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Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France André Gide / Paul Souday

André Gide (Treizième édition) Paul Souday/12148/bpt6k2136009.pdf · sentaient les Cahiers d'AndréWalter M. André Gide n'avait même pas mis sa signature, selon l'usage,à titre

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Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

André Gide / Paul Souday

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Souday, Paul (1869-1929). Auteur du texte. André Gide / PaulSouday. 1927.

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PAUL SOUDAY

ANDREGIDE

Treizième édition

« LES DOCUMENTAIRES»

SIMON KRA, 6, RUE BLANCHE, PARIS

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IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

15 exemplaires sur Hollande, numérotés de i à 15.30 exemplaires sur Pur fil, numérotés de 16 à 45.

300 exemplaires sur Vélin, numérotés de 46 à 345.Le tout constituant l'édition originale.

II~a été tiré spécialement pourM. Ronald Davis

6 exemplaires sur Japon impérial, numérotés de i à vi.

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous paysy compris la Suède, la Norvège et la Russie.

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ANDRÉ GIDE

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LES PREMIERS LIVRES D'~ND~ G7D~

Le premier ouvrage de M. André Gide, les Cahiersd'André Walter, parut en 1891, sans nom d'auteur,à la librairie de l'Art indépendant. L'édition estdepuis longtemps épuisée le volume n'a jamais étéréimprimé. La littérature de M. André. Gide estéminemment ésotérique et cénaculaire. Cet écrivainsemble mettre autant de soins à fuir la publicité

que d'autres à la rechercher il écrit, dirait-on, pourlui-même, ou tout au plus, comme Stendhal, pourcent lecteurs. L'art ne lui apparaît pas comme unefiri, ni son œuvre comme un être qui, une foisdétaché de lui, doive avoir une vie propre, durer etse perpétuer. Il ne considère point les choses litté-raires sub specie <s<e/'K!M. C'est un esprit foncière-ment subjectif. Ses livres ne sont que des confi-dences, où il a exprimé par une sorte de besoin per-sonnel un moment de sa pensée, et qui par la suite

ne lui paraissent pas plus importantes que les pape-

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rasses jaunies ou les fleurs fanées. Peut-être, certainssoirs d'hiver, remue-t-il au coin du feu ces vieuxsouvenirs et ces archives intimes, mais il se persuadeavec une sorte de pudeur maladive qu'il doit déroberau public les traces de son passé. Peut-être relit-ilparfois André Walter mais il ne désire point quenous le relisions. Étant homme de lettres, malgrétout et quoi qu'il en ait, il n'a pu complètementrésister au désir de l'impression mais il se replie etrentre dans la retraite, avec délices il est l'hommedu volume Introuvable; au fond, il regrette vrai-semblablement la faiblesse qui l'a empêché de restertout à fait inédit, et il appartient à la famille desAmiel, des Marie Bashkirstsef, des Maurice et desEugénie de Guérin, de tous ces auteurs clandestins,grands rédacteurs de mémoires et de confessions,

que l'horreur de la foule et la passion de la solitudecontemplative réservent pour les gloires posthumes.

C'est comme une « œuvre posthume » que se pré-sentaient les Cahiers d'André Walter M. André Giden'avait même pas mis sa signature, selon l'usage, àtitre d'éditeur des papiers d'un ami défunt. Cepen-dant, je me souviens que dans les milieux symbolistesoù je fréquentais alors, on avait su tout de suite quiétait l'auteur véritable, et bien que le hasard ne m'eûtpoint permis de rencontrer M. André Gide, jen'avais plus oublié ce nom. Depuis Sous ~'OM? des

= GIDE

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barbares, on n'avait pas vu de début aussi remar-quable. D'ailleurs, puisque M. Gide n'a jamais faitmystère de ses attaches religieuses, je puis bien men-tionner qu'on l'avait surnommé le Barrès protestant.Pendant la fameuse mode des surnoms, il y en a eu demoins exacts, et de plus malyeillants aussi.

André Walter, dont le journal en deux cahierscahier blanc et cahier noir était livré au public,avait eu le chagrin d'aimer vainement sa cousineEmmanuèle, qui ne s'en était même point aperçueet qui avait épousé un M. T. La mère d'André luiavait, en mourant, conseillé la résignation. Quel-ques mois après, Emmanuèle meurt à son tour.André brûle pour la morte d'un amour rétrospectif,mais ardent et halluciné, qui le conduit au tombeaupar les voies rapides de la fièvre cérébrale. Bienentendu, André Walter est un jeune homme delettres. Ses méditations esthétiques alternent avecses effusions sentimentales. Point d'action, point derécit rien que de l'analyse. Je viens de me replon-ger, après vingt ans, dans ces Cahiers d'André Wal-ter je les ai peut-être un peu moins admirés, maisj'y ai pris encore un vif intérêt. C'est un petit livretrès distingué vraiment, et qui garde une valeur his-torique. M. André Gide devrait bien le rééditer.Il est fort substantiel et l'on y retrouve un tas dechoses significatives.Nietzsche était alors inconnu en

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France il est vrai que M. André Gide avait pu lelire dans l'original. (M. André Gide sait l'allemand,ainsi que l'anglais, l'italien, le latin et le grec, et ilcite beaucoup de textes dans ces diverses languesles textes grecs sans l'ombre d'accentuation, mal-heureusement). Mais puisqu'il ne le nomme point,on peut croire que M. Gide, qui parlera plus tard deNietzsche avec ferveur, l'ignorait encore lorsqu'ilécrivit Walter. Il le devine, il le pressent, et il metainsi en lumière, sans le savoir, la filiation qui àcertains égards relie Nietzsche à nos Jeune-Francede 1830 et à leurs successeurs immédiats. LorsqueM. André Gide fulmine contre le repos, contre leconfort et les félicités endormantes, lorsqu'il s'écrie

« La vie intense, voilà le superbe 1. » et lorsqu'ilprécise « Multiplier les émotions. Que jamaisl'âme ne retombe inactive il faut la repaître d'en-thousiasmes. », on se demande s'il annonce Nietzs-che et son « Vivre dangereusement )) ou s'il continuenos romantiques, leur soif d'aventureuse exaltationet leur haine des platitudes bourgeoises.

D'autre part, on aperçoit dans ces Cahiers un autreromantisme, le vaporeux et sentimental romantismeà l'allemande, métaphysique et clair de lune, tartinesde confitures et armoire à linge, Werther et Novalis.Dans le « cahier blanc n. Emmanuèle ressemble unpeu à Charlotte, avec moins de petits frères. Il y a

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beaucoup de larmes sans cause et de baisers imma-tériels, entre les soins du ménage, les lectures ins-tructives et les promenades sous les étoiles. Et toutun mysticisme se développe, qui nous fait penseraujourd'hui à M. Maurice Maeterlinck, mais ne luidoit rien sans doute, puisque les deux auteurs sontsensiblement contemporains la traduction deRuysbroeck /4~MK'aJ!e est aussi de 1891. Commetous les mystiques,au surplus, M. André Gide établit

une distinction entre l'esprit et l'âme.<<

L'esprit,ce n'est rien. L'esprit change, il s'affaiblit, il passel'âme demeure. » Il reproche ceci à Emmanuèle

« Ton esprit dominait ton âme. Je t'en veux dén'avoir pas frémi devant l'immensité de Luther.Tu comprends trop les choses et tu ne les aimes pasassez. » Il se plaint « Nos esprits se connaissenttout entiers. Au delà, l'âme était tout aussi inconnue.Il aboutit logiquement à l'ascétisme, au dégoût dela chair, à cause de « l'impossibleunion des âmes parles corps ». Il a le culte de la chasteté. En revanche,l'amour des âmes continue après la mort. Bienmieux, « tant que le corps vivra, l'amour sera con-traint, mais sitôt la mort venue, l'amour triompherade toutes les entraves )). C'est lorsqu'Emmanuèleest morte qu'il la possède enfin, puisqu'elle ne vit

l. Animus et ~fttrntt (Claudel, Bremond).

PREMIERS LIVRES

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que dans sa pensée à lui et que lui ne vit que parl'amour de la bien-aimée. Mais ces rêveries finissent

par lui déranger le cerveau. « La connaissance intui-tive est seule nécessaire, disait-il aussi la raisondevient inutile. Voilà ce qu'il faut engourdir laraison et que la sensibilité s'exalte » Certaines de

ces phrases semblent annoncer M. Bergson. Et toutcela est évidemment un peu fumeux, comme il estnaturel sous la plume d'un tout jeune homme, maisvivant et attachant. On peut regretter surtoutqu'André Walter considère le raisonnement dialec-tique comme la seule forme de la raison, et que,enclin à faire la critique de la connaissance, il nesonge même pas à tenter celle du sentiment. Au sur-plus, M. André Gide reviendra de son antiintellec-tualisme juvénile, comme aussi de son dédain (théo-rique) pour la syntaxe. De sa poétique, assez déca-dente, un précepte 'est a retenir, entre beaucoupd'autres qui portent seulement la marque de l'épo-que. Bien entendu, M. Gide veut « de la musiqueavant toute chose )). Mais il renoue, peut-être in-consciemment, la tradition des vrais maîtres enajoutant « Que le rythme des phrases ne soitpoint extérieur et postiche par la succession seuledes paroles sonores, mais qu'il ondule selon lacourbe des pensées cadencées par une corrélationsubtile. » La formule est très belle et d'une

GIDE

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PREMIERS LIVRES

grande portée, profondément intellectualiste dureste.

J'ai peut-être trop insisté sur ce premier volume,mais il explique toute l'œuvre de M. André Gide.Le t~oy~e d'Urien est une fantaisie symbolique dansla manière de Novalis, dont nous avons déjà dépistél'influence Paludes est un livret d'égotisme humo-ristique. (J'aime moins ces deux opuscules.) LesNourritures terrestres, ce sont encore des « Cahiers »,des notations directes, sans cadre romancé. Lenietzschéisme s'affirme. « Une existence pathétiqueplutôt que la tranquillité. Je ne souhaite, pas d'autre

repos que celui de la mort. Un goût de la naturetoute simple, sans luxe ni artifice, à la Rousseau

« Je n'aime pas que ma joie soit parée, ni que la Sula-mite ait passé par des salles. » (Curieux historique-ment, comme réaction contre Baudelaire et Huys-mans.) Du voltairianisme modernisé « Moi aussi,j'ai su louer Dieu, chanter pour lui des cantiques, etje crois même, ce faisant, l'avoir un peu surfait. »

Des impressions de voyages, brèves, drues, synthé-tiques, évidemment influencées par Barrès. Du phi-losophisme assez vigoureux sous sa traduction sym-bolique « Eau captée, vous êtes comme la sagessedes hommes. Sagesse des hommes, vous n'avez pasl'insaisissable fraîcheur des rivières. )) Est-ce qu'avec

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GIDE

un peu de bonne volonté on ne pourrait pas voirdans cette jolie phrase un poétique énoncé du fameuxprincipe de Carnot ? Du donjuanisme intellectuel

« Choisir, c'est renoncer pour toujours, pour jamais,à tout le reste. )) Aversion pour les foyers, les familles,les fidélités,pour n'importequelle possessionpar peurde ne plus posséder que cela chaque nouveautédoit nous trouver toujours disponibles. M. Gidedécouvrira probablement par la suite que ce bohé-mianisme devient à la longue un peu monotone

que la variété, comme le bonheur, est en nous quece qui dure est moins décevant après tout que ce quichange et que le premier de ces éléments est néces-saire pour goûter toute la saveur du second on n'atout le plaisir du voyage que si au départ on quitte

un foyer avec la perspective de le retrouver au retour.Mais avec les réserves qu'on peut faire, ce petit livre,

un peu inégal, n'en est pas moins brillant d'origina-lité et plein de suc.

L'Immoraliste inaugure la série des « récits )), qui

se poursuivra par la Porte étroite et la plus récente7M&~e. M. André Gide n'a peut-être pas une vraievocation de romancier aussi bien se défend-il de

composer des romans. C'est un conteur d'anecdotessingulières, dont la signification psychologique oumorale importe plus que le scénario le côté narratifet pittoresque est un peu sacrifié. Dans le récit,

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PREMIERS LIVRES

puisque récit il "y a, M. Gide fait un peu figured'amateur, comme Mérimée, à qui il ne ressembleguère par ailleurs, comme Benjamin Constant, à quiil ressemble davantage. comme le Sainte-Beuve deVolupté et le Fromentin de Dominique,je dirais même

comme Stendhal, si celui-ci n'échappait par son génie

aux classifications mais enfin il est clair qu'on sentplus le professionnel dans Madame Bovary que dansLa Chartreuse de Parme. J'adore, quant à moi, cettelibre allure de l'esprit qui domine son sujet par com-paraison, dans l'autre école, et maigre les dons lesplus magnifiques, on a toujours l'air un peu serf.M. André Gide, que je n'égale point à ces « amateurs sillustres, se rattache visiblement à la lignée peut-être en abuse-t-il parfois, et, sous prétexte qu'il n'estpoint un romancier obligé de tout dire, escamote-t-il

un peu trop les points essentiels.L'Immoraliste est de la veine nietzschéenne,

comme le titre suffit à l'indiquer. « Nous autres immo-ralistes. ') C'est une formule de Nietzsche. Mais parinstants, ce livre, c'est aussi du Flaubert. Lorsque lehéros de M. André Gide s'écrie « J'ai les honnêtesgens en horreur )), on croit entendre le bon géant deCroisset fulminer contre les épiciers et les philis-tins. L'immoralisme de Nietzsche consiste, bienentendu, à remplacer les morales existantes par unemorale nouvelle, extrêmement haute et même assez

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farouche. Il n'en peut être autrement. On ne se passepas plus de morale dans la vie que de boussole sur la

mer. Ajoutons que les gens peu moraux, c'est-à-diremodérément intéressés par ces questions, adoptentmachinalement et par souci du moindre effort lamorale courante l'immoraliste au contraire, ainsinommé parce qu'il a répudié la, morale de tout lemonde, est précisément un homme si enragé demorale qu'à force d'y penser uniquement et d'enêtre obsédé il a fini par s'en inventer une. Mais lehéros de M. André Gide n'est pas, il faut l'avouer,

un très puissant penseur il est même un peu puéril.C'est un érudit qui, ayant été malade, découvre lavie lorsqu'il entre en convalescence et se met alorsà mépriser la culture puis qui, au lieu d'être recon-naissant à sa jeune femme qui l'a bien soigné, la

trompe, la laisse seule et va courir les mauvais lieux,tandis qu'elle agonise à son tour. Entre tant, àBiskra, il démoralisait un petit Arabe en l'encoura-geant à voler des ciseaux, et en Normandie il pro-tégeait les braconniers qu'il aime pour leur méprisdes lois. Je pense que l'Immoraliste est une satire.M. André Gide aura voulu montrer avec une ironiede pince-sans-rire ce que deviendrait l'éthique deNietzsche pratiquée par des gens d'intelligencemédiocre. Zarathustra n'a pas parlé pour les majo-rités.

GIDE

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La Porte étroite nous ramène à l'ascétisme, dont

nous avons vu les sources dans André Walter.L'héroïne, Alissa Bucolin, jeune protestante, aime

son cousin Jérôme et en est aimée mais elle nel'épousera pas, elle ne sera jamais à lui, par volontéde renoncement et aspiration à la perfection spiri-tuelle. Le livre est d'une qualité rare, mais un peudécevant, parce que cet ardent plétisme d'AlissaBucolin ne s'exprime point avec le lyrisme qui con-viendrait à un sentiment si puissant, mais dans unelangue abstraite, rigide et glacée. C'est très curieux.

Isabelle, ressemble à un conte de ce Barbey d'Aure-villy que M. André Gide n'aime point, je ne saispourquoi: (Nouveaux prétextes, pp. 68 sqq.). CertesM. Gide ne s'est pas approprié le style flamboyantdu vieux laird, mais c'est bien là un sujet qu'il eûtvolontiers traité. Un castel de Basse-Normandie,habité par des fossiles, deux couples de vieillardsfalots et un enfant infirme. On découvre que l'enfantinfirme est le fils naturel de noble et puissante demoi-selle Isabelle de Saint-Audéol, petite-fille ou petite-nièce des bons vieux. Isabelle, il y a quelques années,allait s'enfuir du château, se faisant enlever par sonamant le vicomte de Gonfreville. Au dernier moment,elle a eu une faiblesse inexplicable elle s'est con-fessée à Gratien, vieux domestique fanatiquementdévoué à la race des Saint-Audéol, et ce Caleb du

PREMIERS LIVRES

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Calvados a tué d'un coup de fusil le malencontreuxvicomte. C'est pourquoi le petit infirme Casimir n'apoint de père. Sa mère Isabelle vit on ne sait où deloin en loin, elle revient au château, mais de nuit, engrand mystère. Cependant les vieux meurent, Isabelles'installe avec un homme d'affaires, son nouvelamant, coupe les arbres, livre le manoir et le parc aupillage, puis l'homme d'affaires l'ayant abandonnée,elle part avec le cocher. Triste fin d'une noblemaison ) Et tout cela est étrange, inquiétant, angois-sant à souhait. Mais l'entrée en matière est peut-êtreun peu longue on nous présente avec luxe de détailsle compère de la revue. un jeune sorbonnard qui vaau château en question consulter des manuscritsprécieux pour la préparation de sa thèse de doctorat.En revanche, sur le point capital, c'est-à-dire lapsychologie d'Isabelle, les motifs qui l'ont pousséeà faire assassiner un homme qu'elle aimait pourtant,M. André Gide se montre laconique avec excès etil raffine l'ironie jusqu'à nous faire remarquer quen'étant pas romancier de profession il n'est pas tenude nous cuisiner des développements.

M. André Gide a écrit aussi des drames Saül,Le Roi Candaule, etc. Ne pouvant être complet,je vous recommanderai particulièrement ses deuxvolumes de critique P~x<M et Nouveaux ~J-

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PREMIERS UVRES

textes. Il y a là de bien pénétrantes études surdivers sujets d'esthétique et certains écrivains d'au-jourd'hui, par exemple sur Nietzsche encore, dontM. Gide a si justement montré que ce n'est point

un pessimiste, mais un croyant, si peu exclusive-

ment démolisseur qu'au contraire « il construità bras raccourcis ') sur Mallarmé, Villiers de l'isie~Adam, la traduction des M~ une nuits du doc..

teur Mardrus, M. Charles-Louis Philippe, CharlesPéguy, etc.

Je cite de préférence les éloges. Il y a aussi desexécutions généralement justifiées. M. André Gidesait que les choses sérieuses doivent échapper à laconvention mondaine de l'approbation systématique.Philinte est un homme qui n'aime pas la littérature.D'ailleurs, il arrive qu'on ferraille vigoureusement

avec un adversaire pour qui l'on n'a que de l'estime.C'est le cas de M. Gide rompant une lance enfaveur de Baudelaire contre l'excellent Faguet, quipartageait les préventions de Brunetière contrecet original et captivant magicien. Mais le morceauvraiment sans prix, dans ces deux volumes, c'estl'étude sur les Influences littéraires, leur rôle néces-saire et fécond, la ridicule peur moderne de perdresa personnalité en subissant l'influence des maîtres.Ce sont des pages d'un robuste bon sens, d'un grandgoût classique et d'un belliqueux entrain qui font

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à M. André Gide le plus grand honneur. Il va, lui,l'ancien antiintellectualiste des Cahiers d'AndréWalter, jusqu'à blâmer les préjugés d'aujourd'huicontre la part de la raison, de l'intelligence et dela volonté, de la composition en un mot, dans l'œu-vre d'art digne de ce nom. Il reviendra plus loin

sur ce thème et dira spirituellement « Combiende ces artistes dont l'imperfection seule est per-sonnelle, et qui, forcés de pousser l'œuvre plusavant, l'amèneraient à l'insignifiance ')»

La souplesse du talent de M. André Gide luipermet certes d'aborder avec succès tous les gen-res insignifiant, lui, il ne le sera jamais. Mais c'estpeut-être, comme Oscar Wilde, dans la critique etdans les provinces voisines qu'il me paraît supé-rieur. Mettons qu'il excelle dans l'essai, commeMontaigne. Tout le monde ne pouvant être poèteépique, c'est encore un assez joli lot.

