André COMTE SPONVILLE (2004) Marcel Conche avec et contre Nietzsche

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    MARCEL CONCHE AVEC ET CONTRE NIETZSCHE

    Andr Comte-Sponville

    P.U.F. | Revue philosophique de la France et de l'tranger

    2004/1 - Tome 129

    pages 39 47

    ISSN 0035-3833

    Article disponible en ligne l'adresse:

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    http://www.cairn.info/revue-philosophique-2004-1-page-39.htm

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    Pour citer cet article :

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    Comte-Sponville Andr, Marcel Conche avec et contre Nietzsche ,

    Revue philosophique de la France et de l'tranger, 2004/1 Tome 129, p. 39-47. DOI : 10.3917/rphi.041.0039

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    AVEC ET CONTRE NIETZSCHE

    Il est vraisemblable que Marcel Conche a lu Nietzsche ds sesannes dtudes (il suivait les cours de Jean Wahl, il frquentaitFranois Chtelet et Gilles Deleuze). Et il en parle, dans son uvreimprime, ds le deuxime des articles qui, rassembls par ordrepresque chronologique, constitueront son Orientation philoso-phique1. Il ne cessera plus dy revenir, mme si cest souvent cestsa manire, gure bavarde ni prcautionneuse de faon rapide oupartielle. Presque rien sur le nietzschisme ; beaucoup sur telle ou

    telle ide de Nietzsche, qui lui parat stimulante ou discutable.Larticle de 1971, sur La sagesse tragique , lui consacre plusieurspages2. Le fondement de la morale (1982) y revient plusieurs fois,commeVivre et philosopher(1992), comme bien sr, eta fortiori, laconfrence de 1987, surNietzsche et le bouddhisme.

    Or ce qui est frappant, reprendre ces textes les uns aprs lesautres, cest que le plus ancien dentre eux est le plus absolumentpositif, quitte pour cela, cest du moins le sentiment que jen ai, nedonner de Nietzsche quune lecture quelque peu unilatrale. Regar-

    dons le texte. Il y est question, cest son titre, de la souffrance desenfants comme mal absolu , laquelle fonde comme on sait, chezMarcel Conche, un athisme axiologique . Or voil que notreauteur se fait lui-mme une objection : et si Dieu tait au-deldela morale ? Cest une hypothse quil va rcuser, mais en sap-puyant pour ce faire sur le modle nietzschen. Il y a un immora-lisme supramoral (par excs ou surabondance) et un immoralismeinframoral (par dfaut). Mais seul le second viole la morale : ainsiferait Dieu, sil existait, en laissant souffrir des enfants. Le premier,

    au contraire, loin de violer la morale, laccomplit. Cela, qui me

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    1. Orientation philosophique, d. de Mgare, 1974 ; rd. PUF, 1990 (laquelle renvoient nos rfrences).

    2. Orientation...,p. 157-183.

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    paratrait fort bien convenir lthique de Spinoza, est curieuse-ment illustr par celle de Nietzsche :

    Lorsquil y a dpassement de la morale, la morale nest pas aboliemais conserve. Elle est satisfaitea fortiori. On peut songer au surhommenietzschen. [...] Il ne sagit donc pas de substituer aux valeurs tradition-nelles des antivaleurs mais des valeurs plus hautes, plus exigeantes, plusdlicates. Introduire de nouveaux degrs dexigence et quoi quil faillepenser, du reste, de notre exgse de Nietzsche nest pas abolir les degrsprcdents. On ne saurait reprocher celui qui fait plus quil ne faut de nepas faire ce quil faut, celui qui donne plus quil ne doit de ne pas donnerce quil doit. Pour celui qui est au-del de la morale, la morale est un mini-mum allant de soi. 1

