapremièreheure.»Assisàunetableducafé,ilécrivit:

«MoncherGeorges.«Oui,c’estmoiquit’écris,etpourtedemanderdemerendreunpetitservice.Jenet’apprendraisans

douterienentedisantquejesuisderetouràParis,carjecroisbienquetum’asaperçucematinprèsdelaSorbonne.J’étaisdescenduchezlecomtedePassavant(ildonnal’adresse);mesaffairessontencorechezlui.Pourdesraisonsqu’ilseraittroplongdetedonneretquinet’intéresseraientguère,jepréfèrenepas retourner chez lui. Il n’y a qu’à toi que je puisse demander deme rapporter lesdites affaires. Tuvoudrasbien,n’est-cepas,merendreceserviceàchargederevanche.Ilyaunemallefermée.Quantauxaffairesqui sontdans lachambre, tu lesmettras toi-mêmedansmavaliseetm’apporteras le toutchezl’oncleÉdouard.Jepaierail’auto.C’estdemaindimanche,heureusement;tupourrasfaireçadèsquetuaurasreçucemot.Jecomptesurtoi,hein?

«Tongrandfrère,«Olivier.

«P.-S.–Je tesaisdébrouillardetnedoutepasque tune fasses toutcela trèsbien.Mais faisbienattention,situasaffairedirectementavecPassavant,derestertrèsfroidaveclui.Àdemainmatin.»

Ceux qui n’avaient pas entendu les propos injurieux de Dhurmer, ne s’expliquaient pas bien labrusqueagressiond’Olivier.Ilparaissaitavoirperdulatête.S’ilavaitsugardersonsang-froid,Bernardl’auraitapprouvé; iln’aimaitpasDhurmer;mais il reconnaissaitqu’Olivieravaitagicommeunfouetsemblait s’êtredonné tous les torts.Bernardsouffraitde l’entendre juger sévèrement. Il s’approchadeBercailetpritrendez-vousaveclui.Pourabsurdequefûtcetteaffaire,illeurimportaitàtousdeuxd’êtrecorrects.Ilsconvinrentd’allerrelancerleurclient,lelendemainmatin,dèsneufheures.

Ses deux amis partis,Bernard n’avait plus aucune raisonni aucune envie de rester. Il chercha desyeuxSarah,etsoncœursegonflad’unesortederage,enlavoyantassisesurlesgenouxdePassavant.Tousdeuxparaissaientivres;maisSarahselevapourtantenvoyantapprocherBernard.

«Partons»,dit-elleenprenantsonbras.Ellevoulutrentreràpied.Letrajetn’étaitpaslong;ilslefirentsansmotdire.Àlapension,toutesles

lumièresétaientéteintes.Craignantd’attirerl’attention,ilsgagnèrentàtâtonsl’escalierdeservice,puisgrattèrentdesallumettes.Armandveillait.Quandillesentenditmonter,ilsortitsurlepalier,unelampeàlamain.

«Prendslalampe,dit-ilàBernard(ilssetutoyaientdepuislaveille).ÉclaireSarah;iln’yapasdebougiedanssachambre…Etpasse-moitesallumettes,quej’allumelamienne.»

Bernard accompagna Sarah dans la seconde chambre. Ils n’y furent pas plutôt entrés qu’Armand,penchéderrièreeux,d’ungrandsouffleéteignitlalampe,puis,goguenard:

«Bonnenuit!fit-il.Maisnefaitespasdechahut.Àcôtélesparentsdorment.»Puis,soudainreculé,ilrefermasureuxlaporteettiraleverrou.

Page 166: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

IX

Armands’estétendutouthabillé.Ilsaitqu’ilnepourradormir.Ilattendlafindelanuit.Ilmédite.Ilécoute.Lamaisonrepose,laville,lanatureentière;pasunbruit.

Dèsqu’unefaibleclarté,queleréflecteurrabatduhautducielétroitdanssachambre,luipermetd’endistinguer à nouveau la hideur, il se lève. Il va vers la porte qu’il a verrouillée la veille au soir ;doucementl’entrouvre…

Lesrideauxde lachambredeSarahnesontpas fermés.L’aubenaissanteblanchit lavitre.Armands’avanceverslelitoùsasœuretBernardreposent.Undrapcouvreàdemileursmembresenlacés.Qu’ilssont beaux ! Armand longuement les contemple. Il voudrait être leur sommeil, leur baiser. Il souritd’abord,puis,aupieddulit,parmilescouverturesrejetées,soudains’agenouille.Queldieupeut-ilprierainsi,lesmainsjointes?Uneindicibleémotionl’étreint.Seslèvrestremblent…Ilaperçoitsousl’oreillerunmouchoir tâchéde sang ; il se lève, s’enempare, l’emporteet, sur lapetite tacheambrée,pose seslèvresensanglotant.

Mais sur le pas de la porte il se retourne. Il voudrait éveiller Bernard. Celui-ci doit regagner sachambreavantquepersonnedanslapensionnesoitlevé.AulégerbruitquefaitArmand,Bernardouvrelesyeux.Armands’enfuit,laissantlaporteouverte.Ilquittelachambre,descendl’escalier;ilsecacheran’importeoù;saprésencegêneraitBernard;ilneveutpaslerencontrer.

D’une fenêtre de la salle d’études, quelques instants plus tard, il le verra passer, rasant lesmurscommeunvoleur…

Bernardn’apasbeaucoupdormi.Maisilagoûté,cettenuit,d’unoubliplusreposantquelesommeil;exaltationetanéantissementàlafois,desonêtre.Ilglissedansunenouvellejournée,étrangeàlui-même,épars,léger,nouveau,calmeetfrémissantcommeundieu.IlalaisséSarahdormantencore;s’estdégagéfurtivementd’entresesbras.Ehquoi?sansunnouveaubaiser,sansundernierregard,sansunesuprêmeétreinteamoureuse?Est-ceparinsensibilitéqu’illaquitteainsi?Jenesaispas. Ilnesait lui-même.Ils’efforcedenepointpenser,gênédedevoirincorporercettenuitsansprécédents,auxprécédentsdesonhistoire.Non;c’estunappendice,uneannexe,quinepeuttrouverplacedanslecorpsdulivre–livreoùlerécitdesavie,commesiderienn’était,vacontinuer,n’est-cepas,vareprendre.

Il est remonté dans la chambrequ’il partage avec le petitBoris.Celui-ci dort profondément.Quelenfant!Bernarddéfaitsonlit,froissesesdrapspourdonnerlechange.Ilselaveàgrandeeau.MaislavuedeBorisleramèneàSaas-Fée.IlseremémorecequeLauraluidisaitalors:«Jenepuisaccepterdevousque cette dévotionquevousm’offrez.Le reste aura ses exigences, qui devront bien se satisfaireailleurs. »Cettephrase le révoltait. Il lui semble l’entendre encore. Il nepensait plus à cela,mais cematin, samémoire est extraordinairement nette et active. Son cerveau fonctionnemalgré lui avec unealacrité merveilleuse. Bernard repousse l’image de Laura, veut étouffer ses souvenirs ; et pours’empêcherdepenser,ilsesaisitd’unlivredeclasse,s’astreintàpréparersonexamen.Maisonétouffedanscettechambre.Ildescendtravailleraujardin.Ilvoudraitsortirdanslarue,marcher,courir,gagnerlelarge,s’aérer.Ilsurveillelaportecochère;dèsqueleportierl’ouvre,ils’évade.

Ilgagne leLuxembourgavecson livre,et s’assiedsurunbanc.Sapenséesoyeusement sedévide ;mais fragile ; s’il tiredessus, le fil rompt.Dèsqu’il veut travailler, entre son livre et lui, d’indiscrets

Page 167: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

souvenirs se promènent ; et non les souvenirs des instants aigus de sa joie, mais de petits détailssaugrenus,mesquins, où son amour-propre s’accroche, et s’écorche et semortifie.Désormais il ne semontreraplussinovice.

Versneufheures,ilselèveetvaretrouverLucienBercail.TousdeuxserendentchezÉdouard.Édouardhabitait àPassy, audernier étaged’un immeuble.Sachambreouvrait surunvaste atelier.

Quand,aupetitmatin,Oliviers’étaitlevé,Édouardnes’étaitpasd’abordinquiété.«Jevaismereposerunpeusurledivan»,avaitditOlivier.EtcommeÉdouardcraignaitqu’ilneprît

froid,ilavaitditàOlivierd’emporterdescouvertures.Unpeuplustard,Édouards’étaitlevéàsontour.Assurémentilvenaitdedormirsanss’enrendrecompte,caràprésentils’étonnaitqu’ilfîtgrandjour.Ilvoulait savoir comment Olivier s’était installé ; il voulait le revoir ; et peut-être qu’un indistinctpressentimentleguidait…

L’atelierétaitvide.Lescouverturesrestaientaupieddudivan,nondépliées.Uneaffreuseodeurdegazl’avertit.Donnantsurl’atelier,unepetitepièceservaitdesalledebains.L’odeurassurémentvenaitdelà.Ilycourut;maisd’abordneputpousserlaporte;quelquechosefaisaitobstacle:c’était lecorpsd’Oliviereffondrécontrelabaignoire,dévêtu,glacé,livideetaffreusementsouillédevomissures.

Édouardaussitôtfermalerobinetduchauffe-bain,quilaissaitéchapperlegaz.Ques’était-ilpassé?Accident?Congestion?…Il nepouvait y croire.Labaignoire était vide. Il prit lemoribonddans sesbras,leportadansl’atelier,l’étenditsurletapis,devantlafenêtregrandeouverte.Àgenoux,tendrementincliné, il l’ausculta.Olivierrespiraitencore,maisfaiblement.AlorsÉdouard,éperdument,s’ingéniaàranimer ce peu de vie près de s’éteindre ; il souleva rythmiquement les brasmous, pressa les flancs,frictionnalethorax,essayatoutcequ’ilsesouvenaitqu’encasd’asphyxiel’ondoitfaire,sedésolantdenepouvoirfairetoutàlafois.Oliviergardait lesyeuxfermés.Édouardsoulevadudoigtlespaupièresquiretombèrentsurunregardsansvie.Pourtantlecœurbattait.Ilcherchavainementducognac,dessels.Ilavaitfaitchaufferdel’eau,lavélehautducorpsetlevisage.Puisilcouchacecorpsinertesurledivanet rabattit sur lui les couvertures. Il aurait voulu appeler un médecin, mais n’osait s’éloigner. Uneservantevenaitchaquematinfaireleménage;maisellen’arrivaitqu’àneufheures.Dèsqu’ill’entendit,ill’envoyaàlarecherched’unmédicastredequartier;puisaussitôtlarappela,craignantdes’exposeràuneenquête.

Olivier,cependant,revenait lentementàlavie.Édouards’étaitassisàsonchevet,prèsdudivan.Ilcontemplait ce visage clos et s’achoppait à son énigme. Pourquoi ? Pourquoi ? On peut agirinconsidérémentlesoir,dansl’ivresse;maislesrésolutionsdupetitmatinportentleurpleinchargementdevertu.Ilrenonçaitàriencomprendre,enattendantlemomentoùOlivierpourraitenfinluiparler.Ilnelequitteraitplusd’ici-là.Ilavaitprisunedesesmainsetconcentraitsoninterrogation,sapensée,savieentière,danscecontact.Enfin il luisemblasentir lamaind’Olivier répondrefaiblementà l’étreinte…Alorsilsecourba,posaseslèvressurcefrontqueplissaituneimmenseetmystérieusedouleur.

On sonna.Édouard se levapour aller ouvrir.C’étaitBernard etLucienBercail.Édouard les retintdanslevestibuleetlesavertit;puis,prenantBernardàpart,luidemandas’ilsavaitqu’Olivierfûtsujetàdesétourdissements,àdescrises?…Bernardtoutàcoupsesouvintdeleurconversationdelaveille,eten particulier de certainsmots d’Olivier, qu’il avait à peine écoutés,mais qu’il réentendait à présentd’unemanièredistincte.

«C’estmoiquiluiparlaisdesuicide,dit-ilàÉdouard.Jeluidemandaiss’ilcomprenaitqu’onpuissese tuer par simple excès de vie, “par enthousiasme”, comme disait Dmitri Karamazov. J’étais toutabsorbédansmapenséeet jen’aifaitattentionalorsqu’àmespropresparoles;mais jemerappelleàprésentcequ’ilm’arépondu.

Page 168: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Qu’a-t-ildoncrépondu?insistaÉdouard,carBernards’arrêtaitetsemblaitnepasvouloirendiredavantage.

–Qu’ilcomprenaitqu’onsetuât,maisseulementaprèsavoiratteintuntelsommetdejoie,quel’onnepuisse,après,queredescendre.»

Tousdeux, sansplusajouter rien, se regardèrent.Le jour se faisaitdans leur esprit.Édouardenfindétournalesyeux;etBernards’envoulutd’avoirparlé.IlsserapprochèrentdeBercail.

«L’ennuyeux,ditalorscelui-ci,c’estqu’onpourracroirequ’ilavoulusetuerpouréviterd’avoiràsebattre.»

Édouardnesongeaitplusàceduel.«Faites commeside rienn’était, dit-il.Allez trouverDhurmer etdemandez-luidevousmettre en

rapportavecsestémoins.C’estavecceux-ciquevousvousexpliquerez,sitantestquecetteaffaireidiotenes’arrangepasd’elle-même.Dhurmernesemontraitguèredésireuxdemarcher.

–Nous ne lui raconterons rien, dit Lucien pour lui laisser toute la honte de reculer. Car il va sedérober,j’ensuissûr.»

Bernard demanda s’il ne pouvait pas voir Olivier. Mais Édouard voulait qu’on le laissâttranquillementreposer.

Bernard et Lucien allaient sortir, quand arriva le petit Georges. Il venait de chez Passavant,maisn’avaitpuseressaisirdesaffairesdesonfrère.

«Monsieurlecomteestsorti,luiavait-ilétérépondu.Ilnenousapaslaisséd’ordres.»Etledomestiqueluiavaitfermélaporteaunez.Certainegravitédansletond’ÉdouardetdanslemaintiendesdeuxautresinquiétaGeorges.Ilflaira

l’insolite,s’informa.Édouardduttoutluiraconter.«Maisn’endisrienàtesparents.»Georgesétaitravid’entrerdansdusecret.«On sait se taire», dit-il.Et, désœuvré cematin-là, il proposad’accompagnerBernard etLucien

chezDhurmer.Après que les trois visiteurs l’eurent quitté, Édouard appela la femme de ménage. À côté de sa

chambreétaitunechambred’ami,qu’illuidemandadepréparer,afind’ypouvoirinstallerOlivier.Puisil rentrasansbruitdans l’atelier.Olivier reposait.Édouardse rassitprèsde lui. Ilavaitprisun livre,maislerejetabientôtsansl’avoirouvertetregardadormirsonami.

Page 169: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

X

Rienn’estsimple,decequis’offreàl’âme;etl’âmenes’offrejamaissimpleàaucunsujet.Pascal.

«Jecroisqu’ilseraheureuxdevousrevoir,ditÉdouardàBernardlelendemain.Ilm’ademandé,ce

matin, si vous n’étiez pas venu hier. Il a dû entendre votre voix, alors que je le croyais sansconnaissance…Ilgardelesyeuxfermés,maisnedortpas.Ilneditrien.Souventilportelamainàsonfrontensignedesouffrance.Dèsquejem’adresseàlui,sonfrontseplisse;maissi jem’écarte, ilmerappelleetmefaitrasseoirprèsdelui…Non,iln’estplusdansl’atelier.Jel’aiinstallédanslachambreàcôtédelamienne,desortequejepuisserecevoirdesvisitessansledéranger.»

Ilsyentrèrent.«Jevenaisprendredetesnouvelles»,ditBernardtrèsdoucement.Lestraitsd’Oliviers’animèrentenentendantlavoixdesonami.C’étaitdéjàpresqueunsourire.«Jet’attendais.–Jepartiraisijetefatigue.–Reste.»Maisendisantcemot,Olivierposaitundoigt sur ses lèvres. Ildemandaitqu’onne luiparlâtpas.

Bernard,quidevait seprésenter auxépreuvesoralesdans trois jours, ne circulait plus sansundecesmanuelsoùseconcentreenélixirtoutel’amertumedesmatièresdesonexamen.Ils’installaauchevetdesonamietseplongeadanslalecture.Olivier,levisagetournéducôtédumur,paraissaitdormir.Édouards’étaitretirédanssachambre;onlevoyaitparaîtreparinstantsàlaportedecommunicationquirestaitouverte. De deux en deux heures, il faisait prendre à Olivier un bol de lait, mais depuis ce matinseulement.Duranttoutelajournéedelaveille,l’estomacdumaladen’avaitrienpusupporter.

Unlongtempspassa.Bernardselevapourpartir.Olivierseretourna,luitenditlamainet,tâchantdesourire:

«Tureviendrasdemain?»Au derniermoment, il le rappela, lui fit signe de se pencher, comme s’il craignait que sa voix ne

manquâtàsefaireentendre,ettoutbas:«Non,mais,crois-tuquej’aiétébête!»Puis,commepourdevanceruneprotestationdeBernard,ilportadenouveauundoigtàseslèvres:«Non;non…Plustardjevousexpliquerai.»Lelendemain,ÉdouardreçutunelettredeLaura;quandBernardrevint,illaluidonnaàlire:

«Moncherami,«Jevousécrisengrand-hâtepourtâcherdeprévenirunmalheurabsurde.Vousm’yaiderez,j’ensuis

sûre,siseulementcettelettrevousparvientasseztôt.

Page 170: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«FélixvientdepartirpourParis,dans l’intentiond’allervousvoir. Ilprétendobtenirdevous leséclaircissements que je me refuse à lui donner ; apprendre par vous le nom de celui qu’il voudraitprovoquerenduel.J’aifaitcequej’aipupourleretenir,maissadécisionresteinébranlableettoutceque je lui en dis ne sert qu’à l’ancrer davantage.Vous seul parviendrez peut-être à le dissuader. Il aconfianceenvousetvousécoutera,jel’espère.Songezqu’iln’ajamaistenuentresesmainsnipistolet,nifleuret.L’idéequ’ilpuisserisquersaviepourmoim’estintolérable;maisjecrainssurtout,j’oseàpeinel’avouer,qu’ilnesecouvrederidicule.

«Depuismonretour,Félixestavecmoipleind’empressement,detendresse,degentillesse;maisjenepuisfeindrepourluiplusd’amourquejen’enai.Ilensouffre;etjecroisquec’estledésirdeforcermon estime, mon admiration, qui le pousse à cette démarche que vous jugerez inconsidérée, mais àlaquelleilpensechaquejouretdontila,depuismonretour,l’idéefixe.Certainementilm’apardonné ;maisilenveutmortellementàl’autre.

«Jevoussuppliedel’accueilliraussiaffectueusementquevousm’accueilleriezmoi-même;vousnesauriezmedonnerunepreuved’amitiéà laquelle jesoisplussensible.Pardonnez-moidenepasvousavoir écrit plus tôt pour vous redire toute la reconnaissance que je garde de votre dévouement et dessoinsquevousm’avezprodiguésdurantnotreséjourenSuisse.Lesouvenirdecetempsmeréchauffeetm’aideàsupporterlavie.

«Votreamietoujoursinquièteettoujoursconfiante,«Laura.»

«Quecomptez-vousfaire?demandaBernardenrendantlalettre.–Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse? réponditÉdouard, un peu agacé, non point tant par la

questiondeBernard,queparcequ’ilsel’étaitdéjàposée.–S’ilvient,jel’accueilleraidemonmieux.Jeleconseilleraidemonmieuxs’ilmeconsulte;ettâcheraidelepersuaderqu’iln’ariendemieuxàfairequedesetenirtranquille.DesgenscommecepauvreDouviersonttoujourstortdechercheràsemettreen avant. Vous penseriez demême si vous le connaissiez, croyez-moi. Laura, elle, était née pour lespremiersrôles.Chacundenousassumeundrameàsa taille,et reçoitsoncontingentde tragique.Qu’ypouvons-nous?LedramedeLaura,c’estd’avoirépouséuncomparse.Iln’yarienàfaireàcela.

– Et le drame deDouviers, c’est d’avoir épousé quelqu’un qui restera supérieur à lui, quoi qu’ilfasse,repritBernard.

–Quoiqu’ilfasse…repritÉdouardenécho,–etquoiquepuissefaireLaura.L’admirable,c’estque,parregretsdesafaute,parrepentir,Lauravoulaits’humilierdevantlui;maisluiseprosternaitaussitôtplusbasqu’elle;toutcequel’unetl’autreenfaisaientneparvenaitqu’àlerapetisser,qu’àlagrandir.

– Je le plains beaucoup, dit Bernard. Mais pourquoi n’admettez-vous pas que lui aussi, dans ceprosternement,segrandisse?

–Parcequ’ilmanquedelyrisme,ditÉdouardirréfutablement.–Quevoulez-vousdire?–Qu’ilnes’oubliejamaisdanscequ’iléprouve,desortequ’iln’éprouvejamaisriendegrand.Ne

mepoussezpastroplà-dessus.J’aimesidées;maisquirépugnentàlatoiseetquejenecherchepastropàmesurer. Paul-Ambroise a coutume de dire qu’il ne consent à tenir compte de rien qui ne se puissechiffrer;ceenquoij’estimequ’iljouesurlemot“tenircompte”;car,“àcecompte-là”commeondit,onest forcé d’omettre Dieu. C’est bien là où il tend et ce qu’il désire…Tenez : je crois que j’appellelyrismel’étatdel’hommequiconsentàselaisservaincreparDieu.

