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Angélique T24 - La route de l'espoir 2 - ekladata.comekladata.com/.../Angelique-T24-La-route-de-l-espoir... · Chapitre 21 Il faisait très beau lorsque L'arc-en-ciel jeta l'ancre

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La route de l'espoir 2

Anne et Serge Golon

La série01 : Angélique, marquise des anges 102 : Angélique, marquise des anges 203 : Le chemin de Versailles 104 : Le chemin de Versailles 205 : Angélique et le roi 106 : Angélique et le roi 207 : Indomptable Angélique 108 : Indomptable Angélique 209 : Angélique se révolte 110 : Angélique se révolte 211 : Angélique et son amour 112 : Angélique et son amour 213 : Angélique et le Nouveau Monde 114 : Angélique et le Nouveau Monde 2

15 : La tentation d'Angélique 116 : La tentation d'Angélique 217 : Angélique et la démone 118 : Angélique et la démone 219 : Angélique et le complot des ombres20 : Angélique à Québec 121 : Angélique à Québec 222 : Angélique à Québec 323 : La route de l'espoir 124 : La route de l'espoir 225 : La victoire d'Angélique 126 : La victoire d'Angélique 2

Quatrième partieLe séjour à Gouldsboro

Chapitre 21Il faisait très beau lorsque L'arc-en-cieljeta l'ancre devant Gouldsboro.

En attendant l'exécution des manœuvresqui consistaient à rassembler lesbagages sur le pont, à descendre leschaloupes à la mer, à aider les passagersà y prendre place – et quels passagers enla personne de Raimon-Roger etGloriande de Peyrac ! – les premiersémissaires de Gouldsboro seprésentèrent au navire et grimpèrent parles échelles de corde ou les filins.

Parmi eux, l'actif et entreprenant MartialBerne, frère aîné de Séverine et sabande de jeunes patrouilleurs de la baie,flanqué du fidèle Écossais GeorgeCrowley qui se vantait d'être le premiercolon du lieu, et du vieux chefMassasswa avec sa flottille d'Indiensqu'on ne voyait guère le reste de l'annéemais qui surgissait comme par miraclede toutes les criques environnantes dèsque le pavillon du comte de Peyrac sedistinguait à l'horizon.

Au bout d'un instant, tout ce monde étaitassemblé autour des petits paquetsblancs portés par leurs nourricessoignantes et berceuses et la manœuvren'avançait plus.

Enfin, on réussit à disperserl'attroupement et Angélique obtint, àforce d'insister, quelques nouvelles etquelques réponses à ses questions.

Tous étaient d'accord. L'automne seraitlong et le soleil de l'été indien, toujoursparticulièrement brûlant et immuable,promettait de briller au moins jusqu'auxderniers jours d'octobre, sinon jusqu'à lami-novembre. Ce qui permettrait dedemeurer au moins une à deux semainessur les rivages sans courir le risqued'être surpris par les premiers frimasdurant le voyage de retour versWapassou, avec les petits princes.

Un contretemps cependant. Le navire LeGouldsboro, qui avait quitté le port

d'attache en juin pour l'Europe comme ille faisait chaque année, n'était pasencore de retour, ainsi que le plus petitbâtiment, Le Rochelais, chargé, lui,d'une mission particulière et secrète enMéditerranée. Ce retard ne pouvait êtreconsidéré encore comme inquiétant,mais Le Gouldsboro et son capitaineErikson les avaient habitués à les voireffectuer l'aller et retour à traversl'océan avec tant de célérité et deréussite qu'on finissait par oublier qu'ilspouvaient, comme les autres, rencontrertempêtes, calmes plats ou pirates.Personne n'envisageait la possibilitéd'un naufrage et l'on fut rassuré dansl'heure suivante grâce à un message queleur fit porter le corsaire hollandais, un

ami qui louvoyait dans les parages et lesprévenait qu'il avait rencontré lebâtiment à l'ancre dans un fjord de l'îleRoyale, où il attendait d'être rejoint parLe Rochelais plus lent, avantd'entreprendre de contourner ensemblela Nouvelle-Écosse et de rallier le port.

Tout ce qu'on pouvait souhaiter, c'estqu'ils arrivassent avant le départ obligévers le Haut-Kennébec, car ces naviresseraient chargés de mille objets, outils etdenrées précieuses pour l'hivernage et ilserait regrettable de ne pouvoir lesacheminer vers Wapassou.

Enfin Martial Berne allait partir pourétudier à Harvard. Son père ne voulaitpas le voir devenir un pirate de la baie

Française. Ensuite, il irait à New-port,puis à New York pour le commerce.

– Bisque ! Bisque, rage ! J'ai vu tout celaavant toi, chantonna Séverine en pointantson index frotté par l'autre vers lui. Je nete raconterai rien !

La Rochelle française, sa volubilité, sespetites manières traditionnelles qui nemourraient pas si vite, éclataient ausoleil... Et Angélique se prépara àaffronter Gouldsboro et ses dames.

Les liens qui unissaient Angélique à lapartie majoritaire de la population, leshuguenots français de La Rochelle,étaient profonds, indéfectibles, maisambigus et, a priori, le demeureraient

toujours. Ils lui reprochaient de les avoirentraînés à monter sur le navire deJoffrey de Peyrac, un pirate à leurs yeux.Elle avait demandé leur grâce à genouxlorsqu'ils s'étaient rebellés contre luipendant la traversée et avaient méritéainsi la corde.

Dans des circonstances où toute femmehonnête aurait dû se cacher de honte, carelle avait été accusée d'adultère avecBarbe d'Or, elle leur avait tenu tête avecune désinvolture renversante.

Elle savait qu'à leurs yeux, quoi qu'ellefît, sa conduite avait toujours quelquechose de choquant.

Tandis que L'arc-en-ciel entrait en rade,

Angélique, la lorgnette à l'œil, lesavaient vues, au premier rang, en groupecompact et dominateur, reconnaissablesà leurs vêtements sombres et à leursbelles coiffes blanches, celles quiavaient été les dames de La Rochelle etdevenaient les dames de Gouldsborotant les autres habitantes du lieu, pasmoins nombreuses, n'étaient près d'ellesque menu fretin.

Angélique qui les aimait pour tout cequ'elles avaient vécu ensemble et quiaurait voulu leur plaire et se faireapprouver d'elles, soupirait, car ellesavait qu'elle leur inspirerait toujours,quoi qu'elle fît, un sentiment deréprobation. Qu'elle se fût introduite

parmi elles à La Rochelle, tout d'abordcomme humble servante, pour se révélerensuite dame de haute noblesse, cela nechangeait rien à rien, expliquaitvolontiers l'autoritaire Mme Manigault.Car, qu'elle fût la domestique de GabrielBerne ou la femme du pirate auquel ilsdevaient leur salut et leur installation auNouveau Monde, elle les avait toujoursprises en main avec la même autorité etdominées de la même façon désinvolte,n'ayant jamais eu conscience qu'elleavait affaire à des gens sérieux etmaîtres de leur destin, eux, les huguenotsde La Rochelle.

Angélique savait aussi qu'au bout dequelques jours, après en avoir discuté,

ils se résigneraient à ce qu'on ne pût lachanger et l'améliorer. Ilsreconnaîtraient pour la énième foisqu'elle avait une mentalité tropdifférente de la leur pour qu'il n'y ait pasdes frottements ou malentendus, quec'était une femme fantasque, sinonlégère, en tout cas trop indépendante,pour qu'ils n'en soient pas dérangés,mais ils finiraient par convenir qu'ilsl'aimaient beaucoup, dame Angélique deLa Rochelle ou de Gouldsboro, tellequ'elle était, et qu'ils ne l'auraient pasvoulue autre, et qu'ils étaient biencontents de la voir chez eux.

Mais les retrouvailles étaient toujoursdifficiles. Elle avait beau se donner

beaucoup de mal pour ménager tout lemonde et ne choquer personne, ellesentait rapidement que sa venueperturbait l'équilibre de leur existencebien réglée. Elle avait fini parcomprendre qu'il ne dépendait pas d'ellequ'il en soit autrement. Elle n'en étaitresponsable que par la place importantequ'elle avait prise, malgré eux, et malgrébien des scandales, dans ces cœursombrageux, peu enclins à l'indulgence età capituler devant la séduction.

« Qu'ai-je fait au ciel, se demandaitparfois Angélique, pour quel'attachement qu'on me voue m'apporte sisouvent inconfort et périls ? Les hommesse battent entre eux, à cause de moi, les

femmes s'estiment frustrées si je neconsacre pas à chacune d'ellesexclusivement mon attention... »

Hors la sage et tendre Abigaël, il luifallait se résigner pour les autres, à lesvoir arborer têtes de Carême, les lèvresserrées, sur un blâme inexprimé et sanspouvoir déterminer à propos de quoi ;elle était certaine qu'elle allait cette foisencore leur procurer maintes raisons demécontentement.

Ses pronostics se révélèrent justes.

D'emblée, les dames honnirent Ruth etNômie. Non parce qu'elles étaientanglaises, mais elles devinèrent aussitôtle côté suspect de leur personnalité et la

place privilégiée qu'elles avaient prisesdans le cœur d'Angélique. Aussi firent-elles de préférence beaucoup de frais àla sage-femme irlandaise et à ses filles,tandis que les deux jeunes femmesétaient systématiquement tenues à l'écart.

Dans le brouhaha du débarquement,Angélique était surtout préoccupée dedésigner le lieu où l'on allait loger lespetits héros du jour, dont les nacellesd'osier, portées chacune sur la tête d'unmatelot, abordèrent la grève dans unsilence quasi religieux, pour être ensuitel'objet de joyeuses clameurs, tandis queleurs porteurs montaient la plage avecorgueil.

Depuis qu'ils étaient venus en couple, en

ce point du rivage du Maine, Angéliqueet Joffrey de Peyrac n'avaient jamais eul'occasion d'y résider longtemps. Ilsavaient gardé l'habitude de loger dansleur fort de bois, rustique mais solide,qui se dressait à l'extrémité de la pointerocheuse et fermant la crique dont onavait fait depuis un port.

Édifié sur les ruines d'anciens fortinsdus aux premiers visiteurs de l'endroit,Champlain peut-être ou des pêcheursanglais surpris par l'hivernage, agrandid'un enclos fermé d'une palissade depieux, ce fort était resté longtemps laseule habitation digne de ce nom. Joffreyde Peyrac, venant des Caraïbes où ilavait amassé une fortune en repêchant

les trésors des galions espagnols, s'ycantonnait jadis avec son équipage et sesrecrues de mercenaires, entre deuxexplorations dans l'arrière-pays ou desreconnaissances le long des côtestourmentées d'un territoire sur lequel ilvenait d'acquérir des autorités duMassachusetts un droit d'établissementet de recherche des mines d'argent.

De deux étages, le fort comportait, enbas, une grande salle commune qui avaitservi aussi de comptoir pour la traite etle troc, flanquée de magasins etentrepôts divers pour les vivres et lesarmes. En haut, l'étage était occupé parune vaste chambre et deux autres pluspetites, et c'était là qu'Angélique allait

s'installer avec ses malles et ses coffres.La chambre était meublée d'un grand lit,table et fauteuils, escabeau, avec destentures et tapisseries aux murs pourprotéger du froid et de l'humidité. Il yavait aussi une armoire, ce qui n'étaitpas fréquent dans ces contrées. Onpouvait y ranger objets de toilette,bibelots, bijoux, et y entreposer lesdiverses marchandises qu'apportaientles navires d'Europe après les avoirtriées et décidé vers quels autres lieuxou demeures elles devaient êtreacheminées.

Ce fut donc tout naturellement vers lefort que se dirigèrent les porteurs desbercelonnettes de Raimon-Roger et de

Gloriandre. Mais, au moment de lesfaire monter dans la grande chambre,Angélique se souvint que Mme deMaudribourg, la démoniaque amie dupère d'Orgeval, y avait logé. Et elle futprise de panique.

Elle redouta pour les précieux innocentsqu'elle ramenait de Salem, que deseffluves du mal destructeur n'ydemeurassent... C'était dans cettechambre qu'une nuit, en s'éveillant,hérissée de terreur, elle avait discernédans un coin un « être » sombre. C'étaitautour de ce lit que les pauvres filles duroy subjuguées, envoûtées, subissaientl'ascendant du démon succube. C'étaitdans cette pièce qu'avaient commencé

les mensonges et qu'étaient partis lesordres de mort, la genèse des crimes.

Elle fit attendre le cortège dans la salledu bas, ce qui autorisa la foule à pouvoircontempler de plus près les deuxenfançons, déposés dans leurs corbeillessur la table de bois et qui se tenaienttranquilles, n'ayant pas encore réaliséqu'on les avait séparés de nouveau.Faisant signe à Ruth et à Nômie de lasuivre, elle monta avec elles.

Brièvement, elle leur expliqua ce quis'était passé en ces lieux et leur demandade se livrer à l'examen des influencesnocives qui devaient y traîner encore etsi possible à leur effacement.

Déjà, Agar sortait du havresac labaguette de sourcier et la remettait enmarmottant des formules à RuthSummers. Puis, elle s'asseyait contre lechambranle de la porte, ses larges yeuxd’Égyptienne aux aguets, inspectant avecun mélange de crainte et d'intensecuriosité l'ensemble de la pièce, tandisqu'Angélique, demeurant elle aussi surle seuil, regardait s'avancer, puis aller etvenir l'une derrière l'autre, lessilhouettes des deux jeunes femmes deSalem : Ruth, sa baguette aux doigts,Nômie la suivant avec des gestes desmains qui se levaient comme pour capteron ne sait quels courants invisibles, et sapetite silhouette frêle tournoyant surelle-même, tantôt à droite, tantôt à

gauche. Mais parfois, une expression dedouleur crispait son visage et ellen'achevait pas le tour. Puis ellesreprenaient leur marche processionnelle,échangeant des propos sur le ton de laconversation banale.

Le soleil ayant tourné, il régnait unelumière pâle, celle du jour mêlée aureflet du ciel sur la mer, au pied dupromontoire. Une lueur douce, neutre,transparente, où les deux magiciennespassaient avec la discrétion de fantômesaccoutumés à ne pas être perçus par leregard des humains.

Puis elles revinrent vers Angélique, etRuth rangea sa baguette avec des gestesprécis de ménagère dans le sac que la

bohémienne, promptement relevée, luitendait.

– Alors ? interrogea Angélique.

– Alors rien ! dit Ruth en secouant latête.

– Rien ! répéta Angélique. Et pourtant,elle a vécu ici. Comment expliquez-vouscela ?

Ruth se tourna vers Nômie.

– Le chat a tout pris, déclara celle-ci enouvrant les mains d'un geste quisignifiait : c'est ainsi.

– Le chat ?

– N'était-il pas là ?

– En effet...

Et c'était même ce jour-là qu'il étaitapparu, sire chat, qui se promenaitaujourd'hui, solennel et bien fourré, parles chemins de Gouldsboro. Il n'étaitalors qu'un misérable petit chat denavire, pas plus grand que la main dumousse qui avait dû le jeter au rivageparmi les flaques. Soudain, Angéliqueassise au chevet d'Ambroisine l'avait vu,là, contre sa jupe, comme surgi duplancher, si faible, étique et vacillant surses pattes grêles qu'il n'avait plus laforce de miauler. Il la fixait de ses yeuxdilatés avec une telle expressiond'attente si pleine d'espoir et de

confiance. Elle l'avait pris contre ellepour le réchauffer, le soigner.

Sire chat ! Petit génie du bien. Envoyépour prendre le mal...

– Pourquoi nous regardes-tu ainsi ?demanda Ruth. Nous savons si peu dechoses des mystères qui escortent leshumains. Plus d'êtres que tu ne croisvivent avec des pouvoirs secrets etbeaucoup plus devraient le savoir. Tantde forces et tant de trésors qui nousfurent dévolus se perdent de nos jours.Mais c'est le rôle et le but de Satan quede priver l'homme de ses dons mystiqueset d'éloigner de lui les secours divins.

Chapitre 22Et comme elle s'enquérait du jeuneLaurier Berne, le second frère deSéverine et qui était pour elle un de sesenfants adoptifs de La Rochelle, elle levit accourir.

– Le chat est venu chez nous en premier,cria-t-il. Venez vite, dame Angélique,nous vous attendons pour la collation.

Chez les Berne, autour du diplomatevisiteur, sire chat, sur la table, elleretrouvait Abigaël, son époux, leurscharmantes petites filles, une Élisabeth

de deux ans, une Apolline de six mois.Dénombrant une autre tête blonde,Angélique s'informa du nom de ce petitvoisin.

– C'est le petit Charles-Henri, voussavez bien... En l'absence de sa belle-mère Bertille qui est partie pouraccompagner son père M. Mercelot enNouvelle-Angleterre et lui tenir sesécritures, nous l'avons pris avec nous.

– Ah oui ! Charles-Henri ! fit-elleattristée. Ses grands-parents, lesManigault, ne pourraient-ils s'enoccuper, ainsi que leurs filles, Sarah etDéborah qui sont ses tantes, au lieu des'en remettre toujours à vous, Abigaël,qui n'êtes qu'une voisine, chargée

d'enfants !

Abigaël eut une expression dubitative etcaressa la tête de l'enfant qui était beauet développé pour ses trois ans, mais quiavait l'habitude de tenir toujours sesgrands yeux écarquillés comme si onétait en train de lui expliquer quelquechose d'ahurissant qu'il ne comprenaitpas.

Elle répondit avec mansuétude.

– Vous savez ce qu'il en est pour eux vis-à-vis de ce pauvre petit. Il faut lesexcuser.

Un nuage de tristesse passa sur le visagedes personnes présentes tandis que l'on

prenait place autour de la grosse tablede bois et que maître Gabriel Berne,après avoir été tirer du vin au tonneaudans une remise fraîche creusée à mêmele coteau, versait à boire dans lesgobelets d'étain disposés par Séverine.

Pour fuir un sujet de souci latent à lacommunauté de Gouldsboro, ladisparition de la vraie mère de Charles-Henri, on se congratula : cette année aumoins, l'été ne semblait avoir apportéque des satisfactions. Pas de pirates,écumeurs de mer embossés dans les îlespour arraisonner les navires arrivantd'Europe avec leur cargaison deravitaillement, pas d'indésirables parmices morutiers étrangers, d'Anglais en

quête de revanche sur les postesd'Acadie française, de raids iroquois, oude guerre sainte abénakise contrel'hérétique. Donc la paix dans la baieFrançaise.

– Soit, approuva Séverine, primesautièreet pétillante et qui, rentrant chez elle,avait force nouvelles à raconter.

Un bras passé autour des épaules de sonpère et de sa seconde mère qu'elleaimait beaucoup, elle continua :

– Soit ! Je reconnais que le climat àGouldsboro est des plus aimables, qu'onse sent le cœur léger et en amitié avecson voisin...

Mais, à son avis, il était temps que tousles gens de bon sens en conviennent carcela éclatait au grand jour. Si cetteannée, ici, l'atmosphère était détendue,bienveillante, ce n'était pas seulement àcauses des réussites de l'été : bonnesmoissons, bonnes nouvelles d'Europe,bonne pêche, bon troc et commerce,bonnes arrivées et bons départs denavires et l'heureuse naissance desjumeaux de Peyrac venant couronner letout, mais aussi... parce qu'on avait étédébarrassé de Bertille Mercelot.

Sans oser le dire tout haut, par crainte deMme Manigault toujours très autoritaire,mais certains osant le glisser de boucheà oreille, l'on finissait par constater que,

sans Bertille Mercelot, tout le mondes'entendait mieux à Gouldsboro. EtSéverine ayant raconté commentl'insolente, rencontrée à Salem, s'étaitcomportée envers Mme de Peyrac àpeine remise de ses couches, les languesse délièrent.

Bertille Mercelot, déclara-t-on, necessait pas de jouer le rôle de la pommede discorde, et cela depuis qu'elle étaitnée. Ceux de La Rochelle qui l'avaientvue grandir prétendaient que toute petite,elle semait déjà la zizanie parmi les« mouflettes » du quartier des Remparts,avec lesquelles elle apprenait à lire laBible chez deux braves demoiselles quiavaient dû renoncer à poursuivre leur

enseignement après son passage dansleur petite officine où sans malice etavec dévouement, elles enseignaient auxpetites huguenotes de la ville à se tenirdroites et à faire gentiment la révérence,courte et modeste, et un peu de coutureet de tricot. Parce qu'elle était jolie,ravissante même, fille unique etl'héritière d'une imposante fortune due àun prospère commerce de papeterie,Bertille Mercelot s'était toujoursimaginé qu'elle était irrésistible et qu'ily avait insulte à sa personne de ne pas lereconnaître.

Comme elle était une fillette intelligenteet apprenait plus vite que les autres, ilétait difficile de nier cette supériorité

qu'elle affirmait par sa seule etincomparable présence, et sescompagnes d'enfance avaient fini paradmettre comme elle que BertilleMercelot était née pour être à lapremière place en tout et partout et nelaisser aux autres que les restes etlorsque l'âge était venu pour elled'attirer le regard des hommes, elle avaitdû se trouver devant le choix difficile deles attirer tous, mais n'avait pas reculépour autant dans son ambition d'enattacher le plus grand nombre à son char,au moins pour ne pas les abandonner àd'autres.

Il était difficile de déceler au premiercoup d'œil les passions couvant sous

cette eau dormante. Elle savait s'yprendre pour détourner les esprits de saresponsabilité dans une querelle, car, sil'on osait employer le langage papiste,« on lui aurait donné le Bon Dieu sansconfession ». On patientait donc, soit paraveuglement, soit pour ménager lesparents Mercelot qui étaient les plusbraves gens du monde et qui ne s'étaientjamais aperçus que leur fille adorée étaitune garce.

Mais, maintenant que son père avait eula bonne idée de l'emmener dans satournée des moulins à papier deNouvelle-Angleterre, on mesurait ausoulagement éprouvé le poids que sessournoiseries faisaient peser sur la

communauté.

Avec Bertille, on était toujours en trainde se demander à la paix de quel ménageelle allait s'attaquer et, avec ces piratesrepentis de l'autre côté du port, papistesdonc paillards de nature si la bonneentente établie par Colin Paturel avait unjour des raisons de se rompre, lesimprudentes incursions de Bertille parmieux n'y seraient pas étrangères. En fait, iln'y avait que Colin, le gouverneur, etAbigaël Berne devant lesquels elle filaitdroit et encore, il n'était pas dit qu'ils nese laisseraient pas emberlificoter un jourpar ses mines, ses ragots, ses propos àla fois doux et vinaigrés.

Gabriel Berne versait généreusement le

vin blanc de la Garonne, et Angéliquetrouvait reposant, après Salem, debavarder en toute tranquillité avec desamis sur ces sujets concernant levoisinage qui sont à la fois sansimportance et très importants. Laurierapportait une assiette de crevettes etd'huîtres fraîches. Tante Anna et lavieille Rebecca arrivaient. On leurfaisait place et l'on repartait à parler enlong et en large de Bertille Mercelot,tandis que Gabriel Berne ouvrait leshuîtres d'un geste péremptoire.

Tante Anna, qui était un peu distraite,émit l'opinion qu'il faudrait marier cetteBertille perturbatrice. Il y eut un tollé.

– Mais elle est déjà mariée, vous le

savez bien !

– À ce crétin de Joseph Garret qui courtles bois au lieu de surveiller sa femme !

– Si Jenny Manigault ne s'était pas faitenlever par les Indiens...

– Prenez garde de ne pas parler ainsidevant l'enfant !

– C'est vrai ! Prenez garde, il peutcomprendre.

– Non, il est encore trop petit.

On embrassait le pauvre Charles-Henri,et l'on recommençait de parler deBertille Mercelot afin de trouver unesolution.

C'était une méprise habituelle desuggérer, comme tante Anna, qu'il luifallait trouver un bon époux et beaucoupla commettaient jusqu'au moment où onleur faisait remarquer qu'elle en avaitdéjà un, puisqu'elle était mariée, et cedepuis près de deux ans, avec JosephGarret, le gendre des Manigault. Elleavait toujours rêvé d'entrer dans lafamille des Manigault, l'une des plusimportantes de La Rochelle et parmi lesplus grands des armateurs, maiscomment, on ne voyait pas alors, ceménage de riches bourgeois n'ayantcomme fils qu'un petit tardillon, Jérémie,venu après quatre filles, contemporainesde Bertille, laquelle avait toujoursjalousé Jenny, l'aînée, et plus encore de

l'avoir vue se marier avant elle avecledit Garret, joli garçon, de bonnenaissance, officier dans un régiment deSaintonge.

Or, aujourd'hui, Bertille Mercelot étaitl'épouse dudit Garret, mais par lesméandres de quels hasards tragiques ?

La charmante Jenny Manigault aurait-elle pu prévoir dans sa jeunesseheureuse et gâtée de La Rochelle, qued'être née huguenote la jetterait un jour,avec sa famille, sur les chemins de l'exilet qu'à leur fuite de proscrits, elleajouterait deux dramatiques privilèges :celui d'avoir mis au monde le premierenfant de Gouldsboro, né dans lespremiers jours de leur débarquement et

que l'on avait nommé Charles-Henri, etcelui d'avoir payé la première leur tributà la cruelle Amérique : quelques joursaprès ses relevailles, comme elle serendait avec les siens au campChamplain, elle avait été enlevée par unparti d'Indiens qui rôdaient, Iroquois ouAlgonquins, on n'avait pu le savoir, etelle avait disparu à jamais.

Dures prémices à offrir aux dieuxsauvages de l'Amérique du Nord pourobtenir d'y survivre et d'y recommencerune nouvelle vie.

Chez les Manigault, longtempsassombris et révoltés, la plaiecommençait à se cicatriser. Leurs autresfilles étaient belles et bonnes. Jérémie

grandissait, on en ferait un entreprenantarmateur du Nouveau Monde et pourcommencer, il irait étudier lui aussi àHarvard en Nouvelle-Angleterre. Lesaffaires prenaient tournure. Chez eux, onne parlait jamais de l'aînée, Jenny, mortesans tombe où la pleurer. Bertille, enséduisant et en épousant dès le premierhiver le jeune veuf désemparé, avaitmontré en l'occurrence plus de hâte quede jugeote. Cela ne l'avait en rienrapprochée des Manigault, et elle auraitpu réfléchir qu'il y avait différence àdevenir la parente des Manigault de LaRochelle lorsqu'ils habitaient leursomptueux hôtel particulier, ou celle dessemi-naufragés sous toit de chaume etcabane de rondins ou de planches, tels

que furent les immigrants, les premierstemps, tous pionniers d'Amérique, logésà la même enseigne, nés riches oupauvres. Aussi, le nouveau ménageGarret n'avait jamais bien marché.Bertille n'aimait pas le petit Charles-Henri. Elle s'en débarrassait chez savoisine Abigaël, les grands-parentsManigault se désintéressant eux aussi dece petit-fils qui leur rappelait un crueldeuil, et en fait, ne pouvant supporter savue. Bertille, pour sa part, se trouvait laplupart du temps chez ses parents et oncontinuait à l'appeler Bertille Mercelot.Elle revenait parfois chez elle, reprenantl'enfant avec de grandes démonstrationsd'attachement afin qu'on pût dire qu'elleétait parfaite, touchante, dévouée. Ses

réapparitions coïncidaient, remarqua-t-on, avec l'arrivée des navires d'Europe,l'annonce de visiteurs intéressants de labaie Française, parfois avec les retoursde Joseph, son époux, qui, pour lecompte d'une compagnie mi-anglaise,mi-hollandaise, s'était associé à desbosslopers ou bushrangers, comme ondésignait les coureurs de bois anglaisqui allaient chez les Indiens acheter etcollecter les fourrures.

En bref, tout le monde à Gouldsboroétait soulagé que Bertille Mercelot fûtabsente. Dans les chroniques futures,l'ambiance qui régna au cœur de l'été enquestion serait jugée idyllique et l'on enreparlerait souvent. Et tout d'abord, de

ce retour de L'arc-en-ciel qui était entrédans la rade tout chargé d'oriflammes etde « lisses » écarlates comme unvaisseau royal et de celui du comte et dela comtesse de Peyrac, ces deuxpersonnages qui n'étaient pas comme lesautres, que l'on croyait parfois haïr,redouter et rejeter, mais qui finissaientpar tant vous plaire par leur sens de lafête et leur ardeur de vivre, et qui étaientrevenus cette fois avec deux enfantsmiraculeux, en robes de velours, beauxcomme des « amours » sur leurscoussins brodés. Et l'existence àGouldsboro était suffisamment dure pourqu'on n'eût pas à bouder son plaisir et àse laisser empoisonner par des fillesmalfaisantes comme Bertille. Il y aurait

aussi le retour du Gouldsboro et duRochelais, avec leurs cargaisonssuperbes. Et la population s'attachait deplus en plus à sa ville, il y avait unmouvement fou de troc et de commerce,de visites et d'alliances...

Mais rien ne valait mieux que l'absencede cette Bertille Mercelot. On venait decomprendre qu'on ne se trompait pas enla considérant comme un véritablepoison.

Abigaël, toujours charitable, dut enconvenir elle aussi.

– Mais qu'adviendra-t-il de ce petit-làavec une si mauvaise mère ?

Angélique continuait d'espérer qu'il nes'agissait que de broutille, que la jeunefemme s'amenderait. Bien qu'elle aitservi de cible aux mauvais propos deBertille, elle la considérait seulementcomme une enfant un peu sotte. Qu'on luiconstruise un jour à Gouldsboro unejolie demeure telle qu'elle en avait vu enNouvelle-Angleterre, et elle s'y plairaitautant qu'ailleurs. Cela lui permettrait deparader.

Il fallait surtout obtenir que son marirevienne des bois. Ne pourrait-il êtreplus utile ici, comme ancien officier duroi, à s'occuper de la milice, à formerune escouade de bons militaires, plutôtqu'à suivre les bushrangers anglais pour

négocier de la fourrure dont ici ils nefaisaient qu'un petit échange afin de nepas déplaire aux Indiens ?

– Par contre, dit-elle, si un jour lui, quiest un Français réformé, c'est-à-direhérétique, accompagnant des Anglaisconcurrents, tombe sur des Français deCanada qui sont si jaloux de cemonopole, et qui considèrent que toutesles fourrures de l'Amérique du Nord leursont dues, je ne donne pas cher de sachevelure.

Abigaël eut un sursaut effrayé etsoupira :

– Pauvre garçon !

Puis en regardant Charles-Henri qu'ellevoyait déjà privé de tout soutien paternelet maternel :

– Pauvre petit !

Gabriel Berne approuva Angélique dansses avis. Faisant fi de pronostics tropsombres, tous trois décidèrent que plutôtque d'essayer de convaincre lesManigault de s'occuper de leur petit-fils,ils entreprendraient Garret à son retour,lui créant des obligations et desresponsabilités civiques pouvant leretenir à Gouldsboro au logis, près de sajeune femme et de son fils. On allait enparler au gouverneur Paturel.

Chapitre 23Gouldsboro était devenu si peuplé quetout le monde ne s'y connaissait pas etmaintenant pour Angélique une grandepartie de la population sous lajuridiction de Colin Paturel lui étaitétrangère. Elle ne pouvait se faireprésenter à tous et durant ce séjour, elleallait surtout revoir ses amis et lespersonnes de connaissance qui venaientà Gouldsboro pour la rencontrer.

– Madame de Peyrac ! Madame dePeyrac !

Angélique qui traversait la place encourant choisit de faire la sourde oreilleà ces appels qui vingt fois par jour luiparvenaient dès qu'elle mettait le pieddehors.

Aux onomatopées qui s'échangeaientlorsque canots et chaloupes amenaientles occupants d'un navire vers la plage,on pouvait apprendre de quels points dela côte ou de quelles îles ils arrivaient,voix anglaises ou françaises, ou parfoiscordialement mélangées lorsqu'ils'agissait de la lointaine île de Monéganou des établissements de l'embouchuredu Kennébec, dont plusieurs bannièresgardaient l'entrée, jusqu'à celle dumarchand hollandais Peter Boggen.

On avait annoncé des Acadiens de Port-Royal. Angélique, qui s'était attardée denouveau chez les Berne, essayait depasser sans se faire remarquer de lacompagnie dans le souci de regagner lefort afin de « s'arranger » un peu au casoù Mme de la Roche-Posay serait parmiles arrivants. Elle voulait aussi jeter uncoup d'œil sur ses jumeaux qu'elle sereprochait de délaisser, malgré, et peut-être, à cause du nombre de personnesqui en assumaient la garde et les soinssur le bateau. Un vieux matelot,Circassien d'origine, voyant quel essaimde cottes et de coiffes s'ébattait autourdes deux trésors, l'avait à plusieursreprises mise en garde, en lui assénantd'un air sinistre un proverbe russe, fruit

de la sagesse et de l'expériencepopulaires :

– Un enfant qui a sept nourrices devientborgne !

Elle allait donc rapidement et fit mine dene pas entendre la voix fraîche et jeunequi la hélait :

– Madame de Peyrac !... Madame dePeyrac !

Cependant, ayant jeté un regard de côté,elle vit qu'il s'agissait d'une femme,manifestement enceinte, et qui se hâtaitun peu lourdement dans le sable pour larejoindre. Force lui fut de s'arrêter et derevenir sur ses pas.

– Oh ! Madame de Peyrac, je suisheureuse de vous revoir, fit la jeunefemme essoufflée. Je voudrais tant quevous me donniez des nouvelles de masœur !

Arrivée vers Angélique, elle se jetaspontanément dans ses bras et celle-cine put faire autrement que del'embrasser.

– Qui êtes-vous, ma chère ?

– Vous ne me remettez pas ?

Elle avait un léger accent rocailleux,plutôt anglais. Angélique pensa à lajeune Esther Holby qui avait voyagéavec elle dans la barque de Jacques

Merwin, après avoir échappé à unmassacre par les Indiens abénakis danslequel elle avait perdu toute sa famille,et qu'un de ses oncles de l'île Martinicusavait recueillie. Mais Esther étaitbeaucoup plus grande et développée quecelle-ci qui paraissait mignonne et vive,mais, sans son ventre rond, on l'auraitprise pour une fillette de douze ans. Elleétait coiffée d'un joli bonnet de dentelleet d'un capulet de laine blanche.

– Vrai ! Vous ne me reconnaissez pas ?Pourtant, moi je ne suis pas près de vousoublier, vous m'avez tirée de l'eau etportée comme un poupon, le jour dunaufrage. Et il paraît que maintenantvous en avez eu deux, de poupons. Et

moi aussi, je vais en avoir un ! N'est-cepas beau, tout ça ?

Son exubérance n'avait rien debritannique et le mot de naufrage mitAngélique sur la piste.

– Est-ce que... fit-elle en hésitant, est-ceque vous êtes une de ces filles du roydont le navire s'est brisé sur les rochersdevant Gouldsboro, il y a deux ans ?

– Mais oui ! C'est moi, la petiteGermaine, vous ne vous souvenez pas ?Germaine Maillotin. Il est vrai quej'étais la cadette et tellement petite qu'onne m'appelait jamais par mon nom, onme disait : la petite ou la gamine, alorsça ne vous a pas frappée. Et puis, avec

tout ce qui arrivait, ce n'est pasétonnant : le naufrage, les pirates. Est-ceque vous pouvez me donner desnouvelles de ma sœur et de Mme deMaudribourg, notre bienfaitrice ?

Angélique, interloquée, sentit un frissonlui parcourir l'échine. Les événementsdataient de bientôt deux ans, mais celalui était toujours aussi désagréable d'enparler. Elle prit le bras de la jeunefemme.

– Venez, ma chère, accompagnez-moijusqu'au fort. Je crois comprendre quevous avez quitté vos compagnes et votrebienfaitrice Mme de Maudribourg, àPort-Royal, et que vous n'en avez pas eude nouvelles depuis ?

– Oui, je m'étais cachée lorsque cetAnglais les a fait monter, prisonnières,sur son navire1. J'avais peur, j'en avaisassez de toutes ces histoires, et puis,j'avais connu à Gouldsboro un matelotqui me plaisait et que je souhaitaisépouser comme nous l'avait proposé M.le gouverneur Paturel.

Elle marchait en parlant, et maintenant,dans son débit précipité, se réveillait unautre accent, celui-là ineffaçable, deshabitants pauvres de Paris.

– Moi, j'ai été élevée à la Pitié. On m'y aadmise dès mes quatre ans avec ma sœuraînée, tandis que notre mère étaitenfermée aux Filles Repenties. J'ai étébien élevée, madame, sans cela M.

Colbert ne nous aurait pas choisies pourpeupler le Canada. Mais moi, j'étais enplus dans le convoi. Mme deMaudribourg ne voulait que ma sœuraînée, mais moi j'ai dû suivre parce quema sœur c'est tout ce que j'avais et elle ainsisté pour ne pas me laisser derrière.Maintenant que je suis si heureuse,j'oublie toutes ces misères..., maisj'aimerais bien avoir de ses nouvelles etdes nouvelles de ma pauvre sœur.

Elles étaient arrivées au fort et, avant dela mener voir les enfants, Angélique lafit asseoir dans la salle du bas pour luiservir une boisson fraîche. Pauvrenaufragée ! De La licorne et de la vie !L'Acadie l'avait recueillie.

Elle avait un petit visage futé, aimable,mais dans le convoi de jeunesimmigrantes, rien ne devait la distinguerdu groupe dolent qui entourait Mme deMaudribourg sous la houlette de lagrosse Pétronille Damourt. Il y en avaitcomme cela une dizaine parmi les fillesdu roy, faisant partie de l'escorte de laduchesse, priant des heures à genoux, oula suivant en troupe et qui, dociles outerrifiées, n'étaient guère sorties de leuranonymat. Angélique avait eu assez depeine à en approcher quelques-unes et àobtenir leurs confidences. Delphine duRosoy, Marie-la-Douce qui avait étéassassinée pour lui avoir parlé, Julienne,la drôlesse, qui, dès Gouldsboro, avaitréussi à tirer son épingle du jeu en

faisant équipe avec le frère de la côte,Aristide Beaumarchand, pirate marronqui ne méritait que la corde et qui,pourtant, avait été le premier à convoleravec elle en justes noces.

– Ainsi, vous n'avez pas appris que Mmede Maudribourg était morte ? ditAngélique.

La menue rescapée de tant d'heurs et demalheurs sursauta et bondit. Mais c'étaitde joie.

– Morte ! Vous allez me trouver peucharitable, madame, mais je m'en réjouiset... je l'espérais. Il n'y a pas longtemps,quelqu'un de la côte est qui venaitvendre son charbon à Port-Royal a parlé

de cela, mais je n'osais pas y croire.Maintenant que c'est vous qui me ledites, madame, et que je peux en êtrecertaine, je vais pouvoir dormir en paix.Bien que cela ne vienne pas d'un bonsentiment...

Elle se signa.

– … mais femme plus méchante, il n'y ena pas eu sur Terre. Moi, qui ne « servaisà rien » comme elle disait, elle necessait de me pincer, et même parfois,me brûlait avec les braises ardentes desa chaufferette, sur le navire.

– Pauvres enfants ! dit Angélique lecœur serré comme chaque fois qu'elleévoquait la situation de ces pauvres

jeunes filles et jeunes femmes livrées àun être si démoniaque avec labénédiction de tous les gens bien,ecclésiastiques, religieux ministres,bienfaiteurs qui s'étaient laissé abuserpar les beaux yeux et la piété del'envoyée du père d'Orgeval.

Elle en eut les larmes aux yeux et se ditque son accouchement l'avait renduetrop sensible. La petite Germaine quis'était aperçue de son émoi en futtouchée.

– Oh ! Madame, comme vous êtes bonne.Vous avez toujours pour nous été unange. Comme c'était beau d'atteindreGouldsboro et malgré la peur dunaufrage, de vous apercevoir là sur la

plage qui couriez vers nous et vousjetiez à l'eau pour me sauver.

Elle ajouta avec une gravité d'orpheline,prématurément mûrie.

– La bonté d'une femme compensait laméchanceté de l'autre.

Angélique croyait se rappeler que, dansce naufrage, elle avait surtout dû halerl'énorme Pétronille Damourt. Mais,puisque la petite se réjouissait d'avoirété sauvée par elle...

– L'homme de la côte est disait aussi quevous aviez emmené, M. de Peyrac etvous, mes compagnes à Québec, qui étaitle but de notre voyage. Alors, j'ai pensé

que, si ma sœur était à Québec, elleaurait tout de même pu essayer de medonner de ses nouvelles et chercher àsavoir ce que j'étais devenue. Craignantmoins de rencontrer notre bienfaitrice, jesuis venue aujourd'hui. C'est la premièrefois que j'osais quitter notre cher Port-Royal.

– Comment se nomme votre sœur ?

– Henriette.

– Eh bien, réjouissez-vous, il se trouveque je peux vous donner d'elled'excellentes nouvelles.

– Est-elle mariée ?

– Non, pas encore. Cela ne tardera pas

car elle a beaucoup de soupirants. Maiselle veut faire son choix. En attendant,elle s'est placée comme chambrière chezMme de Baumont qui se félicite de sesservices et de son caractère enjoué etprimesautier.

Germaine la regarda avec étonnement.

– Voulez-vous dire qu'elle est gaie,heureuse, active ?

– Certes ! Elle a beaucoup de succès,aide ces dames à leurs œuvres et toutQuébec vante ses mérites.

– Ah ! Comme je suis contente ! Elleavait pour Mme de Maudribourg un telattachement que j'ai craint, en apprenant

la mort de celle-ci, que cela ait entraînéla fin de ma sœur, qui était comme sonesclave. Elle en perdait la parole, laservant comme une ombre. C'était unevraie maladie, et les derniers temps, ellene semblait même plus me voir. En vainl'ai-je suppliée : Reste avec moi à Port-Royal. Elle était prête à la suivrejusqu'en enfer.

– Ah ! Bien, vous voyez que quand unemauvaise influence cesse, la vie renaît,fit Angélique qui n'avait jamais connu laraisonnable et gaie Henriette sous cejour.

Tout à coup, le cœur lui manqua. Lavision de la folle Ambroisine venait detraverser ses pensées telle une chauve-

souris battant les ailles de son grandmanteau noir doublé de satin rouge. Elleen pâlit.

Les paroles et les propos de la petiteParisienne la confirmaient dans ce qu'ilsavaient tous fini par déterminer dans lapersonnalité d'Ambroisine et qu'ellecraignait parfois s'être imaginé ou avoirexagéré. C'est que cette femme étaitcomme un vampire, affaiblissant sesvictimes et leur dévorant l'âme. Hors deson orbite, elles redevenaient normales.La jeune femme qu'elle avait devant elleétait naïve et simple. Elle avait parléspontanément et son jugement confirmaitqu'il n'y avait eu aucune exagérationdans celui qu'ils avaient dû porter sur la

duchesse de Maudribourg.

Pour changer de conversation,Angélique fit remarquer à Germainequ'elle ne paraissait pas avoir épouséson matelot de Gouldsboro, puisqu'elleétait restée à Port-Royal, ce qui nel'empêchait pas d'être manifestement enpuissance d'époux. La jeune femme rit etdit qu'en effet, l'occasion ayant manquéde retourner de l'autre côté de la baie,elle avait épousé un Écossais, d'où sonaccent, influencé par celui en français deson mari, descendant des soldats de sirAlexander.

La jeune Acadienne admira les bébésqui dormaient dans leur chambre, aupremier étage. Ils étaient bien gardés par

les filles de la sage-femme irlandaisequi brodaient et tricotaient à leur chevet.

– Comme ils sont mignons, admira lapetite Germaine Maillotin. La fille esttoute ronde et le garçon tout allongé.Moi aussi, j'aimerais bien avoir desjumeaux. Les enfants, cela met de lagaieté dans un foyer. Je ne crains pas letravail. J'ai appris à filer la laine, le linet à tisser de la toile pour draps etchemises. Quand notre enfant sera né,nous allons partir avec quelques couplesde jeunes gens nous établir dans un autrevillage où l'on demande des bras, àGrandpré.

L'établissement en question avait déjàtrois ou quatre années de fondation. Un

colon de Port-Royal y était venuassécher les marais comme on l'avaitfait déjà aux environs du premierétablissement. Les secteurs de terroirabrités étaient rares sur la cote nord dela presqu'île d'Acadie. Mais lespuissantes marées avaient accumulédans les anses des terres fines que lesAcadiens, après les avoir protégées pardes « diguettes » à la façon hollandaise,transformaient en prairies d'élevage etvergers.

M. de Peyrac leur avait promis son aide,surtout pour ravitailler les pionniers enoutillage et produits manufacturésd'Europe, car, chez les Français, c'étaitsurtout cela qui manquait et non pas le

courage, le cœur à l'ouvrage et le goûtde la culture de la terre et du soin desbêtes.

*****

– Venez nous voir à Port-Royal, insistaitMme de La Roche-Posay, avant de serembarquer le lendemain avec toute satroupe.

Elle était venue de son fief avec sesnombreux enfants et leur gouvernante,Mlle Radegonde de Ferjac. M. de LaRoche-Posay était resté, car on craignaittoujours des incursions de naviresanglais et il valait mieux tenir garnison.

La châtelaine de Port-Royal était

reconnaissante des présents qui leuravaient été envoyés avec les produits depremière nécessité, vin, huile, plomb,quincaillerie et étoffes et qui leurmanquaient tant lorsque les vaisseaux dela compagnie n'arrivaient pas. Alors, onn'avait aucune idée des difficultés qu'ungouverneur d'établissement avait pourtenir son rang dans ces contréesd'Amérique. Heureusement, désormais,non loin de Port-Royal, de sympathiqueset entreprenants voisins s'étaient établis.Et la vie pour les pauvres seigneursfrançais était changée. Les fillettesavaient amené leurs belles poupées deSalem qui leur avaient donné une desplus grandes joies de leur existence depetites nobles exilées.

Mais il faudrait songer, disait leur mère,à envoyer les aînées en France, dans uncouvent pour parfaire leur éducation,car, malgré les bons soins de Radegondede Ferjac et de l'aumônier-précepteurqui veillaient à leur enseigner le latin etles bonnes manières, toute cette jeunessesubissait l'influence de sauvagerieambiante, ne rêvait que courir la forêt oumettre à la voile, pêcher la truite ou lesaumon, récolter la fourrure, visiter lesIndiens pour y faire de grands festins,après avoir participé à une chasse et lesfilles, en grandissant, ne trouveraient pasde bons partis.

– Pourquoi n'envoyez-vous pas vos filleschez les Ursulines de Québec ou chez

Marguerite Bourgeoys à Montréal ?demanda Angélique.

Mme de La Roche-Posay fit la moue.

– Nous autres, gens d'Acadie, nous nenous entendons pas tellement bien avecceux de « là-haut », dit-elle avec ungeste de la main en direction du nord oùdevait se trouver Québec, capitale de laNouvelle-France. Les fonctionnaires duroi ne se souviennent de nous que pournous faire payer taxes et droits, noussoupçonnent de faire fortune d'une façonéhontée et de trafiquer avec l'Anglaisalors que nous sommes périodiquementruinés par ces impudents ennemis et deplus abandonnés par nos compatriotes.Les grandes familles de Canada nous

regardent de haut sous prétexte qu'ils ontbâti maison en Amérique du Nord avantnous, alors que c'est absolument faux carSamuel de Champlain a fondé Port-Royal avec M. de Monts bien avantQuébec. Et puis, je vous l'avoue,j'aimerais voir mes filles se former àune vie plus raffinée en obtenant unecharge de suivante près d'une princessede haut rang à la cour.

« Il est plus facile d'y accéder en sortantd'un couvent réputé de Paris que de ceuxde nos pauvres colonies qui sont tantdédaignés de la prétentieuse société quine doit sa valeur qu'à ce qu'ellespapillonnent dans l'entourage du roi.Mais que faire ? On ne peut le changer et

il faut y passer, si l'on veut pénétrer àVersailles. Il paraît que vos fils et lejeune Castel-Morgeat, bien que venantde Nouvelle-France, y font en cemoment leurs armes de courtisans. Avez-vous de leurs nouvelles ?

Elle en avait eu déjà et le Gouldsboroque l'on attendait en apporteraitcertainement.

– Revenez nous voir, chère madame dePeyrac, supplia Mme de La Roche-Posay. Nous avons tous gardé un si bonsouvenir de votre séjour, ce dernier étéoù vous êtes venue avec cette grandedame bienfaitrice, qui était un peuétrange, mais très belle et savante aussi,Mme de Maudribourg, n'est-ce pas ?

Elle m'avait laissé ses filles du roy surles bras sans aucune vergogne. Ne nousplaignons pas ! Nous y avons gagné troisrecrues pour les jeunes célibataires denotre implantation, comme cette jeunefemme, Germaine, qui désirait vousdemander des nouvelles de sa sœur.Elles étaient toutes de qualité, ces jeunesfilles.

« A-t-on fait des histoires à Québecparce qu'elles n'y sont pas toutesparvenues ? Ce contretemps a été tout àfait indépendant de ma volonté. Elles secachaient pour ne pas partir. Etaujourd'hui, je les crois heureuses cheznous et nous les apprécions bien. Enfin,j'espère que nous n'aurons pas d'ennuis

avec l'administration de « là-haut ». Toutest tellement compliqué et les courrierssi lents. Les ennuis vous arrivent sur latête alors que l'on a déjà oublié depuisbelle lurette ce qui les a provoqués etl'on ne sort pas des procès et desplaidoiries !

Elle soupirait, puis convenait qu'ellepréférait ce Nouveau Monde, qu'elleaimait cette vie et qu'elle avait été trèsheureuse avec son mari dans son fort debois, dominant la vaste étendue d'eau dubassin de Port-Royal qui se parait d'unesi douce teinte mauve à l'aube... quand iln'était pas envahi de brouillard.

– Promettez-moi que vous reviendrezpasser un séjour dans nos domaines,

insista-t-elle, avec vos enfants, votremesnie, votre garde. Et aussi votreépoux s'il se peut. Car nous ne le voyonsqu'avec précipitation pour nous aider àrégler un litige avec les Anglais ou despirates hollandais ou autres, toujours surpied de guerre, jamais en paix. Mais jene désespère pas que nous y arrivions unjour. Promettez-moi que vous viendrez.

Angélique promit et repromitsolennellement, tout en se demandant siun jour l'occasion se présenterait d'allernaviguer de l'autre côté de la baie pourle seul plaisir.

Mais elle était sincère en affirmantqu'elle aimerait revoir Port-Royal quiétait un endroit charmant avec ses

maisons de bois, aux toits de bardeauxou de chaume, ses deux églises, sonmoulin à roue, ses grandes prairiesalentour d'où s'élevait le meuglementdes troupeaux.

Elle n'en avait jamais voulu à l'innocentebourgade acadienne, encadrée decerisiers et de bouquets de lupins géants,des affres qu'elle y avait traversées.

Chapitre 24Colin Paturel lui avait fait porter un motpar son scribe Martial Berne.

Le jeune garçon, lorsqu'il n'était pas àvagabonder sur les flots, lui servait desecrétaire. Le gouverneur avait à luidemander conseil pour statuer sur le sortde nouveaux arrivants.

L'ancien pirate, assis derrière un énormebureau de chêne couvert de liasses depapiers dans un fauteuil à haut dossiergenre cathèdre d'évêque destiné àimpressionner les plaignants ou

revendicateurs qu'il recevait à certainesheures, étudiait et cochait avec soin uneliste de noms.

L'ayant invitée à s'asseoir, il la pria del'excuser de l'avoir dérangée. Sansmettre en compte l'absence de M. dePeyrac qui inspectait les chantiers deradoub, il pensait que l'opinion d'unefemme l'aiderait à voir plus juste dansune décision à prendre pour despersonnes dont la mentalité et lesréactions n'étaient pas toujours des plussimples et qu'il n'était pas facile dedeviner.

Il s'agissait du groupe de Wallons et deVaudois dont Nathanaël de Rambourgfaisait partie et qui avait demandé aux

huguenots de La Rochelle, rencontrés àSalem, de leur donner l'occasion de seretrouver parmi des compatriotesfrançais.

Mais, arrivés à Gouldsboro, ils semontraient indignés de voir qu'on ytrouvait des catholiques, des églises, descroix, qu'on y disait la messe, qu'onrisquait de rencontrer des prêtres-aumôniers, des moines franciscains etjusqu'à des jésuites. Gabriel Berne quiles recevait en l'absence de Manigault etde Mercelot, oubliant qu'il avait été l'unde ceux qui s'étaient le plus insurgéscontre cela, l'avait pris de haut.

– À Gouldsboro, c'est ainsi ! Nousautres, huguenots de La Rochelle, qui

vous valons bien dans l'observance de lareligion, nous nous en sommesaccommodés. Faites comme nous ouretournez d'où vous venez !

Alors, ils étaient venus se plaindre augouverneur. Allait-on vraiment leurimposer d'entendre ces cloches, de voirces processions et ces bannières ?

L'œil bleu de Colin Paturel les avaitobservés, perplexe. C'était un curieuxmélange. Lui qui avait vu toute sorte deformules parmi les enfants du Christ,ceux-là, il était difficile de les situer.

Angélique, peut-être, saurait-elle luiindiquer d'où ils venaient et ce qu'ilsvoulaient ?

Angélique lui dit qu'à part Nathanaël quiétait un ami de son fils aîné, etappartenait à la religion réforméeofficielle, c'est-à-dire celle née aprèsl'édit de Nantes, elle n'était pasbeaucoup plus renseignée que lui. Ledénominateur commun avec lapopulation de Gouldsboro, c'était qu'ilsétaient français d'origine et de langue.

D'après ce que lord Cranmer lui avaitexpliqué, les Wallons étaient issus despremiers réformés calvinistes du nordde la France et de Lille, Roubaix, Arrasqui avaient fui l'inquisition espagnolelorsque celle-ci s'était installée dans lesFlandres à la suite de sa cession à lacouronne d'Espagne. Réfugiés d'abord

aux Pays-Bas, en région wallonne, puisdans les Provinces-Unies, à Leyde entreautres, Delft et Amsterdam, ils s'étaientmêlés aux dissenters anglais, commeeux exilés, de sorte qu'on en trouvait ungrand nombre parmi les pèlerins duMayflower. Et c'était un Wallon, PeterMinuit, qui avait donc acheté pour lesNéerlandais l'emplacement de laNouvelle-Amsterdam, devenue NewYork.

Quant aux Vaudois, descendants des« pauvres de Lyon », une sectechrétienne fondée au XIIe siècle par unnommé Jean Valdo, rebelle à l’Église àlaquelle il reprochait ses richesses,avant même les Cathares du Languedoc,

c'était la première fois qu'elle en voyait.Elle les croyait exterminés depuislongtemps car ils avaient étéimpitoyablement persécutés jusqu'auXVIe siècle. En fait, quand la Réformeétait survenue, ils s'y étaient mêlés,beaucoup quittant leur refuge alpin où seterraient les derniers survivants. Dèslors, ils avaient suivi les vicissitudesdes calvinistes français, subissanttrêves, persécutions et exil.

Ce qui caractérisait ceux-là, c'est qu'ilsétaient, plus que les autres, repliés sureux-mêmes, leurs traditions et leurlangue française, parce que habitués àvivre parmi des étrangers.

Après réflexion, Angélique suggéra

qu'on les installât au camp Champlain oùil y avait toute une colonie anglaise, desréfugiés de Nouvelle-Angleterre entreautres. Habitués à entendre parleranglais autour d'eux, ils seraient peut-être moins dépaysés au début, et loin descloches « papistes ».

Colin sourit. C'est bien ce qu'il attendaitd'elle. Trouver pour les nouveaux venusun modus vivendi qui les aide à prendrepatience dans l'inconfort de leur errance.Il écrivit une note à faire porter àGabriel Berne.

Depuis son entrée dans la salle,Angélique percevait un détail nouveau,inhabituel, et le cherchait des yeux. Cettepièce qui était la salle de conseil du

comte de Peyrac et parfois celle desbanquets aux premiers temps de soninstallation sur la côte, cette même pièceoù les deux hommes s'étaient affrontés,était devenue la maison commune et legreffe de l'endroit. Salle de justice aussiet bureau du gouverneur. Ce fut enregardant Colin Paturel tremper saplume dans l'encrier et jeter un regardsur la liste des noms qu'il recopiaitqu'Angélique sut ce qui l'intriguaitcomme une innovation qui ne lui seraitjamais venue à l'esprit.

– Oh ! Colin... s'exclama-t-elle. Tu saislire ?... Tu sais écrire ?...

– J'ai appris ! fit-il en levant les yeux deson travail.

Il y avait comme une naïve fierté dansson regard de lui faire cette surprise.

– Il aurait été mal venu pour ungouverneur de ne pouvoir déchiffrer etjuger par lui-même de tous les papiers,rôles des navires, suppliques, contrats,qu'on lui met sous les yeux et qu'on luidemande de parapher et de juger ! Lepasteur Beaucaire a eu la patience dem'enseigner et il s'est avéré que jen'avais pas une caboche trop dure pourapprendre. Jusque-là, je ne m'en étaispas trop fait besoin. Sur les navires oùj'étais mon maître, il y avait toujours àbord un second, ou l'aumônier ou lechirurgien, pour s'occuper des écritures.Voici ce que je dois à Gouldsboro.

Auparavant, où aurais-je trouvél'occasion, moi qui ai quitté, mousse, LeHavre-de-Grâce dès quatorze ans, letemps, le goût et la possibilitéd'apprendre à lire : au bagne de MoulayIsmaël ? En bourlinguant sur la mer deChine et dans tous les azimuts ? Audébut, le jeune Martial Berne m'a aidé,mais la tâche s'agrandissant, il me sertmaintenant de secrétaire pour classer lesdossiers. Il va partir pour le collège et ilme faut trouver un autre jeune hommecapable de le remplacer.

Angélique pensa à Nathanaël deRambourg. Le rôle lui conviendrait. Elleexpliqua à Colin qu'il y avait « quelquechose » entre le jeune noble exilé et la

petite Séverine Berne. Il seraitencouragé à rester et cela leurpermettrait de se mieux connaître.

Une longue et mince silhouetteapparaissait sur le seuil et se glissait àl'intérieur. Ce n'était pas Nathanaël, maisle vieux nègre Siriki, le serviteur desManigault.

Il serrait sur son cœur précieusement unpaquet. C'était, paraît-il une pièce dedrap fin d'un beau rouge amarantequ'Angélique et M. de Peyrac lui avaientramenée de leur voyage afin qu'il pût setailler une nouvelle livrée. Car cellequ'il avait sur le dos lorsqu'il avaitquitté La Rochelle, et qu'il auraitsouffert de ne pas revêtir

quotidiennement pour servir ses maîtresà table, commençait à montrer la corde.