    Cest un texte auquel jadhre totalement, sagissant du fond,mais qui me laisse quelque peu perplexe sagissant de Nietzsche...Que reste-t-il de linversion de toutes les valeurs , de lopposition(quon ne saurait rduire une diffrence de degr ou un simple dpassement ) entre la morale des matres et celle des esclaves ? Ilsemble dailleurs que Marcel Conche, dans ce passage, sente commeune fragilit de sa propre lecture (si je comprends bien lincise : quoi quil faille penser, du reste, de notre exgse de Nietzsche ),dont il ne se proccupe gure alors (lessentiel est ailleurs : dans la

    rcusation de limmoralisme inframoral dun Dieu ventuel), maissur laquelle il aura loccasion de revenir. Cest le cas notamment, prsde vingt-cinq ans plus tard, dansLe fondement de la morale. Les dis-tances, cette fois, sont bien marques. Non seulement parce queNietzsche rcuse lide mme dun fondement de la morale, maisaussi parce que, mme sagissant de son origine, il se trompe surlessentiel. Cest Lucrce ici qui a raison : lorigine de la morale, cenest ni la glorification (chez les matres) ni la condamnation (chez lesesclaves) de la force ; cest la volont dpargner et de protger lesfaibles , commencer par les enfants, cest la tendresse pour lesfaibles et la dcision collective de les respecter , bref, cest la capa-cit des forts de servir les faibles 2. Et dajouter :

    Tout cela, disons-le en passant, fait songer a contrario Nietzsche etfait signe vers quelques-unes de ses erreurs : quelle que soit la valeur de sonopposition entre une morale de matres et une morale desclaves, il

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    1. Orientation...,p. 57-58, qui donne en notes les rfrences des citations,extraites dePar-del le bien et le malet deLa volont de puissance.

    2. Le fondement de la morale, d. de Mgare, 1982, rd.PUF, 1993, p. 22 (lapagination est la mme dans les deux ditions), qui reprend un passage deLucrce ou lexprience, Seghers, 1967, p. 83-84. Notons que dans ce dernierouvrage, publi en 1967, M. Conche ajoutait : Lucrce qui, sur ce point,approfondit et enrichit la pense dpicure, a peut-tre aperu ici le fondementmme de la morale. Plus tard il ny verra, juste titre, quune de ses origineset peut-tre la principale (Le fondement...,p. 21-23).

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    faut soigneusement distinguer lesesclaveset lesfaibles, car les faibles parexcellence sont les enfants, qui ne sont nullement, comme tels, esclaves, ni

    ne sont, pour les forts, gnralement objets de mpris, mais, le plusnaturellement, objets damour (dsintress, car alatoire est leur recon-naissance). 1

    Cela nempche pas, dans le mme ouvrage, plusieurs rfrencespositives la pense de Nietzsche (spcialement autour des notionsde dcadence2 et de mort volontaire3), mais il est clair quelopposition, sur le fond, lemporte : dabord parce que MarcelConche entreprend defonderla morale (ce que Nietzsche rcusait aubnfice dune approche purement gnalogique), ensuite parce

    quil juge lgitime que celle-ci soit au service des plus faibles (ce qui,chez Nietzsche, valait comme condamnation de la morale, fait aucontraire partie, chez Marcel Conche, de sa justification), enfinparce quil ne croit aucunement que les aristocrates soient davan-tage ports la vracit que les gens du peuple ( Les aristocrates,des vridiques ! Touchante navet de Frdric Nietzsche 4 !).Surtout, on ne trouve chez Marcel Conche aucune volont derenver-serou dinverserles valeurs : sa morale (quil juge tre lamorale,ide bien peu nietzschenne) se veut essentiellement fidle auxvaleurs de la Rvolution franaise (laquelle, selon Nietzsche, ne futquune rvolte desclaves , quune farce sinistre et inutile ,revanche de la Jude)5, et ne sloigne gure, le plus souvent, desmorales grecques postsocratiques (que Nietzsche jugeait toutesdcadentes) ni mme ( lexception du suicide et de la questionreligieuse) de ce quil est convenu dappeler la morale judo-chrtienne... Ce nest pas quil rpugne renverser les idoles. Cestque la morale, pour lui, nen est pas une.

    Si Nietzsche est pour Marcel Conche un auteur important etproche, et il lest assurment, ce nest donc pas pour son immora-lisme. Lessentiel se joue ailleurs non dans la morale mais danslthique. On sait que pour Marcel Conche ( la diffrence de GillesDeleuze), ces deux notions, pour diffrentes quelles soient, sop-posent moins quelles ne se compltent, et ne sauraient ni sannuler

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    1. Ibid.,p. 22.2. Op. cit.,p. 7, 31 et 54.3. Op. cit.,p. 96, 102-103, et 106, n. 3 et 4.4. Op. cit.,p. 82. Voir aussi p. 79-81, ainsi queMontaigne et la philosophie,

    rd.PUF, 1996, p. 128.