Le volume intitulé le Retour de /<!K< prodi-

gue, ne contient rien d'entièrement inédit ni detout à fait récent. Des six traités qui le composent,deux seulement, Bethsabé et le Retour de l'Enfantprodigue, n'avaient jamais paru en librairie, maisils avaient été insérés dans Vers et Prose, la revue

GIDE

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PREMIERS LIVRES

de M. Paul Fort, en 1007 ou 1008. Le Traité duNarcisse et la Tentative amoureuse datent l'un de1802, l'autre de 1803, c'est-à-dire de l'époque desdébuts, et ont immédiatement suivi André Walter.E/ Hadj est de 1807, et Philoctète de 1898. Maison est heureux d'avoir une occasion de lire ou derelire ces opuscules, depuis longtemps épuisés. Unvif intérêt s'attache à tout ce qu'a produit cet écri-vain subtil, souvent un peu quintessencié, mais tou-jours original. Il est bon de contrôler par une secondelecture les impressions qu'il nous donne, et l'on enretire généralement le même profit que d'une secondeaudition de musiques difficiles. Le présent volume

ne marque point une étape nouvelle de sa pensée.Mais ces six traités, comme il les appelle, en préci-sent certaines nuances, et ils offrent d'ailleurs leplus rare agrément. On se demande même si sonesprit mobile et inquiet n'est pas plus à l'aise dans

ces coùrts essais que dans des compositions plusétendues.

Les trois premiers, le Traité du Narcisse, la Ten-tative amoureuse et El Hadj, appartiennent à lapériode où M. André Gide était sous l'influencesymboliste. Ce sont les plus ardus les trois der-niers sont beaucoup plus accessibles, et si l'on veuts'initier progressivement, on pourra commencer parla fin, quitte à reprendre ensuite l'ordre chronolo-

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gique. Bien entendu, ces « traités » ne sont pas desexposés de doctrine en termes abstraits et dogma-tiques, mais des contes ou des dialogues philoso-phiques c'est ce qui les rend légèrement obscurs.Il faut retrouver l'idée sous le symbole. Les choses

se compliquent, lorsqu'un même écrivain est à lafois un artiste et un penseur. Mais ce mélange, dureste peu fréquent, est bien savoureux.

Le Traité du Narcisse s'enveloppe d'un hermé-tisme mallarméen. Narcisse sent que son âme estadorable, mais voudrait en connaître la figure sen-sible et cherche un miroir. Il s'arrête au bord dufleuve du temps, regarde les apparences qui s'yréflètent, qui passent et fuient, et recommencenttoujours, comme si elles s'efforçaient vers une per-fection première et malheureusement perdue. Cetteperfection a existé, dans le paradis terrestre, chasteéden, jardin des idées mais Adam s'est ennuyéde cette splendide immobilité d'un geste, il a détruitla féerie idéale et fait naître la vie. Le rôle du poèteest maintenant de discerner sous le flot du réel lesarchétypes paradisiaques qui s'y cachent désormais.Narcisse, se mirant dans l'eau courante, ne sauraittoucher son image sans en brouiller les contourset ne peut que la contempler à distance. CommeMallarmé, M. André Gide supprime les transi-tions et les enchaînements logiques. On est par

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PREMIERS LIVRES

instants un peu dérouté. En somme, cette théorieest fort platonicienne et par conséquent assez claireNous n'avons aucune connaissance directe de rien,pas même de notre âme mais toute réalité estsymbolique, tout n'est que symbole. Voilà, je crois,

ce qu'a voulu dire M. André Gide.La Tentative amoureuse ou le Traité du vain désir,

est un petit conte délicieux, mais qu'il est impossiblede résumer. C'est une série de croquis pittoresqueset psychologiques, dont le charme ironique et poi-gnant réside surtout dans le style et le choix desdétails. Luc rencontre Rachel, à la lisière d'uneforêt, non loin de la mer, un matin de printemps.Ils s'aiment, ils sont heureux presque tout l'été, etse séparent à l'automne. C'est tout. La premièreinquiétude vint à Rachel, lorsqu'elle sentit que Luccommençait à penser. La joie est brève, et l'attraitde la vie immense ne permet point de s'attarder àl'amour. Un incident décisif et avant-coureur dela rupture est une promenade où les deux amantsmarchent silencieux, préoccupés, parce que cettefois ils ont un autre but qu'eux-mêmes. Ils ne réus-sissent pas à entrer dans le parc qu'ils voulaientvisiter. Mais peu importe. C'est peut-être le miraged'une activité décevante qui les séparera la sépa-ration n'en est pas moins inévitable. « Deux âmes serencontrent un jour, et, parce qu'elles cueillaient

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des fleurs, toutes deux se.sont crues pareilles. Elles

se sont prises par la main, pensant continuer laroute. )) Illusion Chacune continuera solitairementla sienne. Chacune cède à sa nature et au désir dunouveau. M. André Gide veut qu'on se quitte toutnaturellement et sans larmes, l'histoire étant ache-vée. Quelle mélancolie dans cette placidité de sur-face Un dénouement de tragédie est moins pro-fondément triste. « Levez-vous, vents de ma pensée,qui dissiperez cette cendre 1 » conclut M. AndréGide. Magnifique stoïcisme intellectuel, d'une qua-lité morale bien supérieure aux fameux « oragesdésirés )' de René. Mais cette cendre ne se laisse pasdissiper si aisément et il advient que les plus éner-giques volontés y échouent.

j?/ Hadj est l'histoire ultra-symbolique d'un pro-phète qui console par de pieux mensonges et ramènedans sa ville un peuple égaré dans le désert, à larecherche d'un Chanaan chimérique et à la suited'un prince mystérieux, toujours caché dans salitière ou sous sa tente et dont personne.n'a pu voirle visage. Seul le prophète a fini par être admisauprès du prince, mais plus il l'approchait, plus leprince dépérissait on ne peut pourtant avouer aupeuple qu'il est enfin mort, si tant est qu'il aitjamais vraiment existé. On devine que ce prince,c'est la foi, qui mobilise les nations et déplace les

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montagnes, mais s'accommode mal des curiositésindiscrètes. Cette histoire sent un peu le fagot. Maisle style est d'un lyrisme biblique.

Philoctète ou le Traité des trois morales est undrame philosophique, qui met en présence Ulysse,

ou la raison d'Etat, Néoptolème, ou la pitié, Phi-loctète, ou la vertu esthétique et nietzschéenne, quinous invite à nous dépasser nous-mêmes, sans soucid'utilité, sans considération du prochain, pour labeauté du fait et par amour de l'art, si l'on oses'exprimer ainsi. On sait que, dans Sophocle, Phi-loctète ne renonce à sa rancune que sur l'inter-vention d'Héraklès. M. André Gide lui prête unegénérosité spontanée, dictée par les motifs que jeviens d'indiquer. Héraklès ne lui est point exté-rieur, mais habite en lui. C'est cette morale de Phi-loctète qui a toutes les sympathies de notre auteur,foncièrement individualiste, mais idéaliste aussi.Cette moderne paraphrase de l'antique est vigou-reusement conçue. L'écriture est moins poétiqueque dans les traités précédents, mais ferme et pénétrante.

Bethsabé, autre petit drame, nous ramène à lapoésie de la Bible, dont M. André Gide s'appro-prie élégamment la grandeur imagée. L'idée estencore tout à fait intéressante. Lorsque le roi Davida commis cet odieux abus de pouvoir d'enlever la

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femme de son pauvre et dévoué serviteur Urie, il

est déçu, non que Bethsabé ne soit merveilleusementbelle et délectable, mais ce que le puissant sou-verain avait envié, ce n'était pas seulement Bethsabé,C'était tout l'ensemble de ce qui constituait l'hum-ble bonheur d'Urie, c'est-à-dire évidemment la sin-cérité de l'amour et la simplicité du coeur. Cela,rien ne peut le lui donner. Il renvoie Bethsabé etse flatte qu'Urie ignorera tout. « Car la trace dunavire sur l'onde, de l'homme sur le corps de lafémme profonde, Dieu lui-même ne la connaîtraitpas. » Mais Urie a été tué àu siège de Raba; par lafaute d'un courtisan, qui croyant plaire à David, aexposé ce brave à l'endroit le plus périlleux. Un pre-mier crime engendre toujours une série de désas-tres. Et le vieux roi; qui ne peut plus supporterla vue de Bethsabé en deuil, sera désormais obsédéde remords.

Le Retour ~e /7</aM~ ~-<)~M< variation sur lethème de la parabole évangélique, exprime Une foisde plus l'incoercible individualisme de M. AndréGide. Sans doute, M. Gide ne blâme pas le pro-digue d'être rentré dans la maison paternelle, puis-qu'il était malheureux et fatigué. Vous entendezbien que cette maison paternelle représente les con-servâtismes et les traditionalismes politiques etreligieux. Tout Cela est excellent pour les faibles.

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Les forts ont le droit et peut-être le devoir de s'enpasser. « J'aime, disait ailleurs M. Gide, ce quimet l'homme en demeure de périr ou d'être grand. »

Il recommande de vivre dangeureusement, si on le

peut, selon la formule de Nietzsche;

Vous ai-je vraiment quitté ? dit le prodigue. Père,n'êtes-vous pas partout ? Jamais je n'ai cessé de vousaimer. Toi, l'héritier, le fils, pourquoi t'être évadé dela Maison ? Parce que la Maison m'enfermait. LaMaison, ce n'est pas vous, mon pète. Vous, vous avezconstruit toute la terre, et la Maison et ce qui n'est pasla Maison. La Maison, d'autres que vous l'ont cons-truite en votre nom, je le sais, mais d'autres que vous.

Il ne s'accordera jamais avec son frère aîné, quipersonnifie le joug et l'orthodoxie étroite. A samère, qui lui parle avec tendresse, il avoue « Rienn'est plus fatigant que de réaliser sa dissemblance.Ce voyage à la fin m'a lassé. » Il a été réduit àsubir d'autres maîtres il a préféré rentrer au bercailet servir du moins ses parents. C'est un vaincu, ilest résigné, mais non persuadé. Et il ne découragepoint son frère cadet de tenter à son tour la mêmeaventure il lui souhaite seulement plus de forceet plus de chance. L'horreur de toute contrainte,de toute entrave, de toute limitation, voilà ce quicaractérise avant tout M. André Gide. Il a été tentéd'évoluer, comme tant d'autres il n'a pu s'y résou-

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dre. « On m'attend. Je vois déjà le veau gras qu'onapprête. Arrêtez Ne dressez pas trop vite le fes-tin

))On considérera peut-être les principes de

M. André Gide comme trop purement négatifsmais il ne les a pas modifiés depuis vingt-deux ans.Cet ami du changement montre un esprit de suitebien exceptionnel. C'est peut-être qu'il est restéjeune. Peut-être ses origines normandes expli-quent-elles ses instincts nomades. Au surplus, ona tellement insisté en ces dernières années sur lanécessité des disciplines, qu'il n'est pas mauvais

que la thèse contraire garde quelques défenseurs.La vérité comporte des aspects divers, dont aucunne doit être sacrifié. M. André Gide contribue uti-lement pour sa part à l'équilibre de la littératureet de l'esprit public.

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II

LES CAVES DU VATICAN

M. André Gide a publié dans la même saisontrois ouvrages fort dissemblables. D'abord une tra-duction du Gitanjali de Tagore, le poète hindoulauréat du concours Nobel. Ce Gitanjali est unesuite de petits poèmes, de lieds, tout embrasésde l'amour divin. Par la préface enthousiaste qu'ila composée pour cette traduction, M. André Gidesemble s'associer aux sentiments de M. R. Tagoreet montrer lui aussi une âme profondément reli-gieuse.

Dans les Souvenirs de la Cour d'Assises qui paru-rent peu après, M. André Gide note les observa-tions qu'il a faites comme juré à Rouen. Non seu-lement il ne s'efforça point comme tant d'autresd'éviter ces fonctions encombrantes, mais il lesremplit avec une patience et une conscience admi-

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GIDE

rables. Il ne chercha même pas dans ces specta-cles de simples thèmes littéraires, des sujets à trai-ter, des figures à saisir sur le vif, mais il y apportaun beau zèle humanitaire et social il en retira desopinions sur les réformes possibles de nos insti-tutions judiciaires. Ce lettré subtil et volontiershermétique, souvent accusé de coupable dilettan-tisme par des censeurs un peu lourds, révéla en cetteoccasion une âme citoyenne.

Après s'être ainsi loyalement consacré au ser-vice de la divinité et du bien public, M. André Gidese crut en droit de s'amuser un peu. Il écrivit lesCaves du Vatican. C'est un volume fort divertis-.sant en effet, cependant ce n'est pas le moins nour-rissant des trois. Il fut annoncé d'abord commea Roman d'aventures ». La désignation, point inex-acte, fut jugée insuffisante et remplacée par cellede sotie. On sait que les soties étaient au xve siècle,des pièces burlesques jouées par les SOTS ouENFANTS SANS SOUCI, habillés de jaune etde vert et coiffés du chapeau orné d'oreilles d'âneet de grelots. « Il se peut, dit M. Lanson, que selon

une hypothèse assez vraisemblable, ils représententdes célébrants de la fête des fous, quand cette joyeuse

et insolente parodie des cérémonies religieuses futbannie de l'église. De la fête des fous, laïcisée parforce, il ne subsista que le principe, l'idée d'un

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LES CAVES DU VATICAN

monde renversé qui exprimerait en la grossissantla folie du monde réel. )) L'une des plus célèbressoties jouées en 1511, au mardi gras, et dont l'au-teur était Gringoire, était dirigée contre le papeJules II. Les Caves du Vatican sont donc un romanphilosophique, satirique et parodique. L'analysen'en est point aisée, à cause de la complexité et del'enchevêtrement des aventures. Le mieux sera desuivre pas à pas le récit, en tâchant d'en dégager peuà peu la signification.

L'an ï8oo, sous le pontificatde Léon XIII, M. An-thime Armand Dubois, savant matérialiste et franc

maçon, souffrant de rhumatismes et à demi imp'o-

tent, se rendit à Rome pour consulter un médecinspécialiste. M. Anthime Armand Dubois a la maniede tourmenter d'innocentes bestioles, sous pré-texte d'expériences scientifiques, et aussi celle deblasphémer, notamment dans ses discussions avecson beau-frère, Julius de Baraglioul, romancierbien pensant et de valeur médiocre.

Il déclare par exemple que s'il dépendait de luid'être guéri par un miracle, il refuserait pour nepas devoir de reconnaissance à l'Etre Suprême.Boutade saugrenue, mais qui implique que ce savantne conteste pas en principe la possibilité du mira-cle il n'en use pas, voilà tout. C'est un révolté,

non un négateur. Ayant appris que sa femme met.

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GIDE

tait pour lui des cierges à la Madone au coin de la

rue, il est saisi d'une fureur dont un vrai philo-sophe serait incapable et brise d'un coup de béquillel'innocentestatuette. M. André Gide nous enseigneici que l'iconoclastie est un mouvement religieuxet un acte de foi retourné, psychologiquement trèsvoisin de la foi proprement dite. Nous ne sommespoint, étonnés de découvrir que la Madone, sa vic-time, apparaît nuitamment a M. Anthime ArmandDubois et lui propose sa guérison miraculeuse dontil ne voulait point. Il l'accepte pourtant, car c'estun homme intéressé, et il abjure solennellement

ses erreurs dans l'Eglise du Gesù. Il est ruiné,attendu que ses capitaux sont engagés dans uneaffaire dont le succès dépend de la franc-maçon-nerie et qu'il doit renoncer à sa collaboration auxjournaux avancés. Mais oh lui promet du côtécatholique des compensations.

M. Julius de Baraglioul, rentré à Paris devienttrès amer. Sans doute il a reçu une lettre du vicomtede Vogüé contenant ce mot « Une plume commela vôtre défend la France comme une épée ». Mais

son dernier roman spiritualiste ne marche pas dutout. « On m'éreinte de toutes parts », constate-t-il

avec dépit. Sa candidature à l'Académie ne va pasnon plus, malgré les assurances que lui a donnéesle cardinal André. Son beau-frère Anthime n'a pas

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encore obtenu les compensations promises. Il com-mence à révoquer en doute la valeur de la protec-tion du clergé. Symptômes graves chez un hommede lettres dont le spiritualisme n'a rien d'héroïque 1

Sur ces entrefaites, son vieux père l'envoie à larecherche d'un jeune bohème du quartier latinnommé Lafcadio Wluki, et qui n'est autre qu'unfils naturel de ce vieillard ancien diplomate, lecomte Jules-Agénor de Baraglioul avait connu lamère, demi-mondaine cosmopolite, à Bucarest.Julius trouve son frère naturel dans un hôtel garni,où il vivait avec une certaine Carola. Ce Lafcadio,élevé dans le luxe et le désordre, maintenant orphe-lin et pauvre, forme le contraste le plus complet

avec Julius et Anthime, lesquels au contraire étaientà peu près de'la même qualité morale, bien qu'ilseussent commencé par suivre des voies bien diffé-rentes, l'un à droite, l'autre à l'extrême gauche (etvoilà qui prouve l'impartialité de M. André Gide).

Lafcadio est un être spontané, désintéressé, éprisde liberté avant tout, mais impulsif et excentrique.Il nous paraîtra manquer de la maîtrise de soi-même, quoiqu'il s'évertue à l'acquérir. Très intel-ligent, il comprend malgré les cachotteries qu'il.est le fils du vieux comte celui-ci le reçoit, s'atten-drit un instant, lui accorde une part d'héritage, mais,l'exclut de la famille, selon la loi. Dans la rue. Laf-

LES CAVES DU VATICAN

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cadio sauve deux enfants en danger de périr dans

un incendie. Il pourrait être un héros. Une char-mante jeune fille a été témoin de ce sauvetagec'est Mlle Geneviève de Baraglioul, fille de Julius.Lafcadio raconte sa vie à ce dernier et lui apprendses idées. Je n'ai jamais recherché, dit-il, que cequi ne peut pas servir. On devine si Julius le consi-dère comme un original. Il déclare en outre qu'ilest « un être d'inconséquence ». II déteste le « ragoûtde logique )), dont Julius alimente ses personnagesil professe que ce qui gâte l'écriture, ce sont lescorrections, les retouches, lesquelles en font une:hose si grise. Dans la vie on se corrige peut-être,mais on ne peut corriger ce qu'on a fait. C'est cequi lui paraît si beau de la vie il y faut « peindredans le frais la rature y est défendue )). Bref uncurieux tempérament d'aventurier idéologue.