Au cadeau étaient joints deux galons defil d'or pour les broderies des revers desmanches et du col, et une écharpe delinon garnie à chaque extrémité dedentelle de la largeur d'une main. Ill'avait déjà nouée en rabat autour de soncou. Angélique lui conseilla dedemander l'aide des filles de la sage-femme irlandaise qui étaient expertes entravaux de couture.

Cependant, il était visible qu'il n'étaitpas venu la rejoindre chez M. Paturelseulement pour exprimer sareconnaissance.

Il s'assit sur la pointe d'un siège, sonpaquet sur les genoux. Son regard allaitde l'un à l'autre avec anxiété, mais iltenait le cou très droit avec beaucoup dedignité. C'était, de tout Gouldsboro, lepersonnage qui présentait le plus dedistinction et la démarche la plus noble.

– Parlez, mon cher Siriki, l'encourageaAngélique. Vous savez que c'est avec laplus grande joie que nous écouterons etaccéderons à votre requête si vous enavez une à nous adresser.

Siriki hocha la tête. Il ne doutait pas deleur bonté. Mais il dut encore avaler sasalive plusieurs fois et vérifier la bonnetenue de son jabot de dentelle, avant dese décider à parler.

Angélique savait qu'il commencerait deloin et, sans doute, par l'incidence lamoins concernée par ce qui lui tenait àcœur.

Il parla donc d'abord de son jeunemaître, Jérémie Manigault, qui atteignaitl'âge de onze ans et que ses parentssongeaient à envoyer étudier chez lesNouveaux-Anglais, au collège deHarvard. Puis il fit allusion à la tristesituation qui n'était pas sans lui êtreinfiniment pénible, qui éloignait du foyerdes Manigault un enfant de trois ans,Charles-Henri, dont il pouvait seconsidérer lui, Siriki, comme le grand-père adoptif, car il avait quasimentélevé sa mère, la petite Jenny, ainsi que

les autres enfants des Manigault.

Cette suite d'événements lui avait inspiréle désir – il baissa les paupières afin derassembler son courage avant de selivrer à un tel aveu – de s'assurer à sontour une lignée, à lui, pauvre esclave, etce rêve qui le tourmentait depuisquelque temps avait soudain pris corps,lorsqu'il avait aperçu parmi lespassagers débarquant de L'arc-en-ciel lagrande femme noire que M. de Peyracavait achetée au Rhode Island.

Quelque chose en lui, de sourd et deterrible, avait crié :

« Elle est de ta race. Elle est du pays deta naissance. »

Il rouvrit les yeux et fixa Colin Paturel :

– J'ai remarqué que tu devisais avec elleet connaissais l'idiome de sa tribu.

– En effet. C'était la langue de la grandesultane Leila, la première femme deMoulay Ismaël, sultan du royaume deMarocco et de ce pays venait aussi legrand eunuque Osman Ferradji. Tousdeux étaient issus de ces régions duSahel, Soudan, Somali, au centre del'Afrique, en lisière de la forêt au sud etdu désert dans le nord. Les peuples ysont nomades, éleveurs de bufflessauvages et de très haute taille.

– C'est cela ! Je ne suis pas certain,murmura Siriki. J'ai tendu l'oreille à vos

paroles, mais aucune réminiscence nes'est levée en moi. J'étais fort jeunelorsque les marchands arabes, venus parle Nil, m'ont capturé. De marché enmarché, j'étais arrivé à La Rochelle etlà, M. Manigault m'a acheté dans un lotqui devait partir pour les Indesoccidentales. Partout j'avais été jugétrop maigre et trop grand pour mon âgeet ne pouvant servir à rien. J'étaismalade. Amos Manigault a eu pitié demoi. Dieu le bénisse.

Angélique ne s'étonnait pas d'entendre le« vieux » Siriki parler de lui-mêmecomme d'un jeune esclave acheté par unmarchand qui, à cinquante ans, avait l'airplus jeune que lui. Mais elle avait

remarqué que les Noirs, dès la puberté,très vite paraissaient des adultes detrente ans et, aussi subitement, on leurvoyait des cheveux blancs alors qu'ilsn'avaient pas atteint la quarantaine.

Siriki, et Kouassi-Bâ que l'onconsidérait depuis longtemps comme des« anciens » n'avaient sans doute pasdépassé cet âge.

– Je me suis informé, continuait Siriki.La jeune négresse « marronne » quevous avez aussi achetée va bientôtmettre au monde un enfant dont le pèreest ce « bantou » africain de la forêt quil'accompagne. Elle est née à laMartinique. Je ne connais pas toute leurhistoire car elle se tait, et l'autre, le

bantou de la forêt, ne connaît d'autrelangage que celui des grands singes.

Colin Paturel l'interrompit.

– Tu te trompes, Siriki. Il parle leswahili qui est une des languesvéhiculaires de l'Afrique des côtes del'Atlantique à celles de l'océan Indien.

– Pardonne-moi, je n'ai pas vouluinsulter un frère dans le malheur. Et quem'importent ces langues africaines queje ne comprends pas. Ce que j'aicompris, c'est que leur enfant va bientôtnaître à Gouldsboro. Alors mon rêve estdevenu de plus en plus proche. Je vousdisais ma tristesse de voir partir monpetit maître Jérémie. Un foyer vide

d'enfants engendre la morosité. Lapauvre Sarah n'y résistera pas, je laconnais.

Il parlait toujours avec une indulgenceprotectrice de Sarah Manigault, la mère,considérée comme une femme autoritaireet qui malmenait son entourage, maisqu'il était le seul à savoir calmer quandelle se mettait en rage contre ses voisinset à consoler lorsqu'elle s'abandonnait àdes crises de mélancolie en pensant à sabelle maison de La Rochelle qu'elleavait dû quitter précipitamment un matinet à sa vaisselle de faïence de BernardPalissy qu'elle avait abandonnée dans safuite sur la lande, qui avait été piétinéeet brisée par les chevaux des dragons du

roi, lancés à leur poursuite.

Tous ces soucis de la famille qu'ilassumait, le persuadaient de plus en plusde la bienvenue de son rêve.

– Ce que j'ai compris, expliquait-il, c'estque rien n'empêchait qu'à Gouldsboroviennent se mêler à nos petits enfants quicourent sur la plage, nos petits enfantsblancs de la couleur blanche de la lune,ou nos petits enfants indiens couleur del'or, des petits enfants couleur de nuit, etqui pourraient être les miens.

Ayant enfin tout dit de son grand rêve, ilfit silence.

Puis, reprenant sa plaidoirie, il

demandait humblement à Colin Paturelde bien vouloir parler pour lui à la« noble dame du Sahel », au cas où elleserait libre de choisir sa destinée. Car ilignorait en quelle intention M. de Peyracen avait fait l'acquisition. Il regarda versAngélique avec espoir. Mais ellel'ignorait aussi. Ce qu'en avait ditSéverine à propos de Kouassi-Bâ n'étaitque suppositions et si Colin savaitquelque chose de plus qu'elle, il n'enlaissa rien paraître.

Siriki, sentant que son affaire était entredes mains amicales, se retira rayonnant.

Lui parti, Colin reconnut qu'il était àpeine au courant de cette acquisitiond'esclaves. Angélique, pour diverses

raisons, n'avait pas eu le tempsd'interroger son mari.

Angélique voulut se charger d'allerporter la missive pour Gabriel Berne àson domicile. Cela lui donneraitl'occasion de s'asseoir au calme avecses amis.

*****

Des pêches dignes des rivagesévangéliques étaient déversées et triéessur les échafauds du port, et vendues à lacriée et les ménagères avaient fort àfaire pour préparer les réserves d'hiverqui changeraient un peu de l'ordinairequand la tempête ou la glace rendraientla sortie des barques en mer dangereuse.

Abigaël, aidée de Séverine, dans desjarres remplies d'eau et de vinaigre, etfortement additionnée d'épices, dont àGouldsboro heureusement on nemanquait pas comme dans les autresétablissements français, mettait des filetsde maquereaux et de harengs. Égouttésaprès avoir cuit à très lent bouillonpendant quelques minutes et préparésavec très peu de sel, on les conserveraitau frais dans les coins de caves creuséesà même la terre et non chaulées, là où segardaient aussi tubercules et racines, telsque carottes, navets, pommes de terre.

Après avoir parlé de la situation desWallons, des Vaudois et au passage deNathanaël de Rambourg, ce qui rendit

Séverine rêveuse, Angélique prit congécar l'heure tournait et elle avait encored'autres visites à faire.

– Je vais avertir Martial qu'on lui atrouvé un successeur pour tenir lesécritures de M. Paturel, dit Abigaël enl'accompagnant jusqu'au seuil.

Elle termina un peu vite sa phrase,comme si le regard qu'elle avait jetévers l'ouverture ensoleillée de la portelui avait laissé découvrir quelque choseou quelqu'un dont la vue la saisissait.

Regardant à son tour dans cettedirection, Angélique aperçut deuxsilhouettes noires de pénitentes, Ruth etNômie, suivies d'Agar, qui montaient

vers la maison des Berne. Elle sedemanda pourquoi elles avaient revêtuleurs capes allemandes.

Elle resta sur le seuil à les attendre. Elleétait peinée, sinon surprise, dumouvement de réticence qu'elle avaitsenti chez Abigaël à leur vue.

Il existait pourtant, à ses yeux à elle, uneressemblance fraternelle entre Abigaëlet les quakeresses magiciennes deSalem : la dignité et la pudeur retenues,les mêmes douces et mesurées façons dese déplacer sans agitation, de tenir latête bien haute, modestes mais non sansgrâce, selon le maintien recommandé parla religion calviniste à ses adeptesfemmes, ajoutaient au charme de leur

beauté blonde, un peu virginale.

Comme Abigaël, Française de LaRochelle, Ruth et Nômie, Anglaises duMassachusetts, avaient ce demi-sourireplein de modestie et de bontéaccueillante.

Pourtant, Angélique n'était pas dupe dela méfiance qu'elles inspiraient et, en lesregardant venir à elle, elle s'endemandait la cause, ne trouvaitl'explication de ce refus que même lesmeilleurs leur opposaient, non pas enelles, pauvres innocentes, mais en cemorose instinct de l'être déchu, qui voiten la beauté, en l'illumination du cœur,en la trop parfaite image de la sérénité etdu bonheur, un reflet du paradis perdu et

qui le renie d'autant plus qu'il l'envie.

Celui aussi qui, dans sa paresse depensées et sa crainte d'être chassé dutroupeau, dirige ses forces de haineenvers ceux qui, par leurs paroles ouleur comportement, se différencient de laloi commune, à l'abri de laquelle luis'était réfugié.

Que pouvait-on leur reprocher d'autre,elles dont les mains offertes et le regardlumineux ne dispensaient que charité ?

Elle entendit derrière le pas de Séverinequi s'arrangeait pour quitter la maisonpar l'arrière. Elle non plus ne les aimaitpas.

Mais Abigaël, toujours vertueuse,demeura à ses côtés et répondit enanglais, avec sa grâce habituelle, à leursalut. Elle les priait d'entrer et des'asseoir, posait une cruche et desboissons sur la table, mais les deuxjeunes femmes déclinèrent l'offre. EtAngélique elle-même resta debout ainsiqu'Abigaël.

Seule Agar s'agenouillait sur le seuil,appuyée contre le chambranle, regardanttour à tour vers l'horizon, puis àl'intérieur de la maison où elle nesemblait soucieuse que de rencontrer leregard du chat, assis avec componction àl'angle d'un vaisselier, et qui parintermittence clignait des paupières en

sa direction.

Sans un mot, Ruth Summers tendit àAngélique un pli de parchemin dont lecachet de cire était rompu.

Les mots d'anglais de cette missive luiparurent fort hermétiques et elle dut àplusieurs reprises leur demander desexplications car il s'agissait d'une lettredu tribunal de Salem et en toute langue,il n'y a rien de plus abscons que lestermes juridiques employés dans undocument officiel et d'assignation ou deconvocation, émanant d'une haute courréunie pour décider du sort de simplesindividus qui, bien souvent, savent àpeine lire sinon à peine parler... Cen'était pas le cas pour Ruth et Nômie.

Elles étaient savantes. Elles purentexpliquer que ces mots incongrussignifiaient que si, dans moins de huitjours, elles ne s'étaient pas présentéesdevant le tribunal de la ville, capitale del'État du Massachusetts, leurs « maisonset biens » seraient brûlés et qu'unedizaine de concitoyens, choisis parmiceux que l'on savait de leurs amisquakers ou autres, seraient convoqués,jugés et condamnés à leur place à êtreexpulsés ou... pendus.

– Mais quelle mouche les pique ? s'écriaAngélique. De quoi peuvent-ils vousaccuser encore et sur quel délit vouscondamner ?

Ruth secoua la tête sans émotion.

– Je sais ce qui se cache derrière. Undes matelots du bateau de pêche qui m'aapporté ce pli m'a confié que le vieuxM. Samuel Wexter est au plus mal. LadyCranmer s'est débattue pour obtenir desjuges ce document afin que nousrevenions au plus vite le sauver.

Tels vont et viennent les sentiments deshommes. Dans le malheur, Salem,tourmentée par la peur de la mort et lessecrètes tendresses que les plusrigoristes ne pouvaient s'empêcher devouer aux leurs : parents ou enfants,Salem réclamait ses quakeressesmagiciennes. Salem ne pouvait s'enpasser. Mais ce n'était que rémission.

Angélique fut saisie d'angoisse. Non

seulement à la pensée que ces deuxmerveilleuses créatures allaientdisparaître de son horizon, mais à lapensée du sort qu'à plus ou moins brèveéchéance, elles subiraient.

Là-bas, à Salem, dans cette Nouvelle-Angleterre à l'âme aussi glacée que sesrivages, au cœur aussi aride que saterre, paralysée par une peur de chaqueinstant de l'enfer et par la crainte d'unDieu omnipotent et sans pardon, dirigéepar ce rameau du christianisme,tourmenté, émondé et raclé jusqu'à lasensibilité du bois écorcé, lecongrégationalisme, cette confession néedu Christ dont elle oubliait un peu pluschaque jour le message d'amour de la

doctrine première parmi ces hommes aucerveau hanté de visions de flammes ettravaillant sans cesse sur les mystères dela parole, ces savants et pasteurs quiœuvraient à la purification de l’Églisedont ils avaient été chargés par le ciel etle peuple, ces ministres investis depouvoirs sans mesure et qui veillaientaux intérêts divins, avec encore plus defarouche et tatillonne conscience qu'àleurs intérêts d'argent, ce qui les rendaitincorruptibles et en disait long sur leurscompétences et leur acharnement, parmices « terribles honnêtes gens », ellesétaient perdues.

Si les manifestations de l'intolérancepuritaine s'étaient un peu effacées dans

sa mémoire, elles lui revenaientaujourd'hui, elle ne pouvait oublierqu'elle l'avait, par moments, fortementressentie lorsqu'elle les écoutait parlerde leurs vies.

Là-bas, elles ne pouvaient sortir de leurcabane du fond des bois, sans risquerchaque fois les pires avanies, les piressévices dont les insultes, les crachats,les lapidations, l'arrestation, l'expositionau pilori étaient mesure commune.L'accumulation des accusations contreelles, un jour, les amènerait au pied dugibet, ou ligotées sur une chaise dansl'eau de l'étang, où elles seraientplongées et replongées jusqu'à ce quel'eau, par leur mort, décidât qu'elles

n'étaient pas coupables, ni possédées.

Là-bas, on les accusait passant devant labarrière d'une maison, d'en faire tournerla viande au saloir, le fromage dansl'égouttoir, d'avoir fait sécher sur piedles courges dans le jardin, fait noircir lelin à bouillir dans la lessiveuse, ternirles miroirs...

Si on ne les avait pas vues sur le cheminle jour où ces calamités survenaient,c'est donc qu'elles étaient passées denuit, sur un balai, se rendant au sabbat.

La réalité des menaces qui les guettaientne faisait pas de doute. Ce n'était pasune plaisanterie. Là-bas, leur sécurité dechaque jour se maintenait par miracle.

Des fous, poussés « par le diable »,pouvaient se jeter sur elles et lesviolenter, des femmes jalouses au nomde la morale pouvaient les assaillir enpleine place du marché et les défigurer àcoups de griffes ou avec du vinaigrebouillant.

Il y avait des périodes de grâce commecelles qu'elles venaient de traverser, oùd'autres événements avaient détourné lesesprits inquiets de leur maniaquesurveillance, mais l'hiver viendrait quiralentit les travaux des champs et lestrafics de la mer, entraînant l'homme à sepencher sur lui-même et ses livressaints, méditations entretenues par lesquotidiens sermons et le hurlement des

tempêtes de l'Atlantique, le sifflementdes rafales de neige autour de sa maisonou de la meeting house, peuplée d'êtrestransis de froid et de terreur sacrée.

– Ruth, dit-elle à voix haute. Je vous ensupplie, ne retournez pas à Salem. Cettelettre est un piège. Au moment où vousmontiez à bord de L'arc-en-ciel, j'aisurpris l'expression de bien des visagesparmi la foule qui nous entourait et j'aiété effrayée. La mimique des hautspersonnages qui étaient venus au port etqui donnaient des ordres aux miliciensde leur escorte pour vous arrêter, ne m'apas échappé. Heureusement, les soldatsn'ont pas osé intervenir, ce qu'ilsn'auraient pu faire sans provoquer une

bagarre avec les mercenaires de notrepropre escorte. Notre qualité d'étrangersque l'on tenait pour diverses raisons àhonorer et à ne pas insulter gravement,les a empêchés de vous retenir de forceà terre, grâce surtout à la présence denos hommes d'équipage en grand nombreet bien armés. Nos hallebardiersespagnols vous entouraient et sachez quece n'était pas par hasard que mon épouxles avait fait disposer ainsi.

« Si vous retournez là-bas, jamais plusvous ne pourrez vous échapper de ceslieux où la persécution ne cesseradésormais jamais contre vous. Lesguérisons que vous opérez ne seront passuffisantes pour qu'un jour les

consciences s'ouvrent et qu'on vousrende justice et qu'on vous laisse enpaix. Vos pouvoirs bénéfiques vouspréservent jusqu'ici, mais ils peuventaussi bien se retourner contre vous sil'on s'avise encore de proclamer quevous les tenez de Lucifer. Et c'est moinsle bien que vous faites qui les encourageà patienter envers vous que la certitudequ'étant à Salem, vous ne pourrezéchapper au châtiment. Voilà pourquoiils veulent que vous reveniez. Il leur estinsupportable d'envisager que la main deleur justice ne peut plus s'abattre survous, que pèse sur leur conscience lereproche divin d'avoir laissé s'enfuir des« créatures du diable » comme ils vousdésignent, sans leur avoir fait payer

leurs forfaitures. Ce n'est pas une folieque l'on peut raisonner puisqu'elle secroit de droit et de raison et qu'elle estsi profondément ancrée en eux.

« Le vieux Samuel Wexter, aujourd'hui,peut s'autoriser une sereine philosophie,mais, pendant les années où il étaitresponsable du gouvernement de laville, vous savez comme moi qu'il a faitpendre nombre de « pécheurs » pour descrimes qui n'avaient rien à voir avec descrimes de droit commun : vols, meurtresou autre violence envers la société, maispour des fautes comme l'inobservanceaux offices, des attitudes, des réflexionsmécréantes ou qui contraient sonpouvoir, et qui suffisaient pour qu'une

sentence de mort soit prononcée.

« Roger William, qui a fondé l'État duRhode Island, pourquoi a-t-il été obligéde s'enfuir en plein hiver dans la forêt, sice n'est parce que sa vie était menacée ?Lui qui était, de Salem, un des plus zéléspasteurs dont les sermons attiraient lesfoules. Mais réclamait plus de libertépour les consciences, des loisreligieuses moins sévères, plus decharité chrétienne en somme pour lepauvre peuple qui en perd la tête. Dites-moi si je me trompe ? Si j'ai mal jugé del'esprit en Nouvelle-Angleterre, surtoutde celui de Boston ou de Salem, JohnWintrop n'ayant rompu avec Salem etfondé Boston que pour proclamer des

lois encore plus intolérantes et rigides.Dites-le-moi : me trompé-je ?

Elles secouèrent la tête négativement.

– Croyez-moi, il y en aura toujours undans votre gouvernement qui, dans sacrainte que les commandements nesoient pas respectés avec assez derigueur, dans sa hantise qu'unrelâchement ou une indulgence apparentsentraînent au mal les âmes faibles, qui,s'avisant brusquement d'un moment degrâce comme celui que nous avonsconnu en ce séjour à Salem, s'affolera,rappellera que l'on doit toujours resteren éveil pour servir Dieu, que lesmalheurs qui accablent les justes,comme ces guerres indiennes et ces

massacres d'innocents aux frontières,sont dus à la négligence coupable, àl'oubli des préceptes, et que, pourapaiser le courroux du Seigneur, il fautimmoler ceux par qui le scandale arrive,faire amende honorable en prouvant pardes condamnations que la torpeurdangereuse a cessé ; il y en aura toujoursun qui voudra être plus exigeant quel'autre et qui fera surenchère, jusqu'à ceque la folie s'empare d'eux, car c'est lafatalité qui s'abat sur tout gouvernementde coercition que de ne plus voir d'autreissue pour obtenir obéissance que lapersécution du bouc émissaire. Le brasne peut plus s'arrêter de frapper, lesjuges de condamner.

« Oh ! Je les connais si bien. Je crois lesentendre ! Ils ont de précieuses qualités,c'est vrai, d'intelligence, de foi et decourage, et par l'estime que je leurportais, j'ai pu endormir leur méfiance,quoique femme. Mais ils se réveillent etleur colère n'en est que plus grandeenvers vous. Je vous en supplie, nepartez pas.

Elle s'arrêta, un peu essoufflée, en sedisant que cette forme de discours, cheraux Anglais puritains et aux réformés engénéral, semblait avoir déteint sur elle.

Ruth et Nômie l'écoutaient dans unebelle immobilité de fidèles au sermon,et, jusqu'à la fillette dans son berceau,tous lui prêtaient l'attention qu'inspire

une voix pathétique et convaincante.Mais elle voyait sur les lèvres de sesdeux interlocutrices ce sourire résigné,un peu désabusé qu'elles avaient devantsa fougue à réclamer justice et libertépour elles, et cette expression de doutela relança dans son désir de lesencourager à rester et ainsi à sauverleurs vies.

– Je vous en supplie, ne repartez pas.J'ai peur pour vous. Demeurez ici àGouldsboro, où vous pensiez que lapetite Agar, si elle l'avait voulu, seraitplus en sûreté. Et vous avez pu constaterque vous aviez raison. Les personnes lesplus diverses, de nations et de religionsdifférentes, se sont organisées pour

vivre ici en bonne intelligence. Nul n'estparfait, mais sous la juridiction de M.Paturel, tout habitant de l'endroit peutrecevoir de lui protection. Personne nepeut vous menacer de mort, ni demauvais traitement, encore moinsd'arrestation arbitraire, et si lesmauvaises gens, les fauteurs de troubles,voleurs, paillards ou manieurs de poingou de couteau, se voient tancés, punis ouexpulsés, ce n'est toujours qu'avecjustice, et pour la paix et la défense descitoyens de l'endroit. Vous avez descompatriotes et des coreligionnaires, laplupart réfugiés, rescapés d'attaquesindiennes, et qui n'ont pu regagner leursvillages. Ils sont groupés en un endroitpaisible, qu'on appelle le camp

Champlain. Il y a une école, une maisonde prières. Vous y trouverez, ou l'onvous y construira, une demeure, et ainsivous pourrez veiller sur le sort d'Agaren l'ayant mise à l'abri des dangers quila guettent à travers vous.

Elle parlait avec l'espoir d'emporter leuradhésion, mais elle voyait le même douxsourire patient sur leurs lèvres etcomprenait qu'elles refuseraient.

Ruth la regarda avec tendresse.

– Comment te remercier, ma sœur. Grâceà toi, grâce à ta générosité qui ne sepose pas de limites, nous avons pu,quelques semaines, vivre en oubliantnotre malédiction, en croyant que nous

étions, nous aussi, libres et heureuses etaimées parmi les nôtres, des créatureshumaines parmi leurs frères, à leurimage, créées comme eux, par Dieu àSon image... Mais si constant que soitton cœur, si généreuse et inébranlableque soit la protection des armes de tonépoux, si grande que soit la puissanceque tu as reçue en apanage de retenir lesfauves prêts à bondir, et de calmer par taseule présence, ton seul regard, leurshumeurs belliqueuses, vindicatives ousectaires, tu l'as dit : un jour, ils seréveillent, et tu ne pourrais nouspréserver à jamais, ici... ou ailleurs, fit-elle voyant qu'Angélique était sur lepoint de s'écrier : « Alors, venez avecnous jusqu'à Wapassou »... Non, cela ne

changerait rien et tu le sais.

Elle ajouta après un moment de silence :

– Tu es une femme unique... et c'est celata faiblesse. Car les temps ne sont pasencore venus où il y aura d'autresfemmes comme toi sur la Terre. Tu esseule. Comme une étoile. Et pour cela,tout le monde regarde vers toi. Mais l'onpeut tout aussi bien s'effrayer de ladirection que l'étoile indique. Maisl'amour te protège...

« Demeurer ici, dis-tu, en cetétablissement que lui et toi vous avezfondé ? S'intégrer à l'une de cescommunautés qui s'efforcent d'y vivredans l'entente, et y parviennent ? Agar,

elle, oui, le pourrait. M. Paturel saurait àqui la confier. Je ne doute pas qu'il y aità Gouldsboro familles ou personnes decœur, d'esprit chrétien, qui, bien qu'ellesoit une pauvre « Égyptienne », soientprêtes à l'accueillir. Agar, oui, mais pasnous.

Elles avaient donc senti grandirl'hostilité autour d'elles.

– Au moins, Ruth, profitez de l'occasionqui vous a été donnée de prendre la merpour demander asile en d'autrescolonies, aux gouvernements pluslibéraux. Si vous retournez à Salem,cette occasion ne se renouvellera peut-être pas, et seules, vous ne pourrez fuirpar la forêt pour gagner la plantation de

Providence dans le Rhode Island, ouNew Haven, dans le Connecticut, quifurent fondées en protestation contre lerigorisme du Massachusetts...

– Quel gouvernement pourrait nousaccueillir hors de ta protectionmagique ? fit Ruth Summers, avec untendre sourire d'ironie.

– Ruth et Nômie, écoutez-moi, il y apeut-être un espoir si vous prenezpatience. Au cours de notre voyage, nousavons rencontré, à Providence je crois,ou à New York, un jeune quaker de hautrang, le fils de l'amiral Penn. Il paraîtque pour l'amiral qui a conquis laJamaïque à la couronne d'Angleterre, etqui était ami du roi, c'était désastreux

d'avoir un fils qui avait eu la folie de sefaire quaker. Mais celui-ci ne manquaitpas d'audace, il voulait fonder unecolonie de refuge pour les quakers. Sonpère l'a soutenu dans ses projets, et leroi, en souvenir des services rendus parle père, va accorder à William Penn unecharte afin de créer un territoire où tousles quakers pourront être chez eux, et nerien risquer. La réalisation de ce projetne saurait tarder. Essayez de vousjoindre à leur groupe.

– Et puis, eux aussi nous chasseront.Parce que nous nous aimons, et que nousguérissons par un pouvoir que l'on peutsoupçonner venir de Satan ! Quelgouvernement, dis-moi, peut, de nos

jours, absoudre ces péchés-là ? Etpourtant, il ne s'agit que d'amour et decharité.

Ruth Summers mit son bras autour desépaules de Nômie Shiperhall.

– Parfois, lorsque je songe à cette chèrecréature qui m'a été confiée, lorsque jeconsidère le sort d'Agar, de cette pauvrepetite sauvageonne abandonnée qui n'apour la défendre que deux femmesréprouvées, elles-mêmes en dangerconstant, la crainte des malheurs qui lesguettent m'accable. Ne crois pas, masœur, que je sois insensible à tes appelsà la prudence et que je nie le bien-fondéde tes avertissements. Chaque jour,chaque nuit, les mêmes frayeurs me

hantent et il me prend une terrible envie,pour les protéger, de redevenir « commeles autres », de me couler à nouveaudans la vêture commune, de remettremon cou dans le carcan de la loiqu'« ils » exigent, ne serait-ce que pourapaiser leur terrible courroux d'hommesjustes ou pour calmer l'effroi imbécilede leurs ouailles qu'ils endoctrinent etqui se tiennent prêtes, sur un seul signede ces bergers redoutés, à se ruer surnous et à nous mettre toutes trois encharpie. Alors, je me souviens que ce futtoujours ma pire tentation et mon seulvrai péché, celui que je dois expier. Desjours et des jours, et des années, jerefusais, je refusais la voie désignée.J'en avais horreur.

Son regard se porta avec douceur sur lajeune femme à ses côtés :

– Elle, Nômie, elle a toujours subi sansmurmurer le sort qui lui était dévolu parle ciel. Les dons de guérison luisortaient des mains et du regard, et elleles distribuait. Dès l'âge de sept ans,elle était fustigée en place publique, àcoups de verges. Elle était honnie,frappée, séquestrée, bafouée, soumise àtoutes sortes de tourments pour que lediable sorte d'elle. Mais elle ne voyaitpas le mal, ni en ce qu'elle faisait ni ence qu'ils lui faisaient. Moi, je me suisrévoltée. La crainte d'être chassée dutroupeau est une peur animale, primitive,au fond de chacun de nous depuis les

premiers temps.

Ruth Summers baissa les paupières ets'exprima sur un ton de douleur :

– J'aurais pu guérir ma mère, je le sais.Je sentais des forces en moi. J'aurais pusauver ma mère lorsqu'on la ramenaensanglantée après la flagellation.J'aurais pu l'aider à lutter contre safièvre, aider sa propre nature àtriompher de la corruption qui rongeaitses plaies. Mais je craignais d'ajouter àmon malheur d'être quakeresse, celuid'être désignée comme sorcière. J'étaisparalysée par la peur. Je l'ai laisséemourir. Cette faute commise, je reniaistout de ma première éducation. Je merevêtais de la livrée commune avec

délectation, et me rassurais d'êtredevenue comme les autres, encore que lefeu intérieur de ma vie, peu à peu, devîntcendres à leur contact. Jusqu'au jour oùje fus frappée une seconde fois et defaçon encore plus terrible. Je fus frappéepar l'amour. Le voile se déchira, ladigue se rompit. Alors, je courusarracher Nômie à l'étang glacé etj'acceptai la voie. Qu'il est doux derenoncer à tout et d'être rejetée hors dela barrière des justes pour une tellelumière !

« Crois-tu que saint Paul, frappé sur lechemin de Damas par la révélation del'amour divin, cherchait le vieillardAmanie pour lui demander seulement de

lui rendre la vue ? Non. Lui, lepharisien, le gardien de la loi, il lecherchait pour l'entendre surtout luiparler de ce sentiment inconnu d'amourqui lui avait ravi le cœur dans sa vision.

« J'ai recueilli Nômie et je l'ai aimée etje n'ai nul regret d'un tel amourqu'aucune parole ne peut dépeindre. Ilexistait aussi entre celles qui portent nosnoms dans la Bible. Si amers qu'ensoient les fruits parfois, on se souvientque le ciel s'est ouvert. J'ignore où nousmène la voie, mais j'affirme une seulechose : c'est qu'il est interdit d'oublierl'extase. N'en aurait-on été privilégiéqu'une fois en toute une vie, ellecontinue de guider et d'éclairer nos

certitudes dans les ténèbres. Chèredame, nous devons retourner à Salem.Le vieux monsieur est malade et ce n'estpas tant son corps qui est malade queson cœur humilié, et lady Cranmer, safille, se tord les mains à son chevet, etils nous attendent. Ce sont nos enfants,nos pauvres enfants, et ils ont tousbesoin de nous.

– Mais ils vous tueront. Ils vouslapideront. Ils vous pendront.

– Un jour, peut-être, répliqua Ruth enriant. Mais, comme tu l'as remarqué toi-même lorsqu'ils nous savent près d'euxet sont assurés qu'à tout moment nouspourrons subir notre châtiment, ilspeuvent se permettre plus de patience. Et

ainsi, jour après jour, en nous laissant lavie, ils nous font un cadeau sans prix.Car chaque heure de bonheur vécue parl'homme construit la Jérusalem céleste.

Elles avaient encore quelques effets àrassembler. M. de Peyrac et M. Paturels'étaient entremis avec le capitaine d'unnavire qui repartait à l'heure de la maréeet les prendrait à son bord. L'ayantprévenue, elles retournaient s'occuper deleurs bagages et l'on se reverrait au bordde l'eau au moment des adieux.

Elle les laissa s'éloigner. Elle avait étésur le point de leur demander d'ôterleurs hauts bonnets serrés afin de lesrevoir encore une fois avec leurscheveux d'or sur les épaules, afin de se

persuader que c'étaient bien elles lesanges qui étaient venus, car les chosesallaient s'effacer et l'on se demanderaitun jour si on ne les avait pas rêvées.Elle n'avait pas osé à cause de laprésence d'Abigaël dont elle ignorait lapensée.

Elle les regarda descendre le chemin,silhouettes fragiles encapuchonnées denoir. Elles allaient, hérétiques parmi leshérétiques, folles peut-être, désarmées...

Angélique se laissa tomber, épuisée, surle banc près de la table.

– Oh ! Abigaël, je vous en supplie, dites-le-moi, que pensez-vous d'elles ?

Un sanglot lui répondit. Levant les yeux,elle vit que son amie avait le visageplongé dans ses mains. La jeuneRochelaise calviniste mit un certaintemps à maîtriser ses larmes.

Enfin, elle releva la tête.

– Que Dieu me pardonne. Que Dieu mepardonne de les avoir jugées. Je pense...je crois que c'est pour elles qu'il a étéécrit : « Je vous enverrai comme desbrebis parmi les loups... »

Chapitre 25Le navire qui les emmenait était unbâtiment d'Angleterre qui retournait àLondres et Angélique voulut se faireconfirmer qu'ils feraient escale auMassachusetts.

– Certes, milady, assura le capitaine, encette saison, tout navire entreprenant latraversée de l'Atlantique commence parpiquer sur Boston pour s'y bourrer depommes. Elles sont les plus belles, lesplus grosses et les plus résistantes à segâter. Aussi, en charge-t-on de pleinstonneaux sur le pont pour la santé de

l'équipage. Mais celles de Salem lesvalent bien et nous nous en contenteronsaprès avoir déposé ces dames saines etsauves à bon port.

L'esquif qui les menait au navire en rades'éloigna, dansant sur la crête blanchedes vagues qui étaient mouvementées cejour-là. Les trois femmes modestementassises parmi les redingotes rouges desofficiers et les tricornes galonnésdisparaissaient à la vue.

Les espèces étaient si opposées quec'était parmi ces rudes hommes de merque les pauvres puritaines se trouvaientle plus en sûreté. On n'avait jamaisentendu dire que pirates et flibustierseussent jamais molesté les vertueuses

femmes des premiers établissementsreligieux de la côte nord de l'Amériquelorsqu'ils venaient à terre faireprovision d'eau douce ou acheter desvivres frais.

« Plus pauvres que les plus pauvres nousétions, lui avait raconté Mrs William, lagrand-mère de Rose-Anne, et cesfarouches bandits de la mer, toutbariolés, nous regardaient de loin avecnos cols blancs, nos vêtements sombres.Mais ils n'auraient jamais songé à nousfaire du mal et certains nous offraientdes petits bijoux tant ils avaient pitié denotre dénuement... »

Les temps avaient changé, mais ilexistait encore un contrat d'honneur de

protection de la part des flibustiersenvers les pieux déshérités des rivages,de même envers les passagères qu'uncapitaine acceptait de prendre à sonbord et qu'il devait défendre avec unerigueur impitoyable.

La chaloupe s'amenuisa, s'effaçaderrière un promontoire.

On avait amené les bébés sur la plagepour les adieux, mais on les rentra vitecar il ventait fort.

Et les adultes revinrent en groupe à paslents vers les premières maisons autourde la place.

Angélique pensait à Samuel Wexter.

Ruth avait raison en le jugeant plusatteint en son âme qu'en son corps. Lascène avec le jésuite l'avait ravagé et ils'était mis au lit dès le lendemain.

Angélique, sur son départ, était venue levisiter et elle l'avait trouvé brûlant defièvre, ressassant les accusations quel'irascible interlocuteur lui avait jetées àla face et celles qu'il n'avait pas eu lesang-froid de lui retourner.

– Et pourtant, nous avions une languecommune, gémissait-il, et quecertainement nous maniions l'un et l'autreavec plus de facilité que nos idiomesmutuels : le latin. Je n'y ai pas pensé...

– Ne vous désolez pas, sir Samuel, latin

ou pas, j'ai toujours vu les discussionsentre théologiens de la Réforme et ducatholicisme mal finir, très mal finir. Iln'y a pas de concessions possibles.

Ce qui accablait le plus le vieillard,c'était de s'être laissé aller dans sacolère à lancer un blasphème. Oncoupait la langue à un pauvre diablepour moins que cela.

– Ces jésuites sont habiles à nous jeterhors de nos gonds. Le gouverneurd'Orange s'est bien vengé de nous ennous l'envoyant dans nos murs.J'avertirai Andros. Les Hollandais nemanquent jamais une occasion de nousmettre dans l'embarras.

– Les Anglais leur ont pris NewAmsterdam et les territoires de laNouvelle-Hollande.

– Ils n'auraient pas donné à cescomptoirs l'essor que nous y apportons.

Mais la discussion l'avait un peuréconforté.

Ils attendirent de voir le navire cinglervers l'horizon, toutes voiles tendues,pour quitter la grève. Angélique pensaitaux paroles très importantes que Ruth luiavait dites et sur lesquelles il luifaudrait réfléchir. Mais pas maintenant,plus tard : quand elle serait à Wapassou.

Ruth lui avait dit : « Tu es une femme

unique. »

Elle avait parlé des pouvoirs, de cesforces cachées qu'Angélique possédaitet que la sorcière Mélusine de sonenfance avait reconnues en elle. Maisl'enfance a les mains pleines de trésors.La vie oblige à les trier, à en négliger, àen abandonner.

« Ma voie était autre... »

Pourtant la douleur avec laquelle Ruths'était exprimée lorsqu'elle avait dit« j'aurais pu guérir ma pauvre mère... »réveillait l'écho qui tourmentait saconscience lorsqu'elle songeait au jeuneEmmanuel :

« J'aurais pu le sauver... j'aurais dûopposer ma force à celle qui se dressaitdevant moi... trop de choses arriventlorsqu'on n'est pas encore prêt, lorsqu'onne souhaite pas voir trop clair, lorsquele rideau ne s'est pas encore déchiré.L'on préfère croire à ce qui est établi. »

Elle remonta la plage avec la foule sedispersant, et très naturellement desgroupes se dirigeaient vers l'auberge-sous-le-fort, tenue par Mme Carrère etses enfants.

Un vol d'oiseaux passa, piaillant,tournoyant, cherchant à marée haute despoints pour se poser, s'abattit, repartit. Ily en avait fréquemment qui arrivaientcomme l'orage, obscurcissant le soleil,

puis s'enfuyaient au loin. Angéliqueobservait qu'ils soulignaient commed'une manifestation personnelle, lesévénements survenus à Gouldsboro,arrivées, départs, naissances, batailles.Mais c'était une idée à elle. Les autrespersonnes ne voyaient aucunecoïncidence. Elles étaient habituées àces nuages d'oiseaux, comme ellesétaient habituées aux pêchesmiraculeuses, aux fourrures apportéespar les Indiens, aux tempêtes...

Angélique regardait les oiseaux enpensant à l'aveu d'Ambroisine :

« J'ai appris à haïr la mer et les oiseauxqui passent parce que vous les aimiez. »

Pouvait-on exprimer plus intensémentl'envie, la jalousie et la haine pour unêtre ?

Sa pensée revint aux deux femmesbienfaisantes qui repartaient portant leursecret d'amour et de tendresse. Sur cemême sable, elles avaient posé le pied.La mer impavide se retirerait, jusqu'à nelaisser qu'un désert d'algues brunesjusqu'à l'horizon, puis reviendrait, ourletfrémissant qui s'avançait en tapinois àune allure de galop, puis elle lanceraitvers le ciel en frappant les rochers, sesgerbes d'écume. Et l'on continueraitd'aller et de venir sous sa garde et sadanse, et de poser le pied sur le sable, etde courir, de se tendre les bras et de se

tendre le poing, les uns portant la haine,les autres l'amour.

« Comme des brebis parmi lesloups !... »

Qu'allait-il leur arriver à Salem ?

*****

– Ah ! Je ne pourrais pas vivre enNouvelle-Angleterre, soupira-t-elle.

– Mais si, vous le pourriez fort bien, ditgaiement la voix de Joffrey à ses côtés.En quel lieu, au bout de quelques heures,ne trouveriez-vous pas quelquescharmes ? N'est-il pas vrai, monsieurPaturel ?

– Certes, répondit sur le même tond'affectueuse plaisanterie le solideNormand qui, lui aussi, se trouvaitproche dans l'ombre. Certes, au bout dequelques heures, vous oublieriez lesinconvénients des intransigeancespuritaines pour ne voir que la beauté desfleurs des jardins...

– ... Ou apprécier les délices du thé deChine.

– Vous oublieriez la mauvaise humeur deMrs Cranmer pour vous intéresser à sesamours tourmentées avec l'original lordCranmer.

– En enfer même, le premier choc passé,Mme de Peyrac ne se mettrait-elle pas

tout de suite à décider quelquearrangement pour rendre la situationmoins... brûlante ? continuait Peyrac. Enessayant de s'entendre avec un diablotinun peu moins mauvais que les autres, cequ'elle aurait discerné au premier coupd'œil. Elle lui ferait entrevoir uneremise de peine car il ne serait en ceslieux que par une distraction de saintPierre...

– Si tout le monde est contre moi ! fit-elle en riant.

– Raconte ! Raconte encore ce que tuferas quand tu seras en enfer, implora lapetite voix d'Honorine qui trottinaitparmi eux.

Joffrey avait passé son bras autour de sataille. Elle sentait leur chaleureuxsentiment pour elle s'exprimer derrièreles plaisanteries. Ils la taquinaient, maisen vérité, ils aimaient le goût qu'elleavait pour la vie, les êtres et les choses,la nature partout si belle et si constante.

Le navire anglais était au loin un dessinnoir en damier sur l'horizon de feu.

Ils passèrent un bon moment à l'auberge,tandis que les fils Carrère allumaient lescandélabres au plafond et les lanternes.Les jours commençaient de raccourcir.La voix des criquets et des cigales dansles dunes et en lisière des bois se faisaitmoins véhémente. Mais l'on pouvaitprévoir l'arrivée du Gouldsboro pour le

surlendemain et déjà les préparatifs pourla caravane, sauf quelques colis àajouter dépendant de l'arrivée du navire,étaient faits.

– N'empêche qu'il va falloir que je metrouve un scribe, fit remarquer legouverneur Paturel.

– Que voulez-vous dire ? demandaAngélique.

C'est ainsi qu'elle apprit que Nathanaëlde Rambourg était reparti avec le navireanglais. Il avait décidé de regagner NewYork afin de pouvoir discuter avecl'intendant Molines sur les possibilitésd'entrer en possession de son héritage,composé de terres et de fermes dans la

province de Poitou, en France.

Il avait averti le gouverneur et M. dePeyrac de ses intentions en leurdemandant de bien vouloir lui avancerune somme d'argent et de lui signerquelques billets de change qui luipermettraient de vivre honnêtementjusqu'à New York, et de payer sonpassage à bord de navires ou de cochespostaux qui circulaient déjà assezrégulièrement entre Boston et les bordsde l'Hudson.

Angélique avait en effet cru apercevoirun ou deux chapeaux puritains dans unechaloupe, mais elle avait pensé qu'ils'agissait de Wallons ou de Vaudoisdéçus, repartant vers des lieux moins

contaminés, et était fort loin de penserque leur « pays » du Poitou allait leurfaire faux bond.

– Il aurait tout de même pu me présenterses civilités ! Quel drôle de corps, ceNathanaël !

Dehors, les parents Berne erraient,cherchant Séverine. Ayant appris ledépart du jeune Rambourg, ilss'inquiétaient car on ne la trouvait nullepart. Elle avait peut-être été se cacherpour dissimuler un chagrin farouche.

– Et si elle s'était embarquée avec lui ?

On alla de maison en maison interrogerles voisins et les passants d'un ton léger

pour commencer, mais qui devenait plusnerveux au fur et à mesure des réponsesnégatives.

Gabriel Berne soudain faillit briser salanterne dans un geste de fureur. Il secontint pour ne pas la jeter contre le soltant était grande sa colère rentrée.

Il fit demi-tour et déclara qu'ildescendait vers le port pour trouver unebarque, un yacht, un navire, n'importequoi qui ferait voile vers le sud-ouest. Ily passerait l'hiver s'il le fallait, mais ilpoursuivrait cette petite gourgandinejusqu'en Virginie, jusqu'au Brésil,jusqu'à la Terre de Feu. Elle avaittoujours été une tête dure, indisciplinée.Elle aurait voulu être un garçon. Il lui

apprendrait comme une femme doit setenir et rester à sa place. Mais aussi,elle avait eu de mauvais exemples...

Angélique accompagna jusque chez elleAbigaël qui tremblait.

– Je suis bouleversée. J'ai peur pourSéverine. Gabriel est la bonté même,mais il a un fond de violence et il neconnaît pas sa force. Il peut être terribles'il laisse éclater sa colère.

– J'en sais quelque chose ! Ne craignezrien. Je vais lui parler et nous ne lelaisserons pas partir sans l'avoirraisonné. Quelqu'un l'accompagnera sinécessaire.

Par la porte ouverte de la maisonéclairée, la voix de Séverine s'échappaitchantant les paroles du psaume 129Saepe expugnaverunt me mis enmusique par Claude Goudimel :

Dès ma jeunesse ils m'ont fait milleassauts

Elle avait une voix très pure et menait lechœur des psaumes au culte ledimanche.

Dès ma jeunesse ils m'ont fait milleassauts

Mais ils n'ont pu me vaincre et medétruire.

La salle commune était allumée.

Séverine avait installé la petiteÉlisabeth devant sa soupe au lait et faitpatienter la jeune enfant avec une croûtede pain. Laurier mettait les écuelles dusouper sur la table.

Tout en vocalisant, Séverine continuaitde faire les conserves, maniant la louchecomme elle l'aurait fait d'une baguette dechef d'orchestre, écumant le bouillon,puis rangeant les filets de maquereaux etde harengs dans les jarres de vinaigre.

– Où étais-tu ?

– Pas loin...

– Nous t'avons cherchée partout.

– Pourquoi ?

On expédia Laurier prévenir maîtreBerne.

Angélique partit rassurée.

Elle allait s'arranger pour intercepterGabriel Berne sur le chemin du retour etle prier de ne pas jouer au paterfamilias romain avec sa fille. Car sousle coup de la peur et de la colère qu'ilavait éprouvées, il était capable del'étriller alors qu'il n'avait rien à luireprocher. Elle le calmerait à coup sûren lui demandant ce qu'il avait vouludire en parlant de « mauvais exemplesque sa fille avait reçus »... Elle,Angélique, qui avait emmené la jeunefille faire un voyage pour la distraire,était-elle concernée par cette allusion ?

Un pas léger la rejoignit sur le sentier.Séverine glissa un bras sous le sien etleva son visage vers elle. Une lunemince et un semis d'étoilescommençaient de répandre une doucelumière alentour et se reflétaient dansles yeux noirs de l'adolescente.

Elle dit avec ferveur :

– Merci.

– De quoi donc, ma chère ?

– Pour cette lettre sur l'amour que vousm'avez lue. J'en ai repensé les termes etsurtout ceux du paragraphe sur l'amourdes amants. Le véritable amour. Celam'a aidée à comprendre la valeur de ce

que j'éprouvais... À ne pas confondrel'intérêt, le divertissement et lesentiment. À ne pas m'égarer, ni melaisser effrayer par des épouvantails.

Elle lui prit la main pour y poser seslèvres.

– Merci... C'est tellement bon que vous,vous existiez !

Chapitre 26Ce n'était pas encore Noël et si lebrouillard épais qui enveloppait lanature ne consentait à se fondre àl'improviste que pour laisserentr'apercevoir le fantôme d'unesilhouette humaine tâtonnant du pied surson chemin ou la gerbe d'un petitbouleau subitement devenu d'or oul'intense brasier d'un merisier sauvageayant décidé de revêtir, avant les autres,son feuillage rouge, si la grandeenveloppe grise et vaporeuse en laquellela baie des Français aime tant à sedraper, jouant la mystérieuse et la

timide, alors qu'il n'y a pas plus hardieet désinvolte, si ces rideaux, voiles etécharpes de songe blafard faisaientrégner, ce jour-là, une clarté hivernaletrompeuse, nul n'oubliait qu'on n'en étaitqu'aux prémices de l'automne.

Et pourtant, avec le nombre de gens quis'étaient mis en route, habitésd'allégresse et de curiosité, chacunvoulant se nantir d'un menu présent, avecle grêle appel d'une cloche étouffée parles brumes mais conviant badauds ettravailleurs à cesser leurs musardises ouleurs tâches et à se porter, intrigués etattendris, vers une pauvre cabane, il yavait comme une évocation de Nativitéet d’Épiphanie autour de la crèche.

Sauf que le petit Jésus était noir.

Si discrètement que se fût passée cettenaissance au cours de la nuit, dans lamaison de rondins où l'on avait logé lesesclaves achetés au Rhode Island,l'annonce en avait couru dès l'aube d'unbout à l'autre du pays et jusqu'au campChamplain où le pasteur Baucaire eutl'idée de faire sonner la cloche de sachapelle pour avertir ses ouailles.Malgré le brouillard, les familles semirent en route, à pied, à cheval ou encarriole dont il y avait déjà troismodèles en plus des chariots à bœufs.

À Gouldsboro, la plupart étant ou ayantété des gens de mer, navigateurs,marchands ou habitants des ports, ne

trouvaient pas de quoi s'exclamer à lavue d'individus de peau noire. On entrouvait assez en France dans ladomesticité des grands seigneurs, etjusqu'à Versailles, pour y être habitué, etl'arrivée du petit groupe de nègres étaitpassée presque inaperçue, mêlée audébarquement de toutes lesmarchandises qu'il fallait décharger etrépartir dans le même temps.

Mais la naissance d'un enfant noir, pourla première fois chez eux, réveilla leurenthousiasme.

De tempérament fougueux et non blasé,ils étaient toujours prêts à sauter sur lemoindre prétexte de déplacement et deréjouissance.

Les enfants surtout trépignaient decuriosité à l'idée de voir comment étaitfait un bébé noir, comme si, dans leuresprit, les adultes qu'ils avaient eul'occasion de voir avaient été peints decette couleur après coup.

Ils furent un peu déçus car le nouveau-néqu'on leur montra, recroquevillé dans lecreux du bras de sa mère, était plutôtd'une teinte rougeâtre, assez foncée.

– La même couleur que les noix depalme avec lesquelles ils font leur huilerouge dans la forêt, commenta un ancienflibustier qui avait plusieurs expéditionsau cœur de l'Afrique à son actif,apparemment au service d'un négrier.

Les Indiens présents le trouvaient deleur couleur, ce qui à la fois les flattaitet les inquiétait. Mais la plupart desgens avertis faisaient remarquer àl'entourage les parties génitales dunouveau-né d'un beau violet foncé, trèssombre, ce qui voulait dire qu'enquelques jours le petit bonhomme toutentier allait devenir aussi noir qu'unmorceau d'anthracite, d'autant plus queses père et mère étaient eux-mêmes trèsnoirs, sans aucune trace de métissage.

La jeune négresse étendue à terre,recouverte d'un tissu léger aux dessinsde couleur, les épaules soutenues par uncoussin de crin, souriait avec cetteexpression de satisfaction et de détente

des femmes pour lesquelles unaccouchement est peut-être la seuleoccasion qui leur est donnée, en touteune vie, de pouvoir se montrer en publicdans l'attitude du repos. Et nonseulement sans encourir de blâme, maispour, circonstance aussi rare, se voiradresser félicitations et compliments.

Avec une très nette conscience de sonimportance et de son rôle, elle acceptaitl'empressement des curieux qui sebousculaient à la porte, et il y avait desdisputes pour passer au premier rang.

Mais personne pourtant n'osait pénétrerà l'intérieur pour remettre les cadeauxpréparés. Ils étaient arrêtés dans leurélan par la présence des autres

occupants du logis qu'on distinguait maldans la pénombre que ne dissipait guèrela lumière déjà assez pauvre du jour,filtrant à travers les petits carreaux desdeux fenêtres tendues de peaux depoisson séché. Il était difficile dedistinguer les traits et les expressionsdes compagnons de la jeune accouchée.On ne voyait que leurs yeux blancs,incrustés d'un iris sombre et fixe,prunelles qui se déplaçaient par pairessuivant leurs mouvements : debout,assis, à droite ou à gauche. C'étaitimpressionnant ! Un petit feu à terre, detemps à autre, jetait une lueur etmodelait un visage. On découvraitdebout, un peu en retrait, un hommed'une trentaine d'années, vêtu de la

camisole et du caleçon de toile blanchedes esclaves des Antilles, travaillantdans les champs de canne à sucre.

Il tenait son chapeau de paille tresséedevant lui, à deux mains, dans uneattitude de politesse digne, celle qu'onavait dû lui enseigner tout petit àobserver devant le maître. Ce n'était pasle père, affirmaient quelques-uns, avertison ne sait comment.

Le père, c'était celui qui se tenait aufond, assis immobile contre le mur, lesbras autour de ses genoux. Sa facesimiesque provoquait les murmures, etle voyageur d'Afrique commença àraconter des histoires d'hommes desbois qui étaient en réalité de grands

singes très noirs, très farouches, aperçusentre les branches, difficiles à abattre,encore plus à capturer. Il en avait vu,mais pas de près. La grande femmesoudanaise et son fils de dix ans pourd'autres raisons inspiraient la méfiance.Se tenant au chevet de l'accouchée, ellelaissait entendre par une attitudehautaine et détournée que si elle avaitassisté sa sœur en esclavage, ce n'étaitpas sans mépris car elle était d'une autrerace, supérieure à celle de ces Bantousde la forêt.

La jeune femme accouchée était la seuleà paraître à l'aise et sans frayeur.Gardant la pose avec grâce, et lespaupières baissées sur son petit, au

creux de son bras, elle faisait de sonmieux pour que chaque visiteur pût levoir et l'admirer car, en ce jour, c'étaitlui le roi.

– Ne pourrait-on recouvrir cet enfant ?demandaient des ménagères.

On leur répondait que si la mère jugeaitbon de l'exposer ainsi nu, c'est qu'elleavait ses raisons. Il ne faut pascontrarier ces gens-là dans leurscoutumes, et sans doute voulait-elle faireà ses visiteurs la civilité de les avertirdu sexe de l'enfant sans qu'ils aient lafatigue de s'en informer.

Aussi bien, malgré les brumes, il nefaisait pas froid. Le temps était moite,

tiède... Le petit ne risquait pas deprendre mal.

Cela jacassait ferme dans le brouillardautour de la baraque lorsque Angéliquearriva en compagnie d'Honorine et dequelques suivantes. Joffrey de Peyrac,Colin Paturel, au même instant,survenaient, apportant au nouveaucitoyen de Gouldsboro leurs hommageset Siriki les suivait dans sa livréeamarante, tenant un petit coffret, roulantdes yeux anxieux, et visiblement trèsému de l'opportunité qui lui permettait,sous le prétexte de remettre un cadeaude la part des Manigault, d'approcher deplus près la dame de ses pensées, labelle Akashi.

Les trois visiteurs étant de haute taille ettouchant le plafond durent s'agenouiller.

Le matin, le comte de Peyrac avait faitporter des vivres, des fruits, du lait et lapièce de tissu d'indienne avec laquelleelle se couvrait. Il lui remettaitmaintenant un choix d'autres étoffes bienpliées, des toiles à fleurs aussi, etd'autres lainages de couleur vive.

Mme Manigault avait expédié Sirikiavec quelques babioles. Elle trouvaitridicule de se déplacer pour lanaissance d'un négrillon, elle dont lemari contrôlait jadis le commerce de« bois d'ébène » transitant par LaRochelle, mais puisque tout le monde lefaisait et voulait apporter son cadeau,

elle ne serait pas en reste. Les anneauxd'oreilles, les colliers de cornaline, lesépingles et fibules piquetées de fauxbrillants, bijoux de pacotille réservésaux tractations avec les rois africains etdont elle avait – pourquoi ? – emportéquelques reliquats, ravirent la jeunefemme au moins autant que la petiteémeraude de Caracas que Colin Paturellui offrit en lui recommandant de la faireporter à l'enfant pour éloigner lemauvais sort.

Siriki s'était glissé près d'Angélique afinde lui demander conseil. Jugeait-ellehabile de sa part qu'il profitât del'aubaine pour remettre à Akashi unprésent personnel ? Il montra dans le

creux de sa main un petit masque entriangle, taillé dans de l'ivoire, fétichequ'il portait au cou lorsqu'on l'avaitenlevé et qu'il n'avait jamais quitté.

Colin leur adressa un signe afin del'avertir qu'il n'avait pas encore engagéles négociations. Aussi bien, regardantautour d'eux, ils ne virent plus trace dela grande négresse et de son fils quis'étaient éclipsés avec autant de céléritéque s'ils étaient passés à travers lesmurs.

*****

– Et maintenant, est-ce que vous allezenfin m'expliquer pourquoi vous avezfait l'achat de ces esclaves ? demanda un

peu plus tard Angélique, tandis qu'aubras de son mari elle regagnait le fort.

Le brouillard cette fois devenait si densequ'on ne voyait plus, selon uneexpression familière, « le bout de seschaussures ».

À quelques pas de la cabane, déjà lebruit des voix s'étouffait. Ils pouvaientse croire dans un désert ou dans leslimites d'un songe.

Seul l'appel caverneux des conques debrume, jeté par les pêcheurs essayant deregagner la rive sans que leurs barquesentrassent en collision, parvenait parintermittence et tout à l'heure, les noteslointaines espacées de la trompette de

chasse que M. Tissot, le maître d'hôtel,faisait sonner du haut de la plate-formepour annoncer que les repas étaientservis, avaient tout de même atteint leursoreilles.

Joffrey haussa le sourcil avec surprise.

– Pourquoi « enfin » ?

– Parce que vous ne m'avez pas encoredit pourquoi vous les aviez achetésquand nous sommes passés par le RhodeIsland avant d'aller à New York. Et celafait bientôt trois mois, sinon plus...