    5. Gnalogie de la morale,I, 16 ;Par-del le bien et le mal,II, 38, et III, 46.Au contraire, pour Marcel Conche, les vrits morales quil nonce ou dans les-quelles il se reconnat ne valent que pour lhomme de la civilisationdaujourdhui, hritire dun vnement universel la Rvolution franaise ,inconcevable sans lui (Le fondement...,p. 133).

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    ni se remplacer lune lautre. La morale, qui porte sur les devoirs,est universelle ; lthique, qui porte sur la sagesse, est particulire.Laquelle est la plus importante ? Cela peut dpendre des points devue. Mais la morale, pour Marcel Conche, lemporte, ou doitlemporter. Le discours de sagesse pourrait suffire, explique-t-il, sinous tions seuls. Mais cela nest pas : do la morale. Cest o ladanse, comme disait Nietzsche, atteint ses limites. Cest o il fautrenoncer lalgret. Cest o il faut rester chameau, et renoncer dslors redevenir enfant. La moralit est une charge ; elle fait delhomme un chameau. Sans elle, la vie serait plus lgre... Mais elleserait sans dignit. 1 Point de sagesse sans morale, donc : la morale

    est le minimum oblig. Mais la morale, linverse, ne saurait vi-demment suffire la sagesse, qui serait plutt le maximum possible.Il faut donc les deux, ou plutt il faut une morale (lamorale), pourtout le monde, et une sagesse, pour ceux qui en sont capables. Quecette dernire soit usage personnel (par diffrence avecluniversalit de la morale)2, cela ne la rcuse nullement. Que lesautres existent, cest ce qui nous voue la morale. Mais que nousexistions, nous aussi, cest ce qui nous voue lthique.

    Cest o lon atteint lessentiel. Ds lors que toute thique

    est particulire, il importe de choisir la sienne. Or le choix de Mar-cel Conche, qui est bien clair, est expressment dinspirationnietzschenne : cest celui dunesagesse tragique3. Le texte le plusimportant, concernant notre sujet, est ici le chapitre de lOrientationphilosophiquesur La sagesse tragique . Il faut partir de laporiede la sagesse . De quoi sagit-il ? De ceci : ltre tant lutte et des-truction mutuelle (Anaximandre), devenir et unit des contraires(Hraclite), enfin volont de puissance (Nietzsche), il nous voue lexcs, lagression, linjustice ; mais alors toute sagesse de la

    modration, de la justice et de la paix nest-elle pas, en vrit, unchoix de mort ou de nant (un nihilisme) ? tre sage, raison-nable, nest-ce pas tre moins vivant ? [...] Ce que la sagesse veutmodrer, nest-ce pas la vie mme ? La sagesse nest-elle pas duct de la mort, la passion du ct de la vie ? Telle est laporie de lasagesse. 4 Si toute vie est souffrance, vouloir liminer ou rduire la

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    1. Le fondement...,p. 61. Sur le chameau et lenfant chez Nietzsche, voirbien srZarathoustra, I, Les trois mtamorphoses .

    2. Ibid.

    3. Cf. sur cette question larticle de P. Orozco dans ce recueil.4. Orientation philosophique,p. 160. Notons en passant que la notion de volont de puissance nest gure conchienne : notre auteur sen dmarquemme expressment dans La mort et la pense, d. de Mgare, 1975, p. 13,repris dans lOrientation...,p. 103.

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    souffrance, nest-ce pas vouloir liminer ou rduire la vie elle-mme ? Mais alors toute sagesse serait mortifre, et cest quoi ilsagit dchapper.