Transportons nous aux environs de Paris chezla Comtesse de Saint Prix, veuve, solitaire et dévote.Un chanoine recommandé par un cardinal se pré-sente à la comtesse comme chargé d'une missionultra-secrète. Le secret, plein d'horreur, qu'il con-fie à sa discrétion, c'est que le pape, à la suite dedeux encycliques anti-maçonniques, a été enlevédu Vatican et emprisonné dans les cachots du Châ-teau Saint Ange par les francs-maçons avec la com-plicité du Quirinal. Il a été remplacé par un faux

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LES CAVES DU VATICAN

pape qui exerce imperturbablement le ministèrepontifical et désole les vrais croyants par ses con-descendances pour les abominations modernes, no-tamment par sa politique de ralliement à la Répu-blique Française. La terreur qu'inspire la maçon-nerie est telle que personne n'ose élever la voix etque toute insinuation de la vérité serait catégori-quement démentie par les personnages les plusautorisés. Deux cent mille francs sont nécessaires

pour corrompre le geôlier et délivrer le pape (Geor-ges de Coûfontaine, dans l'Otage de M. P. Claudelavait enlevé, délivré Pie VII gratis, mais tout a ren-chéri). Cette histoire paraît extrêmement vrai-semblable à la comtesse de Saint Prix, parce qu'elleflatte ses opinions catholiques et royalistes. Elle

verse soixante mille francs au soi-disant chanoine,

escroc et faussaire, qui est en réalité un certainProtos, ancien camarade de pension de LafcadioVluki. Ce qui est au dessus des forces de la Com-tesse, c'est le silence. Elle raconte tout à Mme Amé-dée Fleurissoire, sœur de Mme Armand Dubois etde Mme de Baraglioul et femme d'un marchandd'objets de piété.

Celui-ci part immédiatement pour Rome. CetAmédée est un pauvre homme faible et grotesque,un candide fantoche, et même un pur-simple commeParsifal, ayant promis avant ses fiançailles à son

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meilleur ami, amoureux comme lui de la futureMme Fleurissoire, qu'il se contenterait d'un mariageblanc. On ne saurait pousser plus loin les délica-tesses de l'amitié. On ne nous dit point ce que pensaMme Fleurissoire du régime qui résulta pour ellede ce serment chevaleresque. Amédée arrive àRome, ahuri, perdu, et il est la proie de la bandequi a organisé l'escroquerie de la délivrance dupape. L'un des affidés, jouant le rôle de facchino,lui offre de le conduire dans un hôtel paisible etle mène dans une maison malfamée des bords duTibre, où la vertu du nouveau reine-thor succombe

aux séductions non pas même d'une fille-fleur,mais -de la Carola avec qui Lafcadio cohabitaitnaguère à Paris, et qui congédiée par lui, a émigrédans la Ville Eternelle où elle est gouvernée parProtos. Celui-ci prend pour Amédée l'aspect d'unvieux curé débonnaire, instruit de la captivité dupape, et le mystifie sans pitié, le présentant à Naplesà un faux archevêque qui l'effare par son attitudescandaleuse destinée à détourner les soupçons. Lasituation est particulièrement difficile, les jésuitesopportunistes et partisans du fait accompli, n'étantpas moins hostiles que les francs-maçons à la libé-ration du vrai pape. Toute cette partie est d'unénorme comique rabelaisien.

La conscience et même les digestions d'Amédée

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sont troublées par le remords. « Cette mission dechoix, dit-il, réclamait un serviteur sans tachej'étais tout indiqué. A présent, c'en est fait. J'aidéchu

))Tout en parodiant impitoyablement Par-

sifal, M. André Gide reconnaît jusqu'à un certainpoint le prestige des héros purs. Carola s'est prisede tendresse pour Amédée et l'engage à se méfierde ce bon curé.

Amédée perd pied tout à fait c'est trop compli-qué, il n'y comprend plus rien. Mais cela ne le sur-prend pas. Par suite de ce trébuchement du SaintSiège, tout le reste à la fois chavirait. « Quoi de plusnaturel ? A quoi se fier sinon au pape ? Et dès quecette pierre angulaire cédait, sur laquelle posaitl'Eglise, rien ne méritait plus d'être vrai )). Le papeclef de voûte de la connaissance, n'est-ce pas laconséquence logique du dogme de l'infaillibilitéproclamé par le dernier concile ? Amédée va enavoir de nouvelles preuves.

Il rencontre, place Saint Pierre, son beau-frèreJulius, mais un Julius inédit, dont il se demandesi c'est le vrai Julius, ou si les loges n'ont pas opéréencore une infernale substitution. A la suite d'uneaudience au Vatican, où il n'a rien gagné et où ils'est tenu si bien prosterné qu'il n'a pas pu voir le

oape, Julius s'écrie « Quels aveugles fait de nousle respect

))Et il s'oriente vers l'incrédulité. C'est

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alors qu'Amédée lui révèle que le pape qui lui adonné cette audience n'est pas authentique. Juliuss'emporte « Comment J'arrive et à grand' peineà me purger l'esprit de tout cela je me convaincsqu'il n'y a rien à attendre de là, rien à espérer, rienà admettre, qu'Anthime a été joué, que tous noussommes joués. Que ce sont là des pharmacies, etqu'il ne reste plus qu'à en rire. Eh quoi, je melibère et je n'en suis pas plutôt consolé que vousvenez me dire Halte là Il y a maldonne recom-mencez 1. Ah non, par exemple. Ah ça non jamaisje m'en tiens là. Si celui-là n'est pas le vrai, tantpis C'est une imposture que repousse Julius,mais il ne la discute même pas il l'écarte, noncomme fausse, mais comme gênante ce seraitl'évidence qu'il ne l'accueillerait pas autrement.Rassurez-vous. Il reviendra dans le bon chemin,mais sans que la raison y contribue davantage.

Lafcadio ayant touché l'héritage de 4o.ooo francsde rente que lui a laissé son père, voyageait en Ita-lie pour se distraire. Il a pour voisin Amédée qu'ilne connaissait pas. Brusquement, il le précipite

par la portière. Pourquoi ce meurtre ? Pour rien.Déjà dans /e Prométhée mal enchaîné, M. AndréGide se préoccupait de dégager un acte entièrementlibre et gratuit. Et Paludes portait en sous-titre

Traité de la contingence ». Lafcadio a voulu com-

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mettre un acte libre et contingent. Sa raison futqu'il n'avait pas de raison. Ajoutez-y le goût de ladissimilation et du risque, la curiosité non pas tantdes événements que de lui-même, le désir d'embar-rasser la police qui né pourra retrouver le motifdu crime, puisque le crime sera immotivé. Avouons

que la plaisanterie est un peu forte 1 Cet immora-liste exagère.

Dans son Prométhée M. André Gide citait cemot de Gœthe « Il n'y a pas de si grands crimes queje ne me sois senti à certains jours capable de com-mettre », et il ajoutait « Les plus grandes intelli-

gences sont aussi les plus capables de grands cri-mes, que d'ordinaire elles ne commettent pas, parsagesse, par amour, et parce qu'elles s'y limite-raient. » Il semble au contraire que les hommesles plus capables de crimes sont de simples bruteset que si l'idée d'un crime peut traverser une grandeintelligence, c'est là, comme le pensait Taine, unvestige de l'animalité primitive. Ce qui est exact,c'est que la culture intellectuelle fait l'office de crand'arrêt et aussi qu'elle offre une diversion. J'ai tou-jours été choqué de voir que l'immoraliste deM. André Gide, dans le roman qui porte ce titre,était un intellectuel de carrière. Lafcadio a l'es-prit vif, mais peu cultivé il nous a expressémentavisé qu'il n'aimait point la lecture. Aussi son ima-

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GIDE

gination et sa curiosité, faute d'alibis et de débou-chés contemplatifs, ne peuvent-elles se satisfaire

que dans l'action.Je ne crois pas du tout que M. André Gide ait

des complaisances pour la' criminelle fantaisie deLafcadio, mais au contraire, bien qu'il ne s'en expli-

que pas nettement, que cet épisode conclut à lasupériorité de la contemplation sur 1~ réalisation.Eh il n'est pas prudent de conseiller à tout lemonde d'agir et de s'embarquer dans la pratique.A la bien prendre, l'histoire du meurtre perpétré

par Lafcadio pourrait bien n'être qu'une satire del'antiintellectualisme et de l'école de la vie.

En tous cas, ce crime a de plaisantes conséquences.M. Julius de Baraglioul convaincu que son beau-frère Amédée est mort assassiné par les sicaires desloges pour l'affaire du pape, s'écrie C'était doncvrai II en déduit cet axiome qu'il est bien dange-reux de savoir tant de choses, et comme il a juste-ment de meilleures nouvelles de sa candidatureacadémique, il revient vite à la foi bientôt il oublieraqu'il l'avait quittée et se félicitera pour la cons-tance honnêtement récompensée de ses convic-tions. Inversement, Anthime Armand Dubois, mis

au courant, s'emporte et menace de vendre la mèche.Car lui, il n'a pas touché sa récompense. D'où sonacrimonie, bien qu'il ait affecté (et peut-être même

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LES CAVES DU VATICAN

sincèrement professé jusque là) un désintéresse-ment qui agaçait Julius comme une critique indi-recte de son propre arrivisme. » Qui me dira, s'écrieAnthime, si Fleurissoire, en arrivant au Paradis,n'y découvre pas tout de même que son Bon Dieunon plus n'est pas le vrai ? » Villiers de l'Isle Adameût envié ce trait à M. André Gide. Et Anthimejette à Julius cette phrase « Non, mais vraimentvous en parlez trop à votre aise, vous à qui, vrai oufaux, tout profite. »

Ainsi la même révélation qui ramène Julius àla religion, en détourne définitivement Anthime,dont les douleurs au surplus ont reparu, l'emca-cité du miracle étant épuisée. Il rentre à la loge etdans la presse anticléricale. Ce ne sont pas lesseules idées mais les intérêts qui mènent les hom-mes. Et le roman de M. André Gide est la plusmordante dérision de l'esprit humain, sur qui nila vérité, ni même l'erreur n'ont de pouvoir qu'àla condition de coïncider avec les visées égoïstes.Bien mieux, ou pis encore, cet égoïsme abject estpourtant salutaire, puisque c'est le désintéresse-ment qui a conduit Lafcadio au crime. Ce livreest d'un pessimisme effrayant M. André Gidese révèle humouriste de la lignée de Swift.

Un espoir nous reste-t-il ouvert ? Lafcadio s'estaperçu qu'on ne s'affranchissait du lien social que

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pour s'exposer à un autre esclavage. Protos, témoinde l'assassinat, prétend le faire chanter et l'embri-gader dans sa bande. Lafcadio refuse arrive quepourra 1 Protos, dénoncé par Carola qui le croitl'assassin d'Amédée Fleurissoire, étrangle cettefille par vengeance il est arrêté. Que fera Laf-cadio ? Geneviève de Baraglioul n'a pas cessé del'adorer depuis son exploit de sauveteur elle l'aimetoujours malgré son forfait elle se donne à lui.Sera-t-il sauvé comme Faust par l'éternel fémi-nin ? Un mot permet d'en douter « Il l'estime unpeu moins depuis qu'elle l'aime un peu plus. aMot atroce et vraiment impie Mais ceci est uneautre histoire, comme il est dit dans RudyardKipling. Le roman ne finit pas. M. André Gideannonce une suite. Nous verrons bien.

GIDE

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Le séduisant ouvrage de M. André Gide, laSymphonie Pastorale, est un court « récit », commeIsabelle, et la Porte étroite. Le lieu de l'action estun village suisse. Les héros sont un pasteur pro-testant et une jeune aveugle-née. Le premier adécouvert la seconde en visitant, selon le devoirde son ministère,- une vieille pauvresse, parentede l'infirme, et qui l'avait recueillie. Il la recueilleà son tour par un beau mouvement de charité évan-gélique, qui n'a pas l'approbation de son épouseAmélie, personne d'éminente vertu, mais un peusèche et prosaïque. La jeune aveugle n'ayant reçude la vieille, ignorante, et sourde par dessus lemarché, aucune espèce de soins physiques ni spi-

rituels, est horriblement sale et à peu près idiote.La femme du pasteur, soumise, mais hostile, la

nettoie en rechignant le pasteur lui-même entre-

LA SYMPHONIE PASTORALE

m

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GIDE

prend de l'instruire. Il se trouve devant une table

rase la jeune Gertrude réalise effectivement lafameuse statue hypothétique de Condillac. Il s'agitde l'animer. Le pasteur s'y emploie de son mieux,

par générosité pieuse, mais il ne manquera pas detomber amoureux de cette trop séduisante statuequ'il éveille à la vie ce sera l'aventure de Pygma-lion et aussi celle de Paphnuce, moine d'Antinoé,qui se damne pour avoir voulu, par zèle apostoli-

que, sauver l'âme trop délicieusement logée de lacourtisane Thaïs. Dans le faire même de ce beaurécit, des grâces piquantes et des ironies légèresrappellent un peu par instants la manière d'AnatoleFrance.

Lorsque Gertrude montre pour la première fois

une lueur d'intelligence et commence à comprendreles mots qu'il lui enseigne avec une évangéliquepatience, l'excellent pasteur déborde de joie reli-gieuse et de reconnaissance envers le ciel, commele docteur anglais, éducateur de l'aveugle et sourde-muette Laura Bridgeman, lequel, en pareille occu-rence, tomba à genoux pour remercier le Seigneur.Osera-t-on insinuer qu'en pareil cas la bonté divine

ne se manifeste que d'une façon relative, par despis-aller, et que l'on comprend au moins aussi bienle Saunderson de Cheselden et de Diderot disantau révérend Holmes « Voyez moi bien, Monsieur

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LA SYMfHO~tE PASTORALE

Holmes, je n'ai point d'yeux. Qu'avions-nous faità Dieu, vous et moi, l'un pour avoir cet organe,l'autre pour en être privé » ? Et Saunderson répon-dait à ce même ministre qui lui développait la

preuve de l'existence de Dieu par les merveillesde la nature « Eh, Monsieur, laissez là tout cebeau spectacle qui n'a jamais été fait pour moi.Si vous voulez que je croie en Dieu, il faut quevous me le fassiez toucher. »

A ce propos, Voltaire écrivait à Diderot « Je

vous avoue que je ne suis point du tout de l'avisde Saunderson qui nie Dieu parce qu'il est né aveu-gle.

))Et il est vrai que cette cécité ne démontre pas

l'athéisme mais elle n'est peut-être pas non plus

un motif d'hymnes jaculatoires et de Te Deum.De même, en écoutant le sublime adagio du quin-zième quatuor, on peut se dire que ce jeune hommeconvalescent devrait une bien autre gratitude à ladivinité s'il n'avait jamais été malade. Mais onaccordera que le héros de M. André Gide a les vuesqui conviennent à son caractère.

Une fois sortie de sa torpeur, Gertrude fait desprogrès rapides « C'est tout de même ainsi, écrit lepasteur que la tiédeur de l'air et l'insistance duprintemps triomphent peu à peu de l'hiver. Que de

i. Le récit se compose de deux cahiers ou journaux inti-mes, dans lesquels le protagoniste parle à la première personne.

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GIDÉ

fois n'ai-je pas admiré la manière dont fond laneige on dirait que le manteau s'use par en des-

sous, et son aspect reste le même. ))A chaque hiver,

Amélie y est prise et déclare « La neige n'a tou-toujours pas changé on la croit épaisse encorequand déjà la voici qui cède, et tout à coup de place

en place, laisse reparaître la vie. » Ce qui coûte aumaître le plus de peine, c'est de donner à la jeuneaveugle une idée des couleurs. Il la mène au con-cert, à Neufchâtel, lui fait remarquer les sonoritésdifférentes des cordes, des bois et des cuivres etl'invite à se représenter les colorations rouges etorangées analogues aux sonorités des cors et destrombones, les jaunes et les verts à celles des vio-lons, des violoncelles et des contrebasses les vio-lets et les bleus étant suggérés par les flûtes, lesclarinettes et les hautbois. C'est l'audition coloréeselon Baudelaire et Rimbaud. Il est parfaitementexact que les timbres des instruments font songeraux couleurs, en général, mais il est difficile de

serrer le détail de près.

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,Doux comme les hautbois, verts comme les prairies.

Pour l'auteur des Fleurs <~M Mal, il semble bien

que les hautbois soient verts et leur fraîcheur unpeu acide se distingue en effet du velouté bleuâtre

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LA SYMPHONIE PASTORALE

des flûtes plus claires et des clarinettes plus som-bres. D'autre part, les violons aériens du préludede jLo~eM~TTM suggèrent une coloration céleste, bleupâle ou bleu et argent, plutôt que jaune ou verte.Telle est du moins mon impression. Et il n'y apeut-être en ces matières que des impressionspersonnelles, variables même selon le moment etle. contexte. Mais est-il bien sûr que les aveuglesnés eux-mêmes n'aient aucun soupçon des cou-leurs ?

« D'ordinaire, dit Taine, leur cristallin quoique

opaque laisse déjà passer un peu de lumièrel'aveugle de Cheselden distinguait au moins troiscouleurs le blanc, le noir et l'écarlate

La fillette de M. André Gide avait au moins unenotion de la lumière, puisqu'elle imaginait le chantdes oiseaux comme un de ses effets, ainsi que tachaleur qui caressait ses joues, et puisqu'il luiparaissait tout naturel que l'air chaud se mît à chan-ter, de même que l'eau bout près du feu. J'ai vuciter, je ne sais plus où, un mot d'enfant qui, enten-dant ronronner le chat couché devant le feu, disaità sa mère « Le chat commence à bouillir n.

Le digne pasteur enseigne à Gertrude que cespetites voix émanent de créatures vivantes dont il

t. De <tt<f/HgetM~.

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= GIDE

semble que l'unique fonction soit de sentir et d'ex-primer l'éparse joie de la nature. « Est-ce que vrai-ment, disait-elle, la terre est aussi belle que le dise~les oiseaux ?. Pourquoi les autres animaux nechantent-ils pas ? » Elle forçait ainsi son profes-

seur de réfléchir à des choses qu'il avait jusqu'a-lors acceptées sans s'étonner.

La même question revient après une auditionde la Symphonie pastorale « Est-ce que vraimentce que vous. voyez est aussi beau que cela ? quecette scène au bord du ruisseau ? » L'opinion dupasteur, qu'il ne donne pas à Gertrude, est queBeethoven peignait par ces harmonies ineffables

« non pas le monde tel qu'il était, mais bien tel qu'ilaurait pu être, qu'il pourrait être sans le mal et sansle péché. » Mais jamais encore il n'avait osé parlerà Gertrude du mal, du péché, de la mort. Un de

ses textes favoris est celui-ci<f

Si vous étiez aveu-gles, vous n'auriez point de péché ». (Jean, IX,41).

Il a peut-être tort de le prendre à la lettreet de l'appliquer à Gertrude. Celle-ci est pure etinnocente, assurément, mais comme toute jeunefille bien née et bien élevée, et sa cécité n'y estpour rien. Le texte du quatrième évangile est évi-demment métaphorique. Et Jésus dit « Je suis

venu dans ce monde pour un jugement, pour que

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LA SYMPHONIE PASTORALE

ceux qui ne voient pas voient, et que ceux quivoient deviennent aveugles. Quelques uns desPharisiens qui étaient avec lui, entendant cela, luidirent Sommes nous aveugles, nous aussi ?Jésus leur dit Si vous étiez aveugles vous n'auriezpoint de péché. Mais maintenant vous dites Nousvoyons. Votre péché demeure. » (Traduction La-mennais). Il est clair que ce langage est figuré.N'a-t-on pas un peu abusé par la suite de ce sym-bolisme, et un peu trop cru, dans un sens littéral,que les aveugles étaient moralement privilégiés ?A moins qu'on ne les ait crus moralement disgrâ-ciés. « Il faut voir pour aimer », dit un vieil aveu-gle de Maeterlinck. Mais c'est une métaphore aussi,et dans le sens où il faut voir c'est à dire con-naître pour aimer, les aveugles voient suffisam-ment. L'affinement des autres organes supplée poureux celui qui leur manque. Au point de vue moral,il n'y a aucune raison pour qu'ils soient autres quenous.