Il avait beau être le plus attentif desépoux, il y avait quand même des chosesqui lui échappaient ! N'était-ce pas

normal qu'elle veuille être mise aucourant de ses occupations, de sesdesseins ?... La croyait-il si sotte qu'ellene puisse comprendre quels étaient sesbuts, ses visées pour l'avenir proche oulointain ? La soupçonnait-il d'êtreindifférente à ce qu'il entreprenait ?

Elle se reprit tout à coup et laissa allersa tête contre son épaule dans unmouvement câlin de contrition.

– Oh ! Mon cher seigneur, oui, je suissotte ! Quand je pense aux mille tâchesque vous assumez et aux mille plans quevous tramez, sans vous désintéresser dumoindre détail, du plus petit chaînondont vous avez besoin pour forger notreréussite et assurer notre puissance, j'en

ai le vertige. Certes non, je ne voudraispas tout savoir, je m'y perdrais. Qu'était-ce que mon affaire de chocolat à Paris àcôté de ce que vous bâtissez,accomplissez ! Et moi, je ne fais que deme laisser gâter, combler, en vousreprochant de ne pas me faire assez deconfidences. Vous m'apportez tous lesbonheurs sur un plat d'or et d'argent, etje me tourmente pour des vétilles !

Joffrey souriait. Il allait encore semoquer d'elle, mais elle l'avait bienmérité.

– L'homme est lent à entrer dans laréalité du bonheur, dit-il. Et les femmesplus encore. On bataille pour atteindreun rêve, accomplir une prouesse et

lorsqu'elle est accomplie, on continue àrester en alerte au lieu de se réjouir.Vous souvenez-vous lorsque noussommes arrivés ici ? Tout n'était queruines derrière nous, en nous et de plusnous ne possédions rien. Tout était àconstruire, à sauver avant même qu'onait planté un pieu. L'or et les armes nesuffisaient pas pour triompher. Il fallait,de plus, le courage pour traverserl'épreuve de survivance. Je vous ai dit :« Il nous faut gagner un an... » Je vous aivue porter des fagots sur votre épaule,souffrir de la faim, affronter la fureuriroquoise sans trembler, veiller lesmalades. Je vous ai vue faire face auxdangers, éviter les pièges, accepterblessures et fatigues sans jamais vous

plaindre, avec une constante bonnehumeur et foi en notre réussite... et nousavons franchi l'année et nous avonsgagné. Alors aujourd'hui, je peux moiréaliser mon rêve qui était de vouscombler, de vous offrir enfin cette vieagréable et libre dont vous savez si bienprofiter, vous qui avez le don dubonheur. Je ne vous cache rien. Nousn'avons plus qu'à être heureux. Quant àcette acquisition d'esclaves nègres àNewport, si ma démarche vousintriguait, pourquoi ne m'avez-vous pasquestionné dès le premier jour ?

– Ma foi, j'étais inquiète, troublée,presque déçue par vous, en vous voyantaller en acheteur parmi les marchands,

avec cette assurance des hommes quifont leur choix et cette aisance quedonne l'habitude de ces sortes demarchés. J'avais comme une crainte...

– Une crainte de quoi, mon ange ?

– D'apprendre...

– D'apprendre quoi, mon cœur ?

– Le sais-je ? Qu'un aspect de vous quim'était inconnu allait m'apparaître et merévéler que vous étiez sur ce pointcomme les autres. L'abîme entre nous...Que vous vouliez employer desesclaves, que vous achetiez par exemplela belle femme somali... peut-être... pourvous ?

Joffrey de Peyrac renversa la tête enarrière pour s'esclaffer, et l'on entenditdans la nue le piaillement d'une mouetteinvisible répondre à ce rire.

Il riait à en perdre le souffle.

– Qu'y a-t-il donc de si drôle ? demandaAngélique, feignant d'être piquée. Cen'est pas nouveau... Vous avez possédédes esclaves en Méditerranée. Et leRescator n'allait-il pas au batistan deCandie pour y acquérir des odalisques ?

– Et s'y ruiner en achetant la plus bellefemme du monde aux yeux verts qui luifilait entre les doigts ?

Il se reprenait à rire. Les échos de sa

gaieté se répercutaient dans lebrouillard.

En Nouvelle-Angleterre, elle l'avait vu,lui, très précis, parlant un anglaisimpeccable, se plier à la discipline etaux heures de ses hôtes dont il ne voulaitpas contrarier le sévère code réglant lesjournées partagées entre prières, étudeset labeur.

Revenu dans ses domaines, il changeaitet vivait plus au gré de sa fantaisie, touten continuant à traiter un nombre infinide questions en attente, mais sansrigueur.

Ainsi, pour l'instant, il se promenaitavec elle et c'était d'une importance

capitale, surtout avec les idées qu'elle sefaisait, des plus inattendues. Mais ellelui plaisait ainsi, tellement féminine. Lesgens de la maison du comteconnaissaient sa manière de vivrelorsqu'il était à Gouldsboro. M. Tissotsavait que s'il ne le voyait pas paraître,il n'avait qu'à renvoyer ses gâte-sauceaux cuisines réchauffer les plats, et sagarde espagnole cessait de marcher surses talons, pique en main.

– La Méditerranée ? Ne sentez-vous pascomme tout cela est loin, petite dame ?fit-il d'une voix contenue. Si loin quel'on s'étonne d'avoir été celui-là qui atraversé tant d'événements seul et sansvous. Oh, mon cher trésor ! Ces aspects

et ces visages révélés et différents denous-mêmes composent notre histoired'amour. Nous avons avancé sur lechemin, comme nous n'avions cesséd'avancer depuis le jour où la foudre afrappé mon cœur, à moi, le troubadourdu Languedoc, qui croyais tout savoirsur l'art d'aimer... Sommes-nous toujourssur le bon chemin ?

– Je l'espère, dit-elle vivement.

– Non ! Je parle du chemin sur lequelnous marchons.

Ils se remirent à rire tous deux.

– Nous suivons un sentier, mais je nesouhaite pas qu'il nous ramène trop vite

au fort.

Il lui demanda si elle n'avait pas froid etjeta un pan de son manteau sur sesépaules.

Elle lui fit cependant remarquer qu'il nelui avait toujours pas raconté pourquoi ilavait acheté ces gens du Rhode Island.

– Et si je vous répondais, ma très chère,que... je n'en sais rien. Le philosopheDescartes a voulu rendre les Françaisconscient des raisons de leurs actes. Jecrains qu'il n'ait réussi à ne les rendrequ'insupportables, car je ne suis pascertain que cette méthode de pensée etde jugement puisse s'appliquer à tousnos élans, nos désirs, nos peurs cachées

et indéfinissables. Les « pourquoi » etles « parce que » brouillent notreinstinct qui est une force précieuse ennous, mais sans raison. Pourquoi suis-jeallé flâner sur le marché des esclaves àNewport ? Pourquoi m'a-t-il étéintolérable de voir la grande femme peulqui ressemblait à la sultane Leila danscet état d'humiliation et sans recours,confondue à jamais dans la situationservile à laquelle son exil loin de sonroyaume allait la condamner, privée deses pouvoirs sur son peuple, privée deson peuple ?

– Vous cherchiez une épouse pourKouassi-Bâ ?

– L'idée à circulé... Rien de plus.

Kouassi-Bâ a partagé, non seulementtoutes mes épreuves, mais tous mestravaux. C'est un expert en mines et j'aipu lui confier la marche des chantiersd'extraction et de transformation duminerai suivant mes procédéschimiques. C'est un savant... Il est vraique la belle Akashi appartient au paysdes laveurs d'or d'un fleuve dont on neconnaît pas tous les méandres, le Niger.

– Que font-ils de cet or ?

– Des bijoux et surtout ils l'offrent auxdieux... Et puisqu'il vous faut des« parce que », je vous dirai que je l'aiachetée parce que le capitainehollandais a dit qu'elle était invendable.Les deux planteurs qui en avaient fait

l'acquisition, l'un à l'île de Saint-Eustache, l'autre à Saint-Domingue, sontmorts quelques heures après. Lecapitaine repassant par là, on la luirendit pour rien avec empressement etterreur, elle et son sorcier de fils.

– Le garçon ?

– Regardez-le bien la prochaine fois quevous le verrez et vous comprendrez... Ensomme, je crois que vous avez été bienavisée de ne pas me questionner ce jour-là. Car la vraie raison qui me poussait àrechercher quelqu'un sur le marché, àrechercher, en effet, une femme mais pasde cette sorte, je n'aurais pu vous ladonner non plus. Bien, je vous vois denouveau ouvrir des yeux inquiets et je

vais essayer quand même de vousdonner une explication qui plairait à M.Descartes, encore que cette raison elle-même fût suscitée en moi par unpressentiment flou qui me faisaitcraindre pour le bien-être de l'enfant quenous attendions. Je voulais m'assurerque s'il le fallait, une nourrice pourraitvous suppléer pour l'allaiter. Nousétions en Amérique et non dans nosprovinces de France où l'on en peuttrouver facilement. Je remarquai cettejeune nègre « marronne »2 de Saint-Domingue qui me parut remplir toutesles conditions. Elle était familiariséeavec la vie des Blancs et me dit qu'elleavait déjà allaité un enfant de samaîtresse. Mais son propre enfant ayant

été vendu par la suite, elle se révolta ets'enfuit dans les montagnes avec unesclave africain qui venait d'arriver. Onles rattrapa trois mois plus tard et on lesvendit ainsi qu'un oncle ou un frère de lajeune femme qui leur avait donné asile.Voici l'histoire qui les a amenés enRhode Island puis aujourd'hui en nosmurs. Une « marchandise calamiteuse »comme me disait aussi le Hollandais quine savait qu'en faire. Je pense avoirpassé avec eux un contrat, en paroles,qui satisfait les deux parties. Mais, ainsique nous avons pu le constater, le destins'est encore joué de nos plans.M'écoutez-vous ? interrogea-t-il, lavoyant rester silencieuse.

– De toute mon âme.

« Je vous adore, disaient ses yeuxtournés vers lui, je ne vois plus que voussur Terre. Je vous adore. »

Elle n'avait plus qu'une envie. Poser seslèvres sur les siennes. Ils s'arrêtèrentdans leur lente promenade.

La brume mouillait leurs lèvres de sel.Personne alentour. Le silence.

Et jusqu'à la fin du monde ilss'embrasseraient, s'embrasseraient.

Ils étaient ensemble, ensemble.

Ils se regardaient et leurs lèvres sereprenaient.

– Allons ! dit-il enfin. Vous me rendezfou ! Pourquoi, pourquoi un baiser nepeut-il pas être éternel ?

Chapitre 27Un petit navire apportait tout un courrierde Québec. Il fallait se hâter d'yrépondre afin de profiter du bâtiment quiretournait au Saint-Laurent et devaitatteindre la ville avant que le fleuve nese prenne dans les glaces.

Comprenant qu'Angélique, malgré leplaisir qu'elle avait à recevoir desnouvelles de ses amis, ne pouvait encores'astreindre sans fatigue à un grand effortde plume, Joffrey de Peyrac la rejoignitau fort et s'assit près d'elle pour l'aider àtrier les lettres des autorités, celles de

M. de Frontenac, le gouverneur, del'intendant Carlon, toutes parcourues delongues plaintes sur les difficultés demaintenir le budget de la colonie, defaire face à l'incompréhension du roi et àcelle de M. Colbert et de ses servicesindifférents à mieux soutenir leur œuvrede civilisation, de venir à bout desdiscussions avec l'évêque qui continuaitd'excommunier les « voyageurs »coupables de porter l'eau-de-vie auxsauvages, sans se soucier de ce que latraite des fourrures, donc la Nouvelle-France, allait en souffrir, et enfin surl'intolérable ingérence des jésuites dansles affaires de l'État.

Il y avait aussi un message de M.

Cavelier de La Salle, cet explorateur àla recherche de la mer de Chine, auquelJoffrey de Peyrac avait déjà apporté sonsoutien financier pour une expédition au-delà du lac des Illinois. Maisl'expédition avait tourné court, etFlorimond de Peyrac, qui en faisaitpartie et qu'on supposait au Sud, s'étaitretrouvé au Nord, fantaisie de jeune foulâché dans la nature, mais dont il avaitrapporté de précieux renseignements surles rives de la baie James et de la baied'Hudson, encore mal départagées entreFrançais et Anglais.

M. Cavelier, dans sa lettre, avertissaitqu'il partait pour la France afin d'obtenirdes subsides pour un nouveau voyage

aux Illinois. Auparavant, il se rappelaitau bon souvenir de l'un des plusgénéreux associés de sa commandite, M.de Peyrac, celui qu'on appelait leseigneur de Wapassou, Gouldsboro etautres lieux.

Les autres missives, adressées àAngélique, étaient d'ordre amical, sesrelations de Québec donnant de leursnouvelles et réclamant d'en recevoir,aussi détaillées que possible, afin depouvoir s'en nourrir, en ce temps dedisette pour l'amitié que représentaientles six à huit mois d'hiver où la sociétéde Nouvelle-France était coupée dureste du monde par le gel du Saint-Laurent.

Une lettre assez courte, mais charmante,provenait de M. de Loménie-Chambord,ce chevalier de Malte, qui autrefoisavait été l'un des premiers compagnonsde M. de Maisonneuve au moment de lafondation de Ville-Marie du Mont-Réalet assistait à présent M. de Frontenaccomme membre du grand conseil deQuébec. Moine-guerrier, appelé auxarmes comme le voulait son ordre, onrequérait souvent ses aptitudes militairesauprès de la milice ou dans lesexpéditions de l'armée.

– N'était-il pas un peu amoureux devous ? demanda Joffrey.

– Je crois qu'il nous aime tous les deux.C'est grâce à lui et au sentiment de

sympathie que nous lui avons inspiré dèsnotre première rencontre qu'il n'a pas cejour-là exécuté la mission dont il étaitchargé et qui consistait à brûlerKatarunk, notre poste, et à noussupprimer par la même occasion, aumoins à nous faire prisonniers.3

Elle replia la lettre.

– Cher Claude ! murmura-t-elle. Il asacrifié pour nous son entente profondeavec Sébastien d'Orgeval, son ami leplus cher depuis sa jeunesse. Il ne doitpas encore être au courant de sa mort.Que va-t-il dire quand il saura ? Jeprésume que sa douleur sera immense,car c'est un cœur sensible et aimant.

Mme Le Bachoys faisait, elle, dans salettre, la chronique de la Basse-Ville etdes aventures galantes de l'hiver. Safille, mariée à M. de Chambly-Montauban, grand voyer de Nouvelle-France, venait d'avoir un enfant. Elleétait fort réjouie de se trouver grand-mère.

À propos de son gendre le grand voyeret quoique l'affaire lui parût mesquine etstupide, elle s'était engagée à leurtransmettre de sa part un procès-verbalémanant du greffe royal où on leurréclamait de « payer l'amende de dixlivres tournois et cinq sols pour avoircontrevenu à l'article 37 du « Règlementde police établi par le conseil souverain

sur la suggestion de l'intendant » et quistipulait qu'il était « interdit de laisservaquer dans les rues en liberté lesanimaux domestiques si ceux-ci semontraient d'humeur à nuire à lapopulation ».

À plusieurs reprises, au cours de l'hiveret principalement de nuit, un animal deleur suite et qu'on savait pertinemmentleur appartenant, mais qui était demeuréà Québec ou dans les environs, derrièreeux, avait causé toutes sortes denuisances aux particuliers. Suivait unelongue liste de dommages : seaux de cuirpercés, volailles enlevées, barrièresdémolies, marmites renversées, etc.

Intrigués, ils se penchèrent sur le

grimoire en question et sur les attendusqui rappelaient à Angélique les démêlésurbains et homériques de Ville-d'Avrayavec le greffier de Québec.

Après étude, fort étonnés, ils durentenvisager que l'animal incriminé nepouvait être que le « glouton »apprivoisé de Cantor, Wolverines. Onlui avait donné le nom qui désigne enanglais cette grosse loutre, parfois de lataille d'un jeune mouton, et que lesFrançais appelaient glouton et lesIndiens « carcajou ».

Et tous deux s'avouèrent qu'ils nes'étaient jamais interrogés sur lesdécisions prises par leur fils cadet,Cantor, à propos de son fidèle

compagnon d'Amérique. Le jeunehomme, avant de s'embarquer pour laFrance, où il ne pouvait certesl'emmener, avait dû le rendre au bois.

– Il était déjà presque redevenu sauvagependant notre séjour à Québec, fitremarquer Angélique. Et il se peut qu'ils'agisse d'un autre « carcajou ». Mais M.de Chambly-Montauban soutient laréclamation du greffier car il a gardé unedent contre notre Wolverines qui lui atué son affreux dogue cruel. Et qui a étéjusqu'à en exposer la tête sur la branched'un arbre, comme l'aurait fait un arrêtde justice pour un bandit de grandchemin.

Mais Mlle d'Hourredanne parlait aussi

du glouton. Dans la longue épître quiaccompagnait son envoi de deux livres,La princesse de Clèves et La règle desjésuites, elle racontait que sa servanteanglaise Jessy, qui continuait d'habiterson ancien logis de la Haute-Ville, avaitaperçu l'animal deux ou trois fois aucours de l'hiver tournant autour de lamaison de Ville-d'Avray. Puis un jour,d'un bond, il avait franchi le muret declôture du verger de Mlled'Hourredanne, s'était avancé jusqu'à laporte-fenêtre et il avait regardé à traversles vitres la chienne cananéenne qui,curieusement, n'avait pas aboyé. Soitqu'elle fût trop surprise, ou tropeffrayée, ou qu'elle devînt aveugle, ou...sait-on jamais avec les bêtes, qu'elle ait

reconnu en lui une vieille connaissance.

D'autre part, il était évident que la bête,certaines nuits sans lune, avait faitbeaucoup de dégâts dans la ville.Pourtant, aucun des amis des Peyracn'avait eu à se plaindre d'elle. LesIndiens craignent le carcajou dontl'intelligence et la malice les confondent.Ils disent qu'un diable l'habite, que c'estcomme un être humain déguisé. Depuisle printemps, on ne l'avait pas revu.

De ce sujet, l'épistolière passa à celuidu marquis de Ville-d'Avray qui leurmanquait à tous. Il leur avait fait envoyerun billard. Très encombrant ! Plusencore que les métiers à tisser ! C'étaitla mode d'en jouer à Versailles et le roi

se rendait à sa partie presque chaquesoir, en traversant l'appartement de Mmede Maintenon.

Mlle d'Hourredanne expliquaitlonguement pour quelles raisons elleenvoyait à Angélique La règle desjésuites. S'initier aux lois qui lesrégissaient lui semblait utile. Celapouvait éviter les erreurs désagréablescomme celle qu'avait commise M. deFrontenac qui, dans sa lutte contre cesreligieux qu'il ne pouvait souffrir, avaitdénoncé au roi et au ministre leur espritde lucre éhonté qui, selon lui, neconvenait pas à des prêtres venus pours'occuper des âmes et non pour amasserune fortune aux dépens de leur prochain.

Il aurait révélé qu'ils détournaient à leurprofit une partie de la fourrure desGrands Lacs, avec deux forts bâtis surles pointes de terre qui encadrent ledétroit reliant le lac Tracy au lacHuron : le fort Sainte-Marie, factorerierécoltant tout ce qui venait du Nord, et lefort de Missilimakinac, tout ce quivenait du Midi. Ils avaient aussi unmagasin dans la Basse-Ville où l'onvendait jusqu'à de la viande et dessabots.

On avait coupé court à ses indignationsen lui présentant le texte d'une desprérogatives papales dont les jésuitesétaient bénéficiaires et qui stipulaitqu'ils avaient « droit de se livrer au

commerce et à la banque ».

Nul à Québec ne sortait du tourbillon des'envoyer à la tête ses droits et sesdevoirs, chacun combattant pour sesintérêts et la gloire de Dieu.

Il n'y a que M. Talon, disait-elle, quiœuvre pour le bien de la colonie et lebien de sa population. Je fais de monmieux pour l'assister et j'ai prischambre au palais. Je l'aide à recevoirles « puissances » et à trancher lesdifférends. J'écris pour lui maintesnotes et libelles. Vous aviez raison,chère Angélique. Rien ne vaut plus aumonde que d'aimer un être et de sedévouer pour lui.

Mme Mercouville, femme du juge de laHaute-Ville et présidente de la confrériede la Sainte-Famille commençait enparlant de sa dernière-née, la petite.Ermeline, car elle savait que Mme dePeyrac avait pour elle une tendresseparticulière. Ermeline était toujoursaussi légère, aussi gourmande, elle riaittoujours sans qu'on sût pourquoi, ellecontinuait de s'échapper comme uneanguille, ou mieux, comme un papillon,mais on renonçait à la punir de sesfugues en se souvenant que c'était grâceà l'une de ces brusques lubies de labenjamine qu'une partie de la familleavait été sauvée des Iroquois, lorsqueceux-ci, remontant le fleuve depuisTadoussac, s'étaient présentés sous

Québec. Que de souvenirs à partageravec leurs chers amis de Peyrac !

Ermeline était sans nul doute douéed'une intelligence peu commune.Présentée aux Ursulines, elle savait lirecouramment à moins de quatre ans.Constat qu'on ne pouvait faire que parcequ'elle écrivait aussi, car elle ne parlaitpas. Mais personne ne s'inquiétaitencore.

Ermeline était une petite miraculée denaissance, on eût pu dire de vocation. Etsi, d'ici l'an prochain, elle ne faisait pasde progrès dans l'élocution, onl'emmènerait au sanctuaire de Sainte-Anne-de-Beaupré. Après avoir accordéun miracle pour la marche, la sainte

grand-mère de Jésus-Christ ne lésineraitpas pour la parole.

Mme de Mercouville demandait à M. dePeyrac si, en passant par sesétablissements du golfe Saint-Laurent, ilpourrait lui faire un chargement de plâtreque, paraît-il, on trouvait en abondanceà côté du charbon.

Elle parla ensuite de l'affaire d'ÉloiMacollet auquel ils s'intéressaient, quine s'arrangeait pas et prenait desproportions de scandale. Ce vieuxcoureur de bois, scalpé de surcroît, quiavait mené la vie la plus dissipée et laplus vagabonde, avait épousé sa bru,Sidonie. Cette union, réprouvée par lesgens d’Église comme un inceste et qui

n'avait pu se faire que grâce àl'ignorance d'un moine récollet oucapucin – les fils de saint Françoisd'Assise professant l'ignorance commeune vertu, ajoutait Mme de Mercouvillequi était très « pour » les jésuites – s'était vue couronnée par la naissancede deux fils jumeaux – tiens, elle aussi !Elle devait être heureuse, cette pauvreSidonie qui avait tant souffert d'êtrebréhaigne durant son union avec le filsMacollet qui n'en était pas moins morten brave de la main des Iroquois.

Elle n'était déjà pas aimée avant dans laparoisse de Lévis où elle résidait.Personne ne lui parlait plus désormais,et l'on prédisait à ces « enfants de

vieux » le plus lamentable destin.

– Je voudrais bien savoir comment notreÉloi réagit à ce bannissement de laville ? s'interrogea Angélique.

Mme de Mercouville ne lui en cachaitrien. Doublement excommunié, commecoureur de bois portant de l'eau-de-vieaux sauvages et comme père incestueux,il ne s'apercevait de rien, ou faisaitsemblant car telle avait été saphilosophie toute sa vie. Il aimait cettejeunesse qui l'aimait et l'avait toujoursaimé, et peut-être que, maintenant qu'illui avait donné de l'« occupation » avecses poupards, elle ne l'empêcherait plusde repartir pour les Grands Lacs, pourune petite tournée, histoire de récolter un

peu de castor, car, quoi qu'en pensât M.Colbert, le ministre de la Marine et desColonies, qui n'était pas à sa place à lui,Macollet, mais bien tranquille dans sonfauteuil à Paris, ce n'était pas en grattantla terre de Canada qu'on pouvait nourrirtoute cette famille !

Telles étaient les déclarations que Mmede Mercouville avait recueillies de labouche même du joyeux compère.

Les lettres de Mme de Mercouvilleétaient toujours un intéressant mélangede cancans, de listes de quincaillerie, deprojets d'affaires, souventes fois bieninspirées, et de contrats matrimoniaux.C'était par elle qu'Angélique avait étémise au courant de la situation de leurs

protégées, les filles du roy de Mme deMaudribourg, et avait appris lesmariages de la plupart d'entre elles.

Cette fois-ci, la présidente de laconfrérie de la Sainte-Famille parlaitencore mariage, mais pour une affaire – souligna-t-elle d'emblée – qui latouchait de très près, car il s'agissait desa sœur de lait et esclave noire Perrine-Adèle, qui ne l'avait jamais quittée, quiavait été jusqu'à la suivre dans ce froidclimat de Canada, bien différent de celuide la Martinique où elle était née, et quiavait élevé tous ses enfants.

Lors du séjour du comte et de lacomtesse de Peyrac à Québec, Perrine-Adèle s'était prise d'un tendre sentiment

pour leur nègre Kouassi-Bâ. Sentiment,qu'après avoir dépéri jusqu'à n'être plusque l'ombre d'elle-même et avoir causétoute sorte d'inquiétudes à son entourage,elle avait fini par confesser à samaîtresse.

– Voilà peut-être qui arrangera notreaffaire entre Siriki et Kouassi-Bâ àpropos de la grande Peuhl, remarqua lecomte.

Il se leva pour aller s'entretenir avecKouassi-Bâ et promit de rédiger lui-même la lettre pour Mme deMercouville qui demandait étude enplusieurs points.

Angélique pourrait y joindre un court

billet, chargé de transmettre beaucoupde baisers à toute la famille et enparticulier à Ermeline.

Il ne voulait pas la voir se fatiguer enrédactions ardues et absorbantes, ellequi, il y a quelques jours encore,s'imaginait ne plus savoir lire ni écrire.

Angélique répondit seulement à Mlled'Hourredanne. Elle la remerciait de sesenvois et lui baillait mille amitiés. Ellerelirait avec un plaisir infini la bellehistoire de La princesse de Clèves, maiscertes rien ne vaudrait celui qu'elle avaitpris à l'entendre, lu par la voix« divine » – terme à la modequ'Angélique n'hésitait pas à employersachant que Mlle d'Hourredanne qui

avait fréquenté les Précieuses duquartier du Marais, à Paris, y seraitsensible –par la voix « divine » donc, del'ancienne lectrice de la reine. Celle-ci,maintenant qu'elle avait retrouvé la santéet n'avait plus à passer ses journées aufond de son alcôve, n'avait certes plusl'occasion de consacrer de longuesheures à la lecture à haute voix commejadis. C'était bien dommage pour sesamis. Mais d'autre part, Angélique seréjouissait de la savoir si heureuse, etpouvant entourer de sa présence enjouéeet aimante M. Carlon qui le méritaitbien.

Elle lui fit aussi des remerciementschaleureux et sincères pour le petit

opuscule sur La règle des jésuites et lastructure intérieure et peu connue de leurordre. Mlle d'Hourredanne la devinaittoujours et avait su qu'elle tirerait grandparti d'une connaissance plusapprofondie de personnes dont elle avaiteu à souffrir, et sur les intentionsdesquelles on pouvait se tromper, fautede savoir et de comprendre à quellesobligations elles se trouvaient soumises,quels étaient les engagements qu'elles nepouvaient trahir, les ordres qu'elles nepouvaient transgresser, les buts dont ilétait vain d'essayer de les détourner.

Sans parler d'ennemis, elle reconnaissaitqu'il était prudent et judicieux des'informer de la façon la plus complète

sur des adversaires qui ne cachent pasqu'ils recherchent votre défaite par tousles moyens possibles, et cette lecturepourrait l'aider –mais n'y compte pastrop, se dit-elle in petto – à trouver chezeux les défauts de la cuirasse, lesbrèches qui permettraient de les mettreen défaut, encore que l'armature dedéfense du système des jésuites luiapparût solidement chevillée en touspoints et plus inattaquable que le fameuxcarré des mercenaires helvétiques,bardé de piques géantes dont Antine, lemilitaire suisse de Wapassou, luidécrivait l'aspect terrifiant, hérissongéant du champ de bataille.

Elle ne nota pas la réflexion sur le carré

suisse, bien qu'avec Mlle d'Hourredanneelle sût qu'elle pouvait parlerfranchement sur la question des jésuites.

Angélique abrégea les nouvelles lesconcernant car elle avait encore à luiparler du cas de sa captive anglaise,Jessy, et cela risquait de l'obliger àécrire une, sinon deux pages encore etelle commençait à être fatiguée de tenirla plume. Mlle d'Hourredanne qui avaitété si peu mariée et qui n'avait jamais eud'enfants n'était pas de ces personnesavides de détails sur la beauté et lesexploits de nouveau-nés de moins d'unmois. Angélique entama le cas de Jessyen s'efforçant de le résumer tout enn'évitant pas les arguments qui

pourraient donner quelques chances àson intervention. Elle joignait à sonmessage une lettre d'un parent de Jessy,un homme de Salem qui voulait laracheter.

En effet, au moment de quitter Salem etde monter à bord de L'arc-en-ciel, ungroupe d'hommes et de femmes qui lesattendait s'était approché d'eux, leshommes tenant leur chapeau surl'estomac, avec la contenance timide etdéférente de personnes qui ont unerequête importante à adresser.

C'était une délégation de familles dontcertains parents avaient été enlevés parles Indiens baptisés dans les raids venusde Nouvelle-France. Ils venaient de

différents points de Nouvelle-Angleterre, les uns pour les récentsenlèvements du Haut-Connecticut, lesautres, ayant entendu dire que lesseigneurs de Gouldsboro et deWapassou avaient de bons rapports avecles gouvernements de Québec et deMontréal, et mettant un dernier espoirdans leur intervention pour obtenir desnouvelles de parents disparus depuisplusieurs années. D'autres ayant réussi,en interrogeant les traiteurs de fourrureanglais, à savoir où se trouvaient lesdisparus, voulaient charger les visiteursfrançais de présenter et de soutenir leurspropositions de rachat. Parmi eux, lehasard fit qu'il y avait les parents de lafamille William, ces captifs qui étaient

passés par Wapassou un printemps,menés vers le nord par leurs ravisseursabénakis. Et le beau-frère de Jessy, laservante de Mlle d'Hourredanne àQuébec, lui aussi avait pu apprendreavec certitude où elle résidait et ilsuppliait qu'on lui fasse parvenir unmessage qui était en fait une demande enmariage.

Il la savait veuve, car on avait retrouvéle cadavre de son mari sur le seuil de laferme d'où elle avait été enlevée avecd'autres membres de la maison, enfants,sœurs, valets...

Cet homme, veuf lui-même et nanti d'unenombreuse progéniture et d'un honnêtecommerce de corroyeur à Salem, avait

formé le projet d'essayer de racheter sabelle-sœur afin de l'épouser. Au coursdes dernières années, il avait amasséune certaine somme qu'il était prêt àverser pour obtenir sa libération.Chacun s'empressait, tendait des boursesgonflées de pièces d'or. C'était le fruitde combinaisons compliquées car lenuméraire était rare. Ils insistaient :

– Mon fils est vivant. Des bushloppersm'ont dit qu'il avait été acheté par desFrançais de l'Île-du-Montréal, sur leSaint-Laurent. Il doit avoir quinze ansaujourd'hui.

– La femme de mon frère, c'est unebonne femme, je la connais bien. Dansmes songes, je vois mon frère mort qui

m'adjure de la sauver.

– La famille William, celle de mon frèreaîné, s'il y a un seul survivant, noussommes prêts à le racheter et à l'adopter.

Le comte et la comtesse de Peyracétaient partis, emportant des sacsremplis de papiers. Ils refusaient l'or etpromettaient qu'ils feraient de leur mieuxpour nouer avec leurs voisins deNouvelle-France des négociations enfaveur des personnes qu'on leur avaitrecommandées.

Au moins, pour Jessy, Angélique pouvaittout de suite s'en occuper et elle cachetala missive de Mlle d'Hourredanne avecla satisfaction du devoir accompli.

Pour les autres captifs, c'était plusaléatoire. Ils restaient aux mains de leursmaîtres indiens et les recherches parmiles dizaines de tribus dispersées serévéleraient ardues.

Autant chercher une aiguille dans unebotte de foin. Mais l'on disait que ducôté de Montréal, des Françaischaritables rachetaient des Anglais pourles faire baptiser.

Angélique pensa à Mme de Mercouvillequi aimait s'informer sur tout et qui étaitau courant de tout. Dans le mot qu'elleallait joindre à la lettre de son mari, ellelui demanderait de réfléchir à quelspersonnages – missionnaires, voyageurs,membres de confréries charitables –,

elle pourrait s'adresser afin d'obtenirdes renseignements sur le sort de captifsanglais pour lesquels on était prêt, àBoston, à payer rançon.

Elle n'écrivit pas à M. de Loménie-Chambord car elle se sentait épuisée etsavait qu'elle se trouverait dansl'obligation de lui parler de la mort dupère d'Orgeval.

Chapitre 28C'était par le baron de Saint-Castine,leur voisin du fort de Pentagouët, qu'étaitarrivée la lettre de Florimond.

Le Gouldsboro et Le Rochelais devaientêtre à contourner la Nouvelle-Écosse ducôté de Port-Mouton. Des vents, desbrouillards les retardaient. Or, Saint-Castine, apprenant qu'ils étaient deretour, venait les saluer. Il les avaitmanqués en juillet au moment où ilrevenait, lui, de France où l'avait retenulonguement une histoire d'héritage dansle Béarn, dont il était originaire. Car il

était aussi gascon, ce brillant officierqui, dans son fort dominant l'embouchuredu Pénobscot et au-dessus duquel flottaitle drapeau à fleur de lys, régnait sansconteste comme un bienveillant potentat.

Pentagouët avait été au début du siècleun petit comptoir commercial, bâti parun aventurier français, le sieur Claudede La Tour. Pris par les Anglais, renduaux Français qui avaient élevé unesolide forteresse de bois à quatrebastions, occupé ensuite par lesHollandais, puis de nouveau par lesAnglais, enfin reconquis par le baron deSaint-Castine, au nom du roi, Pentagouëtétait aujourd'hui considéré comme lacapitale de l'Acadie.

De cette enclave française, le baron deSaint-Castine administrait les tribusabénakises de la région, Etchemines,Tarratines, Souriquoises, Malécites, nonseulement comme un père, mais commeun chef qui aurait été choisi parmi lesleurs.

Il avait épousé la jolie princesseindienne Mathilde et il succéderait à sonbeau-père Massaswa lorsque celui-cidécéderait. Isolé dans son œuvre, ilavait été le premier à demander l'aide dePeyrac afin d'éviter à « ses » Indiensbaptisés les guerres saintes auxquellesles poussaient Québec et plus encore lemaître occulte qu'était alors le jésuitefanatique d'Orgeval, surnommé Hatskon-

Ontsi, l'homme ou le diable noir.

Lui était surtout préoccupé de s'enrichirpar la fourrure, de vivre heureux avec safamille indienne tout en aidant par safortune les tribus à survivre et à éviterl'extermination qu'entraînaient pour euxguerre et famine, épidémies et alcool.Durant son absence il avait laissé legouvernement de Pentagouët à sa femmeMathilde, ravissante et intelligenteprincesse qui s'en tirait fort bien sousl'égide de son père âgé, mais dontl'autorité de Sagamore demeurait grandeet respectée.

Elle était là aussi, aujourd'hui, dans sarobe de peau frangée.

Elle s'habillait court avec un peud'impertinence, montrant des genouxcharmants au-dessus de bottes de peaubrodée. Cela se pratiquait chez lesIndiennes de haut rang, filles de chefs,ou dirigeant le conseil des femmes, outenant un rôle de prêtresse, toutesfonctions qui les mettaient au-dessus desautres, leur donnant parfois le jugementde décision suprême sur les hommes etsur les chefs. Ses longues tresses noireslui donnaient un air enfantin.

Saint-Castine lui avait ramené de Franceun long manteau de velours bleu sombredans lequel elle s'amusait à virevolter,s'en drapant et l'ouvrant tour à tourcomme des ailes.

Avant de s'embarquer à Honfleur, M. deSaint-Castine avait vu une dernière foisà Versailles les deux fils aînésFlorimond et Cantor de Peyrac. Ilsétaient en parfaite santé.

Il tira de son pourpoint une lettre rédigéepar Florimond pour ses parents et latendit à Angélique sachant que nuln'ignore qu'une mère ne peut attendreavant de parcourir les lignes tracées parla main d'un fils chéri, qu'elle apprécied'en faire lecture la première, et sipossible seule, à l'écart, comme pour unbillet doux.

– Baron, vous connaissez trop bien lesfemmes, lui dit Angélique. C'estpourquoi elles vous aiment.

– Je suis d'Aquitaine, comme M. dePeyrac, et nous n'avons pas encoreoublié les enseignements de l'Artd'Aimer. Plaire aux dames reste notredevise. Allez lire votre lettre sans voussoucier de nous. M. de Peyrac ne serapas privé car je lui donnerai de vivevoix d'autres détails sur les aimablesjouvenceaux, détails que vous n'aurezqu'ensuite.

Elle brisa les cachets de cire et déployales feuillets couverts de la fine et rapideécriture de son fils aîné. Ce faisant, elleéprouvait un sentiment mitigéd'impatience, de joie et de mélancolie.

Quand donc cesserait-elle de souffrirpour eux ? De s'inquiéter ? De regretter

de les avoir si vite reperdus ?

Saint-Castine avait eu raison de donnerla lettre à Angélique car c'étaitdavantage à elle que le jeune hommes'adressait, s'attachant à luicommuniquer des nouvelles de la cour :

Le roi me consent tout, du moment où jefais danser ses dames et rire sescourtisans. Avant ma venue, la courdevenait sérieuse et ennuyeuse. Si leroi me nomme aux armées, en sixmois – que dis-je en trois – tout lemonde ici bâillera. Aussi me garde-t-ilauprès de lui, bien que j'aie été nomméofficier de « La maison du Roi » parmiles cent gentilshommes à bec-de-corbin.

Il continuait, parlant de tous et dechacun, comme picorant ce qu'il savaitl'intéresser. Ils avaient un code entre euxqui lui permettait de se faire comprendred'elle sans nommer les personnesconnues.

... M. de Vivonne me fuit, me sourit. Ilme fait comprendre qu'il ne veut pasque nous parlions d'un exil qu'il veutcacher et je lui fais comprendre que mamémoire sur ce point est muette.Toujours amiral de la Flotte, il a lancépour les officiers de la Marine le portd'une perruque d'un blond très pâle,presque blanc, qui sied fort à lajeunesse des visages qui s'en parent.Les flatteurs s'en engouent mais,

jusqu'à nouvel ordre, ce privilège resteréservé aux officiers de la Marineroyale et va inspirer l'envie de l'obtenirautant que le droit de porter des talonsrouges... M. le Dauphin s'est souvenude moi. Il est un peu gros, mais bienbrave et attentionné à sa charge deprince. Dites à M. Tissot qu'il atoujours sa petite armée d'argent...

Florimond avait fait amitié avec le ducd'Antin. Ce charmant adolescent était lefils légitime de Mme de Montespanqu'elle avait eu avec son mari LouisPardaillan de Grondin, marquis deMontespan. Lequel venait tout juste debaisser pavillon dans sa lutte juridiquequ'il avait entamée contre le roi qui lui

avait volé sa femme. Le souverainsoupirait de soulagement et pouvaitenvisager de légitimer ses bâtards et deles doter de titres princiers.

Angélique sourit en apprenant que Mmede Montespan, sa contemporaine, venaitde mettre au monde coup sur coup, enmoins d'un an, deux petits Bourbon parle sang. Le dernier naissait alors queFlorimond confiait sa missive à Saint-Castine.

« Deux presque jumeaux, en somme », sedit Angélique amusée de la coïncidence.

Les petits bâtards royaux avaient étéimmédiatement confiés aux mainscompétentes de celle qui avait élevé

leurs aînés, Françoise d'Aubigné, veuveScarron, devenue marquise deMaintenon, que l'on donnait pour lafavorite montante.

Florimond naviguait à merveille aumilieu de ces intrigues. Il était conscientque le milieu le plus essentiel de la couraurait toujours l'âge du roi, et il avaittrès finement analysé que le roi, bienqu'il eût atteint la quarantaine, seraittoujours avide de fêtes et de se voirentouré d'une cour brillante, éblouissantpar son train et son entrain lesambassades étrangères, et il demandaitaux jeunes nobles, garçons et filles, qu'ilintronisait dans le Saint des Saints deVersailles, non pas d'imiter, par crainte

ou déférence, les aînés quiimmanquablement inclinaient à semontrer, soit plus rassis par l'âge, soittrop absorbés par leurs intrigues d'argentet d'avancement, ce qui est une maladiede l'adulte, mais de rester le sang vif dela cour, avec audace et insolence s'il lefallait. Or, bien peu de ces jeunes gens,désireux de faire carrière, lecomprenaient. Loin de flatter les gens enplace et de se plier à leurs caprices ou àleurs manies – car alors on s'endormiraitvite – Florimond secouait tout sonmonde. Il s'attachait les solides piliersde la réjouissance parmi les mondainesqui n'étaient jamais fatiguées de danses,de fêtes, de théâtre et de carnaval, dontMlle de Montpensier, la cousine du roi,

Anne-Diane de Frontenac, surnommée« La Divine », et naturellement Mme deMontespan. Elle aussi l'avait reconnu,lorsqu'il était allé de lui-même leurprésenter ses hommages.

– Ah ! Voici le petit page insolent, avait-elle dit en lui flattant la joue du doigt.

Il s'était gardé d'amener avec lui sonfrère.

Elle lui avait jeté ce regard aigu qu'ellene cessait de porter sur les uns et lesautres dans la panique où elle se trouvaitde perdre l'amour du roi. Elle avaitbesoin de dénombrer ses amis et sesennemis, pour mener le combat qui luipermettrait de rester la reine de

Versailles.

Florimond, flairant le vent de la cour,jugeait qu'il y avait beaucoup trop demédisants pour affirmer imprudemmentqu'elle était en pleine défaveur et que leroi se désintéressait d'elle, assertionsqui semblaient tout de même démentiespar les récentes paternités royales.

Vous ai-je dit, ma mère, que M. leprince de Condé fut des premiers àvenir nous rencontrer lors de notrearrivée à Versailles ? Il vint me trouver,me parla de l'heureuse tâche quim'attendait avec la charge de « Maîtredes Plaisirs du Roy », puis cessa des'occuper de moi dès l'instant où je luiprésentai mon frère puîné Cantor.

Songeur, ému, pensant à autre chose, ilcherchait par courtoisie à le faireparler. En vain essayais-je de lepersuader que ses efforts étaient vainscar, de nous deux, il est reconnu quec'est moi le plus bavard. Le prince étaità ses souvenirs, et nous savionspertinemment que c'était moins le sonde la voix de Cantor qui lui importaitque le regard de ses yeux verts,phénomène de transes dans lesquelstombent certaines personnes dont nousavons vite compris qu'elles ont eul'heur de vous connaître, Madame mamère, lorsque vous étiez, comme me lerépète fréquemment M. Bontemps, levalet de chambre du roi, « la parure decette cour ». On les voit changer de

visage, rougir, pâlir, et certaines ont leslarmes aux yeux et d'autres s'enfuient.Cantor s'en amuse et joue de laprunelle avec dextérité. Il s'en amusemoins lorsqu'il s'agit du roi, et nousavons mis au point un dosage habile desa présence dans les parages de SaMajesté...

Hé ! Hé ! Ils ne se débrouillaient pasmal les jeunes courtisans. Leur mère, aufond de l'Amérique, avait bien tort des'inquiéter.

M. le prince, continuait Florimondparlant de Louis de Condé, nousapparaît comme un rassurant exemplede la magnanimité du roi et de la façondont il sait pardonner et oublier les

offenses.

Mlle de Montpensier m'a raconté qu'ily a quinze ans, le prince était « fini »,un vieillard traînant sa goutte à fairecompassion. À peine toléré à la cour, cegrand homme de guerre, écarté deschamps de batailles où il avait eu letort d'exercer ses talents militairescontre le jeune souverain pendant laFronde. En lui rendant uncommandement au moment de la guerrede Dévolution, le roi l'a ressuscité et lavictoire qu'il a remportée sur laHollande lui a rendu sa jeunesse. Ildonne des fêtes superbes au château deChantilly. Nous y avons accompagné SaMajesté...

Mon frère Cantor fréquente beaucoupM. Lulli. Et a reçu l'autorisation decelui-ci de jouer de l'orgue en lachapelle du roi. Il pourrait reprendreplace parmi les chœurs, pour les voixgraves, mais cela ne siérait pas à sonrang de gentilhomme.

Mon frère et moi jouons un rôle que nulne peut remplir, et Anne-François deCastel-Morgeat nous assiste fort bien.Je l'ai attaché aux pas de Mme deMontespan pour éviter que celle-citombe dans la mélancolie lorsqu'elledoute de l'amour du roi, car lamélancolie chez cette superbe déessepeut se traduire de la plus dangereusefaçon.

Il faudrait attendre le printemps prochainet une nouvelle lettre de Florimond poursavoir ce que signifiait la phrasesybilline qui terminait son épître :

J'ai retrouvé la robe d'or...

C'était un contraste surprenant, aprèscette incursion à Versailles, de retrouverle calme de la chambre du fort etd'entendre les coups sourds des vaguesqui frappaient contre le soubassementdes rochers sur lequel il s'édifiait.

Le brouillard de la veille s'était dissipé.Lui succédait une journée venteuse,capricieuse, au cours de laquelle la mermontrait de brusques violences.

Seule, près du berceau où dormaient lesdeux enfants nouveaux, Angéliqueévoquait les aînés qui avaient été sespetits compagnons des années dedétresse. Y avait-il en eux quelquechose dont elle ne pût se féliciter,malgré les indignations du jeuneRambourg contre le léger Florimond ?Pas si léger que cela, plutôt philosophe,pensant juste ce qu'il fallait au momentoù il le fallait, oubliant ensuite, nedoutant de rien, ni du souvenirimpérissable qu'il laissait dans lesesprits partout où il passait.

Son estime pour ses deux fils aînéss'était accentuée depuis qu'elle avait étéen Nouvelle-Angleterre. Maintenant

qu'elle connaissait de plus près l'espritpuritain, elle se demandait ce qu'avait pupenser le jeune Florimond, « le jeunelibertin athée » comme le désignaitNathanaël, lorsqu'il s'était retrouvé avecson frère à l'université fondée àCambridge près de Boston par JohnHarvard, où les avait envoyés leur père,tandis qu'il faisait fortune en repêchantl'or espagnol dans les Caraïbes.

Après avoir été habitués à courir lesmers, ils avaient plongé dansl'atmosphère de Harvard comme dansl'eau glacée d'un baptême de théologieconcentrée. Ils y avaient appris l'hébreu,perfectionné leur latin et leur grec,assimilé arts et sciences enseignés : la

logique, la physique, la grammaire, laprosodie, le chaldéen, l'arithmétique, lagéométrie, l'astronomie, la politique, lalittérature anglaise de Cynewulf àMilton en passant par Bacon etShakespeare, et bien d'autres matièresencore. Elle les avait retrouvés,caracolant au sommet de vaguesimmenses suivant les pistes indiennes.Florimond partait avec Cavelier de LaSalle aux Illinois et lui avait rapporté decette région, où il y avait beaucoup deserpents, des herbes rendant leursmorsures bénignes.

Il explorait les rives de la baied'Hudson, revenait par le Saguenay avecune moisson de renseignements et de

cartes.

Il avait tué un ours gris au couteau, etaujourd'hui il paradait à la cour du roide France pour y organiser les plusbrillantes fêtes.

Un petit crissement qui se renouvela, unappel timide, sans colère pour attirerl'attention, la fit se lever et se dirigervers le berceau.

Le petit garçon avait les yeux ouverts et,pour la première fois, elle vit combienses prunelles étaient devenues sombres.Il aurait les yeux noirs de Joffrey dePeyrac. Il la regardait et, au bout d'uninstant, elle crut surprendre sur la petitebouche l'ébauche d'un sourire. Se refusa

d'y croire :

– Il est encore trop jeune.

Elle le prit avec précaution et l'élevadevant elle, et le tint en ses deux mainsl'une soutenant la petite tête qui vacillait.Il s'efforçait pourtant de la maintenirdroite par ses propres forces, ce qui luidonnait un air hautain et branlant demagot chinois que son crâne chauve, àpeine effleuré d'un duvet blond,accentuait. Presque intimidée par cesyeux de jais qui paraissaient immensesdans son mince et pâle visage allongé etqui continuaient de la fixer. Elle luisouriait avec de légers mouvements detête :

– Tu me vois, petit homme ? Tu mevois ?

Soudain, il sourit encore. Cette fois, elleen était sûre. Il la voyait, sa mère !

– Tu m'as vue ! Tu m'as reconnue !

Et déjà il cessait d'être cette émanationdes dieux, ce personnage solennel évadéde régions mystérieuses et qui avait eutant de mal à se rattacher à la Terre. Ildevenait un bébé.

– Tu vivras, petit homme. Tu deviendrasgrand, Raimondeau de Peyrac. Montroisième fils !

Elle rectifia :

– Notre troisième fils.

Et avec un frisson, elle le ramena contreson cœur, le serrant avec passion. Elleenrobait de ses deux bras sa douceur,abandonnée, posait sa joue contre sa têtesoyeuse, respirait le parfum ténu de sapeau fine et tiède.

– Tu es à moi, petit homme, tu es ànous !

Puis elle le reposa dans le berceau. Cen'était pas encore l'heure de le nourrir etil ne marqua pas d'impatience. Au boutd'un instant ses yeux, tout à l'heure sibrillants et interrogateurs, s'embuèrentde sommeil.

Angélique, avec une autre curiosité,observa sa sœur, près de lui. Elledormait. Deux petits poings comme desboutons de rose serrés sous le menton etune énorme mèche noire sur l'oreiller.Angélique, malgré le désir de la prendreelle aussi dans ses bras, ne voulut pasl'éveiller. Du doigt, elle effleura la joueronde légèrement dorée. Une petite filleen plus ! La surprise !

« Gloriandre de Peyrac ».

Cinquième partieWapassou, le bonheur

Chapitre 29Au sommet de la falaise, à travers lesbranches des sycomores qui avaientrevêtu leur livrée de topaze brûlée, lamer s'apercevait encore. Une étenduebleue parsemée d'un troupeau d'îlesallongées qui, selon la saison,ressemblaient à des crocodiles verts ouà des squales sombres.

Des profondeurs d'un fjord qu'ilslongèrent ensuite, des cris de mouettes etde cormorans révélaient l'estuaire marin,dont l'eau salée, continuant, avec sesmarées et ses coquillages, de remonter

au plus loin dans les terres.

Puis, les dernières senteurs salines dansle vent s'effacèrent. Ce fut la forêt, sonsilence, ses odeurs de mousses sèches,de baies mûres et de champignons, et larencontre du premier lac d'émeraude,glacé, dans la chaleur des ors éclatantsd'un bois de bouleaux.

Pourtant, les couleurs de l'automne ne semontraient que timidement. Quelquesnotes de cuivre ou de rouille, dans lesfrondaisons d'un vert acide et le jaunedes bouleaux, les premiers à pâlir.

Les voyageurs suivaient un chemin quiavait été ouvert dans la forêt ou tracé àtravers la pénéplaine, au cours des

dernières années, par des équipescantonnières de Gouldsboro. Lapremière partie du voyage devaits'effectuer à cheval, en caravanemuletière. Cette route conduisait deGouldsboro à une première mined'argent en exploitation, puis à une autreun peu plus haut, toujours vers le nord-ouest, et ainsi d'étape en étape, Joffreyde Peyrac, tout en rejoignant Wapassouavec sa famille, allait pouvoir inspecterles petits postes occupés chacun parcinq ou six mineurs au plus. Ces hommesengagés à son service étaientcélibataires. On commençait à envisagerl'agrandissement de quelques-uns desétablissements et d'y faire venir descouples de la côte.

Joffrey de Peyrac ne souhaitait pas cedéveloppement qui entraîneraitforcément les mineurs à transformerleurs modestes huttes de pionniers enpostes de traite et de commerce, risquantd'attirer l'attention toujourssoupçonneuse des Français sur leurprésence et leurs travaux.

Rappelant l'aventure de leur premièrecaravane, la présence des chevauxdonnait à ce voyage un peu de la tensiond'un exploit. Le relief de la région ne s'yprêtait pas. Les fleuves et leursmultiples ramifications étaient les routesnaturelles de ce pays difficile, creusé defailles s'élevant, de chute en cascade,jusqu'aux vallées hautes aux plateaux

rabotés, écorchés de rocs, jusqu'auxmontagnes en moutonnement indéfini,comme les vagues d'un océan, qu'ilfallait suivre par les lignes de crêtespour ne pas se perdre au fond d'étroitsprécipices.

Joffrey de Peyrac s'attachait à son projetde faire pénétrer les chevaux àl'intérieur pour rendre les déplacementssur place à Wapassou et les labours desterres cultivables alentour plus facilespour permettre aussi de joindre desmines qui se trouvaient trop éloignéesdes voies navigables, et qu'il fallaitravitailler à dos d'hommes.

Les mulets cette fois représentaient uneinnovation. Il les avait fait venir de

Suisse par Gênes où Enkson en avaitpris livraison. Montures communes despays de montagne, ces bêtes avaient lesabot sur et ne s'effrayaient pas d'unecoulée de pierres roulant sous leurs pas,ni du bruit des eaux dans une gorgefarouche.

Aux flancs d'une mule paisible, lesbébés avaient été installés chacun dansun panier. L'animal était guidé a la mainpar un des Suisses de la recrue ducolonel Antine. Des femmes assises enamazone sur la selle se succédaient poursurveiller les enfants.

Au bout de quelques jours, la caravaneatteignit le Kennebec, le franchit à guéen amont du poste du Hollandais Peter

Boggan, passa au large de la missiondésertée de Norridgewook qui avait étéplusieurs années celle du pèred'Orgeval.

Jusqu'alors l'avance de l'automnearrivant du nord comme un incendie nes'était annoncée que dans les lointainspar des nuances roses et rouille au flancdes montagnes. Brusquement, l'incendieles rejoignait. Ils cheminaient à traversla mousse écarlate des érables, nepassant des sous-bois couleur de sangque pour déboucher dans les splendeursde cathédrales aux voûtes pourpres etroses traversées par la lumière du soleil,et brillant comme les mille feux d'unvitrail.

Angélique retrouva les transportsd'admiration quelle avait éprouvés à sonpremier passage. Ses impressionsd'alors étaient restées gravées, si vives,dans sa mémoire, qu'elle reconnaissaitchaque détail du chemin.

Ils s'arrêtèrent au bord du lac où, jadis,exténuée par la chaleur, elle s'étaitbaignée et où quelqu'un, derrière lesarbres, du haut des falaises, l'avait vue« nue, sortant des eaux ».

Sur cette même plage, Honorine avaitoublié ses souliers et échangé avec lechef des Métallaks, Mopountook, contreune peau de fouine ou de martre, lediamant que lui avait donné son père. Lafillette rappela fièrement cet épisode.

Ils passèrent aussi non loin de Katarunk,l'ancien poste brûlé dont ils reconnurentou crurent reconnaître, de l'autre côté dufleuve, l'emplacement aride, désormaisdevenu sanctuaire, car là reposaient lesdépouilles des cinq grands chefsIroquois assassinés.

Un peu après, on trouva l'IrlandaisO'Connell, responsable d'une mineproche.

Il était un employé dévoué et diligent,mais ne s'était jamais bien remis d'avoirvu brûler sa réserve de pelleteries et soncaractère en était devenu aigri. Rien,répétait-il, ne serait jamais aussi beauque Katarunk ! Ses assistants lequittaient puis revenaient, ou d'autres

restaient une saison avec lui. Bon an malan, la mine prospérait et était une desplus rentables.

Puis on atteignit la crique où attendaientbarques, barges, chaloupes, canots, surlesquels allaient prendre place lespassagers et être transférés les bagages,les marchandises et une partie des bêtes.

Le voyage se poursuivrait à voiles, àrames ou à pagaies. Malgré la remontéedu fleuve, il serait désormais plusrapide et moins fatigant.

Puis, au portage de Mexilak, il faudraitreprendre les chevaux. Mais le but neserait plus loin.

Des gens de Wapassou viendraient à leurrencontre.

Dans l'histoire des découvertes de terresnouvelles, d'exploration de côtes ou derivières, les pionniers ont pris plaisir ànommer les lieux où s'était passé tel outel événement de façon que l'endroit enperpétue le souvenir.

Si cette tradition avait été respectéepour la crique où, cet automne-là, lesgens de la caravane de M. de Peyracs'embarquèrent pour le Haut-Kennébec,il eût été judicieux de la nommer « lacrique des trois nourrices ». Ce fut levieux medicine-man qui ouvrit le débat.Tandis qu'on allégeait les montures etqu'on se préparait déjà pour le

campement du soir dans l'intention depouvoir repartir dès l'aube le lendemain,George Shapleigh, qui, jusque-là lesavait suivis, vint trouver le comte et lacomtesse de Peyrac afin de les avertirque le moment était venu pour lui de lesquitter et de retourner en arrière afin deregagner ses pénates à côté de Casco.

Il donna tout de suite pour raison qu'iln'était jamais remonté si haut dans leNord et qu'il n'avait pas envie d'aller sefaire faire la chevelure « par ces damnésFrançais canadiens et leurs sauvages »et que, depuis quelques jours, il ensentait par trop l'odeur flotter dans levent.

– Mais ne risquez-vous pas plus à

retrouver vos compatriotes puritains ?demanda Angélique.

Elle était déçue car elle avait caressél'idée de conserver le précieux médecintout l'hiver près d'elle. Avec lui, elledéchiffrerait tous les livres qu'il avaitemportés et il l'aiderait à soigner lapopulation de Wapassou qui ne cessaitd'augmenter et parmi laquelle il y avaitde plus en plus d'enfants.

– Avec nous, vous n'avez rien à craindredes Français et souvenez-vous commenton vous a traité en Nouvelle-Angleterrequand vous êtes venu à Salem ! Ils vousont jeté en prison et ils ont failli tuervotre épouse !

– Ce n'est pas mon épouse, dit Shapleighsombrement, mais ma concubine.

– C'est votre épouse par l'amour quevous lui portez et votre vie commune.Vous restez trop puritain, GeorgeShapleigh. Venez avec nous, loin de vosbois et de vos tourmenteurs qui vousaccusent de rencontrer le diable.

Mais le vieux Shapleigh afficha son airde hibou grognon avec ses grosseslunettes cerclées d'écaille, sous lerebord de son chapeau à boucle.