Page 171: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–N’est-cepaslàprécisémentcequesignifielemot:enthousiasme?– Et peut-être le mot : inspiration. Oui, c’est bien là ce que je veux dire. Douviers est un être

incapabled’inspiration.JeconsensquePaul-Amboiseaitraisonlorsqu’ilconsidèrel’inspirationcommedespluspréjudiciablesàl’art;etjecroisvolontiersqu’onn’estartistequ’àconditiondedominerl’étatlyrique;maisilimporte,pourledominer,del’avoiréprouvéd’abord.

–Nepensez-vouspasquecetétatdevisitationdivineestexplicablephysiologiquementpar…–Labelleavance!interrompitÉdouard.Detellesconsidérations,pourêtreexactes,nesontpropres

qu’àgênerlessots.Iln’estcertespasunmouvementmystiquequin’aitsonrépondantmatériel.Etaprès?L’esprit,pourtémoigner,nepeutpointsepasserdelamatière.Delàlemystèredel’incarnation.

–Parcontre,lamatièresepasseadmirablementdel’esprit.–Ça,nousn’ensavonsrien»,ditÉdouardenriant.Bernardétait fortamuséde l’entendreparlerainsi.D’ordinaireÉdouardse livraitpeu.L’exaltation

qu’illaissaitparaîtreaujourd’huiluivenaitdelaprésenced’Olivier.Bernardlecomprit.« Ilme parle comme il voudrait déjà lui parler, pensa-t-il. C’est d’Olivier qu’il devrait faire son

secrétaire.Dèsqu’Olivierseraguéri,jemeretirerai;maplaceestailleurs.»Ilpensaitcelasansamertume,toutoccupédésormaisparSarah,qu’ilavaitrevuelanuitdernièreet

s’apprêtaitàretrouvercettenuit.«NousvoicibienloindeDouviers,reprit-ilenriantàsontour.Luiparlerez-vousdeVincent?–Parbleunon.Àquoibon?– Ne pensez-vous pas que c’est empoisonnant pour Douviers de ne savoir sur qui porter ses

soupçons?–Vousavezpeut-êtreraison.Maiscelac’estàLauraqu’ilfautledire.Jenepourraisparlersansla

trahir…Dureste,jenesaismêmepasoùilest.–Vincent?…Passavantdoitbienlesavoir.»Un coup de sonnette les interrompit. MadameMolinier venait prendre des nouvelles de son fils.

Édouardlarejoignitdansl’atelier.JOURNALD’ÉDOUARD

«VisitedePauline.J’étaisembarrassédesavoircommentlaprévenir;etpourtantjenepouvaisluilaisser ignorerquesonfilsétaitmalade.Aijugéinutiledeluiraconter l’incompréhensibletentativedesuicide;aisimplementparléd’uneviolentecrisedefoie,quieffectivementresteleplusclairrésultatdecetteentreprise.

«“JesuisdéjàrassuréedesavoirOlivierchezvous,m’aditPauline.Jenelesoigneraispasmieuxquevous,carjesensbienquevousl’aimezautantquemoi.”

«Endisantcesderniersmots,ellem’aregardéavecunebizarreinsistance.Ai-jeimaginél’intentionqu’ellem’aparumettredansceregard?JemesentaisdevantPaulinecequel’onacoutumed’appeler“mauvaise conscience” et n’ai pu que balbutier je ne sais quoi d’indistinct. Il faut dire que, sursaturéd’émotiondepuisdeuxjours,j’avaisperdutoutempiresurmoi-même;montroubledutêtretrèsapparent,carelleajouta:

«“Votrerougeurestéloquente…Monpauvreami,n’attendezpasdemoidesreproches.Jevousenferaissivousnel’aimiezpas…Puis-jelevoir?”

Page 172: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Jelamenaiprèsd’Olivier.Bernard,ennousentendantvenir,s’étaitretiré.«“Commeilestbeau!”murmura-t-elleensepenchantau-dessusdulit.Puis,seretournantversmoi:«“Vousl’embrasserezdemapart.Jecrainsdel’éveiller.”«Paulineestdécidémentunefemmeextraordinaire.Cen’estpasd’aujourd’huiquejelepense.Mais

jenepouvaisespérerqu’ellepousseraitsiloinsacompréhension.Toutefoisilmesemblait,àtraverslacordialitédesesparolesetcettesorted’enjouementqu’ellemettaitdansletondesavoix,distinguerunpeudecontrainte(peut-êtreenraisondel’effortquejefaisaispourcachermagêne);etjemesouvenaisd’unephrasedenotreconversationprécédente,phrasequidéjàm’avaitparudesplussagesalorsquejen’étais pas intéressé à la trouver telle : “Je préfère accorder de bonne grâce ce que je sais que je nepourraispasempêcher.”Évidemment,Paulines’efforçaitverslabonnegrâce;et,commeenréponseàmasecrètepenséeellereprit,lorsquenousfûmesdenouveaudansl’atelier:

« “En ne me scandalisant pas tout à l’heure, je crains de vous avoir scandalisé. Il est certaineslibertésdepenséedontleshommesvoudraientgarderlemonopole.Jenepuispourtantpasfeindreavecvousplusderéprobationquejen’enéprouve.Laviem’ainstruite.J’aicompriscombienlapuretédesgarçonsrestaitprécaire,alorsmêmequ’elleparaissaitlemieuxpréservée.Deplus,jenecroispasquelespluschastesadolescents fassentplus tard lesmaris lesmeilleurs ;nimême,hélas, lesplus fidèles,ajouta-t-elleensourianttristement.Enfin,l’exempledeleurpèrem’afaitsouhaiterd’autresvertuspourmesfils.Maisj’aipeurpoureuxdeladébauche,oudesliaisonsdégradantes.Olivierselaissefacilemententraîner.Vousaurez à cœurde le retenir. Je croisquevouspourrez lui fairedubien. Il ne tientqu’àvous…”

«Detellesparolesm’emplissaientdeconfusion.«“Vousmefaitesmeilleurquejenesuis.”«C’esttoutcequejepustrouveràdire,delamanièrelaplusbanaleetlaplusempruntée.Ellereprit

avecunedélicatesseexquise:«“C’estOlivierquivousferameilleur.Quen’obtient-onpasdesoi,paramour?«–Oscarlesait-ilprèsdemoi?demandai-jepourmettreunpeud’airentrenous.«–Ilne lesaitmêmepasàParis.Jevousaiditqu’ilnes’occupepasbeaucoupdesesfils.C’est

pourquoijecomptaissurvouspourparleràGeorges.L’avez-vousfait?«–Non;pasencore.”«LefrontdePaulines’étaitassombribrusquement.« “Je m’inquiète de plus en plus. Il a pris un air d’assurance, où je ne vois qu’insouciance, que

cynismeetqueprésomption.Iltravaillebien;sesprofesseurssontcontentsdelui;moninquiétudenesaitàquoiseprendre…”

«Ettoutàcoup,sedépartantdesoncalme,avecunemportementoùjelareconnaissaisàpeine:«“Vousrendez-vouscomptedecequedevientmavie?J’airestreintmonbonheur;d’annéeenannée,

j’aidûenrabattre;uneàune,j’airaccourcimesespérances.J’aicédé;j’aitoléré; j’aifeintdenepascomprendre,denepasvoir…Maisenfin,onseraccrocheàquelquechose;etquandencorecepeuvouséchappe!…Lesoir,ilvienttravaillerprèsdemoi,souslalampe;quandparfoisillèvelatêtededessussonlivre,cen’estpasdel’affectionquejerencontredanssonregard;c’estdudéfi.J’aisipeuméritécela…Ilme sembleparfoisbrusquementque toutmonamourpour lui tourneenhaine ; et je voudraisn’avoirjamaiseud’enfants.”

Page 173: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Savoixtremblait.Jeprissamain.«“Oliviervousrécompensera;jem’yengage.”«Ellefiteffortpourseressaisir.«“Oui,jesuisfolledeparlerainsi;commesijen’avaispastroisfils.Quandjepenseàl’un,jene

voisplusquecelui-là…Vousallezmetrouverbienpeuraisonnable…Maisparmoments,vraiment, laraisonnesuffitplus.

« – La raison est pourtant ce que j’admire le plus en vous”, dis-je platement, dans l’espoir de lacalmer.Etcommeellerestaitsilencieuse,j’ajoutai:

«L’autrejourvousmeparliezd’Oscaravectantdesagesse…«Paulinebrusquementseredressa.Ellemeregardaethaussalesépaules.« “C’est toujours quand une femme semontre le plus résignée qu’elle paraît le plus raisonnable”,

s’écria-t-ellecommehargneusement.«Cetteréflexionm’irritaenraisondesajustessemême.Pourn’enrienlaisservoir,jereprisaussitôt:«“Riendenouveau,ausujetdeslettres?«–Denouveau?Denouveau!…Qu’est-cequevousvoulezqu’ilarrivedenouveauentreOscaret

moi?«–Ilattendaituneexplication.«–Moiaussij’attendaisuneexplication.Toutlelongdelavieonattenddesexplications.«–Enfin,repris-jeunpeuagacé,Oscarsesentaitdansunesituationfausse.«–Mais,monami,voussavezbienqu’iln’yariendetelpours’éterniser,quelessituationsfausses.

C’estaffaireàvous,romanciers,dechercheràlesrésoudre.Danslavie,rienneserésout;toutcontinue.Ondemeuredansl’incertitude;etonresterajusqu’àlafinsanssavoiràquois’entenir;enattendant,laviecontinue,toutcommesiderienn’était.Etdecelaaussionprendsonparti;commedetoutlereste…commedetout.Allons,adieu.”

« Je m’affectais péniblement au retentissement de certaines sonorités nouvelles que je distinguaisdanssavoix;unesorted’agressivité,quimeforçadepenser(peut-êtrepasàl’instantmême,maisenmeremémorantnotreentretien)quePaulineprenaitsonpartibeaucoupmoinsfacilementqu’elleneledisaitde mes rapports avec Olivier ; moins facilement que de tout le reste. Je veux croire qu’elle ne lesréprouve pas précisément ; qu’elle s’en félicite même à certains égards, ainsi qu’elle me le laisseentendre;mais,sanssel’avouerpeut-être,ellenelaissepasd’enressentirdelajalousie.

«C’estlaseuleexplicationquejetrouveàcebrusquesursautderévolte,sitôtensuite,etsurunsujetqui lui tenait somme toutebienmoinsàcœur.Oneûtditqu’enm’accordantd’abordcequi lui coûtaitdavantageellevenaitd’épuisersaréservedemansuétudeets’entrouvaitsoudaindépourvue.Delà,sespropos intempérés, extravagants presque, dont elle dut s’étonner elle-même en y repensant, et où sajalousiesetrahissait.

«Aufond,jemedemandequelpourraitêtrel’étatd’unefemmequineseraitpasrésignée?J’entends:d’une“honnêtefemme”…Commesicequel’onappelle“honnêteté”,chezlesfemmes,n’impliquaitpastoujoursdelarésignation!

« Vers le soir, Olivier a commencé d’aller sensiblement mieux. Mais la vie qui revient ramènel’inquiétudeavecelle.Jem’ingénieàlerassurer.

Page 174: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Sonduel?–Dhurmeravaitfuiàlacampagne.Onnepouvaitpourtantpascouriraprèslui.«Larevue?–Bercails’enoccupe.«Lesaffairesqu’ila laisséeschezPassavant?–C’est lepoint leplusdélicat. J’aidûavouerque

Georgesn’avaitpus’enressaisir;maismesuisengagéàlesallerrecherchermoi-mêmedèsdemain.Ilcraignait,àcequ’ilm’asemblé,quePassavantnelesretîntcommeunotage;cequejenepuisadmettreunseulinstant.

« Hier, je m’attardais dans l’atelier après avoir écrit ces pages, lorsque j’ai entendu Olivierm’appeler.J’aibondijusqu’àlui.

«“C’estmoiquiseraisvenu,sijen’étaistropfaible,m’a-t-ildit.J’aivoulumelever;mais,quandjesuis debout, la tête me tourne et j’ai craint de tomber. Non, non, je ne me sens pas plus mal ; aucontraire…Maisj’avaisbesoindeteparler.Ilfautquetumepromettesquelquechose…Denejamaischercheràsavoirpourquoi j’aivoulume tueravant-hier. Jecroisque jene lesaisplusmoi-même.Jevoudrais ledire,vrai ! jene lepourraispas…Mais il ne fautpasque tupensesquec’est à causedequelquechosedemystérieuxdansmavie,quelquechosequetuneconnaîtraispas.”Puis,d’unevoixplusbasse:“Nonplus,nevapast’imaginerquec’estparhonte…”

«Bienquenousfussionsdansl’obscurité,ilcachaitsonfrontdansmonépaule.«“Ousij’aihonte,c’estdecebanquetdel’autresoir;demonivresse,demonemportement,demes

larmes;etdecesmoisd’été;…etdet’avoirsimalattendu.”«Puisilprotestaqu’enriendetoutcelailnesecontentaitplusàsereconnaître;quec’étaittoutcela

qu’ilavaitvoulutuer,qu’ilavaittué,qu’ilavaiteffacédesavie.«Jesentais,danssonagitationmême,safaiblesse,etleberçais,sansriendire,commeunenfant.Il

aurait eu besoin de repos ; son silence me faisait espérer son sommeil ; mais je l’entendais enfinmurmurer:

«“Prèsdetoi,jesuistropheureuxpourdormir.”«Ilnemelaissalequitterqu’aumatin.»

Page 175: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

XI

Bernard,cematin-là,vintdebonneheure.Olivierdormaitencore,Bernard,ainsiqu’ilavaitfaitlesjoursprécédents,s’installaauchevetdesonamiavecunlivre,cequipermitàÉdouardd’interrompresagarde et de se rendre chez le comte de Passavant, ainsi qu’il avait promis de le faire.À cette heurematinale,onétaitsûrdeletrouver.

Lesoleilbrillait ;unairvifnettoyait lesarbresde leursdernières feuilles ; toutparaissait limpide,azuré. Édouard n’était pas sorti de trois jours. Une immense joie dilatait son cœur ; et même il luisemblaitque toutsonêtre,enveloppeouverteetvidée, flottait surunemer indivise,undivinocéandebonté.L’amouretlebeautempsillimitentainsinoscontours.

Édouardsavaitqu’illuifaudraituneautopourrapporterlesaffairesd’Olivier;maisilnesepressaitpasde laprendre ; il trouvaitplaisir àmarcher.L’étatdebienveillanceoù il se sentaitvis-à-visde lanatureentière,ledisposaitmalàaffronterPassavant.Ilsedisaitqu’ildevaitl’exécrer;ilrepassaitensonesprittoussesgriefs,maisiln’ensentaitpluslapiqûre.Cerival,qu’ildétestaithierencore,ilvenaitdelesupplanter,ettropcomplètementpourpouvoirpluslongtempslehaïr.Dumoinsilnelepouvaitpluscematin-là.Et,commed’autrepart ilestimaitqueriennedevaitparaîtredecerevirement,quirisquâtdetrahir son bonheur, plutôt que de se montrer désarmé, il eût voulu se dérober à l’entrevue. Au fait,pourquoi diantre y allait-il, lui, précisément lui, Édouard ? Il se présenterait rue de Babylone etréclamerait les affairesd’Olivier, àquel titre?Mission acceptée bien inconsidérément, se disait-il encheminant,etqui laisseraitentendrequ’Olivieravaitéluchezluidomicile;précisémentcequ’ilauraitvoulucacher…Troptardpourreculer:Olivieravaitsapromesse.Dumoins,ilimportaitdesemontreràPassavanttrèsfroid,trèsferme.Untaxipassa,qu’ilhéla.

Édouard connaissaitmal Passavant. Il ignorait un des traits de son caractère. Passavant, qu’on neprenait jamais sans vert, ne supportait pas d’être joué. Pour n’avoir pas à reconnaître ses défaites, ilaffectaittoujoursd’avoirsouhaitésonsort,et,quoiqu’illuiadvînt,ilprétendaitl’avoirvoulu.Dèsqu’ilcompritqu’Olivierluiéchappait,iln’eutsouciquededissimulersarage.Loindechercheràcouriraprèslui,etderisquerleridicule,ilseraidit,seforçadehausserlesépaules.Sesémotionsn’étaientjamaissiviolentesqu’ilnepûtlestenirenmain.C’estcedontcertainssefélicitent,sansconsentiràreconnaîtrequesouventilsdoiventcettemaîtrised’eux-mêmesmoinsàlaforcedeleurcaractèrequ’àunecertaineindigencede tempérament. Jemedéfendsdegénéraliser ;mettonsqueceque j’enaiditne s’appliquequ’à Passavant.Celui-ci n’eut donc pas trop demal à se persuader que précisément il en avait assezd’Olivier;qu’encesdeuxmoisd’été,ilavaitépuisétoutl’attraitd’uneaventurequirisquaitd’encombrersavie;qu’audemeurantils’étaitsurfaitlabeautédecetenfant,sagrâceetlesressourcesdesonesprit;quemême il était temps que ses yeux s’ouvrissent sur les inconvénients de confier la direction d’unerevue à quelqu’un d’aussi jeune et d’aussi inexpérimenté. Tout bien considéré, Strouvilhou feraitbeaucoupmieux sonaffaire ; en tant que directeur de revue, s’entend. Il venait de lui écrire et l’avaitconvoquépourcematin.

AjoutonsquePassavantseméprenaitsurlacausedeladésertiond’Olivier.Ilpensaitavoirexcitésajalousieensemontrant tropempresséàl’égarddeSarah; secomplaisaitdanscette idéequi flattait safatuiténaturelle;sondépits’entrouvaitcalmé.

Page 176: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Il attendait donc Strouvilhou ; et comme il avait donné ordre qu’on fît entrer aussitôt, ÉdouardbénéficiadelaconsigneetsetrouvadevantPassavantsansavoirétéannoncé.

Passavant ne laissa point paraître sa surprise. Heureusement pour lui, le rôle qu’il avait à jouerconvenaitàsonnatureletnedéroutaitpassespensées.Dèsqu’Édouardeutexposélemotifdesavisite:

«Combienjesuisheureuxdecequevousmedites.Alors,vrai?vousvoulezbienvousoccuperdelui?Celanevousdérangepastrop?…Olivierestuncharmantgarçon,maissaprésenceicicommençaitàmegênerterriblement.Jen’osaispasleluilaissersentir;ilestsigentil…Etjesavaisqu’ilpréféraitnepasretournerchezsesparents…Lesparents,n’est-cepas,unefoisqu’onlesaquittés…Mais,j’ypense,samèren’est-ellepasvotredemi-sœur?…ouquelquechosedanscegenre?Olivieradûm’expliquercela, dans le temps. Alors, rien de plus naturel qu’il habite chez vous. Personne ne peut y trouver àsourire(cedontlui,dureste,nesefaisaitpasfauteendisantcesmots).Chezmoi,vouscomprenez,saprésence était plus scabreuse. C’est du reste une des raisons qui me faisaient désirer qu’il partît…Encorequejen’aieguèrel’habitudedemesoucierdel’opinionpublique.Non;c’étaitdanssonintérêt,plutôt…»

L’entretien n’avait pasmal commencé ;mais Passavant ne résistait pas au plaisir de verser sur lebonheurquelquesgouttesdupoisondesaperfidie.Ilengardaittoujoursenréserve:onnesaitpascequipeutarriver…

Édouard sentit que la patience lui échappait. Mais brusquement il se souvint de Vincent, dontPassavantdevait avoireudesnouvelles.Certes, il s’étaitbienpromisdenepointparlerdeVincentàDouviers,sicelui-civenaitl’interroger;mais,pourmieuxsedéroberàsonenquête,illuiparaissaitbond’êtrelui-mêmerenseigné;celafortifieraitsarésistance.Ilsaisitceprétextedediversion.

«Vincentnem’apasécrit,ditPassavant;maisj’aireçuunelettredeladyGriffith–voussavezbien:laremplaçante–oùellemeparledeluilonguement.Tenez:voicilalettre…Aprèstout,jenevoispaspourquoivousn’enprendriezpasconnaissance.»

Illuitenditlalettre.Édouardlut:«Mydear,

«Leyachtduprince repartira sansnousdeDakar.Qui sait oùnous seronsquandcette lettrequ’ilemportevousatteindra?Peut-êtresurlesbordsdelaCasamance,oùnousvoudrions,Vincentherboriser,moichasser.Jenesaisplustropsijel’emmèneous’ilm’emmène;ousi,plutôt,cen’estpasledémondel’aventurequinousharcèleainsitouslesdeux.Nousavonsétéprésentésàluiparledémondel’ennui,avecquinousavionsfaitconnaissanceàbord…Ah !dear, il fautvivresurunyachtpourapprendreàconnaîtrel’ennui.Partempsdebourrasque,lavieyestencoresupportable;onparticipeàl’agitationdubateau.MaisàpartirdeTénériffe,plusunsouffle;plusuneridesurlamer.

…grandmiroirDemondésespoir.

Etsavez-vousàquoi jemesuisoccupéedepuis lors?ÀhaïrVincent.Oui,moncher, l’amournousparaissanttropfade,nousavonsprislepartidenoushaïr.Àvraidire,çaacommencébienavant;oui,dèsnotreembarquement;d’abord,cen’étaitquedel’irritation,unesourdeanimositéquin’empêchaitpasles corps à corps. Avec le beau temps, c’est devenu féroce. Ah ! je sais à présent ce que c’est qued’éprouverdelapassionpourquelqu’un…»

Lalettreétaitencorelongue.