Quant à l'idée de la beauté qu'aurait le mondesans le mal et sans le péché, ce n'est pas une idéeabsolument fausse, mais à condition de ne pas l'in-terpréter non plus d'une, façon trop stricte. D'au-thentiques sacripants, menant une vie scandaleuse,ont été de grands amateurs d'art ou même de grandsartistes, mais il est vrai qu'ils n'ont pu être si sen-

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sibles à la beauté que grâce à ce qui subsistait eneux de bon et de noble malgré leurs écarts. D'oùl'on pourrait à la rigueur conclure que ces désor-dres n'avaient pas une importance capitale, malgrél'indignation qu'ils excitent chez d'honnêtes gensun peu timorés et asservis à la règle ordinaire. Enrevanche, l'ascétisme radical est l'ennemi de l'artet du beau. Enfin la nature se complaît dans sasplendeur avec une superbe indifférence pour nosmaux et nos fautes peut-être est-elle encore plusbelle qu'un Beethoven lui-même n'est capable dele comprendre et de l'exprimer.,Ce qu'il peint estplus beau que nous ne l'aurions senti par nos seuls

moyens, mais non pas sans doute supérieur à cequi est.

Le fils aîné du pasteur, Jacques, étudiant enthéologie, s'éprend de Gertrude, et le drame secomplique d'un conflit de doctrine. Par une ironiequi n'est plus légère que dans la forme, mais qui aune portée profonde et redoutable, M. André Gidefait dire à son pasteur « Un instinct aussi sûr quecelui de la conscience m'avertissait qu'il fallaitempêcher ce mariage à tout prix. » C'est la plusvulgaire jalousie qui pousse le pasteur à empêcher

son fils d'épouser Gertrude, mais qu'est-ce donc

que la conscience, si elle est sujette à de telles illu-sions ? D'ailleurs l'arme est à deux tranchants

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comme tout scepticisme. Si la conscience n'estrien, ou peu'de chose, on peut conclure à l'immora-lisme, mais aussi à la nécessité de rétablir le dogmeécrit. Il y a des négations qui se veulent émanci-patrices, et d'autres qui prétendent nous remettresous le joug, par crainte de l'anarchie.

On pense bien que l'honorable pasteur de M. An-dré Gide n'est pas précisément immoraliste. Il nesuivrait même pas Renan, répondant à une objec-tion d'Amiel « Quant au péché, je crois bien queje le supprime. » Mais cette notion l'importune. Ilreproche à son fils de devenir traditionnaliste etdogmatique, de préférer l'enseignement de saintPaul à celui du Christ, d'être de ces âmes qui « secroient perdues dès qu'elle ne sentent plus, auprèsd'elles, tuteurs, rampes, et garde fous, qui tolè-rent mal chez autrui une liberté qu'elles résignent,et qui souhaitent d'obtenir par contrainte tout cequ'on est prêt de leur accorder par amour. )) L'Ep:~

aux Romains lui déplaît particulièrement et il refusede la faire lire à Gertrude. Il se dit « Je cherche à

travers l'Evangile, je cherche en vain commande-ment, menace, défense. Tout cela n'est que desaint Paul. »

Mais a-t-il bien cherché ? Ce texte de saint Paulqui d'après lui inquiéterait inutilement sa Ger-trude « Le péché a pris de nouvelles forces par le

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commandement » (Rom., II, 13) ne s'accorderait-il

pas avec celui-ci « Si je n'étais pas venu, et ne leur

eusse point parlé, ils n'auraient point de péché, maismaintenant ils n'ont point d'excuse de leur péché ».(Jean, XV, 22). Dans le même chapitre du mêmequatrième évangile, particulièrement cher au pas-teur, on lit un peu plus haut « Celui qui ne demeure

pas en moi, il sera jeté dehors comme le sarmentet il sèchera et on le ramassera pour le jeter au feuet le brûler ». (Ibid., 6). Cette parabole du vignerondans sa vigne n'est peut-être pas une pure idylle.Il y a aussi des ombres au tableau. Et Matthieului-même n'abonde-t-il pas en anathèmes contre les

races de vipères et les sépulcres blanchis, en me-naces de ténèbres extérieures, de pleurs et de grin-cements de dents ? L'opposition entre le Christ(ou ce que nous savons de lui par les évangélistes)et l'apôtre des Gentils n'est-elle pas une inventiondu héros de M. André Gide ? On se rappelle lesdernières pages du Saint Paul de Renan. « Paulest le père du subtil Augustin, de l'aride Thomasd'Aquin, du sombre calviniste, de l'acariâtre jan-séniste, de la théologie féroce qui damne et prédes-tine à la damnation. Jésus est le père de tous ceuxqui cherchent dans les rêves de l'idéal le repos deleurs âmes. » C'est peut-être vrai, si l'on considère le

ton et l'accent général, ou surtout si l'on fait un

GIDE

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LA SYMPHONIE PASTORALE

choix dans les textes évangéliques, mais on y découvrecertainement aussi la rude doctrine paulinienne, etil y a peut-être plus d'originalité hardie dans ladouceur virgilienne de François d'Assise que dansla théologie de l'auteur des Epitres.

Le malheureux pasteur qui regardait l'état de joiecomme obligatoire pour un chrétien, en est bientôtrudement précipité dans l'affreuse détresse. Moinsperspicace que sa femme pourtant si bornée, il amis longtemps à se rendre compte qu'il aimaitGertrude. Même après l'avoir compris, il résiste

aux scrupules, et par une enivrante nuit d'été, aprèsle premier et unique baiser, il s'écrie « S'il estune limitation dans l'amour, elle n'est pas de vous,mon Dieu, mais des hommes. Pour coupable quemon amour paraisse aux hommes, oh, dites-moiqu'aux vôtres, il est saint. ') Le pauvre hommen'est plus de la paroisse de Jean, mais de Jean-Jac-ques. Peut-être s'abandonnerait-il définitivement à

cet amour coupable ou saint, mais en tout cas irré-sistible, sans le secours adventice d'un événementtragique. Les médecins reconnaissent que Ger-trude est opérable on l'opère elle voit. C'est lacatastrophe. Elle aimait le pasteur avant de l'avoirvu. Elle avait dédaigné pour lui les avances deJacques. Maintenant c'est Jacques qu'elle aime;

parce qu'il est tel qu'elle s'imaginait que devait

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GIDE

être le pasteur. L'opération de la cataracte lui arévélé la différence des âges. M. André Gide peutinvoquer ici l'autorité de Diderot « Elle (une jeuneaveugle, M"s Mélanie de Salignac) était peu sen-sible aux charmes de la jeunesse et peu choquéedes rides de la vieillesse. Elle disait qu'il n'y avait

que les qualités du cœur et de l'esprit qui fussentredouter pour elle. C'était encore un des avantages

de la privation de la vue surtout pour les femmes.Jamais, disait-elle, un bel homme ne me fera tournerla tête ». C'est un peu étonnant, et l'on aurait sup-posé que l'ouïe, le toucher et l'intuition permettaientaux aveugles de discerner un jeune homme d'unhomme mûr ou d'un vieillard.

Quoiqu'il en soit, Gertrude désespérée de sonerreur, et des chagrins qu'aura causés sa présencedans cette famille pastorale, se noie comme Ophélie,non sans s'être préalablement convertie au catholi-cisme comme a fait Jacques qui va même jusqu'àentrer dans les ordres. C'est le désastre completpour l'infortuné pasteur, dont le sort inspire uneimmense pitié.

M. André Gide entend-il approuver cette doubleconversion finale et pense-t-il qu'elle soit logique-ment exigée par l'aventure, où le père de Jacques n'apas trouvé dans sa foi trop latitudinaire d'abri contreles faiblesses du cœur ? Ce serait une thèse bien

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contestable, attendu que les passions ont fait desvictimes parmi les fidèles de toutes les religions.L'auteur ne se prononce pas expressément ce n'estpas sa manière. Il est subtil, mobile, volontiersévasif, parfois même un peu décevant. Mais sontalent, l'un des premiers d'aujourd'hui, a des séduc-tions auxquelles il faut se rendre, et l'on ne peutreprocher à cette Symphonie pastorale, si suggestive

et si attachante, que de manquer de longueurs.

LA SYMPHONIE PASTORALE

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André Gide vend ses livres. Cela peut arriver à

tout le monde, même ou surtout, par le tempsqui court à un homme de lettres. L'homme delettres est généralement imprévoyant, mauvais ad-ministrateur de ses deniers, et d'ailleurs sujet àd'étranges vicissitudes il peut gagner une fois

cent mille francs, ou davantage, et dix-huit centsfrancs l'année suivante. Pas d'absurdité plus inique

que l'impôt sur le revenu, appliqué à des gains sialéatoires L'homme de lettres est plus exposé quetout autre, non seulement à se voir obligé de vendre,mais à être vendu. D'autre part, il est souvent fan-taisiste, capricieux, et pourrait chercher de l'argenttout simplement pour acheter autre chose. On endécouvrirait même par hasard un ou deux qui appar-tiennent à la catégorie des bibliophiles spéculateurs,

LES LIVRES D'ANDRÉ GIDE

IV

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= GIDE

et qui réalisent au moment qu'ils jugent favorable

car on joue aujourd'hui sur les livres comme surla Royal Dutch ou le Rio-Tinto. Et c'est déplorable,

parce que la hausse artificielle qui en résulte rendbeaucoup de vieux et de beaux ouvrages inaccessiblesà des lettrés de condition modeste, mais qui, eux,les liraient.

Au surplus, aucun de ces cas n'est celui d'AndréGide, qui ne vend qu'une partie de sa bibliothèque,et pour des raisons très particulières, telles qu'onles pouvait attendre de cet esprit subtil. Il les énoncedans une brève préface, en tête du catalogue dressé

par Edouard Champion. « Le goût de la propriétén'a, chez moi, jamais été bien vif, dit André Gide.Il me paraît que la plupart de nos possessions surcette terre sont moins faites pour augmenter notrejoie, que nos regrets de devoir un jour les quitter. »

Quel dommage de quitter tout cela s'écriait Mazarinmourant. Ce cardinal ne pratiquait en aucune façonle détachement des biens de la terre. L'immoralisteGide a toujours montré, au contraire, une propen-sion au renoncement et à l'ascétisme. Sa vente signifie

un adieu partiel aux vanités du monde, et l'on nes'étonnerait pas d'apprendre un jour son entrée à laTrappe, s'il n'était notoirement protestant. Un autremotif qu'il donne est d'une moindre spiritualitéet vraiment peu sérieux. a Peu soigneux, j'ai sans

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LES LIVRES D'ANDRÉ GIDE

cesse la crainte que les objets que je détiens ainsi

ne s'abîment qu'ils ne s'abîment davantage encoresi, partant en voyage, je les abandonne longtemps.Projetant une longue absence, j'ai donc pris le partide me séparer des livres acquis en un temps oùj'étais moins sage, que je ne conservais que parfaste. » Gide aurait aisément trouvé quelque offi-cieux pour épousseter en son absence. Mais voicile point qui frappe le plus et fait en ce momentl'objet de nombreuses conversations.

Gide déclare qu'il en vend « d'autres enfin quilui sont demeurés chers entre tous aussi longtempsqu'ils n'éveillaient en lui que des souvenirs d'ami-tié )'. C'est-à-dire qu'il se débarrasse de ceux dontles auteurs, après avoir été ses amis, ont cessé del'être. En d'autres termes encore, Gide ne supportepas d'avoir chez lui des ouvrages d'écrivains avecqui il est personnellement brouillé. Et c'est là-dessus qu'on discute. Regardera-t-on cela comme letémoignage d'une âme tendre et comme un joliraffinement sentimental ? Ou bien est-ce décidément

une erreur, et doit-on considérer à part l'œuvre, quipeut rester intéressante, alors même qu'on auraità se plaindre des actes personnels de l'auteur ?Pour un critique, la question ne se pose même pas.Il doit tout lire, garder tout ce qui en vaut littéraire-ment la peine, et compter sur peu d'amis. Mais Gide

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= GIDE

n'a fait de critique que par occasion c'est un poète,

un conteur, un analyste, du plus beau talent du reste,mais assez subjectif comme la plupart de ceux d'au-jourd'hui. Il n'a donc pas besoin d'une bibliothèquecomplète et méthodique écrivant par humeur, il

peut bien lire de même, comme voyageait Barrès,et repousser tout ce qui l'ennuie ou le heurte. On estseulement un peu surpris de la manifestation. Lescurieux d'histoire littéraire anecdotique commente-ront l'inscription ce catalogue des noms de d'An-nunzio, Claudel, Francis Jammes, Pierre Louys,Maeterlinck, Eugène Montfort, Henri de Régnier,Romain Rolland, André Suarès. Est-il possible

que Gide ait rompu avec ces confrères et ces com-pagnons de sa jeunesse ? Mais ce n'est pas tout. Ilvend aussi les éditions originales de ses propresouvrages quarante ou cinquante numéros au cata-logue Ce délicat n'est-il pas quelquefois, en effet,

son pire ennemi et son propre bourreau ?

J'ai reçu la lettre suivante

La plage d'Hyères, 13 avril 2j.

CHER MONSIEUR SOUDAY,

Je m'affecte de trouver dans la liste que vous dressezde ceux de mes confrères avec qui j'ai « rompu o, le nom

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d'un des rares contemporains que j'admire Paul Claudeldont l'amitié pour moi ne s'est jamais démentie, et

pour qui je garde, malgré de profondes divergencesd'opinions, l'estime et l'affection les plus vives. Lesmanuscrits et livres que je tiens de lui me restent chèreainsi qu'aux premiers temps de notre amitié et je lesconserve précieusement. Quelques livres de lui figurent,il est vrai, parmi ceux que je mets en vente ce sontlivres sans dédicaces, ainsi que d'autres, que vous pouvezvoir mentionnés dans le catalogue, de Mallarmé, deMoréas,de Barrès, de Heredia, d'Annunzio ou de RomainRolland livres qui ne me font souvenir que d'une crisede bibliomanie, dont je me suis fort heureusement guéri.De ceux que je viens de nommer, il va sans dire que jeconserve tous les livres qu'ils m'ont offerts. Croyez bien

que je ne verrais pas d'un cœur léger figurer à une ventele manusèrit dédicacé de l'Otage, ou celui des 4o exem-plaires de ses poèmes que Mallarmé orna pour moid'un quatrain. Mais lorsqu'il m'arrive de relire aujour-

.d'hui les quelques rares vers de Mallarmé que je nesache point déjà par cœur, ce n'est pas ces précieuxcahiers que je rouvre, mais bien l'édition la plus vulgaire.C'est aussi dans une réédition ordinaire que je reliraidésormais la délicieuse Almaïde car, quoi que vous endisiez, aucun ressentiment ne saurait incliner mes goûts'

Mettre en vente la rarissime première édition desLeaves of grass n'équivaut point à bannir l'œuvre deWhitman de ma bibliothèque il n'y a dans cette ven'eaucun désaveu. Vous le savez du reste et l'avez dit

LES LIVRES D'ANDRÉ GIDE

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CIDE:

l'amour de la littérature n'a que très peu de chose à voir

avec celui des livres rares. Dans l'édition à i fr. 20, oùje la relis à présent, que j'emporte avec moi en prome-nade et couvre de coups de crayon, l'Education senti-mentale ne m s paraît pas moins admirable que dans cettepremière édition dont je me sépare et que je crois bienn'avoir jamais ouverte. Si je possédais quelque premièreédition d'âne pièce de Racine ou de Molière, je m'enséparerais également je préfère un livre de classe.

Veuillez croire à mes sentiments bien cordiaux.

ANDRÉ GIDE.

On est heureux d'apprendre que rien n'est venutroubler l'amitié et l'admiration réciproques d'AndréGide et de Paul Claudel. Ces sentiments et cettefidélité les honorent également l'un et l'autre. Onsait d'ailleurs que Claudel est aussi libéral dans laconduite de sa vie qu'absolu dans sa doctrine. Mais

on pouvait s'y tromper en lisant le catalogue de la

vente, établi par Édouard Champion, en tête duquelAndré Gide déclare « J'ai pris le parti de meséparer de livresacquis en un temps où j'étais moins

sage, que je ne conservais que par faste d'autresenfin qui me sont demeurés chers entre tous aussilongtemps qu'ils n'éveillaient en moi que des sou-venirs d'amitié. » Pour les morts, Mallarmé, Moréas,Barrès, Heredia ou autres, comme ils n'avaient pudans leur tombe se brouiller avec Gide, on entendait

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bien qu'ils succombaient à la réforme somptuaire.Pour les vivants, on devait naturellement croire à labrouille, et en voyant Gide vendre ses propres ou-vrages, on a conclu qu'il était brouillé avec lui-même. Il ne s'explique pas sur ce dernier point,mais il excepte Claudel, d'Annunzio et RomainRolland de ses proscriptions. Il ne fait pas grâce àFrancis Jammes, mais admet en sa faveur unenuance il relira dans une édition ordinaire Almaïded'Etremont, car a aucun ressentiment ne sauraitincliner ses goûts )'. Il a fait jadis le plus ardent éloged'MMi~c, dans Prétextes. Il ne s'en dédit pas. Ausurplus, je ne l'ai pas précisément blâmé je com-prends qu'un écrivain sensible, qui n'a pas les obliga-tions d'un critique de carrière, choisisse ses lectures

et ne reçoive dans sa bibliothèque que de vrais amisde son cœur et de son esprit. Le bon Flaubert, grandintellectuel cependant, interdit ab irato à Mendès delui envoyer sa revue la République des lettres, qui avaitéreinté Renan. Il y aurait aujourd'hui du froid entrel'auteur de la Tentation et M. Henri de Régnier, qui

a récemment traité Renan d' « assez bon écrivain )) 1

De vives passions littéraires,poussées jusqu'au dénide justice et à la rupture des relations personnelles,

sont peut-être indispensables aux poètes et auxromanciers, pour l'originalité de leur œuvre. Lavente d'André Gide apparaît comme pleine de pro-

LES LIVRES D'ANDRE GIDE

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messes, et nous vaudra sans doute un nouveau Retourde l'Enfant prodigue, ou un autre Traité du Narcisse.Car son renoncement n'ira point à cesser d'écrire ceserait un désastre un tel écrivain doit compte aupublic du talent qui lui a été confié, comme dit à

peu près. l'Evangile.Sur la question bibliophilique, je ne suis de

l'avis d'André Gide qu'avec une réserve. J'ai souventraillé les bibliophiles qui ne lisent pas j'ai dénoncéparfois un peu rudement ceux qui spéculent commeles vendeurs du temple, mais ce que je leur reproche,c'est de provoquer une hausse mettant les beauxlivres hors de prix pour les lettrés qui les liraient etqui souvent en ont besoin pour leurs travaux. L'es-sentiel est de lire, c'est entendu. Une édition quel-conque y suffit. On a plaisir à savoir que Gide nerenie pas Flaubert, ni Mallarmé. Mais telle fautecommise par de récents typographes dans MadameBovary ne se trouve pas dans l'édition de 1857,corrigée par Flaubert lui-même. Pour les maîtres lesplus anciens, les éditions de l'époque, surtout cellesdu seizième siècle, sont tellement plus jolies à l'œil

que les meilleures d'aujourd'hui Et comme ellesparlent à l'imagination

Nous ne pardonnerons pas aux bibliophiles d'avoiraboli l'heureux temps où l'on en trouvait pour quel-ques sous dans les boîtes des quais.