C'est qu'il les aimait ses sentiers païens,le vieux réprouvé. Des sources del'Androscoggin aux bords de laMerrimac, il n'y avait pas une fleur, une

plante, une racine dont il ne sût à quelendroit on pouvait la trouver, en quellesaison et par quelle lune la cueillir. Iln'était plus à un âge où l'on peutréapprendre une région comme cellequ'il avait parcourue et explorée depuistrente ans.

Là-haut, où ils allaient, ce n'était pas lesmêmes plantes, la même terre, lesmêmes mousses, la même lune !

Et puis, n'avouerait-il pas qu'il nepouvait se passer d'aller effrayer leslaboureurs anglais en surgissant sur leurseuil avec son tromblon et sonricanement diabolique ?

Il fallait donc envisager de priver la

petite Gloriandre de sa nourrice et lapalabre commença.

La jeune Indienne qui était docile ettoujours d'humeur égale trouvacependant légitime de marquer sondéplaisir en s'enfuyant dans les boisavec sa propre fille sur le dos. Son maricourut derrière elle et la ramena. Maiselle avait fait comprendre qu'il fallaitprendre en considération ses sentimentset ses inclinations. Au moins, endiscuter. Elle avait peut-être rêvé, elle,de passer l'hiver à Wapassou. D'autrepart, la jeune Noire qui faisait partie del'expédition avait à plusieurs reprisesdéclaré qu'elle avait des revendicationsà présenter. Ce n'était pas de gravir les

montagnes avec un enfant ou une chargesur le dos qui la contrariait. Qu'avaient-ils fait d'autre durant des mois, elle, sonmari bantou et son frère aîné, tandis queles dogues et les gardes de leurs maîtresétaient lancés à leur poursuite ? Maiselle avait passé avec celui qui l'avaitachetée à Newport un contrat qui n'avaitpas été sans lui poser un cas deconscience. Après réflexion, elle l'avaitaccepté : celui de nourrir son enfantblanc lorsqu'elle aurait mis le sien aumonde. Or, il s'avérait qu'elle ne pouvaitremplir son engagement, faute d'avoiraccouché à temps, et d'autres, de ce fait,ayant pris sa place, ce qui n'allait passans la mortifier.

À un moment, elle avait cru son heurevenue, en remplaçant Yolande auprès dupetit Raimon-Roger.

Le couple Yolande et Adhémar necessait de remettre en question lacontinuation de leur périple vers leKennébec. Cela les éloignait beaucoupde la Nouvelle-Angleterre. Tour à tour,ils se reprochaient l'un à l'autre d'avoirfait échouer un projet qui aurait dû leurapporter la fortune.

– ... Ou la corde, disait Adhémar. On saitce qui arrive aux Français qui vont enNouvelle-Angleterre !

En fait, Yolande n'aimait vivre que chezsa mère Marcelline-la-Belle, dans sa

concession de Chignectou, au fond de labaie Française. Ou alors – et là tous lesdeux tombaient d'accord – dans lesillage et la protection tutélaire de Mmede Peyrac. Ce qui les entraînait àpoursuivre leur route à sa suite vers leKennébec.

Le couple d'Africains, leur enfantnouveau-né et l'homme qui lesaccompagnait, qui n'était pas l'oncle,mais le frère aîné de la jeune femme etqui, pour avoir donné asile aux fugitifs,avait été séparé de sa femme et de sesenfants, avaient été aussi encouragés àprendre part au voyage. Le contrat tenaittoujours.

La jeune « nègre marronne » s'appelait

Ève Grenadine, parce que le bateau quiamenait ses parents esclaves s'étaitéchoué sur l'une des petites îles del'archipel des Grenadines. Équipage etcargaison avaient failli périr de concert.On avait octroyé le nom de Grenadinecomme patronyme familial à tout le lotd'esclaves qui avait pu être sauvé, parmilesquels ses parents qui avaient étéachetés par un planteur français huguenotde l'île Saint-Eustache. C'est pourquoison frère et elle-même portaient desprénoms bibliques, et l'on avaitremarqué à Gouldsboro qu'elle chantaitfort bien les psaumes.

Jéroboam Grenadine, son frère, suivaitpour ne pas se trouver séparé de tout ce

qu'il lui restait de sa famille en lapersonne de sa sœur, et parce qu'ils'était laissé persuader de devenirl'assistant de Kouassi-Bâ dans sestravaux de chimie minérale quiabsorbaient plusieurs heures de sontemps quotidien, à Wapassou, aux côtésdu comte de Peyrac.

Kouassi-Bâ avait volontiers abandonnéau profit de son rival Siriki ses viséesmatrimoniales sur la belle Akashi. Ceque lui avait révélé le comte de Peyrac àpropos du souvenir impérissable qu'ilavait laissé dans le cœur de Perrine-Adèle, la servante noire de Mme deMercouville à Québec, avait eu raisonde ses hésitations. Il ne savait pas s'il

répondrait à la flamme de Perrine car ilse demandait parfois s'il avait du goûtpour le mariage, mais il préféraitl'accorte Perrine à la noble Peuhl dont labeauté incontestable ne compensait paspour lui la distance qu'il ressentait à nepas être de la même civilisation.

Au départ de Gouldsboro, alorsqu'Angélique se mettait en selle, Sirikiétait venu tenir la bride de son cheval eten avait profité pour lui demander deparler en sa faveur à Mme Manigaultpour qu'elle autorisât son mariage, maisAngélique l'avait rabroué.

– Débrouillez-vous avec votre SarahManigault, Siriki. Vous savez bien quevous êtes le seul qu'elle écoute et que

vous lui faites faire ce que vous voulez...Elle va crier, et puis vous donner sabénédiction, et un collier pour votrefiancée...

En se redressant, elle avait aperçu àquelque distance la Peuhl, debout,drapée étroitement dans une mantesombre, et ces robes et caracos qu'elleavait dû apprendre à revêtir, elle quiappartenait aux peuples nus. Contre elle,elle protégeait du vent son fils qui avaitune silhouette bossue et des jambesdifformes, raison pour laquelle, sansdoute, on l'appelait « le petit sorcier »...

Qu'elle restât à Gouldsboro laissaitcomprendre qu'elle avait dû faire accordavec l'esclave domestique des

Manigault, mais Angélique ressentitvivement le halo d'abandon quienvironnait ces deux créatures insolitesqui avaient l'air de n'être de nulle part.

Elle posa sa main sur l'épaule du vieuxSiriki.

– Aimez-la bien, Siriki ! Vous êtes de sarace. Vous êtes tout ce qu'elle a aumonde ici pour la protéger et lui rendreun peu de son royaume... Aimez-la bien.Aimez-les bien tous les deux !

Il fut nécessaire de demeurer unejournée de plus à l'étape sur leKennébec, afin de bien démêler lesaspirations diverses de chacun et voir aumoins si la peu contrariante jumelle de

Raimondeau pouvait passer sansdommage du sein ambré de l'Indienne àcelui d'ébène d’Ève Grenadine.

Yolande et Adhémar retombaient dansleurs atermoiements. Poursuivre ?Repartir en arrière ? Et l'on vit lemoment où la nouvelle recrue, la petiteAntillaise, allait se trouver avec troisnourrissons sur les bras. Mais Yolande,en ultime argument, pour se justifier àses propres yeux, rappelait queRaimondeau était fragile et qu'ellel'avait sauvé. Un autre lait le tuerait.

La question était tranchée. On n'enreparlerait plus, elle en fit serment àAngélique, et elle ferait taire Adhémarqui protestait que ce n'était pas lui qui

rêvait d'aller faire le cuisinier chez lesAnglais. Au contraire, il avait toujoursvu en songe que ce n'était qu'auprès deMme de Peyrac qu'il était en sécurité.

Chapitre 30Wapassou au cœur du Maine avait été,pour Angélique et son mari, après leursretrouvailles, le champ clos de lapremière épreuve traversée côte à côte.Celle de l'hiver terrible où le comte, safamille, sa recrue et ses ouvriers avaientfailli mourir de faim, de froid et descorbut, abandonnés, démunis, menacéspar les Indiens et les Français deCanada, séparés de leurs amis desrivages par des milles et des milles dedésert glacé4. Depuis, les lieux avaientété transformés. Les soldats, bûcherons,charpentiers, artisans et manœuvriers de

toutes sortes que le comte de Peyracavait engagés et fait venir à ses fraisd'Europe ou de différentes coloniesd'Amérique, avaient bien travaillé.Abandonné le premier petit « fortin »que les tombées de neige ensevelissaientpresque entièrement, et où ils s'étaientterrés comme des bêtes le premierhivernage, une vingtaine d'hommes et defemmes avec quelques enfants, pendantd'interminables mois, rassemblant leursforces pour résister à tous les pièges del'hiver : froid, faim, ennui, promiscuité,maladies...

Non loin, dominant le lac d'Argent,s'élevait une confortable bâtisse de deuxétages, avec un donjon de bois, nantie de

caves et de greniers dans les combles,avec toutes les défenses d'un fort bienarmé et les agréments d'une demeure oùles familles résidentes avaient chacuneleurs appartements. S'y ajoutaient sallescommunes, cuisines, magasins,entrepôts.

À l'intérieur de la palissade établie surun vaste périmètre, on trouvait lescommuns, des granges et – merveille ! – des étables et des écuries. Car, au coursdes deux derniers étés, dix chevaux delabour et de trait, six vaches et leursveaux avaient été menés d'étape en étapeà pied d'œuvre.

Aux quatre coins de l'enceinte s'édifiaitun fort bastion à meurtrières, avec en

dessous un corps de garde qui pouvaitservir de logement car on y avaitaménagé des poêles allemands ouhelvétiques pour le chauffage et à l'étageinférieur, il y avait des réserves devivres. Chaque bastion représentait à luiseul une petite forteresse pouvantsoutenir un dur assaut ou un siège dequelques semaines.

Sans être hors de la palissade, lemagasin aux poudres que l'on établittoujours, de préférence, loin deshabitations, avait été creusé hors de vuedans des souterrains dont les paroisavaient été recouvertes d'un enduitd'argile, de sable, de paille à fumier debovins mélangée à quelque autre

ingrédient d'une pierre recuite et broyéequi lui donnait de la dureté, et quiformait un revêtement absorbantl'humidité et maintenant la sécheresserequise à la protection de la précieusepoudre et des munitions.

De vastes hangars restaient disponiblespour permettre aux Indiens visiteurs depétuner et de troquer à leur aise ou dedemeurer quelques jours céans,lorsqu'on les amenait blessés oumalades.

Et il y avait deux petits bâtiments pour« faire suerie ». Les Indiens avaientappris aux Blancs l'excellence de cettecoutume qui consistait à s'enfermer dansune cabane hermétiquement close où des

cailloux surchauffés, jetés dans unecalebasse d'eau, entretenaient unevapeur suffocante et brûlante. Aprèsavoir sué à en mourir, on sortait et onallait se rouler, nu, dans la neige ou sejeter dans le lac glacé.

Enfin, signe de la quiétude dans laquelleon vivait, des fermes entourées dejardins s'étaient élevées çà et là, àquelque distance du fort.

Chaque famille ainsi autonome avait lesoin d'une vache et d'un porc.

Les habitants s'étaient multipliés et,comme à Gouldsboro, Angélique nepouvait plus connaître personnellementtous ceux qui étaient venus peupler

Wapassou à la charnière des saisons, etse grouper sous la bannière bleue à écud'argent du comte de Peyrac.

On commençait donc par se congratulerentre amis de longue date. Les Jonas, lesMalaprade, le chevalier de Porguani...Les longues absences des propriétairesdu fief auraient pu entraîner, parmi ceuxqui demeuraient sur place, des troubleset des querelles. Mais Wapassou était deces lieux où les choses tournent biend'elles-mêmes par la grâce d'on ne saitquelles influences bénéfiques.

Les êtres y étaient portés à être patients,d'humeur joyeuse et égale et lescaractères à montrer le meilleur d'eux-mêmes. Certes, chacun y mettait du sien

et il fallait avoir affaire à des gens dequalité. Mais jusqu'alors, aucuneBertille Mercelot ne s'était montrée pour« mêler sa goutte de verjus et fairetourner la sauce ».

Au sortir de l'hiver, qui est une épreuvede force avec l'esprit de zizanie etd'intolérance, non seulement onretrouvait tout le monde vivant, maisayant resserré les liens d'amitié etd'estime mutuelles.

On était à Wapassou en terre libre.Toutes les opinions étaient respectées etcela ne pesait à personne. Dans le soucide ne point déplaire à son prochain et dene point blesser ses convictions, chacunapportait discrétion et tact à pratiquer sa

religion. Un oratorien d'un certain âgeavait été chargé d'officier pour lescatholiques de l'endroit. Avant deprocéder à l'édification de la chapelle, ilavait débattu avec les réformés du lieuoù ils risqueraient d'être le moinsimportunés par les murmures etcantiques du rituel catholique.

Mais les réformés de Wapassou étaienthabitués à bien pis. Dans le fortin dupremier hivernage, on avait vécupresque au coude à coude avec unjésuite, le père Masserat, qui disait desmesses chaque matin !

Elvire, la nièce des Jonas, huguenots deLa Rochelle, avait épousé HectorMalaprade, catholique. Leur différence

de confession qu'ils devaient plus auhasard de leurs naissances qu'à uneconviction de l'âme, ne leur avait pasparu un obstacle suffisant pourdédaigner et briser la merveilleusehistoire d'amour qui s'était nouée entreeux, et ils s'étaient estimés parfaitementmariés devant Dieu et devant leshommes, pour avoir signé leurs noms surle registre officiel de Wapassou, devantle comte de Peyrac, considéré commecapitaine et seul maître à bord, et avoirreçu la bénédiction de M. Jonas pourElvire, et celle, fortuite, du pèreMasserat pour Hector, au cours d'unoffice auquel ils avaient assisté, duseuil, la main dans la main.

Telle était la mentalité de Wapassou.

Les consciences se sentaient à l'aise etdans leur droit. N'œuvrait-on pas assezpour le Seigneur en arrachant, jour aprèsjour, un pan de terre païenne à lasauvagerie, et en bâtissant pour desenfants innocents, un lieu où ils neseraient pas condamnés, avant de naître,à la persécution, à la prison, ou aubannissement ?

Après conseil, il avait été décidé quedans chaque aile du grand bâtimentcentral, une pièce serait aménagée, l'unepour y célébrer la messe, l'autre pour lesréformés afin qu'ils pussent s'yrassembler et y prier ou chanter leurspsaumes sous l'égide de M. Jonas

reconnu un peu comme leur conseiller etleur chef spirituel.

Loin de séparer les représentants desdeux religions, la piété manifestée parleurs fidèles les rassurait mutuellement.La plupart de ceux qui étaient ici avaienttrop souffert d'intolérances sectaires etstériles, sans souhaiter d'en voirs'atténuer la rigide permanence.

Loin des regards des autres qui leseussent contraints à durcir leur attitude,ils s'accordaient de vivre avec plus desouplesse et de bénignité.

Et lorsque, dans la grande sallecommune où l'on se réunissait l'hiveraprès le labeur, maître Jonas, assis près

de l'âtre, ouvrait sa bible, il n'était pasrare de voir Porguani, l'Italien,catholique scrupuleux et fervent, venirlui demander d'en lire à haute voixquelques versets qu'il écoutait avec unplaisir manifeste en fumant sa longuepipe.

Cette année-là, Wapassou allait recevoirun ministre du culte en la personne duneveu du pasteur Beaucaire, un veufd'une trentaine d'années, nanti d'ungarçon de dix ans. Originaire d'uneprovince de l'ouest de la France, Aunisou Vendée, ravagée par une « campagned'abjuration », ce jeune pasteur avaitperdu son épouse, violée puis précipitéedans un puits par les dragons du roi, les

« missionnaires bottés »... Réfugié avecson enfant à La Rochelle, il avait suividans leur fuite aux Amériques son oncle,le pasteur Beaucaire et la fille de celui-ci, Abigaël, sa cousine, mariée àGabriel Berne, un voisin.

À Gouldsboro après avoir longtempsgardé le deuil, tout en assistant son oncledans les travaux de paroisse, il venaitd'épouser l'une des accortes filles deMme Carrère et ce couple avait décidéde commencer une nouvelle vie depionniers.

Ici, l'automne était plus avancé.

Étaient passés les cygnes, les canards,les oies blanches, les oies bernaches,

constellant le ciel de croix à pointesnoires.

Les abeilles avaient fait leurs nids enhaut des branches, signe que l'hiverserait froid.

Mme Jonas avait hâte de montrer àAngélique où en étaient les travauxconcernant les provisions d'hiverrassemblées au cours de l'été, fruit decueillettes actives et de soins donnés auxpremières cultures.

Les baies des bois, merises, petitespoires, noix, faines, noisettes avaient étéramassées, mises à sécher, ainsi que leschampignons divers, enfilés sur des filsminces et solides et tendus en chapelets

d'une poutre à l'autre des plafonds.

En cas de disette, des racines debardane à faire bouillir dans l'eau salée,des glands, qu'on pouvait consommeraprès avoir jeté la première eau.

Des tonneaux de choux surs, lasaurkraute allemande, étaient enpréparation. On attendait la venue d'uneplus ample réserve de sel pour lesterminer et les entreposer dans lescaves. Cet aliment des pays de climatfroid était réputé pour éviter le scorbut.

Et, sous les toits, dans les « galleteaux »comme les appelait Mme Jonas qui étaitde l'Aunis, il y avait la suprême réservede bois qu'on pouvait descendre de

l'intérieur dans des paniers suspendus àdes poulies, jusqu'aux étages et auxgrandes salles du rez-de-chaussée.

Les cultures étaient encore modestes. Unpeu de seigle, de l'avoine pour leschevaux. À part les choux, lescitrouilles, les raves et racines, genrenavets et carottes, les agriculteurs deWapassou avaient surtout porté leureffort à préparer de grandes prairiesd'élevage, en asséchant le plus possiblede terres aux alentours des lacs, afin depouvoir amasser une quantité suffisantede fourrage pour la survie des bêtesdomestiques. Le pichet de lait posé surles tables familiales chaque matin était àce prix.

Et y avait-il son plus agréable, bien quemonotone, à ouïr dans les lointains de lamaison, que le pilonnement alterné dedeux barattes à beurre travaillantactivement à transformer ce lait en unebelle motte jaune pâle de ce beurreparfumé à l'odeur des fleurs deWapassou ?

La forte Yolande ne fut pas longue à seporter volontaire et à prendre le relaisdans la fatigante besogne qui demandevigueur et patience.

Des hommes et des jeunes gens étaientrevenus de la dernière chasse que,chaque année, ils menaient avec lesIndiens Métallaks. Une ultime séance dedépeçage, découpage, fumage, aurait

lieu, puis un dernier festin avant que lesIndiens ne repartent, par petites bandes,prendre leurs quartiers d'hiver.

Leur chef était ce Mopountook qui avaitinitié Angélique à la saveur des eaux desource du pays. Ware ! Ware ! L'eau !L'eau ! répétait-il en algonquin,l'entraînant toujours plus loin. Et il disaitaussi : « La nourriture, c'est pour lecorps... L'eau, c'est pour l'âme ! »

*****

Le festin eut lieu sur la colline, près deces grandes marmites de bois tailléesdans des souches d'arbres non déracinés,et où les Indiens du Nord faisaient cuireleur bouillie de maïs avant que les

Blancs n'eussent apporté à l'Amérique lechaudron de fer ou de fonte.

Les villages dans ce temps-là segroupaient autour des récipientsinamovibles où l'eau versée était portéeà ébullition par des boulets de pierreincandescents. Les tribus, alors, étaientpeut-être moins nomades qu'aujourd'huioù il suffisait de jeter sur son échine lesprécieuses et indispensables chaudièrespour décabaner.

Des quartiers de grandes citrouillescouleur d'aurore rôtissaient sur desbraises. Dans l'une des chaudières desancêtres, bouillaient des haricots, dansl'autre cuisaient les différents morceauxd'un orignal entier.

On offrit au Sagamore Mopountook lesnoix de gras de l'intestin de l'élan quigardent un certain parfum de boyaux etse dégustent crues, mets de choixirremplaçable pour soutenir l'effort aucours des longues marches ou des longsportages et aussi les pieds de l'animal,grillés près du foyer et dorés, sous leurgélatine transparente, arrosés d'unesauce de fruits acides des bois. Le toutsans sel pour complaire aux Indiens.

Pour les estomacs délicats, des outardesrôtissaient sur les broches.

Les plus délicieuses odeurs s'élevaient,se mêlant aux fumées des huttescharbonnières de la hauteur d'en face oùl'on fabriquait du charbon de bois pour

l'hiver.

Des cris, des rires et des accents deflûtes et de clarinettes orchestraient lerepas.

Barthélémy, Thomas et Honorine, et engénéral tous les enfants, se réjouissaientbeaucoup à regarder manger les Indiens.Ces hôtes de marque n'avaient-ils pas,quand ils mangeaient, des manièresbeaucoup plus répréhensibles que lesleurs, enfants de Blancs, à qui onreprochait si souvent de se mal tenir àtable ! On aurait beau jeu maintenant devenir leur recommander de ne pasmanger avec leurs doigts, de s'essuyerles mains, de fermer la bouche enmâchant et de ne pas roter !

Les enfants regardaient leur mèrerespective du coin de l'œil avectriomphe : c'était si amusant d'arriver àroter comme de vrais Indiens. Et lesmères faisaient mine de ne s'apercevoirde rien.

Soit ! Les Indiens étaient malpropres,mais si gais, si convaincus de leurbienséance, qu'on ne ressentait pas degêne à les voir s'essuyer les doigts surleurs mocassins, ou prendre dansl'écuelle une part de viande pour vous latendre après l'avoir un peu goûtée afinde s'assurer de sa qualité.

Et ce jour-là, entre les Blancs, ce fut leconcours à qui arriverait à manger lemieux à l'indienne, c'est-à-dire d'une

façon tout à fait déconseillée par lemanuel de La civilité puérile ethonnête.

La palme revenait à Joffrey de Peyrac.

Celui-ci, sans se départir de sa dignitéde grand seigneur qui, sous n'importequelle défroque, faisait partie de sanature, avait une façon inimitable des'accroupir auprès d'un Indien, tendantvers la face cuivrée son visageintelligent où se lisait une attention à lafois déférente et fraternelle.

Il prenait du bout des doigts dans lamarmite les morceaux, les mangeait avecla même componction religieuse que seshôtes, puis lançait derrière lui les

ossements, avec une négligence qu'ilsemblait avoir pratiquée toute sa vie.

Il tirait sur le calumet, passé de boucheen bouche, sans manifester la moindrehésitation. En réalité, ces rites pour luin'avaient d'autre importance que deresserrer les liens de compréhensionhumaine entre deux races étrangères, ets'il fallait manger avec ses doigts etcracher dans le même tuyau de pipe, iln'y voyait aucun inconvénient.

C'était donc surtout son attitude quiencourageait les Européens à se sentir àl'aise. Mélange d'indulgence et deconsidération.

Les enfants y arrivaient d'emblée. Une

parenté d'esprit existe entre les enfantset les sauvages.

Elvire disait qu'elle sentait que sesgarçons pourraient aussi bien la quitterd'un jour à l'autre sans retourner la têtepour suivre les Indiens dans leurswigwams, et l'on connaissait mainteshistoires d'enfants canadiens, français ouanglais, capturés au cours de raids, etqui s'étaient habitués chez leursravisseurs, s'attachant plus à leurs tribusd'adoption qu'ils ne l'avaient jamais faitvis-à-vis de leurs familles blanches.

Vers la fin des agapes, un quidam parmiles nouveaux venus qui connaissait malla mentalité des Indiens de l'intérieur,proposa, pour couronner la fête, de

distribuer à chacun une petite « goutte »,une roquille d'alcool.

C'était une erreur. Mopountooks'indigna.

L'eau-de-feu des Blancs était pour lesIndiens source de délire sacré. N'enboire qu'une « roquille », la valeur d'undé à coudre, mesure française, ne leurprovoquerait aucune transe ! N'avalerqu'une si petite quantité était considéréepar le chef des Métallaks, non seulementcomme un triste gaspillage, mais commeune insulte aux dieux. Lorsqu'on sert lesdieux, on doit les servir sans lésiner !

Il interdit à ses guerriers d'accepterl'offre ridicule et mesquine. Certains, en

cachette, allèrent réclamer leur « dé àcoudre » dans l'intention de l'ajouter àleur réserve de plusieurs pintes,patiemment constituée au cours de l'été,d'un traitant à l'autre, et qu'ilsconservaient en vue de la grandesoûlerie sacrée à laquelle leurs frères eteux se livreraient avant la dispersion del'hiver.

L'incident clos, les Métallaks ayantmangé à en être terrassés puis ayantdigéré au cours d'une longue sieste béatetout environnée de fumée du tabac deVirginie, Mopountook et les autres chefsprirent Honorine ainsi que ses amis surleur dos ou sur leurs épaules afin de leurfaire faire un tour de galop dans la

prairie.

Les cris, les rires et les chants reprirent.Les femmes avaient rangé les ustensiles,nettoyé les pots.

La subtile clarté du jour s'assombrit.

Lorsque Angélique regardait autourd'elle, ce n'était pas seulement la montéedu froid qui la faisait frissonnerlégèrement.

Sous le poudroiement doré du soleil, lepaysage somptueux des derniers joursd'automne avait pris un visage plusdépouillé. Le soleil pâlit et les Indienschasseurs s'en allèrent.

On leur fit des signes du haut de la

colline tandis qu'ils longeaient unedernière fois la rive du lac avant dedisparaître sous les arbres gris. Danscette eau que déjà ternissait une mincepellicule de glace, le reflet de leursvivantes silhouettes paraissait troublé.

*****

Durant toute la saison d'été jusqu'à la finde l'automne, les sentinelles, du haut desbastions et du donjon, n'avaient cessé defaire le guet sans relâche, et denombreuses patrouilles de soldatsmercenaires commandés par MarcelAntine poussaient chaque jour desreconnaissances aux alentours.

La surveillance se relâcha un peu ensuite

quand la première neige fut tombée.C'est que la neige, hors la beautéparadisiaque qu'elle confère au paysagepar sa blancheur étincelant de millefeux, amène avec elle un silence etcomme une trêve qui n'est pas seulementimaginaire.

La neige et le froid garantissaient pourles humains la paix. Dure saison pourles bêtes et pour ceux qui n'ont pas leursuffisance de nourriture et de chaleur,elle avait cette clémence d'éloigner unfléau encore plus destructeur, la guerre.

Comme quoi, puisque lescommandements n'y suffisent pas, il nereste plus pour dresser une barrièreentre l'homme et l'exécution de ses

desseins de violence, que les décisionsaveugles de la nature qui est unegardienne vigilante. Capricieuse,caustique, elle se rit de la puissanced'insecte de l'homme et parfois elle sefâche, si l'on essaie de passer outre. Sil'on savait comprendre les signes de sonapparente déraison plus que la maudire,on devrait la remercier pour ladésinvolture et l'arbitraire avec lesquelselle se met en travers des résolutionshumaines et fait fi de leurs plans et deleurs décrets. Par exemple, la tempête,qui coula l'Invincible Armada espagnoledevant les côtes d'Angleterre, anéantitdes années de préparations minutieuseset fort bien agencées, gaspilla des flotsd'or et changea le cours de l'histoire...

C'était une des raisons pour lesquellesAngélique aimait la neige. Rien de plusdélicieux quand on se levait dans lachaleur de la maison que de deviner, àtravers les vitres constellées de givre, laclarté blafarde de la neige tombée, sansbruit, durant la nuit. La journée seraitdifférente.

Il fallait prendre d'autres dispositions :la fabrication d'un gâteau s'imposait. Lesenfants obtenaient congé.

D'un élan unanime ils vinrent chercherles jumeaux pour leur montrer lapremière neige. Les femmes durent lesôter du berceau et les emmener dehors.Enveloppés de fourrures, ils clignaientleurs paupières fragiles sous l'éclat du

soleil d'or que la neige réverbéraitcomme un miroir. Et les enfants, parcette ardeur à les faire participer à leurjoie, semblaient leur dire :

« Regardez ! Regardez, petits princes,comme le monde qui vous a été donnéest beau ! »

Lucas M'boté, le Noir bantou, avaitregardé sans frayeur ce qui était sapremière neige. Il avait pénétré dans cetélément inconnu avec l'impassibilité duguerrier primitif pour qui le monde, à labarrière de son village, est un réservoirsans fin de pièges et de surprisesmagiques qu'on lui enseigne, dès sonplus jeune âge, à être prêt à découvrir età affronter sans terreur et sans

manifester d'étonnement puéril.

Par contre, Ève Grenadine qui voyait dela neige, elle aussi, pour la premièrefois, avait montré autant d'enthousiasmebruyant et de frénésie à se rouler dans lavaporeuse blancheur que la jeunesse del'endroit.

Oui, Angélique croyait se rappelerqu'elle avait toujours aimé la neige, ettandis qu'elle triait des plantesmédicinales pour les ranger dans desboîtes d'écorce de bouleau, avecHonorine assise à ses pieds sur untabouret, elle évoquait son enfance auchâteau de Monteloup, le vieux châteaupoitevin qui prenait une si bonne allurelorsque ses deux ou trois grosses tours

rondes s'encapuchonnaient de bonnetsblancs et pointus.

Monteloup, expliquait-elle à l'enfant,c'était un peu comme ici à Wapassou.Loin de tout, l'hiver, ils étaient si seuls àse chauffer tous ensemble dans la grandecuisine. L'on pouvait craindre lesincursions des soldats-brigandspillards... Les paysans des hameaux,dans le danger, venaient chercher refugeau château et l'on relevait le pont-levisaux chaînes rouillées. Ils avaient chezeux un mercenaire suisse ou allemand, levieux Guillaume, comme Kurt Ritz, avecune hallebarde deux fois haute commelui.

Il y avait en Poitou une race de petits

baudets noirs très poilus, à grandesoreilles, taillés comme à coups de serpedans du bois, tant ils semblaientrustiques. Ceux que son père élevaitavec les mulets, les jours de froidvenaient aussi se réfugier au château.

On entendait le pas de leurs petits sabotsronds et durs grêler sur le bois du pont-levis, puis ils se rangeaient en ronddevant la grande porte et attendaient. Sil'on tardait trop à leur ouvrir, ils semettaient à braire. Quelle cacophonie !

– Raconte ! Raconte encore les petitsânes noirs, suppliait Honorine qui s'étaitprise de passion pour les histoiresd'enfance d'Angélique.

*****

L'année de son retour de Québec,Angélique avait donné aux Jonas lechien « niaiseux » qu'elle avait sauvé dela tempête et de ses tortionnaires sur lessupplications d'Honorine.

– Il vous protégera de l'incendie !

On disait que cette espèce de chiensoupçonnait tout début de sinistre enn'importe quel coin de la maison. Avertipar des ondes qu'il était seul à capter, ilse jetait alors contre les murs, contre lesfenêtres comme un fou, sans bruit, car ilne « jappait » pas. À part cela, il n'étaitbon à rien. Et comme jusqu'alors aucunincendie – Dieu soit loué – ne s'était

déclaré à Wapassou, on ne pouvait jugerde l'excellence de son flair en la partie.Par contre, il s'était perdu maintes fois,avait failli se faire dévorer par lesloups. Mais il était devenu un chienheureux.

Elvire et les enfants l'aimaientbeaucoup, et il aimait tous les enfants. Ilavait son utilité. L'hiver, il se couchaitsur les petits bas trempés pour les fairesécher plus vite. L'été, afin d'éviter qu'illui arrive malheur, on avait été obligé del'enchaîner, ce qui l'avait contristé. Pourlui rendre le sentiment de sa valeur, onl'attelait à une petite charrette, ou l'hiverà un léger traîneau, dans lesquels ilpromenait les petits qui ne marchaient

pas encore.

La neige tombée, c'était aussi le momentd'immoler un ou deux porcs et lescérémonies de boucherie entamaient laliste des fêtes et réjouissances de lasaison.

Il y aurait l'Avent et les coutumesdiverses qui l'accompagnaient. Noël,tout de piété, puis l’Épiphanie où l'ons'offrait des cadeaux en souvenir desrois mages.

La vie s'organisait à l'intérieur de lamaison. Angélique trouvait le temps debrosser longuement chaque soir lesbeaux cheveux d'Honorine, de sepromener avec elle, de voir s'éveiller et

grandir ses nouveaux enfants. Gloriandreau teint doré, aux cheveux noirs quicommençaient de boucler, ouvrait desyeux d'un bleu grave, clair cependant, unbleu de bleuet. « Les yeux de ma sœurMarie-Agnès », pensait Angélique, en seremémorant celle qui avait été uneravissante fille d'honneur de la reine,puis qui s'était faite religieuse.

– La fille de Joffrey !

Elle la prenait dans ses bras et lapromenait en lui parlant.

– Comme tu es belle ! Comme tu esmignonne !

Mais Gloriandre recevait les

compliments avec indifférence. Ses yeuxbleus continuaient de regarder en elleune image intérieure, comme si depuis ledébut, elle s'était réfugiée en son monde,avait suivi un chemin personnel, du faitd'avoir moins requis l'attention que sonfrère, à sa venue sur Terre.

Joffrey, qui s'enchantait de sa beauté etlui faisait beaucoup de frais, n'avait pasplus de succès. Cependant, elle savaitêtre curieuse, observait autour d'elle,mais les humains, leurs voix, leursgestes n'attiraient pas plus son attentionque le reflet du soleil ou le brillant d'unobjet. On aurait dit qu'elle ne cessaitd'écouter en elle-même le chœur desanges.

Rarement, se mettait-elle en colère.Mais, lorsque son jumeau donnait lebranle, elle le suivait aussitôt avec uneconviction et une vigueur qui,heureusement, n'avaient rien d'éthéré.

Ensemble, ils redressèrent la tête pourjeter un regard par-dessus les bords duberceau, ensemble ils se cramponnèrentd'une main, puis s'assirent.

Le jeune Raimondeau, une fois assis, setenait fort droit et refusait, avec uneforce insoupçonnée, de s'étendre denouveau. Il déroutait le jugementpopulaire qui aime à s'exprimer enopinions catégoriques, sans appel,traduisant un avis général que personnene conteste. On dit d'un enfant, « il est

beau ! Il est laid ! » Or, il offrait lescaractéristiques d'être à la fois laid etbeau.

Lorsque l'on surprenait dans son visageallongé, mais qu'il soutenait avec unefierté d'infant espagnol, le regardimpérieux de ses prunelles sombres, ninoires ni marron, « couleur de cafébrûlant plein de mousse brune », disaitHonorine, il était beau. L'on ne voyaitplus que ce regard et sa petite bouchebien modelée, impérieuse elle aussi.

À d'autres moments, comme s'il avait étéramené subitement à la conscience deson état chétif de miraculé-ressuscité, ilreprenait une apparence souffreteuse et,sous son crâne rond toujours peu garni,

son nez se révélait ridiculement pointu,son visage encore plus étroit et blafard.Il était laid.

Mais à six mois, l'on se prononça pourla beauté : ses joues se remplissaient.

*****

Par les nuits de fort gel, on entendait lesloups et Honorine se tenait éveillée.

Depuis que Cantor lui avait fait écouterle concert des loups, elle avait toujoursété traversée de pitié par les hurlementsde ces pauvres loups cherchant pitance,et souvent elle restait assise sur sacouchette, rêvant de leur apporter destombereaux de belle viande. Eux

l'attendaient dehors avec espoir, en ronddevant la porte et la regardaient de leursbeaux yeux d'or obliques. Elle les faisaitentrer dans le fort.

Quand elle restait ainsi sans trouver lesommeil dans son petit lit à écouter, auloin, l'appel des loups, il arrivait quesoudain il fût là, à son chevet, son père.Il lui disait :

– Ne t'inquiète pas. Les loups ne sont pasmalheureux. C'est le sort des loups de nepas manger tous les jours à leur faim, dechercher pâture, de franchir l'hiver. Pourqu'ils n'aient jamais faim, il faudrait lesasservir. Ils ne demandent pas tellementd'être nourris que d'être libres. Pour lesloups, pour les bêtes, la chasse c'est un

jeu. Poursuivre et être poursuivis, c'estun jeu et s'ils perdent et meurent, celafait partie du jeu... Ils ne savent pasqu'ils sont vaincus. Seulement qu'ils ontbien mené leur vie de loup. Tu préfèresavoir faim que d'être en prison, n'est-cepas ? Les loups ne sont pas moinscourageux que les hommes...

Il savait qu'il ne la consolerait pas ainsi,la drôle de petite fille qui était blesséepar la souffrance des êtres innocents, quiportait en elle un sens aigu,inguérissable de tous les abandons, detoutes les répudiations. Elle était toutinstinct. Et ses raisonnements d'unelogique implacable cachaient uneprofonde méfiance pour les explications

des « grandes personnes ».

Mais, par sa venue à son chevet, ilposait un baume momentané sur sesblessures. Son attention la comblait etpour lui faire plaisir elle voulait bienfaire semblant de le croire, de le croireun peu. « Les loups n'étaient pasmalheureux. » Il l'avait dit. Il devait lesavoir, lui qui savait tout.

Elle se laissait border par lui, le grandseigneur qui commandait à la mer et auxIroquois, et qui faisait éclater le tonnerreen gerbes rouges, blanches et bleues. Etqui était son père.

Et elle fermait les yeux avec un air desagesse très composé et très inhabituel

chez elle qui le faisait sourire detendresse.

Les alternatives de l'hiver : jours detempête, ensevelissement, retour dusoleil dont il fallait profiter pourdégager portes et fenêtres et creuser destranchées à travers la cour, jours de gelqui vous poignait jusqu'aux os dès qu'onmettait le nez dehors, puis de nouveaul'annonce des tempêtes, rythmaient la viequotidienne. Les veillées prenaient unegrande importance. Et les livres.

Les navires d'Europe amenaient chaqueannée un nombre considérable de livresen langues française, anglaise, espagnoleou néerlandaise.

De mystérieux colis préparés d'avanceattendaient à Cadix le navire d'Erikson,groupant des productions venues deLondres ou de Paris, souvent viaAmsterdam qui était le centre d'éditionsclandestines d'ouvrages interdits dansleur pays d'origine pour subversionreligieuse ou politique.

Plus ouvertement, Florimond avait pucommencer de leur faire l'envoi de cesmultiples brochures, romans en prose ouen vers, qui paraissaient et se vendaientcomme des « petits pains » etcomblaient les aspirations de rêve, deféerie, de méditation et d'avidité às'instruire d'une société qui était sortietotalement inculte de cent ans de guerres

de religion, mais avait pris goût àtravers les disputes théologiques auxexercices de l'esprit.

En France, éditeurs et libraires faisaientfortune. Bourgeois, petits-bourgeois,artisans étaient avides de s'évader parl'imagination des âpretés de la viequotidienne et jusque chez les miséreux.À la cour des Miracles, Angélique avaitvu d'anciens scribes ou professeurs deSorbonne déchus par l'ivrognerie ouautre malchance lire à haute voix desromans que gueux et garces écoutaient enpleurant.

Honorine demandait souvent à M. Jonasde lire dans sa bible l'histoire d'Agar.Elle s'y intéressait en souvenir de la

petite Rôm qu'elle avait rencontrée àSalem, qui se parait de fleurs et senommait Agar.

Dans le récit biblique, la lâcheté et pourtout dire la veulerie et la médiocrité desgrands hommes de la Bible, comme cetAbraham entre autres qui chassait audésert sa servante Agar et son jeune filsparce que sa vieille épouse était jalousede l'enfant Ismaël, ne la choquaient pasoutre mesure.

M. Jonas, par sa voix solennelle etdévote, essayait d'en faire un hérosadmirable, mais la jeune Honorinen'était pas dupe.

Qu'attendre d'autre des adultes ?

Mais elle aimait la scène du désert, lavérité du récit dont elle partageait mot àmot les étapes, l'angoisse de la soif, lafatigue de la mère et de l'enfant, l'ombrecourte d'un palmier compatissant qui nepouvait être le salut à lui seul, etl'humanité des sentiments de la pauvreAgar, folle de la plus grande douleur desfemmes : la mort de leur enfant, fuyant,en se tordant les bras sous le soleil,l'intolérable, l'insoutenable épreuve,celle d'assister à l'agonie du bel Ismaëlchéri, injustement rejeté et condamné...L'intervention de l'ange la rendaitrêveuse.

– Il aurait pu venir un peu plus tôt,l'ange, disait-elle.

– Ce n'est pas le rôle des anges,expliquait M. Jonas.

– Ils arrivent toujours presque trop tard,j'ai remarqué...

– In extremis dit-on. Ainsi, l'interventiondu Très-Haut est plus éclatante.

In extremis. Honorine retintl'expression.

Elle regardait les jumeaux s'ébattre dansleur bercelonnette et se montrer leursmenottes l'un à l'autre d'un air ravi.

Eux aussi avaient eu des anges quiétaient venus les sauver in extremis.Elle se souvenait de ce qu'elle avaitentendu répéter à Salem dans la maison

de Mrs Cranmer : « In extremis ! Inextremis. »

– Et moi, ai-je eu aussi un ange qui estvenu quand je suis née ? demanda-t-elleun jour à Angélique.

Elle s'attendait à être une fois de plusdéfavorisée par le sort et fut étonnéed'entendre sa mère lui répondre.

– Oui.

– Comment était-il ?

Angélique s'interrompit dans sa besognequi consistait à mettre en sachet le tilleulargenté.

– Il avait des yeux bruns très doux, des

yeux comme ceux des biches. Il étaitbeau et jeune. Et il tenait une épée à lamain.

– Comme l'archange saint Michel ?

– Oui.

– Comment était-il habillé ?

– Je ne me souviens plus très bien... Ilme semble qu'il était vêtu de noir.

Honorine fut satisfaite. Les anges desjumeaux aussi étaient vêtus de noir.

Chapitre 31Du haut du donjon, Angélique et Joffreyregardaient le vallonnement blême dupaysage où jusqu'aux traces des forêtssemblaient disparues.

Le ciel était de nacre. Nacre blanchetouchée de gris perle et d'un peu de vert.

Au loin, émergeant des nuages, la crêted'un mont, blanc comme une hostie.

Autour de l'enceinte, seuls des filets defumée s'élevant dans l'air cristallinrévélaient les cônes ou boursoufluresdes tipis ou cabanes indiennes, et

l'emplacement des habitations hors lesmurs.

Blizzard, froid cruel... Des oiseaux noirsen bandes, poussant des cris sinistres,précédaient l'arrivée des nuages deneige épaisse emportés par la furie desvents comme les chars des démonspolaires et cela pouvait durer des jours.

À la deuxième annonce de tempête, ceuxqui avaient bâti maison hors l'enceintejugèrent plus prudent de demanderl'hospitalité au fort : Elvire, son mari,leurs enfants. On se serra un peu.Honorine retrouvait dans la mêmeintimité que celle du premier hiver deWapassou ses compagnons de jeux,Barthélémy et Thomas.

Seul l'Anglais muet, Lemon White quiavait eu la langue coupée par lespuritains pour cause de blasphème,refusa de quitter son repaire, un peu à lafaçon qu'avait Éloi Macollet, autrefois,de rester dans son wigwam à l'écart, aurisque d'y mourir de faim et de froid,car, lui porter une tranche de pain ou uncruchon de soupe, c'est-à-dire se trouverdans l'obligation de mettre le nez dehorset de s'éloigner de quelques pas de lamaison, comportait des risques de mort.

Le sort de Lemon White inspirait moinsde crainte car il était équipé pour tenirlongtemps. Il logeait dans l'ancien fortde Wapassou, celui du premierhivernage. Il y vivait seul, avec parfois,

à l'hiver, la compagnie d'une Indienne,qui repartait au printemps lorsque lessiens reprenaient la route. Il avait debonnes réserves de vivres. Il restait pourentretenir le matériel et la forge despremiers ateliers de mine d'où l'on avaittiré lingots d'or et d'argent. Desinstallations plus vastes et plusperfectionnées occupaient maintenanttoute une aile du grand fort. LemonWhite avait transformé le fortin enatelier de réparation et entretien desarmes. Il y œuvrait du matin au soir ettoute la communauté lui amenaitmousquets, fusils à poudre ou à mèche,pistolets. On y roulait, sur une plate-forme de bois, couleuvrines,crapaudines, les petits canons du fort. Et

il était devenu courant de venir chez luise fournir en plomb, mitraille et poudre.Il fabriquait les balles dans des mouleset les petits plombs. Il avait enpermanence, dans des râteliers, desarmes bien nettoyées, bien huilées,prêtes à servir et aussi de la poudrecomposée suivant la formule que lecomte avait mise au point.

Angélique, qui aimait dans sespromenades se rendre chez le muet, seretrouvait avec plaisir dans l'habitation.Sous ses voûtes basses enfumées, tousserrés autour de la grande table, ilsavaient vécu leur première nuitd’Épiphanie en Amérique, ils avaient vules Iroquois arriver, nus, dans un

blizzard d'enfer, leur apporter desharicots pour les sauver. Avec le muet,par signes, ils évoquaient quelquesanecdotes.

Il y avait une pièce, celle où avaientlogé les Jonas et les enfants, qu'iln'utilisait pas. Elle lui demanda depouvoir y emmagasiner une partie de sesréserves de simples, fleurs et baiesséchées, fioles ou pots d'onguents. Carcela, surtout ses racines et ses rhizomes,prenait beaucoup de place.

Une chose qu'Angélique regrettait dansle petit fortin, c'était le grand lit queJoffrey y avait fait sculpter et bâtir enpartant de racines et d'arbres pour lesmontants comme celui d'Ulysse, raison

pour laquelle on ne pouvait le déplacer.

Elle avait remarqué que l'Anglais avectact ne l'utilisait pas. La chambre, trèspetite par ailleurs, où ils avaient dormi,elle et Joffrey, demeurait fermée, maistoujours propre et chauffée par leconduit de galets qui formait unecheminée à quatre ouvertures construiteà la façon de certains pionniers de laNouvelle-Angleterre. Des fourrurescontinuaient à recouvrir le lit.

Lui, l'Anglais, se contentait de la grandesalle commune avec son âtre, d'unepetite chambre en retrait et des ateliersqui se prolongeaient sur les galeries demines, aujourd'hui refermées par desplanches.

*****

À la suite des plus féroces tempêtes, lesIndiens commencèrent d'arriver.

Les Abénakis étaient des nomades, etplus particulièrement l'hiver ils sedispersaient par familles, vivant enquelques campements, repliés sur eux-mêmes, comme les marmottes ou lesours, quitte, si la situation devenaitintenable, à décabaner pour chercher àrejoindre d'autres villages moinsmisérables. Dès le mois de mars, ilscommenceraient, toujours par familles, àchasser le castor, piéger les bêtes àfourrure et collecter les peaux pour latraite.

Autrefois, traqués par le froid et la faim,ils avaient cherché refuge vers lamission de Noridgevook. Aujourd'hui,ils montaient vers Wapassou.

Ils apportaient des peaux de mouffettes,de loutres, de lynx, du magnifique renardroux, parfois du castor blanc et durenard bien noir qui n'avaient pas deprix. En échange, ils espéraient recevoirà manger, car ils arrivaient au fort àdemi morts de faim.

On leur donnait du tabac, on leurpréparait, dans la cour, de grandschaudrons de leur « sagamité », unbrouet de maïs concassé avec desmorceaux de viande ou de poissonséché, un assaisonnement de baies et

raves acides, et Mme Jonas n'hésitaitpas à y jeter trois ou quatre chandelles àfondre car ils aimaient que leurnourriture soit bien grasse.

Certains ne faisaient que passer et, unefois rassasiés, poursuivaient leurchemin. Mais le plus grand nombre nerepartait pas.

Chaque année ils venaient plusnombreux et plus tôt dans l'hiver. Lephénomène ne laissait pas d'êtreinquiétant. Cela signifiait que lesnomades étaient de plus en plusnombreux à avoir épuisé leurs réservesd'hiver bien avant que les perspectivesdu printemps puissent leur faire espérerla fin de la disette et la possibilité de

reprendre la chasse, de pouvoir poser etaller relever des pièges.

C'était un phénomène qui avait pousséSaint-Castine à demander l'aide dePeyrac pour éviter aux Indiens del'Acadie d'être entièrement décimés parla double exigence de la traite auxfourrures et des saintes expéditionsguerrières.

« Le « troque » effréné qui se fait dansnos eaux pendant l'été, avec les naviresétrangers, morutiers et baleiniers, lesempêche de se livrer à la chasse et à lapêche au saumon et aux alevins qu'ilsavaient coutume de faire au printemps.La fièvre qui les saisit d'apporter auxrivages le plus de pelleteries possible,

ne leur laisse pas le temps de fumer etboucaner viande et poisson pour leursprovisions d'hiver, encore moins desemer courges et pois et un peu de bléd'Inde. S'il leur faut répondre à l'appeld'une campagne guerrière chezl'hérétique, alors les premiers frimas lestrouveront démunis de tout, n'ayant pourtout potage au long des mois d'hiver quel'alcool troqué aux navires et les scalpsd'ennemis à leur ceinture. Je lereconnais, je les ai moi-même conduitsau combat plus d'une fois. Mais, aprèsles avoir vus périr de faim par milliersau cours de deux hivers, j'ai décidé dechanger de politique. »

Parmi ceux qui se présentaient cette

année-là, il y avait quelques rescapés dela guerre du roi Philippe, des Sakokis dela région de Sako du New Hampshire, etparmi eux, des Patsuikett qu'on appelait« ceux-venus-en-fraude », les derniers àfuir leur aire d'origine.

Les tipis pointus, trois perches entouréesde pans d'écorces cousues, ou leswigwams arrondis recouverts d'écaillesde bois, levées à l'orme ou au bouleau,étaient prompts à s'élever comme deschampignons autour du fort. Après quoi,soulagés d'être parvenus à une ombretutélaire, à la suite de marches dans laneige et le blizzard au cours desquellesils avaient perdu les vieillards, presquetous les enfants en bas âge, ne s'étant mis

en route que la dernière poignée depemmican ou de maïs avalée, ilss'installaient avec la certitude d'êtresauvés et l'assurance que les magasinsdes Blancs sont toujours pleins devivres par un renouvellement spontanédu miracle de la multiplication des painset des poissons, enseigné par les RobesNoires.

Il fallut profiter d'une belle période dejanvier où la neige durcie permettait dechausser les raquettes pour fairecomprendre aux chefs de famille que lemoment était venu de se remettre enchasse, à la poursuite de quelquesorignaux, caribous, ou bien de traquerl'ours endormi dans sa tanière afin de

compenser les pertes de réserves qui leslivreraient tous une fois de plus vers lafin de l'hiver aux affres de la famine etaux menaces du mal de terre, le scorbut.

Presque chaque matin, Angélique serendait dans une des salles où lesfemmes avec leurs enfants seprésentaient, à la fois curieuses etdésireuses d'un peu d'aide.

Elle avait fort à faire pour les accueillir,les soigner, surveiller la distribution desvivres et les encourager à regagner auplus vite leurs wigwams ou leursvillages de fortune.

Certains matins, des Kanibas, qu'ellerevoyait à chaque saison, vinrent lui dire

qu'il y avait parmi eux une Indienne« étrangère » qui s'était jointe à leurcaravane dans les environs du lacUmbago et qui, peu bavarde, n'avaitouvert la bouche que pour leur direqu'elle devait se rendre à Wapassou afind'entretenir la dame du lac d'ArgentD'après son dialecte, ils estimaientqu'elle appartenait à une tribu desPemacooks, Algonquins nomades duSud-Ouest, qui vivaient dispersés, et quela défaite de celui qu'on appelait le roiPhilippe et qui s'était fait tailler enpièces par les Yennglies de Boston,avait refoulés plus au nord.

Angélique prit note de leurs explicationset se déclara prête à recevoir

« l'étrangère », à condition qu'on puisselui fournir un interprète. Ils secouèrent latête, disant que son langage ne leur étaitpas familier et elle ne paraissait savoirque quelques mots du leur. Mais le vieuxchef qui passait la moitié de l'hiver chezeux, à Wapassou, avertit, qu'ayant réussià lier conversation avec l'étrangère, ilavait déterminé que la langue que l'onpouvait le mieux utiliser avec elle,c'était le français. Elle paraissait avoirun vocabulaire assez fourni, ce quiétonnait, car les peuples du Sud sontplus coutumiers de baragouiner l'anglais.

Il lui avait parlé et l'avait convaincuequ'elle ne devait pas avoir peur desBlancs. Craintive, ses compagnons de

voyage avaient remarqué qu'elle hésitaitdepuis deux jours à s'avancer près dufort et ils l'avaient escortée jusqu'ici enla rassurant.

Angélique se rendit dans la grande salled'accueil. Une jeune Indienne qui setenait accroupie dans un coin se leva àsa vue et vint à sa rencontre en la fixantavec une telle intensité qu'elle eutl'impression d'être « épinglée » par ceregard.

Au centre de la pièce, la femme s'arrêtaet fit glisser de son échine un enfant detrois à quatre ans, qu'elle enveloppait desa mante de peau de castor retourné.Elle apparut, assez frêle, dans ses robeset jambières de daim passé, qu'un long

voyage avait dû rendre usées etmaculées, et qui partaient en lambeaux.

Un bandeau de perles ceignait son front,retenant les cheveux. C'était sa seulecoquetterie. Ses tresses, ointes degraisse d'ours, ne comportaient pasd'ornements et, mal retenues par desliens de nerfs, s'échevelaient. Le teint dela mère et de l'enfant était sombre, maisdû à la couche de graisse dont leurvisage était enduit. Le capuchon du petitayant glissé, Angélique crut devinerdans l'ondoiement d'une chevelurebouclée qui n'avait rien d'indien, unreflet clair.

« Un petit Anglais captif, pensa-t-elle,que l'on envoie peut-être cette pauvre

femme échanger contre des vivres. »

La fixité des yeux brillants de l'Indienneétait presque gênante. Ses lèvress'étiraient dans un sourire.

Angélique, à tout hasard, dit enfrançais :

– Je te salue. Comment te nommes-tu ?

Son interlocutrice parut surprise. Seslèvres s'entrouvrirent d'abordd'étonnement, puis articulèrent en unfrançais un peu criard, mais bien énoncé.

– Dame Angélique ! Ne mereconnaissez-vous pas ?

Se remémorant toutes les Indiennes qui

avaient pu l'aborder de Québec à Salem,Angélique scrutait le fin visage sous lebandeau de perles.

Comme elle ne se prononçait pas, uneexpression incrédule et effrayée crispales traits de la visiteuse.

– Est-ce possible ? Alors vous aussi,vous ne me reconnaissez pas ? Oh, dameAngélique, je suis Jenny Manigault !

Un silence interloqué ponctua cetterévélation inouïe.

– Jenny ! Ma pauvre Jenny !

Tout d'abord abasourdie, Angélique,spontanément, ouvrait les bras et lajeune Indienne « étrangère » s'y jetait. Et

Angélique sentait sous les peauxmisérables, le corps maigre et tremblantfrémir de peine et de reconnaissance.

– Oh, dame Angélique, vous au moins,vous m'avez ouvert les bras !

Catastrophes ou bénédictions, lesrésurrections, pour ceux qui ne lesattendent plus, sont toujours déchirantes,bouleversantes.

– Ne pleurons pas ! dit Jenny Manigaulten s'écartant.

Elle se tint devant Angélique ens'efforçant de sourire de nouveau. Ellene semblait pas réaliser les changementssurvenus dans son apparence extérieure

depuis le jour néfaste où elle avait étéenlevée par des Indiens inconnus, etemmenée par eux au fond des forêts oùsa trace s'était perdue.

– Comme je suis heureuse de vousrevoir, dame Angélique. C'est bienvous ! J'ai tant pensé à vous et tant priéle ciel de vous protéger des périls surcette terre maudite, afin que je puisseavoir un jour le bonheur de vous revoir.

Son français lui revenait rapidement, cefrançais alerte et un peu chantant desfemmes de La Rochelle.

Un éclair de malice fit pétiller ses yeuxen voyant ceux d'Angélique se posermalgré elle, interrogateurs, sur l'enfant

qui l'accompagnait.

– Vous vous demandez de qui est cetenfant ? Eh bien ! il est... de moi !

– Certes, mais...

Jenny éclata de rire comme si elle venaitde faire une bonne farce. Et l'onretrouvait la jeune Rochelaiseprimesautière d'antan.

– Voici plusieurs années que vous voustrouvez en terre américaine et vousdevez savoir, aussi bien que moi, que,pour les Indiens, une femme contrainte,qu'elle soit captive, servante ou épouse,amène le malheur sur un wigwam. Je neme serais pas refusée, jour après jour, à

mon maître Passaconaway, pour oserreparaître parmi les miens nantie du fruitd'un viol qui proclamerait ma honte ! Sije dis que celui-ci est mon fils, c'estqu'il l'est et je n'en ai jamais eu qu'un...Et vous avez vous-même aidé à le mettreau monde, et vous avez choisi son nom...C'est Charles-Henri, mon petit Charles-Henri...

– Charles-Henri !

En y regardant de plus près, oui, c'étaitle pauvre Charles-Henri, ouvrant dansl'ombre de son capuchon de fourrure sonhabituel regard inquiet, mais cette fois,en toute justice ; il fallait reconnaîtrequ'il y avait de quoi.

– Je n'y comprends plus rien ! D'oùsortez-vous, Jenny ?

– Du pays des Pemacooks d'où je mesuis évadée et ensuite de Gouldsboro.

*****

Assises sur la pierre de l'âtre, toutesdeux, car Jenny répugnait à prendreplace dans un fauteuil ou sur unescabeau, avec entre elles la bonneflambée de la cuisine, elles s'entretinrenten confidence et l'aînée des Manigault fitle récit de ses vicissitudes.

Elle avait été capturée par un chef desPemacooks qui, à la tête d'une petitebande, errait.

La branche des Wonolancett, à laquelleils appartenaient, s'était dispersée en unemultitude de tribus, depuis la fin de laconfédération des Narraganssett. Cela serésumait ainsi : beaucoup de pauvresdiables, réfugiés dans les montagnes, ypoursuivaient une existence nomade,hors du temps. Un déplacement lesamenait près de lieux habités, un raidleur permettait de se procurer desmarchandises, mais ils se tenaient horsdes courants établis, ne voulaient pasfaire la traite de fourrures ni la guerre,se contentaient de chasser et de pêcherpour manger.

Au sein des montagnes vertes où la tribuavait regagné son repaire, Jenny

Manigault avait passé là les années desa captivité sans aucune chance depouvoir faire parvenir de ses nouvellesaux siens. Elle avait été confiée à lamère du Sagamore Passaconaway, ce quiveut dire « enfant de l'ours ». Chaquesoir, le chef Passaconaway venait sur leseuil de la cabane où la jeune femmeétait censée jouer le rôle de servante. Ils'agenouillait et présentait une écuelleremplie de graines de courge séchées.Ce geste était le symbole de la grandepassion qu'elle lui avait inspirée etl'aveu de son désir ardent. Qu'elle prîtune graine de son offrande signifieraitqu'elle l'agréait et consentait à se donnerà lui.