Page 177: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Jen’aipasbesoind’enlireplus,ditÉdouardenlarendantàPassavant.Quandrevient-il?–LadyGriffithneparlepasderetour.»Passavantétaitmortifiéqu’Édouardnemontrâtpasplusd’appétitpourcettelettre.Dumomentqu’il

luipermettaitdelalire,ildevraitprendrecetteincuriositécommeunaffront.Ilrepoussaitvolontierslesoffres, mais supportait mal que les siennes fussent dédaignées. Cette lettre l’avait empli d’aise. Ilnourrissait certaine affection pour Lilian et pour Vincent ; même il s’était prouvé qu’il pouvait êtreobligeantpoureux,secourable;maissonaffectionfaiblissaitaussitôtqu’onsepassaitd’elle.Qu’en lequittant,sesdeuxamisn’eussentpascingléverslebonheur,voiciquil’invitaitàpenser:c’estbienfait.

Quant à Édouard, sa félicité matinale était trop sincère pour qu’il pût, devant la peinture dessentimentsforcenés,nepaséprouverdelagêne.C’estsansaffectationaucunequ’ilavaitrendulalettre.

IlimportaitàPassavantdereprendreaussitôtlamain:«Ah ! jevoulaisvousdireencore :voussavezque j’avaispenséàOlivierpour ladirectiond’une

revue?Naturellement,iln’enestplusquestion.–Celavasansdire,ripostaÉdouard,quePassavant,sanss’enrendrecompte,débarrassaitd’ungros

souci.Celui-cicompritau tond’Édouardqu’ilvenaitde faireson jeu,et, sansprendre le tempsdesemordreleslèvres:

–LesaffaireslaisséesparOliviersontdanslachambrequ’iloccupait.Vousavezuntaxi,sansdoute?Onvalesyporter.Àpropos,commentva-t-il?

–Trèsbien.»Passavants’étaitlevé.Édouardfitdemême.Tousdeuxsequittèrentsurunsalutdesplusfroids.Lavisited’ÉdouardvenaitdeterriblementembêterlecomtedePassavant:«Ouf!»fit-il,envoyantentrerStrouvilhou.BienqueStrouvilhouluitînttête,Passavantsesentaitàl’aiseaveclui,ouplusexactement :prenait

ses aises.Certes, il avait affaire à forte partie, le savait,mais se croyait de force et se piquait de leprouver.

«MoncherStrouvilhou,prenezplace,dit-ilenpoussantversluiunfauteuil.Jesuisvraimentheureuxdevousrevoir.

–Monsieurlecomtem’afaitdemander.Mevoicitoutàvotreservice.»Strouvilhou affectait volontiers avec lui une insolence de laquais ; mais Passavant était fait à ses

manières.«Droitaufait; ilesttemps,commedisaitl’autre,desortirdedessouslesmeubles.Vousavezdéjà

fait bien desmétiers… Je voulais vous proposer aujourd’hui un vrai poste de dictateur. Hâtons-nousd’ajouterqu’ilnes’agitquedelittérature.

–Tantpis.Puis,commePassavantluitendaitsonétuiàcigarettes:–Sivouspermettez,jepréfère…–Jenepermetspasdutout.Avecvosaffreuxcigaresdecontrebande,vousallezm’empesterlapièce.

Jen’aijamaiscomprisleplaisirqu’onpouvaittrouveràfumerça.–Oh!jenepeuxpasdirequej’enraffole.Maisçaincommodelesvoisins.–Toujoursfrondeur?–Ilnefaudraitpourtantpasmeprendrepourunimbécile.»

Page 178: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

EtsansrépondredirectementàlapropositiondePassavant,Strouvilhoucrutséantdes’expliqueretdebienétablirsespositions;l’onverraitensuite.Ilcontinua:

«Laphilanthropien’ajamaisétémonfort.–Jesais,jesais,ditPassavant.–L’égoïsmenonplus.Etc’estçaquevousnesavezpasbien…Onvoudraitnousfairecroirequ’il

n’estpourl’hommed’autreéchappementàl’égoïsmequ’unaltruismeplushideuxencore!Quantàmoi,jeprétendsques’ilyaquelquechosedeplusméprisablequel’homme,etdeplusabject,c’estbeaucoupd’hommes.Aucunraisonnementnesauraitmeconvaincrequel’additiond’unitéssordidespuissedonneruntotalexquis.Ilnem’arrivepasdemonterdansuntramoudansuntrainsanssouhaiterunbelaccidentquiréduiseenbouillietoutecetteordurevivante;oh!moicompris,parbleu;d’entrerdansunesalledespectaclesansdésirerl’écroulementdulustreoul’éclatementd’unebombe;et,quandjedevraissauteravec,jel’apporteraisvolontierssousmavestesijenemeréservaispaspourmieux.Vousdisiez?…

–Non, rien ; continuez, jevousécoute.Vousn’êtespasdecesorateursquiattendent le fouetde lacontradictionpourpartir.

–C’estqu’ilm’avaitsemblévousentendrem’offrirunverredevotreinestimableporto.»Passavantsourit.«Etgardezprèsdevouslabouteille,dit-ilenlaluitendant.Videz-las’ilvousplaît,maisparlez.»Strouvilhouremplitsonverre,secaladansunprofondfauteuiletcommença:«Jenesaispassi j’aicequel’onappelleuncœursec; j’ai tropd’indignation,dedégoût,pour le

croire, et peu m’importe. Il est vrai que j’ai depuis longtemps réprimé, dans cet organe, tout ce quirisquaitdel’attendrir.Maisjenesuispasincapabled’admiration,etd’unesortededévouementabsurde;car,entantqu’homme,jememépriseetmehaisàl’égald’autrui.J’entendsrépétertoujoursetpartoutquela littérature, les arts, les sciences, en dernier ressort, travaillent au bien-être de l’humanité ; et celasuffiraitàmelesfairevomir.Maisriennemeretientderetournerlaproposition,etdèslorsjerespire.Oui, ce qu’il me plaît d’imaginer, c’est tout au contraire l’humanité servile travaillant à quelquemonumentcruel;unBernardPalissy(nousa-t-onassezraséaveccelui-là!)brûlantfemmeetenfants,etlui-même,pourobtenirlevernisd’unbeauplat.J’aimeàretournerlesproblèmes;quevoulez-vous,j’ail’espritainsifaitqu’ilsytiennentenmeilleuréquilibre,latêteenbas.Etsijenepuissupporterlapenséed’unChristsesacrifiantpour lesalut ingratde touscesgensaffreuxquejecoudoie, je trouvequelquesatisfaction,etmêmeunesortedesérénité,àimaginercettetourbepourrissantpourproduireunChrist…encore que je préférerais autre chose, car tout l’enseignement de Celui-ci n’a servi qu’à enfoncerl’humanité un peu plus avant dans le gâchis. Lemalheur vient de l’égoïsme des forces. Une férocitédévouée, voilà qui produirait de grandes choses. En protégeant les malheureux, les faibles, lesrachitiques, les blessés, nous faisons fausse route ; et c’est pourquoi je hais la religion qui nousl’enseigne.Lagrandepaixquelesphilanthropeseux-mêmesprétendentpuiserdanslacontemplationdelanature,fauneetflore,vientdecequ’à l’étatsauvage,seuls lesêtresrobustesprospèrent ; tout le reste,déchet,sertd’engrais.Maisonnesaitpasvoircela;onneveutpaslereconnaître.

–Sifait;sifait;jelereconnaisvolontiers.Continuez.– Et dites si ce n’est pas honteux, misérable… que l’homme ait tant fait pour obtenir des races

superbesdechevaux,debétail,devolailles,decéréales,defleurs,etquelui-même,pourlui-même,ensoitencoreàchercherdanslamédecineunsoulagementàsesmisères,danslacharitéunpalliatif,danslareligionuneconsolation,etdans les ivresses l’oubli.C’est l’améliorationde la race,à laquelle il fauttravailler.Maistoutesélectionimpliquelasuppressiondesmalvenus,etc’estàquoinotrechrétiennede

Page 179: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

sociéténesauraitserésoudre.Ellenesaitmêmepasprendresurelledechâtrerlesdégénérés;etcesontlesplusprolifiques.Cequ’ilfaudrait,cenesontpasdeshôpitaux,c’estdesharas.

–Parbleu,vousmeplaisezainsi,Strouvilhou.–Jecrainsquevousnevoussoyezméprissurmoijusqu’àprésent,Monsieurlecomte.Vousm’avez

prispourunsceptiqueetjesuisunidéaliste,unmystique.Lescepticismen’ajamaisdonnériendebon.On sait de reste où il mène… à la tolérance ! Je tiens les sceptiques pour des gens sans idéal, sansimagination;pourdessots…Etjen’ignorepastoutcequesupprimeraitdedélicatessesetdesubtilitéssentimentales,laproductiondecettehumanitérobuste;maispersonneneseraitpluslàpourlesregretter,cesdélicatesses,puisqueavecellesonauraitsupprimélesdélicats.Nevousytrompezpas,j’aicequ’onappelle:delaculture,etsaisbienquemonidéal,certainsGrecsl’avaiententrevu;dumoinsj’aiplaisiràmel’imaginer,etàmesouvenirqueCoré,filledeCérès,descenditauxEnferspleinedepitiépourlesombres ; mais que, devenue reine, épouse de Pluton, elle n’est plus nommée par Homère que“l’implacable Proserpine”.VoirOdyssée, chant sixième. “Implacable” ; c’est ce que se doit d’être unhommequiseprétendvertueux.

–Heureuxdevousvoirreveniràlalittérature…sitantestquenousl’ayonsjamaisquittée.Jevousdemandedonc,vertueuxStrouvilhou,sivousaccepteriezdedevenirunimplacabledirecteurderevue?

– À vrai dire, mon cher comte, je dois vous avouer que, de toutes les nauséabondes émanationshumaines, la littérature est une de celles qui me dégoûtent le plus. Je n’y vois que complaisances etflatteries. Et j’en viens à douter qu’elle puisse devenir autre chose, dumoins tant qu’elle n’aura pasbalayélepassé.Nousvivonssurdessentimentsadmisetquelelecteurs’imagineéprouver,parcequ’ilcroittoutcequ’onimprime;l’auteurspéculelà-dessuscommesurdesconventionsqu’ilcroitlesbasesdesonart.Cessentimentssonnentfauxcommedesjetons,maisilsontcours.Et,commel’onsaitque“lamauvaisemonnaiechasselabonne”,celuiquioffriraitaupublicdevraiespiècessembleraitnouspayerdemots.Dans unmonde où chacun triche, c’est l’hommevrai qui fait figure de charlatan. Je vous enavertis si je dirige une revue, ce sera pour y crever des outres, pour y démonétiser tous les beauxsentiments,etcesbilletsàordre:lesmots.

–Parbleu,j’aimeraissavoircommentvousvousyprendrez.–Laissezfaireetvousverrezbien.J’aisouventréfléchiàcela.–Vousneserezcomprisparpersonne,etpersonnenevoussuivra.–Allezdonc!Lesjeunesgenslesplusdégourdissontprévenusderesteaujourd’huicontrel’inflation

poétique.Ilssaventcequisecachedeventderrièrelesrythmessavantsetlessonoresrengaineslyriques.Qu’onproposededémolir,etl’ontrouveratoujoursdesbras.Voulez-vousquenousfondionsuneécolequin’aurad’autrebutquedetoutjeterbas?…Çavousfaitpeur?

–Non…sil’onnepiétinepasmonjardin.–Onadequoi s’occuper ailleurs…enattendant.L’heureestpropice. J’enconnaisquin’attendent

qu’unsignederalliement;destoutjeunes…Oui,celavousplaît,jesais;maisjevousavertisqu’ilsnes’enlaisserontpasconter…Jemesuissouventdemandéparquelprodigelapeintureétaitenavance,etcomment il se faisaitque la littérature se soitainsi laissédistancer?Dansqueldiscrédit, aujourd’hui,tombecequel’onavaitcoutumedeconsidérer,enpeinture,comme“lemotif”!Unbeausujet!cela faitrire.Lespeintresn’osentmêmeplusrisquerunportrait,qu’àconditiond’éludertouteressemblance.Sinousmenonsàbiennotreaffaire,etvouspouvezcomptersurmoipourcelajenedemandepasdeuxanspourqu’unpoètededemain secroiedéshonoré si l’oncomprendcequ’ilveutdire.Oui,Monsieur le

Page 180: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

comte ; voulez-vous parier ? Seront considérés comme antipoétiques, tout sens, toute signification. Jeproposed’œuvreràlafaveurdel’illogisme.Quelbeautitre,pourunerevue:LesNettoyeurs!»

Passavantavaitécoutésansbroncher.«Parmivosacolytes,reprit-ilaprèsunsilence,est-cequevouscomptezvotrejeuneneveu?–LepetitLéon,c’estunpur ; etqui la connaîtdans les coins.Vraiment ily aplaisir à l’instruire.

Avant l’été, ilavait trouvérigolodepasserpar-dessus lesfortsen thèmedesaclasseetdedécrochertous les prix.Depuis la rentrée, il ne fout plus rien ; je ne sais pas ce qu’ilmijote ; mais je lui faisconfianceetneveuxsurtoutpasl’embêter.

–Vousmel’amèneriez?–Monsieurlecomteplaisante,jecrois…Alors,cetterevue?–Nousen reparlerons. J’aibesoinde laissermûrir enmoivosprojets.Enattendant, vousdevriez

bienmeprocurerunsecrétaire;celuiquej’avais,acessédemesatisfaire.–JevousenverraidèsdemainlepetitCob-Lafleur,quejedoisvoirtantôt,etquiferasansdoutevotre

affaire.–Dugenre“nettoyeur”?–Unpeu.–Exuno…–Non;nelesjugezpastousd’aprèslui.Celui-làc’estunmodéré.Trèschoisipourvous.Strouvilhouseleva.–Àpropos,repritPassavant,jenevousavaispas,jecrois,donnémonlivre.Jeregretteden’enavoir

plusd’exemplairedelapremièreédition…–Commejen’aipasl’intentiondelerevendre,celan’aaucuneimportance.–Simplement,letirageestmeilleur.–Oh!commejen’aipasnonplusl’intentiondelelire…Aurevoir.Etsilecœurvousendit:àvotre

service.J’ail’honneurdevoussaluer.»

Page 181: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

XII

JOURNALD’ÉDOUARD« Rapporté à Olivier ses affaires. Sitôt de retour de chez Passavant, travail. Exaltation calme et

lucide. Joie inconnue jusqu’à ce jour. Écrit trente pages desFaux-Monnayeurs, sans hésitation, sansratures.Commeunpaysagenocturneàlalueursoudained’unéclair,toutledramesurgitdel’ombre,trèsdifférent de ce que je m’efforçais en vain d’inventer. Les livres que j’ai écrits jusqu’à présent meparaissentcomparablesàcesbassinsdesjardinspublics,d’uncontourprécis,parfaitpeut-être,maisoùl’eaucaptiveestsansvie.Àprésent,jelaveuxlaissercoulerselonsapente,tantôtrapideettantôtlente,endeslacisquejemerefuseàprévoir.

«X…soutientque lebon romancierdoit, avantde commencer son livre, savoir comment ce livrefinira.Pourmoi,quilaisseallerlemienàl’aventure,jeconsidèrequelavienenousproposejamaisrienqui,toutautantqu’unaboutissementnepuisseêtreconsidérécommeunnouveaupointdedépart.“Pourraitêtrecontinué…”c’estsurcesmotsquejevoudraisterminermesFaux-Monnayeurs.

«VisitedeDouviers.C’estévidemmentuntrèsbravegarçon.«Commej’exagéraismasympathiej’aidûessuyerdeseffusionsassezgênantes.Toutenluiparlant,je

meredisaiscesmotsdeLaRochefoucauld:“Jesuispeusensibleàlapitié;etvoudraisnel’yêtrepointdutout…Jetiensqu’ilfautsecontenterd’entémoigneretsegardersoigneusementd’enavoir.”Pourtantmasympathieétaitréelle,indéniable,etj’étaisémujusqu’auxlarmes.Àvraidire,meslarmesm’ontparuleconsolerencoremieuxquemesparoles.Jecroismêmequ’ilarenoncéàsatristesseaussitôtqu’ilm’avupleurer.

«J’étaisfermementrésoluànepointluilivrerlenomduséducteur;mais,àmasurprise,ilnemel’apasdemandé.Jecroisquesajalousieretombedèsqu’ilnesesentpluscontempléparLaura.Entoutcas,sadémarcheprèsdemoivenaitd’enfatiguerunpeul’énergie.

«Quelqueillogismedanssoncas;ils’indignequel’autreaitabandonnéLaura.J’aifaitvaloirque,sanscetabandon,Lauraneluiseraitpasrevenue.Ilseprometd’aimerl’enfantcommeilaimeraitlesienpropre.Lesjoiesdelapaternité,quisaitsi,sansleséducteur,ilauraitpujamaislesconnaître?C’estcequejemesuisgardédeluifaireobserver,car,ausouvenirdesesinsuffisances,sajalousies’exaspère.Maisdèslorselleressortitàl’amour-propreetcessedem’intéresser.

«Qu’unOthello soit jaloux, cela se comprend ; l’image du plaisir pris par sa femme avec autruil’obsède.MaisunDouviers,pourdevenirjalouxdoitsefigurerqu’ildoitl’être.

«Etsansdouteentretient-ilenluicettepassionparunsecretbesoindecorsersonpersonnageunpeumince.Lebonheurluiseraitnaturel;maisilabesoindes’admireretc’estl’obtenu,nonlenaturel,qu’ilestime.Jemesuisdoncévertuéà luipeindre lesimplebonheurplusméritoireque le tourment,et trèsdifficileàatteindre.Nel’ailaissépartirquerasséréné.

« Inconséquence des caractères. Les personnages qui, d’un bout à l’autre du roman ou du drame,agissentexactementcommeonauraitpu leprévoir…Onproposeànotreadmirationcetteconstance,àquoijereconnaisaucontrairequ’ilssontartificielsetconstruits.

Page 182: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Et je ne prétends pas que l’inconséquence soit l’indice certain du naturel, car l’on rencontre, etparticulièrementparmilesfemmes,biendesinconséquencesaffectées;d’autrepart,jepeuxadmirer,chezquelquesrares,cequ’onappelle“l’espritdesuite” ;mais, leplussouvent,cetteconséquencede l’êtren’estobtenuequeparuncramponnementvaniteuxetqu’auxdépensdunaturel.L’individu,plusilestdefonds généreux et plus ses possibilités foisonnent, plus il reste dispos à changer, moins volontiers illaissesonpassédéciderdesonavenir.Lejustumettenacempropositivirumquel’onnousproposeenmodèle,n’offreleplussouventqu’unsolrocheuxetréfractaireàlaculture.

«J’enaiconnu,d’uneautresorteencore,quiseforgentassidûmentuneconscienteoriginalité,etdontleprincipalsouciconsiste,aprèsavoirfaitchoixdequelquesus,ànes’enjamaisdépartir;quidemeurentsurlequi-viveetnesepermettentpasd’abandon.(JesongeàX…,quirefusaitsonverreaumontrachet1904 que je lui offrais : “Je n’aime que le bordeaux”, disait-il. Dès que je l’eus fait passer pour dubordeaux,lemontrachetluiparutdélectable.)

« Lorsque j’étais plus jeune, je prenais des résolutions, que je m’imaginais vertueuses. Jem’inquiétaismoinsd’êtrequij’étais,quededevenirquijeprétendaisêtre.Àprésent,peus’enfautquejenevoiedansl’irrésolutionlesecretdenepasvieillir.

«Olivierm’ademandéàquoijetravaillais.Jemesuislaisséentraîneràluiparlerdemonlivre,etmêmeà lui lire, tant il semblait intéressé, lespagesque jevenaisd’écrire. Je redoutais son jugement,connaissant l’intransigeancede la jeunesseet ladifficultéqu’elleéprouveàadmettreunautrepointdevue que le sien. Mais les quelques remarques qu’il a craintivement hasardées m’ont paru des plusjudicieuses,aupointquej’enaitoutaussitôtprofité.

«C’estparlui,c’estàtraversluiquejesensetquejerespire.«Ilgardedel’inquiétudeausujetdecetterevuequ’ildevaitdiriger,etparticulièrementdececonte

qu’il désavoue, écrit sur la demande de Passavant. Les nouvelles dispositions prises par celui-cientraîneront,luiai-jedit,unremaniementdusommaire;ilpourraseressaisirdesonmanuscrit.

«Reçulavisite,bieninattendue,deMonsieurlejuged’instructionProfitendieu.Ils’épongeaitlefrontetrespiraitfortement,nontantessouffléd’avoirmontémessixétages,quegêné,m’a-t-ilparu.Ilgardaitsonchapeauàlamainetnes’estassisquesurmoninvite.C’estunhommedebelaspect,biendécoupléetd’uneindéniableprestance.

« “Vous êtes, je crois, le beau-frère du présidentMolinier,m’a-t-il dit. C’est au sujet de son filsGeorges que je me suis permis de venir vous trouver. Vous voudrez bien, sans doute, excuser unedémarchequipeutd’abordvousparaîtreindiscrète,maisquel’affectionetl’estimequejeporteàmoncollèguevontsuffireàvousexpliquer,jel’espère.”

«Ilprituntemps.Jemelevaietfisretomberuneportière,parcraintequemafemmedeménage,quiest très indiscrète et que je savais dans la pièce voisine, pût entendre. Profitendieum’approuva d’unsourire.