GIDE

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Un article de'M. Henri Massis sur « l'Influencede M. André Gide », paru dans la Revue universelle,

a fait quelque bruit. M. Henri Massis, ancien berg-sonien, converti à l'orthodoxie intégrale, y dénonceles « maléfices » de M. André Gide, ses « dangereuxsortilèges »" son « anarchisme », sa « perversité cons-ciente » et sa « froide corruption ». Il écrit « Sonclassicisme même n'est qu'une feinte suprême pourmasquer la révolte de son âme où les démons assem-blés se disputent. » Il ajoute « Il n'y a qu'un mot pourdéfinir un tel homme, mot réservé et dont l'usage estrare, car la conscience dans le mal, la volonté deperdition ne sont pas si communes c'est celui dedémoniaque. Et il ne s'agit pas de ce satanismeverbal, littéraire, qui fut de mode il y a quelquetrente ans, mais d'une âme affreusement lucide donttout l'art s'applique à corrompre. »

MASSIS CONTRE GIDE

v

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Bref, c'est un procès de sorcellerie en règle queM. Henri Massis intente à M. André Gide. Cesjeunes catholiques d'aujourd'hui ont des âmesd'inquisiteurs. Le P. Garasse et Torquemada re-vivent en M. Henri Massis, qui ferait brûler sanshésitation les livres de M. André Gide et l'auteurlui-même, si M. Homais n'avait aboli ce mode dediscussion, ainsi que l'a remarqué Renan. M. HenriMassis doit se borner à frapper M. André Gided'anathème et d'excommunication majeure. Cartel est le malheur des temps. C'est bien à regretqu'il ne le coiffe pas du san-benito et ne l'envoie pasgigoter dans une chemise soufrée, suivant le motcharmant d'Édouard Drumont. Le zèle de M. Mas-sis est digne des plus saines doctrines de l'Église

et des meilleures traditions du moyen âge. Ce n'estpas sa faute si ces principes tutélaires sont mis enéchec, malgré l'énergique protestation du Syllabus,

par les damnables erreurs modernes. Que l'on défasseseulement l'oeuvre de la Révolution française, commeM. Paul Bourget le réclame à grands cris, et M. AndréGide expiera bientôt ses hérésies sur le bûcher, encompagnie de quelques confrères.

Tout cela est assez comique, parce que le péri!n'est pas à nos portes. On peut encore en rire à l'aise.Cependant, ces fureurs justifient les écrivains qui,sans avoir jamais fait de politique et sans en avoir

= GIDE =

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MASSIS CONTRE GIDE

aucunement le goût, se défient de toute réaction,comme Flaubert, par simple attachement à la libertéde l'esprit. Ils n'apportent pas d'a priori en ces ma-tières politico-sociales, qui en soi ne sont pas cellesqui les passionnent le plus ils préfèrent la démo-cratie, tout bonnement parce que, de l'aveu même deses adversaires, qui lui en font un grief, ce sont lesinstitutions démocratiques qui garantissent le mieuxcette indispensable et vitale liberté.

Mais M. Henri Massis ne se borne pas à fulminer.Il a voulu motiver son réquisitoire, et il a peut-êtreeu tort car les motifs qu'il donne ne sont passérieux. Il reproche à M. André Gide d'avoir fait

son domaine du spécial, de l'étrange, des « régionsinexplorées, marécageuses, riches en danger neuf e.N'est-ce pas le cas de Stendhal, de Balzac, de Dos-toïevsky, de tous les romanciers ? « Voyez, ditM. Massis, où va sa dilection. Dans les Déracinésde Barrès, seul le personnage de Racadot l'attire. eCe n'est pas tout à fait exact il est vrai seulementqueM. André Gide a écrit « Si Racadot n'avait pasquitté la Lorraine, il n'eût jamais assassiné maisalors il ne m'intéresserait plus du tout. ? M. Massiscite cette phrase, mais pourquoi supprime-t-il cequi suit, et qui en éclaire le sens « tandis que,grâce aux circonstances étranges qui l'acculent, c'est,lui, vous le savez, sur qui se concentre l'intérêt

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dramatique du livre. » Intérêt dramatique, monsieurMassis 1 Racadot intéresse M. André Gide commeMacbeth, et au même titre. En voulant faire croireà vos lecteurs que M. Gide porte à Racadot unesympathie morale et approuve son crime, vous nedonnez peut-être pas un parfait exemple de bonnefoi dans la controverse.

Même observation pour le Lafcadio des Caves duVatican qui, pour rien, par dilettantisme, s'amuseà précipiter par la portière du wagon un voisinridicule. A qui espérez-vous persuader que M. Gidepropose cette fantaisie en modèle à la jeunesse ?z'

C'est de l'humour genre Edgar Poe ou Villiers del'Isle-Adam. Au fond, c'est une dérision de l'actionet des gens qui la prêchent à tort et à travers. Cetteidée pouvait traverser l'esprit de Lafcadio s'il avaitété un contemplatif, il en eût souri, et s'il avait étéhomme de lettres, il en eût fait un conte. Il a cédéà l'impulsion, parce que c'est un de ces malheureuxqui ne savent qu'agir. Telle est, je pense, la significa-tion de cet épisode. Etant un philosophe de l'action,M. Henri Massis a pu se sentir atteint. Ce n'est pasune raison suffisante pour attribuer à M. André Gide

une apologie de l'assassinat, même désintéressé etconsidéré, avec Thomas de Quincey, comme l'undes beaux-arts. M. Massis ressemble au Chincholledu y~r~Mt de Bérénice et prend les choses ttop à la

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MASSIS CONTRE GIDE

lettre. L'ironie lui échappe. Il s'irrite et s'indigne,parce qu'il n'a pas compris.

On lira, on relira, avec plaisir, les deux volumes demorceaux choisis de M. André Gide qui viennentde paraître, et dont l'un est spécialement à l'usagede cette jeunesse qu'on l'accuse de vouloir corrom-pre. Plusieurs de ces morceaux n'avaient jamais étérecueillis en volume, ou sont même complètementinédits. Je vous ai longuement parlé de M. AndréGide et ne recommencerai pas cette fois l'élogede ce talent délicat et subtil, l'un des plus séduisantsde notre époque. Ce groupement de pages capitales

me permettra d'insister sur les idées de M. AndréGide, lesquelles ne sont assurément pas corruptrices,mais un peu fuyantes et contradictoires, il en fautconvenir. Le don de lier les idées n'est pas la princi-pale qualité de la plupart des écrivains d'aujourd'hui,même des plus brillants. Non moins que d'une crisedu français (qui ne se manifeste pas chez M. Gide),nous souffrons d'une crise de la pensée. Alors ilsont imaginé de se faire un mérite dé leur innrmité.Et l'on trouve aussi chez M. Gide des déclamationscontre les « chaînes de la logique » 1 On croiraitentendre M. Suarès et sa « tyrannie rationnelle ».C'est comme si un marin dénonçait la tyrannie de laboussole, qui l'empêche d'aller librement à la déflveet de se perdre en toute indépendance sur les écueils.

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GIDE

Ailleurs, M. Gide condamne un autre despotismecelui de la morale, dont les préceptes sont extérieursà nous-mêmes, comme ceux de la raison. Il paraîtque tout ordre est nécessairement arbitraire et fac-tice, si nous ne l'avons pas inventé. Singulière plai-santerie 1 De même Dostoïevsky disait « Commentvoulez-vous que la Russie s'intéresse à cette civilisa-tion occidentale qu'elle n'a pas inventée ? » Si l'onne peut plus s'intéresser qu'à ce qu'on invente, voilàle champ de l'intérêt extrêmement réduit, attendu

que la plupart des gens n'inventent pas grand'choseet que les plus grands inventeurs eux-mêmes doi-vent tabler sur ce que d'autres ont découvert avanteux. On ne s'invente pas plus une sensibilité qu'unescience ou une logique. M. André Gide raille lesmoralistes qui ont parlé de l'esclavage des passions,et leur impute de l'avoir remplacé par un autre.Mais ici intervient le granum salis que ne perçoitpas M. Henri Massis, puisque M. André Gideconclut à supprimer toute délibération préalable,comme asservissante encore, et à obéir passivement

aux mouvements réflexes, ce qui n'est évidemment

pas se libérer, mais se livrer au hasard. Cela a bienl'air d'une réfutation par l'absurde.

Toutefois, on ne sait jamais à quoi s'en teniravec cet esprit ingénieux et fertile, mais fugace etincohérent, qui se contredit sans cesse, selon la cou-

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tume du jour. Il ne se lasse pas de prêcher la libéra-tion, l'autonomie, la personnalité différenciée, et nevalant que par là. Lorsqu'il se contente de répudierles familles, les foyers, tous les obstacles à l'affran-chissement et aux expériences vagabondes, on peutobserver qu'au fond il s'exprime à peu près commel'Évangile et recommande quelque chose d'analogueà l'ascétisme chrétien « Si tu voulais, si tu savais,Myrtil, en cet instant, sans plus de femme ni d'en-fants, tu serais seul devant Dieu sur la terre. A tra-vers indistinctement toute chose, j'ai éperdumentadoré. » Et cela n'a jamais été bien inquiétant, parceque la contagion de ce renoncement n'est pas àcraindre. Il aurait même un tour assez noble, presquehéroïque, s'il visait quelque grand objet spirituel.Il faut bien dire que l'espèce d'esthétisme émotifrecommandé par M. Gide est assez décevant.

« Nathanaël, jette mon livre. Ne crois pas que tavérité puisse être trouvée par quelque autre. Cher-che la tienne. Ce qu'un autre aurait aussi bien fait

que toi, ne le fais pas. Ne t'attache qu'à ce que tusens qui n'est nulle part ailleurs qu'en toi-même. »D'abord comment le saura-t-il, ce Nathanaël, s'ilrepousse la culture comme diminuant la vie, à l'imi-tation du héros de l'Immoraliste ? Et quelle équi-voque « « Ta vérité. » Il n'y a qu'une vérité, la mêmepour tout le monde. Cette vérité commune admet

MASSIS CONTRE GIDE

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GIDE=

sans doute que chacun doit suivre sa vocation, etque les grands écrivains sont originaux. Mais ériger

son moi en critérium de certitude et en centre dumonde, en développer soigneusement les particula-rités, ou même les bizarreries, ce n'est certes pas labonne voie même pour arriver au but qu'on se pro-pose. En somme, M. André Gide, qui a tant com-battu Maurice Barrès, s'accorde avec lui sur l'es-sentiel. Barrés a un peu élargi son égotisme pourle rendre national, mais c'est toujours un égotisme,

comme le pur individualismesubjectif de ses débuts,auquel M. André Gide est resté fidèle. La vérité estavant tout objective et extérieure à nous, supérieureà nous, même si elle est immanente. Le premierprincipe de tout art et de toute science, c'est de cher-cher le beau et le vrai, pour eux-mêmes, par amourdésintéressé, et non pas en les examinant commeun menu de table d'hôte afin d'adopter les plats à

notre convenance et encore moins faut-il lesécarter pour leur substituer on ne sait quelle chi-mère de notre cru. M. Gide, Barrès, Dostoïevski ettoute cette école, c'est proprement le monde à l'en-vers.

Le plus curieux est que M. André Gide ne l'ignore

pas, et qu'on trouve dans son œuvre les meilleuresréfutations de ses sophismes favoris. Il aime à citerce mot de l'Évangile

« Celui qui veut sauver sa

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vie la perdra, et celui qui consent à la perdre la

sauvera. » Il l'applique spontanément à l'originalitélittéraire, et montre fort bien que les maîtres clas-siques sont originaux sans s'y évertuer, en ne s'effor-çant que d'être humains et d'être parfaits. Il se moquefort spirituellement des jeunes écrivains actuels quiine lisent rien pour n'être pas influencés. Il redouteles « ratés de l'individualisme», et objecte à Stirnerque les individualitéspuissantes se passeront bien deses théories. Il blague la manie de la sincérité,érigée en dogme nécessaire et suffisant. Que nousimporte que vous disiez sincèrement des niaise-ries ? Il reproduit des textes jansénistes très impor-tants et très beaux « De quelque ordre ou de quel-que pays que vous soyez, vous ne devez croire quece qui est vrai, et ce que vous seriez disposé à croiresi vous étiez d'un autre pays, d'un autre ordre oud'une autre profession. » Et cette phrase où unfuneste travers est sévèrement nétri « Nous jugeonsles choses, non par ce qu'elles sont en elles-mêmes,mais par ce qu'elles sont par rapport à notre égard

et la vérité et l'utilité ne sont pour nous qu'une mêmechose. » Admirable condamnation du pragmatisme,du nationalisme intellectuel, de tous les subjecti-vismes, qui ne sont pas nés d'hier. M. Gide ajoute

« Ce que le grand Arnauld constate en le déplorant,Barrès en fait la base de son éthique. » Et il observe

MASSIS CONTRE GIDE

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que Barrès a peint comme kantien et allemand, ouprotestant, ce qui est janséniste et profondémentfrançais. Mais lui-même, Gide, il n'en écrira pasmoins « Que m'importe que cette théorie soitvraie, si elle est laide et ruineuse, et nocive pourl'oeuvre d'art ? » Il lâche Arnauld et retombe du côtéde Barrès. Il est insaisissable.

Dans ses jugements littéraires, que d'injusticescontre Voltaire, Corneille, Ronsard, Hugo, Théo-phile Gautier et tout le romantisme Il se félicitede goûter plus pleinement que nos aïeux la poésie dela Bible et des Mille et une Nuits il ne voit pas quec'est un des bénéfices de la critique romantique. Ilaime Nietzsche.: c'est très bien. Il célèbre l'ardeur,l'exaltation, la vie intense. Il appelle même les

orages, et ne se souvient pas que ce fut d'aborddu Chateaubriand Évidemment, tout cela n'est pasdangereux, et nous n'en mourrons pas. Mais l'idéo-logie d'André Gide ne vaut certes pas son style. Cen'est qu'un artiste,-l'un des premiers de ce temps.

GIDE

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Il n'est bruit, dans le monde littéraire, que de lagrande offensive de M. Henri Béraud contreM. André Gide, et plus généralementcontre le grou-per de la Nouvelle Revue /~aKfCMe, et plus radicale-ment encore contre ùne certaine sorte de littératurequ'il lui plaît de considérer comme pédantesque etennuyeuse. M. Henri Béraud, prix Goncourt, auteurdu Martyre de ~'oM~e et du Vitriol de lune, est unexcellent romancier, un habile journaliste, un polé-miste intrépide, assez violent à l'occasion, avecune bonne foi et une bonne humeur qui peuventdésarmer jusqu'à ses victimes. Mais les sympathiesqu'on accorde justement au caractère et au talent decet écrivain jovial n'empêchent point qu'en l'espèceil n'ait tout à fait tort. Quelle étrange idée d'allers'en prendre à M. André Gide ? On s'explique à la

BÉRA UD CONTRE G7D~

VI

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GIDE =

rigueur, sans l'approuver le moins du monde, l'ana-thème de M. Henri Massis, pour qui Gide est un« démoniaque », simplement. M. Henri Massisappartient à ce petit monde de catholiques inté-gristes qui ont également excommunié MauriceBarrès il est bien possible que l'auteur des Nourri-tures terrestres soit démoniaque comme celui du~M'M sur l'Oronte est immoral. M. Henri Massis

a peut-être raison à son point de vue mais ce n'estcertes pas celui-de M. Henri Béraud, qui n'a pasl'encolure de croire à ces diableries. Aussi ne prétend-il exorciser que d'autres spectres, et d'abord celui del'ennui. « On peut tromper, écrit-il, quelques géné-

reux adolescents sur la qualité d'un ouvrage degrande littérature on peut accréditer cette opinion

que l'ennui est la marque du sérieux. La crainte decommettre une injustice peut nous faire accepterles inventions des claudéliens. etc. » Le plaisant estque ces lignes aient paru dans le Mercure de France,dont les auteurs sont fort semblables en général à

ceux de la Nouvelle revue française et parfois lesmêmes Gide et Claudel notamment ont des œuvreséditées dans l'une et l'autre maison.

Ainsi, d'après M. Henri Béraud, sont ennuyeuxClaudel, Gide, Paul Valéry, Jean Giraudoux, PaulMorand, Jules Romains, etc. Et le snobisme seulleur a fait un faux semblant de réputation. Voilà

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qui est bientôt dit, et l'on n'y peut souscrire. Sansparler des plus jeunes parmi ceux que M. Béraudappelle les « jaunes et secs amis de M. Gide », lesquelsont encore à justifier pleinement les grandes espé-

rances fondées sur leurs brillants débuts, on maintient

que Gide, Claudel et Valéry sont des écrivainsde la plus haute valeur, qui honorent grandement noslettres contemporaines. L'argument de l'ennui, leseul qu'invoque M. Béraud, est purement fallacieux,

parce qu'il est purement subjectif. Ce qui vous ennuiem'intéresse au plus haut point, et réciproquement.Faguet trouvait tout Flaubert ennuyeux, saufMadame Bovary d'autres ne peuvent se lasser de laTentation de saint Antoine et de Bouvard et Pécuchet.Brunetière déclarait la Chartreuse de Parme illisibleTaine la relisait tous les ans. Par contre, on consenten général que M. Pierre Benoit, sans grand méritelittéraire, soit du moins divertissant et récréatifmais nous connaissons un éminent philosophe qui,ayant essayé à plusieurs reprises de lire des romans deM. Pierre Benoît, n'a jamais pu aller jusqu'au bout.On entre encore plus en défiance contre le criteriumde M. Henri Béraud, lorsqu'on lit sous sa plume deschoses comme celles-ci « Aux laborieuses plaisan-teries de M. Romains, il faut préférer les moindresamusettes, pour cette cause qu'un écho passablementtourné éclipse tous les manuels de l'Alma mater,

BÉRAUD CONTRE GIDE

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qu'un boute-en-train d'estaminet l'emporte sur leplus docte des pédants, et qu'une petite image de lavie vaut mieux que tous les reflets des bibliothèques.M. Jules Romains a trop fréquenté Molière pourdouter de ces vérités. » Quel rapport entre un échoet un manuel ? Et qui sont ces doctes pédants surqui l'emporte un boute-en-train d'estaminet ? Se-rait-ce Taine ou Leconte de Lisle, ou Mallarmé ??.

Brûlerons-nous les bibliothèques ? Quant à Molière,certes il observait directement la vie, mais il était fortdocte aussi et s'aidait beaucoup de sa culture, jus-qu'à faire nombre d'emprunts aux anciens et auxmeilleurs modernes. Si c'est la cause de l'ignorancequ'entend plaider M. Béraud, l'exemple de Molière

ne vaut rien.Notons aussi qu'il accuse MM. Jean Giraudoux et

Paul Morand, diplomates affectés à la propagande,d'abuser de leur situation pour favoriser exclusive-

ment leur chapelle ou leur coterie aux frais de l'État.Mais on ne voit pas qu'il l'ait prouvé par des faits

et des chiffres. Et ces écrivains honnis de M. Béraud,

on a d'autant plus de raison de répandre leurs

œuvres au dehors qu'ils sont de ceux qu'on y appré-cie le plus, peut-être parce que les étrangers quisavent bien notre langue sont pour la plupart fortcultivés et de goût délicat.