– Terrifiée au début et persuadée que jene pourrais échapper à un horrible sort,je compris vite que tout dépendait demoi. Nulle violence ne me serait faite.Mes refus n'entraîneraient pour moinulle sanction. Il est surprenant dedécouvrir que, pour les sauvages, le donde la femme à un homme est sans valeur,sans saveur même, si elle n'est pasconsentante. En ce domaine, la femme,qui pourtant tâche rudement, est reine etmaîtresse, et ne se prive pas de fairesentir son pouvoir. Alors, rassurée, jeme consacrais à la pensée qui ne cessaitde me hanter : m'évader, retrouver lesmiens, mon bébé, mon petit Charles-Henri. J'avais encore du lait auxmamelles et les femmes me soignèrent

pour me le faire passer. Je m'aperçusvite que m'enfuir ne serait pas facile. Lecercle de montagnes autour de nousparaissait désert comme au début dumonde. Les hommes partaient enexpéditions, mais personne ne venaitjusqu'à nous. Par deux fois, cependant,des visiteurs se présentèrent.

« Une première fois, un parti de guerrecomposé d'Algonquins, d'Abénakis et dequelques Hurons passèrent par notrevillage. Des seigneurs du Canada lescommandaient. Fort aimables et gais.Entendant parler français, je fus sur lepoint de me précipiter vers eux et leurdemander secours. Mais je me souvinsqu'en Nouvelle-France, l'intolérance

papiste était encore plus rigoureuse,disait-on, qu'en France même, et quec'était à ces fanatiques que ma familledevait son exil, et que s'ils medécouvraient huguenote, ils metraîneraient de même que leursprisonniers anglais, soit en m'emmenantà Montréal pour me faire baptiser, soiten me livrant à leurs Abénakis, et monsort de captive deviendrait encore pire.Loin de chercher à me faire connaîtred'eux, je me cachai.

« Ils recrutèrent quelques guerriersparmi les jeunes gens de la tribu, leurpromettant, s'ils les suivaient dans leursraids contre les villages anglais, maintsprésents et avantages et jusqu'au paradis

assuré. Ils comptaient aller jusqu'àBoston pour en finir avec ces hérétiques,disaient-ils. Les guerriers revinrent peuaprès, car, à la suite de divers assauts etpillages, la campagne avait avorté.

« Cependant, Passaconaway avait notéque, loin d'avoir essayé de merapprocher de mes compatriotesfrançais, j'avais tout fait pour les éviteret, ne pouvant comprendre les raisons dema méfiance, il en avait conçu denouveaux espoirs, croyant discernerdans ma conduite les signes que jecommençais de m'amadouer à son égard.Je fus désormais plus libre. Jecontinuais chaque jour à nourrir desprojets de fuite, l'esprit tendu vers le

point de ce rivage où j'avais laissé lesmiens. Je ne perdais aucune occasion derecueillir des renseignements sur leschemins qui pourraient m'y conduire.Notre village dut décabaner car larévolte dans le Sud d'un grand SagamoreNarraganssett qu'on appelait le roiPhilippe et que soutenaient les Français,obligeait nos petites tribus à prendreparti ou à s'éloigner du théâtre de laguerre. Je compris que nous nous étionsdéplacés vers l'est, donc rapprochés desrégions d'où j'avais été enlevée.

« Passaconaway rebâtit le village àl'emplacement d'un ancien bourg de leurnation qui, un temps, avait rassemblédeux ou trois tribus nomades des

Wonolancett. Les partis de guerreabénakis revinrent pour aller au secoursdu roi Philippe que les Anglais taillaienten pièces et, cette fois, Passaconawaypartit avec eux. Ce fut au cours de sonabsence que je m'évadai...

Angélique avait fait apporter de l'eaufraîche, car Jenny avait refusé toute autreboisson et d'ailleurs toute nourriture.

– J'ai marché, j'ai marché ! reprit-elleaprès un silence. Je ne pourraisreconstituer la genèse de mesdémarches, de mes jours et de mes nuitsau cours de cette période qui ne futqu'une suite d'efforts épuisants quej'accomplissais, poussée par un seulinstinct : survivre et arriver... arriver à

Gouldsboro, chez les miens.

« Quand je croisais des Indiens d'autrestribus, me cachant des uns, interrogeantles autres, profitant d'un canoë, d'unposte de traite, d'un navire enfin quidescendait l'estuaire du Kennébec et quime déposa non loin du Mont-Désert, jeparvins enfin à mon but tant attendu.

« Et j'atteignis Gouldsboro. Je pénétraidans le village, allant d'une maison àl'autre, et demandant celle de RenéGarret, mon époux.

« Imaginez ma colère, mon horreur, madéception mortelle, lorsque, pénétrantdans l'habitation que l'on me désignacomme la sienne, je découvris cette

Bertille, installée en maîtresse. L'enfant,je sus aussitôt que c'était mon fils,Charles-Henri. Mais elle, elle était là !Elle feignit de ne pas me reconnaître.D'autres personnes étaient présentes.Elles rirent lorsque je commençai àcrier, et je compris que j'entremêlaismon français de dialecte indien et qu'onme prenait pour une Indienne folle ousaoule. Bertille les pria d'aller chercherdu secours. Lorsque nous fûmes seules,elle s'approcha de moi. Ses yeuxbrillaient d'une expression cruelle etfurieuse, mais elle se dominait. Je ne pusm'empêcher de penser qu'elle étaitdevenue très belle. Lorsqu'elle fut toutprès de moi, elle me dit d'une voix basseet sifflante : « Vous allez partir, Jenny

Manigault ! C'est moi qui suisaujourd'hui la femme de René Garret.Moi ! Moi seule. Il m'a épousée,entendez-vous ! Et vous, vous êtesmorte, morte ! Vous avez compris, saleIndienne ! »

Jenny s'interrompit encore, secouant latête avec fatalisme.

– Elle a toujours été ainsi, je vousassure, fit-elle en prenant Angélique àtémoin sur un ton de gamines qui veulentfaire arbitrer leurs querelles sournoises,à me glisser des méchancetés, nez à nez,dès que les adultes avaient le dos tourné.Croyez-vous que j'aie pu le supporter cejour-là plus que je ne le faisais jadis ?Je l'ai attrapée par les cheveux et son

joli bonnet coquet a vite été en charpie...

Les gens de Gouldsboro accouruss'étaient trouvés devant deux harpies auxprises, plus féroces et hurlantes quechattes en colère. Il avait fallu un certaintemps pour démêler qu'il s'agissait deBertille Mercelot que malmenait uneIndienne ébouriffée, crasseuse, sesvêtements de peau en haillons, les piedsnus écorchés, et qui, se redressant enfin,leur avait montré son pauvre visagemâchuré où flambait un regard qui neleur parut pas, sur l'instant, inconnu.

Attrapant le petit Charles-Henri, elleleur avait dit :

– Je suis Jenny Manigault, et vous

m'avez tout pris. Mon mari, mon enfant.Vous m'avez trahie. Je m'en vais ! Maisje ne laisserai pas mon fils à cettegourgandine... cette putain !

L'enfant dans ses bras, elle s'était enfuie,l'emportant sans que personne n'eûtl'idée de s'interposer, ni de courir aprèseux.

Angélique déplora que René Garret, sonépoux, eût été absent de Gouldsboro cejour-là.

– Mais si, il était là, affirma Jenny.

Elle l'avait aperçu, aussi ahuri ethorrifié que les autres et qui aidaitBertille à se relever. L'imbécile !

Désenchantée, elle haussait les épaules.Elle l'avait reconnu, son époux ! C'étaitlui. Et ce n'était pas lui ! Un étranger !

L'époux, le foyer, la famille auxquelselle n'avait cessé de rêver pendant desannées n'existaient plus. Ils étaient desfantômes à ses yeux comme elle devaitl'être aux leurs.

Après un instant de silence, ellepoursuivit le récit de sa triste équipée.

Au soir, assise près d'un petit feu sur lebord d'une petite rivière et faisant rôtirquelques racines pour rassasier l'enfant,une voix s'éleva de derrière les buissonsque le vent du crépuscule remuait.

– Petite Jenny, petite Jenny ?

Elle avait vu surgir le vieux Siriki,presque invisible dans la pénombre, àpart ses yeux et ses cheveux blancs.

Elle avoua que c'était le seul instant oùelle avait senti le poing dur quiétreignait son cœur se détendre et elleavait laissé couler ses larmes.

– Il me rappelait mon enfance, ces joursheureux où il nous faisait rire et danseren secouant ses anneaux d'or. Il se glissaprès de moi de la même façon qu'il avaitde venir jadis, en cachette, nousconsoler lorsque nous étions punies, messœurs et moi. Aujourd'hui, lui seul s'étaitjeté à ma poursuite. Il ne m'apportait pas

cette fois une friandise, ni un mouchoirde batiste pour essuyer mes larmes.Mais de cette même voix profonde etgrave dont il nous raisonnait et nousencourageait, il s'était mis à me parlerde Wapassou.

Elle expliqua qu'il lui avait dessiné unplan sur le sable, à la lueur du feu, afinqu'elle pût y parvenir. Et il ne l'avaitquittée qu'après avoir reçu d'elle lapromesse qu'elle se rendrait là-bas pourconfier Charles-Henri à dameAngélique.

– J'ai compris son intention... Jeretournais aux bois et le pauvre Sirikisavait, lui aussi, que c'était ce quej'avais de mieux à faire. Mais je ne

pouvais entraîner mon enfant dans monaventure et il m'indiquait une solution, lechemin du salut : vous, dame Angélique.Alors j'ai repris courage, et me voici !

Elle se redressa et fit lever l'enfant qui,pendant ce récit, s'était tenu sagementcontre elle, mâchonnant une racine dejujube.

– Tu connais dame Angélique, n'est-cepas, Charles-Henri ? lui dit-elle. Tu escontent que je t'aie amené jusqu'à ellecomme je te l'ai promis pendant notrevoyage ? Tu la connais, n'est-ce pas ?

Elle lui caressait la joue, le contemplantavec admiration et désespoir.

Le petit leva les yeux sur Angélique etébaucha un sourire, car, en effet, il lareconnaissait.

– Oh, il vous aime ! s'exclama la pauvremère. C'est la première fois que je levois sourire ! Quel bonheur ! Je vaispouvoir vous le confier. Le voici ! Jevous le donne. Je sais que vivre sousvotre protection et entouré de votreaffection est ce qui peut lui arriver demeilleur.

La première idée qui vint à l'espritd'Angélique, déconcertée par cettedécision, fut qu'il lui faudrait s'expliqueravec M. Manigault, lequel ne voulait pass'occuper de son petit-fils, maisn'admettrait jamais qu'il soit élevé par

des papistes.

– Jenny... vous n'y songez pas !... Votrefils est né dans la religion réformée. Ilest protestant et nous sommescatholiques.

– Qu'importe !... Qu'il soit votre fils,c'est tout ce que je demande.

Elle se mit en transe tout à coup, criant,pleurant, en se tordant les mains.

– Par pitié ! ne me refusez pas votre aideà cause de ces sottises de religion ! Jevous en supplie ! Prenez-le ! Élevez-le !Élevez-le comme vous voulez, mais qu'iléchappe enfin à la damnation d'êtrehuguenot. Assez de Bible et

d'intransigeance. La religion réforméenous a apporté assez de malheurs. C'està elle que nous les devons tous. Lestracasseries et les persécutions qui ontempoisonné notre jeunesse, l'exil etmaintenant... Voyez ce que je suisdevenue dans cette terre d'Amérique. Jen'aurais pas voulu partir de LaRochelle...

Elle mit son visage dans ses mains.

– La Rochelle ! La Rochelle ! murmura-t-elle sur un ton de plainte enfantine.

– C'est bon, fit Angélique, ne voulant pasajouter aux chagrins de la pauvrecréature, nous n'abandonnerons pasCharles-Henri, je vous le promets. Mais

vous, Jenny, que comptez-vous faire ?Quelles sont vos intentions ?...

La jeune femme lui lança un regardétonné.

– Je retourne là-bas ! Dans ma tribu.

– Chez les Wonolancett ?

– Oui, chez mon maître.

– Jenny, c'est de la folie. Vous vous êtesenfuie et qui sait si votre maître ne vouspunira pas en vous brisant la tête.

– Qu'il me tue ! Je mourrai volontiers desa main...

Elle sourit.

– ...mais il ne me tuera pas. Je le sais.

– Mais, Jenny, c'est impossible ! Vous nepouvez envisager, vous, née en Europeau royaume de France, dans une familleaux nobles manières, de passer toutevotre existence au fond d'un wigwam,captive ou compagne d'un Sagamoreindien !

– Pourquoi pas ?

– Mais, Jenny, répéta Angélique à boutd'arguments,... ils sont horriblementsales !

Jenny Manigault jeta un regardindifférent sur sa défroque de peaux, sesmains, ses bras, ses mocassins et jusqu'à

sa couverture de traite qui exhalaient uneacre odeur.

– Oh ! Ce n'est que de la graisse d'ours,fit-elle. Cela défend bien de la vermineet des maringouins l'été, et l'hiver celaréchauffe et protège de la morsure dufroid.

Elle ferma ses beaux yeux de Françaisedu Sud, au feu méridional, et sespaupières apparurent blanches dans lemasque de hâle et de graisse qui oignaitson fin visage. Elle eut un lent sourirequi l'illumina toute.

– Aujourd'hui, un autre rêve a remplacécelui qui, tout ce temps, fiché en moicomme un croc douloureux, m'empêchait

de participer à la vie, me rendaitinconsciente de l'écoulement des jours etdes années, et surtout me cachait lamagnificence d'un amour silencieux,constant, indéfectible, qui ne cessait debrûler à mes côtés, sans que je lecomprenne. Je devais à cet amour, nonseulement d'être en vie, mais préservée,honorée, gâtée, entourée de soins,heureuse.

« Alors, dans l'aire balayée de monancien rêve, faux, stérile et détruit,l'autre rêve a pris sa place. Envahissantpeu à peu mon esprit et mon cœur, il m'adonné la force de suivre les conseils deSiriki, d'accomplir un suprême effortafin de remplir mes derniers devoirs

vis-à-vis de ce pauvre petit. J'ai marché,vous l'ai-je dit, d'une étape à l'autre, leportant, avançant malgré l'hiver, hantéepar la pensée qu'une fois votre fortatteint et l'enfant remis à vos soins, jepourrais m'élancer vers ma récompense.Celle qui m'attend là-bas au cœur de laforêt. Tout en marchant, portant l'enfant,chaussée de raquettes quand la neigevint, nous devions, quand la tempêtes'élevait, demander l'hospitalité àquelque tribu errante, pour plusieursjours, parfois des semaines. Puis, jereprenais la piste, profitant d'unecaravane qui se déplaçait et me menaitun peu plus loin. En marchant, monancienne vie se détachait de moi. Jerevoyais Passaconaway, la constance

avec laquelle il était venu, saison aprèssaison, me présenter la calebasse degraines de courge qui exprimait la fièvrede son désir, sans pour autant se rebuterde mes refus et m'en témoigner del'humeur. Je le comparais avec l'autre,ce « charmant » Garret que la sociétérochelaise m'enviait, et je m'étonnais dem'être persuadée que j'avais épousé lemeilleur parti de la ville, sans avoirjamais voulu reconnaître puisqu'il étaitcharmant et bon, disait-on, que je ledétestais.

« Joli militaire, dont la prestancem'avait séduite, et mari plein d'attentionset de. courtoisie le jour, la nuit letransformait en un être incivil,

satisfaisant la gloutonnerie de ses désirs,sans souci de mes répugnances, ni dem'infliger parfois souffrances etincommodités.

« Et maintenant, tout est effacé de cepassé. N'a jamais existé. Et je rêve. Jerêve du soir où ma main va se tendrevers le bol offert, pour combler par cegeste la longue attente de mon maîtrePassaconaway. Je rêve à ce moment où,nue sous les fourrures, je lui ouvrirai lesbras et verrai son beau corps dorés'incliner vers le mien, vibrant de sapassion longtemps contenue, et je lisl'émotion subtile qui frémira derrière sestraits impassibles.

Elle rouvrit les yeux et adressa à

Angélique un regard plein de défi, maisfranc et résolu.

– Je sais ce que vous pensez, dameAngélique, et je comprends vosréticences. Mais il y a une chose dontmoi, je suis certaine. C'est que lesétreintes de ce sauvage ne seront jamaisaussi bestiales que celles de ce crétin deGarret !

À ce moment, Honorine entra en courantdans la salle et, reconnaissant aussitôtCharles-Henri, l'appela avec unesurprise joyeuse. Le petit garçon levavivement la tête et se précipita à sarencontre.

Jenny les regarda de loin se congratuler

en se secouant les mains, sauter d'unpied sur l'autre et s'adresser de petitesgrimaces provocantes et ravies.

Ses grands yeux tragiques revinrent surAngélique.

– Adieu, s'écria-t-elle. Adieu, dameAngélique ! Je remercie le ciel quim'accorde que le dernier visage que jepuisse contempler, avant de quitter àjamais les rives de ma naissance, soit levôtre !

Elle se détourna et s'évada de la piècesans courir, mais avec la prestance et lasouplesse ailée des Indiennes.

Angélique, encore stupéfaite, se

précipita, voulant la retenir, mais ne putla rejoindre. Quand elle atteignit l'entréedu fort, elle ne vit qu'un groupe defamilles indiennes qui, chaussées deraquettes, s'éloignaient vers la forêt.

Jenny Manigault avait dû se mêler àelles, mais parmi les femmes qui, le doscourbé, portant charges et enfants,suivaient les guerriers, elle ne put ladistinguer.

Chapitre 32Si Angélique avait pu rattraper la pauvreJenny, elle aurait essayé de laconvaincre qu'elle était nécessaire à sonpetit garçon, déjà bien malmené parl'existence.

Elle revint à pas lents dans la salle quiétait pour une fois vide à cette heure etsursauta presque de saisissement ens'apercevant de la présence de MmeJonas et de sa nièce Elvire qui setenaient derrière l'encoignure de lacheminée comme si elles se cachaient.Elles fixèrent sur Angélique des yeux

coupables.

– Vous étiez là ? demanda-t-elle.Pourquoi ne vous êtes-vous pasmontrées ? Vous avez vu avec qui jem'entretenais ?

Elles hochèrent la tête affirmativement.

– C'était la pauvre Jenny. Vous qui avezété ses amies de La Rochelle, vousauriez pu, mieux que moi, la convaincrede rester avec nous.

Mais à leur expression, Angéliquecomprit qu'elles avaient été pétrifiéesd'horreur, de gêne, à la vue de larevenante.

– Nous avons mal agi, n'est-ce pas ? dit

Mme Jonas avec courage.

– Oui.

Angélique alla s'asseoir sur l'escabeau,les jambes coupées.

– Madame Jonas, vous, si bonne ! Je necomprends pas.

– Ça a été plus fort que moi !

– Je n'aurais pas osé l'aborder, murmuraElvire.

– Votre sœur en religion !

– Elle a été la proie d'un païen, gémitMme Jonas.

– Pas encore, murmura Angélique.

Comme elles ne l'avaient pas entendue,elle renonça à donner des explications.Il valait mieux pour la pauvre Jenny,après la cuisante déception qu'elle avaiteue à Gouldsboro, qu'elle ne les aitpoint vues.

Mme Jonas pleurait dans son mouchoir.

– Je connais les Manigault. Sarah ne luipardonnera jamais et son père la tuera.

– En effet, elle a compris. Elle neretournera jamais chez son père.

Mme Jonas pleurait toujours.

– C'est mieux ainsi, dit-elle enfin en se

mouchant.

– Oui. Vous avez raison.

Elle pensait à Jenny Manigault, jeuneprotestante de La Rochelle, et auxmétamorphoses qui s'étaient accompliesen elle par la faute de cette tragédiebrutale, une tragédie qui guette toutes lesfemmes du monde : l'enlèvement.

Née dans un milieu protégé, elle n'yaurait été guère exposée sans lespersécutions religieuses. Sa vie avaitbasculé. Il y avait eu sa fuite avec safamille, en Amérique. La naissance deson fils. Puis, elle avait été enlevée parune bande d'Indiens abénakis quipassaient et qui l'avaient prise pour une

Anglaise. Elle aurait pu aussi bien êtreenlevée par des Iroquois qui l'auraientprise pour une Française. Ils l'avaientenlevée parce que c'était une femme etqu'elle avait plu à leur chef.

Déracinée brutalement, arrachée à uneforme de vie qu'elle croyait parfaite,projetée dans une effarante existence oùtout l'effrayait, elle n'avait pas cependantété maltraitée. Et peu à peu, elle avait euau fond des forêts, parmi ces sauvagesqui riaient, se moquaient et vivaient augré des jours, la révélation de la passionamoureuse, du désir, du bonheur descorps et, en s'y abandonnant, celacomblerait sa vie et effacerait le reste.

Le sauvage, d'après ses confidences, ne

pourrait se montrer ni plus brutal nimoins attentionné que son mari blanc, le« charmant » civilisé, et certainementmoins exigeant.

Les Indiens, sollicités par les exercicespermanents de la chasse et de la guerre,aimaient l'amour mais ne le pratiquaientqu'avec mesure. Ils avaient des interdits,des coutumes qu'ils respectaient et quiraréfiaient leurs élans. La concupiscenceeffrénée et désordonnée des Blancsconstituait pour eux un perpétuel sujetd'étonnement et de mépris.

*****

On dressa pour la nuit les bois d'un lit etsa paillasse dans la grande chambre où

dormaient les jumeaux. Ceux-ci étaientveillés par l'une ou l'autre des filles dela nourrice irlandaise.

La chambre d'Honorine n'était pas loin.

Charles-Henri, entouré d'une nombreusefamille, serait rassuré par des présencesaffectueuses.

Le décrasser ne fut pas une minceaffaire. On ne pouvait tout enlever enune fois. Depuis l'automne, il avaittraîné avec Jenny de wigwam enwigwam et tous les soins qui lui avaientété prodigués avaient consisté à l'oindrede graisse d'ours pour le protéger despiqûres d'insectes et lui tenir chaud.Cela finissait par faire comme une

résine sur la peau. Le linge et lesvêtements qu'il portait sur lui quand ilavait été entraîné par sa mère n'étaientplus que des guenilles innommables.Pour le vêtir, Elvire apporta les effetsdevenus trop justes de ses garçonnets.

Angélique plia les petits vêtements aveclenteur. C'étaient des vêtements dedroguet, venus de France, soigneusemententretenus, le col de batiste blanc, lesbas, les souliers. Charles-Henri avaitrevêtu docilement la longue camisole denuit blanche qu'on lui avait prêtée. Ils'étendait dans son lit avec docilité. Sesouviendrait-il de l'Indienne qui l'avaitentraîné, qui lui donnait à manger desracines cuites sous la cendre, au bord de

l'eau, et qui le serrait dans ses bras enpleurant ? La regrettait-il ? Sedemandait-il où elle était passée, lui quila nuit dernière avait dormi dans unehutte de sauvages et était de nouveaucouché dans des draps blancs ?

– Je suis persuadée qu'il a senti qu'elleétait sa mère, dit Angélique à Yolandequi, près d'eux, s'occupait desnourrissons. Les enfants ne se trompentpas sur ces choses. Je suis sûre qu'il esttriste. Mais il est tellement habitué à cequ'on se le passe d'un endroit à l'autre.

Elle lui ramena le drap sous le menton,le borda bien en le contemplant.

« Tu as toujours eu du courage, pensait-

elle. Tu as traversé l'Atlantique avecnous, dans le ventre de ta mère. Tu as étéle premier enfant de Gouldsboro, je t'aidonné ton nom. Nous te protégerons,petit garçon, et tu ne manqueras pasd'appuis. Tu auras tes chances, je te lepromets. Il ne sera pas dit que tu puissesregretter d'être venu au monde. »

Honorine s'entendait bien avec Charles-Henri. Il était moins âgé qu'elle, maistous deux jouaient volontiers ensemble.Malgré cela, son installation dans lecercle de famille, et d'une façon qu'elledevina plus définitive, parut éveiller enelle un tourment latent que la présencedes jumeaux avait suscité, mais dont elles'était accommodée jusqu'alors.

– Est-ce que je ne te suffisais pas ?demanda-t-elle à Angélique, est-ce quetu as vraiment besoin de t'encombrer detous ces enfants-là ?

– Ma chérie, pouvions-nous abandonnerCharles-Henri ? Cette Indienne qui estvenue, tu te souviens, l'emmenait vivrechez les sauvages.

– Il avait bien de la chance. J'auraisvoulu être à sa place. Et maintenant c'estlui, c'est eux tous qui ont pris ma place.

Angélique rit et caressa ce front buté enmurmurant :

– Ma chérie ! Ma chérie !

Et sous cette main aimante, la petite

boudeuse finit par céder à la câlinerie ets'abandonner contre son épaule, selaissant bercer avec délectation.

– Ma chérie, tu étais quand même avanteux.

– Oui, mais maintenant tu ne t'occupesplus que d'eux. Tu leur parles, tu lesberces.

– Mais, je te parle et je te berce aussi.

Elles finirent par rire ensemble.

Mais Honorine perdait son entrain.

Grimpée sur un escabeau, près duberceau des jumeaux, elle passait delongs moments à écouter d'un air

d'examinateur les vocalises deGloriandre qui, tel un oiseau heureux,affirmait la vie, la présence, le bien-êtrede son personnage.

– Elle ne sait rien dire d'autre, l'idiote !

Interloquée par le timbre de cette voixqu'elle devinait acerbe, le bébé fixait surelle ses yeux clairs qui, à six mois,avaient choisi leur teinte d'un bleu clair,et qui, dans l'inquiétude, se nuançaientde mauve.

– Ne me regarde pas ainsi, intimaitHonorine.

Consciente de déplaire, la pouponne setournait vers son jumeau comme pour le

prendre à témoin ou lui demander sonaide.

– Ils se liguent contre moi, pleuraitHonorine.

Elle cherchait des prétextes contre sapetite sœur aux yeux d'ange.

– Elle a un nom qui veut dire « gloire »,regrettait-elle d'un air chagrin.

– Et toi, tu as un nom qui veut dire« honneur » !

Honorine estimait que cela créait desobligations plus contraignantes et moinsbrillantes que la gloire.

– Elle s'appelle aussi Éléonore.

– Alors elle me prend mon nom.

*****

Soudain, les nuits de l'enfant furententrecoupées de cauchemars. Honorinecommença de voir apparaître un visagede femme qui la regardait avec uneexpression si méchante qu'elle endemeurait pétrifiée comme un lapereaudevant un serpent. Cette femme luifaisait des promesses terrifiantes :

« Cette fois, c'est toi que j'atteindrai.C'est le meilleur moyen de me vengerd'elle ! Tu ne m'échapperas pas, cettefois ! »

Sa langue pointue passait entre ses

lèvres. Elle avait des yeux quiressemblaient à de l'or, mais pas commeceux des loups. La même couleur, maisplate, éteinte, luisant comme une pierrefroide.

Honorine se sentait inondée de sueur,figée, paralysée...

« Dame Lombarde ! Dame Lombarde,l'empoisonneuse ! »

Elle hurlait dans son sommeil.

– Je l'ai vue ! Je l'ai vue ! Elle va mettrele feu à Wapassou... Ils vont brûler mamaison, mes jouets, et ma chambre ettout !...

– Mais qui, qui ? essayaient en vain de

lui faire dire Angélique, Joffrey, lesnourrices, Don Alvarez dontl'appartement était au même étage et lessentinelles montées du corps de garde encourant, tous réunis affolés autour de sonlit.

– La femme aux yeux jaunes... Elle a descheveux noirs comme des serpents avecdu rouge dedans...

Elle se lançait dans une telle descriptionqu'Angélique, soudain, sentait la peurresurgir en elle.

« On dirait qu'elle décrit Ambroisine, laduchesse de Maudribourg, la démone.Pourtant, elle ne l'a jamais vue ! »

La peur s'insinuait.

« Serait-il possible que l'horriblecréature puisse revenir dans dessonges ? Que son esprit viennetourmenter mon enfant pour sevenger ? »

Honorine affirmait qu'il y avait unhomme noir qui se tenait derrière lafemme aux yeux jaunes. Lui ne faisaitrien. Il était comme un fantôme, maiselle lui obéissait... C'était un jésuite !

Voilà ce qu'on gagne à parler devant lesenfants, se dit-on. Surtout lorsqu'ils sontnantis d'une imagination aussi débridéeque cette pittoresque gamine dont lesoreilles tramaient partout.

Elle n'avait pas laissé passer l'histoirede la visionnaire de Québec surl'apparition mythique de la démone del'Acadie. Combien de fois en avait-onparlé et reparlé sans prendre garde àcette enfant qui écoutait !

La démone de l'Acadie et l'homme noirqui se tenait derrière elle, qui pour lesuns étaient Joffrey de Peyrac derrièreAngélique, désignée comme personnageinfernal, et pour d'autres, qui avaient vules choses de près, Ambroisine deMaudribourg et son guide et confesseur,le père d'Orgeval que les Iroquoisappelaient Hatskon-Hontsi, l'hommenoir.

Fallait-il recommencer à rabâcher cette

histoire ? La visionnaire, Mère-Madeleine, avait formellement reconnuAngélique comme n'étant pas la démonede l'Acadie.

Ambroisine était morte et enterrée. Lepère d'Orgeval aussi.

L'opinion française canadienne trèsmontée et surexcitée contre euxauparavant s'était retournée comme ungant.

Ainsi que le taureau qui cesse de voirs'agiter devant lui le chiffon rouge,l'éloignement du jésuite avait permis auxgens de retrouver leur sang-froid et unjugement plus rassis et le comte et lacomtesse de Peyrac avaient passé à

Québec une saison d'hiver pleined'agréments.

Fallait-il croire que ce n'était querémission ? Que tout n'était pas résolu,conclu, terminé, tranché, jugé ?

Étaient-ils le jouet d'une illusiontrompeuse, d'un encore dangereuxmirage, lorsque se tenant au sommet dudonjon de Wapassou, dans les pures etcristallines journées de l'hiver, serrésl'un contre l'autre, ils contemplaient avecune joie infinie le pays « qui leur avaitété donné » ?

Leurs poitrines se gonflaient de l'airfroid et vivifiant, comme s'ils aspiraientà travers une nature bienveillante la

force invisible de « L'Oranda » desIndiens, celle du grand esprit qui faitvivre l'être. Le souffle de vie. Leursentiment de victoire et d'avoir triomphéde leurs ennemis et des plus difficilesobstacles était-il faux ?

Non.

Elle éprouva avec certitude que lesinfluences maléfiques, des morts ou desvivants, n'avaient plus de pouvoir contreeux, qu'ils ne pourraient plus jamais leurnuire, ni les atteindre de coups mortels,ou décisifs, ou destructeurs, de cescoups dont on ne se relève pas ou mal, etqui prennent beaucoup trop de temps àguérir.

Les plus noirs complots ne pouvaientplus les atteindre. Désormais, ilsplanaient au-dessus d'eux. Ils étaient lesplus forts. Inatteignables.

Et c'était des moments si parfaitementextatiques qu'ils vivaient là-haut sur ledonjon, à se tenir appuyés l'un à l'autredans la gloire du soleil...

S'était-elle trompée ? Non ! Impossible !

Elle en voulait presque à Joffrey de nepas opposer aux interrogations qu'elle seposait à haute voix, véhémente, unbarrage de dénégations aussi fortes. Elleaurait préféré le voir éclater de rire et latraiter doucement de folle à propos deses appréhensions concernant

Ambroisine.

– Répondez-moi, lui dit-elle un jour enle saisissant par les deux bras afinqu'elle pût le regarder bien en face. Est-ce qu'« ils » vont sortir de la tombe ?

Il prit ses tempes entre ses mains etl'embrassa sur les lèvres.

Il se contenta de répondre que, Dieumerci, il n'était pas prophète. Le destinl'avait chargé d'assez de fonctions àremplir, sans y ajouter celle-là.

Elle y avait plus de dispositions que lui.Et c'est pourquoi il n'était pas inattentif àses pressentiments, ni aux rêvesd'Honorine. Encore qu'il ne fallait pas

oublier qu'ils traversaient le plus dur del'hiver : les corps et les esprits sefatiguaient.

Les sifflements du vent taraudaient, à lalongue, la résistance et la patience,comme un incessant rappel de lafragilité des hommes livrés aux élémentset l'envahissement des Indiens perturbaitl'ordre des travaux, des délassements etmême des prières.

Tous étaient baptisés, disaient-ils. Ilsvoulaient participer aux offices, seconfesser, communier. Ils entraientpartout, se mêlaient de tout. Certainsprenaient mal de découvrir qu'ilslogeaient sous le même toit que desAnglais ou des « hérétiques qui ont

crucifié Notre Seigneur ». Ils étaientpromptement remis à la raison.Quelqu'un se dévouait pour « disputer »avec eux des fins dernières end'interminables conversations, pipes à labouche. De ce fait, les provisions detabac s'épuisaient. Et les provisions toutcourt.

*****

Angélique fit boire à sa fille de savantsmélanges de tisanes calmantes.

Elle ne partageait pas les avis que lesnuits troublées d'Honorine étaient dues àla présence de Charles-Henri qui avaitréveillé en elle une jalousie cachée vis-à-vis des petits. Il y avait peut-être un

peu de cela, mais non pas que cela.

Angélique, pour sa part, restaitpersuadée qu'Ambroisine était apparue àHonorine en songe. Profitant d'une faille,d'une faiblesse, d'un mouvement dejalousie enfantine, après tout naturelle,l'esprit de la démone s'était réinsinuéparmi eux et s'était emparé de sa fillepour tout embrouiller et poursuivre savengeance. C'était tellement dans samanière. Il y avait peut-être longtempsqu'elle guettait, et tout à coup, comme unvampire, elle revenait !

Joffrey de Peyrac soupçonnait-il celaaussi ? Était-ce pour cette raison qu'il setaisait, quand on parlait devant lui descauchemars d'Honorine ?

En tout cas, Angélique savait qu'ilpartageait avec elle l'opinion que cesmanifestations nerveuses ne signifiaientpas seulement l'extériorisation d'unejalousie profonde et maladive chezl'enfant.

Malheureusement pour la fillette et sansqu'Angélique pût nettement intervenir etarrêter les commentaires, on en parlait.On disait :

« Elle est jalouse ! Elle n'aime pas sonpetit frère et sa petite sœur ! »

Sans penser à mal, pour la corriger, onlui faisait « les gros yeux » :

« Il faut avoir bon cœur... » disait-on.

Honorine, qui avait paru aller mieux,devint sombre... de nouveau s'apaisa etparut retrouver sa joie de vivre.

Elle obéissait, disparaissait, maisreparaissait aux heures des repas, aprèss'être lavé les mains et la frimousse sanscomédie. De même, elle se présentait àl'heure du coucher, sans qu'on soit obligéde la chercher jusqu'au grenier. Bref,elle était sage « comme une image », cequi signifiait pour la compagnie qu'ellene dérangeait personne et ne faisait plusparler d'elle. Ce qui aurait dû, si l'onn'avait pas eu tellement à faire, éveillerla méfiance et mettre en lumière qu'on nela voyait pas en fait de la journéeentière.

Constatation qui, avec un peu de jugeoteet de prudence, aurait dû mener à ladéduction qu'elle se cachait en quelquecoin secret et s'y livrait à des travauxaussi mystérieux qu'importants.

Un matin, Angélique entendit un cri aigude femme. Puis un autre, un troisième.Ces exclamations émanaient de voixdifférentes, mais rappelaient le mélangede stupeur, d'atterrement, d'horreur ducri d'Elvire lorsque, l'hiver du premierWapassou, elle avait découvertHonorine qui, avec l'aide de soncomplice, le petit Thomas, se fabriquaitune coiffure à l'iroquoise après s'êtrecoupé les cheveux.

Cela venait de la chambre des jumeaux.

Pour avoir laissé le domaine de ceux-ciun bref moment sans surveillance, lesgardiennes découvraient du seuil unspectacle qui leur faisait payer cher leurnégligence.

Honorine s'était encore coupé lescheveux. Mais d'un seul côté seulement.Tenant d'une main la longue mèchesoyeuse et cuivrée, et de l'autre unpinceau de poils de martre dont on seservait pour divers badigeonnages, elleétait grimpée sur son escabeau familierafin d'être à la hauteur du berceau deGloriandre et de Raimon-Roger, tousdeux dressés sur leur séant, et trèsalertés par l'opération.

À terre était posé un seau de cuir rempli

de colle de poisson. De son pinceaudégoulinant de cette même colle,Honorine oignait le crâne du bébéRaimondeau et essayait d'y faire adhérerla mèche rougeoyante de ses cheveuxsacrifiés.

Honorine aurait préféré que son œuvrefût parachevée avant de voir surgir tousces curieux. Son entreprise lui avaitcausé bien des peines, mais elle l'avait,jusque-là, menée à bien. C'était elleseule qui s'était coupé les cheveux. Cequi expliquait qu'il n'y ait qu'un côtétranché.

C'était elle qui avait fabriqué le grandseau de colle.

Où ? Quand ? Comment ?

C'était son affaire et le resterait. Elleavait réussi à monter le seau à l'étagesans le renverser.

C'était une très bonne colle de poisson,bien puante, bien collante, mais sansaucun danger pour le pauvre Raimon-Roger qui en était inondé. Gloriandren'était pas non plus exempted'éclaboussures.

Après avoir inspiré la stupeur, lacocasserie du spectacle entraîna lesrires. Il valait mieux cela que d'en faireun drame. Tous sentaient que lesintentions de la fillette, maladroites etpeu claires, n'étaient pas mauvaises.

Pourtant, le rire la blessa plus que desreproches car elle avait conscienced'avoir travaillé dur pendant plusieursjours afin de réaliser très proprementune idée mirifique et généreuse.

Elle cria :

– Je veux mon père ! Où est mon père ?

Joffrey de Peyrac était en tournée, horsdu fort. Il ne rentrerait qu'au soir.Honorine devrait se débrouiller avectoutes ces femmes. Et, naturellement,pensa-t-elle, la première questionserait : « Pourquoi as-tu fait cela ? ».Elle prit les devants.

– Pourquoi riez-vous ? Raimon-Roger

est bien content. Il me dira merci quandil sera plus grand.

C'était une des phrases de Séverinequand elle la grondait : « Tu me dirasmerci quand tu seras plus grande ! »

– Comment osez-vous le laisser avec soncrâne chauve alors que vous savez bienque les Iroquois n'aiment pas leschauves et qu'ils leur cassent la têtequand ils les voient. J'ai pensé quec'étaient mes cheveux qu'il lui fallait caril est le « comte roux ». Mon père l'a dit.Il doit donc avoir des cheveux rouxcomme les miens.

Les grandes personnes ne sont pasrapides à saisir des évidences. Voici

qu'au lieu de la féliciter, on tentait de luiexpliquer qu'il fallait attendre queRaimon-Roger ait ses cheveux à lui. Lescheveux ne peuvent pas être collés. Ilsdoivent appartenir à la personne elle-même...

– Ce n'est pas vrai. J'ai bien vu que M.de Ville-d'Avray portait des cheveuxqu'il enlevait et qu'il mettait sur unchampignon le soir, et M. de Frontenac,et tous, et même M. le gouverneurPaturel quand il reçoit l'amiral anglais !

– Mais ce sont des perruques !

– Eh bien ! Je lui fais une perruque.Pourquoi attendre qu'Outtaké vienne luibriser le crâne ?

Devant le silence qui accueillait sesparoles, et les rires étouffés qui rusaient,le découragement la saisit, puis lacolère.

Elle dégringola de son tabouret encriant :

– Vous faites peser sur moi uneintolérable servitude.

Là, ce devait être une citation d'unroman de chevalerie. Angélique larattrapa. Honorine sanglotait.

– Je fais ce que je peux pour te prouver...que je les aime... et ça... ça ne te plaîtpas... ça ne réussit pas...

Angélique fit de son mieux pour calmer

son désespoir. Honorine avait eu debonnes intentions. Elle avait fabriquéune colle de poisson remarquable, c'étaitdommage pour ses cheveux à elle, maisils repousseraient, ce n'était pas lapremière fois, on s'habituait ;Raimondeau, quand il serait grand,serait très touché d'apprendre ce que sagrande sœur avait fait pour lui. Voiciqu'Angélique venait d'avoir une idée :grâce à l'initiative d'Honorine, elle allaitfabriquer une pommade pour en frotterle petit crâne de Raimondeau afin queses cheveux poussent plus vite...

Et... Eh bien, oui, avec les cheveuxsacrifiés d'Honorine, on allait essayerde lui fabriquer une petite perruque en

attendant.

Ils y venaient donc à son idée !... Alorspourquoi l'avoir grondée ? Pourquois'être moqué d'elle ?

Après avoir nettoyé les enfants, lesjeunes femmes et jeunes filles, Yolande,Elvire, Ève, les berceuses, filles de lasage-femme irlandaise, pleines deremords, vinrent la chercher pourl'emmener se promener et faire unegrande partie de traîne indienne.

Au retour, l'enfant était rassérénée. Lecours des journées reprit sans heurts...

*****

Ses frères l'appelaient « Honn' ! »,

Florimond quelquefois, mais Cantortoujours, le début de son nom, en lefaisant sonner longuement, comme uneconque marine, ou une trompe antique.Ils prétendaient qu'elle ne répondait quelorsqu'on l'appelait ainsi...

– Mais ce n'est pas un nom prononçable,un nom des Écritures, protestait Elvire.

C'était au temps du premier Wapassou.Elvire était attachée à Honorine etdevait surveiller la petite qui ne tenaitpas en place et n'était généralementguère loin, mais introuvable.

Souvent, la pauvre Elvire faisait appel àCantor qui détestait rechercher sa demi-sœur, mais, peut-être pour cela même,

savait où elle se trouvait.

– Honorine ! Ho-no-ri-ne ! continuait des'égosiller la jeune boulangère de LaRochelle, dont la voix devenait stridenteet affolée. Silence.

– Cantor ! Can-to-or, criait-elle alors.

Cantor apparaissait, assez vite, enbougonnant.

– J' suis pas une nourrice, moi.

– C'est votre sœur. Elle court toujours jene sais où dans ce pays terrifiant oùderrière chaque arbre il y a un Indien quivous guette avec son couteau à scalper.

– Ta-ta-ta. Les Indiens, c'est pas des gens

méchants, si on ne les craint pas. C'estplutôt elle, Honn'-la-flamme, qui leurferait peur avec sa chevelure comme dufeu : jamais ils ne la toucheront, sachevelure. Ils auraient peur de se brûler.Allez ! Vous vous faites des idéesidiotes !

– S'il n'y avait que les Indiens, selamentait Elvire, mais il y a des ours,des tigres...

– Peuh ! fit Cantor, de simples lynx, toutau plus. Le lynx chasse la nuit, noussommes en plein jour. Vous voyez quevous vous faites des idées...

– J'ai tellement peur, confessait Elvire.Je n'ose même pas accrocher le linge

dehors. Dame Angélique merecommande de l'étendre loin de lamaison pour qu'il prenne bien du soleilet du vent. Mais, dès que je suis loin dela maison, je sens mes cheveux quibougent comme si on me scalpait.

– Si vous continuez à mijoter toutes cesstupidités, cela vous arrivera. Les idéespeuvent provoquer les actes et même desIndiens qui n'y penseraient pas peuventse sentir obligés de vous scalper.

Elvire poussa un cri d'épouvanté.

– Elle ne vous répondra pas, ricanaitCantor feignant de croire qu'elle avaitvoulu appeler Honorine, Honn'. Vous nesavez pas vous y prendre. Honn', ce n'est

pas « Oû-oû-oû » comme un loupenrhumé...

Honorine pouffait sous ses couvertures.

– Honn', continuait-il, ce n'est pas un cri,c'est un son, vous comprenez ? Un sonqu'on n'a pas besoin de crier, parce quede lui-même il va loin.

Sur ce, il élevait sa main qui tenait uninsecte et le déposait sur le dos de sonautre main.

– Seigneur ! Un scorpion !

– Ne criez pas, disait une fois de plusCantor en rattrapant l'insecte.Heureusement, les insectes n'entendentpas la voix humaine. Mais par votre

peur vous arriveriez à l'affoler et àl'obliger de me mordre alors qu'il n'enavait pas du tout envie. Je parie quelorsque vous étiez à La Rochelle, tousles chiens cherchaient à vous mordre, oumême vous ont mordue parfois, chèreElvire !

– Comment le savez-vous ? s'émerveillal'innocente jeune femme. Il est vrai quevotre père est un tel savant ! Vous devezavoir hérité de lui.

– J'essaie. Mais j'ai encore beaucoup àapprendre. Ce que je sais, c'est que monpère vous recommanderait de ne pasvous affoler à tout bout de champ, sinon,même les chiens indiens, qui sont trèspacifiques, vous mordront aussi.

– J'essaierai, promit Elvire, mais oùchercher Honorine ?

– Justement, au lieu de tous ces discourspour expliquer que vous êtes paralyséepar la peur, vous devriez vous calmer, etalors vous sauriez, comme moi, qu'elleest là-bas derrière cet arbre pourri. Ellecherche à attraper un écureuil dans sontrou. Elle en a donc pour des heures etne risque pas de faire des bêtises.

– Ah ! fit Elvire incrédule en regardantdans cette direction et ne voyant rien quibougeait sur les frondaisons rouge et orde l'été indien. Comment pouvez-vous lesavoir puisque je vous ai vu arriver del'autre côté de la forêt ?

– Mon esprit peut se promener de soncôté, pendant que je suis occupé à autrechose. Je le savais, sans le savoir.

– Mais elle n'est peut-être pas là. Honn !essayait de crier la jeune femme, commele lui avait dit Cantor.

– Pas ainsi.

Le garçon mettait ses deux mains encornet autour de ses lèvres et lançaitsans effort :

– Hhhonn'...

Honorine surgissait comme attirée parun aimant de derrière une vieille souche.

– Tu m'empêches d'attraper l'écureuil,

Cantor ! Qu'y a-t-il ?

– Viens ! Je vais te montrer un scorpionet tu pourras le caresser !

– Ne faites pas cela ! suppliait Elvire...

Honorine rabattait son drap au-dessusde sa tête afin de pouvoir rire à sonaise au défilé de ses souvenirs.

Chapitre 33« Elle est partie ! »

Angélique se dressa brusquement,renversant presque l'encrier.

Assise devant son secrétaire, elleajoutait quelques lignes à l'épître qu'elleavait commencée pour ses fils et àlaquelle elle travaillait dans sesmoments de tranquillité.

Cette quiétude venait d'être soudaintraversée d'une idée à la fois incongrueet terrible :

– Elle est partie !

La tempête s'était levée dès le matin,unissant ses ténèbres à l'obscuritéprécoce des jours. On venait, pourmieux se calfeutrer et donner moins deprise au vent, atténuer les bruitsdémentiels au-dehors, de poser tous lesvantaux devant les fenêtres.

On pouvait se préparer à une ou deuxbonnes journées de retraite dans leterrier commun.

Quelle lubie soudain lui avait traversé lecœur comme l'éclair ? Elle avaitentendu, elle en était convaincue, la voixd'Honorine qui l'appelait dehors, àtravers les rafales.

– Maman ! Maman !

Angélique se souviendrait plus tard avecinquiétude de son impulsivité aveugle,et, à peine, de la façon dont elle avaitdévalé les escaliers, traversé les sallessans voir personne et sans que personnela voie. Elle avait enfilé ses bottes, jetéune mante sur ses épaules, mais oubliéses gants. Elle était sortie dans la courd'enceinte, avait gagné péniblement unepetite porte dans la palissade, et ladécouvrait entrouverte, ce qui ne sejustifiait pas le soir et par la tempête etaugmentait sa conviction d'avoir eu unjuste pressentiment mais aussi soninquiétude pour Honorine.

« Elle est passée par là ! Ne pas perdre

une seconde !... »

Elle avançait. Ses forces étaientdécuplées. Elle avançait malgré laquasi-impossibilité qu'il y avait à semouvoir dans un univers de tourbillonssuffocants, de passages furieux de ventqui vous couchait presque à terre.

Ses jupes s'alourdissaient. Elles'empêtrait et tombait.

Ses mains nues devenaient insensibles.Elle s'arrêta, hagarde :

– Que fais-je là ? Mais non, Honorinen'était pas partie ! Il n'y avait aucuneraison !

Alors, quelle folie l'avait saisie, elle,

Angélique, qui écrivait tranquillement àsa table ? Qui l'avait poussée à cettefolie ?

La peur la prit, plus mentale quephysique. Elle n'avait pas encore lacrainte de s'être égarée et de ne pouvoirretourner en arrière, ni celle d'être saisiepar le froid et de tomber sous le choc,comme les oiseaux lorsqu'ils tombentdes branches.

« Raisonne, se dit-elle ! Reprends-toi !... »

Alors, elle perçut l'appel, le même, maiscette fois beaucoup plus réel :

– Maman ! Maman !

La voix pleurait dans les rafales dublizzard. Angélique s'élança en avant,courant lourdement.

– Honn', Honn'...

Elle n'arrivait pas au bout du nom àprononcer. Ses lèvres gelées refusaientde bouger. C'était un cri rauque,inarticulé, qui lui sortait de la gorge.

– Honn ! Honn !...

Lorsqu'elle la rencontra, l'enfant étaitdéjà à demi ensevelie par les vagues deneige soufflée qui, une fois submergél'obstacle, allaient se reformer plus loin.

De ses doigts gourds, elle l'extrayait deson linceul, tâtonnait, trouvait la tête aux

cheveux hérissés – Honorine n'avait plusde bonnet –, s'agrippait aux vêtementsraides de glace – elle s'était habillée engarçon comme elle le faisait parfois envolant les habits de Thomas Malaprade.

Maltraitée par la bise et la neigecinglante, Angélique crochait de toutesses forces malhabiles dans ce qu'ellepouvait, sans être sûre, comme dans uncauchemar informe, de ce qu'elleramenait et serrait contre son cœur. Maisc'était la voix d'Honorine qui disait :

– Je n'ai trouvé qu'un lapin dans le piège,qu'un lapin !...

Sa voix chevrotait.

Des larmes gelaient en sillon sur sesjoues. Angélique sentit la peau glacée duvisage rond contre le sien... C'était bienvrai qu'elle était partie, qu'elle avait eul'idée insensée d'aller relever des piègespar ce temps.

Maintenant il fallait retourner vers l'abriavant d'être gelées sur pied. Et cettefois, la vraie peur s'empara d'elle.

Immobile dans l'obscurité zébrée,déchirée de cruelles flèches glacées,elle ne savait de quel côté s'engager. Sestraces étaient déjà effacées. Autourd'elles la neige montait.

Devait-elle s'avancer à droite, àgauche ?

Elle tenait Honorine dans la nuitsifflante et les bourrasques de neige,comme jadis lorsqu'elle parcourait lesforêts, poursuivie par les soldats. Elle lasentait grelotter, ébranlée comme elle-même par le vent qui les gelait jusqu'auxos.

Une idée lui vint avec le souvenir despendus de la Pierre-aux-Fées : l'angetutélaire d'Honorine !

– Il est temps de vous manifester,l'abbé ! Lesdiguières ! Lesdiguières ! Àmoi !

Et elle s'élança au hasard, titubant dansles congères, et au bout de quelques passe heurta à une racine d'arbre. Elle

devait être à la lisière du petit bois...Les racines noueuses d'un sapin à demihors de terre formaient avec l'étendue deses basses branches recouvertes deneige une voûte sur une sorte de troudans lequel elle tomba presque, puisréussit à se glisser. C'était une trêve.

Combien de temps, de jours, durerait latempête ? On s'apercevrait de leurabsence au fort !... Même une escouaded'hommes entraînés ne pourrait serisquer dehors. Et s'ils le faisaient, ilss'égareraient... Joffrey serait à leur tête.Elle serait cause de sa mort !...

Cela dura-t-il dix minutes ou une heure,ou moins ?... Angélique ne croyait pasavoir fermé les yeux. En regardant vers

l'entrée de l'abri entre les branches, ellevit un ciel d'argent noir, mais pur.Honorine renifla :

– Le vent est parti, fit-elle d'une voixétonnée.

Angélique se traîna vers le bord du trou.La neige s'éboulait sur elle, lui glaçait lecou, mais ce n'était rien.

Elle n'en croyait pas ses yeux : unedemi-lune d'argent brillant s'inclinait,semblait voguer un peu ivre dans le lacnoir du firmament dégagé, tandis que, sereculant de plus en plus vers l'horizon,des nuées ténébreuses, effrayantes, d'unnoir d'encre s'enfuyaient.

Angélique et sa fille se hissèrent au-dehors.

Un peu plus bas, s'apercevait, au cœurdes espaces blêmes, la masse solide etcarrée du fort de Wapassou dans sesremparts, îlot de paix et de chaleur, avecdes lumières çà et là qui filtraient.

Les traces de leur marche vers le sapinétaient visibles, à peine recouvertes d'unpeu de poudreuse. Un vent auxrésonances de harpe éolienne soufflaitencore, à seule fin aurait-on dit debalayer cette poudre de la surface durciepour permettre d'avancer plusfacilement.

Maintenant, elle savait dans quelle

direction se diriger. Il n'y avait qu'àdescendre vers le fort.

Tandis qu'elle marchait, Angéliquesentait fondre les glaçons qu'elle avaitdans sa chevelure et qui glissaient lelong du visage. Des morceaux de neigequi s'étaient figés sur ses épaules sedétachaient et tombaient.

C'était la chaleur de son corps qui lesdissolvait. Elle avait chaud et la mainqui tenait celle d'Honorine étaitbrûlante. Ses vêtements étaient soudainrecouverts de petites perles de buéecomme s'ils venaient d'être exposésdevant un poêle. Et aussi, ceuxd'Honorine, le justaucorps et le haut-de-chausses empruntés à Thomas.

– Comment as-tu su que j'étais partie ?demanda Honorine tout en marchant,remise de ses émotions.

– Je l'ai su, c'est tout... qu'importe. Je l'aisu. Parce que je suis trop liée à toi. Cen'est pas une raison pour recommencer àme faire des peurs pareilles. C'est trèsmal ce que tu as fait, Honorine !

La fillette baissa le nez d'un air contrit.Elle commençait à réaliser sa conduite.Mais elle ne perdait jamais le nordlorsque quelque chose l'intriguait.

– Qui était le monsieur que tu as appelédans la tempête ?

Angélique avait donc crié si haut ?

– L'abbé de Lesdiguières. L'ange qui estvenu à ta naissance.

– Il y a donc des anges partout ?

– Oui, il y a des anges partout, concédaAngélique à bout de forces.

Elles retrouvaient le sillon du cheminqui menait jusqu'à l'enceinte et la petiteporte à demi ouverte par laquelle elleétait sortie.

Angélique se glissa dans la cour quiétait pleine de monde, car chacun voulaitprofiter de l'accalmie, si subitementrevenue, pour reprendre les tâchesinterrompues par la tempête.

Angélique n'avait pas envie de parler ni

de répondre à des questions et elle fit ensorte qu'on ne lui en posât pas.

On la vit traverser rapidement, l'airsévère, traînant derrière elle Honorinequi était habillée en garçon et qui tenaitun lapin blanc par les oreilles.

Dans la maison, elle jeta un regard versla pendule, mais celle-ci semblaitarrêtée, sinon elle aurait indiqué quel'expédition n'avait pas duré plus d'unedemi-heure.

Dans sa chambre, elle s'assit dans lefauteuil à haut dossier, l'enfant sur lesgenoux. Elle était fatiguée, d'une fatigueanormale, qu'elle ne pouvait réparer nipar le sommeil ni par le repos. Il fallait

attendre.

Il s'était passé quelque chose. Mais ellene pouvait savoir quoi avec certitude, nis'en féliciter. Elle savait aussi que les« miracles » n'arrivent que lorsque desforces égales de destruction sedéchaînent.

La bataille invisible allait-ellerecommencer ?

Peu à peu, ce sentiment d'écrasement sedissipa, et la joie de serrer Honorinevivante dans ses bras, d'avoir pu larejoindre à temps, d'avoir été prévenue àtemps, la transporta.

– Que voulais-tu faire de ce lapin ?

Honorine hésita. Le savait-elle ? Entreplusieurs explications, elle choisit cellequi aurait, sans doute, prévalu.

– Je voulais l'apporter à Gloriandre ou àRaimon-Roger... Mais je n'en ai trouvéqu'un... Avec eux, il faut toujours deuxchoses. L'autre piège était plus loin et jene voyais plus le chemin...

Et comme Angélique ne disait rien, elles'insurgea, déçue.

– Je fais tout ce que je peux pour teprouver que je les aime, mais tu ne mecrois pas !

– Moi aussi, je fais tout ce que je peuxpour te prouver que je t'aime, dit

Angélique, mais tu refuseras toujours deme croire.

Honorine glissa vivement de ses genoux.La tristesse qu'elle avait sentie dans lavoix d'Angélique l'avait bouleversée.Après l'avoir regardée bien en face, ellelui prit les deux mains avec cet air gravequ'elle affectait lorsqu'elle faisait laleçon aux jumeaux.

– Si ! Je te crois, ma pauvre mère, dit-elle, maintenant je te crois. Tu es venueme chercher dans la tempête comme tuétais allée chercher le chien niaiseux. Situ n'étais pas venue... je n'aurais pas puretrouver le chemin de la maison.

Cet aveu lui coûtait.

Elle posa sa petite tête hérissée sur lesgenoux d'Angélique et resta longtempsainsi la figure cachée. Elle se rappelaitsa fierté d'avoir trouvé le lapin. Maisquelle horrible impression ensuitelorsqu'elle avait compris que la neigeallait l'ensevelir et qu'elle avaitvraiment – vraiment – cette fois,commis une terrible sottise, tandisqu'elle se débattait contre les forcesdéchaînées de la neige et du vent.

Elle avait pensé :

« Ah ! Comme ma maison est bonne.(Elle voulait absolument revenir dans samaison.) Je la vois si chaude, et toi, mamère qui m'attendais, et je... je n'iraiplus jamais relever les pièges... je les

déteste... »

Elle avait éprouvé la trahison d'unenature dont elle avait cru jusqu'alorss'être fait une alliée... La neige étaitméchante, très méchante... quelsoulagement, quel bonheur, quand elleavait entendu l'appel : « Honn'..., »quand elle avait aperçu, venant vers elleà travers les bourrasques, sa mère.

Cette songerie dura longtemps.