« “En tant que juge d’instruction, reprit-il, j’ai à m’occuper d’une affaire qui m’embarrasseextrêmement.Votrejeuneneveus’étaitdéjàcommisprécédemmentdansuneaventure…–quececiresteentrenous,n’est-cepas–uneaventureassezscandaleuse,oùjeveuxcroire,étantdonnésontrèsjeuneâge,quesabonnefoi,soninnocence,aientétésurprises;maisqu’ilm’afalludéjà,jel’avoue,quelquehabiletépour…circonscrire,sansnuireauxintérêtsdelajustice.Devantunerécidive…d’unetouteautrenature, jem’empresse de l’ajouter… je ne puis répondre que le jeune Georges s’en tire à aussi boncompte. Je doutemême s’il est dans l’intérêt de l’enfant de chercher à l’en tirer,malgré tout le désiramicalquej’auraisd’épargnercescandaleàvotrebeau-frère.J’essaieraipourtant;maisj’aidesagents,vouscomprenez,quifontduzèle,etquejenepeuxpastoujoursretenir.Ou,sivouspréférez,jelepeux

Page 183: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

encore ;mais demain je ne le pourrai plus.Voici pourquoi j’ai pensé que vous devriez parler à votreneveu,luidireàquoiils’expose…

«Lavisite deProfitendieu, pourquoi nepas l’avouer,m’avait d’abord terriblement inquiété ;maisdepuis que j’avais compris qu’il ne venait ni en ennemi, ni en juge, jeme sentais plutôt amusé. Je ledevinsbiendavantagelorsqu’ilreprit:

«“Depuisquelquetemps,despiècesdefaussemonnaiecirculent.J’ensuisaverti.Jen’aipasencoreréussiàdécouvrirleurprovenance.MaisjesaisquelejeuneGeorges–toutnaïvement,jeveuxlecroire–estundeceuxqui s’enserventet lesmettentencirculation. Ils sontquelques-uns,de l’âgedevotreneveu,quiseprêtentàcehonteuxtrafic.Jenemetspasendoutequ’onn’abusedeleurinnocenceetquecesenfants sansdiscernementne jouent le rôlededupesentre lesmainsdequelquescoupablesaînés.Nousaurionsdéjàpunoussaisirdesdélinquantsmineurset,sanspeine,leurfaireavouerlaprovenancedecespièces;maisjesaistropque,passéuncertainpoint,uneaffairenouséchappe,pourainsidire…c’est-à-direqu’uneinstructionnepeutpasrevenirenarrièreetquenousnoustrouvonsforcésdesavoirce que nous préférerions parfois ignorer. En l’espèce, je prétends parvenir à découvrir les vraiscoupables sans recourir aux témoignagesdecesmineurs. J’aidoncdonnéordrequ’onne les inquiétâtpoint.Maiscetordren’estqueprovisoire. Jevoudraisquevotreneveunemeforçâtpasà le lever. Ilseraitbonqu’ilsûtqu’onal’œilouvert.Vousneferiezmêmepasmaldel’effrayerunpeu;ilestsurunemauvaisepente…”

« Je protestai que je ferais de mon mieux pour l’avertir, mais Profitendieu semblait ne pasm’entendre.Sonregardseperdit.Ilrépétadeuxfois:“Surcequel’onappelleunemauvaisepente”,puissetut.

«Jenesaiscombiendetempsdurasonsilence.Sansqu’ilformulâtsapensée,ilmesemblaitlavoirsedéroulerenlui,etdéjàj’entendais,avantqu’il

nelesdît,sesparoles:«“Jesuispèremoi-même,Monsieur…”«Ettoutcequ’ilavaitditd’aborddisparut;iln’yeutplusentrenousqueBernard.Leresten’étaitque

prétexte;c’étaitpourmeparlerdeluiqu’ilvenait.« Si l’effusion me gêne, si l’exagération des sentiments m’importune, rien par contre n’était plus

propreàmetoucherquecetteémotioncontenue.Illarefoulaitdesonmieux,maisavecunsigrandeffortqueseslèvresetsesmainstremblèrent.Ilneputcontinuer.Soudainilcachadanssesmainssonvisage,etlehautdesoncorpsfuttoutsecouédesanglots.

«“Vousvoyez,balbutiait-il,vousvoyez,Monsieur,qu’unenfantpeutnousrendrebienmisérables.”«Qu’était-ilbesoindebiaiser?Extrêmementémumoi-même:«“SiBernardvousvoyait,m’écriai-je,soncœurfondrait;jem’enportegarant.”«Jenelaissaispourtantpasqued’êtrefortembarrassé.Bernardnem’avaitpresquejamaisparléde

sonpère.J’avaisacceptéqu’ileûtquittésafamille,promptquejesuisàtenirsemblabledésertionpournaturelle,etdisposàn’yvoirqueleplusgrandprofitpourl’enfant.Ils’yjoignit,danslecasdeBernard,l’appointdesabâtardise…Maisvoiciqueserévélaientchezsonfauxpère,dessentimentsd’autantplusforts sans doute, qu’ils échappaient à la commande et d’autant plus sincères qu’ils n’étaient en rienobligés.Et,devantcetamour,cechagrin,forceétaitdemedemandersiBernardavaiteuraisondepartir.Jenemesentaispluslecœurdel’approuver.

Page 184: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«“Usezdemoisivouspensezquejepuissevousêtreutile,luidis-je,sivouspensezquejedoiveluiparler.Ilaboncœur.

«–Jesais.Jesais…Oui,vouspouvezbeaucoup.Jesaisqu’ilétaitavecvouscetété.Mapoliceestassezbienfaite…Jesaiségalementqu’ilseprésenteaujourd’huimêmeàsonoral.J’aichoisilemomentoùjesavaisqu’ildevaitêtreàlaSorbonnepourvenirvousvoir.Jecraignaisdelerencontrer.”

« Depuis quelques instants, mon émotion fléchissait, car je venais de m’apercevoir que le verbe“savoir”figuraitdanspresquetoutessesphrases.Jedevinsaussitôtmoinssoucieuxdecequ’ilmedisaitqued’observercepliquipouvaitêtreprofessionnel.

«Ilmedit“savoir”égalementqueBernardavaittrèsbrillammentpassésonécrit.Lacomplaisanced’un examinateur, qui se trouve être de ses amis, l’avait mis àmême de prendre connaissance de lacompositionfrançaisedesonfils,qui,paraît-il,étaitdesplusremarquables.IlparlaitdeBernardavecunesorted’admirationcontenuequimefaisaitdoutersipeut-être,aprèstout,ilnesecroyaitpassonvraipère.

«“Seigneur!ajoutait-il,n’allezsurtoutpasluiracontercela!Ilestdenaturelsifier,siombrageux!…S’il se doutait que, depuis son départ, je n’ai pas cessé de penser à lui, de le suivre…Mais tout demême, ce que vous pouvez lui dire, c’est que vousm’avez vu. (Il respirait péniblement entre chaquephrase.) – Ce que vous seul pouvez lui dire, c’est que je ne lui en veux pas, (puis d’une voix quifaiblissait:)quejen’aijamaiscessédel’aimer…commeunfils.Oui,jesaisbienquevoussavez…Ceque vous pouvez lui dire aussi… (et, sans me regarder, avec difficulté, dans un état de confusionextrême:)c’estquesamèrem’aquitté…oui,définitivement,cetété;etque,silui,voulaitrevenir,je…”

«Ilneputachever.«Ungroshommerobuste,positif,établidanslavie,solidementassisdanssacarrière,quisoudain,

renonçantàtoutdécorum,s’ouvre,serépanddevantunétranger,donneàcelui-ciquej’étaisunspectaclebienextraordinaire.J’aipuconstaterunefoisdeplusàcetteoccasionquejesuisplusaisémentémuparleseffusionsd’uninconnuqueparcellesd’unfamilier.Chercheraiàm’expliquerlà-dessusunautrejour.

« Profitendieu neme cacha pas les préventions qu’il nourrissait d’abord àmon égard, s’étantmalexpliqué, s’expliquantmalencore,queBernardaitdéserté son foyerpourme rejoindre.C’était cequil’avait retenud’aborddechercheràmevoir. Jen’osaipoint lui raconter l’histoiredemavaliseetneparlaiquedel’amitiédesonfilspourOlivier,àlafaveurdelaquelle, luidis-je,nousnousétionsviteliés.

«“Cesjeunesgens,reprenaitProfitendieu,s’élancentdans laviesanssavoiràquoi ilss’exposent.L’ignorancedesdangersfaitleurforce,sansdoute.Maisnousquisavons,nouslespères,noustremblonspoureux.Notresollicitudeles irrite,et lemieuxestdenepas tropla leur laisservoir.Jesaisqu’elles’exercebienimportunémentetmaladroitementquelquefois.Plutôtquerépétersanscesseàl’enfantquelefeubrûle,consentonsàlelaisserunpeusebrûler.L’expérienceinstruitplussûrementqueleconseil.J’aitoujoursaccordéleplusdelibertépossibleàBernard.Jusqu’àl’ameneràcroire,hélas!quejenemesouciaispasbeaucoupdelui.Jecrainsqu’ilnes’ysoitmépris;delàsafuite.Mêmealors,j’aicrubonde le laisser faire ; tout en veillant sur lui de loin, sans qu’il s’en doute.Dieumerci, je disposais demoyens pour cela. (Évidemment Profitendieu reportait là-dessus son orgueil, et se montraitparticulièrementfierdel’organisationdesapolice;c’est la troisièmefoisqu’ilm’enparlait.)J’aicruqu’ilfallaitmegarderdediminuerauxyeuxdecetenfantlesrisquesdesoninitiative.Vousavouerai-jequecetacted’insoumission,malgrélapeinequ’ilm’acausée,n’afaitquem’attacheràluidavantage?J’aisuyvoirunepreuvedecourage,devaleur…”

Page 185: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Àprésent,qu’ilsesentaitenconfiance,l’excellenthommenetarissaitplus.Jetâchaideramenerlaconversationverscequim’intéressaitdavantageet,coupantcourt,luidemandais’ilavaitvucesfaussespiècesdontilm’avaitparléd’abord.J’étaiscurieuxdesavoirsiellesétaientsemblablesàlapiécettedecristal que Bernard nous avait montrée. Je ne lui eus pas plus tôt parlé de celle-ci que Profitendieuchangea de visage ; ses paupières se fermèrent à demi, tandis qu’au fond de ses yeux s’allumait uneflammebizarre;sursestempes,lapatted’oiesemarqua;seslèvressepincèrent;l’attentiontiraversenhaut tousses traits.De toutcequ’ilm’avaitditd’abord, ilne futplusquestion.Le jugeenvahissait lepère, et rien plus n’existait pour lui que lemétier. Il me pressa de questions, prit des notes et parlad’envoyerunagentàSaas-Fée,pourreleverlesnomsdesvoyageurssurlesregistresdeshôtels.

«“Encoreque,vraisemblablement,ajouta-t-il,cettefaussepièceaitétéremiseàvotreépicierparunaventurierdepassageetdansunlieuqu’iln’aurafaitquetraverser.”

«ÀquoijerépliquaiqueSaas-Féesetrouvaitaufondd’uneimpasseetqu’onnepouvaitfacilementyaller et en revenir dans une même journée. Il se montra particulièrement satisfait de ce dernierrenseignementetmequittalà-dessus,aprèsm’avoirchaudementremercié,l’airabsorbé,ravi,etsansplusdutoutreparlernideGeorgesnideBernard.»

Page 186: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

XIII

Bernarddevaitéprouvercematin-làque,pourunenaturegénéreuseautantquelasienne,iln’yapasdeplusgrande joiequede réjouirunautreêtre.Cette joie luiétait refusée. Ilvenaitd’être reçuàsonexamenavecmention,et,netrouvantpersonneprèsdeluiàquiannoncercetteheureusenouvelle,celle-ciluipesait.Bernardsavaitbienqueceluiquis’enseraitmontréleplussatisfait,c’étaitsonpère.Mêmeilhésita un instant s’il n’irait pas aussitôt le lui apprendre ;mais l’orgueil le retint.Édouard?Olivier ?C’était vraiment donner trop d’importance à un diplôme. Il était bachelier. La belle avance ! C’est àprésentqueladifficultécommençait.

DanslacourdelaSorbonne,ilvitundesescamarades,reçucommelui,quis’écartaitdesautresetpleurait.Ce camarade était en deuil.Bernard savait qu’il venait de perdre samère.Ungrand élandesympathielepoussaitversl’orphelin;ils’approcha;puis,parabsurdepudeur,passaoutre.L’autre,quilevitapprocher,puispasser,euthontedeseslarmes;ilestimaitBernardetsouffritdecequ’ilpritpourdumépris.

BernardentradanslejardinduLuxembourg.Ils’assitsurunbanc,danscettemêmepartiedujardinoùilétaitvenuretrouverOlivierlesoiroùilcherchaitasile.L’airétaitpresquetièdeetl’azurluiriaitàtravers les rameaux déjà dépouillés des grands arbres. On doutait si vraiment on s’acheminait versl’hiver;desoiseauxroucoulantss’ytrompaient.MaisBernardneregardaitpaslejardin;ilvoyaitdevantluil’océandelavies’étendre.Onditqu’ilestdesroutessurlamer;maisellesnesontpastracées,etBernardnesavaitquelleétaitlasienne.

Ilméditait depuis quelques instants, lorsqu’il vit s’approcher de lui, glissant et d’un pied si légerqu’onsentaitqu’ileûtpuposersurlesflots,unange.Bernardn’avaitjamaisvud’anges,maisiln’hésitapasuninstant,et lorsquel’angeluidit:«Viens», ilse levadocilementet lesuivit. Iln’étaitpasplusétonnéqu’ilnel’eûtétédansunrêve.Ilcherchaplustardàsesouvenirsil’angel’avaitprisparlamain;maisenréalitéilsnesetouchèrentpointetmêmegardaiententreeuxunpeudedistance.Ilsretournèrenttousdeuxdans cette couroùBernardavait laissé l’orphelin,bien résolus à luiparler ;mais la cour àprésentétaitvide.

Bernards’achemina,l’angel’accompagnant,versl’églisedelaSorbonne,oùl’angeentrad’abord,oùBernardn’étaitjamaisentré.D’autresangescirculaientdanscelieu;maisBernardn’avaitpaslesyeuxqu’ilfallaitpourlesvoir.Unepaixinconnuel’enveloppait.L’angeapprochadumaître-auteletBernard,lorsqu’illevits’agenouiller,s’agenouillademêmeauprèsdelui.Ilnecroyaitàaucundieu,desortequ’ilnepouvaitprier;maissoncœurétaitenvahid’unamoureuxbesoindedon,desacrifice;ils’offrait.Sonémotiondemeuraitsiconfusequ’aucunmotnel’eûtexprimée;maissoudainlechantdel’orgues’éleva.

«Tu t’offrais demêmeàLaura», dit l’ange ; etBernard sentit sur ses joues ruisseler des larmes.«Viens,suis-moi.»

Bernard,tandisquel’angel’entraînait,seheurtapresqueàundesesancienscamaradesquivenaitdepasserluiaussisonoral.Bernardletenaitpouruncancreets’étonnaitqu’onl’eûtreçu.Lecancren’avaitpasremarquéBernard,quilevitglisserdanslamaindubedeaudel’argentpourpayeruncierge.Bernardhaussalesépaulesetsortit.

Page 187: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Quand il se retrouva dans la rue, il s’aperçut que l’ange l’avait quitté. Il entra dans un bureau detabac,celuiprécisémentoùGeorges,huitjoursplustôt,avaitrisquésafaussepièce.Ilenavaitfaitpasserbien d’autres depuis. Bernard acheta un paquet de cigarettes et fuma. Pourquoi l’ange était-il parti ?Bernard et lui n’avaient-ils donc rien à se dire?…Midi sonna.Bernard avait faim.Rentrerait-il à lapension?Irait-ilrejoindreOlivier,partageravecluiledéjeunerd’Édouard?…Ils’assurad’avoirassezd’argentenpocheetentradansunrestaurant.Commeilachevaitdemanger,unevoixdoucemurmura:

«Letempsestvenudefairetescomptes.»Bernardtournalatête.L’angeétaitdenouveauprèsdelui.« Il va falloir se décider, disait-il. Tu n’as vécu qu’à l’aventure. Laisseras-tu disposer de toi le

hasard?Tuveuxserviràquelquechose.Ilimportedesavoiràquoi.«Enseigne-moi;guide-moi»,ditBernard.L’angemenaBernarddansunesalleempliedemonde.Au fondde la salleétaituneestrade,et sur

cetteestradeunetable,unhommeencorejeuneparlait.«C’estunebiengrandefolie,disait-il,quedeprétendreriendécouvrir.Nousn’avonsrienquenous

n’ayonsreçu.Chacundenoussedoitdecomprendre,encorejeune,quenousdépendonsd’unpasséetquecepassénousoblige.Parlui,toutnotreaveniresttracé.»

Quand il eut achevé de développer ce thème, un autre orateur prit sa place et commença parl’approuver,puiss’élevacontreleprésomptueuxquiprétendvivresansdoctrine,ouseguiderlui-mêmeetd’aprèssespropresclartés.

«Une doctrine nous est léguée, disait-il. Elle a déjà traversé bien des siècles. C’est lameilleureassurémentetc’estlaseule;chacundenoussedoitdeleprouver.C’estcellequenousonttransmisenosmaîtres.C’estcelledenotrepays,qui,chaquefoisqu’illareniedoitpayerchèrementsonerreur.L’onnepeutêtrebonFrançaissanslaconnaître,niréussirriendebonsanss’yranger.»

Àcesecondorateur,untroisièmesuccéda,quiremercialesdeuxautresd’avoirsibientracécequ’ilappelalathéoriedeleurprogramme;puisétablitqueceprogrammenecomportaitriendemoinsquelarégénération de la France, grâce à l’effort de chacun desmembres de leur parti. Lui se disait hommed’action;ilaffirmaitquetoutethéorietrouvedanslapratiquesafinetsapreuve,etquetoutbonFrançaissedevaitd’êtrecombattant.

«Maishélas,ajoutait-il,quede forces isolées,perdues !Quellene seraitpas lagrandeurdenotrepays, le rayonnementdesœuvres, lamise envaleurde chacun, si ces forces étaient ordonnées, si cesœuvrescélébraientlarègle,sichacuns’enrégimentait!»

Ettandisqu’ilcontinuait,desjeunesgenscommencèrentàcirculerdansl’assistance,distribuantdesbulletinsd’adhésionsurlesquelsilnerestaitqu’àapposersasignature.

«Tuvoulaist’offrir,ditalorsl’ange.Qu’attends-tu?»Bernard prit une de ces feuilles qu’on lui tendait, dont le texte commençait par ces mots : « Je

m’engage solennellement à…» Il lut, puis regarda l’ange et vit que celui-ci souriait ; puis il regardal’assemblée, et reconnut parmi les jeunes gens le nouveau bachelier de tantôt qui, dans l’église de laSorbonne,brûlaitunciergeenreconnaissancedesonsuccès;etsoudain,unpeuplusloin,ilaperçutsonfrèreaîné,qu’iln’avaitpasrevudepuisqu’ilavaitquittélamaisonpaternelle.Bernardnel’aimaitpasetjalousaitunpeulaconsidérationquesemblaitluiaccorderleurpère.Ilfroissanerveusementlebulletin.

«Tutrouvesquejedevraissigner?

Page 188: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Oui,certes,situdoutesdetoi,ditl’ange.–Jenedouteplus»,ditBernard,quijetaloindeluilepapier.L’orateurcependantcontinuait.QuandBernardrecommençadel’écouter,l’autreenseignaitunmoyen

certaindene jamais se tromper,qui étaitde renoncerà jamais jugerpar soi-même,maisbiende s’enremettretoujoursauxjugementsdesessupérieurs.

«Cessupérieurs,quisont-ils?demandaBernard;etsoudainunegrandeindignations’emparadelui.– Si tumontais sur l’estrade, dit-il à l’ange, et si tu t’empoignais avec lui, tu le terrasserais sans

doute…»Maisl’ange,ensouriant:«C’estcontretoiquejelutterai.Cesoir,veux-tu?…–Oui»,ditBernard.Ils sortirent. Ils gagnèrent les grands boulevards. La foule qui s’y pressait paraissait uniquement

composéedegensriches;chacunparaissaitsûrdesoi,indifférentauxautres,maissoucieux.«Est-cel’imagedubonheur?»demandaBernard,quisentitsoncœurpleindelarmes.Puisl’angemenaBernarddansdepauvresquartiersdontBernardnesoupçonnaitpasauparavant la

misère.Lesoirtombait.Ilserrèrentlongtempsentredehautesmaisonssordidesqu’habitaientlamaladie,laprostitution,lahonte,lecrimeetlafaim.C’estalorsseulementqueBernardpritlamaindel’ange,etl’angesedétournaitdeluipourpleurer.

Bernardnedînapascesoir-là;etquand il rentraà lapension, ilnecherchapasà rejoindreSarahainsiqu’ilavaitfaitlesautressoirs,maismontatoutdroitàcettechambrequ’iloccupaitavecBoris.

Borisétaitdéjàcouché,maisnedormaitpasencore.Ilrelisait,àlaclartéd’unebougie,lalettrequ’ilavaitreçuedeBronjalematinmêmedecejour.

«Jecrains,luidisaitsonamie,denejamaisplusterevoir.J’aiprisfroidàmonretourenPologne.Jetousse;etbienquelemédecinmelecache,jesensquejenepeuxplusvivrelongtemps.»

EnentendantapprocherBernard,Boriscachalalettresoussonoreilleretsoufflaprécipitammentsabougie.

Bernards’avançadanslenoir.L’angeétaitentrédanslachambreavecluimais,bienquelanuitnefûtpastrèsobscure,BorisnevoyaitqueBernard.