= GIDE

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Les Incidences, de M. André Gide, c'est un volumed'essais, généralement assez courts, et sur les sujetsles plus divers. On avait déjà de lui, dans ce genre,les Prétextes et les Nouveaux prétextes. Je confesse

mon goût pour cette sorte d'ouvrages. Ils ont lecharme de la variété ils nous font souvent mieuxconnaître l'auteur que des œuvres plus considérables

en apparence, mais ramassées sur une matièreunique et d'horizon plus restreint ils nous offrentde charmants voyages au pays des idées, qui est celuide la réalité vraie, ou qui la résume avantageusement

par des raccourcis synthétiques. C'est là le diver-tissement supérieur de la libre intelligence, et leréalisme vulgaire ou la grosse machinerie du récitprennentpar comparaison figure de corvées. Ce subtilintellectualisme discursif, qu'on admire chez Mon"

INCIDENCES

VII

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taigne, chez Voltaire, chez Stendhal, dans la cor-respondancede Flaubert et toute une partie de Renanse retrouve partout chez M. André Gide, non seule-ment dans André Walter ou les Nourritures terrestres,mais dans des œuvres plus romancées .ou dramatisées

comme celles qu'il a réunies sous le titre de Retourde l'enfant prodigue. Cet Enfant prodigue et les mor-ceaux qu'il y a joints forment, je crois, son plusbeau livre. Avec un art plus poussé, et- vraimentsupérieur, ce sont bien encore au fond des essaisidéologiques. C'est ce qui en fait la rare et précieusevaleur. C'est aussi ce qui explique quelques animo-sités littéraires contre M. André Gide. L'esprit desprimaires se révolte contre cette maîtrise intellec-tuelle et trouve ces hautes régions trop ardues. L'écolede la Vie ne peut que le traiter en ennemi, malgréles concessions coupables où l'entraîne parfois sondandysme, mais qui chez lui demeurent généralementthéoriques.A propos de M. Paul Valéry, pour qui il a toute

l'admiration qu'on attendait de lui, il cite dans leprésent volume ce passage bien connu, mais toujoursbon à rappeler, de Baudelaire « Tous les grandspoètes deviennent naturellement, finalement, cri-

t. JI va de soi que cette expression ne vise pas les mattres del'enseignement primaire, qui peuvent avoir l'esprit pénétrant etbien cultivé car il faut être supérieur à sa tâche pour la bien faire.

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tiques. Je plains les poètes que guide le seul instinctje les crois incomplets. Dans la vie spirituelle despremiers, une crise se fait infailliblement, où ilsveulent raisonner leur art, découvrir les lois obscures

en vertu desquelles ils ont produit. » Et parmi lescritiques spécialisés, les meilleurs sont de ces poètesmorts jeunes, ou même restés inédits, dont a parléSainte-Beuve. Certains zélateurs de Baudelairen'apprécient guère que ses défauts, et méconnais-sent ce qu'il y a de plus solide dans son œuvre mêlée.Cette idole de nos agnostiques et obscurantistes nesignerait pas le revers du « je ne sais quoi », cher àM. l'abbé Bremond. Cet éminent académicien s'en-tendrait mieux avec les dadaïstes, qui se proposent,explique M. André Gide, de « disjoindre les mots les

uns des autres », de les « dissocier de leur histoire,qui les appesantit d'un faix mort ». Pour les jeuneschampions du mouvement dada, dont l'initiateur,M. Tristan Tzara, vient de donner aux « Soirées deParis » de M. Ëtienne de Beaumontune bien curieusetragédie en quinze actes, qui dure une demi-heure

en tout, « chaque vocable-îlot doit, dans la page,présenter des contours abrupts. Il sera posé ici(où là tout aussi bien) comme un ton pur et nonloin vibreront d'autres tons purs, mais d'une absencede rapports telle qu'elle n'autorise aucune associationde pensées ». Ainsi le mot sera délivré de toute

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signification, et l'on obtiendra « l'inanité sonore,l'insignifiant absolu », qu'expriment si bien ces deuxsyllabes Dada. On avouera que le dadaïsme réalisel'aboutissement logique des doctrines de M. l'abbéBremond. A tant faire que de nier la raison, autantaller jusqu'au bout.

A l'autre extrémité, avec le même courage philo-sophique, M. Paul Valéry, également cité parM. André Gide, a dit « Je n'admets rien que je necomprenne. » Conscience et lucidité lui paraissentles vertus cardinales de l'artiste. C'était aussi l'avisde Flaubert, contre qui M. André Gide attribue àValéry quelque humeur, à cause de ce mot « J'ap-pelle Beau ce qui m'exalte vaguement. » Mais uncertain vague dans l'exaltation n'empêche pasqu'elle n'ait des causes très précises. L'émotionmusicale n'est guère mesurable l'écriture musicaleobéit à des lois mathématiques. Et Flaubert étaitbien essentiellement intellectualiste ce qui necontredisait en aucune manière son romantismeégalement congénital.

Pourquoi M. André Gide est-il si injuste pourFlaubert ? « Je l'ai tant aimé 1 avoue-t-il. Tout cequ'on écrit contre lui me meurtrit. Sa Correspon-dance a, durant plus de cinq ans, à mon chevet,remplacé la Bible. C'était mon réservoir d'énergie. »

Mais aujourd'hui, M. André Gide pense que « Flau-

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bert, hélas n'est pas un grand écrivain ». Il ne voitplus chez lui que contention, gaucherie. « Chaquephrase ne sort d'embarras que par une extrême sim-plification de la syntaxe elle morcelle et juxtapose.Elle n'obtient non plus la fusion que l'analyseles éléments en restent à l'état brut. » Les Goncourtaccusaient au contraire leur grand ami d'avoir « unetrop belle syntaxe ». Les censeurs de Flaubertdevraient bien accorder leurs violons, ou leurs cré-celles 1 Que les amateurs de littérature facile luireprochent d'être tendu, cela se conçoit mais Gide,l'auteur de ce Traité du Narcisse, presque aussihermétique que du Mallarmé Flaubert ne l'estcertes pas dans sa Correspondance, toute familièreet débridée. Je crois entrevoir ce que Gide ne goûteplus eh lui. M. Jacques Rivière, dans une de sesremarquables Etudes, nous vante le détachement deGide. Oh Flaubert n'est pas détaché. Ce prêtrede l'art, ce grand serviteur de l'esprit, prenait sonidéal au sérieux. Je crois qu'il faisait bien, et lefameux détachement ne me semble pas avoir trèsbonne grâce sur ce point, lorsque après tout on s'estvoué au même culte, comme c'est le cas de l'auteurd'Incidences, qui n'est pas non plus un « amateur ».J'aime la passion de Flaubert, ses enthousiasmes, sessaintes colères, la magnifique unité de sa vie. Gideabuse de l'ironie fugace, des sourires dédaigneux

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des promptes volte-face et de la comédie du dis-continu. Il dit « Une discussion sur Flaubertm'entraînerait je la réserve. » On verra. Maisd'ores et déjà une observation s'impose. Il peutarriver qu'un maître autrefois vénéré entre tous nousdevienne moins cher, et nous avons parfois debonnes raisons d'évoluer. Peut-être Gide en a-t-ilde valables, que nous sommes curieux de connaître,et l'on ne refuse pas a. priori d'admettre que Flaubertpuisse légitimement être moins près de son cœur.Mais parce qu'on se plaît un peu moins dans l'in-timité d'un auteur, et parce qu'on a cessé de luidemander ses livres de chevet, faut-il le renier etabjurer l'ancienne admiration ? Celui qui a étélongtemps pour Gide

« un maître, un frère, un ami »,et qui durant plus de cinq années a pour ce protes-tant remplacé la Bible, comment ne serait-il pas ungrand écrivain ? C'est pour lui-même que Gideest trop injuste, en prétendant aujourd'hui qu'ilaurait été ainsi envoûté par un médiocre et un ba-lourd. Nous avons de lui trop bonne opinion pourl'en croire.

Il y a aujourd'hui un mouvement antiflaubertiste,qui s'explique par les mêmes motifs, politiques etreligieux, que le mouvement hugophobe. Que lesennemis des doctrines d'Hugo et de Flaubert lescombattent, c'est bien leur droit, mais ne pourraient-

GIDE

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ils y mettre quelque impartialité ? Est-ce que nousne rendons pas hommage à la belle langue et à l'élo-quence de Bossuet, malgré l'extrême « faiblessephilosophique et le « cartésianisme de carton » quenous apercevons chez lui, avec Renan et M. PierreLasserre ? On est un peu fâché de voir André Gideapporter sa pierre aux traditionalistes et néo-clas-siques qu'il déteste pour lapider ces maîtres dudix-neuvième siècle. Car il n'aime pas Hugo nonplus. Il le trouve « si peu psychologue

))Il y a peut-

être plus de psychologie dans Hugo qu'il ne veuten voir mais, d'ailleurs, la psychologie n'est pastout l'esprit métaphysique et cosmique la dépasse.Dans des « considérations sur la mythologie grecque »,Gide trouve étrange qu' « un grand poète tel queHugo l'ait si peu comprise qu'il se soit plu commetant d'autres à décontenancer de tout sens ces figuresdivines pour ne plus admirer que le triomphe surelles de certaines forces élémentaires et de Pan sur lesOlympiens ». Mais toute la philosophie grecque ade même subordonné le polythéisme à l'unité,théiste ou panthéiste, idéaliste ou matérialiste. Outrequ'il se dresse devant Zeus comme le Prométhéed'Eschyle, le Satyre de Victor Hugo s'accorde avecAnaxagore, Platon, Epicure et Lucrèce. Ce n'est pastout à fait un monument d'incompréhension.

Dans ses yM§'eMeK~, M. Henri Massis intente à

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Gide un procès de sorcellerie et le dénonce commedémoniaque. Heureusement qu'Henri Massis n'estpas grand-inquisiteur, malgré sa vocation évidente,et qu'il n'y a plus de bûchers sans quoi Gide eûtsûrement revêtu la chemise soufrée et coiffé le san-benito. Mais si je ne le crois pas possédé du démon,

en dépit de sa prédilection pour la magie noire dumanichéen et apocalyptique William Blake, je con-viens qu'il me paraît quelquefois un peu méphisto-phélique. Je ne puis lui reconnaître, comme le faitM. Jacques Rivière, la vertu d'impartialité. Sa cri-tique n'est pas objective, mais égotiste. Elle manqued'autorité et de valeur probante. Elle nous renseignemoins sur les écrivains dont il parle que sur lui-même. D'ailleurs, c'est beaucoup, et cela suffit à

nous charmer, voire à nous instruire, dès qu'on afait le point.

On retrouvera le même quant à soi dans sonDostoïevski. Mais c'est un gros morceau, à proposduquel il n'est pourtant pas défendu d'étudier leromancier russe avec moins de subjectivisme. C'est

un sujet qu'il faudrait reprendre à loisir.Au surplus je m'accorde souvent avec Gide, par

exemple sur le traditionalisme et l'enracinement,qu'il réfute très bien à l'aide des sciences naturelles

sur la maladresse qu'il y avait sans parler de l'in-justice à rejeter faussement Gœthe et Kant,

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Wagner et Nietzsche dans le camp pangermaniste

sur le roman, qu'il ne surfait pas, et même, à peu dechose près, sur la liste des dix meilleurs romansfrançais la Chartreuse de Parme, les Liaisons dange-

reuses, la Princesse de C/ecM, Manon Lescaut, Domi-nique, la Cousine Bette, Madame Bovary, Germinal,la Marianne de Marivaux au fait, cela n'en fait queneuf. Et Gide ne considère pas, apparemment,Pantagruel ni Candide comme des romans, en quoiil a raison, sans doute. Mais je ne puis lui concéderqu'un Balzac soit peu de chose en face d'un Dos-toïevski, ni que le roman français soit si inférieurà l'anglais, au russe ou à l'espagnol, ni qu'il soit équi-table de demander « Qu'est-ce qu'un Lesage auprèsd'un Fielding ou d'un Cervantès ? » Car on pourraitrépondre « Qu'est-ce qu'un Wilkie Collins ou unConan Doyle auprès. d'un Stendhal ? » Il ne fautcomparer que les écrivains du même rang.

Enfin, j'ai tout spécialement apprécié, dans lesIncidences,cette citation de la Logique de Port-Royal

« De quelque ordre et de quelque pays que voussoyez, vous ne devez croire que ce qui est vrai, etque ce que vous seriez disposé à croire si vous étiezd'un autre pays, d'un autre ordre, d'une autre pro-fession. » C'est à Barrès que Gide objecte ce grandprincipe de toute vérité oserai-je lui dire qu'ilpourrait également en faire son profit ?

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Il y a bien des observations fines et des croquisspirituels dans le nouvel opuscule à tirage restreintque M. André Gide intitule Caractères. « Il est d'au-tant plus malaisé, pour un artiste, d'obtenir lafaveur, ou même l'attention du public, que ses donssont plus nombreux, plus divers. Tel ne paraît icitrès riche que parce qu'il est très pauvre par ailleurs.Enfin, quand on n'a que peu de chose à dire, iln'est pas malaisé de le hurler. L'excès est souventmarque de disette et la véritable abondance entraîneune sorte de pondération. » Que cela est juste etbien dit 1 Le dernier trait s'applique, du reste, àM. André Gide lui-même, si complexe et si nuancépeut-être n'y eût-il pas songé si ce n'était un peuson cas. Peu importe. « Il est bien rare que ce quel'on admire le plus communément dans les chefs-

CARACTÈRES

VIII

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d'œuvre soit précisément ce qu'ils offrent de plusadmirable. » C'est vrai, mais voici qui paraît plusdouteux: « Les Qu'il mourût les Il n'a pas d'enfants1les Rodrigue, as-tu du CŒM)' ? sont comparables augros orteil de la statue de saint Pierre, qui doit auxbaisers des dévots sa luisance. » Le goût de Gide

pour la nuance et la demi-teinte est choqué par ceseffets voyants cependant Corneille et Shakespeareont eu raison de ne pas se les interdire; ils convien-nent au drame, ils sont beaux en soi, c'est à la véritédu sentiment tragique qu'ils doivent leur éclat

et ils ne sont nullement usés ce qui établit au moinsdeux différences entre eux et l'orteil de saint Pierre.Mais je ne puis suivre Gide dans tous les détours de

cette espèce de causerie à' bâtons rompus. On m'ex-cusera de m'arrêter à un paragraphe qui me visepersonnellement, et que je n'ai pas lu sans sur-prise, je l'avoue

Comment S. est-il avec vous ? II a été suc-cessivement froid et bouillant, suivant qu'il m'a cruroyaliste ou républicain. Depuis qu'il a compris que jen'étais ni l'un ni l'autre, il est devenu tiède. Il m'accordeune certaine valeur « en tant qu'artiste », mais « commepenseur » trouve que je ne vaux rien.

D'André Gide je n'attendais certes pas cetteétrange agression, où pas un mot n'est exact. Je n'aijamais été pour-lui ni froid, ni tiède. On a pu encore

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en juger par mes réflexions sur la vente de sa biblio-thèque. Bouillant ? Ce serait peut-être beaucoupdire, et il est vrai seulement que j'ai pu préférercertains de ses ouvrages à d'autres, mais je l'aitoujours étudié avec une sympathie attentive, et ensomme, malgré certaines réserves, je l'ai toujoursadmiré. Les réserves étaient de trop ? En tout cas,elles n'étaient pas d'ordre politique. Je me souviensde lui avoir reproché son injuste mépris de Théo-phile Gautier, lequel était bonapartiste. Gide nefaisant pas de politique, je n'ai même pas eu à medemander s~il était royaliste ou républicain, ce quin'aurait d'ailleurs rien changé à mes jugements surses écrits. Pour qui me prend-il ? S'il me considère

comme un politicien qui loue ou condamne les

œuvres littéraires selon les opinions de l'auteur, il setrompe très lourdement, et cela prouve qu'il ne melit pas, ce que je lui permettrais au surplus, à condi-tion qu'il ne parlât pas de moi. Je m'étonne qu'ilentre ainsi dans une querelle que m'ont faite quel-

ques adversaires, dont il se trouve que la devise estprécisément « Politique d'abord » Ce n'est pas lamienne, et ce n'est pas pour des raisons politiques

que je n'apprécie pas beaucoup, par exemple, lestyle de M. Paul Bourget. Mais ses amis ont intérêtà essayer de le faire croire. Ce n'est pas moi quiproclamerais grand écrivain un simple auteur de

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GIDE

faciles romans d'aventures, par discipline de parti 1

Il y a des détracteurs à qui l'on ne répond pas. A un« bon N confrère qui s'était approprié ces malices

cousues de fil blanc, j'ai une fois répondu en énumé-rant des noms d'écrivains et d'artistes notoirementattachés aux opinions de droite, dont j'avais faitl'éloge. Comme je n'ai pas de chance avec ceux dela Nouvelle Revuefrançaise, et ce n'est certes pasnon plus pour des raisons personnelles que je les aidéfendus contre M. Henri Béraud, le regrettéJacques Rivière, reproduisant ma réponse, avaitrefusé de me donner gain de cause, malgré l'évidence,et avait ajouté Oui, mais pourquoi M. PaulSouday a-t-il éreinté Bossuet ? » Je n'avais rien ditsur ce grand orateur que Renan et Sainte-Beuven'eussent dit avant moi et M. Pierre Lasserre,pourtant monarchiste, en a dit après moi biendavantage 1

Si je comprends en quel sens Gide peut déclare!qu'il n'est ni royaliste, ni républicain, j'ajoute quedans ce sens-là je ne suis non plus l'un ni l'autre.Royauté et République ne sont pas, selon moi, desidoles ni des vérités premières la politique est ledomaine de la contingence. Tout y dépend destemps et des milieux. Tel régime vaut mieux pourtel peuple, à tel moment tel autre pour tel autrepeuple, ou pour le même dans une autre période

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de son histoire. Mais je ne comprends pas commentGide peut n'avoir aucune préférence pour ce quiconcerne son pays, à l'époque contemporaine. Enl'espèce, je préfère la République,parce qu'elle est lerégime adapté à l'état de haute civilisation où laFrance me semble parvenue, et celui qui assure lemieux, ou le seul qui assure la liberté de penser.Mais la politique est le champ des praticiens, deshommes d'action, et me paraît, de ce chef, un peusubalterne. Les servants de l'intellectualité. pure,dont je suis à mon modeste rang, n'y prêtent atten-tion que dans la mesure où elle touche aux intérêtsde l'esprit. D'ailleurs, leur unique passion les forcebien d'être impartiaux. Il faudrait aimer assez peula Kttérature pour juger les livres d'un point de vuequi ne serait pas exclusivement littéraire.

Gide se plaint enfin que je lui aie accordé unecertaine valeur « en tant qu'artiste », non « commepenseur ». Ce n'est pas cela. Je ne méconnais pas laqualité de sa pensée je l'ai seulement trouvée unpeu trop subtile, fuyante et retorse en certainesoccasions. Plus généralement, on peut discerner

non seulement du talent, mais une réelle force depensée, chez des auteurs que l'on n'approuve pas.Leibnitz est un grand philosophe même pour quin'est pas leibnitzien. Les défenseurs de la Sorbonne,même plus résolus que moi car la Sorbonne ne

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m'enchante pas entièrement peuvent reconnaître

que Péguy et M. Pierre Lasserre ont pensé forte-ment contre elle. Des ennemis de la Sorbonne, avecun minimum d'impartialité, verront que M. RenéBenjamin a pensé faiblement, quoique dans leurdirection.