Subitement, elle releva la tête et elleavait un grand sourire épanoui.

– Je suis contente, déclara-t-elle, carmaintenant, je vais pouvoir partir pourde vrai. Avant, je n'aurais pas eu le

courage.

*****

– Que nous réserve-t-elle encore ? disaitAngélique à son mari, le soir.

Elle lui avait parlé de l'escapaded'Honorine, quittant le fort pour vivreune aventure de coureur de bois et allerchercher de la fourrure pourRaimondeau et Gloriandre. Enfin, c'étaitl'explication !

– Elle aura pris la mesure de soncourage, dit-il, et de ses forces.

Il changea de ton et reporta toute sonattention sur Angélique. Il ajouta avecdouceur :

– Et de l'amour de sa mère.

Et maintenant, c'était lui qui la tenait surses genoux, sa bien-aimée, sa femmemystérieuse et irremplaçable.

Il se sentait très égoïste de tant aimer safaiblesse qui la lui livrait plus proche etaccessible.

Il aurait voulu la rassurer tout en sachantque ce n'était pas entièrement en sonpouvoir.

Angélique lui disait qu'Honorine avaitpromis, solennellement, qu'elle nerecommencerait pas à se sauver. Etpourtant, elle avait lancé cette flèche duParthe :

– Maintenant, je vais pouvoir partirvraiment.

Joffrey serrait Angélique contre lui et laberçait, en essayant de lui communiquerpar l'étreinte de ses bras vigoureux unpeu de cette force des hommes qui leurpermet d'affronter les combats, le corpsà corps, la lutte, plus comme uneépreuve de leur valeur que comme unedouleur, sans être blessé au cœur, nibrisé, comme elles, les femmes.

– Le destin, le destin, disait-il. Chacundoit le porter... Cette enfant prend encharge le sien. Nous ne pouvonsl'accomplir à sa place. Seulement l'aiderà l'accomplir...

Mais comme pour Honorine, il savaitque ses paroles étaient insuffisantes etne la consolaient pas...

Les femmes ? Où les rejoindre ? Oùs'évadent-elles ? Les troubadoursn'avaient pas tout dit, ni tout enseigné...

Ils demeurèrent plusieurs jours dansl'expectative sur les intentionsd'Honorine et ce qui se passait danscette petite tête finissait par prendre lepas sur les autres soucis et événementsde la vie du fort.

Un soir, Yann Le Couennec, l'écuyer,vint les prévenir en serrant les lèvrespour garder son sérieux, qu'Honorine« leur demandait audience ».

– Que nous réserve-t-elle encore ?répéta Angélique, pleine d'appréhension.

Tous deux la regardèrent entrer, grave.Elle avait demandé qu'on lui fît revêtirsa robe des jours de fête.

– Je veux partir, déclara-t-elle. J'ai deschoses importantes à faire ailleurs et ilfaut que je m'y prépare. Je veux aller àMontréal chez Mlle Bourgeoys, je veuxapprendre à lire et à chanter, et ici je n'yarriverai jamais.

Sixième partieLe voyage à Montréal

Chapitre 34Ce printemps-là, la caravane s'ébranladès que les déplacements furentpossibles. Il fallait envisager, pour l'été,la navigation vers le Saint-Laurent, etcette fois, jusqu'à Ville-Marie dans l'îlede Montréal, pour y laisser Honorineaux bons soins de l'institution tenue parMarguerite Bourgeoys.

À Gouldsboro, une lettre de Molines àAngélique l'informait que les suites deson enquête sur son frère, Josselin deSancé, aboutissaient à la certitude qu'ilse trouvait installé depuis de

nombreuses années en Nouvelle-Franceoù il était arrivé par la voie du fleuveHudson et du lac Champlain, retournantdans le giron de sa patrie d'origine, laFrance, et de sa religion, lecatholicisme, mais sous un faux nom, cequi expliquait qu'elle n'en ait pasentendu parler lors de leur premiervoyage.

C'était un Wallon, retrouvé à LongIsland, qui avait fourni à Molines leprécieux renseignement permettant desuivre ce Jos du Loup jusqu'à Sorel, etplus tard, dans son établissement actueloù, entouré de sa nombreuse famille, onle désignait communément sous lepatronyme un brin énigmatique de : « Le

seigneur du Loup ».

*****

Ainsi, mère Bourgeoys avait vu juste. Sapetite élève aux yeux verts, Marie-Angedu Loup, avait quelques motifs deressembler à la comtesse Angélique dePeyrac, puisqu'elle n'était autre que sanièce.

La nouvelle émut profondémentAngélique et atténua la mélancolie quis'emparait d'elle et l'assombrissait àl'idée de se séparer d'Honorine.

– Réjouis-toi, ma chérie, lui dit-elle, tuvas avoir une famille à Montréal quipourra t'entourer, t'apporter des

sucreries les jours de fête : un oncle, unetante, des cousins, des cousines ! J'airetrouvé mon frère aîné, ton oncleJosselin de Sancé.

Honorine fronça les sourcils et nemarqua pas d'enthousiasme. Cesretrouvailles devaient contrarier sesrêves d'autonomie et d'indépendance.Elle ne se débarrassait pas d'unefamille – la sienne –, sacrifice qui n'étaitpas sans tourmenter d'appréhension sonpetit cœur sensible, pour retomber sousle joug d'une autre.

Elle rêvait de n'avoir affaire qu'aux« autres », car il n'y a qu'eux pour vousfaire confiance, puisqu'ils ne vousconnaissent pas. Ceux qui vous

connaissent trop s'en autorisent pourvous rendre la vie intenable en voustraquant dans tous les recoins de votrepensée et de vos intentions, comme cespetits chiens dressés pour la chasse parles Indiens qui pénètrent au plus profondd'un terrier pour harceler le pauvrelapin. Faudrait-il retomber sous cetteemprise cannibale des grandespersonnes de sa parenté ?

« Car l'homme aura pour ennemis lesgens de sa famille », lisaitsolennellement M. Jonas, le soir, dans sabible, ou « les gens de sa maison... »,mais c'était la même chose.

À sa missive, Molines avait joint unpetit paquet destiné à Honorine, avec

laquelle il avait fait conversation lors deson passage à New York. Elle y trouvaun petit couteau à manche ouvragé,plutôt un canif pour dames, decoutellerie anglaise de Shesterfield, lameilleure qualité.

– Si ce n'était pas maître Molines qui tel'offrait ! fit Angélique. Mais il est pourtoi comme un vrai grand-père. Je medemande s'il n'est pas en train deprendre en main ton établissementcomme il l'a fait pour mes sœurs et moi.

La petite en eut, de joie, le cœur battant.Ce n'était pas encore le couteau àscalper de ses rêves, mais avec cettepetite lame, elle se promettait déjàbeaucoup de travaux difficultueux et

absorbants. Elle en oublia sesinquiétudes et ses découragements.

Elle emmenait ses deux boîtes à trésors,son arc et ses flèches.

Ce voyage avec ses parents était devantelle et elle l'envisageait sans fin. Pour lemoment, c'était cela qui se préparait etelle était au septième ciel.

*****

Ils avaient voulu un départ précoce versles rivages et étaient arrivés trop tôtpour avoir des nouvelles de France et deleurs fils aînés. Angélique souhaitait êtrerevenue assez tôt dans l'été pours'occuper de certaines cueillettes de

plantes ou de racines et rhizomes. Elleregrettait de manquer chaque année labelle saison à Wapassou, et cette fois,elle ne voulait pas abandonner troplongtemps les jumeaux. Ils étaient enbonne santé et en bonnes mains, mais ilschangeaient si rapidement que chaquejour amenait des étonnementsémerveillés, c'était un vrai théâtre, onregrettait de ne pouvoir suivre tout ledéroulement de ces métamorphoses.

D'un commun accord, ils laissaient aussià Wapassou Charles-Henri qui paraissaitheureux et commençait même à rireparfois, quittant son air ahuri etinterrogateur. Angélique avait entenduHonorine lui dire :

– Je te confie mon frère et ma sœur.

Par précaution, on attendrait pour sevrerles bébés qu'ils eussent franchi le cap dela première année et Angélique sepromettait d'être là pour ce premier etsolennel anniversaire.

Séverine devenait belle.

« Trop belle, pensa Angélique, pour cebenêt de Nathanaël de Rambourg qui nedonnait pas de ses nouvelles. »

Dans sa lettre, Molines n'en parlait pas.Angélique, toute à l'annonce desretrouvailles avec son frère aîné, ne pritpas garde aux réactions de la jeune fille.Était-ce seulement à cause de Nathanaël

que Séverine avait cette lumière dans lesyeux ? Angélique ne put voir querapidement son amie Abigaël, et plustard, se persuada que celle-ci lui avaitcaché un souci. Lors de sa visite chezles Berne, Abigaël avait été sur le pointde parler, mais Gabriel Berne étaitentré. Lui aussi s'était montré froid etdistant, ce qui ne prouvait rien, car ilavait parfois le caractère rude.

Le comte et la comtesse de Peyrac nerestaient que le temps nécessaire pourtransférer leurs bagages sur L'arc-en-ciel, déjà armé et prêt à mettre à lavoile. On ne pouvait tout suivre !...

*****

Avant de quitter Gouldsboro, Angéliquevit rapidement M. et Mme Manigault, lesgrands-parents du petit Charles-Henri.Aussi brièvement que possible et sansfioritures ni précautions d'usage qu'ellene se sentait pas le goût de leurdispenser, elle les mit au courant de lavisite de leur fille aînée Jenny au fort deWapassou, de sa décision de retournervivre parmi ses Indiens ravisseurs et desa volonté de lui confier, à elle,Angélique, son fils Charles-Henriqu'elle ne voulait pas entraîner avec elledans cette existence, de ce que sonépoux et elle, non seulement acceptaientvolontiers cette tâche, mais ne s'ydéroberaient sous aucun prétextepuisque telle était la volonté de la

pauvre femme. Elle leur demandaitseulement de réfléchir à l'acte officiel àrédiger, qui entérinerait leur assentimenttout en reconnaissant la filiation qui lesattachait à cet enfant et lui accorderaitles mêmes droits de famille que leursautres descendants, car ils ne devaientpas oublier qu'il s'agissait d'un enfant nédans les lois du mariage d'une honorablelignée de bourgeois huguenots de LaRochelle, et qu'il n'y avait donc aucuneraison qu'il se trouvât dans l'avenirdéshérité.

À son retour, leur dit-elle, M. de Peyracet elle s'en entretiendraient avec eux.Pour l'instant, Charles-Henri demeurait àWapassou durant leur absence, aux bons

soins des Jonas, des Malaprade et toutespersonnes dévouées qui l'entouraientd'affection et auxquelles ils avaient eux-mêmes laissé leurs jumeaux encorebébés en toute confiance.

Elle les laissa se débattre avec leurconscience, leur chagrin réel, leurhorreur profonde du sort de leur fille,leur indifférence à l'enfant qu'ils auraientvolontiers rayé de leur mémoire. Ilsn'avaient même pas soulevé la questionde savoir dans quelle religion il seraitenseigné.

Elle n'avait aucune curiosité, ni envie,d'assister à leurs discussions qui nemanqueraient pas d'avoir quelques côtéssordides et déprimants pour elle, bien

qu'elle estimât chez des gens de LaRochelle, chez les Manigault enparticulier, une compétencecommerciale hors pair, une remarquablerésistance aux épreuves physiques etmorales. Rien n'arrêtait leur activité.

Les Manigault étaient en train de refairefortune, ainsi que la plupart de leurscoreligionnaires et compatriotes de LaRochelle, amenés ici plus pauvres queJob. Mais, intéressés dans les affairesde toutes espèces du comte de Peyrac,ils pouvaient déjà mettre en chantierleurs propres entreprises, et via laNouvelle-Angleterre et certaines îlesdes Caraïbes où les planteurs huguenotsfrançais demeuraient très puissants,

épargnés parce que oubliés par les« convertisseurs » du royaume, ilsavaient même renoué avec leurs propresaffaires de La Rochelle. En particulier,pour les transactions de « boisd'ébène », les esclaves noirs.

Et c'est pourquoi elle avait défendu lesdroits à cette fortune de leur petit-fils,Charles-Henri Garret.

Siriki avait épousé la belle Akashi, etjusque-là, il n'en était pas mort. Ilparaissait même fort heureux.

Angélique put le voir en aparté avantd'affronter les Manigault, et lerenseigner sur le sort de Jenny et de sonfils.

Colin Paturel était absent. Iln'interrompait guère ses tournées dans labaie Française, et, sitôt les plusglaciales tempêtes passées, ilrecommençait à visiter censives etpostes acadiens ou anglais. En sonabsence, M. de Barssempuy, qui avaitété son second dans la flibuste, assuraitla surveillance du port, des marchés etdes chantiers de radoub.

Colin était absent, mais non pas BertilleMercelot.

Elle s'arrangea pour venir se placer surle passage d'Angélique, laquelle n'avaitpas l'intention de lui parler. Les grands-parents Manigault lui suffisaient. Nepouvant éviter Bertille, elle attendit de

celle-ci des explications, car, si la saintenitouche de Gouldsboro l'abordait, cen'était pas sans intentions. Mais si elles'imaginait que la fille du papetierMercelot voulait l'entretenir del'irruption de la pauvre Jenny et de ladisparition de l'enfant Charles-Henri,force lui était de constater qu'elle étaitencore nantie d'une bonne dose denaïveté.

La jeune femme, qui certainement étaitde plus en plus ravissante elle aussi, nefit que babiller « de la pluie et du beautemps », s'informer avec unempressement attendri fort bien joué,des deux charmants bébés. Elle donnades nouvelles de ses parents, de leurs

affaires, parla de voyages en projet pourl'été, effleura sans avoir l'air d'y toucherdivers événements dans la communauté :morts, mariages, naissances, prit un airindulgent pour juger de querelles qui,grâce à Dieu et à la sagesse dugouverneur, s'étaient bien terminées etalla jusqu'à assurer avec une franchiseconvaincante de son plaisir de la revoir,dame Angélique, et de son admiration àla retrouver toujours d'aussi belle mineet paraissant d'une santé à toute épreuve.

– Comment faites-vous, dameAngélique ? Je vous envie. J'ai gardé lelit un bon mois pour un coup de froid, etje traîne encore !

Enfin, Angélique comprit que tout ce

déploiement d'amabilités n'avait eud'autre but que de lui faire savoir, entredeux renseignements apparemmentbienveillants sur des intriguesamoureuses en cours – et l'on pouvaits'attendre à des mariages dès le retourdu gouverneur – que les fréquentesabsences de ce dernier étaient dues auxvisites qu'il rendait à une princesseindienne, Tarrentine, régnant sur l'unedes îles de l'estuaire du Pénobscot, etsœur de l'épouse de Saint-Castine.

– Oh ! Cela ne date pas d'hier ! Ah !Vous ne saviez pas ?

De plus, elle avait ajouté qu'ilfréquentait en vue de mariage, l'une desfilles du marquis de La Roche-Posay à

Port-Royal. Angélique haussa lesépaules, se souvenant à temps qu'ellesétaient toutes des gamines, et ne tombapas dans le piège. Bertille ne savait plusquoi inventer pour répandre son fiel.

Par contre, il y avait sans doute du vraidans l'histoire de la princesse indienne.Colin Paturel ne vivait plus « seul ».Tant mieux pour lui.

– Merci, Bertille, de tous les intéressantsrenseignements que vous m'avezcommuniqués. Mais je vous estimeraisplus si, au lieu de me donner desnouvelles de M. le gouverneur, vousm'en aviez demandé de votre beau-fils,le petit Charles-Henri Garret.

Un éclair de fureur enlaidit le visage deBertille Mercelot.

– De quoi vous plaignez-vous ? Il est àvous maintenant. N'est-ce pas toujoursce que vous avez voulu ?

Il restait à méditer sur le pouvoir desmots et le choix des paroles maniées parcertains êtres et surtout féminins.

Si une Ambroisine de Maudribourg,intelligente, perverse, luciférienne, vousdétruisait un destin alertement, à coup depoison versé, de tueurs à gages payés,vous détruisait entièrement âme, corps ettout, c'était par contre à desgrignotements insidieux, comme ceux deBertille Mercelot, que les sociétés et les

empires devaient de s'effondrer.

Si valeureuse que fût une œuvre, et cellede l'édification et de la réussite deGouldsboro en était une de grand prix, leflottement médusien d'une Bertille àtravers les piliers de granit des grandscaractères qui le composaient n'était passans inspirer la crainte à la longue, etincliner l'esprit vers la doctrinepessimiste de ceux qui professent que lemal sur Terre est plus fort que le bien.La pomme gâtée du panier gâte toutes lesautres... Le ver dans le fruit, le fruitpourrit.

En dramatisant, on pourrait voir danscette puissance souterraine – celle de lagoutte d'eau façonnant l'écorce

terrestre – donnée à des personnesinsignifiantes, voire stupides, le signe dela malédiction humaine, méritée pour lapremière faute. Avec pour punition lefait que, si l'on pouvait lutter contre uneAmbroisine, l'ampleur de ses crimesfinissant par la désigner à la justice deshommes, on était impuissant contre letravail de sape d'une Bertille Mercelot,en apparence anodin.

Ayant fait ce constat, Angélique oubliaBertille Mercelot, les Manigault, ets'occupa de son voyage vers Québec etMontréal qui avait une autre importance.

Angélique aurait volontiers conviéSéverine à les accompagner dans cevoyage en terre française. Elle voyait

que l'adolescente était déçue queMolines ne donne aucune nouvelle deNathanaël de Rambourg. Celui-ciparaissait s'être évaporé dans la nature,au vent de l'Océan. Séverine devenaittrès belle et elle était courtisée, lui avaitdit Abigaël. Mais il y avait sur sonvisage une certaine mélancolie. Elleconsacrait beaucoup de temps à l'étudeauprès de sa tante Anna et, au plus fortde l'hiver, elle était allée habiter chezcette dernière, et sa servante Rebecca,voulant apporter son aide aux deuxvieilles femmes, dans les rudes travauxde la mauvaise saison : bois à couper,feu à entretenir, qu'elles avaient de lapeine à assumer malgré leur parfaitesanté, leur verdeur diligente.

La jeune Séverine, plus vigoureuse,certes, lorsqu'il s'agissait de couper dubois, de porter des charges, paraissaitplus languissante qu'elles. On discuta dela question de ce voyage qui ladistrairait. Il s'annonçait aussi rapideque le permettrait la clémence du temps.Joffrey de Peyrac et Angélique n'ayantpas l'intention de s'attarder plus que dequelques jours à Québec ou à Ville-Marie, M. de Peyrac souhaitait être deretour au début du mois d'août pour yrencontrer des envoyés duMassachusetts ou avoir le temps de lesjoindre à Salem.

Séverine hésita, puis secoua la tête.

– Non, dame Angélique. J'appartiens à la

religion réformée et vous savezcombien, là-haut, nos compatriotesfrançais sont acharnés à interdire auxhuguenots de pénétrer en Nouvelle-France.

– Nous ne sommes pas obligés det'annoncer comme telle. Tu feras partiede ma suite. Nos escales seront courteset tu ne risqueras rien de descendre àterre en notre compagnie.

Mais Séverine ne se laissa pasconvaincre.

– Je n'ai pas confiance. On dit qu'ils sonttrès opiniâtres, recherchent tout huguenotcomme chien de chasse sur la piste d'ungibier et qu'ils interpellent toute

personne nouvelle qu'ils soupçonnentd'appartenir à la religion réformée. Je neme sentirai pas tranquille et ne meréjouirai pas de me retrouver un peu enFrance.

Angélique n'insista pas. Elle savait qu'iln'y avait là aucune exagération. ÀQuébec, elle avait vu, à l'arrivée desnavires d'immigrants, Garreaud'Entremont, le lieutenant de police, etses sbires plus soucieux de détecter lesprotestants que les vauriens ou les fillesde mauvaise vie qui auraient pu seglisser clandestinement parmi eux. Sonamie Mme Gonfarel, dite la Polak,tenancière de la belle auberge Le navirede France sur le port, lui racontait

qu'elle aussi avait le flair pour repérerles « parpaillots »5 parmi les nouveauxvenus et dans les élans de son cœurgénéreux, toujours prêt à aider lespersécutés, et son souci de faire échecaux « grimauds » de la police, elle lescachait et les hébergeait dans sonauberge et allait jusqu'à leur donner dequoi « repasser en France », au moins dequitter Québec, avant qu'ils ne fussentarrêtés, emprisonnés, soumis à toutessortes de tracasseries pour les faireabjurer, et de toute façon, expulsés etrenvoyés à fond de cale.

Si, parmi les équipages relâchant àQuébec, on trouvait des matelotsconvaincus d'être protestants, ils avaient

interdiction de descendre à terre, et leurcapitaine était passible de fortesamendes si la consigne n'était pasrespectée.

– J'aurais voulu t'emmener, ma petiteSéverine. Il me semble que cela t'auraitfait du bien.

– Ne craignez rien, répondit Séverine enposant la main sur son cœur. J'ai là unsecret d'amour qui m'aide à survivre.

*****

L'arc-en-ciel mit à la voile, escorté detrois autres navires de deux cents à centcinquante tonneaux, d'un petit yacht etd'un sloop à deux voiles.

Le contour de la grande presqu'île se fitsans incident et, après avoir franchi ledétroit de Canso, ils entrèrent dans legolfe du Saint-Laurent précédantl'estuaire du grand fleuve. L'escale deTidmagouche, sur la côte Est, n'excédapas deux jours. Les territoires étaientsous la juridiction du comte de Peyrac.L'activité de l'été y battait déjà sonplein. Les morutiers malouins et bretonsavaient repris possession de leurs« graves » ou grèves saisonnières, les« échafauds » pour le découpage et leséchage des morues y étaient dressés etla pénétrante odeur de poisson, de sel etd'huile des foies de morues fondant ausoleil pour être recueillie en précieuxflacons, régnait sans conteste.

Alentour, des petits navires cabotaients'occupant de tractations et transports devivres pour les équipages, ainsi que deschargements de charbon de terre que l'onextrayait de Canso et qu'on acheminaitvers les établissements de la baieFrançaise et de la Nouvelle-Angleterre.

Odeur de morue et poussière noire queles couffins remplis de morceauxd'anthracite répandaient, ce n'était pasdes lieux où l'on avait envie des'attarder, et l'ensemble était à la couleurdes souvenirs qu'Angélique pouvait yavoir. C'était la première fois qu'elle yrevenait depuis les drames qui s'yétaient déroulés et malgré sa volonté dene pas les évoquer, il n'était pas facile

d'en chasser toutes les images.

Un peu plus haut, sur la courte falaise, àla frange des bois d'épinettes noires quela chaleur commençait de poudrer degris, gîtait la tombe d'Ambroisine deMaudribourg, la bienfaitrice. Il y avaitgros à parier que personne ne devait s'ensoucier. Les habitants permanents ouintermittents du coin, s'il leur arrivait depasser auprès de cette pierre gravée dunom d'une noble dame, ignoraient à quiou à quoi elle se rapportait.

Quant à Angélique, aucune attraction decuriosité ou de morbidité, encore moinsde charité chrétienne, ne la persuaderaitd'aller là-haut, même pour se convaincreque la dangereuse créature était bien

morte.

Du fort à quatre tourelles à mi-côté, lalongue baie se découvrait où régnaientdes alternatives de gris et de jaune, lesbrumes donnant aux navires à l'ancre dessilhouettes lointaines, et quand lalumière des vaguelettes tracées enlongues lignes horizontales superposéesmiroitait, elle y voyait courir, s'enfuyant,le démon blanc, poursuivi par le harpondu baleinier basque.

Zalil, le complice, le frère de laitd'Ambroisine, le naufrageur au gourdinde plomb. Délirante, Ambroisinemurmurait :

« Nous étions trois enfants maudits, dans

les forêts du Dauphiné : lui, Zalil etmoi... »

Aujourd'hui, le troisième des enfantsmaudits était mort : Sébastien d'Orgeval,l'homme brillant, le prêtre, au regard desaphir...

La Nouvelle-France devait êtremaintenant avertie de cette mort. Àsupposer que le père de Marville ait étédirigé vers l'Europe, sans pouvoir faireparvenir la nouvelle avant les glaces, lesnavires du printemps l'avaient dû porter.

Joffrey ne paraissait pas envisager quecela puisse encore, pour l'instant,influencer leurs bons rapports avecQuébec. Il disait : « pour l'instant » par

prudence, sachant que les meilleursrésultats sont à la merci de la fragilitédes opinions humaines et de laversatilité des passions. Les gens deWapassou n'étaient responsables en riende cette mort, mais l'entente et laneutralité qu'ils avaient établies avec lesIroquois avaient toujours irrité lesFrançais et, maintenant que les Iroquoisavaient fait périr l'un de leursmissionnaires parmi les plus grands,cela pourrait ramener en surface dessentiments de défiance et de rancœurvis-à-vis de ceux qui se prétendaient enpaix avec les terribles ennemis de laNouvelle-France. Donc ce voyage venaità point pour dissiper d'éventuellesdivergences.

Durant ces deux jours à Tidmagouche,Angélique mit tout en œuvre pour suivrela consigne donnée par le philosophemarquis de Ville-d'Avray, à propos de ladémone et de ses turpitudes : oublions.

L'évocation du petit marquis la ramena àla gaieté et l'attendrit. Avec Joffrey etHonorine, ils évoquèrent leur pétulantami, ses bons mots, son entrain, sescombines d'argent, ses ruses pourobtenir des objets rares sans payer, sesdémêlés avec son cher Alexandre...Ville-d'Avray manquait beaucoup à cesrivages. Ils espéraient avoir de sesnouvelles à Québec.

Comment Honorine, qui l'accompagnaitdans ses promenades, devina-t-elle à

quelle personne sa pensée revenaitlorsqu'elle se trouvait à Tidmagouche ?Curieusement, en effet, elle dit :

– Depuis que j'ai quitté Wapassou, je nela vois plus dans mes rêves.

– Qui cela ?

– La femme aux yeux jaunes.

Angélique serra plus fort la maind'Honorine.

– Comment était-elle ?

– Elle avait des yeux comme ceux d'unebête méchante et des cheveux commedes flammes noires.

– Était-elle belle ?

L'enfant hésita.

– Oui, elle était belle, mais...

Honorine passa ses doigts sur sa joue.

– ... Elle avait la figure tout abîmée,toute griffée.

Angélique frissonna violemment. Elledevait cesser, se gourmanda-t-elle,d'avoir des réactions aussi épidermiqueslorsqu'il s'agissait d'une histoirefinalement ancienne et qui s'étaitterminée à leur avantage, par unevictoire sanglante mais totale.

Elle n'avait pas voulu voir le corps de la

duchesse de Maudribourg ramené dubois où il avait été à demi la proie desbêtes sauvages, mais elle n'oublieraitjamais la face défigurée del'orgueilleuse femme lorsqu'elle avaitréussi, avec Marcelline et Yolande, àl'arracher à la fureur des hommes encolère.

Chapitre 35Ce qui les attendait à Tadoussac devaitun peu gâcher la suite d'un voyage dontils se promettaient tous les trois tant deplaisirs et qui, jusqu'ici, s'était dérouléau mieux. Le temps était resté frais et leciel dégagé.

En approchant du petit bourg qui, sur larive nord du Saint-Laurent àl'embouchure du fleuve Saguenay, avaitété le premier poste de fourrures desFrançais, ils aperçurent une silhouettefamilière et reconnurent Nicolas Perrot,un très fidèle ami qui, après avoir initié

le comte de Peyrac à la langue parléepar les sauvages et aux relations avecles tribus d'Amérique du Nord, avaitrepris du service auprès du gouverneurde la Nouvelle-France.

C'était au nom de celui-ci qu'il se tenaitlà, avec, en main, un pli scellé de M. deFrontenac.

Malgré la joie de le revoir, Angéliqueeut une mauvaise impression. Elle seréjouissait de cette escale à Tadoussacet, avec Honorine, elle s'était promisd'aller revoir l'Enfant-Jésus de cire de lachapelle des jésuites, habillé de beauxvêtements qu'avait brodés la reine Anned'Autriche. Elles se demandaient si lechat irait se percher sur la croix géante

aux armes du roy, ce qui, à leur premiervoyage, avait amusé ou scandalisé leshabitants, et si elles auraient encorel'aubaine d'apercevoir une baleine et sonbaleineau batifolant au soleil couchantdans l'embouchure du Saguenay.

– M. de Frontenac m'a envoyé vers vous,leur dit le célèbre explorateur desGrands Lacs. Comme il le fait chaqueannée au début de juillet, il s'apprêtait àquitter l'île de Montréal pour Fort-Frontenac sur l'Ontario, où il devaitrencontrer le chef des nationsiroquoises. À son retour, il vous auraitvu puisqu'il savait que vous conduisiezvotre fille à l'institution Notre-Dame deVille-Marie. Je devais l'y suivre comme

interprète, mais soudain, on lui a portédes nouvelles alarmantes qui, faute depouvoir être confirmées, n'enbrandissent pas moins une épée deDamoclès au-dessus de nos têtes. Laseule façon d'y pallier tout en nerenonçant pas à se rendre aux mersdouces, était de m'envoyer vers vous,vous demander secours.

– Secours ?

– Oui, car la chose ne pouvant êtreébruitée ni confiée à quiconque, il nepouvait renoncer à son expédition etrevenir en arrière sans qu'il en retire,pour le moins, s'il se trompait, d'êtreridiculisé et, s'il continuait de l'avant, delaisser courir à la Nouvelle-France un

danger mortel. Sachant votre venueimminente, il n'a vu que vous, monsieurde Peyrac, pour le tirer de ce mauvaispas et m'a envoyé vous attendre au pointmenacé, Tadoussac. Lisez !

Depuis que M. de Frontenac, remontantquelques années plus tôt le Saint-Laurentau-delà de Montréal avec une flottille de400 canots, avait édifié au lieu-ditCataracoui6, sur le lac baptisédésormais lac Frontenac, un fort de 350toises de tour auquel il avait aussi donnéson nom Fort-Frontenac, chaque année,au début de l'été, il entreprenait unetournée là-bas quoique avec des forcesmoindres, mais encoreimpressionnantes. Il y convoquait les

représentants des Cinq Nationsiroquoises afin de discuter avec les« principaux » des points de litiges et decette paix franco-iroquoise toujoursflageolante.

Au cours de l'année, elle était chaquefois plus ou moins rompue, soit par uneattaque traîtresse des Iroquois contre lesnations alliées, soit par un massacre decolons français ou le supplice d'unmissionnaire jésuite.

Mais les Iroquois aimaient négocierautant qu'ils aimaient faire la guerre. EtM. de Frontenac aimait s'en aller versles Grands Lacs leur faire desremontrances, fumer avec eux l'acretabac de leurs champs, en se repassant

de main en main les calumets de pierrerouge ou blanche, et festoyer en leurcompagnie. Il réussissait fort bien en cesrencontres où les représentants de laligue iroquoise se rendaient volontiersparce qu'il excellait à les faire rire enpoussant leurs cris de guerre avec talentet par toutes sortes de facéties. Ilssavaient qu'ils y recevraient des présentset qu'ils y feraient banquet. Aussi,répondaient-ils nombreux à l'invitationautour de Cataracoui du grand Onontio,« La-Haute-Montagne », nom donné aupremier gouverneur de la Nouvelle-France, Montmagny, qui était d'unestature imposante, et qu'ils conservaientà ses successeurs.

Or, au moment de quitter Montréal avecses canots, ses cadeaux, ses militaires,interprètes, aumôniers, ses oriflammes àfleur de lys, son escorte d'Algonquins etde Hurons, M. de Frontenac avait étéaverti qu'on soupçonnait qu'un partid'Iroquois appartenant aux plus féroceset aux plus fourbes, les Annieronnons ouAgniers ou Mohawks, profiterait duconseil qui retiendrait à Cataracoui legouverneur et le gros de ses troupes,pour s'en aller en toute impunitémassacrer les Mistassins dans le Nord.

Cela aussi était une tradition plus oumoins annuelle des Iroquois, depuisvingt ans, époque où M. Gaubert de laMelloise avait envoyé à M. Colbert un

rapport disant : « Les Iroquois ayantpoussé tous leurs voisins, entrèrent dansle Saguenay et dans les profondeurs desterres où ils ont massacré les sauvages,les femmes et leurs enfants. »

Ce parti risquait de renouveler lasurprise d'il y a deux ans, de sortir parle Saguenay et de se diriger versQuébec.

Or, Frontenac avait laissé Québecquasiment ville ouverte. Le plus maigreparti d'Iroquois qui y débarqueraitpouvait, non seulement y faire unmassacre, mais le réduire en cendres.

Alors, sachant que M. de Peyracremontait le fleuve dans l'intention de se

rendre jusqu'à Montréal avec sa famille,lui qui venait certainement avec desbâtiments et des équipages bien armés, illui demandait de suspendre le cours deson voyage et de monter la garde àl'entrée du Saguenay, au moins jusqu'à cequ'il ait pu, lui Frontenac, s'en retournerà Montréal et ensuite à Québec. Il luiexpédiait Nicolas Perrot quil'assisterait. L'interprète canadien étaitchargé d'estimer la situation et le bien-fondé de ces rumeurs. Si un parti ennemiremontait par le lac Saint-Jean, on lesaurait vite car la peur de l'Iroquoishantait les Algonquins de la région qui,se mettant en marche pour les postes detraite, se faisaient surprendre dans leursrassemblements d'été et massacrer par

tribus entières.

En considérant les cartes, on était tentéd'attribuer la réussite du projet desIroquois aux jongleries de leurssorciers.

– C'est à croire que les gens de ce paysvolent dans les airs, par-dessus lesforêts, dit Angélique qui ne voulait pascroire à l'imminence de leur arrivée surle Saguenay alors que leurs bourgadesdes Cinq Lacs se trouvaient à descentaines de lieues de là.

Ce n'était pas la première fois qu'elleressentait, en écoutant parler les« voyageurs » ou les militaires, commela réalité d'un don d'ubiquité troublant

planant sur ceux qui avaient la hardiessede parcourir ces immensités.

– Comment peuvent-ils couvrir de tellesdistances en si peu de temps ?

La rapidité avec laquelle les Iroquois etpresque tous les sauvages se déplaçaienten bandes donnait le vertige. Un jour ici,frappant comme l'éclair, puis quelquesjours plus tard, on en parlait en Acadieou dans le haut du fleuve Hudson, nonloin du lac Champlain. Puis on lescroyait revenus dans leur vallée aucentre, mais l'alerte éclatait à nouveauaux environs du lac Nemiskan. Dans unpays sillonné de fleuves, de rivièressans nombre qui se rejoignaient par deslacs eux-mêmes en chaînes non

discontinues, souvent le canot était lemoyen de déplacement le plus rapide etleurs flottilles représentaient une forcede guerre d'une mobilité sans pareille.Même en remontant les rivières et encomptant les portages, ils pouvaientfranchir trente à quarante lieues par jour.On ne voyait guère en France carrosseset chevaux postillonner ainsi.

Joffrey lui montra sur la carte le passagepréféré de ces démons d'Iroquois quis'escamotaient aussi vite qu'ilssurgissaient. Avec leurs canots, deuxfois plus longs que ceux des Algonquinset faits d'écorce d'orme cousue endécoupes très larges, ils traversaient lelac Ontario, rejoignaient le Haut-

Outaouais, la baie James, la rivièreRupert, le lac des Mistassins et de là, leSaguenay. Ils avaient d'ailleurs plusieursroutes, toutes invraisemblables.

Quant aux indigènes de l'endroit – Montagnais, Mistassins, Crée,Naskapi – disséminés sur un vasteterritoire infesté de moustiques et demouches, arrachant une maigre pitance àl'eau et à la forêt, ils n'avaient ni letemps ni les moyens de se quereller. Lesvoisins, fort éloignés l'hiver, parfois deplus de cent milles, restaient pacifiques.L'habitude de la traite avec les Blancs etles navires du Saint-Laurent, on l'a déjàdit, les avaient accoutumés, à l'été et àl'automne, à se regrouper en certains

points, au lac Pigouagami entre autres,baptisé lac Saint-Jean, afin de descendreen groupes le Saguenay vers le Saint-Laurent. Les Iroquois en profitaient pourles surprendre et les hacher comme chairà pâtée.

Contre ce fléau, les malheureux n'avaientque le secours des Français.

Or, il semblait qu'un nouvel épisode dece genre se préparait là-haut, dans leslointains brumeux des fjords aux falaisesrosâtres, et ce n'était pas seulement lesIndiens qui étaient menacés, mais lapopulation de Tadoussac et celle deQuébec.

Le comte de Peyrac ne pouvait pas

refuser un service d'une importancevitale au gouverneur de la Nouvelle-France, non seulement un ami, auquel ilsdevaient leur rentrée en grâce auprès duroi Louis XIV, mais aussi un « frère depays », un Gascon comme lui. LaNouvelle-France, nantie d'un mincecontingent militaire, en ce momententièrement regroupé dans le Sud-Ouestdu côté des Grands Lacs, n'avait aucunedéfense sérieuse en place. C'était à cesoccasions que l'on s'apercevait qu'ellesurvivait à coups de « miracles ».

En l'occurrence, l'arrivée de Peyrac etde sa flotte en fut un. Ainsi en décideraitl'histoire. C'était bien ainsi que leprenait Frontenac et aussi les habitants

de Tadoussac qui, avec inquiétude,comptaient leurs mousquets. Sur chaqueterrain, il fallait jouer le jeu.

La déception était grande pourAngélique.

– Et Honorine, que va-t-elle dire de nepas vous voir l'accompagner jusqu'àVille-Marie ?

– Je lui parlerai. C'est aussi pour moiune déception, mais elle comprendra. Sije garde l'entrée du Saguenay, iln'arrivera rien. Sinon, nous risquons tousd'être en danger.

La situation ne pouvait mieux se définir.La présence de Joffrey et celle de

Nicolas Perrot donnaient l'assurance queles superbes Iroquois s'arrêteraient àleur vue sans qu'il y ait effusion de sang.

Au plus, quand les expéditions serencontreraient, faudrait-il consacrerquelques jours à fumer le calumet de lapaix, à échanger des « branches deporcelaines », et à racheter quelquesprisonniers, s'il y en avait encore devivants, qui n'auraient pas été passés « àla grillade ». Les partis-de-guerrelaissaient derrière eux la terre brûlée,car ils ne venaient pas pour piller nipour conquérir, mais pour terroriser etexterminer.

Il fut décidé que, tandis que Peyrac etNicolas Perrot s'enfonceraient vers

l'intérieur, deux navires resteraient aularge de Tadoussac pour interdire lepassage des flottilles ennemies. Despetits canons furent transportés à terrepour renforcer la défense du fortin.

Durant ce temps, L'arc-en-ciel et LeRochelais, avec le sloop, continueraientjusqu'à Québec, puis Montréal. Sous lecommandement de Barssempuy et deVanneau, Kouassi-Bâ et Yann leCouennec restaient près de Mme dePeyrac et de sa fille, ainsi que M. Tissot.

Dès que tout danger serait écarté et queM. de Frontenac, ayant rempli samission, serait de retour vers la capitalede son gouvernement, la garde desnavires de Peyrac devant le Saguenay

pourrait prendre fin. À ce moment,Joffrey jugerait s'il valait mieuxcontinuer sur Québec ou attendrequ'Angélique, après avoir confié sa filleaux bons soins de Marguerite Bourgeoyset rencontré son frère Josselin de Sancé,le rejoigne.

Car, en ces pays de Septentrion, lesjours de l'été sont comptés et restreintest le temps des navigations.

Chapitre 36L'absence de Joffrey changeait pourAngélique et sa fille la couleur deschoses. Le temps se mit à l'unisson. Unviolent orage retarda l'arrivée à Québec.La ville apparut sous un rideau de pluie.Il fallut attendre le soleil pour envisagerde débarquer. Fourrée de verdure,Québec avec ses clochers, tourelles etcampaniles aux toits revêtus de plombqui, mouillés, étincelaient au soleil,retrouva ses apparences de châsseouvragée, travaillée par un orfèvreamoureux de son œuvre. Angélique, enl'apercevant entre les nuages, flagellée

par deux rayons de lumière obliques quidescendaient sur elle comme pour labénir, ne put s'empêcher de sourire.Québec, au cœur de l'Amérique duNord, restait un bijou insolite, unemerveilleuse petite ville française, et lescarillons de l'angélus, l'annonce desoffices, les heures de prières scandéesde l'Hôtel-Dieu ou des Ursulinescontinuaient de s'égrener sansdiscontinuer, mais ce qu'Angéliquepressentait s'avéra juste.

La ville d'été était fort différente de laville d'hiver. Au cours de ces trois mois,au plus quatre mois d'été, écrasants dechaleur, coupés d'orages fracassants etde trop de jours de fêtes chômés, la

tâche urgente de moissonner, engranger,préparer les champs pour les semaillesd'automne, vidait la cité. Les familles,les communautés s'en allaient vers lescensives, vers les seigneuries, pouraider aux moissons, et comme c'étaitaussi le temps des expéditionsmilitaires, Québec ressemblait à unegrande maison dont on a ouvert toutesles fenêtres pour l'aérer, mais qu'onlaisse vacante, matelas aux fenêtres, etmeubles dans le jardin, tandis que lafamille va pique-niquer.

Dès le premier soir, Angélique avaitcompris qu'elle n'avait rien de mieux àfaire que de continuer son voyage versMontréal.

La Haute-Ville, sous ses pluies d'orage,lui avait paru moins aimable. Dessilhouettes clairsemées y vaguaient sansentrain. Elle n'avait trouvé personne aulogis. Les solides bâtissesconventuelles – l'évêché, le séminaire,les jésuites, les Ursulines, l'Hôtel-Dieu – qui, l'hiver, couvaient entre leursmurs épais et sous leurs hautes toitures àtrois étages de combles une vie intenseet chaleureuse, paraissaient désertées etd'autant plus austères.

Il semblait qu'on n'y pût tramer que demoroses entreprises.

Et les cochons familiers s'en étaientallés paître en troupeau jusqu'au-delàdes plaines d'Abraham, à la lisière des

bois.

Bref, tout le monde était aux champs.

– Les villes comme les humains ont leurtemps de grâce, leurs saisons bénies, fitremarquer Mlle d'Hourredanne, qu'elletrouva heureusement au palais del'intendance. Ah ! Chère Angélique, iln'y aura plus jamais pour Québec desaison comme celle qu'elle a connuelorsque vous étiez parmi nous.

La fine et charmante demoiselle trottaitallègrement, recevait divinement les« puissances » au palais, maisAngélique, remontant la rue de la Petite-Chapelle, puis la rue de la Closerie,avait eu un pincement au cœur devant la

demeure où, autrefois, les soirs degrande neige, les proches voisins étaientconviés, afin d'écouter la lecture quefaisait Mlle d'Hourredanne, étenduedans son lit, des amours de la princessede Clèves. Ici ne veillait plus que Jessy,la captive anglaise, avec, juste en face,la maison de Ville-d'Avray à demi close,et comme borgne, avec la plupart de sesvolets fermés.

La servante exclusive du marquis ydemeurait seule, attendant songouverneur, et briquant avec énergie lesobjets précieux qu'il aimait.

Mgr de Laval était en tournée pastoraleau long du fleuve, dans ses paroisses.

Lorsqu'elle s'était présentée à l'évêché,Angélique avait été reçue par lecoadjuteur qu'elle ne connaissait pas,mais, soit qu'elle se fût attendue à unaccueil plus empressé, étant donné lesbonnes relations entretenues depuis leurpassage en Nouvelle-France, soit quel'ecclésiastique en question ait étéaffligé d'une nature timide et peu enclineà s'épancher, il n'avait ouvert la boucheque pour le strict nécessaire. Sonattitude froide, et quand elle yréfléchissait, à peine correcte, avaitrappelé fâcheusement à Angélique letemps où la ville se divisait à son sujet,et qu'elle n'était jamais sûre, en abordantquelqu'un, de ne pas tomber sur unpartisan du père d'Orgeval. Celui-ci

étant mort, les vieilles rancunesduraient-elles encore ? Mais personnene lui en parla.

Elle était contente de redescendre versla Basse-Ville, où l'accueil de JanineGonfarel, dite la Polak, tenancière del'auberge du Navire de France, avaitcompensé la déception éprouvée à netrouver à la place des visages amis queceux de valets ou d'intendants chargés delui remettre lettres et messages de la partde leurs maîtres absents.

– Prends toit et couvert chez moi, lui ditson exubérante amie après lui avoirouvert du haut de son perron les bras enpoussant de grandes exclamations dejoie qui résonnèrent jusqu'au bout de la

place de l'Anse-au-Matelot. Qu'irais-tufaire dans la Haute-Ville ? C'est vide etmorne comme un vieux nid abandonné.Au château Saint-Louis, M. de Frontenacn'a laissé que quelques éclopés etvétérans qui n'ont rien d'autre à faire quejouer aux cartes.

« Dans la Basse-Ville, il reste toujoursdu monde, et chez moi, ça ne désemplitpas, comme d'habitude. Mais je t'airéservé la plus belle chambre, celledans laquelle j'avais mis M. de Ville-d'Avray lorsqu'il s'était cassé lacheville, tu te souviens ? Et pour tonbeau monde d'officiers, j'ai aussi deschambres. Et pour les soldats de tagarde, il y aura des paillasses dans le

hangar. Pour toute la compagnie, lemeilleur vin.

Angélique se félicitait de cetarrangement. Honorine s'en montraitravie. Elle avait toujours aimé joueravec les gamins du port dans la Basse-Ville qui ménageait entre les maisonsdes recoins de rive pour y barboter et yfaire flotter des petits bateaux.

En redescendant vers ces terres peuhospitalières, Angélique flairait déjà leseffluves du bon fricot de Mme Gonfarel.

La Polak lui signala que, durant sonabsence, des hommes de la prévôté – « des grimauds, moi j'appelle ça desgrimauds » – étaient venus rôder dans le

port, avaient interrogé les matelots àterre et les maîtres, avaient demandé àparler avec les capitaines. On estimaitdans les hauteurs que le contrôle desdeux navires et du sloop arrivés sur lafin de la matinée n'avait pas été effectuéavec assez de rigueur.

– Mais nous avons des « franchises »signées par M. de Frontenac et M.Carlon, et le représentant du major de laville et du port est venu lui-même mesaluer et me porter les hommages de M.d'Avrensson. Celui-ci est parti avec legouverneur dans son expédition au lacFrontenac, mais a laissé toutesinstructions nous concernant.

– Ne t'en fais pas, glissa la Polak, tout

est en ordre, mais c'est la question devérifier qu'il n'y a pas dans voséquipages et parmi vos employés desparpaillots, des adeptes de la religionréformée. Ici, on s'en méfie plus qued'une épidémie de peste. Toutes lescompagnies marchandes ont dans leurcontrat qu'elles n'introduiront pas desadeptes de Calvin et de Luther enNouvelle-France. Cela devient de plusen plus sévère.

Angélique se porta garante près duresponsable qui dépendait à la fois del'évêché, de la prévôté, du greffe et de lavoierie, ces questions intéressant lasalubrité du port que compromettaitl'introduction d'indésirables en la

colonie française, et naturellement dubureau des affaires religieuses, déléguépar l'administration royale, qu'il n'yavait aucun adepte de la R.P.R. – religion prétendue réformée – à bord deses navires. Elle croisa ses doigtsderrière son dos, car ce n'était pas tout àfait vrai en ce qui concernait les hommesd'équipage, mais son interlocuteur parutse contenter de ses déclarations, et neparla pas d'aller inspecter les navires etfaire réciter à chaque homme son credo.

Il se montrait aimable, exprimait sesregrets de devoir appliquer les mêmesformalités à des hôtes très aimés de laNouvelle-France, compatriotes ausurplus, que M. de Frontenac lui avait

recommandés chaudement avant des'éloigner. Et l'on savait de quelle amitiéle roi de France, Sa Majesté Louis-le-Quatorzième, les honorait.

Mais la loi devait être la même pourtous, surtout lorsqu'elle était chargée decombattre un danger aussi insidieux etmortel que celui de voir s'introduire ausein de ce fief catholique du Nouveau-Monde des porteurs de germes del'hérésie protestante. La Nouvelle-France, disait-il, ne pouvait oublier lestorts causés par ces transfuges, traîtres àleur Dieu et à leur patrie, les frèresKirke, qui, au nom de l'Angleterre,avaient capturé Québec en 1629, enavaient chassé Champlain, le

gouverneur, et avaient occupé le site aunom de l'Angleterre durant cinq années.Angélique ne le contredit pas. Elle sefélicitait de ne pas avoir amené SéverineBerne avec elle.

Durant son premier séjour, elle n'avaitpas eu affaire au personnage, Joffreyayant dû traiter avec lui de cette affairedes protestants. Elle ne le connaissaitque de vue. Il avait pris de l'importanceet pérorait.

– Une surveillance des plus constantesnous a permis de parvenir à un résultat.La Nouvelle-France peut se dire la seuleprovince française à être vraimentpurifiée du fléau. Au début, elle fut plusque d'autres menacée, les huguenots

réfractaires s'imaginant que, parce qu'ilstraversaient les mers, ils pourraient êtrelibres de professer en terre de Franceleurs coupables doctrines. Il n'y en eutguère qui ne furent détectés, et toutes lesâmes pieuses étaient vigilantes. MèreCatherine de Saint-Augustin ayant apprisque, parmi les colons arrivés malades etque l'on avait fait porter à l'Hôtel-Dieu,devaient se trouver nombre deprotestants déguisés, alla en secretchercher une relique d'os du martyr, lepère Brébeuf, la moulut en poudre auxaliments des supposés protestants. Ehbien ! Sachez que tous ces hommesréfractaires et fourbes, au bout de quinzejours, devinrent doux comme des anges,désirant être instruits en la vraie

religion, et abjurèrent leur hérésiepubliquement et avec une ferveuradmirable.

Angélique avait déjà entendu parler decette histoire de la poudre d'os, maiselle fit comme si elle l'entendait pour lapremière fois. Après les histoires deSalem, celles de la Nouvelle-France luiparaissaient anodines.

Ayant fini par le prier de s'asseoir, et luiayant fait offrir un quart de vin blanc,elle ne savait pas s'il était sincèrementamical ou s'il voulait lui fairecomprendre qu'il n'était pas dupe et qu'ilétait de ceux qui continuaient de seméfier des étrangers « indépendants » deGouldsboro qui avaient fondé la fortune

de leur établissement sur l'introductionde soixante huguenots de La Rochelle enterre d'Acadie.

*****

– Et si c'était lui, l'espion du roi, émit laPolak en regardant l'homme s'éloigner.Quelquefois je me le demande. Depuisqu'on parle de révoquer l'édit de Nantes,il prend de plus en plus d'importance.Ça, et tout ce beau monde quiempoisonne son prochain à la cour deFrance, voilà de quoi on parle et le fonddes nouvelles qu'on nous porte deFrance. Et pendant ce temps-là, leschapeaux se rétrécissent. Ah ! Quandnous rendra-t-on ces beaux grandsfeutres à large bord qui abritaient nos

hommes de la pluie et du soleil,dissimulaient leur visage lorsqu'ils nevoulaient point se faire trop voir, où l'onpouvait planter de belles plumes biendroites ou en panache de faisan doré oude coq de bruyère, au lieu d'un petit tourde queue de bébé autruche, qu'ils fontvenir à grands frais des antipodes. Ah !Ces grands et beaux chapeaux quiavaient tant d'élégance quand on les ôtaitpour un grand salut : souviens-toi deRodogone l’Égyptien, et même deCalembredaine.

Angélique se demanda ce que cachaitl'homélie de la Polak pour les grandschapeaux.

Deviser avec la Polak continuait à être

pour elle un plaisir rare. Elle sortait deleurs entretiens ragaillardie et plusphilosophe. Pour ne pas gaspillerl'occasion, peu fréquente, qui leur étaitdonnée de bavarder entre elles,Angélique remit au surlendemainl'appareillage vers Ville-Marie. Il fallaitpréparer le petit bâtiment Le Rochelaisà recevoir ses passagères. L'arc-en-ciel,qui avait trop de tirant d'eau pourremonter le fleuve au delà de Québec,restait en rade avec M. d'Urville qui,bien logé, considérait sans déplaisir deretrouver une ville où il avait laisséd'aimables connaissances.

La chaleur continuait d'être éprouvante.L'orage montait au cours de la journée,

n'éclatait pas toujours. On transpirait eton était très assoiffé.

Dans la salle personnelle de MmeGonfarel, à côté de la grande salle oùs'attablaient ses clients et d'où ellepouvait les examiner par un judas, ilfaisait assez bon car elle donnait aunord. Et l'on tirait d'un puits intérieurune eau très fraîche.

La Polak renversait sur la table desgrands paniers de haricots ou de poisverts et elles s'asseyaient l'une en facede l'autre pour éplucher tout en parlant.

– Je n'ai jamais oublié que les beauxlégumes sont mets de prince, disait laPolak. Les gueux n'avaient droit qu'aux

épluchures et encore ! Autant dire qu'euxn'en savaient pas le goût. Aussi, je tiensà mon jardin potager.

Elle faisait couler les petits pois dans lecreux de sa main avec jubilation.

– C'est de la fine nourriture. Mais lesgens d'ici, ils sont tellement habitués àmanger du solide qui tient bien au corpspour résister au froid qu'ils n'apprécientpas.

Dans la cuisine d'été attenant à lamaison, un ragoût de bœuf au vin rougemijotait.

– Dis-moi, Polak, et ton gamin, le petitjoufflu, je ne l'ai pas encore aperçu.

– Il y a beaucoup de temps qu'il est partiaux bois.

– Si jeune !

– Costaud comme il est, on ne pouvaitplus le retenir. La fourrure, c'est unemaladie, une fièvre pour tous les jeuneset... la seule façon de s'enrichir !

Cependant, fine mouche et ayant acquispar la possession de biens qu'ellesouhaitait conserver un certain flaircommercial, Janine Gonfarel, dite laPolak, pour ceux qui l'avaient connuedans une période oubliée de son passé,s'inquiétait. Pas pour le gamin mais pourle marché de cette denrée précieuse, lafourrure. Et on revenait à cette sacrée

mode des chapeaux ronds, dont lesbords devenaient de plus en plus courts,et qui allait porter un coup fatal,estimait-elle, au commerce si florissantdu castor. C'était cette belle mode dejadis, les chapeaux de « feutre decastor », qui avait fait de la peau de cetanimal, longtemps dédaigné en tant quevêture même par les Indiens, unemarchandise précieuse, et des« voyageurs » qui allaient les collecterchez les sauvages, des hommes aimés dela fortune. Un courageux garçon qui, enFrance, n'aurait jamais eu un liard enpoche tout en trimant toute sa vie,pouvait, après quelques promenadesdans le pays d'en haut, se faire bâtirmaison bourgeoise à Québec ou en l'île

de Montréal et offrir à sa future, robesde soie et de dentelle.

– Mais si le cours du castor s'effondre,gémit-elle, qu'allons-nous devenir, nousautres en Canada, qui n'avons que cetteseule richesse ?

– Parle-t-on vraiment de voir la fourrurediminuer ? s'étonna Angélique.

– Pas encore.

Mais, baissant la voix, la Polak dit quedepuis quelques années la Franceenvoyait son excédent de fourrures dansles Pays-Bas et en Hollande mais quecette année, les commerçants de Liège etd'Amsterdam en avaient acheté deux fois

moins et prévenu qu'ils étaient eux aussisaturés. Et surtout du castor. Indicesinquiétants. Il fallait admettre que celacontinuait pour les autres fourrures,renards, loutres, visons.

– Nous avons réussi à en prendre lemonopole à la Moscovie, mais il n'yaura jamais autant de demandes que pourle castor, et le castor, c'est le chapeau.Petits chapeaux, moins de demandes,trop de castors sur le marché... La ruineau bout...

– Et pourtant, commenta Angélique touten coupant ses haricots verts, lesFrançais continuent à mener une luttefarouche contre les Anglais pour ne pasleur laisser trafiquer la fourrure dans

aucun territoire qui leur est accessible.

Les Français n'en avaient jamais assez,et l'on comprenait leur âpreté puisque lebudget de la colonie et sa subsistance, saraison d'être, reposaient sur cecommerce unique. La Polak restaitpessimiste :

– La fourrure est menacée, il faut aller lachercher de plus en plus loin... Enfin, cen'est peut-être qu'une idée que j'aicomme ça. Ça peut tenir encorelongtemps. Quand les gens ne veulentpas que cela change, on trouve toutessortes de combines, et peut-être que laruine n'est pas pour demain. Mais il fautpenser à l'avance... Plus de fourrures !Que ferons-nous ? On produit du bon

blé, mais pas de navires pour l'envoyeret pourtant M. Carlon, l'intendant, s'estdonné du mal. On lui cherche des noises.Et voici qu'on recommence à charger degraviers les navires qui retournent enFrance afin de les lester pour manque defret.

Quel contraste avec le travail de fourmisqu'ils avaient vu en Nouvelle-Angleterre. Angélique décrivit l'activitédes colonies anglaises qui envoyaient àTerre-Neuve ou aux îles, des vivres, desbestiaux, des bois de futaille débitéspour couvrir les toits, et qui ramenaientdes produits français, vins et parfums,ou de la mélasse, du sucre pourfabriquer du rhum qu'ils exportaient

ensuite à nouveau là où l'on en manquait.

La Polak l'écoutait avec intérêt.

– Allons voir Basile, lui aussi flaire levent... Il aura peut-être une idée pour leschapeaux.

*****

Si Joffrey avait été là, tout aurait étédifférent. Il entraînait le monde à sasuite. Il insufflait un ferment de vie quidonnait le goût de le suivre. Il imposaitune cohésion dans l'action.

Lui absent, elle était plus sensible à unchangement dû aux dispersions de l'été.Lorsqu'elle était à Salem, elle se sentaitfrançaise, mais lorsqu'elle était à

Québec, elle se sentait d'ailleurs. Etpuis, il faisait si chaud.

Pourtant, la nuit, en écoutant clapoter lamarée au pied des maisons de la Basse-Ville, elle goûta le repos.

Dans la grande et belle chambre où laPolak les avait installées, on brûlait dela citronnelle pour éloigner lesmoustiques. Honorine endormie prèsd'elle, Angélique somnolait. La nuit étaitclaire dans l'encadrement de la fenêtreouverte. La lune devait se cacherderrière la brume lourde exhalée par lefleuve et la forêt. Les bruits du portétaient discrets. Elle avait toujours goûtéles mouvements du bord des quais, ceduo de la terre et de l'eau, chacun ayant

l'air de chuchoter à l'autre desconfidences, des secrets, de secommuniquer les charmes de leursmondes opposés, les navires à l'ancre,seigneurs vagabonds, dodelinants,comme impatients de reprendre le largeet la faune disparate des quais autour depetits feux, très surveillés, pas toujourspermis, mais qui sont le plaisir de laterre ferme.