«Dors-tu?»demandaBernardàvoixbasse.EtcommeBorisnerépondaitpas,Bernardenconclutqu’ildormait.

«Alors,maintenant,ànousdeux»,ditBernardàl’ange.Ettoutecettenuit,jusqu’aumatin,ilsluttèrent.BorisvoyaitconfusémentBernards’agiter.Ilcrutque

c’étaitsafaçondeprieretpritgardedenepointl’interrompre.Pourtantilauraitvoululuiparler,carilsentaitunegrandedétresse.S’étantlevé,ils’agenouillaaupieddesonlit.Ilauraitvouluprier,maisnepouvaitquesangloter:

«ÔBronja,toiquivoislesanges,toiquidevaism’ouvrirlesyeux,tumequittes!Sanstoi,Bronja,quedeviendrai-je?Qu’est-cequejevaisdevenir?»

Bernardetl’angeétaienttropoccupéspourl’entendre.Tousdeuxluttèrentjusqu’àl’aube.L’angeseretirasansqu’aucundesdeuxfûtvainqueur.

Page 189: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Lorsque,plustard,Bernardsortitàsontourdelachambre,ilcroisaRacheldanslecouloir.«J’aiàvousparler»,luidit-elle.SavoixétaitsitristequeBernardcompritaussitôttoutcequ’elle

avaitàluidire.Ilneréponditrien,courbalatêteet,pargrandepitiépourRachel,soudainpritSarahenhaineetleplaisirqu’ilgoûtaitavecelleenhorreur.

Page 190: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

XIV

Verssixheures,Bernards’amenachezÉdouard,avecunsacàmainquisuffisaitàcontenirlepeudevêtements,de lingeetde livresqu’ilpossédait. Il avaitpriscongéd’AzaïsetdemadameVedel,maisn’avaitpascherchéàrevoirSarah.

Bernardétaitgrave.Salutteavecl’angel’avaitmûri.Ilneressemblaitdéjàplusàl’insouciantvoleurdevalisequicroyaitqu’encemondeilsuffitd’oser.Ilcommençaitàcomprendrequelebonheurd’autruifaitsouventlesfraisdel’audace.

«Jevienschercherasileprèsdevous,dit-ilàÉdouard.Denouveaumevoicisansgîte.–Pourquoiquittez-vouslesVedel?–Desecrètesraisons…permettez-moidenepasvouslesdire.»Édouard avait observéBernard etSarah, le soir dubanquet, assezpour comprendre àpeuprès ce

silence.«Suffit,dit-ilensouriant.Ledivandemonatelierestàvotredispositionpourlanuit.Maisilmefaut

vous dire d’abord que votre père est venu hier me parler. » Et il lui rapporta cette partie de leurconversationqu’iljugeaitpropreàletoucher.«Cen’estpaschezmoiquevousdevriezcouchercesoir,maischezlui.Ilvousattend.»

Bernardcependantsetaisait.«Jevaisyréfléchir,dit-ilenfin.Permettez,enattendant,quejelaisseicimesaffaires.Puis-jevoir

Olivier?–Letempsestsibeauquejel’aiengagéàprendrel’air.Jevoulaisl’accompagner,carilestencore

trèsfaible;maisilapréférésortirseul.Dureste,ilestpartidepuisuneheureetnetarderapasàrentrer.Attendez-le…Mais,j’ypense…etvotreexamen?

– Je suis reçu ; cela n’a pas d’importance.Ce quim’importe, c’est ce que je vais faire à présent.Savez-vouscequimeretientsurtoutderetournerchezmonpère?C’estquejeneveuxpasdesonargent.Vousmetrouvezsansdouteabsurdedefairefidecettechance;maisc’estunepromessequejemesuisfaiteàmoi-même,dem’enpasser.Ilm’importedemeprouverquejesuisunhommedeparole,quelqu’unsurquijepeuxcompter.

–Jevoissurtoutlàdel’orgueil.– Appelez cela du nom qu’il vous plaira : orgueil, présomption, suffisance… Le sentiment qui

m’anime,vousnelediscréditerezpasàmesyeux.Mais,àprésent,voicicequejevoudraissavoir:poursedirigerdanslavie,est-ilnécessairedefixerlesyeuxsurunbut?

–Expliquez-vous.–J’aidébattucelatoutelanuit.Àquoifaireservircetteforcequejesensenmoi?Commenttirerle

meilleur parti demoi-même?Est-ce enme dirigeant vers un but ?Mais ce but, comment le choisir ?Commentleconnaître,aussilongtempsqu’iln’estpasatteint?

–Vivresansbut,c’estlaisserdisposerdesoil’aventure.

Page 191: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Jecrainsquevousnemecompreniezpasbien.QuandColombdécouvritl’Amérique,savait-ilversquoiilvoguait?Sonbutétaitd’allerdevant,toutdroit.Sonbut,c’étaitlui,etquileprojetaitdevantlui-même…

– J’ai souvent pensé, interrompit Édouard, qu’en art, et en littérature en particulier, ceux-là seulscomptentquiselancentversl’inconnu.Onnedécouvrepasdeterrenouvellesansconsentiràperdredevue, d’abord et longtemps, tout rivage. Mais nos écrivains craignent le large ; ce ne sont que descôtoyeurs.

–Hier, en sortant demon examen, continuaBernard sans l’entendre, je suis entré, je ne sais queldémon me poussant, dans une salle où se tenait une réunion publique. Il y était question d’honneurnational,dedévouementàlapatrie,d’untasdechosesquimefaisaientbattrelecœur.Ils’enestfalludebienpeuque je ne signe certainpapier, où jem’engageais, sur l’honneur, à consacrermonactivité auserviced’unecausequicertainementm’apparaissaitbelleetnoble.

–Jesuisheureuxquevousn’ayezpassigné.Mais,cequivousaretenu?–Sansdoutequelquesecretinstinct…Bernardréfléchitquelquesinstants,puisajoutaenriant:–Je

croisquec’estsurtoutlatêtedesadhérents;àcommencerparcelledemonfrèreaîné,quej’aireconnudans l’assemblée. Ilm’a paru que tous ces jeunes gens étaient animés par lesmeilleurs sentiments dumonde et qu’ils faisaient fort bien d’abdiquer leur initiative car elle ne les eût pas menés loin, leurjugeottecarelleétaitinsuffisante,etleurindépendanced’espritcarelleeûtétéviteauxabois.Jemesuisditégalementqu’ilétaitbonpourlepaysqu’onpûtcompterparmilescitoyensungrandnombredecesbonnesvolontésancillaires;maisquemavolontéàmoineseraitjamaisdecelles-là.C’estalorsquejemesuisdemandécommentétablirunerègle,puisquejen’acceptaispasdevivresansrègle,etquecetterèglejenel’acceptaispasd’autrui.

– La réponse me paraît simple : c’est de trouver cette règle en soi-même ; d’avoir pour but ledéveloppementdesoi.

–Oui…c’estbienlàcequejemesuisdit.Maisjen’enaipasétéplusavancépourcela.Siencorej’étaiscertaindepréférerenmoilemeilleur,jeluidonneraislepassurlereste.Maisjeneparvienspasmêmeàconnaîtrecequej’aidemeilleurenmoi…J’aidébattutoutelanuit,vousdis-je.Verslematin,j’étaissifatiguéquejesongeaisàdevancerl’appeldemaclasse;àm’engager.

–Échapperàlaquestionn’estpaslarésoudre.–C’estcequejemesuisdit,etquecettequestion,pourêtreajournée,neseposeraitàmoiqueplus

gravementaprèsmonservice.Alorsjesuisvenuvoustrouverpourécoutervotreconseil.– Jen’aipasàvousendonner.Vousnepouvez trouverceconseilqu’envous-même,ni apprendre

commentvousdevezvivre,qu’envivant.–Etsijevismal,enattendantd’avoirdécidécommentvivre?–Cecimêmevousinstruira.Ilestbondesuivresapente,pourvuquecesoitenmontant.–Plaisantez-vous?…Non;jecroisquejevouscomprends,etj’acceptecetteformule.Maistouten

medéveloppant,commevousdites,ilvamefalloirgagnermavie.Quepenseriez-vousd’unereluisanteannoncedanslesjournaux:“Jeunehommedegrandavenir,employableàn’importequoi.”

Édouardsemitàrire.«Riendeplusdifficileàobtenirquen’importequoi.Mieuxvaudraitpréciser.

Page 192: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Jepensaisàquelqu’undecesnombreuxpetitsrouagesdansl’organisationd’ungrandjournal.Oh !j’accepteraisunpostesubalterne:correcteurd’épreuves,prote…quesais-je?J’aibesoindesipeu!»

Ilparlaitavechésitation.Envérité,c’estuneplacedesecrétairequ’ilsouhaitait;maisilcraignaitdele dire à Édouard, à cause de leur déconvenue réciproque. Après tout, ce n’était pas sa faute à lui,Bernard,sicettetentativedesecrétariatavaitsipiteusementéchoué.

«Jepourraipeut-être,ditÉdouard,vousfaireentrerauGrandJournal,dontjeconnaisledirecteur.»TandisqueBernardetÉdouardconversaientainsi,SarahavaitavecRacheluneexplicationdesplus

pénibles.Que les remontrances deRachel aient été cause du brusque départ deBernard, c’est ce queSarahcomprenaitsoudain;etelles’indignaitcontresasœurqui,disait-elle,empêchaitautourd’elletoutejoie.Ellen’avaitpasledroitd’imposerauxautresunevertuquesonexemplesuffisaitàrendreodieuse.

Rachel,quecesaccusationsbouleversaient,carelles’étaittoujourssacrifiée,protestait,trèspâleetleslèvrestremblantes:

«Jenepuispastelaisserteperdre.»MaisSarahsanglotaitetcriait:«Jenepeuxpascroireàtonciel.Jeneveuxpasêtresauvée.»Elledécidatoutaussitôtderepartirpourl’Angleterre,oùlarecevraitsonamie.Car,«aprèstout,elle

étaitlibreetprétendaitvivrecommebonluisemblait».CettetristequerellelaissaRachelbrisée.

Page 193: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

XV

Édouardaeusoind’arriveràlapensionavantleretourdesélèves.Iln’apasrevuLaPérousedepuislarentréeetc’estàluiqu’ilveutparlerd’abord.Levieuxprofesseurdepianos’acquittedesesnouvellesfonctionsdesurveillantcommeilpeut,c’est-à-direfortmal. Ils’estd’abordefforcédesefaireaimer,mais ilmanqued’autorité ; lesenfantsenprofitent ; ilsprennentpourde la faiblesse son indulgenceets’émancipentétrangement.LaPérousetâcheradesévir,maistroptard;sesadmonestations,sesmenaces,sesréprimandes,achèventd’indisposercontreluilesélèves.S’ilgrossitlavoix,ilsricanent;s’iltapedupoing sur le pupitre sonore, ils poussent des cris de feinte terreur ; on l’imite ; on l’appelle « le pèreLapère»;debancenbanc,descaricaturesdeluicirculent,quilereprésentent,luisidébonnaire,féroce,armé d’un pistolet énorme (ce pistolet queGhéridanisol,Georges et Phiphi ont su découvrir au coursd’uneindiscrèteperquisitiondanssachambre),faisantungrandmassacred’élèves;ou,prosternédevantceux-ci,lesmainsjointesimplorant,commeilfaisaitlespremiersjours,«unpeudesilence,parpitié».Ondirait,aumilieud’unemeutesauvage,unpauvrevieuxcerfauxabois.Édouardignoretoutcela.

JOURNALD’ÉDOUARD« La Pérouse m’a reçu dans une petite salle du rez-de-chaussée, que je connaissais pour la plus

inconfortabledelapension.Pourtousmeubles,quatrebancsattenantàquatrepupitres,faceàuntableaunoir,etunechaisedepaille sur laquelleLaPérousem’a forcédem’asseoir. Il s’est replié surundesbancs,toutdebiais,aprèsdevainseffortspourintroduiresouslepupitresesjambestroplongues.

«“Non,non.Jesuistrèsbien,jevousassure.”«Etletondesavoix,l’expressiondesonvisage,disaient:«“Jesuisaffreusementmal,etj’espèrequecelasauteauxyeux;maisilmeplaîtd’êtreainsi;etplus

jeseraimal,moinsvousentendrezmaplainte.”«J’ai tâchédeplaisanter,maisn’aipu l’ameneràsourire. Ilaffectaitunemanièrecérémonieuseet

commegourmée,propreàmaintenirentrenousdeladistanceetàmefaireentendre:“C’estàvousquejedoisd’êtreici.”

«Cependant il se disait très satisfait de tout ; au surplus éludaitmes questions et s’irritait demoninsistance.Pourtant,commejeluidemandaisoùétaitsachambre:

«“Unpeutroploindelacuisine,a-t-ilproférésoudain;etcommejem’étonnais:–Quelquefois,lanuit,ilmeprendbesoindemanger…quandjenepeuxpasdormir.”

«J’étaisprèsdelui;jem’approchaiplusencoreetposaidoucementmamainsursonbras.Ilreprit,suruntondevoixplusnaturel:

«“Ilfautvousdirequejedorstrèsmal.Quandilm’arrivedem’endormirjeneperdspaslesentimentdemonsommeil.Cen’estpasvraimentdormir,n’est-cepas?Celuiquidortvraimentnesentpasqu’ildort,simplement,àsonréveil,ils’aperçoitqu’iladormi.”

«Puis,avecuneinsistancetatillonne,penchéversmoi:«“Parfoisjesuistentédecroirequejemefaisillusionetque,toutdemême,jedorsvraiment,alors

quejenecroispasdormir.Maislapreuvequejenedorspasvraiment,c’estque,sijeveuxrouvrirlesyeux,jelesouvre.D’ordinairejeneleveuxpas.Vouscomprenez,n’est-cepas,quejen’aiaucunintérêtà

Page 194: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

le faire. À quoi bon me prouver à moi-même que je ne dors pas ? Je garde toujours l’espoir dem’endormirenmepersuadantquejedorsdéjà…”

«Ilsepenchaplusencore,etàvoixplusbasse:«“Etpuis,ilyaquelquechosequimedérange.Neleditespas…Jenem’ensuispasplaint,parce

qu’iln’yarienàyfaire;etque,n’est-cepas,cequ’onnepeutpaschanger,celanesertàriendes’enplaindre…Figurez-vousque,contremonlit,danslamuraille,àlahauteurdematêteprécisément,ilyaquelquechosequifaitdubruit.”

«Ils’étaitaniméenparlant.Jeluiproposaidememeneràsachambre.«“Oui !Oui !dit-ilense levantsoudain.Vouspourrezpeut-êtremedirecequec’est…Moi, jene

parvienspasàcomprendre.Venezavecmoi.”«Nousmontâmesdeuxétages,puisenfilâmesunassezlongcouloir.Jen’étaisjamaisvenudanscette

partiedelamaison.«LachambredeLaPérousedonnaitsur la rue.Elleétaitpetite,maisdécente.Je remarquaisursa

tabledenuit,àcôtéd’unparoissien,laboîtedepistoletsqu’ils’étaitobstinéàemporter.Ilm’avaitsaisiparlebras;et,repoussantunpeulelit:

«“Là.Tenez…Mettez-vouscontrelamuraille…Entendez-vous?”«Jeprêtail’oreilleet,longuement,tendismonattention.Mais,malgrélameilleurevolontédumonde,

ne parvins à distinguer rien. La Pérouse se dépitait. Un camion vint à passer, ébranlant lamaison etfaisantclaquerlesvitres.

«“Àcetteheuredujour,dis-je,dansl’espoirdelerasséréner,lepetitbruitquivousirriteestcouvertparlevacarmedelarue…

«–Couvertpourvousquinesavezpasledistinguerdesautresbruits,s’écria-t-ilavecvéhémence.Moi, n’est-ce pas, je l’entends quandmême. Je continuemalgré tout à l’entendre. J’en suis parfois siexcédé,quejemeprometsd’enparleràAzaïs,ouaupropriétaire…Oh!jen’aipaslaprétentiondelefairecesser…Maisjevoudraisaumoinssavoircequec’est.”

«Ilsemblaréfléchirquelquetemps,puisreprit:« “On dirait un grignotement. J’ai tout essayé pour ne plus l’entendre. J’ai écarté mon lit de la

muraille.J’aimisducotondansmesoreilles.J’aisuspendumamontre(vousvoyez,j’aiplantélàunpetitclou)précisémentàl’endroitoùpasseletuyau,jesuppose,afinqueletic-tacdelamontredominel’autrebruit… Mais alors cela me fatigue encore plus, parce que je suis obligé de faire effort pour lereconnaître.C’estabsurde,n’est-cepas?Maisjepréfèreencorel’entendrefranchement,puisquejesaistoutdemêmequ’ilestlà…Oh!jenedevraispasvousraconterceschoses.Vousvoyez,jenesuisplusqu’unvieillard.”

«Ils’assitsurleborddulitetdemeuracommehébété.Lasinistredégradationdel’âgenes’enprendpoint,chezLaPérouse,tantàl’intelligencequ’auplusprofondducaractère.Levers’installeaucœurdufruit, pensais-je, en levoyant, lui si fermeet si fier naguère, s’abandonner àundésespoir enfantin. Jetentaidel’ensortirenluiparlantdeBoris.

«“Oui,sachambreestprèsdelamienne,dit-ilenrelevantlefront.Jevaisvouslamontrer.Suivez-moi.”

«Ilmeprécédadanslecouloiretouvrituneportevoisine.

Page 195: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

« “Cet autre lit que vous voyez est celui du jeune Bernard Profitendieu. (Je jugeai inutile de luiapprendrequeBernard,àpartirdece jourprécisément,cesseraitd’ycoucher.Ilcontinuait :)Borisestcontentdel’avoircommecamaradeetjecroisqu’ils’entendbienaveclui.Mais,voussavez,ilnemeparlepasbeaucoup.Ilesttrèsrenfermé…Jecrainsquecetenfantn’aitlecœurunpeusec.”

«Ildisaitcelasitristementquejeprissurmoideprotesteretdemeportergarantdessentimentsdesonpetit-fils.

« “Dans ce cas, il pourrait témoigner un peu davantage, repritLaPérouse.Ainsi, tenez : lematin,quandils’envaaulycéeaveclesautres,jemepencheàmafenêtrepourleregarderpasser.Illesait…Ehbien!ilneseretournepas!”

«JevouluslepersuaderquesansdouteBoriscraignaitdesedonnerenspectacleàsescamaradesetredoutaitleursmoqueries;mais,àcemoment,desclameursmontèrentdelacour.

«LaPérousemesaisitlebraset,d’unevoixaltérée:«“Écoutez!Écoutez!Lesvoiciquirentrent.”«Jeleregardai.Ils’étaitmisàtremblerdetoutsoncorps.«“Cesgalopinsvousferaient-ilspeur?demandai-je.«–Maisnon,maisnon,dit-ilconfusément;commentsupposez-vous…Puis,trèsvite:–Ilfautqueje

descende. La récréation ne dure que quelquesminutes, et vous savez que je surveille l’étude. Adieu.Adieu.”

«Ils’élançadanslecouloirsansmêmemeserrerlamain.Uninstantaprèsjel’entendisquitrébuchaitdansl’escalier.Jedemeuraiquelquesinstantsauxécoutes,nevoulantpointpasserdevantlesélèves.Onlesentendaitcrier,rireetchanter.Puisuncoupdeclocheetsoudainlesilenceserétablit.

« J’allai voirAzaïs et obtins unmot de lui qui autorisaitGeorges à quitter l’étude pour venirmeparler.IlmerejoignitdanscettemêmepetitesalleoùLaPérousem’avaitreçud’abord.

«Sitôtenmaprésence,Georgescrutdevoirprendreunairgoguenard.C’étaitsafaçondedissimulersagêne.Maisjenejureraispasqu’ilfûtleplusgênédenousdeux.Ilsetenaitsurladéfensive;carsansdoutes’attendait-ilàêtremorigéné.Ilmesemblaqu’ilcherchaitàrassemblerauplustôtlesarmesqu’ilpouvaitavoircontremoi,car,avantmêmequejen’eusseouvertlabouche,ilmedemandaitdesnouvellesd’Oliviersuruntonsigouailleurqueje l’auraisvolontiersgiflé.Ilavaitbarresurmoi.“Etpuis,voussavez,jen’aipaspeurdevous”,semblaientdiresesregardsironiques,leplimoqueurdeseslèvresetletondesavoix. Jeperdisaussitôt touteassuranceetn’eussouciquedene le laisserpointparaître.Lediscoursquej’avaispréparénemeparutsoudainplusdemise.Jen’avaispasleprestigequ’ilfautpourjoueraucenseur.Aufond,Georgesm’amusaitbeaucouptrop.

«“Jenevienspastegronder,luidis-jeenfin;jevoudraisseulementt’avertir.(Et,malgrémoi,monvisageentiersouriait.)

«–Ditesd’abordsic’estmamanquivousenvoie?«–Ouietnon.J’aiparlédetoiavectamère;maisilyaquelquesjoursdecela.Hierj’aieu,àton

sujet,uneconversationtrèsimportanteavecquelqu’undetrèsimportant,quetuneconnaispas;quiétaitvenumetrouverpourmeparlerdetoi.Unjuged’instruction.C’estdesapartquejeviens…Sais-tucequec’estqu’unjuged’instruction?”