Comme je l'ai écrit à M. Jean Bernard, pour je nesais plus quelle enquête, je ne prétends pas êtreinfaillible, mais je prétends être impartial. Je n'y ai,

au surplus, aucun mérite, et la partialité en cesmatières me serait presque physiquement impos-sible.

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Dans la dédicace à M. Roger Martin du Gard,auteur des Thibault, M. André Gide donne les Fauxmonnayeurs pour son premier roman. Dans le cata-logue de ses œuvres, sur la page de garde, on voit eneffet que l'/MMo~a/M~, la Porte étroite, Isabelle, laSymphonie pastorale sont des « récits », et les Caves duVatican une « sotie '). Qu'est-ce donc qu'un roman ?

Dans l'acception ordinaire, c'est justement unrécit de deux ou trois cents pages au moins, qui peutêtre une « sotie ou n'importe quoi, en outre, pourvuqu'il soit d'abord un récit. Mais le principal person-nage des Faux monnayeursest un romancier, Édouard,qui, dans des conversations ou des fragments de sonjournal intime, essaye de préciser la définition du

genre. Il voudrait « dépouiller le roman de tous leséléments qui n'appartiennent pas spécifiquement au

LES FAUX MONNAYEURS

IX

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roman ». Point de « dialogues rapportés, dont leréaliste souvent se fait gloire », et qu'il faut laisser

au phonographe, comme au cinéma « les événementsextérieurs, les accidents, les traumatismes ». Ce n'estpas tout. « Même la description des personnages,ajoute-t-il, ne me paraît point appartenir propre-ment au genre. Oui vraiment, il ne me paraît pasque le roman pur (et en art, comme partout, la puretéseule m'importe) aità s'en occuper. Le romancier,d'ordinaire, ne fait pas suffisamment crédit à l'ima-gination du lecteur. » Allons-nous avoir une questiondu roman pur, après celle de la poésie pure, qui n'apas fini de faire gémir les presses ? On regretteraqu'Édouard, à qui la pureté seule importe, en mettesi peu dans ses mœurs. Quant à celle du roman, elle

ne nous paraît compromise ni par les dialogues, ni

par les événements extérieurs, dont Édouard ne sepasse pas (et comment ferait-il ?), ni même par ladescription des personnages, dont il se dispense,mais il a peut-être tort. Nous ne serions pas fâchésde voir leur figure, ou tout au moins de savoir com-ment il la voit, ce qui laisserait encore le champlibre à notre imagination. Il nous dit bien de quelquesjeunes gens qu'ils sont beaux, et apparemment celalui suffit. Pour nous, cela n'épuise pas la question,et nous souhaiterions aussi quelques détails sur les

autres visages qui l'intéressent moins. Le roman.

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qui n'a pas les ressources de la suggestion poétique,a besoin d'être un peu concret et circonstancié.

Il est vrai qu'on peut concevoir, et même réaliserle roman à l'état pur. Mais loin d'éliminer les événe-

ments, le dialogue et les aspects physiques, il ne secomposera que de ces matériaux, mis en forme nar-rative. Il y a deux grandes catégories de romanciersles romanciers-nés, dont la grande affaire est deraconter une histoire, laquelle peut être significative

par surcroît, mais peut aussi ne vouloir rien dire, etn'amuser que par le jeu des péripéties puis ceux quise proposent avant tout de dire quelque chose et seservent du récit comme d'un moyen d'expression.La première catégorie va du grand Balzac aux moin-dres feuilletonistes d'aventures, et ce sont ces der-niers qui représentent pleinement le roman pur, oupure narration. La seconde comprend toutes lesvariétés du roman philosophique, psychologique,lyrique ou esthétique elle englobe Voltaire, Diderot,Stendhal, Flaubert, Goncourt, Anatole France etGabriel d'Annunzio. Sauf quelques exceptions deromanciers-nés qui ont eu du génie, comme Balzac

ou Tolstoï, et qui ont altéré nécessairement la puretédu genre, ce sont les autres qui lui ont donné unevaleur littéraire. Et le roman pur existe, on peutmême.dire qu'il pullule, mais ce n'est rien du tout.

En fait, le « premier roman » de M. André Gide

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GIDE:

se distingue de ses « soties » par un certain réalisme,

par un souci de vérité directe, qui exclut les inven-tions fantaisistes, et de ce qu'il appelle ses « récits ?»par le grand nombre des personnages et la com-plexité de l'action, ou plutôt des actions qui se mêlentet finiraient par s'embrouiller, si divers épisodes netournaient court. Comme Édouard parlait de sonprojet de roman, « Laura lui demanda (questionévidemment maladroite) à quoice livre ressemble-rait. A rien, s'était-il écrié puis aussitôt, et commes'il n'avait attendu que cette provocation Pour-quoi refaire ce que d'autres que moi ont déjà fait,

ou ce que j'ai déjà fait moi-même, ou ce que d'autresque moi pourraient faire ? » Cet Édouard apparaîtdécidément comme le bel esprit le plus chimériqueet le plus dévoyé de la république des lettres. Leschefs-d'œuvre les plus originaux ressemblent tou-jours à d'autres œuvres antérieures ou contemporai-nes. Un drame de Shakespeare, une tragédie de Cor-neille ou de Racine, ressemble à tout ce qui se faisaità l'époque, et le Panthéon à tous les temples grecs.L'ouvrage qui ne ressemblerait à rien serait unmonstre (et encore le monstre n'est-il qu'un assem-blage hétéroclite d'éléments connus).

Les Faux monnayeurs ne sont pas un roman banal,mais ils ressemblent un peu à l'Education sentimen-tale, un peu aux Affinités électives et surtout à

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LES FAUX MONNAYEURS

Wilhelm Meister, par les intermèdes de discussionsd'art ou d'idées, un peu enfin à Proust, non par lamanière, aussi sobre, linéaire et classique que cellede Proust est impressionniste, éclatante et sur-chargée, mais par les fâcheuses analogies de divershéros de M. André Gide avec M. de Charlus etses amis. Oh Il n'y a point ici de crudité dans les

termes. Tout cela est discret, enveloppé, et un lecteurtrès innocent pourrait à la rigueur ne pas comprendrede quoi il s'agit. Cependant ce n'est que trop clair.Vraiment, cela devient insupportable, surtout avecce sérieux et cette fade sentimentalité. De ce biais,c'est ridicule. Qu'on ne parle pas des Anciens 1

Les mœurs ont changé. Le progrès se fait par ladifférenciation, comme l'a dit Spencer. D'ailleurs,Aristophane et les autres comiques ou satiriques nese privaient poirit de railler, ni nos pères non plus,

avec leur verdeur gauloise. Et puis en voilà assez, etla mesure est comble.

On ne peut insister sur les faits et gestes de l'oncleÉdouard et de son neveu Olivier Molinier, qui noussont présentés comme éminemment sympathiques,ni sur ceux du comte Robert de Passavant, autrehomme de lettres et de même farine, moralement trèsinférieur, nous assure-t-on. Il y a aussi toute unebande de collégiens qui échappent tout juste à unedescente de police, et qui, en outre, écoulent de la

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fausse monnaie, sans compter que les pires de cesgarnements amènent traitreusement un de leurspetits camarades à se tuer en pleine classe: M. AndréGide ne voit pas toujours les adolescents en rose 1

Retenons ce qu'on peut analyser en langage à peuprès honnête.

Bernard Profitendieu, à la veille de son baccalau-réat, quitte la maison paternelle, parce qu'il a décou-vert, en volant dans un tiroir des lettres adressées à

sa mère, qu'il n'est pas vraiment le fils de M. Profi-tendieu, juge d'instruction. Il pourrait du moinss'abstenir d'injures dans la lettre où il prend congé.

N'ayant pas le sou, Bernard vole la valise de l'oncleEdouard, qui contient de l'argent et le fameuxjournal intime, qu'il s'empresse de lire. Édouards'en aperçoit, trouve cela charmant, et engage aussi-tôt son voleur comme secrétaire. Cet Édouard n'estpas immoraliste à demi. Il avait déjà pincé sonneveu Georges en flagrant délit de vol à l'étalage etn'avait fait qu'en sourire avec bienveillance. Il em-mène en Suisse son nouveau secrétaire et une cer-taine Laura, femme d'un professeur nommé Dou-viers, qu'elle a trompé avec Vincent Molinier, autreneveu du même Édouard. Avec ses antécédents,Bernard ne pouvait que bien tourner, d'aprèsl'éthique de M. André Gide, qui ne compte que surl'esprit d'initiative et d'entreprise. La famille, cellule

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sociale, a dit M. Paul Bourget. Régime cellulaire,répond M. André Gide. Mieux vaut s'évader aveceffraction et voler des valises. Bernard échappe àl'influence d'Édouard (c'est donc un bien ?), s'éprendde Laura (d'une façon platonique, il est vrai), maisensuite, et sans platonisme, d'une jeune fille nommée~Sarah Vedel, passe brillamment son bachot, luttevictorieusement avec l'ange, c'est-à-dire qu'il sedérobe à la discipline traditionnaliste il entrecomme rédacteur dans un journal et semble destinéà un brillant avenir. Pourvu que d'autres valises nele tentent pas 1

Pendant ce temps, Vincent Molinier, jeune bio-logiste, quitte Paris avec l'Américaine toquée LilianGriffith, explore la faune sous-marine dans une croi-sière, prend Lilian en haine, la noie dans un fleuved'Afrique et s'enfonce dans le désert, comme Rim-baud. Et il y a aussi la pension Azaïs-Vedel, protes-tante et puritaine, dont le rigorisme n'amène que descalamités. Une des filles, la vertueuse Rachel, estune victime. Laura, sa sœur, a débuté dans le mariage

en donnant à son mari un enfant dont il n'est pas lepère. Elle avait même été assez folle pour aimerÉdouard c'était proprement tomber sur un bec de

gaz. Impossible d'avoir moins de chances de succès.Armand Vedel, autre produit de l'éducation morali-

sante, devient un cynique, un raté et un malade, qui

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aide aux désordres de ses soeurs, mais leur inflige desépithètes infamantes. Il y a le vieux musicien LaPérouse, qui croit à un Dieu cruel et en donne

comme preuve que ce Dieu a exigé le sacrifice de

son fils unique sur la croix, comme s'il n'avait pufaire grâce aux hommes sans cela. Le fait est que destrois grands mystères, celui de la rédemption semblele plus mystérieux, mais la question valait mieux

que cette boutade, d'ailleurs exceptionnelle dans leslongs propos de ce vieillard à moitié gâteux et plusennuyeux encore. Il y a enfin des réunions decénacles, le tableau amusant d'un banquet d'es-thètes, où Alfred Jarry en personne se livre à quel-ques facéties.

Dans les intermèdes idéologiques apparaît unefois ou deux un certain Paul-Ambroise, qui n'estautre que Valéry. M. André Gide l'admire. Je nesuis pas sûr qu'il le comprenne bien. « Paul-Ambroise

a coutume de dire qu'il ne consent à tenir compte derien qui ne se puisse chiffrer ce en quoi j'estimequ'il joue sur le mot tenir compte car à ce compte-là,

comme on dit, on est forcé d'omettre Dieu. C'estbien là où il tend et ce qu'il désire. Tenez, je. crois

que j'appelle lyrisme l'état de l'homme qui se laissevaincre par Dieu. » C'est où l'on voit les affinitésde M. André Gide et de M. l'abbé Bremond.M. André Gide, jadis presque intellectualiste, verse

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décidément dans le mysticisme. Ce n'est certes passainte Thérèse d'Avila ni Mme Guyon qui l'y ontmené. Ce serait plutôt Dostoïevsky. Peu importe.Mais pourquoi prétend-il voir plus de lyrisme, plusde « divin », dans l'inconsistante et incontrôlableinspiration mystique que dans la conception mathé-matique et cartésienne du monde ? Pourquoi Dieuserait-il vague ?

Dans un autre passage, à propos des vers célèbresde La Fontaine,

Papillon du Parnasse, et semblable aux abeillesA qui le bon Platon compare nos merveilles,Je suis chose légère et vole à tout sujet,Je vais de fleur en fleur et d'objet en objet,

Olivier expose des idées qu'il tenait de Passavant,qui les avait lui-même entendu développer par Paul-Ambroise. A l'artiste qui se joue à la surface, il

oppose le savant qui creuse, et cette opposition neserait certes pas conforme à la pensée de Valéry, nimême à celle de La Fontaine, car enfin si l'abeille

va de fleur en fleur, c'est pour en tirer le suc et l'es-sence. Mais Paul-Ambroise, par ces truchements,ajoutait « que la vérité, c'est l'apparence, que lemystère, c'est la forme, et que ce que l'homme a deplus profond, c'est sa peau ». Sous l'air de plaisan-terie et de défi, quelle juste et lucide dérision des

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mystagogies à la mode, de l'inconscient et de sesprofondeurs ? Bernard Profitendieu, qui sembleici le porte-parole de M. André Gide, déclare qu'avecces théories on empoisonne la France On l'empoi-sonnerait plutôt avec les théories antagonistes ona vu quels crabes et poulpes difformes M. Gideramène de ses explorations dans la mystique et l'in-conscient. Le plus fort est que Bernard ne distinguedans le point de vue valéryste qu'insouciance,blague, ironie, et qu'il réclame en faveur de l'espritd'examen, de logique, d'amour et de pénétrationpatiente Ce jeune homme n'y comprend exacte-ment rien, et avec sa permission, c'est précisémentle contraire. Est-ce que l'abus du dostoïevskysme nelaisserait plus à Gide la faculté de suivre un raisonne-ment ?

Il prête pourtant à son Édouard un mot admirable

« Il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit enmontant. » Bien entendu, ce roman touffu et souventdésagréable abonde cependant en morceaux de pre-mier ordre. M. André Gide, malgré quelques erreurset même quelques négligences, reste un des premiersécrivains de ce temps. Quoi qu'on en ait, on lit lescinq cents pages bien tassées de ces Faux monnayeurssinon toujours avec plaisir, du moins avec un intérêtsoutenu et même une espèce d'avidité. Est-ce unbon roman ? a Un bon roman s'écrit plus naïvement

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que cela », dit Bernard. Gide a prévu l'objectionelle subsiste néanmoins. Et, en définitive, quel estle sujet ? Edouard nous l'explique à deux ou troisreprises. Il n'y a pas de sujet. Ou, s'il y en a un, c'est« la lutte entre les faits proposés par la réalité, et laréalité idéale », ou entre la matière brute et l'effortdu romancier pour la « styliser », ou encore « entre ceque la réalité lui offre et ce que, lui, prétend en faire ))

ou enfin, le « sujet profond », c'est « la rivalité dumonde réel et de la représentation que nous nous enfaisons ». Car « la manière dont le monde des appa-rences s'impose à nous et dont nous tentons d'im-poser au monde extérieur notre interprétation par-ticulière fait le drame de notre vie ». C'est possible.Avouons que cela ne ressort pas très nettement desFaux monnayeurs. Et surtout n'allons pas croire quede tels problèmes relèvent du « roman pur ».

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LE PROMÉTHÉE MAL ENCHAINÉ

AMYNTAS

Le Prométhée mal enchaîné et Amyntas n'avaientd'abord paru qu'à tirage restreint, l'un en 1889,l'autre en 1906. Le premier de ces ouvrages est unconte philosophique curieux, un peu bizarre même,

sur des thèmes chers à M. André Gide. Amyntas

est un recueil de notes de voyage en Afrique, dontbeaucoup sont ravissantes ou singulièrement sug-gestives. « Quel Arabe que leur saint Thomas

))

dit M. Suarès dans Sairit ~MM. M. André Gide avaitobservé chez les Arabes lettrés d'aujourd'hui l'espritdu moyen âge.

x

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« Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exem-ple, et qui n'aura point d'imitateur. Je veux montrerà mes semblables un homme dans toute la vérité dela nature, et cet homme, ce sera moi. » Vous avezreconnu le célèbre début des Confessions. Jean-Jacques s'est trompé il a un imitateur en M. AndréGide, qui entreprend de raconter sa vie avec unefranchise et un cynisme plus intrépides encore. Pourla gravelure tout au moins, Jean-Jacques a trouvéson maître. Après un scabreux souvenir d'enfancequi s'étale dès le seuil du premier volume, comme unecrotte sur un paillasson, M. André Gide écrit à sontour « Je sais de reste le tort que je me fais en racon-tant ceci et ce qui va suivre je pressens le partiqu'on en peut tirer contre moi. Mais mon récit n'araison d'être, que véridique. » Et plus loin « Ce

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XI

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n'est pas un roman que j'écris et j'ai résolu de ne mepas flatter dans ces mémoires, non plus en surajou-tant du plaisant qu'en dissimulant le pénible. » Onlui accordera que le pénible y abonde plus que leplaisant. On regrettera que son souci d'être véridique

ne lui ait pas permis de renverser la proportion. Nousn'avons, quant aux faits, aucun moyen ni aucuneenvie de contrôler ses dires, et nous ne pouvons quele croire sur parole. Sur le principe, on lui répondraqu'assurément un écrivain a le droit et quelquefoisle devoir de ne pas écrire pour les jeunes filles, etqu'on n'oppose aucune convention de pudeur ou debienséance à la révélation d'une vérité même scanda-leuse, mais qui .en vaudrait la peine et nous appren-drait réellement quelque chose de nouveau sur lapsychologie ou la pathologie humaines. Un cliniciendoit sonder toutes les plaies et dévoiler sans réticencetoutes les tares. Celles que nous exhibe M. AndréGide sont choquantes sans doute, mais encore plusmédiocres et dépourvues d'intérêt. Elles ne lui four-nissent ni une belle page, ni un renseignementinédit. Alors, à quoi bon ? L'on se doute bien de

ce. qu'en penseront les moralistes. Au point de vuequi est avant tout le mien dans cette rubrique,j'ajoute que, littérairement, c'est une erreur. En cer-tàins chapitres, ce subtil esthète tombe au niveau dela Garfonne

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Heureusement, ces fâcheux détails tiennent fortpeu de place dans les deux premiers volumes. Maissi le talent de M. André Gide prête à l'ouvrage uncertain attrait, il faut avouer que ces histoires defamille et de collège n'ont pas grande portée en soiet paraissent un peu longues. Il ne fallait à Jean-Jacques que cent cinquante pages pour nous menerà son installation définitive chez M"M de Warens et à

sa vingtième année, bien que les dix-neufprécédentesfussent très chargées d'événements. Bien qu'il ne sesoit rien passé dans la vie de M. André Gide, il luifaut environ deux volumes pour arriver au mêmeâge et au baccalauréat. Point de M"~ de Warens, nirien d'analogue,bien entendu ce n'est pas son genre.Il nous instruit copieusement des qualités, profes-sions et opinions, de ses parents et grands-parents.Son père, professeur à la Faculté de droit de Paris,était fils d'un vieux et austèrehuguenot, en son vivantprésident du tribunal d'Uzès. M. Charles Gide,l'économiste, est son oncle, et il en parle avec leslicences d'un coquin de neveu. Son bisaïeul maternel,Rondeaux de Montbray, maire de Rouen vers l'épo-que de la Révolution, avait épousé une protestanteson grand-père maternel aussi le mariage de sonpère et de sa mère fut fait par le pasteur Roberty deRouen, dont le fils, récemment décédé, était à l'Ora-toire du Louvre.