Elle était un peu de cette espèceerrante – par la force des choses – maisque ce fût le fruit d'une contrainte nel'empêchait pas d'avoir acquis cettefaculté de se sentir partout un peu du lieuoù elle passait. Elle en était sans en être.Elle les tenait par un bout et cela

crochait dur, il n'y avait plus qu'àdérouler l'écheveau vers une autredirection. Et c'était cela le rôle qu'ilsdevaient jouer pour rassembler tous cescoins du monde qui leur tenaient à cœuret auxquels ils appartenaient par desliens de naissance ou de choix.

Ils n'étaient plus au-dehors, mais aucontraire au-dedans de l'inextricableenchevêtrement : le roi, la Nouvelle-Angleterre, la Nouvelle-France, lesvaisseaux, les coureurs de bois, l'avenir,les rêves, les ambitions, les enfants quigrandissent, si lentement et si vite, lesfortunes qui s'édifient si lentement ets'écroulent si vite, les lois qui segonflent à éclater comme un crapaud et

occupent tout le devant de la scène,arbitrent les peurs et d'autres qui seperdent comme eau dans le sable. Deshommes disparaissent, d'autress'imposent.

Ce qui était fatigant, c'est qu'à peine unepartie finie, les pions d'une autre, àl'issue incertaine, se disposaient déjà surl'échiquier. Et il n'y avait pas à hésiter.On était engagé. Joffrey avait acceptéd'aider Frontenac auprès des Iroquois.Elle avait mis au monde deux enfants, etla seule perspective de leurs viescommençantes renversait les données dela leur, rendait plus grave et plus subtille choix de leurs décisions et desentreprises de l'avenir, plus importante

la stabilité du présent. Florimond etCantor étaient à la cour de France. Lapetite personne qui dormait contre sonépaule avait choisi d'être remise auxmains de Mlle Bourgeoys pourapprendre à lire et à chanter.

Et eux, ils étaient au milieu de cette toileencore tissée à gros fils, au NouveauMonde. Leur fortune reposait sur lestractations commerciales avec laNouvelle-Angleterre, leur générositéenvers la Nouvelle-France, la protectiondu roi.

La partie n'avait pas trop malcommencé, mais tout était encore trèsconfus et l'échiquier se perdait dans lebrouillard. La seule chose qu'elle savait,

c'est qu'il fallait continuer, sans faillir, lamarche des « découvreurs », desexplorateurs, qui ne savent pas toujoursce que leur réserve le tournant du fleuve.

Demain, une fois de plus, en doublant lecap Rouge vers Montréal, elles'avancerait en pays inconnu. Ce n'étaitpas pour lui déplaire.

Angélique regardait dormir Honorine.Elle caressait sa belle chevelure. Àchaque sacrifice qu'Honorine leur avaitimposé à coups de ciseaux, ses cheveuxrepoussaient plus beaux et d'une teinteplus sourde de cuivre rouge.

Elle posa un baiser sur le front blanc etbombé.

« Que vais-je devenir sans toi, mon petitamour ?... »

Honorine soupira dans son sommeil, etmurmura :

– Oh ! J'ai tant de choses à faire !...

Ce n'était pas une plainte découragée.Mais l'exclamation à la fois extasiée etun peu inquiète de qui mesurel'importance des travaux qui lui sontassignés et doute d'y parvenir.

Et Angélique se demandait quellestâches innombrables l'enfant pouvaitbien apercevoir dans son rêve, sur lechemin de sa vie.

*****

Apprenant qu'Angélique était de passageà Québec, Mme de Campvert vint lavisiter. Cette femme qui avait mauvaiseréputation et qui avait été exilée de lacour parce qu'elle était la plus fiefféetricheuse au jeu qu'il se pût rencontrer,se fit porter en chaise dès qu'elle la sutau port. Elle lui gardait reconnaissanceet amitié pour avoir soigné son petitsinge mourant d'une inflammation desbronches que personne ne voulaitprendre en pitié. Le singe était toujoursen bonne santé.

– Je prends bien soin de lui par lesgrands froids, comme vous me l'avezrecommandé. Ah ! Quand ce dur exilfinira-t-il ? Quand le roi me pardonnera-

t-il ? Il vous a pardonné à vous. Vousparlerez pour moi lorsque vous le verrezà Versailles, n'est-ce pas ?

Elle semblait persuadée qu'ils allaientprochainement repasser en France. Elleavait des nouvelles de la cour, deVivonne.

– Peut-être que c'est lui qui s'oppose àmon retour. Je sais trop de choses surlui... Quand vous retournerez à la cour,parlez pour moi...

– Mais je..., commença Angélique quivoulait lui faire comprendre que leretour dont elle parlait était, malgrél'autorisation du roi, très problématique.

Elle n'aurait pas écouté ses dénégationsdont les raisons lui auraient échappé,elle qui se desséchait loin de Versailles.

– Ces messieurs du courrier royal quej'ai reçus chez moi à l'arrivée desnavires, m'ont dit que vos fils sont trèsappréciés de Sa Majesté. Je ne sais cequ'ils ont compris de votre situation enNouveau Monde, mais ils s'étonnaient dene pas vous trouver à Québec, ainsi queM. de Peyrac. Il paraît qu'à la cour,périodiquement, la nouvelle se répandque vous êtes de retour en France, queM. de Peyrac et vous, allez vousprésenter à Versailles incessamment. Il ya même eu un faux bruit certain jour quevous veniez d'arriver, que vous aviez

déjà été reçus par le roi. Chacun sedésolait de son côté, croyant avoir été leseul à avoir tout manqué. En tout cas, cequ'on peut dire, c'est que vous êtesattendus par Sa Majesté. Est-ce vrai ceque l'on raconte ? Que Sa Majesté, jadis,n'a pas été insensible à vos charmes ?

De ces bavardages, Angélique retenaitun fait. C'est que la protection du roileur demeurait acquise et, tant que celase répéterait, nul ne pourrait leur nuireen Nouvelle-France.

*****

Un militaire d'une trentaine d'années seprésenta à l'auberge du Navire deFrance. Il avait entendu parler de la

présence de Mme de Peyrac à Québec etvoulait lui demander d'intervenir auprèsde sa « blonde », sachant qu'elle laconnaissait et saurait peut-être laconvaincre de l'épouser, comme il l'ensuppliait depuis longtemps.

– Tu parles d'une blonde ! s'exclama laPolak.

Il s'agissait de la Mauresque, cette filledu roy qui était arrivée avec lecontingent de La licorne, et que M. etMme de Peyrac avaient conduite jusqu'àQuébec où elles étaient envoyées pourfournir des épouses aux jeunesCanadiens.

Le terme de « blonde » était si familier

aux soldats pour désigner la fiancée oula belle restée au pays que le bravegarçon, qui n'en connaissait sans doutepas d'autre, ne voyait pas pourquoi iln'en aurait pas usé pour désigner cellequi hantait ses rêves, et qui était doncune fort jolie négresse, élevée à Parispar les dames de Saint-Maur.

Elle n'avait pas encore trouvé d'époux,non parce qu'elle avait manqué deprétendants, mais parce qu'elle s'étaitmis en tête de n'épouser qu'un officier ouun gentilhomme.

Angélique glanait ainsi quelquesnouvelles sur ses protégées. Henrietten'était pas pressée non plus de convoleravec un Canadien pour connaître la dure

vie des censives isolées. Elle étaittoujours au service de Mme de Baumont,qui l'avait emmenée en France pour unvoyage qu'elle était obligée de faire afinde régler des questions d'héritage.Toutes deux seraient de retour l'anprochain à moins que l'Henriette trouvemari aux Vieux Pays.

– Si elle revient, préviens-la que sajeune sœur est bien mariée, en Acadie, àPort-Royal, en la seigneurie de LaRoche-Posay. Je pense qu'elle seraheureuse d'en être avisée.

On lui dit aussi que Delphine du Rosoy,qui avait pris en charge ses compagnes àla mort de Mme de Maudribourg, devaitêtre en ville, un peu esseulée car son

mari, enseigne, avait accompagné M. deFrontenac au lac Ontario, pour le« pawa » des Iroquois.

Ce ménage, très aimé de tous, étaitparmi les membres les plus actifs de laconfrérie de la Sainte-Famille ets'occupait des œuvres. Ils s'attristaientde ne pas encore avoir d'enfants.

Et puisqu'on parlait de la Sainte-Famille, Angélique relisait le pli deMme de Mercouville, qu'elle avait étél'un des premiers à ouvrir parmi ceuxqu'on lui avait remis à son arrivée. Ellese doutait qu'il y serait parlé des projetsde noces entre Kouassi-Bâ et Perrine,son esclave noire.

Pour commencer, Mme de Mercouvillelui mandait qu'elle se trouvait en saseigneurie de la Pointe-aux-Bœufs avectoute sa tribu, y compris la promise deKouassi-Bâ. Toujours obligeante, ellen'oubliait pas de lui communiquerquelques noms et indications quipourraient lui être utiles dans sarecherche de captifs anglais enNouvelle-France, renseignements qu'ellelui avait demandés dans son courrier del'automne dernier. Elle lui recommandaitquelques personnes à Ville-Marie,connues comme zélés convertisseursd'hérétiques et un jésuite, aumônier à lamission de Saint-François-du-Lac, sur larivière Saint-François, où se tenait ungrand rassemblement d'Abénakis

baptisés, possesseurs d'Anglais ramenéspar eux, en butin de leurs raids dereprésailles sur les établissements deNouvelle-Angleterre.

Elle la prévenait en toute amitié quecette affaire des captifs anglais était unequestion délicate.

Les Anglais étaient le butin des Indiensalliés qui avaient coutume d'utiliser lesprisonniers pour remplacer, dans lestravaux de force, les guerriers quiétaient morts au combat.

On en revenait au projet Kouassi-Bâ/Perrine, on en traiterait à son retourde Ville-Marie. Si celui-ci avait lieudans le début d'août, Mme de Peyrac

trouverait beaucoup plus de monde àQuébec, où l'on revenait pour préparerles grandes fêtes mariales et lesprocessions qui parcoureraient la villedu haut en bas, solennités qui nepouvaient se dérouler avec autantd'apparat que dans la capitale quirecevait en même temps en cettecirconstance sa bénédiction annuelle del'ostensoir, et auxquelles tous lescitoyens de Québec voulaient participer.

Pour le mariage, Mme de Mercouvilleavait fait préparer un brouillon decontrat, établi selon les termes en usagepour ces sortes d'accords, qu'elle priaitM. et Mme de Peyrac de bien vouloirétudier, afin qu'on puisse en discuter les

modalités lors de leur passage au retourqui, elle croyait l'avoir compris à songrand regret, serait bref.

Angélique lut, sans enthousiasme, leprojet en question :

Le comte de Peyrac, seigneur dePeyrac et d'autres lieux, autoriseArmand-César, son nègre, de marierPerrine-Adèle, la négresse de Mme labaronne douairière du Morne-Ankou,en l'île de la Martinique, née d'Ambert,épouse Mercouville.

Ceci en considération de trente annéesde service –ou moins, ou plus – duditArmand-César et aussi aprèsl'expression de la satisfaction exprimée

par la baronne pour la durée où laditenégresse était capable de servir.

Le soussigné, messire Jeammot, curé dela paroisse de la Pointe-aux-Bœufs,attestera avoir reçu lesditesdéclarations conformes et, enconséquence, leur donnera labénédiction nuptiale sollicitée par eux.

Les mariés s'engagent à servir tousdeux pendant trois années encore,après quoi, ils seront déclarés libérés.

Signé : Jeanne de Mercouville, née...,etc.

– Mais ça ne va pas du tout ! s'exclamaAngélique, encore debout dans la salle

où Mme Gonfarel venait de l'introduire.

Tout d'abord, elle était choquée qu'onparlât de Kouassi-Bâ, dont elleapprenait pour la première fois qu'il senommait Armand-César, comme d'unvulgaire esclave. Il y avait beau tempsqu'il était affranchi. Quel dommage queJoffrey ne soit pas là ! Il se serait chargéau mieux de ces questions avecbeaucoup moins de dépense qu'elle,d'énergie et de contrariété. Décidément,elle n'aimait Québec que pour s'occuperde choses frivoles, agréables etpersonnelles, diplomatiques à la rigueur.C'était dû sans conteste à l'air françaisqu'on y respirait, même au cœur de l'été,et qui détournait l'esprit des devoirs

ingrats.

La Polak l'encouragea dans cette voie.

– Vous en reparlerez à ton retour. Laissetout cela de côté. Ça mûrira en cave...

Angélique ne voulut pas montrer cebrouillon de contrat à Kouassi-Bâ. Peut-être était-il déçu de n'avoir purencontrer Perrine, mais il n'en dit rienet elle le sentait surtout préoccupé deveiller sur elle, Angélique, et surHonorine. Ce qui passait en premier lieupour lui, c'était qu'il pût revenir àTadoussac en ayant mené à bien samission : protéger et défendre, s'il lefallait les armes à la main, ce qu'ilsavait être pour son maître, Joffrey de

Peyrac, le plus précieux trésor : cellequ'il appelait « le Bonheur-du-Maître ».Angélique ne doutait pas que, s'il luiarrivait la moindre chose, Kouassi-Bâétait prêt à se suicider sur place. C'étaitdéjà assez dur pour lui de penser qu'onallait laisser Honorine chez desétrangers. Au contraire d'elle, l'air de laNouvelle-France lui inspirait uneprofonde suspicion. Lors de leur dernierhiver à Québec, il n'avait cesséd'arborer une expression très sombre. Ilmarchait dans les rues de Québec avecplus de méfiance que dans celles deParis, la nuit, avant que M. de La Reyniey ait fait mettre des lanternes. Il sedétendait rarement et ses yeux necessaient de guetter de droite à gauche.

Aussi, pendant ce voyage où il sesentait, lui, chargé de si lourdesresponsabilités, veilla-t-elle à ne pas luicauser trop d'affres en se promenantétourdiment sans l'avertir de sesdéplacements. À Québec, ils neresteraient que trois jours. Elle n'avaitpas envie de s'attarder.

Chapitre 37En effet, une fois franchis les deuxpromontoires jumeaux de Kebec et deLévis et doublés le cap Diamant et lecap Rouge, la remontée du fleuve prit legoût d'inconnu, de jamais vu, auxsurprises cachées qu'avant eux avaientdû éprouver les premiers Blancs, desFrançais : Cartier, Champlain, Dupont-Gravé, dont les nefs toujours allantavaient remonté ce fleuve-mer encoreimmense et qui pourtant se rétrécissaiten emportant leur espérance dedéboucher un jour dans la mer de Chine.

Ils finirent par aboutir à un seuil derapides infranchissables. Là, sur la plusgrande d'un essaim d'îles qui formaientle bout de la route navigable, au sommetd'une petite montagne, Cartier avaitplanté une grande croix aux armes du roide France, et baptisé la colline : Mont-Royal.

C'était le fond de la nasse du Saint-Laurent, au cœur de la forêtaméricaine – qui oserait y revenir ? Unsiècle plus tard, un brave gentilhommechampenois, M. de Maisonneuve, et sonéquipe d'aventuriers de Dieu, dont deuxfemmes, Jeanne Mance, MargueriteBourgeoys, sur la même île, plantaientune autre croix et fondaient Ville-Marie,

colonie de peuplement, destinée àapporter la parole sainte de l'évangileaux malheureux Indiens nés dansl'ignorance du paganisme.

C'était une époque déjà lointaine etpourtant, malgré les esquifs et navirescroisés le long du parcours et lesmoissonneurs aperçus dans les champs,une impression de sauvagerie, debarbarie latente continuait de régner.L'histoire des rives de ce fleuve étaitpleine d'embuscades et de massacres depeuples et de nations en guerre, de tribusexterminées, refoulées, tandis qued'autres prenaient leur place et étaientexterminées à leur tour.

Celle des colons venus de France, si peu

nombreux qu'ils aient été au début,pauvres, dispersés, une poignée degrains jetés au vent des espaces,renchérissait à qui mieux mieux,d'attaques des travailleurs au champ, decombats à un contre cent, de courseséchevelées vers le fort et sa palissade,avec une nuée d'Iroquois hurlants auxtrousses de laboureurs, d'ouvriers, decharpentiers, de scieurs de longbrusquement assaillis, scalpés, ouenlevés, emmenés au fond des forêts,torturés d'une manière effroyable,découpés en morceaux et jetés à lamarmite pour y être bouillis et mangés.

Ils ne firent qu'une brève escale à Trois-Rivières. C'était une petite ville à la fois

pleine d'animation et souvent déserte.Ceux qu'on y rencontrait semblaienttoujours sur le point de « lever le pied »et de partir dans l'une ou l'autredirection que proposait ce carrefourd'eau plus compliqué qu'un delta. Auconfluent du Saint-Maurice et du Saint-Laurent, derrière ses remparts de pieux,elle avait cessé, depuis l'envoi durégiment de Carignan-Sallière, d'être lavictime préférée des Iroquois.

Ce n'est qu'au delà, quelque trente millesplus loin, que l'on commençaitd'apercevoir plus fréquemment, enlisière des champs où s'activaient leshommes fauchant, les femmes liant desbottes ou glanant, des hommes armés

faisant sentinelles.

Si Joffrey de Peyrac avait été présent etsi elle n'avait pas eu en perspective laséparation d'avec Honorine, Angéliqueeût sans doute trouvé à ces horizonsbrumeux, plus gris que bleus, traversésde rares éclaircies de soleil blafard,plus de charme. Elle avait hâte d'arriver.

Honorine sautait à cloche-pied sur lepont du bateau. Elle avait oublié, disait-elle, les jeux auxquels on se livrait enpoussant du pied un galet plat d'unedalle à l'autre dans le grand vestibuledes Ursulines. Elle fredonnait aussi leschansons qu'elle y avait apprises enessayant de retrouver les paroles :Rossignolet sauvage, la Nourrice du

Roi, Dame Lombar, Auprès de mablonde qu'il fait bon, fait bon, faitbon... que lui avait remis en mémoirel'amoureux de la Mauresque.

Elle serait assez fière de montrer à mèreBourgeoys qu'elle pouvait chanter avecles autres petites filles. Il y avait en ellebeaucoup de bonne volonté. Avec l'âge,une petite fille sage qui souhaitait sefaire aimer, prenait le pas sur sa naturepremière, impulsive et ombrageuse.

L'une de ces chansons dont la fillettedébitait tous les couplets avec ardeur fitdresser l'oreille d'Angélique :

Rossignolet du bois joli, Rossignolet du bois joli,

Enseignez-moi de la poison,Enseignez-moi de la poison,

Pour empoisonner mon mari qui estjaloux de moi,

Allez là-bas sur ces coteaux, Là vous en trouverez,

La tête d'un serpent maudit, Là vous la couperez,

Entre deux plats d'or et d'argent, Puis vous la pilerez

– Est-ce là les chansons que l'on vousenseigne aux Ursulines ? s'étonnaAngélique.

– C'est l'histoire de dame Lombarde,l'empoisonneuse, expliqua Honorine.

– Mais c'est une histoire tragique !Enfin... inquiétante.

*****

Angélique se trouvait entraînée à parleravec Honorine de son enfance à elle.Elle lui expliquait que, si elle n'avaitpas été au couvent plus jeune, c'est parcequ'ils étaient de famille noble maispauvre. Honorine se mit à poser desquestions précises : comment est-ce quec'était d'être noble mais pauvre ? Il fallutparler des tapisseries de Bergame surles murs humides, qui étaient bien usées.Mais, à part ce détail des tapisseries quitombaient en lambeaux, elle n'en trouvaitpoint d'autres. Si ses sœurs et ellegrelottaient dans leur lit les nuits d'hiver,

c'était plutôt de peur à cause du fantômeque du froid. Elles se tenaient chaud àtrois dans ce grand lit. L'aînée, c'étaitHortense

– Où est-elle maintenant ?

– En France

– Où cela en France ?

– À Paris, sans doute.

L'autre, la petite, c'était Madelon.Madelon était morte.

Était-ce à cause de la pauvreté qu'elleétait morte ? Ou de la peur ? Angéliqueretrouvait ce pincement au cœur qu'elleavait souvent ressenti en pensant à

Madelon. Elle gardait l'impression queMadelon était morte parce qu'elle l'avaitmal défendue.

– Ne sois pas triste ! fit Honorine enposant sa petite main sur son poignet, cen'était pas de ta faute.

Comment était son père ? Que faisait samère ? Est-ce qu'elle s'occupait desplantes pour les tisanes ? Non, mais elles'occupait des légumes et des fruits dujardin potager.

Angélique voyait passer en contrebascomme un soleil, la grande capeline depaille nouée d'une écharpe, et lasilhouette mince et digne de sa mères'approchant des espaliers où les poires

étaient mûres.

Elle, Angélique, la sauvageonne, elleétait dans un arbre et, tapie sur unebranche, guettait de ses yeux verts. Quepouvait-elle bien faire dans cet arbre ?Rien. Elle guettait. Attentive à ne pas selaisser surprendre. Pourtant, sa mèren'aurait rien dit... Angélique, enfant,aimait guetter, regarder. Elle absorbaitl'instant au point qu'il se fixait avec tousles détails : le bourdonnement desmouches, l'odeur exquise des fruitstièdes.

– Grâce à elle, notre mère, la baronne deSancé, nous mangions de bonnes choses.

– Est-ce qu'elle avait des yeux comme

les tiens ?

Angélique s'apercevait qu'elle ne serappelait plus qui de son père ou de samère avait ses yeux clairs, d'une nuancequi, chez certains de leurs enfants, avaitviré soit au plus bleu, soit au plus vert.

Elle demanderait à Josselin, son frèreaîné. Elle n'y croyait pas encore tout àfait à ces retrouvailles.

*****

Un peu après Trois-Rivières, le fleuves'élargissait pour former l'étendue du lacSaint-Pierre. Il était réputé pour être fortventeux.

Une légère tempête ne tarda pas à

secouer les navires. Du pont duRochelais, ils aperçurent des canotsindiens qui se débattaient parmi lesvagues. Barssempuy vint dire que l'und'eux, sur lequel il croyait distinguer lasilhouette d'un ecclésiastique, avait l'airen perdition.

On fit descendre sur l'eau une chaloupeet, peu après, sous les rafales d'unepetite pluie cinglante, montaient à bordles deux Indiens dont le canoë venait decouler et leur passager, une Robe Noirequi se présenta sous le nom du R.P.Abdiniel.

Désormais, Angélique avait appris àrester sur ses gardes lorsqu'elle avaitaffaire à un jésuite. Celui-ci lui parut

neutre, sans hostilité ni sympathie. Il laremercia de l'aide qu'on lui avaitconsentie. Le canot de petite taille où ilavait pris place avec deux catéchumènesqui, comme lui, se rendaient à Saint-François-du-Lac, avait été drossé surdes rochers où une sournoise arête avaittranspercé la coque d'écorces et debaumes pourtant solide. Puis, avant queses occupants aient pu sauter à l'eau etgagner la terre ferme, les remous avaientramené l'embarcation vers le milieu dufleuve. Mâchant activement pourl'amollir leur enduit de gomme et derésine, les pagayeurs avaient essayé decolmater la brèche tandis que lui-mêmeécopait l'eau. Mais, malgré leurs efforts,ils n'avaient plus guère de temps à se

maintenir en surface lorsque les secoursétaient arrivés. Dieu merci, sur le Saint-Laurent, on ne manquait jamais debarques ou de vaisseaux pour venir ausecours des nautonniers en péril. C'étaitla grande fraternité du fleuve.

Angélique vérifia d'un coup d'œil sur lalettre de Mme de Mercouville le nom dujésuite que celle-ci lui avaitrecommandé à propos des prisonniersanglais, et vit que le hasard l'avait bienservie. Elle était en présence del'aumônier de la mission indienne, oùcertains d'entre eux pouvaient se trouver.

Il confirma son ministère auprès desAbénakis, en ce vaste campement,ancien poste de traite, où la plupart des

baptisés de ces nations s'étaientrassemblés.

Elle mit à profit le trajet nécessaire pouraller déposer les rescapés àl'embouchure de la rivière Saint-François où les attendait le reste de laflottille pour lui parler des propositionsde rançon qu'elle tenait duMassachusetts. Des parents de captifsqui avaient été emmenés en Nouvelle-France, les avaient priés de lescommuniquer à qui de droit, sachantqu'étant français et catholiques, ilspouvaient intercéder pour eux auprès deleurs compatriotes.

M. de Peyrac et elle avaient accepté des'entremettre, dans un esprit de charité.

Son hôte, qu'elle recevait dans la salledes cartes du château-arrière, et qui,bien que trempé, refusait couverture etboisson chaude, disant que par lachaleur de la saison, il n'était pasmauvais de prendre un bon bain froid,l'écouta attentivement, puis lui demandasi elle pouvait lui donner quelquesnoms. Elle commença par lui parler dela famille William.

Après quelques instants de réflexion, ildéclara qu'en effet, ces personnes ne luiétaient pas inconnues. Il se souvenaittrès bien de leur arrivée au fort de Saint-François-du-Lac. C'était un partid'Etchemins qui les avait ramenés deNouvelle-Angleterre il y avait deux

années environ. Il s'en souvenait d'autantplus qu'il avait été appelé au chevet dunommé William qui avait une vilaineplaie à la jambe et qui mourut peu après.Il n'avait pu, hélas, malgré ses efforts, leconvaincre d'abjurer son hérésie avantde se présenter devant son créateur.

Il se rappela également la femme quiétait restée veuve avec deux enfants : ungarçon de cinq ans et une petite fille, néedans la forêt, durant la marche vers laNouvelle-France. Il lui semblait queladite petite fille avait été rachetée parde généreuses personnes de Ville-Marie-du-Montréal, qui l'avaient faitbaptiser et l'avaient adoptée parmi leurspropres enfants. Le garçonnet, lui, avait

été adopté après baptême par un chefabénakis, de la tribu des Kannisebinoaksou Canibas, qui l'avait emmené avec luidans la région des lacs, leur paysd'origine comme l'indiquait leur nom« Ceux-qui-sont-situés-près-des-lacs ».

Il ne restait donc à Saint-François-du-Lac que la femme William, qui avait étéachetée par un homme de la tribu desCanibas, son maître EtcheminQuandequiba qui l'avait capturée,retournant vers le sud. Mais le jésuiteassurait qu'elle s'y trouvait encore car leCanibas, un très bon paroissien,préférait rester en permanence à lamission. Angélique le remercia et lechargea de transmettre cette nouvelle

d'une rançon que la parenté des Williamà Boston était prête à verser pourracheter les survivants de la famille,prisonniers en Nouvelle-France.

Pour sa part, elle ne savait combien dejours elle resterait en l'île de Montréal.Il fut convenu que, lorsqu'elle auraitarrêté la date de son départ, elleenverrait au père Abdiniel un messagerpour l'en avertir à Saint-François-du-Lac. Afin de ne pas retarder son retourvers Québec, il l'attendrait si possibleavec la captive à l'embouchure de larivière Saint-François qu'on appelaitaussi la rivière des Abénakis, car elleétait le chemin naturel de retour versleur territoire d'origine, au sud-est, les

pays de l'aurore... En ce lieu, lemissionnaire et ses ouailles lesquittèrent.

Angélique était satisfaite d'avoirretrouvé si facilement la trace desWilliam. On lui avait bien dit que, si l'onvoulait connaître le sort des prisonniersanglais, il fallait aller jusqu'à Montréal.Il y en avait peu à Québec. La capitalene voulait pas voir traîner des Anglaisdans ses rues, prisonniers ou non,convertis ou non, et n'allait pas lesdisputer à leurs maîtres hurons oualgonquins des campements de Lorette.

À son bref passage, Mlle d'Hourredannelui avait dit qu'elle avait bien reçu salettre de l'automne dernier, mais qu'elle

n'avait pas délivré le message à saservante Jessy, jugeant inutile detroubler sans nécessité la pauvre fille.

– De toute façon, « ils » ne la lâcherontpas puisqu'elle n'a pas voulu se fairebaptiser. À soulever la question, elle negagnera que d'être renvoyée à son maîtresauvage abénakis. Et je risque d'attirerl'attention sur ma tiédeur à la convertiret ce ne serait guère le moment puisqueM. Carlon est au bord de la disgrâce.« Ils » ne manqueront guère de rappelerà ce propos que je suis janséniste. Unprétexte de plus pour nuire à ce pauvrecher intendant car nul n'ignore la grandeamitié qui nous lie...

*****

Au-delà de Sorel et du fort bâti àl'embouchure de la rivière Richelieu,appelée la rivière des Iroquois, car avecle fleuve Hudson et le lac Champlain,c'était le « boulevard » naturel qu'ilsavaient coutume d'emprunter pour porterla guerre au Saint-Laurent, et alors qu'onétait vraiment proche du but, unbrouillard épais contraignit la flottillede gagner la rive et de jeter l'ancre. Àtravers les brumes, on distingua undébarcadère de bois et au loin, deslumières qui se projetaient en un grandhalo s'épanouissant derrière le rempartd'une palissade. Le pilote qui lesconduisait depuis Trois-Rivières leurconseilla de descendre et de seprésenter chez les seigneurs du lieu, M.

et Mme de Verrières. Lui, un enseigne durégiment de Carignan-Sallière, étaitvenu en Nouvelle-France dans lacompagnie de son oncle, le capitaineCrèvecœur, et tous deux, au licenciementdes troupes, avaient résolu d'éliredomicile en Canada. Marié à une fille del'île d'Orléans, il avait déjà cinq ou sixenfants et l'on fêtait aujourd'hui lebaptême d'une dernière-née au milieud'une nombreuse compagnie de voisinscomme en témoignaient les barques,bachots, canoës, attachés au long de laberge.

Le pilote insistait. Dans la région, il nefallait pas s'embarrasser de manièrescomme à Québec où tous ces

fonctionnaires royaux se piquaient demaintenir l'étiquette de Versailles. Lesenvirons de Ville-Marie du Montréalconservaient la mentalité des pionniersqui étaient liés entre voisins comme uneseule famille, pour s'être mutuellementaidés à construire leurs maisons, àfaucher leurs champs et, surtout, s'êtreportés secours contre l'Iroquois, lefourbe ennemi qui à tout moment pouvaitsurgir des bois, le tomahawk levé.

Dans la contrée, il fallait sans cesse êtreen alerte, être prêt à s'élancer aumoindre appel, à la moindre fuméesuspecte s'élevant au-dessus des blés, etbeaucoup de gentilhommières commecelle-ci s'entouraient de remparts.

En effet, la palissade flanquée detourelles aux quatre angles avait laisséprévoir une construction de bois, un fortcomme à Wapassou. Or, c'était presqueun château de deux étages bâti en pierreset couvert d'ardoises.

Comme l'avait annoncé le pilote,l'apparition de visiteurs étrangers venusdu fleuve ne fit qu'ajouter à l'allégressegénérale. Angélique, sa fille, seschevaliers servants reçurent le pluscordial accueil et, lorsqu'on sut qui elleétait, un vif mouvement de curiosité etd'enthousiasme s'empara de l'assemblée.Mme de Verrières ne cacha pas sa joie.Le jour du baptême de sa nouvelle-néelui parut marqué d'un heureux présage

par l'apparition inopinée d'une grandedame qui avait sa légende et que lesMontréalais se déclaraient un peu piquésde n'avoir pas encore reçue dans leursmurs.

Ainsi, grâce au brouillard, Verrièresserait le premier honoré. On regrettait deles voir arriver trop tard pour partagerle banquet, mais elles allaient pouvoirse restaurer de sorbets et de pâtisseries.

Mme de Verrières fit signe à l'orchestrede reprendre la musique. Malgré lebrouillard, des couples dansaient dans lacour. Des femmes dans la cuisine d'été,au flanc de l'habitation, continuaient des'affairer autour des marmites. Comme ilfaisait chaud et que l'après-midi débutait

à peine, c'était le moment des boissonsrafraîchissantes, la piquette, le fameux« bouillon » des Canadiens, mais aussides spiritueux, alcools et liqueursdestinés à faire passer le lourd repas demidi.

Mme de Verrières entraîna Angéliquedans le salon où les invités venaient sereposer de danser. On aurait pu se croiredans une des salles du château Saint-Louis. C'était une grande pièce garnie desofas, de vastes fauteuils, de tabourets,de guéridons, meubles de belle facture etqui devaient venir de Paris. Les damesétaient assises, les jeunes, à leurs piedssur des coussins, mêlées au plus âgéesavec une civilité affectueuse et gaie qui

prouvait que les distances et le froidrespect que l'on doit aux aïeules desfamilles ne dressaient pas de barrièreentre elles.

On la fit asseoir. Mme de Verrièrespartit lui chercher de la limonade.

Tous les yeux étaient fixés surAngélique, toutes les bouches étaientfendues par un sourire hilare et, detemps à autre, deux personnes sepenchaient l'une vers l'autre, enchuchotant avec des mines et deshochements de tête à la fois stupéfaits etapprobateurs. Sur un geste d'elle ou uneexpression, la compagnie éclatait de rireet échangeait des sourires entendus.

Profitant de l'arrivée d'un plateau deconfitures et de confiseries, et d'un autrede nouvelles boissons qui détournèrentl'attention, la maîtresse de maison vints'asseoir près de son invitée et lui parlatête à tête.

– Madame, pardonnez notre étonnementet notre amusement qui peuvent vousparaître dénués de courtoisie. Maisvotre apparition en ce jour restera pournous parmi les événements les plusémouvants de notre vie. Mais il y a plus.Et c'est une des causes de notre émotion.Maintenant que je vous ai vue,j'admettrai volontiers que nous sommessinon parentes, au moins proches paralliance. Depuis quelques années, on a

répété jusqu'à en disputer, que vous étiezla sœur du seigneur du Loup, dont lesterres sont à la pointe des Ormes, àl'ouest de l'île du Montréal, à cause dela ressemblance qui existe entre vous etune de ses filles. Maintenant, la choseest certaine, il n'est pas possible que laressemblance ne soit que fortuited'autant plus que le bruit a couru quevous veniez à Montréal, nantie de lapreuve de ces liens familiaux.

– Eh bien ! Madame, vous me donnezaussi confirmation d'une nouvelle dont jen'étais pas encore certaine. En Canada,elles ont coutume de précéder celui oucelle qui sont chargés, non seulement deles porter, mais d'en révéler la teneur ou

de les confirmer. Aussi, je nem'étonnerai pas que vous soyez déjà aucourant de ces faits. Oui, en effet, bienque je ne l'aie point encore vu, ni pul'avertir de ma venue, j'ai toutes lescertitudes que le gentilhomme dont vousme parlez est mon frère aîné, Josselin deSancé de Monteloup, parti pour leNouveau Monde à l'âge de seize ans etdont nous n'avons jamais eu denouvelles depuis.

Mme de Verrières l'embrassa aveceffusion, les larmes aux yeux.

– Nous sommes donc parentes paralliance. L'une de mes sœurs est sonépouse !

Il y eut alors un remous au-dehors.

L'on vint annoncer que le curé qui devaitprocéder au baptême, retardé par lebrouillard, venait d'arriver. C'était unprêtre du séminaire de Québec, itinérantl'été, de paroisses en seigneuries etconcessions isolées. La cérémoniereligieuse aurait donc lieu après la fête,mais ne s'en déroulerait pas moins avecpiété.

M. et Mme de Verrières continuaient àvoir, dans ces contretemps, le signe quela présence inattendue de Mme dePeyrac était de bon augure. Après lui enavoir demandé la faveur, ils firentajouter à la longue liste de prénoms desaints protecteurs de la nouvelle-née,

Marie-Magdeleine, Louise, Jeanne,Hélène, celui de la célèbre et bellevisiteuse : Angélique.

Le brouillard s'étant levé, il fallutregagner les navires. Si l'on n'y voyaitpas plus clair qu'à l'arrivée, c'est quel'obscurité commençait à tomber.Saoulés de conversations et de boissons,on s'arrachait difficilement les uns auxautres.

Mme de Verrières avait longuementparlé à Angélique de la famille de sonfrère et Angélique avait dû donnerquelques renseignements sur les siens,en Poitou, les Sancé, frères, sœurs,parenté...

– À bientôt.

Honorine, qui avait eu tout loisird'étancher sa soif et son appétit envidant les fonds de verres, de gobelets etd'écuelles abandonnés sur les tables,suivant en cela l'exemple d'une nuéed'enfants bruyants et avides, indifférentsà la préoccupation de salir leurs beauxhabits de fête, rarement endossés, etauxquels elle s'était mêlée de grandcœur, s'effondra, terrassée par lesommeil. On dut la porter du seuil de lamaison jusqu'à sa couchette. Angéliqueétait aussi un peu étourdie, car elle avaitfait honneur, sans trop y prendre garde,aux « bonnes boissons » canadiennes,généreusement versées. Elle avait oublié

que les colons français, et surtout leursépouses, étaient passés maîtres en lafabrication d'« alcool de ménage ».Fruits des jardins et des bois, seigle,orge, blé de froment ou d'Inde, sèved'érable, tout était bon à brûler dansl'alambic caché à la dernière branched'un arbre lorsque le fonctionnaire royalfaisait sa tournée.

À la faveur de ce vague vertige, ellecommençait à se sentir en familiaritéavec l'habitant du Haut-Saint-Laurent, ceMontréalais en bonnet bleu, la faux surl'épaule, le mousquet sur l'autre, anobli,militaire, voyageur, une sorte d'habitantdes frontières à la française en somme.Ces femmes et ces hommes dans leurs

fiefs palissades, lui rappelaient les gensde Brunswick-Falls. Ils étaient plusplaisants, plus étourdis, mais, commeces pionniers anglais, durs comme le rocet totalement indisciplinés.

Puis elle se remémora encore ce qu'elleavait appris sur la famille de son frèreet, avant de s'endormir, se fit la réflexionqu'elle n'avait pas manqué d'amplesdescriptions sur sa belle-sœur, sesneveux et nièces, surtout sur la brillanteet redoutée Marie-Ange, cette nièce quilui ressemblait, mais que, sur lui, leseigneur du Loup qu'on prétendait sonfrère, personne n'avait soufflé mot.

Chapitre 38Voici donc Ville-Marie, la sainte,l'audacieuse, aux confins des eaux, de laterre et de la forêt, avec derrière la frisedéroulée, bleutée de ses toits et de sesclochers, son petit volcan éteint au nezcamus, le Mont-Royal. Sur le port, desbourgeois, M. et Mme Le Moyne, baronde Longueil, et son beau-frère, Le Ber,tous deux parents et parmi les plusriches et entreprenantes familles du lieu,l'attendaient.

Depuis longtemps, par l'intermédiaire devoyageurs comme Nicolas Perrot, ces

grands noms de Montréal étaient enaffaire avec le comte de Peyrac. Desaffaires qui passaient par les chemins del'intérieur dont le départ se prenait auxcataractes de La Chine, et elle supposaitque ces messieurs qui soutenaient deleurs deniers les principales expéditionsdes coureurs de bois pour la fourrure,n'étaient pas mécontents de bénéficier,grâce au maître de Wapassou, d'unepetite réserve d'argent pur, peut-êtred'or, bienvenue en cette colonie où lesbons-papiers remplaçaient biendésavantageusement les écus sonnants ettrébuchants, ceux-ci restantinappréciables comme garantie pour toutmarché sérieux, à traiter avec la Francemétropole ou les puissances

commerçantes étrangères.

Elle fut donc accueillie, ainsiqu'Honorine, avec amitié et attention. Ondéplorait l'absence de M. de Peyrac,mais sachant le service que celui-cirendait au gouverneur et à tous, ensurveillant sur le Saguenay laprogression des Iroquois au pays desMistassins, ils préféraient cette solutionqui leur épargnait une campagne d'étécontre ces intraitables ennemis.

Reconnaissants et empressés, ils mirentà la disposition d'Angélique et de safille un petit manoir des plusconfortables, dans le voisinage de leurspropres demeures, et les dames, ainsique leurs filles, vinrent prêter la main à

l'installation des visiteuses et de leursgens. Elles assuraient Angélique que,tout au long de son séjour, elle pourraitse considérer comme chez elle,demander tout ce dont elle auraitbesoin : des domestiques, des femmesde chambre, un cuisinier et ses aides, s'ille fallait. Mais les dames de Montréalcomprirent que la dernière propositionétait inutile en voyant arriver M. Tissotavec ses paniers de vaisselle,d'argenterie et de verrerie, recouverts delinge blanc. La dignité et le savoir dumaître d'hôtel les impressionnèrent.

Il demanda seulement l'assistance, lepremier jour, de deux valets quipourraient lui indiquer où se fournir au

mieux dans la ville en vivres frais,volailles, viandes, légumes, fruits, et, sil'on en trouvait de bonne confection, depâtés et tourtes de viande ou de gibier.

Dès qu'elle le put, Angélique, escortéede Kouassi-Bâ et de M. de Barssempuy,se fit conduire à l'habitation qui, versl'ouest de la ville, abritait les sœurs dela congrégation de Notre-Dame et leursjeunes élèves et pensionnaires.

Une voiture légère les conduisit jusqu'àl'entrée de la concession qui n'était closeque de barrières de bois. Au bout d'uneallée, entre deux prairies plantéesd'arbres fruitiers, on découvrait unelongue maison de pierre, avec troisfenêtres de chaque côté de la porte

centrale, et son toit couvert d'ardoises,percé de sept lucarnes.

En regard des grands bâtimentsconventuels et demeures seigneurialesde la capitale, c'était modeste, maisaccueillant comme une maison defamille. Au centre de la cour, des petitsenfants chantaient en dansant, en battantdes mains et en sautant d'un pied surl'autre.

Aux premiers jours de mai, Que donnerai-je à ma mère ? Aux premiers jours de mai,

Que donnerai-je à ma mère ? Une perdriole qui vole, vole, vole,

Une perdriole qui vole dans le bois...

Il y avait un puits à l'angle du jardinpotager qui se prolongeait sur la gauchepar un pré planté de pommiers, et sur ladroite, par un entrepôt qui complétaitl'ensemble des communs, la grange oùl'on remisait les charrettes, le cellierpour les fruits, la réserve des raves. Ontrouva mère Marguerite Bourgeoys quipayait les traites dues pour la réparationde son toit après l'hiver, en ballots decastors. Apercevant les visiteuses, ellevint à elles, les embrassa, s'informa deleur santé et leur demanda de patienterun petit peu, le temps de terminer lescomptes.

Lorsqu'on eut examiné et dénombré lespeaux, pesé par lots, mesuré la hauteur

des paquets à celle d'une demi-longueurd'un canon de fusil qui était jugéecorrecte pour la transaction, lorsque lecouvreur et le charpentier s'en furentallés avec leur bien de castors sur unebrouette, et leur fusil-étalon de mesureen travers de l'épaule, Mlle Bourgeoysput se consacrer à elles.

C'était un grand jour, dit-elle, que celuioù l'on accueillait une nouvellepensionnaire et surtout venue de si loin.On la choierait bien. Les devinantassoiffées, car c'était la maladie dupays, elle commença par leur faire boireun grand verre d'eau fraîche tirée dupuits. Ici, été comme hiver, ce verred'eau était le premier geste de

l'hospitalité. Puis elle proposa àHonorine d'aller voir une brebis dans lepré et ses deux agneaux, l'un noir, l'autreblanc.

L'on revint ensuite vers la belle maisonbasse. Les salles étaient vastes, avec degrands âtres, et se suivaient enalignement, séparées au milieu par uncouloir qui traversait la maison de parten part et s'ouvrait à l'arrière sur uneautre cour, d'autres jardins et de grandesprairies qui descendaient jusqu'aufleuve.

D'un côté de ce couloir, il y avait leparloir, le réfectoire, les salles d'études.De l'autre, une grande cuisine, nantie dedeux petites salles secondaires, la

chapelle où la statue de Notre-Dame duBon Secours et le beau crucifix offertpar M. de Fancamp, l'un des premiersbienfaiteurs, étaient garnis de bouquetsde fleurs fraîches que les enfantscueillaient dans les prés.

Angélique remarqua que tout au long dela visite, mère Bourgeoys ne lâcha pasla main d'Honorine, lui faisant beaucoupplus qu'à elle les honneurs des lieux.

Quelle adorable éducatrice !

À l'étage, on vit les dortoirs. Les lits debois simple, garnis d'une paillasse deballe et de couvertures à carreaux bleuset gris, étaient surmontés d'un cadre debois.

– L'hiver, nous mettons des courtines deserge verte afin que nos enfants soientbien protégées durant la nuit du grandfroid et des vents coulis.

L'été, on se préoccupait surtout d'éviterles piqûres des moustiques et desmaringouins. On suspendait aux montantsdes lits des boules composées de noixde muscade, de clous de girofle et detoute une gamme d'ingrédients à la fortesenteur. Ces boules, appelées « pommespourries » ou « pot-pourri » avaient lapropriété d'écarter les insectes.

– Savez-vous faire de ces « pots-pourris » ? demanda mère Bourgeoys àHonorine.

Honorine secoua la tête négativement.

– Que savez-vous faire, ma petiteenfant ? Dites-le-moi, pria la religieuseavec affection.

– Je ne sais rien faire, répondit Honorined'un air compassé. Je suis trèsmaladroite.

– Eh bien, nous vous aiderons à l'êtremoins et nous vous apprendrons bien deschoses, répondit la directrice d'un airenjoué et sans se mettre en peine de cettedéclaration.

Partout dans la maison, régnait unedélicieuse odeur de melons et de fruits.Le climat étant plus doux qu'à Québec,

on récoltait ici quantité de prunes et depommes qui déjà faisaient ployer lesbranches dans le verger et, au bas dujardin près de la rivière, dans un sablegris, poussaient les petits melons quiétaient le régal de la belle saison et quel'on faisait confire en petits dés, pourdistribuer aux malades et aux enfants,l'hiver.

Au réfectoire, une sœur et une noviceavaient préparé une collation, et surchaque assiette, les melons coupés enquartiers embaumaient.

Tandis qu'elles dégustaient la pulpedélicate avec des cuillères de vermeil – don d'une « bienfaitrice » – Angéliquene pouvait s'empêcher de poser des

questions sur ces premiers tempsqu'avait connus la pionnière deMontréal, et Marguerite Bourgeoys s'ylaissait prendre car elle aimait serappeler le jour où, après huit annéesdurant lesquelles aucun enfant n'avait puatteindre l'âge d'apprendre à lire, elleavait vu arriver à l'étable mise à sadisposition pour servir d'école, lapremière petite fille, le premier petitgarçon de quatre ans et demi.

La congrégation ne prenait commepensionnaires que des fillettes, mais lespetits garçons de la ville de quatre àsept ans continuaient d'être reçus pourles premières années comme il en avaitété autrefois.

En l'interrogeant, Angélique avait unaperçu de l'intelligente activité que cettemodeste Champenoise qui était partie sihardiment de sa ville natale, Troyes, enFrance, déployait non sans soulever descontroverses car elle innovait en tout.Elle avait fondé le premier ordrereligieux de femmes à n'être pascloîtrées et elle avait obtenu que lecostume porté par elle-même et sescompagnes ne soit que la tenue ordinaired'une ménagère de modeste condition.« Sans voile, ni guimpe », pour ne pas sedifférencier de ceux qui les entouraientet qu'elles étaient venues servir.

Elle avait aussi inauguré un ouvroir dèsles premiers temps de la colonie afin

que les jeunes femmes immigrantes quiarrivaient, souvent dans l'ignorancetotale du moindre rudiment de cuisine oude couture, ne sachant pas plus faire unesoupe que ravauder des hardes – à sedemander parfois, dit-elle, de quellefaçon jusqu'alors en France elles senourrissaient – puissent apprendre lesrudiments de cette belle et honorabletâche qui demande de la bonne volontéet de l'amour, mais aussi de sérieuses etmultiples compétences : tenir un foyer.

Partout où elle le pouvait, disposant d'uncontingent assez faible de religieuses,elle ouvrait des petites écoles pour leshabitants éloignés de l'île, à la pointeSaint-Charles, à la Pointe-aux-trembles,

à La Chine... Et voici qu'on venait lesquérir pour en ouvrir à Champlain, àQuébec, en la Basse-Ville, à Sainte-Famille en l'île d'Orléans.

Elle tenait aussi, pour atteindre la plusgrande partie de l'enfance canadienne, àce que l'école soit gratuite.

Et, afin de pouvoir instruiregratuitement, les sœurs devaient secontenter de peu pour elles. Ellesgagnaient la vie de la communauté pardes tâches à l'extérieur, et en vivant deleur ferme et élevage, comme tous leshabitants de Nouvelle-France.

*****

À la fin de cette première visite, MlleBourgeoys fit à Angélique uneproposition qui tenait compte de la peineque mère et fille allaient avoir à seséparer et qui œuvrerait à dénouer sansbrutalité des liens bien naturels entrecœurs aimants.

Elle conseillait à Mme de Peyrac degarder Honorine auprès d'elle jusqu'à cequ'elle ait pu se rendre chez son frèreafin de présenter l'enfant à sa parenté.

Au retour, elle laisserait à lacongrégation de Notre-Dame la petitefille qui entamerait ainsi sa vie depensionnaire. Marguerite Bourgeoyssupposait que Mme de Peyrac resteraitencore quelques jours dans l'île de

Montréal. Ainsi, elle pourrait se sentirproche de l'enfant, en avoir desnouvelles qu'on lui ferait porter, et,quand viendrait le jour pour elle demettre à la voile et de s'éloigner, mèreBourgeoys espérait qu'elle le ferait toutà fait rassurée sur le sort de son enfant etdéjà accoutumée tant soit peu à laséparation.

Pour la distraire de cette pensée, mèreBourgeoys insistait qu'une multitude degens à Ville-Marie souhaitaientrencontrer Mme de Peyrac et le nouveaugouverneur de la ville avait l'intentionde donner une réception en son honneur,conviant les personnes importantes et lesplus en vue de la cité, c'est-à-dire à peu

près tout le monde, afin de la leurprésenter.

De plus, elle avait ouï dire que lechevalier de Loménie-Chambord setrouvait céans et le visage d'Angéliques'éclaira puis s'assombrit car mèreBourgeoys croyait savoir que son retourétait dû à une blessure qu'il avait reçuedans une escarmouche stupide avec desOutaouais, ce qui l'avait contraint àabandonner M. de Frontenac et l'arméeen route vers les Grands Lacs. Lablessure était sans gravité. On lesoignait à l'Hôtel-Dieu de JeanneMance.

La religieuse enchaîna sur sesprovidentielles retrouvailles avec son

frère aîné qui s'avérait bien être leseigneur du Loup. On le lui avait certifiéen secret... Elle lui assura que la femmedu seigneur du Loup, sa belle-sœur,Brigitte-Luce de Pierrefond, était uneâme d'élite. L'une des filles aînées s'étaitmariée récemment. Marie-Ange, quiétait restée à la congrégation de Notre-Dame jusqu'à douze ans, avaitmaintenant presque seize ans, mais nesemblait pas pressée de fonder un foyer,ce qui surprenait dans un pays où l'onconvolait en justes noces dès quatorzeans et vu son évidente beauté.

– Voilà ce que je vous suggère, meschères enfants, et je pense que vous voustrouverez bien de suivre mon petit tracé.

Regagnez la demeure où vous êtesdescendues, prenez une légère collationet mettez-vous au lit de bonne heure. Lapremière nuit à terre lorsqu'on s'esthabitué à la navigation, est toujourstroublée. De bon matin, on mettra à votredisposition un carrosse... qui eût cru, il ya seulement quinze ans, qu'on verraitdes. carrosses à Ville-Marie ? Maisnotre île est grande, près de quinzelieues de longueur, et le domaine devotre frère tout à l'extrémité ouest. On yva plus vite en canot, mais il fautdécharger à La Chine. Prenez donc lechemin du roi.

Chapitre 39Après avoir franchi cinq marches d'unperron de pierre, Angélique, Honorineprès d'elle, hésitait à soulever leheurtoir de bronze qui, en retombant,allait rompre un silence de près de trenteannées.

Elle ne serait pas surprise de voir surgirtoute cette famille qu'on lui avait siabondamment et si bien décrite qu'elle laconnaissait comme de longue date.

Elle pouvait reconnaître aussi, du hautde ces quelques marches qui précédaient

la grande porte de chêne à motifs en« pointe de diamant », le paysage dudomaine, de grands pacages oùpaissaient des vaches en contrebas, labrillance d'un lac ou d'un bras de fleuve,la maison qu'on appelait la« châtellenie », une belle habitation quiévoquait plus les manoirs de l'ouest dela France, Poitou, Vendée, Bretagne, quela maison de type normand du côté deQuébec.

Mais, jusqu'au dernier moment, elledoutait que, derrière cette porte, elletrouverait un homme dans la quarantainequi avait été ce garçon à gros souliers,son frère, l'aîné, appelé Josselin deSancé de Monteloup.

Le son du heurtoir résonna longuement.La porte s'ouvrit peu après. Elles virentbriller une chevelure blonde ; un œilclair les examinait.

« Si c'est là cette nièce Marie-Ange, ellene me ressemble pas tellement », pensaAngélique.

– Êtes-vous Marie-Ange du Loup ?interrogea-t-elle.

– Oui, je le suis.

L'adolescente éclata de rire.

– Et vous, vous êtes la fée Mélusine.Celle qui se transforme la nuit du samedien biche ? La fée qui veille sur lesrécoltes, bâtit les châteaux et protège les

enfants des maladies. Est-ce bien cela ?

Angélique approuva d'un signe de tête.Primesautière, Marie-Ange vint glisserson bras sous le sien.

– Notre père a dit que vous viendriez.

Elle les fit traverser un vestibule dontles murs étaient garnis de tableaux et detrophées d'orignaux ou de cerfs. Un largeescalier de pierre montait jusqu'à unétage dont la galerie à balustres de ferforgé faisait le tour de l'habitation.

Angélique se sentit heureuse de penserque son frère, puisque maintenantl'évocation de Mélusine écartait lesderniers doutes, avait recréé autour de

lui une demeure de bon ton. Il devait êtretrès riche.

Dans le salon où elles entrèrent, elleaperçut un homme qui lisait, assis dansun fauteuil de style ancien à haut dossierde bois.

Il se leva à leur vue. Il était grand,robuste, mais sans corpulence. Elleaurait pu le croiser dans la rue, ou sur lequai d'un port, sans être effleurée parl'idée qu'il était peut-être son frère. Ilsse regardaient, hésitaient, prenaientensemble le parti de s'embrasser etJosselin lui désignait un fauteuil,s'asseyait de nouveau, croisait delongues jambes, écartait son livre,comme à regret.

Il ne ressemblait pas à leur père.Beaucoup moins que Denis. Pourtant,cette lèvre qui avait de la difficulté àsourire, c'était celle des garçons deSancé. Cantor, parfois, avait la mêmemoue. Regard brun, cheveux bruns, mi-longs. Un air encombré de lui-même,maladroit tout en étant hardi puisqu'ilétait l'aîné. Elle le reconnaissait.

Avec des bonds de libellule, la jeunefille était sortie, sans doute pour allerprévenir les autres membres de lafamille.

*****

– Dis-moi, Josselin...

Le tutoiement était venu spontanément.Et tout aussi naturel le sentiment d'exigerde cet étranger qu'il réponde à sesquestions, comme autrefois.

– Dis-moi, Josselin, lequel de notre pèreou de notre mère avait les yeux clairs ?

– Notre mère, répondit-il.

Il se leva, alla à un secrétaire et y pritdeux plaquettes de bois qu'il vint mettresous les yeux d'Angélique. C'était lesportraits du baron et de la baronne deSancé.

– Gontran les avait peints. Je les aiemportés avec moi.

Il les posa sur une table basse devant

lui, appuyés à un vase de fleurs. Cespetites peintures étaient frappantes deressemblance. Le baron Armand avecson grand feutre un peu cabossé, labaronne et sa capeline de paille.Angélique avoua qu'elle ne seremémorait pas le prénom de sa mère.

Josselin fronça les sourcils, hésitant.

– Adeline, annonça la petite voixd'Honorine, qui restait plantée au milieudu salon.

– Adeline ! C'est cela. Elle a raison,cette enfant.

– J'ai entendu M. Molines le direlorsqu'il est venu nous voir à Québec.

Des pas et des exclamationss'entendaient dans le vestibule.

La femme de Josselin ressemblait à sasœur, Mme de Verrières. Comme elle,une de ces belles, solides et spirituellesfilles de Canada, de la deuxièmegénération, celle née dans le pays,accoutumée à partager avec l'homme lesdangers et la réussite. C'était unemaîtresse femme sous ses airs enjoués.Angélique comprit très vite, tandis quel'on visitait le domaine, qu'elle avait touten mains. Et sans doute, n'avait pasd'autre choix à faire, car son épouxsemblait peu intéressé par les questionsde gestion et de commerce. Brigitte-Luce posait sur lui un regard d'adoration

et semblait le considérer comme un deses enfants, qui, échelonnés de quatre àvingt ans, avaient l'air d'avoir hérité deson agréable et pétulant caractère plusque de celui de leur père.

*****

– Tu aurais pu tout de même nous écrire !lui dit Angélique lorsqu'ils seretrouvèrent en tête-à-tête dans le grandsalon.

La mère de famille s'était éloignée pouraller préparer une chambre et faire untour aux cuisines, car elle avait insistépour garder Angélique et Honorine aumoins pour la soirée et la nuit.

– Écrire ? À qui ? fit Josselin. Je n'avaispas envie d'avouer mes échecs. Etj'avais oublié que je savais écrire,presque oublié que je savais parler.Pour tenir en Virginie ou au Maryland, ilne fallait pas être français et dans tousles États anglais en général, il fallait êtrevraiment protestant. Or, je n'étais rien.J'étais seulement avec les protestants, deleur côté, un garçon qui voulait voir dupays. Mais qui ne servait à rien. Jen'étais bon à rien. Mes études ? Devenirécrivain public ? Notaire ? Greffier ?Qui serait venu chez un notairefrançais ? J'étais étranger partout. Je mesuis senti chez des étrangers et peu à peuchez des ennemis. J'ai appris l'anglais,mais je m'énervais parce que mon accent

faisait sourire. Au sortir d'une taverne,un Français me dit : « Mais puisque tun'es même pas huguenot, va vivre enNouvelle-France, toi qui le peux ». Jedécidai de remonter jusqu'à Albany-Orange, l'ancien fort hollandais. Jen'étais même pas un bon aventurier ni unbon coureur de bois. Les sauvages semoquaient de moi.

– Les garçons de Sancé ont toujours ététrès susceptibles.