«Georgesavaitpâlibrusquement,etsansdoutesoncœuravaituninstantcessédebattre.Ilhaussalesépaules,ilestvrai,maissavoixtremblaitunpeu:

Page 196: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«“Alors,sortezcequ’ilvousadit,lepèreProfitendieu.”«L’aplombde ce petitme démontait. Sans doute il eût été bien simple d’aller droit au fait ;mais

précisémentmon esprit répugne au plus simple et prend irrésistiblement le biais. Pour expliquer uneconduite,quisitôtensuitemeparutabsurde,maisquifutspontanée,jepuisdirequemondernierentretienavec Paulinem’avait extraordinairement travaillé. Les réflexions qui en étaient résultées, je les avaisaussitôtverséesdansmonromansousformed’undialoguequiconvenaitexactementàcertainsdemespersonnages.Ilm’arriverarementdetirerunpartidirectdecequem’apportelavie,mais,pourunefois,l’aventure deGeorgesm’avait servi ; il semblait quemon livre l’attendît, tant elle y trouvait bien saplace;àpeineavais-jedûmodifiercertainsdétails.Maiscetteaventure(j’entendscelledeseslarcins),je ne la présentais pas directement. On ne faisait que l’entrevoir, et ses suites, à travers desconversations. J’avais noté celles-ci sur un carnet que précisément je portais dans ma poche. Aucontraire,l’histoiredelafaussemonnaie,tellequemel’avaitrapportéeProfitendieu,nepouvaitm’être,mesemblait-il,d’aucunusage.Etc’estpourquoisansdoute,aulieud’aborderaussitôtavecGeorgescepointprécis,objetpremierdemavisite,jelouvoyai.

«“Jevoudraisd’abordquetulisescesquelqueslignes,dis-je.Tucomprendraspourquoi.”Etjeluitendismoncarnettoutouvertàlapagequipouvaitl’intéresser.

«Jelerépète:cegeste,maintenant,meparaîtabsurde.Maisprécisément,dansmonroman,c’estparune lecture semblable que je pensais devoir avertir le plus jeune de mes héros. Il m’importait deconnaîtrelaréactiondeGeorges;j’espéraisqu’ellepourraitm’instruire…etmêmesurlaqualitédecequej’avaisécrit.

«Jetranscrislepassageenquestion:« Il y avait dans cet enfant toute une région ténébreuse, sur laquelle l’affectueuse curiosité

d’Audibertsepenchait.QuelejeuneEudolfeeûtvolé,ilneluisuffisaitpasdelesavoir:ileûtvouluqu’Eudolfe lui racontât comment il en était venu là et ce qu’il avait éprouvé en volant pour lapremière fois.L’enfant, du reste,mêmeconfiant, n’aurait sansdoutepas su le lui dire.EtAudibertn’osaitl’interroger,danslacrainted’amenerdesprotestationsmensongères.

«Certain soirqu’AudibertdînaitavecHildebrant, il parlaà celui-ciducasd’Eudolfe : sans lenommer,dureste,etarrangeantlesfaitsdemanièrequel’autrenepûtlereconnaître:

«“N’avez-vouspasremarqué,ditalorsHildebrant,quelesactionslesplusdécisivesdenotrevie,jeveuxdire:cellesquirisquentleplusdedéciderdetoutnotreavenir,sontleplussouventdesactionsinconsidérées?

«–Je le crois volontiers, répondit Audibert. C’est un train dans lequel onmonte sans guère ysonger,etsanss’êtredemandéoùilmène.Etmême,leplussouvent,onnecomprendqueletrainvousemportequ’aprèsqu’ilestdéjàtroptardpourendescendre.

«–Maispeut-êtrel’enfantenquestionnesouhaite-t-ilnullementd’endescendre?«– Il ne tient pas encoreà endescendre, sansdoute.Pour lemoment, il se laisse emporter.Le

paysagel’amuse,etpeuluiimporteoùilva.«–Luiferez-vousdelamorale?«–Certesnon!Celaneserviraitàrien.Ilaétésursaturédemorale,etjusqu’àlanausée.«–Pourquoivolait-il?« – Je ne le sais pas au juste. Sûrement pas par réel besoin. Mais pour se procurer certains

avantages:pournepasresterenarrièredecamaradesplusfortunés…quesais-je?Parpropension

Page 197: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

nativeetsimpleplaisirdevoler.«–C’estlàlepire.«–Parbleu!caralorsilrecommencera.«–Est-ilintelligent?«–J’ailongtempscruqu’ill’étaitmoinsquesesfrères.Maisjedouteàprésentsijenefaisaispas

erreur et sima fâcheuse impressionne venait pasde cequ’il n’apas encore compris cequ’il peutobtenirdelui-même.Sacuriosités’estjusqu’àprésentdévoyée:ouplutôt,elleestdemeuréeàl’étatembryonnaire,austadedel’indiscrétion.

«–Luiparlerez-vous?«–Jemeproposedeluifairemettreenbalancelepeudeprofitdesesvolsetceque,parcontre,sa

malhonnêtetéluifaitperdre;laconfiancedesesproches,leurestime,lamienneentreautres…touteschosesquinesechiffrentpasetdontonnepeutapprécier lavaleurquepar l’énormitéde l’effort,ensuite,pourlesregagner.Certainsyontusétouteleurvie.Jeluidiraicedontilesttropjeuneencorepourserendrecompte;quec’esttoujourssurluidésormaisqueseporterontlessoupçons,s’iladvientprèsdeluiquoiquecesoitdedouteux,delouche.Ilseverrapeut-êtreaccusédefaitsgraves,àtort,etnepourrapassedéfendre.Cequ’iladéjàfaitledésigne.Ilestcequel’onappelle:‘Brûlé’.Enfin,cequejevoudraisluidire…Maisjecrainssesprotestations.

«–Cequevousvoudriezluidire?…«–C’estquecequ’ilafaitcréeunprécédent,etques’ilfautquelquerésolutionpourunpremier

vol,iln’yaplus,pourlessuivants,qu’àcéderàl’entraînement.Toutcequivientensuiten’estplusquedulaisser-aller…Cequejevoudraisluidire,c’estque,souvent,unpremiergeste,quel’onfaitsanspresqueysonger,dessineirrémédiablementnotrefigureetcommenceàtraceruntrait,que,parlasuite,tousnoseffortsnepourrontjamaiseffacer.Jevoudrais…maisjenesauraipasluiparler.

«–Quen’écrivez-vousnosproposdecesoir?Vouslesluidonneriezàlire.«–C’estuneidée,ditAudibert.Etpourquoipas?”«Jen’avaispasquittéGeorgesdesyeuxduranttoutletempsdesalecture;maissonvisagenelaissait

rienparaîtredecequ’ilpouvaitpenser.«“Dois-jecontinuer?demanda-t-il,s’apprêtantàtournerlapage.«–Inutile;laconversationfinitlà.«–C’estdommage.”«Ilmerenditlecarnet,etsuruntonpresqueenjoué:«“J’auraisvoulusavoircequerépondEudolfeaprèsqu’ilalulecarnet.«–Précisément,j’attendsdelesavoirmoi-même.«–Eudolfeestunnomridicule.Vousn’auriezpaspulebaptiserautrement?«–Celan’apasd’importance.«–Cequ’ilpeutrépondrenonplus.Etqu’est-cequ’ildevientensuite?«–Jenesaispasencore.Celadépenddetoi.Nousverrons.«–Alors,sijevouscomprendsbien,c’estmoiquidoisvousaideràcontinuervotrelivre.Nonmais,

avouezque…”

Page 198: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Ils’arrêta,commes’ilavaitquelquemalàexprimersapensée.«“Quequoi?fis-je,pourl’encourager.«–Avouezquevousseriezbienattrapé,reprit-ilenfin,siEudolfe…”«Ils’arrêtadenouveau.Jecrusentendrecequ’ilvoulaitdireetachevaipourlui:«“S’ildevenaitunhonnêtegarçon?…Non,monpetit.Etsoudainleslarmesmemontèrentauxyeux.

Jeposaimamainsursonépaule.Maislui,sedégageant:«–Carenfin,s’iln’avaitpasvolé,vousn’auriezpasécrittoutcela.”« Je compris alors seulement mon erreur. Au fond, Georges se trouvait flatté d’avoir occupé si

longtempsmapensée. Il se sentait intéressant. J’avais oubliéProfitendieu ; c’estGeorges quim’en fitsouvenir.

«“Etqu’est-cequ’ilvousaraconté,votrejuged’instruction?«–Ilm’achargédet’avertirqu’ilsavaitquetufaisaiscirculerdesfaussespièces…”«Georgesdenouveauchangeadecouleur.Ilcompritqu’ilneserviraitàriendenier,maisprotesta

confusément:«“Jenesuispasleseul.«–…etque,sivousnecessiezpasaussitôtce trafic,continuai-je, toiet tescopains, ilseverrait

forcédevouscoffrer.”«Georges était devenu très pâle d’abord. Il avait à présent le feu aux joues. Il regardait fixement

devantluietsessourcilsfroncéscreusaientaubasdesonfrontdeuxrides.«“Adieu,luidis-jeenluitendantlamain.Jeteconseilled’avertirégalementtescamarades.Quantà

toi,tiens-le-toipourdit.”«Ilmeserralamainsilencieusementetregagnasonétudesansseretourner.«En relisant les pagesdesFaux-Monnayeursque jemontrais àGeorges, je les ai trouvées assez

mauvaises.JelestranscrisicitellesqueGeorgeslesalues;mais toutcechapitreestà récrire.Mieuxvaudraitparleràl’enfant,décidément.Jedoistrouverparoùletoucher.Certainement,aupointoùilenest,Eudolfe(jechangeraicenom;Georgesaraison)estdifficilementramenableàl’honnêteté.Maisjeprétends l’y ramener ; et quoi qu’en penseGeorges, c’est là le plus intéressant, puisque c’est le plusdifficile.(VoiciquejememetsàpensercommeDouviers!)Laissonsauxromanciersréalistesl’histoiredeslaisser-aller.»

Sitôt de retour dans la salle d’études, Georges avait fait part à ses deux amis des avertissementsd’Édouard.Tout ceque celui-ci lui disait au sujet de ses chaparderies avait glissé sur cet enfant sansl’émouvoir;maisquantauxfaussespièces,quirisquaientdeleurjouerdemauvaistours,ilimportaitdes’endébarrasserauplusvite.Chacund’euxengardaitsurluiquelques-unesqu’ilseproposaitd’écouleràuneprochainesortie.Ghéridanisol les rassemblaetcourut les jeterdans les fosses.Lesoirmême ilavertissaitStrouvilhou,quipritaussitôtdesmesures.

Page 199: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

XVI

Cemêmesoir, tandisqu’ÉdouardcausaitavecsonneveuGeorges,Olivier,aprèsqueBernardl’eutquitté,reçutlavisited’Armand.

ArmandVedelétaitméconnaissable;rasédefrais,souriantetlefrontredressé;dansuncompletneuftropcintré,unpeuridiculepeut-être,lesentantetlaissantparaîtrequ’illesentait.

«Jeseraisvenutevoirplustôt,maisj’aieutellementàfaire!…Sais-tubienquemevoicisecrétairedePassavant?ou,situpréfères:rédacteurenchefdelarevuequ’ildirige.Jenetedemanderaipasd’ycollaborer, parce que Passavant me paraît assez monté contre toi. D’ailleurs cette revue inclinerésolumentverslagauche.C’estpourquoielleacommencépardébarquerBercailetsesbergeries…

–Tantpispourelle,ditOlivier.–C’estpourquoiellea,parcontre,accueillimonVasenocturne, qui, soitdit entreparenthèses, te

seradédié,situlepermets.–Tantpispourmoi.– Passavant voulait même que mon génial poème parût en tête du premier numéro, ce à quoi

s’opposaitmamodestienaturelle,quesesélogesontmiseàunerudeépreuve.Sij’étaissûrdenepointfatiguertesoreillesconvalescentes,jeteferaislerécitdemapremièreentrevueavecl’illustreauteurdeLaBarrefixe,quejeneconnaissaisjusqu’àcejourqu’àtraverstoi.

–Jen’airiendemieuxàfairequedet’écouter.–Lafuméenetegênepas?–Jefumeraimoi-mêmepourterassurer.–Ilfauttedire,commençaArmandenallumantunecigarette,quetadéfectionavaitlaissénotrecher

comte dans l’embarras. Soit dit sans te flatter, on ne remplace pas aisément ce faisceau de dons, devertus,dequalités,quifontdetoil’undes…

–Bref…interrompitOlivier,quelapesanteironiedel’autreexaspérait.–Bref,Passavantavaitbesoind’unsecrétaire.IlsetrouvaitconnaîtreuncertainStrouvilhou,queje

me trouve connaître moi-même, parce qu’il est l’oncle et le correspondant d’un certain type de lapension,lequelsetrouvaitconnaîtreJeanCob-Lafleur,quetuconnais.

–Quejeneconnaispas,ditOlivier.–Ehbien!monvieux,tudevraisleconnaître.C’estuntypeextraordinaire,merveilleux;uneespècedebébéfané,ridé,maquillé,quivitd’apéritifs

et qui, quand il est soûl, fait des vers charmants. Tu en liras dans notre premier numéro. Strouvilhouinventedoncdel’envoyerchezPassavantpouroccupertaplace.Tupeuximaginersonentréedansl’hôteldelaruedeBabylone.IlfauttedirequeCob-Lafleurportedesvêtementscouvertsdetaches,qu’illaisseflotterunegerbedecheveuxfilassesursesépaulesetqu’ila l’airdenepass’être lavédehuit jours.Passavant,quiprétendtoujoursdominerlasituation,affirmequeCob-Lafleurluiplaisaitbeaucoup.Cob-Lafleur avait su semontrer doux, souriant, timide. Quand il veut, il peut ressembler au Gringoire deBanville.Bref,Passavantsemontraitséduitetétaitsurlepointdel’engager.IlfauttedirequeLafleurest

Page 200: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

sanslesou…Levoiciquiselèvepourprendrecongé:“–Avantdevousquitter, jecroisbondevousavertir,Monsieurlecomte,quej’aiquelquesdéfauts.–Quidenousn’enapas?–Etquelquesvices.Jefumel’opium.–Qu’àcelanetienne,ditPassavantquinesetroublepaspoursipeu;j’enaid’excellentàvous offrir. – Oui, mais quand j’ai fumé, reprend Lafleur, je perds complètement la notion del’orthographe.”Passavantcroitàuneplaisanterie,s’efforcederireetluitendlamain.Lafleurcontinue:“–Etpuisjeprendsduhaschisch.–J’enaiprismoi-mêmequelquefois,ditPassavant.–Oui,maissousl’empireduhaschisch, jenepeuxpasme retenirdevoler.”Passavantcommenceàvoirque l’autre sefichedelui;etLafleur,lancé,continueimpétueusement:–Etpuisjeboisdel’éther;etalorsjedéchiretout,jecassetout;etils’empared’unvasedecristalqu’ilfaitminedejeterdanslacheminée.Passavantleluiarrachedesmains:–Jevousremerciedem’avertir.

–Etill’afichuàlaporte?–PuisasurveilléparlafenêtresiLafleurnefourraitpasunebombedanssacave,ens’enallant.–Maispourquoiest-cequetonLafleurafaitcela?demandaOlivieraprèsunsilence.D’aprèsceque

tumedis,ilavaitgrandbesoindecetteplace.–Ilfauttoutdemêmeadmettre,monvieux,qu’ilyadesgensquiéprouventlebesoind’agircontre

leur propre intérêt. Et puis, veux-tu que je te dise : Lafleur… le luxe de Passavant l’a dégoûté ; sonélégance,sesmanièresaimables,sacondescendance,l’affectationdesasupériorité.Oui,çaluialevélecœur,etj’ajoutequejecomprendsça…Aufond,ilestàfairevomir,tonPassavant.

–Pourquoidis-tu:“TonPassavant?”Tusaisbienquejenelevoisplus.Etpuis,pourquoiacceptes-tudeluicetteplace,situletrouvessidégoûtant?

– Parce que précisément j’aime ce quime dégoûte… à commencer parmon propre, oumon sale,individu.Etpuis,aufond,Cob-Lafleurestuntimide; iln’aurait rienditde toutcelas’ilnes’étaitpassentigêné.

–Oh!ça,parexemple…–Certainement.Ilétaitgêné,etavaithorreurdesesentirgênéparquelqu’unqu’aufondilméprise.

C’estpourcachersagênequ’ilacrâné.–Jetrouveçastupide.–Monvieux,toutlemonden’estpasaussiintelligentquetoi.–Tum’asdéjàditçaladernièrefois.–Quellemémoire!»Oliviersemontraitbiendécidéàtenirtête.«Jetâche,dit-il,d’oubliertesplaisanteries.Mais,ladernièrefois,tum’asenfinparlésérieusement.

Tum’asditdeschosesquejenepeuxpasoublier.»Leregardd’Armandsetroubla:ilpartitd’unrireforcé:«Oh !monvieux, ladernière fois, je t’aiparlécomme tudésiraisque je teparle.Turéclamaisun

morceauenmineur;alors,pourtefaireplaisir,j’aijouémacomplainteavecuneâmeentire-bouchon,etdestourmentsàlaPascal…Qu’est-cequetuveux?Jenesuissincèrequequandjeblague.

– Tu ne me feras jamais croire que tu n’étais pas sincère en me parlant comme tu as fait. C’estmaintenantquetujoues.

Page 201: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Ôêtrepleindenaïveté,dequelleâmeangéliquetufaispreuve!Commesichacundenousnejouaitpas, plus ou moins sincèrement et consciemment. La vie, mon vieux, n’est qu’une comédie. Mais ladifférenceentretoietmoi,c’estquemoijesaisquejejoue;tandisque…

–Tandisque…répétaOlivieragressivement.–Tandis quemon père, par exemple, et pour ne pas parler de toi, coupe dedans quand il joue au

pasteur.Quoi que je dise ou fasse, toujours une partie demoi reste en arrière, qui regarde l’autre secompromettre,quil’observe,quisefiched’elleetlasiffle,ouquil’applaudit.Quandonestainsidivisé,commentveux-tuqu’onsoitsincère?J’enviensànemêmepluscomprendrecequepeutvouloirdirecemot.Rienàfaireàcela:sijesuistriste,jemetrouvegrotesqueetçamefaitrire;quandjesuisgai,jefaisdesplaisanteriestellementstupidesqueçamedonneenviedepleurer.

–Àmoiaussi,tudonnesenviedepleurer,monpauvrevieux.Jenetecroyaispassimalade.»Armandhaussalesépaules,etsuruntontoutdifférent:«Pourteconsoler,veux-tusavoirlacompositiondenotrepremiernuméro?IlyauradoncmonVase

nocturne ; quatre chansons de Cob-Lafleur ; un dialogue de Jarry ; des poèmes en prose du petitGhéridanisol,notrepensionnaire ; etpuis leFeràrepasser, unvaste essaide critiquegénérale, où sepréciserontlestendancesdelarevue.Nousnoussommesmisàplusieurspourpondrecechef-d’œuvre.»

Olivier,quinesavaitquedire,arguagauchement:«Aucunchef-d’œuvren’estlerésultatd’unecollaboration.»Armandéclataderire:«Mais,moncher,jedisaischef-d’œuvrepourplaisanter.Iln’estmêmepasquestiond’uneœuvre,à

proprementparler.Etd’abord,ils’agiraitdesavoircequ’onentendpar“chef-d’œuvre”.PrécisémentleFeràrepassers’occupedetirerçaauclair.Ilyadestasd’œuvresqu’onadmiredeconfianceparcequetoutlemondelesadmireetquepersonnejusqu’àprésentnes’estavisédedire,oun’aosédire,qu’ellessont stupides.Par exemple, en tête dunuméro, nous allonsdonner une reproductiondeLa Joconde, àlaquelleonacolléunepairedemoustaches.Tuverras,monvieux:c’estd’uneffetfoudroyant.

–Celaveut-ildirequetuconsidèresLaJocondecommeunestupidité?–Maispasdutout,moncher.(Encorequejenelatrouvepassiépatantequeça.)Tunemecomprends

pas.Cequiest stupide, c’est l’admirationqu’on luivoue.C’est l’habitudequ’onadeneparlerdecequ’on appelle « les chefs-d’œuvre », que chapeau bas. LeFer à repasser (ce sera d’ailleurs le titregénéraldelarevue)apourbutderendrebouffoncetterévérence,dediscréditer…Unbonmoyenencore,c’est de proposer à l’admirationdu lecteur quelqueœuvre stupide (monVasenocturne, par exemple)d’unauteurcomplètementdénuédebonsens.

–Passavantapprouvetoutça?–Çal’amusebeaucoup.–Jevoisquej’aibienfaitdemeretirer.–Seretirer…Tôtoutard,monvieux,etqu’onleveuilleounon,ilfauttoujoursenarriverlà.Cette

sageréflexionm’amènetoutnaturellementàprendrecongédetoi.– Reste encore un instant, espèce de pitre… Qu’est-ce qui te faisait dire que ton père jouait au

pasteur?Tunelecroisdoncpasconvaincu?–Monsieurmonpèreaarrangésaviedetellefaçonqu’iln’aitplusledroitni lemoyendenepas

l’être.Oui,c’estunconvaincuprofessionnel.Unprofesseurdeconviction.Ilinculquelafoi;c’estlàsa

Page 202: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

raisond’être;c’estlerôlequ’ilassume,etqu’ildoitmenerjusqu’aubout.Maisquantàsavoircequisepasse dans ce qu’il appelle “son for intérieur” ?… Ce serait indiscret, tu comprends, d’aller le luidemander.Etjecroisqu’ilneseledemandejamaislui-même.Ils’yprenddemanièreàn’avoirjamaisletempsdeseledemander.Ilabourrésavied’untasd’obligationsquiperdraienttoutesignificationsisaconvictionfaiblissait;desortequecetteconvictionsetrouveexigéeetentretenueparelles.Ils’imaginequ’ilcroit,parcequ’ilcontinueàagircommes’ilcroyait.Iln’estpluslibredenepascroire.Sisafoiflanchait,monvieux,maisceseraitlacatastrophe!Uneffondrement!Etsongeque,ducoup,mafamillen’auraitplusdequoivivre.C’estunfaitàconsidérer,monvieux:lafoidepapa,c’estnotregagne-pain.Nousvivonstoussurlafoidepapa.Alorsvenirmedemandersipapaavraimentlafoi,tum’avouerasqueçan’estpastrèsdélicatdetapart.