    Ce thme est nietzschen : contre les sagesses restrictives, cellesde la quitude ou du bonheur calme (cest--dire, depuis Socrate, laquasi-totalit des sagesses grecques, qui sont des sagesses apolli-niennes, voire, selon Nietzsche, nihilistes), il sagit de penser unesagesse affirmative, tragique, dionysiaque, qui aurait pour caract-ristique daccepter joyeusement la totalit de ce qui est, y comprisla tristesse, y compris la souffrance, y compris le malheur, y com-pris la mort, y compris lexcs, y compris la passion, y compris laviolence, y compris la draison. Si bien et mal sont un , critMarcel Conche reprenant un thme hracliten, une telle sagesse doit se situer par-del lopposition exclusive du bonheur et dumalheur, du bien et du mal 1. Non, certes, quon renonce pourautant tout jugement de valeur, car alors il ny aurait plus de tra-gique (cest en quoi tragique et nihilisme sont incompatibles). Ilny a pas de tragdie sans diffrence de valeur , souligne MarcelConche. Le tragique le plus grand consiste en ceci : que ce qui estle plus haut et le meilleur est dtruit aussi inexorablement que

    ce qui ne vaut rien , et ce sans aucun responsable nulle part,sans consolation, sans dpassement (la dialectique dHracliteest tragique, celle de Hegel ne lest pas), sans justification2.

    Cette notion de sagesse tragique est expressmentemprunte Nietzsche3. Cela ne signifie pas que ce dernier en soitune parfaite illustration, ni mme forcment la meilleure. Enloccurrence, selon Marcel Conche, ce nest pas le cas. Pourquoi ?Parce quune pense vritablement tragique est celle pourlaquelle ce qui a le plus de valeur est aussi ce qui est, de faon in-

    luctable, vou prir 4. Or cest ce que Nietzsche nassume pas jus-quau bout : il opre en effet une double fuite vers lavenir (lesurhomme, qui lui sert donner un sens la prsente existencehumaine ) et vers lternit (lternel retour, en tant quil sopposeau caractre phmre de lexistence)5. Ces deux fuites rapprochent

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    1. Ibid.,p. 170-171.2. Ibid.,p. 171 et 174.3. Ibid.,par exemple p. 160 et 175. Voir aussiMontaigne et la philosophie,

    p. 62, n. 3. Chez Nietzsche, voir par exemple Volont de puissance, IV, 7, 534

    et 537 (d. G. Bianquis, Gallimard).4. Ibid.,p. 176.5. Ibid., p. 176-178. Sur la critique de lternel retour, voir aussi

    Lalatoire, VIII, 6, d. de Mgare, 1989, p. 133-135, rd. PUF, 1999,p. 221.224.

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    Nietzsche des idologues religieux , qui prtendent trouver unsens dans un but extrieur, et qui associent valeur et dure, valeuret ternit. Mme Hraclite, il est vrai, ny chappe pas (son logosest ternel). Le seul philosophe vritablement tragique, pour MarcelConche, cest celui qui assume la fugacit de tout tant, qui necherche pas dautre sens lexistence que lexistence elle-mme,enfin qui est persuad que ce qui a la valeur la plus haute nen estpas moins phmre . Un nom ? Marcel Conche nen donne pas, ouplutt il ne donne aucun nom propre mais seulement un nom gn-rique : Ce philosophe porte un nom qui ne convient ni Nietzscheni Hraclite : cest lematrialiste.1 Ce dernier atteint en effet le

    tragiqueabsolupuisque lui qui a, en tant que philosophe, vocationdepenser, se trouve admettre le caractre prissable de cette pensemme (ds lors qu la longue ce qui finalement lemporte, cest leprincipe de dissociation la matire), cest--dire de ce qui, sesyeux, fait avant tout la valeur de la vie 2.

    Si les dfinitions nietzschennes de la sagesse tragique sontsouvent impures , cest aussi parce que sa pense reste ordinaire-mentdans la dpendance de lide du Tout un peu la faon desstociens ou de Leibniz et le conoit dun point de vue esthtique :

    or un Dieu artiste , sil reste diffrent du Dieu moral , nen estpas moins un Dieu pour autant3. Chez le matrialiste, au contraire,il ny a aucun Dieu, ni moral ni artiste, aucune harmoniedensemble, et la totalit des tants nest elle-mme, comme on voitchez Lucrce, qu une somme intotalisable 4. Cest en quoiNietzsche, contrairement ce que certains ont prtendu, nest pasmatrialiste, et ne saurait ltre. Qui plus est, cette fuite esthti-sante du tragique est accentue chez lui par des notions qui nontrien de tragique, qui sont mme rsolument antitragiques, celles

    de sens de la vie, de justification et de divinisation delexistence 5, notions dont un matrialiste doit se passer, et dontMarcel Conche, qui nest pas matrialiste, se passe galement.