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M. André Gide s'étend à perte de vue sur cesdignes bourgeois de Normandie et du Languedoc,chez qui il passait alternativement ses vacances.Il ne nous fait grâce ni d'un oncle, ni d'une cousine.Il y en a même une une Rouennaise dont ildevient inopinément amoureux, d'ailleurs avec uncertain calme, et qu'il voudrait épouser, « Rien deplus différent, dit-il, que ces deux familles rien deplus différent que ces deux.provinces de France, quiconjuguent en moi leurs contradictoires influences.Souvent je me suis persuadé que j'avais été contraintà l'œuvre d'art, parce que je ne pouvais réaliser quepar elle l'accord de ces éléments trop divers. » Leshommes d'action sont, d'après lui, ceux que « pous. een un seul sens l'élan de leur hérédité », autrementdit ceux dont tous les ascendants appartiennent à lamême province. C'est parmi les produits de croise-

ment que se recrutent « les arbitres et les artistes ».Je ne sais si vraiment M. André Gide a concilié lesinfluences de sa double lignée, ni si elles sont contra-dictoires. Il s'explique de certaines choses avec uneaudace dont on se fût bien passé et qui n'a certesrien du caractère évasif qu'on attribue aux Nor-mands, d'ailleurs bien à tort le manque de nettetén'apparaît guère chez Corneille, Flaubert ou Mau-passant. M. André Gide est réellement fuyant etvague par nature, sauf sur un point. Mais peut-être

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aucune province n'est-elle responsable des com-plications de son protéique esprit. Ici, lui qui autre-fois combattait Barrès, il fait du double barréMsme

un peu gratuitement.Je passe sur les écoles, collèges, lycées et pen-

sionnats qu'il hanta successivement, par suite dedivers incidents ou de sa mauvaise santé de mêmesur des anecdotes comme celle des mauvaises mœursde la cuisinière et de la femme de chambre. Il s'ac-cuse d'un « goût honteux pour l'indécence, la bêtiseet la vulgarité ». On n'en avait pas vu de traces dans

son œuvre, jusqu'à ces derniers temps. Au lycée deMontpellier, qu'il fréquenta quelques mois, sescamarades étaient divisés en catholiques et protes-tants et se préoccupaient déjà de cette division(beaucoup plus que les plus intelligents d'entre euxne feront probablement par la suite). Cette paren-thèse n'est pas de M. André Gide, qui énonce cetteremarque « Il n'y avait là que ce besoin inné duFrançais de prendre parti, d'être d'un parti, qui seretrouve à tous les âges et du haut en bas de la sociétéfrançaise.

))

Il généralise trop, et il fait un calembour. Les libé-

raux, encore nombreux, n'ont pas l'esprit partisanpoussé à l'excès. Mais on peut n'être d'un partiqu'avec libéralisme, ou même n'être d'aucun parti,et savoir prendre parti sur les questions d'impor-

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tance c'est alors une obligation intellectuelle etmorale, bien que M. André Gide quant à lui setargue de s'y soustraire et préfère habituellement lou-

voyer. Il dira, par exemple, avec complaisance quetoute affirmation, même portée par lui, éveilleimmédiatement en lui la proposition qui la nie.Il n'y a pas de quoi tant se vanter. Ou, du moins,

une distinction s'impose. L'esprit critique doit eneffet multiplier les points de vue et peser le pour etle contre, mais, au moins sur les problèmes dudomaine positif, il sait conclure, s'il n'en est empêché

par quelque faiblesse de caractère, tiédeur ou peurdes responsabilités. On a souvent constaté chezM. André Gide ce désir de ménagements et cettecrainte de se compromettre à la vérité, il se rattrapeaujourd'hui sur le point auquel je viens de faireallusion et qui n'est peut-être pas très bien choisi.A l'appui de ses flottements, si l'on peut ainsi s'ex-primer, il cite en épigraphe ce texte de Fénelen

« Je ne puis expliquer mon fond. Il m'échappe, il meparaît changer à toute heure. Je ne saurais guère riendire qui ne me paraisse faux un moment après. »

C'est peut-être qu'il avait parlé à la légère. Fénelonn'est pas un modèle de droiture ni de solidité, etl'on comprend les colères qu'il excita chez l'honnêteBossuet.

M. André Gide nous entretient de ses divers pro-

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fesseurs de piano, de son goût pour la musique purede son horreur de la musique dramatique, qui n'ad-met pas d'exception même pour Wagner (il ne men-tionne pas Mozart). Sa critique de l'esthétique wagné-rienne reste bien sommaire. Il reviendra là-dessusdans le yoM~a/ des Faux monnayeurs, et s'y déclarera

pour le théâtre pur, le roman pur, et la pureté entout. Mais le théâtre pur, c'est Scribe le roman pur,c'est Dumas père ou Pierre Benoit M. l'abbé Bre-mond a fini par conclure que la poésie pure n'existaitpas et qu'elle était impossible. On regrette que l'idéede la pureté en tout n'ait pas fait effacer à M. AndréGide quelques épisodes du présent ouvrage, etaussi qu'elle ne le rende pas plus scrupuleux engrammaire lui, si remarquable écrivain, voici qu'iln'écrit plus toujours purement et qu'il laisse échap-

per d'étranges négligences « nous avons convenu.de. la rose a fané. vêtissant. )), etc. sanscompter les manquements aux règles, du participe

ou de l'accent circonflexe.Il parle des cheveux crépusd'une créole, qu'il confond apparemment avec unemulâtresse ou une quarteronne, etc.

La partie la plus intéressante, mais malheureuse-ment la plus courte, est celle qui retrace ses souve-nirs de la vie littéraire, où II fit tout jeune un éclatantdébut avec ses Cahiers d'André Walter. Déjà il avait

connu Pierre Louys à l'École alsacienne. Ils firent

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leur rhétorique ensemble. Pierre Louys était tou-jours premier en composition française, avant larentrée d'André Gide, éloigné par des troubles ner-veux et le vagabondage scolaire qui s'en était suivi.Coup de théâtre et stupeur générale dans la classec'est Gide qui est premier, et Louys seulementsecond. On ne soutiendra plus que les bons élèves

ne réussissent jamais dans la vie, ni que tous lesécrivains célèbres ont été des cancres. Gide craignit

que Louys ne fût vexé. Celui-ci n'eut garde et prittrès philosophiquement sa disgrâce relative. Liés

par leur commune et précoce passion de la littéra-ture, ils devinrent des amis. Gide accuse Louysd'humeur contrariante et querelleuse. (Je l'ai connuplus tard et beaucoup moins il m'avait paru trèsdoux, mais peut-être ne se déboutonnait-il qu'entreintimes.) Gide reproche aussi à Louys d'avoir été

trop exclusivement artiste, trop épris de la forme.J'avoue que c'est pour moi une qualité, justementcelle qui fait la valeur des meilleurs ouvrages deLouya et qui justifie son influence, très réelle surd'autres carrières au moins aussi brillantes que cellede Gide. N'est-ce pas Louys, également ami dejeunesse de Paul Valéry, qu'il avait rencontré à Mont-pellier dans un congrès d'étudiants, qui le décida àsortir de sa longue retraite et à écrire la y~Mnc

Parque ?

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Sur Heredia, Mallarmé, Robert de Bonnières,Henri de Régnier, Vielé-Griffin, Bernard Lazare,Ferdinand Hérold, Albert Mockel, Adolphe Retté,M. André Gide écrit des choses fort piquantes,quoique souvent bien injustes. La fameuse rosserieconfraternelle est tout à fait dans ses cordes, et il n'enfait guère sonner d'autre, mais c'est assez agréable

pour ceux qui aiment cette note-là. Si on laisse de côtéles traits de satire personnelle, il reste qu'après avoir

paru adopter ou au moins côtoyer le symbolisme,

et il n'en disconvient pas, M. André Gide l'a lâché

pour deux raisons principales. Il blâme sa culturesavante, ses abstractions de quintessence, son pessi-misme, sa conception de la poésie-refuge, bref sondédain de la vie, coloré par la lutte contre le réalisme.M. André Gide s'est rallié à l'école de la Vie, et nevise plus qu'à être un romancier. Sans doute, lessymbolistes étaient surtout des poètes, mais lesromanciers pouvaient beaucoup apprendre à leurécole, ainsi qu'on l'a vu par l'évolution de Joris-Karl Huysmans, et A rebours l'emporte assurément

sur A vau-l'eau.Les plus beaux ouvrages de M. AndréGide lui-même sont des contes philosophiques ousymboliques ou des poèmes en prose voir surtoutceux qu'il a réunis dans le volume du Retour de~E'K/aK< prodigue. Le roman-roman ne m'apparaîtpas comme sa vraie vocation.

SI LÉ GRAIN NE MEURT

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Son second grief contre le symbolisme serait ter-rible, s'il était fondé. Chez ces idéalistes et cescontemplatifs attachés à la plus haute ou même àla seule réalité, les idées M. André Gide prétendn'avoir rencontré aucune pensée véritable ni mêmeaucune compétence philosophique. Cependant illeur reproche d'avoir généralement préféré Hegelà Schopenhauer, et c'était fort bien juger la valeurrespective de ces deux philosophes, bien queM. André Gide préfère l'auteur du Monde commevolonté et comme représentation, peut-être tout simple-ment parce qu'il est plus facile à lire. Tout devientclair, non pas dans Hegel, mais dans l'aigreur deM. André Gide contre les symbolistes, lorsqu'on avu, dans son second volume, qu'il proclame la pré-tendue supériorité et précellence de la prose sur lapoésie. Il n'est probablement pas le seul de cet avis,mais un homme de lettres n'ose guère l'avouer. Il y aeu jadis, comme exception, Fontenelle et La Motte-Houdard, puis de nos jours M. Abel Hermant etAlain, que j'ai vivement combattus ce qui n'a pasempêché M. Bremond de me comparer à Fontenelle.] ne rouvrirai pas ce débat et me contente de noterce trait qui explique la volte-face de M. André Gideet sa nouvelle acrimonie contre les maîtres et lesamis de sa jeunesse. Il reconnaît qu'à cette époqueil adorait la poésie. Il ajoute qu'il la confondait avec

6lDÈ =

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SI LE GRAIN NE MEURT

l'art. Eh elle est un art, en effet, et même le premierde tous. M. André Gide veut parler sans doute dusentiment poétique, lequel se distingue de l'art, oren convient, mais n'est rien sans lui.

Malgré tout, comme on souhaiterait que M. AndréGide se fût davantage étendu sur ces sujets passion-nants, et n'eût point remis à un prochain volume sessouvenirs sur Jacques-Emile Blanche, Maeterlinck,Barrès et Marcel Schwob, au lieu de nous raconterces fâcheux voyages d'Afrique et ces « garçonneries »

ou « corydonneries » arabes, qu'on ne lui demandaitcertes pas D'ailleurs, cela reste presque insignifiant.quoique répugnant, et sans comparaison possible

avec les aventures des Charlus et consorts de MarcelProust, qui ont au moins quelque pittoresque. Onn~ s'enquiert nullement de la vie privée de M. AndréGide, et on le laisse bien tranquille. Quel besoina-t-il d'en étaler les moins défendables fantaisies ?L'admirable est qu'il affirme sa répulsion pourl'anormal et le morbide. Il se flatte d'avoir trouvé sanormale, à lui. Ce n'est pas celle de tout le monde.Il expose, en outre, qu'il a dissocié l'amour et leplaisir, dont l'union lui semble une erreur, et peus'en faut qu'il ne dise une aberration romantique.Elle avait du bon, à en juger par la rectification qu'il yapporte pour son compte. Le curieux est que sonéducation chrétienne et puritaine se retrouve indi-

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rectement dans ce mépris de la chair, dont il use etmésuse comme d'une chose vile. C'est une. théorietrès répandue chez les mystiques, dont beaucoupl'ont pratiquée sans plus de vergogne. N'insistons

pas t

En Algérie, M. André Gide avait rencontré parhasard Oscar Wilde et lord Alfred Douglas, com-pagnons tout indiqués. Je constate seulement quedans la querelle entre Wilde et Douglas, qui a suivile procès, M. André Gide témoigne en faveur deWilde. M. Henry Davray donne précisément unenouvelle édition de sa traduction du De profundis,augmentée de tout le réquisitoire contre AlfredDouglas, qui ne figurait pas dans la première édition-Ce serait ce jeune lord impérieux et impulsif quiaurait ruiné Wilde, en se faisant entretenir par lui,

et qui l'aurait poussé à sa perte. C'est dommage, caril avait bien de l'esprit et bien du talent, ce Wilde,

comme le rappellent l'amusant recueil de ses motspublié par M. Léon Treich, et le volume assez juste

et. impartial, quoique un peu superficiel, que lui

consacre un professeur de Genève, M. L.-F. Choisy.M. André Gide vient de. faire éditer aussi le

yoM~Ma/ des Faux MOHHoyeM~, c'est-à-dire des notessur la composition de ce roman, lesquelles démon-trent, comme le roman lui-même, que l'auteur n'estpas vraiment un romancier. Il a d'autres mérites,

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que je me permets de trouver plus précieux. Quellepeine il s'est donnée pour mettre sur pied ce récitfinalement à demi raté Il y a, d'ailleurs, une fouled'observations tout à fait ingénieuses dans le présentyoMyKa/. Je n'en retiens que ce qui concerne le diable,dont M. Massis accuse M. Gide d'être un suppôt.M. Gide en a paru flatté. Lui aussi, il croit un peuau diable. Il remarque finement que si le diableexiste, son intérêt est qu'on ne croie pas à son exis-

tence, pour pécher sans inquiétude. La négation dudiable, suggérée par lui-même, constituerait le plusdiabolique de ses pièges. Ce serait du moins plushabile que d'apparaître sous les traits d'un insup-portable maquignon, comme dans le roman deM. Bernanos.

SI LE GRAIN NE MEURT

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M. André Gide introduit dans la librairie des

mœurs étranges. Publie-t-il ou ne publie-t-il pas ?Il a inventé la publicité clandestine, si ces motsne jurent pas d'être accouplés. Et il varie d'unouvrage à l'autre. Il a publié franchement les Fauxmonnayeurs, en se conformant à tous les usages dela profession. Il n'a fait que des tirages limités deCorydon et de Si le grain ne meurt, sans service de

presse. Pour ce dernier ouvrage, il a même sévère-

ment interdit à son éditeur d'en faire aucun. Mais

comme cinq ou six mille exemplaires ont été mis envente, on avait licence de se le procurer et d'en parler.Tout ouvrage de l'esprit livré au public relève de lacritique, en vertu des lois sur la liberté de la presse.Si vous voulez y échapper, faites jouer votre piècedevant vos invités personnels et imprimer votre

N UMQ UID ET TC/?.

XII

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= GIDE

volume hors commerce. Dès que les guichets sontouverts pour l'une et que l'autre se trouve à l'étal deslibraires, la critique n'a qu'à payer sa place au par-terre ou son exemplaire du livre, si elle suppose quecela en vaut la peine, et elle reprend tous ses droits.M. Gide ne l'ignore pas. Il lui arrive de tirer horscommerce. Mais la démangeaison d'être lu l'emportebientôt, encore qu'elle entraîne le péril d'êtrediscuté. D'où les demi-mesures, les dérobades agui-chantes et les fuites vers les saules. On dira peut<être que M. Gide est une âme compliquée sa biblio-graphie l'est bien davantage encore.

Voyez son dernier ouvrage A~/M~M'~ tu ?.Une première édition en a été tirée en 1022 à

~o exemplaires non mis dans le commerce et sansnom d'auteur (masque et domino, comme au bal del'Opéra). L'édition nouvelle, sortie ces jours-ci, estde 2.650 exemplaires, dont 130 sur papier de luxe.Les autres se vendent 35 francs, et la plaquette a80 pages. C'est pour rien. Pas plus de service de

presse que pour Si legrain ne meurt et pour Corydon,M. Gide pouvait souhaiter, dans l'intérêt de. lamorale, qu'on n'attirât pas l'attention sur ces deuxouvrages-là. Cependant, pourquoi les publiait-ils'il les jugeait nuisibles ? Et les Faux monnayeurs,qu'il a envoyés aux journaux suivant la coutume, sonttout aussi dangereux et immoraux. On ne comprend

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NUMQUID ET TU ?

rien à ses procédés fuyants et versatiles. Quant àNumquid et tu ?. avertissons tout de suite et chari-tablement les amateurs allumés par Si le grain, parCorydon et par les Faux monnayeurs, que la série estinterrompue et que, cette fois, s'ils comptaient sur lamême marchandise, ils seraient volés. Numquid ettu ?. est un petit tract édifiant, une espèce deprêche ou de manuel dévot, tel qu'en distribuent lesofficines méthodistes et les armées du salut. Pointde petits Arabes ni de potaches suspects. Ouvrez

votre Bible et songez à votre âme 1 Quelques joursde retraite, de pénitence et d'oraisons jaculatoires.Christ est ressuscité 1

M. Gide commence par déclarer que la science,l'exégèse, la philologie lui importent peu. Contraire-ment à Pascal, sa foi ne dépend ni des prophéties,ni des miracles. Pour lui, il ne s'agit pas de croire

aux paroles du Christ parce que le Christ est Filsde Dieu, mais de comprendre qu'il est Fils de Dieu

parce que sa parole est belle au-dessus de touteparole humaine, par conséquent divine. C'est lepoint de vue du Vicaire savoyard « La saintetédes Evangiles parle à mon cœur.Si la vie et la mortde Socrate sont d'un homme, celles de Jésus sontd'un Dieu. » Mais « un Dieu » n'est pas synonymede Dieu c'est presque le contraire. Aussi le christia-nisme du Vicaire savoyard reste-t-il prodigieuse-

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ment latitudinaire. M. Gide pousse plus loin l'équi-voque et veut passer pour un véritable chrétien.C'est son affaire, et nous ne le chicanerons pas là-dessus. Qu'il se débrouille avec le Consistoire Onlui fera seulement observer que cette opinion enquelque sorte littéraire est purement subjective etcontestée par d'autres, notamment l'écrivain quidédaigne ces «

Évangiles de quatre juifs obscurs )),

et qui a en ce moment, il est vrai, quelques diffi-cultés avec le Saint-Office. On ajoutera que la mêmeméthode pourrait faire conclure à la divinité litté-rale de Platon, auquel on ne donnait jusqu'ici cenom de divin que par métaphore. La foi de M. Gideest évidemment sincère et sa piété ardente, maistout cela manque de base solide. Ses anathèmes auxsavants, ses bénédictions aux pauvres d'esprit sontsans doute d'inspiration fort évangélique, mais sur-prennent un peu chez cet ancien intellectuel, jadissubtil et toujours retors. L'horreur qu'il professemaintenant pour les « souillures affreuses a du péchéest au moins imprévue. Enfin, souhaitons que ce soitsérieux et définitif, quoique certains passages sem-blent indiquer que M. Gide chercheplus à excuser etjustifier ses erreurs qu'à y renoncer. Avec lui, on nesait jamais.

GIDE

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TABLE DES MATIÈRES

I. Les premiers livres. 7II. Les Caves duVatican. 29

III. La Symphoniepastorale. 43IV. Les livres d'André Gide ~7V. Massis contre Gide 65

VI. Béraud contre Gide. 7~VII. Incidences 79VIII. Caractères. 89

IX. Les Faux monnayeurs 9~X. Le Prométhée mal enchaîné. Amyntas. 107

XI. Si le grain ne meurt 109XII. Numquid e~H 123

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ACHEVÉ D'IMPRIMERLE 4 NOVEMBRE 1937

POUR

SIMON KRA

SUR LES PRESSES

DE

F. PAILLART A ABBEVILLE.