–Jecroyaisquevousviviezsurtoutdurevenudelapension.–C’estunpeuvrai.Maisçan’estpasnonplustrèsdélicatdemecoupermoneffetlyrique.–Alorstoi,tunecroisplusàrien?demandaOliviertristement,carilaimaitArmandetsouffraitdesa

vilenie.–Jubesrenovaredolorem…Tusemblesoublier,moncher,quemesparentsprétendaientfairedemoi

unpasteur.Onm’achauffépourça,gavédepréceptespieuxenvued’obtenirunedilatationdelafoi,sij’osedire…Ilabienfallureconnaîtrequejen’avaispaslavocation.C’estdommage.J’auraispeut-êtrefaitunprédicateurépatant.Mavocationàmoi,c’étaitd’écrireleVasenocturne.

–Monpauvrevieux,situsavaiscombienjeteplains!– Tu as toujours eu ce que mon père appelle “un cœur d’or”… dont je ne veux pas abuser plus

longtemps.»Ilpritsonchapeau.Ilétaitdéjàpresqueparti,quand,seretournantbrusquement:«TunemedemandespasdesnouvellesdeSarah?–Parcequetunem’apprendraisrienquejenesachedéjàparBernard.–Ilt’aditqu’ilavaitquittélapension?–Ilm’aditquetasœurRachell’avaitinvitéàpartir.»Armandavaitunemainsurlapoignéedelaporte;del’autre,avecsacanne,ilmaintenaitlaportière

soulevée.Lacanneentradansuntroudelaportièreetl’agrandit.«Expliqueçacommetupourras,dit-il,etsonvisageprituneexpressiontrèsgrave.–Rachelest,je

croisbien,laseulepersonnedecemondequej’aimeetquejerespecte.Jelarespecteparcequ’elleestvertueuse.Etj’agistoujoursdemanièreàoffensersavertu.PourcequiestdeBernardetdeSarah,ellene se doutait de rien.C’estmoi qui lui ai tout raconté…Et l’oculiste qui lui recommande de ne paspleurer!C’estbouffon.

–Dois-jetecroiresincère,àprésent?–Oui,jecroisquec’estcequej’aideplussincèreenmoi:lahainedetoutcequ’onappelleVertu.

Necherchepasàcomprendre.Tunesaispascequepeutfairedenousunepremièreéducationpuritaine.Ellevous laisseaucœurunressentimentdontonnepeutplus jamaisseguérir…si j’en jugeparmoi,acheva-t-ilenricanant.Àpropos,tudevraisbienmedirecequej’ailà.»

Ilposasonchapeauets’approchadelafenêtre.«Tiens,regarde:surleborddelalèvre;àl’intérieur.»

Page 203: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

IlsepenchaversOlivieretd’undoigtsoulevasalèvre.«Jenevoisrien.–Maissi;là;danslecoin.»Olivierdistingua,prèsdelacommissure,unetacheblanchâtre.Unpeuinquiet:«C’estuneaphte»,dit-ilpourrassurerArmand.Celui-cihaussalesépaules.«Nedisdoncpasdebêtises, toi,unhommesérieux.D’abord“aphte”estdumasculin ; etpuis,un

aphte,c’estmouetçapasse.Ça,c’estduretdesemaineensemaineçagrossit.Etçamedonneuneespècedemauvaisgoûtdanslabouche.

–Ilyalongtempsquetuasça?–Ilyaplusd’unmoisquejem’ensuisaperçu.Mais,commeonditdansles“chefs-d’œuvre”:Mon

malvientdeplusloin…–Ehbien!monvieux,situesinquiet,iltefautconsulter.–Situcroisquej’aiattendutonconseil!–Qu’aditlemédecin?–Jen’aipasattendutonconseilpourmedirequejedevraisconsulter.Maisjen’aitoutdemêmepas

consulté,parceque,siçadoitêtrecequejecrois,jepréfèrenepaslesavoir.–C’estidiot.–N’est-cepasquec’estbête!etsihumain,moncher,sihumain…–Cequiestidiot,c’estdenepassesoigner.–Etdepouvoirsedire,quandoncommenceàsesoigner:“Ilesttroptard!”C’estcequeCob-Lafleur

exprimesibien,dansundespoèmesquetuliras:Ilfautserendreàl’évidence:Car,danscebasmonde,ladansePrécèdesouventlachanson.

–Onpeutfairedelalittératureavectout.–Tul’asdit:avectout.Mais,monvieux,çan’estdéjàpassifacile.Allons,adieu…Ah!jevoulaiste

direencore:j’aireçudesnouvellesd’Alexandre…Maisoui,tusaisbien:monfrèreaîné,quiafichulecamp en Afrique, où il a commencé par faire de mauvaises affaires et bouffer tout l’argent que luienvoyaitRachel. Il est établimaintenant sur les bords de laCasamance. Ilm’écrit que son commerceprospèreetqu’ilvabientôtêtreàmêmedetoutrembourser.

–Uncommercedequoi?– Est-ce qu’on sait ? De caoutchouc, d’ivoire, de nègres peut-être… d’un tas de bricoles. Il me

demandedelerejoindrelà-bas.–Tupartirais?

Page 204: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Etdèsdemain,si jen’avaispasbientôtmonservice.Alexandreestuneespèced’idiotdansmongenre.Jecroisquejem’entendraistrèsbienaveclui…Tiens,veux-tuvoir?J’aisalettresurmoi.»

Ilsortitdesapocheuneenveloppe,etdel’enveloppeplusieursfeuillets;enchoisitun,qu’iltenditàOlivier.

«Paslapeinequetulisestout.Commenceici.»Olivierlut:«Jevisdepuisunequinzainedejoursencompagnied’unsingulierindividuquej’airecueillidansma

case.Lesoleildecepaysadûluitapersurlecrâne.J’aid’abordprispourdudélirecequiestbeletbien de la folie. Cet étrange garçon – un type de trente ans environ, grand et fort, assez beau etcertainement“debonnefamille”,commeondit,àenjugerd’aprèssesmanières,sonlangageetsesmainstropfinespouravoirjamaisfaitdegrosouvrages–secroitpossédéparlediable;ouplutôtilsecroitlediablelui-même,sij’aibiencompriscequ’ildisait.Iladûluiarriverquelqueaventure,car,enrêveoudans l’état de demi-sommeil où il lui arrive souvent de tomber (et alors il converse avec lui-mêmecommesijen’étaispaslà),ilparlesanscessedemainscoupées.Etcommealorsils’agitebeaucoupetroule des yeux terribles, j’ai pris soin d’écarter de lui toute arme. Le reste du temps c’est un bravegarçon,d’unecompagnieagréable–cequej’apprécie,tupeuxlecroire,aprèsdesmoisdesolitude–etquimesecondedanslessoinsdemonexploitation.Ilneparlejamaisdesaviepassée,desortequejeneparvienspasàdécouvrirquicepeutêtre. Il s’intéresseparticulièrementaux insectesetauxplantes,etcertainsdesesproposlaissententrevoirqu’ilestremarquablementinstruit.Ilsembleseplaireavecmoietneparlepasdepartir;jesuisdécidéàlelaisserrestericitantqu’ilvoudra.Jesouhaitaisprécisémentunaide;sommetoute,ilestvenuàpointnommé.

«Unhideuxnègrequil’accompagnait,remontantavecluilaCasamance,etavecquij’aiunpeucausé,parled’unefemmequil’accompagnaitetqui,sij’aibiencompris,adûsenoyerdanslefleuve,certainjourqueleurembarcationachaviré.Jeneseraispasétonnéquemoncompagnonaitfavorisélanoyade.Danscepays,quandonveutsedébarrasserdequelqu’un,onagrandchoixdemoyens,etpersonnejamaisn’enacure.Siquelquejourj’enapprendspluslong,jetel’écrirai–outelediraidevivevoixlorsquetuserasvenumerejoindre.Oui,jesais…laquestiondetonservice…Tantpis!j’attendrai.Carpersuade-toique,situveuxmerevoir,ilfaudraquetutedécidesàvenir.Quantàmoij’aidemoinsenmoinsledésirderetour.Jemèneiciuneviequimeplaîtetmevacommeuncompletsurmesure.Moncommerceprospère,etlefauxcoldelacivilisationmeparaîtuncarcanquejenepourraijamaisplussupporter.

«Ci-jointunnouveaumandat,dont tu feras l’usagequ’il teplaira.Leprécédent étaitpourRachel.Gardecelui-cipourtoi…»

«Leresten’estplusintéressant»,ditArmand.Olivierrenditlalettresansriendire.Ilneluivintpasàl’espritquel’assassindontilétaiticiparlé

fûtsonfrère.Vincentn’avaitplusdonnédesesnouvellesdepuislongtemps;sesparentslecroyaientenAmérique.Àvraidire,Oliviernes’inquiétaitpasbeaucoupdelui.

Page 205: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

XVII

Borisn’appritlamortdeBronjaqueparunevisitequefitmadameSophroniskaàlapension,unmoisplustard.Depuislatristelettredesonamie,Borisétaitrestésansnouvelles.IlvitmadameSophroniskaentrer dans le salon demadameVedel, où il se tenait selon sa coutume à l’heure de la récréation, et,commeelleétaitengranddeuil,avantmêmequ’ellen’eûtparléilcomprittout.Ilsétaientseulsdanslapièce. Sophroniska prit Boris dans ses bras et tous deux mêlèrent leurs larmes. Elle ne pouvait querépéter:–«Monpauvrepetit…Monpauvrepetit…»,commesiBorissurtoutétaitàplaindreetcommeoubliantsonchagrinmaterneldevantl’immensechagrindecetenfant.

MadameVedel, qu’on avait été prévenir, arriva, etBoris, encore tout secoué de sanglots, s’écartapourlaissercauserlesdeuxdames.Ilauraitvouluqu’onneparlâtpasdeBronja.MadameVedel,quinel’avaitpasconnue,parlaitd’ellecommeelleeûtfaitd’unenfantordinaire.Lesquestionsmêmesqu’elleposaitparaissaientàBorisindélicatesdansleurbanalité.IleûtvouluqueSophroniskan’yrépondîtpasetsouffraitdelavoirétalersatristesse.Ilrepliaitlasienneetlacachaitcommeuntrésor.

Certainementc’étaitàluiqueBronjapensaitlorsqu’elledemandait,peudejoursavantdemourir:«Maman,jevoudraistantsavoir…Dis:qu’est-cequ’onappelleaujusteuneidylle?»Cesparolesquiperçaientlecœur,Boriseûtvouluêtreseulàlesconnaître.MadameVedeloffritlethé.IlyenavaitunetassepourBoris,qu’ilavalaprécipitammenttandisque

larécréationfinissait;puisilpritcongédeSophroniskaquirepartaitlelendemainpourlaPologneoùdesaffaireslarappelaient.

Lemondeentierluiparaissaitdésert.Samèreétaittroploindelui,toujoursabsente;songrand-père,tropvieux ;mêmeBernard n’était plus là, près duquel il prenait confiance.Une âme tendre comme lasienneabesoindequelqu’unversquiporterenoffrandesanoblesseet sapureté. Iln’avaitpasassezd’orgueilpours’ycomplaire.IlavaitaiméBronjabeaucouptroppourpouvoirespérerretrouverjamaiscette raison d’aimer qu’il perdait avec elle. Les anges qu’il souhaitait de voir, désormais, sans elle,commentycroire?Mêmesoncielàprésentsevidait.

Boris rentra dans l’étude commeonplongerait en enfer.Sansdoute aurait-il pu se faire un amideGontrandePassavant;c’estunbravegarçonet tousdeuxsontprécisémentdumêmeâge ;mais riennedistraitGontran de son travail. PhilippeAdamanti non plus n’est pasméchant ; il ne demanderait pasmieuxquedes’attacheràBoris;maisilselaissemenerparGhéridanisoljusqu’àn’oserpluséprouverunseulsentimentpersonnel; ilemboîte lepas,qu’aussitôtGhéridanisolaccélère ;etGhéridanisolnepeutsouffrirBoris.Savoixmusicale,sagrâce,sonairdefille,toutenluil’irrite,l’exaspère.Ondiraitqu’iléprouveàsavuel’instinctiveaversionqui,dansuntroupeau,précipitelefortsurlefaible.Peut-êtrea-t-il écouté l’enseignementde soncousinet sahaineest-elleunpeu théorique, car elleprendà sesyeuxl’aspectdelaréprobation.Iltrouvedesraisonspourseféliciterdehaïr.IlafortbiencompriscombienBorisestsensibleàceméprisqu’il lui témoigne ; il s’enamuseet feintdecomploteravecGeorgesetPhiphi,àseulefindevoirlesregardsdeBorissechargerd’unesorted’interrogationanxieuse.

«Oh!cequ’ilestcurieux,toutdemême,ditalorsGeorges.Faut-illuidire?–Paslapeine.Ilnecomprendraitpas.»

Page 206: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«Ilnecomprendraitpas.»«Iln’oseraitpas.»«Ilnesauraitpas.»Sanscesseonluijetteaufrontces formules. Il souffre abominablement d’être exclu. Il ne comprend pas bien, en effet, l’humiliantsobriquetqu’on luidonne : «N’en a pas » ; ou s’indigne de le comprendre.Que ne donnerait-il pourpouvoirprouverqu’iln’estpaslepleutrequ’oncroit!

«JenepuissupporterBoris,ditGhéridanisolàStrouvilhou.Pourquoimedemandais-tudelelaissertranquille?Iln’ytientpastantqueça,àcequ’onlelaissetranquille.Ilesttoujoursàregarderdemoncôté.L’autrejourilnousfaisaitrigolerparcequ’ilcroyaitqu’“unefemmeàpoil”,çavoulaitdire“unefemmeàbarbe”.Georges s’est fichude lui.EtquandBoris a comprisqu’il se trompait, j’ai cruqu’ilallaitsemettreàlarmer.»

PuisGhéridanisolpressadequestionssoncousin;celui-cifinitparluiremettreletalismandeBoris,etlamanièredes’enservir.

Peudejoursaprès,Boris,enentrantàl’étude,trouvasursonpupitrecepapierdontilnesesouvenaitplusqu’àpeine. Il l’avait écartéde samémoire avec tout cequi ressortissait à cette«magie»de sapremière enfance, dont il avait honte aujourd’hui. Il ne le reconnut pas tout d’abord, carGhéridanisolavaiteusoind’encadrerlaformuleincantatoire:

«GAZ…TÉLÉPHONE…CENTMILLEROUBLES.»d’unelargebordurerougeetnoire,laquelleétaitornéedepetitsdiablotinsobscènes,assezbiendessinésmafoi.Toutceladonnaitaupapierunaspectfantastique,«infernal»pensaitGhéridanisol,aspectqu’iljugeaitsusceptibledebouleverserBoris.

Peut-être n’y avait-il là qu’un jeu ; mais le jeu réussit au-delà de toute espérance. Boris rougitbeaucoup,nedit rien, regardadedroiteetdegauche,etnevitpasGhéridanisolqui,cachéderrière laporte, l’observait. Boris ne put le soupçonner, ni comprendre comment le talisman se trouvait là ; ilparaissait tombéduciel,ouplutôtsurgide l’enfer.Borisétaitd’âge,sansdoute,àhausser lesépaulesdevantcesdiableriesd’écolier;maisellesremuaientunpassétrouble.Borispritletalismanetleglissadanssavareuse.Toutlerestedujour,lesouvenirdespratiquesdesa«magie»l’obséda.Illuttajusqu’ausoircontreunesollicitation ténébreuse,puis, commeplus rienne le soutenaitdans sa lutte, sitôt retirédanssachambre,ilsombra.

Illuisemblaitqu’ilseperdait,qu’ils’enfonçaittrèsloinduciel;maisilprenaitplaisiràseperdreetfaisait,decetteperditionmême,savolupté.

Etpourtantilgardaitenlui,endépitdesadétresse,aufonddesadéréliction,detellesréservesdetendresse, une souffrance si vive du dédain qu’affectaient à son égard ses camarades, qu’il eût risquén’importequoidedangereux,d’absurde,pourunpeudeconsidération.

L’occasions’enoffritbientôt.Aprèsqu’ilseurentdû renoncerà leur traficde faussespièces,Ghéridanisol,GeorgesetPhiphine

restèrentpaslongtempsdésœuvrés.Lesmenusjeuxsaugrenusauxquelsilsselivrèrentlespremiersjoursn’étaientquedesintermèdes.L’imaginationdeGhéridanisolfournitbientôtquelquechosedepluscorsé.

LaConfrériedesHommesfortsn’eutpourraisond’êtred’abordqueleplaisirden’ypointadmettreBoris.MaisilapparutàGhéridanisolbientôtqu’ilseraitaucontrairebienplusperversdel’yadmettre;ce serait lemoyende l’amener àprendre tels engagementspar lesquelsonpourrait l’entraîner ensuitejusqu’à quelque actemonstrueux. Dès lors cette idée l’habita ; et comme il advient souvent dans uneentreprise,Ghéridanisolsongeabeaucoupmoinsàlachosemêmequ’auxmoyensdelafaireréussir;cecin’al’airderien,maispeutexpliquerbiendescrimes.AudemeurantGhéridanisolétaitféroce ;mais il

Page 207: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

sentaitlebesoin,auxyeuxdePhiphitoutaumoins,decachercetteférocité.Phiphin’avaitriendecruel;ilrestaconvaincujusqu’auderniermomentqu’ilnes’agissaitlàqued’unjeu.

Àtouteconfrérieilfautunedevise.Ghéridanisol,quiavaitsonidée,proposa:«L’hommefortnetientpasàlavie.»Ladevisefutadoptée,etattribuéeàCicéron.Commesignedistinctif,Georgesproposauntatouageaubrasdroit;maisPhiphiquicraignaitladouleuraffirmaqu’onnetrouvaitdebontatoueurquedanslesports.DeplusGhéridanisolobjectaqueletatouagelaissaitunetraceindélébilequi,parlasuite,pourrait les gêner. Après tout, le signe distinctif n’était pas des plus nécessaires ; les affiliés secontenteraientdeprononcerunengagementsolennel.

Quandils’étaitagidutraficdefaussemonnaie,ilavaitétéquestiondegagesetc’estàceproposqueGeorges avait exhibé les lettres de son père. Mais on avait cessé d’y penser. Ces enfants, fortheureusement,n’ontpasbeaucoupdeconstance.Sommetoute,ilsn’arrêtèrentpresquerien,nonplusausujetdes«conditionsd’admission»quedes«qualitésrequises».Àquoibon,puisqu’ilrestaitacquisquetoustrois«enétaient»,etqueBoris«n’enétaitpas».Parcontre, ilsdécrétèrentque«celuiquicaneraitseraitconsidérécommeuntraître,àtoutjamaisrejetédelaconfrérie».Ghéridanisol,quis’étaitmisentêted’yfaireentrerBoris,insistabeaucoupsurcepoint.

Ilfallaitreconnaîtreque,sansBoris,lejeurestaitmorneetlavertudelaconfrériesansemploi.Pourcirconvenir l’enfant, Georges était mieux qualifié que Ghéridanisol ; celui-ci risquait d’éveiller saméfiance;quantàPhiphi,iln’étaitpasassezretorsetpréféraitnepointsecommettre.

Et c’est peut-être là, dans cette abominable histoire, ce qui me paraît le plus monstrueux : cettecomédie d’amitié que Georges consentit à jouer. Il affecta de s’éprendre pour Boris d’une affectionsubite;jusqu’alorsoneûtditqu’ilnel’avaitpasregardé.Etj’enviensàdouters’ilnefutpasprislui-même à son jeu, si les sentiments qu’il feignit n’étaient pas près de devenir sincères, simême ils nel’étaientpasdevenusdèsl’instantqueBorisyavaitrépondu.Ilsepenchaitversluiavecl’apparencedelatendresse;instruitparGhéridanisol,illuiparlait…Etdèslespremiersmots,Boris,quibramaitaprèsunpeud’estimeetd’amour,futconquis.

AlorsGhéridanisolélaborasonplan,qu’ildécouvritàPhiphietàGeorges. Il s’agissaitd’inventerune«épreuve»àlaquelleseraittenudesesoumettreceluidesaffiliésquiseraitdésignéparlesort;et,pourbienrassurerPhiphi,ilfitentendrequ’ons’arrangeraitdemanièrequelesortnepûtdésignerqueBoris.L’épreuveauraitpourbutdes’assurerdesoncourage.

Cequeseraitaujustecetteépreuve,Ghéridanisolnelelaissaitpasencoreentrevoir.IlsedoutaitquePhiphiopposeraitquelquerésistance.

« Ah ! ça, non ; je ne marche pas, déclara-t-il en effet, lorsque un peu plus tard Ghéridanisolcommençad’insinuerquelepistoletduPèreLapèrepourraitbientrouvericisonemploi.