    Quelle est lerreur principale de Nietzsche ? Sans doute davoircru que la mort de Dieu entranait celle de la morale, alorsquelle en est plutt la libration et lautonomie enfin conqui-

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    1. Ibid., p. 179. Et, quelques lignes plus bas : Le matrialiste est parexcellence le philosophe tragique.

    2. Ibid.3. Ibid.,p. 179-180.4. Ibid., p. 179. Sur ce quil y a dintotalisable dans la nature selon

    Lucrce, voirLucrce et lexprience,Seghers, 1967, p. 69.5. Ibid.,p. 180.

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    ses 1. Il en dcoule une rduction de la morale lesthtique ,que Marcel Conche condamnait ds 19692 et quil condamne tou-jours en 1992 : si la morale, pour Nietzsche, est affaire de got 3,cest que Nietzsche confondait le bon et le mauvais avec le bien etle mal : confusion norme, profondment inexacte. Et l, ajouteMarcel Conche, ma divergence avec lui tait extrme 4. On voitquon est trs loin de l exgse sans rserve de 1958... Celanannule pas la proximit, sur bien des points (la dissolution dumoi, la clbration de lapparence, le refus des arrire-mondes, la mort de Dieu , le naturalisme, le tragique...), ni ladmiration(chez Nietzsche, note Marcel Conche, et il a videmment raison,

    les intuitions singulirement belles et gniales abondent )5, maiscelles-ci, linverse, ne suppriment ni les rticences (vis--vis des jugements tmraires 6 de Nietzsche) ni les dsaccords (sur le sur-homme, lternel retour et, plus encore, sur la morale).

    Cest dailleurs ce que confirme la trs belle confrence de 1987,sur Nietzsche et le bouddhisme . Ds quil y quitte le terrain delhistoire de la philosophie pour celui de la philosophie vivante,donc des choix personnels, Marcel Conche note son accord avec cinqthses sur lesquelles Nietzsche et le Bouddha saccordent : le ph-

    nomnisme ou lhraclitisme ( pas de substance sous le change-ment , ni donc dego sous la vie ou la pense) ; lincroyance (ni dog-mes ni foi) ; le rle de lexprience personnelle en philosophie ; lepessimisme (lide que la douleur domine, sans que cela vaillecomme condamnation de la vie) ; enfin la signification de la mortcomme nant (lternel retour ntant chez Nietzsche, selon MarcelConche, quune espce de mythe, et la rincarnation, chez leBouddha, quun cycle dont il faut se librer)7. Quant aux points dedsaccord avec Nietzsche, ils portent sur le dsir et la douleur

    (lapproche de Marcel Conche est plus qualitative que celle deNietzsche : il est de bons et de mauvais dsirs, de bonnes et de mau-

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    1. Vivre et philosopher,p. 78.2. Voir La question de lhomme , dans lOrientation philosophique,p. 90

    (la formule est extraite deLa volont de puissance,t. II, p. 136 de la trad. Bian-quis (III, 437).

    3. Volont de puissance, IV, 94 (cit par M. Conche, Orientation...,p. 90,n. 31).

    4. Vivre et philosopher,p. 78.5. Ibid. Voir aussi la p. 77.

    6. Ibid.,p. 78.7. Nietzsche et le bouddhisme, Encre marine, 1997, p. 35 40. DansLalatoire, reprenant cette ide de lternel retour comme croyance ad usum

    populi,Marcel Conche ajoute que Nietzsche, bien sr, ny a jamais cru lui-mme (d. de Mgare, p. 135 et n. 2 ; rd.PUF, p. 223 et n. 4).

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    vaises douleurs) ainsi que sur la piti ( Nietzsche se trompe ausujet de la valeur de la piti )1. Mais quant au fond et pourlessentiel, Marcel Conche nhsite pas : il est assurment plusproche de la sagesse tragique de Nietzsche que de la sagesse euphorique ou apathique (au sens grec ou pyrrhonien duterme) du Bouddha. Cest que la vie lui importe davantage que lesalut, et la vrit, davantage que le bonheur. Et je ne peux pour mapart, sur ces deux points, que lui donner raison.