–Maisquet’esbête!Puisquec’estdelablague,ripostaitGeorgesdéjàconquis.–Etpuis,tusais,ajoutaitGhéri,siçat’amusedefairel’idiot,tun’asqu’àledire.Onn’apasbesoin

detoi.»Ghéridanisol savait qu’un tel argument prenait toujours sur Phiphi ; et comme il avait préparé la

feuilled’engagementsurlaquellechacundesmembresdelaconfrériedevaitinscriresonnom:«Seulementilfautlediretoutdesuite;parceque,aprèsquetuaurassigné,ceseratroptard.–Allons!Netefâchepas,ditPhiphi.Passe-moilafeuille.»–Etilsigna.«Moi,monpetit,jevoudraisbien,disaitGeorges,lebrastendrementpasséautourducoudeBoris ;

c’estGhéridanisolquineveutpasdetoi.

Page 208: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

–Pourquoi?–Parcequ’iln’apasconfiance.Ilditquetuflancheras.–Qu’est-cequ’ilensait?–Quetutedéfilerasdèslapremièreépreuve.–Onverrabien.–C’estvraiquetuoseraistirerausort?–Parbleu!–Maistusaisàquoiçaengage?»Borisnesavaitpas,maisilvoulaitsavoir.Alorsl’autreluiexpliqua.«L’hommefortnetenaitpasàla

vie.»C’étaitàvoir.Borissentitungrandchavirementdanssatête;maisilseraiditet,cachantsontrouble:«C’estvraiquevousavezsigné?–Tiens,regarde.EtGeorgesluitenditlafeuillesurlaquelleBorisputlirelestroisnoms.–Est-ceque…commença-t-ilcraintivement.–Est-cequequoi?…interrompitGeorges,sibrutalementqueBorisn’osacontinuer.Cequ’ilaurait

vouludemander,Georgeslecomprenaitbien:c’étaitsi lesautress’étaientengagéstousdemême,etsil’onpouvaitêtresûrqu’euxnonplusneflancheraientpas.

–Non,rien,dit-il;maisdèscetinstant,ilcommençadedouterdesautres;ilcommençadesedouterquelesautresseréservaientetn’yallaientpasdefrancjeu.–Tantpis,pensa-t-ilaussitôt ;qu’importes’ils flanchent ; je leurmontreraique j’aiplusdecœurqu’eux.Puis, regardantGeorgesdroitdans lesyeux:

–DisàGhériqu’onpeutcomptersurmoi.–Alors,tusignes?»Oh!cen’étaitplusnécessaire:onavaitsaparole.Ilditsimplement:«Situveux.»Etau-dessousdelasignaturedestroisHommesforts,surlafeuillemaudite,ilinscrivit

sonnom,d’unegrandeécritureappliquée.Georges triomphant rapporta la feuille aux deux autres. Ils accordèrent que Boris avait agi très

crânement.Toustroisdélibérèrent.«Biensûr ! onne chargerait pas le pistolet.Du resteonn’avait pasde cartouches.La crainteque

gardait Phiphi venait de ce qu’il avait entendu dire que parfois une émotion trop vive suffisait àoccasionnerlamort.Sonpère,affirmait-il,citaitlecasd’unsimulacred’exécutionqui…MaisGeorgesl’envoyaitpaître:

–TonpèreestduMidi.»Non,Ghéridanisolnechargeraitpaslepistolet.Iln’étaitplusbesoin.LacartouchequeLaPérousey

avaitmiseunjour,LaPérousenel’avaitpasenlevée.C’estcequeGhéridanisolavaitconstaté,maisqu’ils’étaitgardédedireauxautres.

On mit les noms dans un chapeau ; quatre petits billets semblables et uniformément repliés.Ghéridanisol,quidevait«tirer»,avaiteusoind’inscrirelenomdeBorisendoublesuruncinquième

Page 209: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

qu’ilgardadanssamain;et,commeparhasard,cefutcelui-làquisortit.Boriseutlesoupçonquel’ontrichait;maissetut.Àquoibonprotester?Ilsavaitqu’ilétaitperdu.Poursedéfendre,iln’eûtpasfaitlemoindregeste;etmême,silesortavaitdésignél’undesautres,ilseseraitoffertpourleremplacer,tantsondésespoirétaitgrand.

«Monpauvrevieux,tun’aspasdeveine,crutdevoirdireGeorges.LetondesavoixsonnaitsifauxqueBorisleregardatristement.

–C’étaitcouru»,dit-il.Aprèsquoil’ondécidadeprocéderàunerépétition.Maiscommeoncouraitlerisqued’êtresurpris,

ilfutconvenuqu’onneseserviraitpastoutdesuitedupistolet.Cen’estqu’auderniermoment,etquandonjouerait«pourdevrai»,qu’onlesortiraitdesaboîte.Riennedevaitdonnerl’éveil.

On se contenta donc, ce jour-là, de convenir de l’heure et du lieu, lequel futmarquéd’un ronddecraiesurleplancher.C’était,danslasalled’études,cetteencoignurequeformait,àdroitedelachaire,une porte condamnée qui ouvrait toutefois sous la voûte d’entrée. Quant à l’heure, ce serait celle del’étude.Celadevaitsepassersouslesyeuxdetouslesélèves;çaleurenboucheraituncoin.

On répéta, tandisque la salle étaitvide, les trois conjurés seuls témoins.Mais, somme toute, cetterépétitionnerimaitpasàgrand-chose.Simplement,onputconstaterque,delaplacequ’occupaitBorisàcelledésignéeparlacraie,ilyavaitjustedouzepas.

«Situn’aspasletrac,tun’enferaspasundeplus,ditGeorges.–Jen’auraipasletrac,ditBoris,quecedoutepersistantinsultait.Lafermetédecepetitcommençait

à impressionner les trois autres. Phiphi estimait qu’on aurait dû s’en tenir là. Mais Ghéridanisol semontraitrésoluàpousserlaplaisanteriejusqu’aubout.

–Ehbien!àdemain,dit-il,avecunbizarresourired’uncoindelalèvreseulement.– Si on l’embrassait ! » s’écria Phiphi dans l’enthousiasme. Il songeait à l’accolade des preux

chevaliers ; et soudain il serraBoris dans ses bras.Boris eut bien dumal à retenir ses larmes quandPhiphi, sur ses joues, fit sonner deux gros baisers d’enfant. Ni Georges ni Ghéri n’imitèrent Phiphi ;l’attitudedecelui-cineparaissaitàGeorgespastrèsdigne.QuantàGhéri,cequ’ils’enfichait!…

Page 210: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

XVIII

Lelendemainsoir,laclocheavaitrassemblélesélèvesdelapension.SurlemêmebancétaientassisBoris,Ghéridanisol,GeorgesetPhilippe.Ghéridanisoltirasamontre,

qu’ilposaentreBorisetlui.Ellemarquaitcinqheurestrente-cinq.L’étudeavaitcommencéàcinqheuresetdevaitdurerjusqu’àsix.C’estàsixheuresmoinscinq,avait-ilétéconvenu,queBorisdevaitenfinir,justeavantladispersiondesélèves;mieuxvalaitainsi;onpourrait,aussitôtaprès,s’échapperplusvite.Et bientôtGhéridanisol dit àBoris, à voixmi-haute et sans le regarder, ce qui donnait à ses paroles,estimait-il,uncaractèreplusfatal:

«Monvieux,tun’asplusqu’unquartd’heure.»Boris sesouvintd’un romanqu’ilavait lunaguère,oùdesbandits, sur lepointde tuerune femme,

l’invitaient à faire ses prières, afin de la convaincre qu’elle devait s’apprêter à mourir. Comme unétranger,àlafrontièred’unpaysdontilvasortir,préparesespapiers,Borischerchadesprièresdanssoncœuretdanssatête,etn’entrouvapoint;maisilétaitsifatiguéettoutàlafoissitendu,qu’ilnes’eninquiétapasoutremesure.Ilfaisaiteffortpourpenseretnepouvaitpenseràrien.Lepistoletpesaitdanssapoche;iln’avaitpasbesoind’yporterlamainpourlesentir.

«Plusquedixminutes.»Georges,àlagauchedeGhéridanisol,suivaitlascèneducoindel’œil,maisfaisaitminedenepas

voir.Iltravaillaitfébrilement.Jamaisl’étuden’avaitétésicalme.LaPérousenereconnaissaitplussesmoutards et pour la première fois respirait. Phiphi cependant n’était pas tranquille ; Ghéridanisol luifaisaitpeur;iln’étaitpasbienassuréquecejeunepûtmalfinir;soncœurgonfléluifaisaitmaletparinstantsils’entendaitpousserungrossoupir.Àlafin,n’ytenantplus,ildéchiraunedemi-feuilledesoncahierd’histoirequ’ilavaitdevantlui–carilavaitàpréparerunexamen;maisleslignessebrouillaientdevantsesyeux,lesfaitsetlesdatesdanssatête–lebasd’unefeuille,et,trèsvite,écrivitdessus:«Tuesbiensûraumoinsque lepistoletn’estpaschargé?»puis tendit lebillet àGeorgesqui lepassaàGhéri.Maiscelui-ci,aprèsl’avoirlu,haussalesépaulessansmêmeregarderPhiphi,puisdubilletfituneboulette qu’une pichenette envoya rouler juste à l’endroit marqué par la craie. Après quoi, satisfaitd’avoirsibienvisé,ilsourit.Cesourire,d’abordvolontaire,persistajusqu’àlafindelascène;onl’eûtditimprimésursestraits.

«Encorecinqminutes».C’étaitditàvoixpresquehaute.MêmePhilippeentendit.Uneangoisseintolérables’emparadeluiet,

bien que l’étude fût sur le point de finir, feignant un urgent besoin de sortir, ou peut-être trèsauthentiquementprisdecoliques,illevalamainetclaquadesdoigtscommelesélèvesontcoutumedefairepoursolliciterdumaîtreuneautorisation;puis,sansattendrelaréponsedeLaPérouse,ils’élançahorsdubanc.Pourgagnerlaporte,ildevaitpasserdevantlachairedumaître;ilcouraitpresque,maischancelait.

Presque aussitôt après que Philippe fut sorti, Boris à son tour se dressa. Le petit Passavant, quitravaillait assidûment derrière lui, leva les yeux. Il raconta plus tard à Séraphine que Boris était«affreusementpâle»;maisc’estcequ’ondittoujoursdanscescas-là.Dureste,ilcessapresqueaussitôtde regarder et se replongea dans son travail. Il se le reprocha beaucoup par la suite. S’il avait pu

Page 211: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

comprendrecequisepassait,ill’auraitsûrementempêché,disait-ilplustardenpleurant.Maisilnesedoutaitderien.

Boriss’avançadoncjusqu’àlaplacemarquée.Ilmarchaitàpaslents,commeunautomate,leregardfixe;commeunsomnambuleplutôt.Samaindroiteavaitsaisilepistolet,maislemaintenaitcachédanslapochedesavareuse;ilnelesortitqu’auderniermoment.Laplacefataleétait,jel’aidit,contrelaportecondamnéequiformait,àdroitedelachaire,unretrait,desortequelemaître,desachaire,nepouvaitlevoirqu’ensepenchant.

LaPérousesepencha.Etd’abordilnecompritpascequefaisaitsonpetit-fils,encorequel’étrangesolennité de ses gestes fût de nature à l’inquiéter. De sa voix la plus forte, et qu’il tâchait de faireautoritaire,ilcommença:

«MonsieurBoris,jevouspriederetournerimmédiatementàvotre…»Maissoudainilreconnutlepistolet;Borisvenaitdeleporteràsatempe.LaPérousecompritetsentit

aussitôtungrand froid, commesi le sang figeaitdans sesveines. Ilvoulut se lever, courir àBoris, leretenir,crier…Unesortederâlerauquesortitdeseslèvres;ilrestafigé,paralytique,secouéd’ungrandtremblement.

Lecouppartit.Borisnes’affaissapasaussitôt.Uninstantlecorpssemaintint,commeaccrochédansl’encoignure;puislatête,retombéesurl’épaule,l’emporta;touts’effondra.

Lorsdel’enquêtequelapolicefitunpeuplustard,ons’étonnadenepointretrouverlepistoletprèsdeBoris–jeveuxdire:prèsdel’endroitoùilétaittombé,caronavaitpresqueaussitôttransportésurunlit le petit cadavre.Dans le désarroi qui suivit immédiatement, et tandis queGhéridanisol restait à saplace,Georges,bondissantpar-dessussonbanc,avaitréussiàescamoter l’armesansêtreremarquédepersonne;ill’avaitd’abordrepousséeenarrière,d’uncoupdepied,tandisquelesautressepenchaientversBoris,s’enétaitprestementemparéetl’avaitdissimuléesoussaveste,puissubrepticementpasséeàGhéridanisol. L’attention de tous était toute portée sur un point, et personne ne remarqua non plusGhéridanisol,quiputcouririnaperçujusqu’àlachambredeLaPérouseremettrel’armeàl’endroitoùill’avaitprise.Lorsqueplustard,aucoursd’uneperquisition,lapoliceretrouvalepistoletdanssonétui,onauraitpudouterqu’ilenfûtsortietqueBoriss’enfûtservi,siseulementGhéridanisolavaitsongéàenleverladouilledelacartouche.Certainementilavaitunpeuperdulatête.Passagèredéfaillance,qu’ilse reprocha par la suite, bien plus hélas ! qu’il ne se repentit de son crime. Et pourtant ce fut cettedéfaillancequi le sauva.Car, lorsqu’il redescendit semêler aux autres, à la vuedu cadavredeBorisqu’on emportait, il fut pris d’un tremblement très apparent, d’une sorte de crise de nerfs, oùmadameVedeletRachel, toutesdeuxaccourues,voulurentvoir lamarqued’uneexcessiveémotion.Onpréfèretout supposer, plutôt que l’inhumanité d’un être si jeune ; et lorsque Ghéridanisol protesta de soninnocence,onlecrut.LepetitbilletdePhiphiqueluiavaitpasséGeorges,qu’ilavaitenvoyépromenerd’une pichenette, et qu’on retrouva plus tard sous un banc, ce petit billet froissé le servit. Certes, ildemeuraitcoupable,ainsiqueGeorgesetPhiphi,des’êtreprêtéàunjeucruel;maisilnes’yseraitpasprêté,affirmait-il,s’ilavaitcruquel’armeétaitchargée.Georgesfutleseulàdemeurerconvaincudesaresponsabilitécomplète.

Georges n’était pas si corrompu que son admiration pourGhéridanisol ne cédât enfin à l’horreur.Lorsqu’ilrevintcesoirchezsesparents, ilse jetadanslesbrasdesamère ;etPaulineeutunélandereconnaissanceversDieu,qui,parcedrameaffreux,ramenaitàellesonfils.

JOURNALD’ÉDOUARD« Sans prétendre précisément rien expliquer, je voudrais n’offrir aucun fait sans une motivation

suffisante.C’estpourquoijenemeserviraipaspourmesFaux-MonnayeursdusuicidedupetitBoris ;

Page 212: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

j’aidéjàtropdemalàlecomprendre.Etpuisjen’aimepasles«faitsdivers».Ilsontquelquechosedepéremptoire,d’indéniable,debrutal,d’outrageusementréel…Jeconsensquelaréalitévienneàl’appuidemapensée, commeunepreuve ;mais non point qu’elle la précède. Ilmedéplaît d’être surpris.LesuicidedeBorism’apparaîtcommeuneindécence,carjenem’yattendaispas.

« Il entre un peu de lâcheté dans tout suicide,malgré ce qu’en pense La Pérouse, qui sans douteconsidèrequesonpetit-filsaétépluscourageuxquelui.Sicetenfantavaitpuprévoirledésastrequesongeste affreux amenait sur la famille Vedel, il resterait inexcusable. Azaïs a dû licencier la pension –momentanément,dit-il;maisRachelcraintlaruine.Quatrefamillesontdéjàretiréleursenfants.Jen’aipudissuaderPaulinedereprendreGeorgesauprèsd’elle;d’autantquecepetit,profondémentbouleversépar lamort de son camarade, semble dispos à s’amender.Quels contrecoups ce deuil amène !MêmeOliviers’enmontretouché.Armand,soucieuxmalgrésesairscyniques,deladéconfitureoùrisquentdesombrerlessiens,offrededonneràlapensionletempsqueveutbienluilaisserPassavant;carlevieuxLaPérouseestdevenumanifestementimpropreàcequ’onattendaitdelui.

«J’appréhendaisdelerevoir.C’estdanssapetitechambre,audeuxièmeétagedelapension,qu’ilm’a reçu. Il m’a pris le bras aussitôt et, avec un airmystérieux, presque souriant, quim’a beaucoupsurpris,carjenem’attendaisqu’àdeslarmes:

«“Lebruit,voussavez…Cebruitdontjevousparlaisl’autrejour…«–Ehbien?«–Ilacessé.C’estfini.Jenel’entendsplus.J’aibeaufaireattention…”«Commeonseprêteàunjeud’enfant:«“Jepariequ’àprésent,luidis-je,vousregrettezdeneplusl’entendre.«–Oh !non ;non…C’estun tel repos ! J’ai tellementbesoinde silence…Savez-vousceque j’ai

pensé?C’estquenousnepouvonspassavoir,durantcettevie,cequec’estvraimentquelesilence.Notresangmêmefaitennousunesortedebruitcontinu ;nousnedistinguonspluscebruit,parcequenousysommeshabituésdepuisnotreenfance…Maisjepensequ’ilyadeschosesque,pendantlavie,nousneparvenons pas à entendre, des harmonies…parce que ce bruit les couvre.Oui, je pense que ce n’estqu’aprèslamortquenouspourronsentendrevraiment.

«–Vousmedisiezquevousnecroyiezpas…«–Àl’immortalitédel’âme?Vousai-jeditcela?…Oui;vousdevezavoirraison.Maisjenecrois

pasnonplus,comprenez-moi,lecontraire.”«Etcommejemetaisais,ilcontinua,hochantlatêteetsuruntonsentencieux:«“Avez-vousremarquéque,danscemonde,Dieusetaittoujours?Iln’yaquelediablequiparle.Ou

dumoins,oudumoins…,reprit-il,quellequesoitnotreattention,cen’estjamaisquelediablequenousparvenonsàentendre.Nousn’avonspasd’oreillespourécouterlavoixdeDieu.LaparoledeDieu!Vousêtes-vousdemandéquelquefoiscequecelapeutêtre?…Oh!jenevousparlepasdecellequ’onacoulédans le langage humain… Vous vous souvenez du début de l’Évangile : ‘Au commencement était laParole.’J’aisouventpenséquelaparoledeDieu,c’étaitlacréationtoutentière.Maislediables’enestemparé.SonbruitcouvreàprésentlavoixdeDieu.Oh!dites-moi:est-cequevousnecroyezpasque,toutdemême,c’estàDieuqueresteralederniermot?…Etsiletemps,aprèslamort,n’existeplus,sinousentronsaussitôtdansl’Éternel,pensez-vousqu’alorsnouspourronsentendreDieu…directement?”

«Unesortedetransportcommençadelesecouer,commes’ilallaittomberdehaut-mal,ettoutàcoupilfutprisd’unecrisedesanglots:

Page 213: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

«“Non!Non!s’écriait-ilconfusément;lediableetleBonDieunefontqu’un;ilss’entendent.Nousnousefforçonsdecroirequetoutcequ’ilyademauvaissurlaterrevientdudiable;maisc’estparcequ’autrementnousnetrouverionspasennouslaforcedepardonneràDieu.Ils’amuseavecnous,commeunchataveclasourisqu’iltourmente…Etilnousdemandeencoreaprèsceladeluiêtrereconnaissants.Reconnaissantsdequoi?dequoi?…”

«Puis,sepenchantversmoi:« “Et savez-vous ce qu’il a fait de plus horrible ?…C’est de sacrifier son propre fils pour nous

sauver.Sonfils!sonfils!…Lacruauté,voilàlepremierdesattributsdeDieu.”« Il se jeta sur son lit, se tourna du côté du mur. Quelques instants encore, de spasmodiques

frémissementsl’agitèrent,puis,commeilsemblaits’endormirjelelaissai.«Ilnem’avaitpasditunmotdeBoris;maisjepensaiqu’ilfallaitvoirdanscedésespoirmystique

uneindirecteexpressiondesadouleur,tropétonnantepourpouvoirêtrecontempléefixement.«J’apprendsparOlivierqueBernardestretournéchezsonpère;et,mafoi,c’estcequ’ilavaitde

mieuxàfaire.EnapprenantparlepetitCaloub,fortuitementrencontré,quelevieuxjugen’allaitpasbien,Bernardn’aplusécoutéquesoncœur.Nousdevonsnousrevoirdemainsoir,carProfitendieum’ainvitéàdîneravecMolinier,Paulineetlesdeuxenfants.JesuisbiencurieuxdeconnaîtreCaloub.»

Page 214: André Gide - Overblogdata.over-blog-kiwi.com/0/99/95/54/20171210/ob_38f333...André Gide LES FAUX-MONNAYEURS (1925) À Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage

Àproposdecetteéditionélectronique

Textelibrededroits.Corrections,édition,conversioninformatiqueetpublicationparlegroupe:

Ebookslibresetgratuitshttp://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adressedusitewebdugroupe:http://www.ebooksgratuits.com/

—Décembre2013

—–Élaborationdecelivreélectronique :Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont :

Elisabeth,Jean-Marc,MarcG,Carl,PatriceC,Coolmicro–Dispositions:Les livres que nousmettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez

utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle.Tout lien vers notre site estbienvenu…

–Qualité :Lestextessontlivréstelsquelssansgarantiedeleurintégritéparfaiteparrapportàl'original.Nous

rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culturelittéraireavecdemaigresmoyens.

Votreaideestlabienvenue!VOUSPOUVEZNOUSAIDERÀFAIRECONNAÎTRECESCLASSIQUESLITTÉRAIRES.