    Enfin,ilyalestyledeNietzsche,queMarcelConcheadmirefort(ille juge presque gal, de ce point de vue, Pascal), et surtout une cer-taine manire de philosopher, toute subjective et libre. La philo-

    sophie lyrique de Nietzsche ne sadresse pas la raison , va jusqucrire Marcel Conche, cest pourquoi il parle moins aux philosophesquaux crivains et aux artistes2. Dans la bouche de Marcel Conche,cestunlogequonpeutjugerambigu.Mais,danslemmearticle,ilya ceci, qui va plus loin : Par sa pratique sceptique, Nietzsche en ditplus long quaucun philosophe depuis Montaigne sur la nature de laphilosophie. La pense du philosophe nest pas une pense du soir,comme le voulait Hegel, mais une pense matinale. Pour Nietzschecomme pour Montaigne, cest toujours le matin de la pense. Cela

    signifiequilfauttoujoursregarderleschosescommepourlapremirefois. 3 Cest ce que fait Marcel Conche, par quoi il se sent proche deNietzsche,etdautantpluspeut-trequilsenrclamemoins.

    On a le sentiment, disons-le pour conclure, que Marcel Conchepense la foisavecetcontreNietzsche, maisavec,dabord et surtout.Quand il scarte de lui, et ce nest pas rare, cest souvent pour treen quelque sorte plus nietzschen que Nietzsche (par exemplequand il lui reproche de ne pas pousser assez loin le tragique, ou de

    rester, certains gards, un penseur religieux). Quant aux dsac-cords en matire de morale, ils sont assurment fondamentaux.Mais le tragique, chez Marcel Conche, en serait plutt accentu. Sila nature est sans morale, comme le pensent nos deux auteurs, et silny a que la nature (la morale napparaissant, dans la nature, quepour et par lhomme : son absoluit, chez Marcel Conche, reste unfait humain), alors la morale est elle aussi voue prir. Elle nenvaut pas moins pour autant (puisque la valeur, contrairement ceque Nietzsche a parfois laiss entendre, na pas besoin, pour valoir,

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    46 Andr Comte-Sponville

    1. Ibid.,p. 41.2. Le philosophe lyrique , dans Le Nouvel Observateur, numro hors

    srie, septembre-octobre 2002,Nietzsche,p. 96.3. Ibid.,p. 97.

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    dchapper lphmre). Si le penseur tragique est celui pour quice qui a la valeur la plus haute est aussi ce qui prit inluctable-ment 1, alors un penseur qui prend la morale au srieux, commefait Marcel Conche, est en vritplus tragiqueque celui qui, commeNietzsche, lui conteste toute pertinence et toute valeur. La moralefait partie de ce qui a la valeur la plus haute. Lui demeurer fidletout en sachant quelle nest pas ternelle, cest rester fidle, aussi,au tragique.

    Pour moi, qui suis plus proche de Nietzsche quant au statut dela morale (le relativisme) et plus proche de Marcel Conche quant sa valeur (qui ne me parat ni pouvoir ni devoir tre limine ou renverse ), jen tirerais volontiers une leon : la fragilit ontolo-gique de la morale (quelle soit inscrite non dans ltre ou la vrit,mais dans lhistoire et le cur des hommes), loin dattnuer le tra-gique, le redouble (que nous ayons une morale, ce nest tragique queparce que la nature nen a pas ; que la nature soit amorale, ce nesttragique qu la condition que la morale continue de valoir, aumoins pour nous), et, loin de rfuter la morale, la rend la fois plusprcieuse (puisquelle peut disparatre) et plus urgente (puisquellea besoin de nous pour exister). Cela me parut, dans les annes 1970

    et contre le courant alors dominant, dessiner le seul chemin surlequel je pouvais mengager quitte y inventer, comme il faut lefaire de toute faon, mon propre itinraire. Ctait le chemin ouvertpar Marcel Conche : assumer le tragique sans saffranchir pourautant de la morale ; assumer la morale, sans renoncer pour autantau tragique.

    Andr COMTE-SPONVILLE.Universit Paris I.

    1. Orientation...,p. 178.

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