– Pour la même raison. Parce que nousn'étions rien, ni paysans ni nobles,pauvres et considérés comme riches, ilnous aurait fallu tenir notre rang, etparce que notre père, pour nous élever,s'occupait d'élevage de mulets et de

baudets, on nous méprisait.

Angélique se dit que Joffrey enAquitaine avait su rompre avec superbele cercle qui paralysait la noblesse...

« Mais il a quand même payé, lui aussi,et fort cher », convint-elle à part soi.

– Les filles de Sancé avaient peut-êtremeilleur caractère que nous autres,parce qu'elles avaient de meilleureschances.

– Non, Josselin. Je me souviens de tesdernières paroles. Elles avaient été pourme mettre en garde de ne pas accepter lesort qui m'attendait : être vendue àquelque vieillard riche ou quelque

grossier et obtus hobereau du voisinage.

– C'est vrai, je trouvais pire encore lesort qui attendait les filles de mafamille, mes sœurs, dans cesgentilhommières perdues : s'ensevelir ouse vendre.

Maintenant, elle le rejoignait, ce garçonqui lui avait dit : « Prends garde ».C'était bien le même qu'elle pouvaitsuivre dans son périple solitaire, àtravers les colonies anglaises, laissant àchaque étape un peu de sa défroque depetit nobliau papiste, changeant de nom,se refusant à parler ces languesétrangères, et donc peu à peu la siennequi attirait l'antipathie et le mettaitparfois en danger, abandonnant aussi,

pour les mêmes raisons, la pratique desa religion pour laquelle il n'avaitjamais été très emballé, et dont lecollège des jésuites l'avait dégoûté, maisn'accordant à celle des réformés qu'uneattention prudente, juste de quoi ne passe faire repérer comme « suppôt deRome » car, s'introduire dans lesméandres de leurs croyancesluthériennes ou calvinistes, le révulsait àl'avance. Il n'aurait jamais pu, toutd'abord parce que cela lui paraissait aumoins aussi ennuyeux que la religiond'en face, sinon plus, ensuite parce quele souvenir du frère de son père quis'était converti à la religion réformée, etque les imprécations et les gémissementsde leur grand-père à la barbe carrée

dans le château de Monteloup n'avaientcessé d'appeler : « Ah !... Ah !... cetenfant que j'aimais ! Cet enfant quej'aimais ! » hantaient ses jeunes années,à lui Josselin, et le mettaient devant unebarre impossible à franchir quand onparlait de conversion.

– Oh oui, c'est vrai ! dit Angélique.Notre pauvre grand-père avec seslamentations !

De ce qu'il avait appris dans lescollèges de France, en bon gentilhomme,penché sur un parchemin, à tremper saplume dans son encrier de corne, toutn'était qu'à jeter aux orties. Dans ce paysde sauvages où il était allé, eux qui neconnaissaient même pas l'écriture, les

plumes n'avaient d'importance que cellesque les Indiens pouvaient se planter dansleurs chignons huileux ou dans leurcimier de scalp.

Il était bon cavalier, mais de chevaux,point. Le maniement de l'épée ? Qu'enfaire dans ce pays où l'on parlait à coupsde mousquets, sinon de coutelas, dehaches ou de casse-tête !

Ainsi, il était parvenu aux abords du lacdu Saint-Sacrement7 où les coureurs debois anglais et français se rencontraientparfois. Dans ces parages où la frontièreentre la Nouvelle-Angleterre et laNouvelle-France était plusqu'indistincte, contestée, et en faitn'existait ni pour les uns ni pour les

autres, il avait pu passer insensiblementde ses compagnons anglais réformés àses compatriotes français catholiques,du lac du Saint-Sacrement au lacChamplain.

Au fort Sainte-Anne, il s'était annoncésous un autre nom, Jos du Loup. Il avaitbu une dernière pinte de bière avec sonami, un Français huguenot du Nord, ceWallon qui renseignerait Molines et sesouviendrait du faux nom donné par luiau commandant du poste. Ce fut ladernière fois qu'il ouvrit la bouche pourlongtemps.

– À ce moment-là, dit Josselin, j'étaisdevenu tout à fait muet.

Il avait hiverné au fort Sainte-Anne,aidant à transporter du bois, compter desballots de fourrure, entretenir les armes,les raquettes à neige.

Au printemps, il repartit, déboucha dansle Saint-Laurent, sous Sorel, et gagnaMontréal. Ce fut là qu'il rencontraBrigitte-Luce et l'épousa.

– Et comment as-tu fait fortune ?

– Je n'ai rien fait du tout. Ni fortune niquoi que ce soit. Qu'ai-je à faire, t'ai-jedit, avec ce qu'on m'a enseigné ? Lachasse ? Quelle chasse ? Ici on nechasse pas, on va récolter la fourrurechez les Indiens chasseurs. Dans majeunesse, en Poitou, il m'est arrivé de

courir le loup, le sanglier, avec notrepère. Montréal est bien pourvu enviande. On ne se nourrit plus de gibier,comme dans les postes éloignés. Nichevaux ni meute. Quant à sonner le cor,talent auquel je m'étais exercé avecnotre voisin Isaac de Rambourg, à quoicela pourrait-il me servir, dis-le-moi,dans les forêts du Nouveau Monde, oùfaire craquer une brindille sous votrepied peut vous coûter votre chevelure !

Ils se mirent à rire, contents dedécouvrir que la vie les avait à peu prèsinitiés aux mêmes cocasseries dont ilsétaient portés à s'amuser, par une façonde voir les choses, due à leur éducationcommune.

Angélique aperçut sa belle-sœurs'arrêter au seuil de la porte, stupéfaiteet ouvrant de grands yeux.

– Ce n'est plus le même homme ! S'écria-t-elle.

Josselin tendit la main vers sa femme.

– C'est elle qui m'a sauvé, dit-il.Brigitte-Luce vint s'asseoir près d'eux etelle avoua qu'elle ne se souvenait plusquand elle avait entendu pour lapremière fois le son de la voix de Jos duLoup subitement surgi à Montréal, sitaciturne et dont personne ne savait rien.

– En tout cas, nous nous connaissionsdéjà depuis plusieurs semaines. Nous

étions, je le crois, fiancés. Mais je viensde tendre l'oreille avant de m'approcheret je ne l'ai jamais entendu parler aussilongtemps. Quant à rire... !

Ils convinrent que l'attachement fraternelest comme un filet d'oiseleur qui, à l'insumême de ceux qu'il a capturés, garde àjamais dans ses mailles invisibles lesfrères et sœurs. Ils s'interrogèrent sur lanature de ce lien mystérieux qu'ils nes'étaient jamais imaginé si solide.

Angélique et son frère aîné seconnaissaient si peu. Les aînés allaientau collège et les plus jeunes ne lesvoyaient qu'aux vacances. Ce n'était pasnon plus les effets d'un caractèresemblable, car ils étaient très différents.

Il n'y avait entre eux aucun souvenir decomplicité, car ils n'avaient jamais jouéensemble. Était-ce de porter le mêmenom ? Peut-être. D'être du même sang ?Non. L'attachement fraternel, c'est autrechose. C'est indépendant du fait d'êtresorti du même sein et de la mêmesemence car parfois, au contraire, celasépare.

– J'avoue que cela m'a longtemps déplu,avoua Josselin, que ma mère quim'idolâtrait dans mes premières années,fût aussi votre mère. Je trouvaisimpudent de la part de tous ces morveuxqu'ils prétendissent qu'elle était aussi laleur...

Ils furent d'accord que ce qui liait le

plus peut-être les membres d'unefamille, c'était la vie commune qui lesrassemblait durant les premières annéesde leur existence autour de la mêmetable, sous le même toit où l'on revientqui est, sur la vaste terre hostile, le lieuoù votre faiblesse d'enfant, jetée dans lefroid et la nuit depuis l'expulsion hors del’Éden, a le droit d'être.

– Et où l'on rêve de revenir...

– Non, fit Josselin, je n'ai jamais rêvé derevenir dans le vieux château croulant etje me suis félicité d'en être parti. Cen'est pas cela qui nous lie, Angélique.Alors ?...

– À propos, dit Angélique, j'ai là des

papiers à te faire signer.

Et elle chercha dans son sac l'enveloppecontenant les documents que lui avaitfait parvenir le « vieux » Molines en lapriant de les faire signer par son frèreJosselin quand elle le reverrait, afin quel'ancien intendant des Plessis-Bellièrespût continuer, de New York, à régler lesaffaires de succession ou autres des« jeunes » Sancé de Monteloup commeil l'avait fait jusqu'alors.

Brigitte-Luce avança la main. Elle étaitaccoutumée à l'inintérêt total quemanifestait son époux à ce genre dequestion. Elle se chargeait d'examinerles feuilles et demanda à Angélique debien vouloir lui en expliquer la teneur.

Étant l'aîné et non décédé, il fallait qu'ilreporte son titre d'héritier sur son frèreDenis qui avait repris le domaine etvivotait avec sa nombreuse famille,ayant renoncé à sa carrière d'officierpour repeupler la vieille forteresse deMonteloup.

– Denis ?

Celui-là il ne s'en souvenait pas. C'étaitle dernier. Brigitte-Luce secouait la têteavec une mimique qui signifiait que,malgré son indulgence, il y avait quandmême des choses qui la dépassaient.

– Jusqu'à ces quelques jours où il m'aannoncé qu'une de ses sœurs seprésenterait, j'ignorais tout de son passé.

Je ne savais même pas d'où il venait.Quant à ses frères et sœurs, nous voicitous bien ravis de les découvrir sinombreux... mais c'est une surprise.

– Il ne parlait pas, ne racontait rien, ditAngélique. Je me demande par quellesapproches vous vous êtes retrouvésmariés tous les deux !

C'était évident qu'il y avait entre eux unehistoire sans paroles, la force de l'amourinexprimé. Mais autre chose encore.

– Un tel charme émane de lui ! murmuraBrigitte-Luce, défaillante.

Angélique n'aurait jamais pensé àl'imaginer sous cet angle. Elle l'avait

toujours trouvé tellement bougon. Maisl'avis d'une jeune sœur sur son frère aînéde quinze ans, n'est-ce pas ce qu'on peuttrouver de plus limité et de plusarbitraire en fait d'appréciation sur lavaleur potentielle et fondamentale del'individu qu'il sera un jour ?

Elle en fit la remarque et ils convinrentque rien n'était plus difficile à déracinerde l'esprit que les réactions ou opinionsde l'enfance. Du vrai chiendent. Sonobservation extérieure est parfois juste,aiguisée, mais l'enfant ne sait rien,manque d'éléments, ne peut pascomparer. Il juge avec une intuitionanimale, mais dans l'instant, et en regardde son seul monde, d'où ces souvenirs

vagues et sans nuance, ces images ouportraits arrêtés en eux et dont la couleurne variera guère quoi qu'on fasse, quoiqu'on vive.

Ainsi reconnurent-ils, enchantés d'êtred'accord, eux, les enfants de Sancé deMonteloup, que Molines avait toujoursété vieux et Hortense une chipie,Raymond un pédant, la nourrice Fantineune créature prodigieuse, maisinquiétante, mais aussi le pilier duchâteau et sans laquelle rien de leur vien'aurait subsisté entre ces vieux murs. Entout cas, elle avait su les en persuadertous. Gontran était un infréquentablebizarre qu'on abandonnait à sesmorceaux de charbon de bois ou ses

cochenilles pilées, Marie-Agnès dont ilse souvenait moins, dans son berceau,mais dont il n'avait pas oublié le regardbleu étrange, une petite futée sournoise.

– Elle est abbesse...

– Non !

Marie-Agnès était de la même espècehardie et dissimulée que ce microbed'Albert qui devait avoir dans les deuxans lorsqu'il était parti. Albert, un petitmaladif, ressemblait à un ver blanc etavait toujours des chandelles sous lenez.

– Il est prieur !

Là, ils rirent tous franchement.

– Croyez-moi, dit Brigitte-Luce, les yeuxbrillants, mais c'est la première fois queje l'entends rire ainsi. Merci à vous, masœur, à qui je dois ce miracle.

– Et moi, qu'étais-je à vos yeux ?demanda-t-elle, moi qui faisais pleurerla tante Pulchérie par mon indisciplineet mes fantaisies.

– Toi, tu étais Angélique. On hésitait àdécider si tu étais la plus garce ou laplus exquise. On n'osait pas seprononcer, car la nourrice Fantine nousavait prévenus, nous, les trois aînés,Raymond, Hortense et moi, à tanaissance. Je revois son air solennel,presque menaçant : « Elle est différente !C'est une fée ! Elle est née d'une

étoile !... » Et de cela aussi nous n'avonspas pu démordre, même Raymond jeparierais ! Tu es là devant moi et jepense : « Attention, méfiance, celle-là,c'est une fée. Elle est différente, elle estnée d'une étoile ». Et plus je te regarde,plus j'examine celle que tu es devenue,celle que le destin a fait de toi, et plus jesens se réveiller mes anciennescertitudes.

Il secoua la tête, serrant ses lèvresautour du long tuyau de sa pipe pourretenir un sourire...

– La nourrice avait raison.

*****

– Je vous comprends, dit un peu plustard Angélique à sa belle-sœur. Peut-onexprimer de façon plus charmante à unesœur retrouvée après trente années, qu'ila gardé d'elle un souvenir flatteur, etque, malgré les années écoulées, il larevoit telle qu'il la souhaitait ? Notezque je ne l'aurais jamais cru capable detant de finesse. Mais, en effet, qu'ai-je sude lui, mon frère de quinze ans ?

Et elles rirent encore, heureuses de sesentir libres dans une entente déjàfraternelle, comme si elles s'étaienttoujours connues. Elles devinaient quese noueraient entre elles les liens quiseraient moins dus à l'obligationfamiliale qu'à une parenté d'âme.

Ils avaient encore bien des choses à sedire, non seulement maints récits à sefaire, mais toutes sortes d'idées àéchanger.

Le temps, cependant, passait trop vite.Angélique demeura une seule nuit avecHonorine au manoir des Trembles. On sefit des adieux. On se réitéra l'assuranced'un revoir prochain.

– Moi, je vous écrirai, promit Brigitte-Luce.

Chapitre 40– On aurait dit que cette Marie-Angeétait ta fille, émit Honorine d'un airmécontent. Mais c'est moi qui suis tafille.

– Certes, ma petite chérie, cela ne sediscute pas. Marie-Ange n'est que manièce. Elle me ressemble par le hasardde notre parenté. Si l'on peut voir queFlorimond ressemble beaucoup à tonpère, par contre, Cantor aurait beaucoupplus de son oncle Josselin.

– Et moi, à qui est-ce que je ressemble ?

demanda Honorine.

Elles remontaient l'allée qui conduisait àla maison de Marguerite Bourgeoys, etAngélique aurait voulu retenir ses pas,ne jamais y parvenir.

– À qui est-ce que je ressemble ?insistait Honorine.

– Eh bien !... je crois que tu as quelquechose de ma sœur Hortense.

– Est-ce qu'elle était belle ? demandaHonorine.

– Je ne sais pas. Quand on est enfant, onne juge pas bien cela. Mais je mesouviens que l'on disait d'elle qu'elleavait de la noblesse, un maintien de

reine, c'est-à-dire une jolie démarche,une belle prestance, qu'elle tenait la têtedroite, et toi tu as toujours été ainsi,même quand tu étais bébé.

Honorine se tut, en apparence satisfaite.

Angélique avait un peu triché avec lesconventions établies par MlleBourgeoys. En revenant de chez sonfrère, assez tard dans l'après-midi, ellen'avait pas immédiatement amenéHonorine à sa nouvelle résidence. Lesoir est un mauvais moment pourfranchir certaines étapes. Le matin, lesforces sont neuves.

Il faisait beau. L'orage ne menaçait paset les oiseaux chantaient éperdument

dans le verger.

La petite malle d'Honorine avait déjà étédéposée, ainsi qu'un grand sac danslequel Honorine avait voulu emporterdifférents objets auxquels elle tenait,entre autres, ses deux boîtes à trésors,son arc et ses flèches donnés par M. deLoménie, son couteau donné parl'intendant Molines et des livres dont Lalégende du roi Arthur, et la Passion deSainte-Perpétue, en latin. Elle sedonnait peut-être pour but de pouvoirdéchiffrer rapidement ce texte afind'étonner le jeune Marcellin, neveu deL'Aubignières, qui la lisait si bien.

– Pourquoi l'autre jour as-tu déclaré àmère Bourgeoys que tu ne savais rien

faire ? demanda Angélique. Tu sais entout cas fort bien chanter.

– Mais tu as dit que mes chansonsétaient... inquiétantes ! rétorquaHonorine.

– Seulement pour la chanson del'empoisonneuse.

– ... Je ne la vois plus, murmuraHonorine pour elle-même.

Angélique retenait ses pas comme elleaurait voulu retenir ce moment où elleconduisait son enfant vers une nouvellevie et qui était un moment qui nereviendrait jamais. De longtemps, ellen'aurait plus l'occasion de dialoguer

avec Honorine, alors qu'elle gardaitencore le privilège de son âge tendre :celui d'exprimer naïvement sa pensée etsa vision, enfantines, neuves.

Quand elle la reverrait, elle auraitappris à se ranger sur les raisonnementscommuns. C'était pour cela qu'on laremettait entre les mains d'éducateurs.Elle aurait appris ce qu'il faut faire,penser, dire, et surtout ne pas dire, et ceserait dommage parce que c'était parfoistellement drôle ce qu'elle exprimait.Quand elle la reverrait et qu'elle luiparlerait, l'enfant recevrait ses parolesavec un autre entendementqu'aujourd'hui.

Elle s'arrêta et s'agenouilla devant elle

pour être au niveau de son regard.

– Sais-tu qu'il y a un temps, tu étais seuleavec moi ? Je n'avais que toi.Heureusement que tu étais là. Si je net'avais pas eue pour me consoler, queserais-je devenue ?

– Où était mon père ?

– Très loin. Nous avions été séparés.

– Qu'est-ce qui vous avait séparés ?

– La guerre !

Elle voyait qu'Honorine allait réfléchir àcela. Elle savait déjà que la guerresépare. On s'en va avec son arc et sesflèches ou son fusil et ensuite... le

chemin du retour n'est jamais facile.Parfois, l'on ne revient pas.

– C'était très difficile de le retrouver etlongtemps, avec toi, je le recherchai. Unjour, nous nous sommes retrouvés et ilt'a dit : « Je suis votre père. »

– Je me souviens.

– Tu vois qu'il y a des choses heureusesqui arrivent.

Honorine hocha la tête. Elle en était toutà fait persuadée.

– Alors, pourquoi es-tu triste ? demanda-t-elle, tandis qu'elles se remettaient enmarche vers la maison.

– Parce que je pense que si jamais tu esen danger, si tu as besoin de moi, je vaisêtre si loin.

– Si j'ai besoin de toi, je t'appellerai, ditHonorine. Comme le jour de la tempête,quand la neige a failli me noyer. Jet'appellerai et tu viendras.

Chapitre 41Les deux jours suivants, Angélique unpeu plus libre chercha à rencontrer lechevalier de Lomélie-Chambord.

S'étant présentée à l'hôpital JeanneMance, on lui dit que l'officier, remis desa blessure, logeait à la maison de cesmessieurs de Saint-Sulpice. Elle y fitporter un mot, mais Yann Le Cuennec nelui rapporta pas de réponse et ellecommença de comprendre.

« Il m'évite !... »

Et la cause de cette froideur :

« Il a dû recevoir l'annonce de la mortdu père d'Orgeval, son meilleur ami. Ilm'en rend responsable... »

Elle avait eu dès le premier instantl'intuition que la mort du jésuite leurserait plus nuisible que sa survivance.Elle ne souhaitait plus rester à Ville-Marie. Séduire les Montréalaisdemandait plus de temps et d'opiniâtretéqu'elle n'en pouvait disposer.

C'étaient des gens très sûrs d'eux. L'îlede Montréal avait toujours appartenu àdes sociétés indépendantes etd'obédience religieuse, celle de Notre-Dame de Montréal d'abord, formée dedévots laïques, puis celle du séminairede Saint-Sulpice de Paris ensuite.

Les sulpiciens en étaient les seigneurs,c'est-à-dire les propriétaires, ce quiexpliquait pourquoi les jésuites avaientété tenus à l'écart. Ils s'installaientmaintenant, mais en invités. Leshabitants avaient le droit de nommer leurgouverneur, sans se préoccuper de l'avisdu gouverneur général. Ils se suffisaientà eux-mêmes et l'accueil qu'ilsréservaient aux étrangers à l'île, qu'ilsvinssent de France, de Québec ou deTrois-Rivières, était teinté de suffisance.

Longtemps et encore aujourd'hui, ilss'étaient maintenus aux premières lignesde la terreur iroquoise, vivant à lapointe du mousquet. Cela les avaitpersuadés qu'en toutes choses ils

faisaient montre de plus d'héroïsme,d'abnégation, de piété, de charitéchrétienne et de vertu que les autres. Et,à cause de cette opinion qu'ils avaientd'eux-mêmes, ils n'aimaient pas qu'on semêlât de leurs affaires. Il y avaitbeaucoup de zélés baptiseursd'hérétiques à Montréal qui avaientracheté des prisonniers anglais, surtoutdes enfants, mais l'enquête d'Angéliquene parvenait pas à trouver le moindre filconduisant à ceux qui auraient pu êtrerendus à leurs familles en Nouvelle-Angleterre.

Les gens paraissaient très empressés à lasatisfaire, mais échangeaient des regardsentre eux et elle comprit vite qu'elle les

contrariait par son insistance. Ils avaientleur conscience pour eux, ayant gagnédes âmes à la vraie religion et dépenséde leurs écus pour cette œuvre sainte. Àla limite, son obstination à vouloirrejeter les convertis dans les ténèbres deleur incroyance allait être jugée impie.

*****

Mlle Bourgeoys lui envoya un mot luiconseillant de fixer la date de son départde Montréal afin de décider du jour oùelle viendrait une dernière foisembrasser sa fille. La petite enfant ne laréclamait pas et donnait toutesatisfaction.

Le lieutenant Barssempuy se déclara

prêt pour l'appareillage. Le matin dudépart, elle se rendit à la maison desreligieuses.

Honorine arriva en courant au parloir.

– Faites vos adieux à votre mère, lui ditMlle Bourgeoys. Je l'ai avertie qu'ellepouvait transmettre à votre père notreopinion que vous êtes une très bonneenfant.

Angélique serra la petite dans ses bras.

– Nous penserons à toi tous les jours.

Honorine s'était préparée à cet instant.Elle se recula d'un pas et posa une mainsur son cœur, imitant Séverine.

– Ne crains rien, dit-elle. J'ai là unsecret d'amour qui m'aidera à vivre et àsurvivre.

Elle repartit vers l'espace ensoleillé etAngélique retenant à la fois son rire etses larmes s'éclipsa, gardant la vision dela petite Honorine dans la joliesse de saseptième année, chantant parmi sescompagnes, en faisant la ronde.

Aux premiers jours de mai,Que donnerai-je à ma mère ?

« Aux premiers jours de mai, je memettrai en route pour te revoir, mon petitamour », se promit-elle.

Mère Bourgeoys lui pressa la main à

plusieurs reprises, sans rien dire. À labarrière de la propriété, Angélique eutla surprise de trouver toute la famille deson frère qui l'attendait. Le seigneur duLoup lui-même s'était déplacé.

Cette escorte gaie, expansive, etl'entourage de quelques amis qui s'yjoignirent pour l'accompagner jusqu'àl'embarcadère lui évitèrent les penséesmoroses qui risquaient de l'assaillir.

Elle se retrouva sur Le Rochelais dansle mitan du fleuve, agitant son écharpevers d'autres écharpes et mouchoirs qui,alignés sur la rive, l'assuraient deprésences chères à son cœur jusqu'en cecoin du monde, en l'île sulpicienne deMontréal.

Elle n'avait pu s'entretenir avec M. deLoménie-Chambord, ni visiter Mmed'Arreboust, la recluse, comme ellel'avait promis au baron. Il lui restaitencore une bonne action à remplir. Parun Indien de M. Le Moyne, elle avait faitavertir le père Abdiniel de la date deson retour.

Il bruinait et la lumière était griselorsque les navires parvinrent au lieu durendez-vous. Près du vieux fort, àl'entrée du fleuve Richelieu, un groupede personnes, formé du jésuite, de deuxsauvages et d'une femme, se tenait aubord de l'eau.

Le Rochelais jeta l'ancre. Angélique sefit conduire à terre. C'était bien Mrs

William, mais tout à fait amorphe etaccablée, et qui ne marqua d'aucun signeson intérêt à la revoir. Elle se tenait lesyeux baissés, fort maigre, ses cheveuxmêlés de gris tressés à l'indienne etretenus par un bandeau de brins de lainede couleur. Sa vêture était un mélange deses anciens vêtements devenushaillonneux et d'une casaque et d'un giletde peaux passées. Elle se drapait commeles Indiens dans une couverture de traite.Elle avait néanmoins des chaussuresfrançaises aux pieds, une charité d'unepersonne d'œuvres.

Angélique se fit reconnaître, s'adressantà elle en anglais. Elle lui parla depersonnes de sa famille qu'elle avait

vues à Salem et qui, venues de Portlandet de Boston, étaient désireuses de laracheter.

– Je doute que son maître accepte, dit lejésuite, il ne dédaignerait pas la rançon,mais sa fierté souffre de ce que cettefemme refuse obstinément le baptême etla bonne parole.

Depuis qu'on lui avait retiré ses enfantset surtout son jeune fils de cinq ans, elleavait adopté une attitude passive, commesourde et muette. Et c'est bienregrettable, concluait-il, qu'ayant reçu lagrâce, par son épreuve, de se rapprocherde la vraie lumière de la foi, ellecontinue à opposer à ce signe del'affection de Dieu pour elle, un tel

refus.

Angélique essaya encore de la tirer deson apathie en lui répétant qu'on voulaitla racheter et que sa fille Rose-Ann seportait bien. L'Anglaise ne marquaitaucun signe de compréhension.Angélique se tourna vers le jésuite.

– Aurait-elle perdu l'usage de sa languenatale ? N'y a-t-il personne au camp desAbénakis parmi d'autres captifs anglaisavec lesquels elle pourrait s'entretenir ?

– Si fait, reconnut le directeur de lamission, nous avons un nomméDaugherty, un bon travailleur et qui a étéadopté par une veuve qui en est trèssatisfaite. Il demande parfois et obtient

l'autorisation de visiter la prisonnière etj'observe de loin qu'elle parle et pleureavec lui.

Daugherty devait être l'« engagé » desfermiers anglais qui avait été capturé,ainsi que son fils, en même tempsqu'eux. Angélique fut un peu rassérénéede penser que la malheureuse avaitquand même quelqu'un de son pays et desa maison pour la soutenir dans sonesclavage.

– Et le fils de Daugherty ?

– Quel âge avait-il lors de sa capture ?demanda le jésuite.

– Douze ou treize ans.

Alors, il y avait quelques chances qu'ileût été racheté et adopté par une famillepieuse de Ville-Marie, ou par un grandchef de l'intérieur qui en ferait un habileguerrier. Angélique laissa au père lesadresses et noms des parents de MrsWilliam, au cas où celle-ci finirait pars'intéresser à leur proposition et que sonmaître sauvage y consentît.

Elle prit congé, serra la main inerte etmaigre de la pauvre puritaine et repartitsans vouloir se retourner.

C'était un soulagement de se retrouver àbord du petit yacht, descendant, libre, lecourant, sous la protection de labannière indépendante, bleue à écud'argent, de leur fief, de se sentir

entourée d'amis sincères et dévoués,Barssempuy, M. Tissot, Yann LeCouennec, Kouassi-Bâ qui s'évertuaientà lui être agréable, à lui rendre moinspénibles ces premiers jours deséparation d'avec sa fille.

L'absence d'Honorine lui avait paruinsupportable au début. Après avoir vula pauvre Mrs William, elle jugeaqu'elle n'avait pas à s'attendrir sur sonpropre sort. Au moins, elle savait enquelles mains se trouvait sa fille et elleretrouverait bientôt son époux.

La façon d'être du père jésuite, pointméchante mais totalement insensible etincapable de comprendre ce qu'unefemme, qui avait perdu son mari et à

laquelle on avait arraché ses enfants,pouvait endurer, l'avait glacée.

*****

À Québec, qui lui rappelait sa dernièreescale avec Honorine, la Polak lasecoua.

– Que dirais-je, moi, dont le gamin courtles pires dangers parmi ces sauvages quià tous moments peuvent le scalper ou lemettre à la grillade ! Surtout qu'il estgrassouillet. Et c'est mon « unique ».

Angélique aurait voulu lui expliquer celien qui s'était créé avec sa fille, venu dutemps où les sbires du royaume lancés àsa poursuite se passaient le

signalement : « Une femme aux yeuxverts portant un bébé aux cheveuxroux. »

– Ta-ta-ta, disait la Polak. On est toutesles mêmes ! Piégées, là aussi. Et c'estl'affaire de chacune de s'en dépêtrer.Mais laisse-moi te dire, pour desfemmes comme nous, la vie n'accordepas de temps aux jérémiades. Ça ne veutpas dire qu'on n'est pas là pour lesdéfendre quand il le faut, nos enfants. Lecœur d'une chatte furieuse, voilà cequ'est dans un tel moment le cœur d'unemère ! Souviens-toi quand nous sommesallées arracher ton Cantor auxÉgyptiens. Cette course, mes amis, piedsnus dans la boue glacée sur le chemin de

Charenton ! On volait presque, on avaitdes ailes...

Dans son souvenir, au cours des années,c'était elle qui avait tout fait, qui avaitrepris de force Cantor aux Égyptiens.

– Ne rêve pas ! dit la Polak péremptoire.C'est loin ! Ils sont grands, ils sontvivants. Que veux-tu demander de plus ?Il faut regarder devant nous, surtoutmaintenant où les bords des chapeaux serétrécissent et que la ruine menace. Lesenfants, ce n'est qu'un toron de plus à latresse de notre vie. Un toron d'amoursoit, mais rien d'autre qu'un toron deplus. Et la tresse est compliquée,n'oublie pas ! Plus que les ceinturesfléchées des Indiens...

*****

Le lyrisme de la Polak, solidementsoutenu par les « bonnes boissons » querenfermait sa cave, avait des vertusthérapeutiques sans égales et Angéliquecommença à faire le projet d'allerchercher les jumeaux et de revenirpasser l'hiver à Québec.

Urville et Barssempuy demandèrentquelques jours pour faire l'inspectiondes navires, rassembler les équipages etprocéder au chargement desmarchandises.

On avait acheté à l'intendant Carlon unegrande partie de son blé excédentaire etdes réserves d'anguilles fumées du

Saint-Laurent qui étaient si abondantesque même à la fin de l'hiver, on préféraitsucer du cuir que d'en manger. À sonpassage, Angélique avait arrêté lesconditions de livraison, mais, avec ladébandade de l'été, ni sacs ni tonneauxn'avaient encore été portés au port.

Ce contretemps ne lui parut pas de bonaugure. Non pas à cause de l'incurie desservices portuaires qui n'avait rien quede banal, l'éloignement des personnesresponsables et l'habitude, assezcoutumière au caractère français, de nefaire les choses qu'au dernier moment, letemps de laisser au contrordre celuid'arriver, étant seuls en cause.

Ce n'était pas d'être obligée de piétiner

au port qui lui donnait la sensation queles heures se traînaient et accroissaientson impatience de quitter Québec. Était-ce une sensation de danger ? Non, mêmepas. Plutôt d'inconfort, accentué par laforte chaleur, l'orage s'accumulant,grondant sourdement, éclatant souvent enpluies presque tropicales et quiplongeait la ville dans un touffeur deserre avec des nuages de vapeurs'élevant des ruelles, flottant sur lefleuve.

Angélique savait qu'elle n'avait aucuneraison de s'énerver. Ils n'étaient pas enretard. Ils étaient arrivés en avance surles dates de retour envisagées commeultimes pour repartir vers le Maine.

Pour un peu, Joffrey aurait pu encore larejoindre ici et voir Carlon.

Mais aucune nouvelle dans ce sensn'arrivait de l'aval du fleuve. Tout cequ'on savait, c'était que les navires deM. de Peyrac montaient toujours lagarde a l'entrée du Saguenay, que celui-ci avec Nicolas Perrot, s'était enfoncé àl'intérieur des terres et que, jusqu'ànouvel ordre, aucun Iroquois n avaitsurgi à l'horizon. Il y avait donc peu dechances pour que, revenu à Tadoussac, ilenvisageât de remonter le fleuve.Comme convenu, il l'attendrait là-bas.

Et pour l'instant, elle n'avait rien demieux à faire que de laisser les officierset les maîtres terminer ce dont ils étaient

chargés à Québec afin que le voyage deretour pût se poursuivre avec lasatisfaction d'avoir mené à bien lesaffaires d'importance prévues.

Pourtant, si elle n'avait eu l'arrière-sallede l'auberge du Navire de France pour yprendre patience Angélique n'aurait pashésité, afin de quitter plus rapidement laville, à louer son passage sur une grossebarque fluviale que pilotait M. Topin etqui descendait journellement le Saint-Laurent, déposant ses passagers au grédes censives ou des villages échelonnésle long des rives.

Que ne le fit-elle ?

Elle se serait épargné une bien

désagréable entrevue d'où allait surgir lamenace d'un doute effrayant.

Chapitre 42Angélique, assez joliment parée d'unerobe blanche légère et d'un manteau desoie au col en éventail, à la dernièremode, sortait de chez Mme de Campvertqui l'avait conviée à une partie de cartesautour d'un buffet de viandes froides etde salades, lorsqu'elle se vit entourée dequatre archers de la prévôté, ce qui laramena tout de suite dans un Québecplus familier. Surtout quand un sergent àhoqueton la pria, en lui remettant unemissive de la part de M. le lieutenant dela police Garreau d'Entremont, de bienvouloir le suivre jusqu'à la sénéchaussée

où celui-ci désirait l'entretenird'urgence.

Angélique acquiesça à la requête que lebillet confirmait en termes courtois,mais qui ne souffrait pasd'atermoiements.

Dans la Haute-Ville, l'envahissement dela verdure exubérante donnait un air demystère aux habitations et aux murs depierre grise des couvents.

Le bâtiment de la prévôté, encadré etcomme gardé par de grands arbres – ormes, érables et chênes – dont le faîtedépassait son toit pentu et ses tourelles,avait un aspect plus sinistre encore. Àl'intérieur, on n'y voyait rien. Mais

comme on était en été et au milieu dujour, personne n'envisageait d'allumerdes chandelles.

Garreau d'Entremont, au fond de soncabinet de travail tendu de cuir sombre,ressemblait plus que jamais à unsanglier tapi au plus noir du sous-bois.

Elle se fit l'impression, en pénétrant,vêtue de blanc et parée de bijoux, danstoute cette ombre, d'y apporter de lalumière, et il dut le ressentir aussi car savoix bourrue marqua une joie sincère enla saluant.

– Je suis parfaitement heureux de vousrevoir, madame.

Autant qu'elle pouvait en juger, il n'avaitguère changé. Toujours aussi carré,râblé, le même œil rond, atone et parfoisvif, et beaucoup de documents éparpillésdevant lui. Elle n'éprouvait pas le besoinde s'asseoir, et, comme préoccupé sansdoute de ce qu'il avait à lui dire, il nel'en priait pas, elle resta debout devantlui.

– Je savais que votre séjour parmi nousserait bref, aussi n'ai-je pas hésité...

– Vous avez bien fait.

Et sans doute assez embarrassé de ladémarche qu'il lui imposait, il lui dit toutà trac qu'il devait en finir avec l'enquêtesur La licorne, ce bâtiment qui s'était

perdu corps et biens au large deGouldsboro. Il avait été frété en grandepartie aux frais de la couronne de Franceet soutenu, pour les dépensesd'établissement, par une sociétébienfaitrice intitulée la Compagnie deNotre-Dame-du-Saint-Laurent. Sansnouvelles, sans informations valables,sans, bien entendu, aucun bilanpermettant d'estimer les pertesencourues, les commanditairess'impatientaient, voulant rentrer dansleurs débours.

Garreau fonçait. On sentait qu'il étaitdécidé à en finir.

Le rapport, dit-il, qu'on lui avait envoyéet qu'il avait devant lui, faisait mention

de vingt-sept filles du roy, ayantembarqué, voici bientôt trois années, surLa licorne. Il croyait se souvenir qu'onavait répété à l'envi quelles avaienttoutes été sauvées, par miracle, mais lenombre de celles qui étaient parvenues àQuébec n'était que de quinze ou seize.

– Où sont les autres ?

– Certaines sont demeurées dans nosétablissements sur la baie Française.

Garreau marqua sa satisfaction d'unhochement de tête répété. Il avait étébien inspiré, déclara-t-il, de penser que,par elle, on parviendrait à débrouillercet imbroglio.

Le réquisitoire était pressant, répéta-t-il,appuyé en haut lieu, et il avait comprisqu'il devait maintenant envoyer enFrance des renseignements précis au lieude « noyer le poisson », comme il avaitété obligé de le faire pendant desannées, faute de pouvoir obtenir lesditsrenseignements de la part de ceux oucelles qui avaient été mêlés à l'affaire dunaufrage de La licorne, et dont ladispersion sur un territoire au moinsgrand comme l'Europe et de plusieursmilliers de milles de côtes ne rendaitpas, pour lui, la tâche facile.

Le hasard du passage des navires de M.et Mme de Peyrac à Québec allait luifaire gagner plusieurs mois, sinon un an.

Il lui tendit brusquement une liasse depapiers.

– Voici, envoyée de Paris, la listecomplète de ces vingt-sept jeunesfemmes, avec nom prénoms, âge, lieud'origine, etc. Veuillez m'écrire pourchacune d'elles, en regard de chaquenom, ce qu'il en est advenu.

Angélique s'insurgea.

– Je ne suis pas greffier du tribunal, etn'ai aucune envie de me livrer à cetravail de clerc. N'est-ce pas assez deles avoir sauvées, soignées, escortéesjusqu'ici, pour la plupart ?

– Précisément. Il y a aussi à Québec des

filles que vous avez dotées pour leurpermettre de se marier. Vous devezdemander de rentrer dans vos fonds.

– C'est sans importance. Le comte dePeyrac et moi-même nous préférons centfois assumer la dépense et qu'on ne nousmêle plus à cette histoire.

– Impossible !

– Comment cela, impossible ?

– Il n'est personne qui admettra que vousne cherchiez pas à recouvrer voscréances alors que l'administrationfrançaise vous le propose ou s'y apprête.Cela paraîtra suspect.

– En quel sens ?

– On s'interrogera sur les raisons quivous poussent a ne pas vouloir donnerde comptes et d'explications plusdétaillées.

Il lui rappela que le manqued'informations sur des événements quis'étaient déroulés sur les côtes de laprovince dAcadie considérée commepartie intégrante de la Nouvelle-France,les difficultés que on éprouvait à obtenirun récit cohérent des témoins avaientplusieurs fois amené les uns ou lesautres de l'administration coloniale oumétropolitaine a se demander si l'on necherchait pas à leur dissimuler on ne saitquelles exactions, manigances oufraudes qui se seraient perpétrées en ces

lointaines contrées.

Les habitants de la province d'Acadieétaient réputés pour être peu francs ducollier, payant mal la dîme trafiquantavec l'Anglais, jaloux de leurindépendance, et l'on prononçait parfois,en secret a leur propos, le mot de :naufrageurs.

– Or, poursuivit-il, la Compagnie Notre-Dame-du-Saint-Laurent prétendégalement qu'il n'y a pas eu seulement unnavire perdu dans cette expédition cequi déjà grevait sévèrement leur budgetmais trois navires.

– Trois ? Voilà du nouveau. Je peux vousaffirmer pour ma part, que seule La

licorne est venue se fracasser sur noscôtes, et vous m'avouerez que s égarer àce point et venir naufrager dans la baieFrançaise lorsqu'on veut gagner Québec,cela aussi pourrait paraître suspect.

– Personne ne le nie.

Il consulta ses notes.

– Cependant, la compagnie est formelle.Elle affirme avoir frété au départ deuxautres navires. Et que ceux-ci auraientété confisqués par vous, gens deGouldsboro, acte jugé comme depiraterie... Ne s'agirait-il pas de cesdeux bâtiments dont M. de Ville-d'Avrays'était adjugé l'un comme « prise deguerre » ? J'ai les minutes du conseil où

leur sort a été statué.

Angélique en eut chaud aux oreilles.Voilà que les bateaux pirates, complicesd'Ambroisine, et que menait Zalil, cedémon blanc, l'homme au gourdin deplomb, s'avouaient au grand jour commeayant fait partie de l'expéditionorganisée par la duchesse deMaudribourg avec l'appui de Colbert etd'autres honnêtes personnes désireusesde gagner leur ciel.

– Les prétentions de cette pieuse sociétéme paraissent bien étranges. M'est avisque vous avez affaire à des filous auxdents longues, plus pilleurs d'épaves enintention, que ceux que vous accusez.Les deux navires ? Vous savez fort bien

qu'il s'agissait de hors-la-loi, de vraisnaufrageurs ceux-là, qui infestaient labaie Française. M. l'intendant Carlon aété témoin des combats que nous avonsdû leur livrer pour les mettre hors d'étatde nuire.

– Je sais ! Je sais ! Malheureusement, M.Carlon est actuellement dans uneposition délicate qui ne lui permet pastrop de s'avancer, s'il souhaite de ne pastomber en disgrâce.

– Cela ne jette pas le discrédit et lasuspicion sur tous les propos qu'il atenus au cours des précédentes annéesoù il fut considéré comme un des plusbrillants intendants de la Nouvelle-France. Écoutez mon avis et interrogez-

le. Il est plus habilité que moi pour vousrépondre.

– J'en doute.

Elle secoua la tête, feignant ledécouragement.

– Je ne comprends pas. Monsieur lelieutenant de police, que voulez-vous demoi ?

– Éclaircir maints et maints points quidemeurent obscurs. De quelque côté queme viennent les appels et lesréclamations, votre nom est prononcé,madame. Ainsi, dans ce courrier, on melaisse entendre que la duchesse deMaudribourg n'a pas été noyée dans le

naufrage... et que, rescapée, ce n'est queplus tard qu'elle aurait été... assassinéealors qu'elle se trouvait encore àGouldsboro... ce qui vous rendraitresponsable de sa mort !

– Je rirais, si le sujet n'était pas silugubre, fit Angélique après avoirmarqué un temps d'arrêt. Me diriez-vousqui a pu colporter cette infamie ?

– Ce sont des bruits qui courent...

– Oh vous ! Cher monsieur Garreau,avec vos bruits qui courent... J'enconnais la mesure. J'avoue que je necomprends pas que vous, si galant, vousne cessiez de vouloir me charger de tousles péchés d'Israël... De quel signe êtes-

vous ? Signe astrologique ? précisa-t-elle, le voyant lever les sourcils.

– Le Centaure, le Sagittaire, bougonna-t-il, de mauvaise grâce.

– Alors, je comprends mieux pourquoi jevous aime toujours malgré votreconduite, car c'est aussi mon signe.

Il parut faire trêve et grimaça un sourire.

– Le Sagittaire a de la ténacité. Nousnous cramponnons des quatre sabots ausol.

– Et levons les yeux vers le ciel quand lepoids de la lourdeur humaine nousafflige.

M. Garreau d'Entremont, lui, baissait lessiens sur la lettre qu'il tenait en main etdemeurait pensif.

– C'est le R.P. d'Orgeval, fit-ilbrusquement, ce grand jésuite, mortdepuis, martyr aux Iroquois, qui, dèslors, avait porté cette accusation contrevous. Contre vous surtout, précisa-t-il enla désignant de son gros doigt rond. Il atoujours semblé attacher moinsd'importance aux annexions territorialesde M. de Peyrac qui lui disputait sondomaine missionnaire d'Acadie, qu'àvotre influence et votre présence à sescôtés.

Indignée, elle protesta.

– Mais c'est fou ! Comment pouvait-ilseulement être au courant du naufrage deLa licorne ? Nous apportions lanouvelle, venant de la baie Française etde la côte Est, et lorsque nous sommesparvenus à Québec, il était déjà partipour l'Iroquoisie.

– Il a envoyé de là-bas cesrenseignements, qui, acheminés par lessoins de « donnés » ou de missionnairesdévoués à sa personne, ont dû parvenirau R.P. Duval à Paris, qui est coadjuteurdu général des jésuites, le R.P. Marquez,et supérieur des jésuites de France, àcharge pour ceux-ci, recommandait-il,d'en faire état suivant les directivesultérieures qu'il leur communiquerait.

– De quoi se mêlait-il encore ?

– J'ai cru comprendre que la duchesse deMaudribourg lui était plus ou moinsparente.

« Je sais », fut sur le point de répondreAngélique. Sa sœur de lait ! « Nousétions trois enfants maudits, racontaitAmbroisine, lui, Zalil et moi, dans lesmontagnes du Dauphiné. »

Angélique craignait que ses sentimentsse voient sur son visage. Elle sedétourna à demi, regardant vers lafenêtre où chatoyait la lumière glauque àtravers les arbres touffus de l'été.

– Je vous réitère ma question, monsieur

d'Entremont. Comment pouvait-il savoircela, si vite, si loin ? Au delà desGrands Lacs ! C'est impossible ! Aurait-il le don de double vue ?

Le chef de la police hésita.

– Encore que ce ne soit point d'une sigrande impossibilité d'être au courant detout même au-delà des Grands Lacs,dans ces contrées, j'ajouterai pourtantceci : Sébastien d'Orgeval, que j'ai bienconnu, était une nature d'élite et sagrande vertu semblait lui avoir méritédes dons généralement peu accessibles àla nature humaine : lévitation, don devoyance, et peut-être don d'ubiquité. Unfait est certain. Il savait toujours tout, etje n'ai jamais pu infirmer, comme

inexact par la suite, un fait dont ilm'avait averti à l'avance.

La voix d'Angélique marqua uneintonation moqueuse.

– Ne me dites pas que, vous, que jecroyais acquis à la philosophie deDescartes qui prône la raison, et quevous taxiez de n'apporter foi qu'à despreuves matérielles évidentes, selon lesrecommandations impératives faites à lanouvelle police, vous pratiquiez lesméthodes de nos pères, dénoncéesaujourd'hui comme caduques etdangereusement sujettes à l'erreur ! C'estvrai, il me souvient que vous aviez lancécontre moi l'accusation que j'avais tué lecomte de Varange, un suppôt de Satan,

information que tenait du sorcier de laBasse-Ville, le bougre rouge, cet autresuppôt de Satan, ami de Varange, lecomte de Saint-Edme.

– Qui lui aussi a disparu sans laisser detrace, glissa Garreau d'Entremont.Encore un dossier qui reste ouvert etpour lequel on me harcèle jusqu'à ce queje puisse fournir les preuves et lescirconstances de sa mort.

– Disparition et mort dont je suis peut-être aussi responsable ? s'enquit-ellenon sans sarcasme.

– En effet. Le père d'Orgeval vous entenait responsable dans un derniercourrier qu'il a confié au père de

Marville, quelques heures avant sonsupplice.

– Lui ! Encore lui !

Il devina son émotion et sa colère. Maiselle demeurait détournée. Il ne voyaitd'elle que son profil que la clarté venuede la fenêtre ourlait d'un trait un peuflou, évanescent, de lumière argentée, etd'où se détachait la pointe noire des cilsqui, par instants, palpitait.

Le reste, joue, tempe, chevelure, étaitdans l'ombre, mais là où se croisaient laligne du cou et l'angle du visage, à lapointe de l'oreille, la longue boucled'oreille de diamant posait comme uneétoile scintillante dont l'éclat pur

fascinait.

Elle pensait à ce père de Marville qu'ilsavaient vu à Salem, l'œil brûlant etvindicatif, et qui avait dit :

« J'emporte ses dernières volontés, sesdernières revendications, ses dernièresadjurations. J'emporte son message etvous y êtes condamnée, madame. »

– Jusqu'à la mort, murmura-t-elle,jusqu'au bord du supplice, il m'aaccusée. Ne trouvez-vous pas qu'il y a,dans un tel acharnement à poursuivre età calomnier une personne qu'il n'avaitjamais vue, quelque chose qui nes'explique pas ?

– Ou qui s'explique trop bien ! Au cas oùle R.P. d'Orgeval aurait su, de sourcesûre, tout de vos actes et aurait estiméde son devoir de me les dévoiler et d'endemander justice.

– Ce sont les visions dues à son don devoyance que vous baptisez sourcessûres, monsieur le lieutenant de police ?ironisa-t-elle.

– Certes non !

Il prit une cassette sur la table et, aprèsl'avoir présentée de loin à Angélique quidédaigna d'y porter attention, l'enfermadans un petit secrétaire dont il tourna etretira la clé.

– Ces lettres, dont les copies m'ont étécommuniquées par le R.P. Duval, cen'est pas d'elles que je ferais état devantun tribunal séculier, moins encore surelles que je baserais les piècesd'accusation d'un dossier, c'est évident.

– Mais c'est sur elles que vous fondezvos convictions ?

– Oui.

Elle continua de regarder par la fenêtre.

Au fond, elle ne lui en voulait pas. Ilconstatait qu'elle mentait. Et quepouvait-elle faire d'autre que de luimentir ? Il savait qu'elle mentait.Pouvait-elle le blâmer d'être un

excellent policier ?

Une fois de plus, elle se trouvait enporte à faux, mise en accusation par desêtres dont, dans le fond, elle étaitproche. Car ils n'étaient pas ennemis. Lemal ne venait ni des uns ni des autres. Ilsse ressemblaient, ils avaient le mêmedésir de justice, de voir triompher lebien, le message de paix de Dieu, aumoins celui du Christ, et pourtant, enface d'eux, elle, Angélique, représentaiton ne sait quel danger. Elle leurapparaissait comme la coupable et enfait, pour Garreau, elle l'était si l'onposait comme postulat qu'une personnequ'il convoquait devant lui pour savoirla vérité et qui lui mentait était

coupable.

– Quel dommage ! murmura-t-elle.

– Que voulez-vous dire ?

– Je me réjouissais de revoir mesquelques amis de Québec. Je savais quela brièveté de notre voyage et lesactivités de la saison ne nouspermettraient que de rapidesretrouvailles, mais il ne me serait pasvenu à l'idée que vous ne vouspréoccuperiez de me voir que pour memettre encore en accusation. Vous nepouvez pas ne pas être au courant del'aide que mon mari est en train dedonner à M. de Frontenac sur leSaguenay. J'ai dû me séparer de lui,

continuer seule mon voyage pour allerconfier l'éducation de notre fille à MlleBourgeoys. Je suis seule, attristée,inquiète et voilà l'appui et l'amitié que jetrouve près de vous ?

Elle s'aperçut qu'il serrait les poings etparaissait trembler d'une rageimpuissante.

– Lors de mon premier passage versMontréal, je me suis informée de vous,monsieur Garreau, et l'on m'a dit quevous étiez aux champs.

– Mais... j'étais aux champs ! s'écria-t-ild'un ton presque désespéré. Dans maseigneurie. Il a fallu que mon greffiervienne me relancer jusque-là avec un

courrier si pressant et si menaçant quevenait d'apporter un navire de France,que je suis revenu aussitôt dans lacrainte de vous manquer.

– Qui peut vous presser ainsi pour uneaffaire de si peu d'importance ? D'oùémanent ce courrier, ces menaces ?

Il eut un geste d'exaspération quidispersa les papiers, rouleaux etdossiers qui encombraient sa table.

– Des services de M. Colbert commetoujours, mais cela recouvre tant et tantde ramifications, d'intrigues et de traficsd'influences qu'on ne peut plus jamaissavoir quelle est la véritable instancequi se trouve derrière les ordres dont ils

vous bombardent...

– Une chose est certaine, monsieurd'Entremont. Le roi nous garde sonamitié. Nous en avons maintes preuves.Si M. Colbert se trouve lui-mêmederrière ces demandes outrancières etridicules, il a agi sans en discuter avecSa Majesté, et je doute fort que ceministre, qui est pondéré et ne se mêleguère de superfluités de ce genre, soit aucourant.

– Je ne sais qui « ils » ont dans leursmanches.

– Ce ne serait pas raisonnable de penserque les seules déclarations du père deMarville, qui ne nous aime pas et

cherchera peut-être à monter les espritsdévots contre nous, suffiraient. Lesjésuites sont des gens sérieux. Je doutequ'ils fassent désormais pression contrenous auprès de Sa Majesté.

Le lieutenant de police paraissaittourmenté.

– Certes, la mort et le martyre du pèred'Orgeval accréditent d'autant plus lavaleur de ses derniers écrits, de sesderniers anathèmes. Ce n'est passeulement pour vous être désagréableque je ne vous cède rien de ce que l'onm'a communiqué, mais, pour queprévenue, vous puissiez vous mettre engarde.

« Voilà, pensa-t-il, que je perdscomplètement la tête. Je la préviens, jeme fais complice, alors que je saispertinemment qu'elle me ment avecimpudence, que c'est elle qui a tuéVarange et que toute cette bande, ycompris Carlon et Ville-d'Avray, mecache sur La licorne et sur cette Mme deMaudribourg je ne sais quelle histoiresinistre où je trouverai certainementassez de cadavres pour arrêter tout lemonde. »

Malgré cela, il continuait.

– Vous vous imaginez, et à raison, quel'opinion vous est favorable enNouvelle-France. Mais elle peutconnaître un revirement. Des langues

peuvent se délier qui se taisaient pourvous complaire. Votre grâce et vosgénérosités vous ont acquis, parmi nous,beaucoup d'amis. Mais le monde estoublieux ! Or, vous n'êtes pas quevertueuse ! Et je ne crois pas à votreinnocence.

– Vous l'avez déjà dit.

– Mais je le répète. Je ne crois pas àvotre innocence.

– Je vous entends bien, monsieur lelieutenant de police, et je ne vous enveux pas.

Et soudain, elle lui dédia un sourire siplein de douceur et d'amitié qu'il en fut

déconcerté.

Il se leva et se mit à marcher de long enlarge pour calmer sa tension intérieure.

– Écoutez-moi, je suis dans une situationimpossible et que je déplore vis-à-visde vous et de M. de Peyrac. Je vous enprie, madame, essayez de m'établir cetteliste de jeunes femmes, qu'on puissesavoir ce qu'elles sont devenues, enregard de celles que l'on déclare commes'étant embarquées de France. C'est uneformalité. Cela n'engage à rien et mepermettra de gagner du temps et dechercher qui s'intéresse avec une hargneinexplicable à cette affaire deremboursement de fonds. Peut-être, eneffet, y a-t-il derrière cela une intrigue

montée par d'habiles escrocs ? Certainespersonnes, pour soutenir leur train à lacour, font flèche de tout bois et vontjusqu'à soudoyer des clercs ou despréposés de ministères pour être aucourant de litiges en attente dont ilspourraient s'emparer.

– C'est bien, fit-elle résignée, si vous mele demandez en cette forme, je vouscède, je m'incline, et je vais essayer defaire de mon mieux. Donnez-moi cesliasses. Je crois savoir vers qui metourner pour m'aider à remplir certainsvides de votre questionnaire concernantle naufrage de La licorne etl'établissement des filles du roy. Mais jene vous promets rien de plus.

*****

Elle le quitta avec le même souriretendre et condescendant qui pardonnait.

Elle ne voulut pas remettre à plus tard lavisite qu'elle envisageait, et alla tirer lasonnette chez Delphine du Rosoy, mariéeau sympathique Gildas de Majères.

Le sourire heureux de la jeune femme, enl'apercevant, s'effaça lorsqu'elle connutl'objet de sa démarche.

– Allons, pourquoi pâlissez-vous ainsi ?demanda Angélique voulant minimiserles choses.

– Reparler de ces jours affreux ? Celajamais, protesta la pauvre Delphine en

lui refermant presque la porte au nez.

Angélique la raisonna.

– Cela ne m'amuse pas plus que vous,mais Garreau est enragé. Il paraît que,de France, on le menace presque. Il nes'agit que de donner l'état actuel dechacune des filles du roy qui se sontembarquées avec vous sur La licorne etje ne peux pas m'en tirer sans vous.Allons, Delphine, courage.

« Mettons-nous au travail, continuaAngélique en s'asseyant devant unguéridon pour y poser ses papiers. M.d'Entremont n'est pas un mauvaishomme, mais il ne serait pas chargé deces dures et sinistres fonctions s'il n'y

avait pas en lui une propension naturelleà mettre son prochain dans l'embarras.On peut y ajouter un goût certain,quoique mal conscient, de vouloir toutsavoir des ressorts cachés de l'individuet faire avouer un malheureux doit êtreune de ses voluptés inavouées... etinavouables. De plus, c'est sa façon deservir le roi et Dieu, l'un venant aprèsl'autre, évidemment, et le voici enparfait accord avec son modèle saintMichel, terrassant le dragon du mal. Ilfaudra que je lui fasse remarquer cela unjour, mais pour l'instant, je ne suis pasen position de force et les digressionsmondaines ne nous rapporteraient riende bon. Le sanglier fouissant est sur nostraces et je le vois suivre obstinément un

chemin qui pourrait l'amener plus loinque nous ne le désirons. Aussi, le mieuxà faire est d'accéder à sa demande derenseignements précis. Un fonctionnairequi peut présenter en haut lieu despièces bien complètes et inattaquablesn'en souhaite parfois pas plus long.

Elle faisait de son mieux pour amuser etrassurer Delphine qu'elle voyaittrembler comme une feuille.

– Mais aussi, pourquoi ce subit regaind'intérêt pour notre sort ?

– Je vous l'ai dit : les compagnies etsociétés prêteuses pour votre expéditionvers la Nouvelle-France, et les commisresponsables de la répartition des

crédits alloués par « l'État du roy »8pour votre établissement ici, sontdésireux de savoir ce qu'il est advenu deleurs avances, et à quoi ou à qui a servile fruit de leurs générosités. C'estacceptable comme exigence et ce n'estpas si soudain, car, si l'on considère quel'administration, par principe, ne semontre jamais rapide dans ses échanges,et que les lettres et réponses nécessitentdans le cas de la Nouvelle-France latraversée de l'Océan à plusieursreprises, le laps de trois ou quatreannées pour l'aboutissement d'uneenquête telle que celle-ci n'a rien detellement surprenant.

Mais la jeune épouse de l'enseigne ne

s'en laissait pas compter.

– Je ne comprends pas pourquoi laCompagnie de N.D. du Saint-Laurent, ouquelque autre association, s'autorise àréclamer quoi que ce soit. L'expéditionétait presque entièrement financée avecla seule fortune de la duchesse deMaudribourg et les associations etsociétés n'avaient été constituées quepour obtenir certaines autorisationsrefusées à des particuliers. Ellesseraient plutôt redevables à Mme deMaudribourg que réclamantes.

– Alors, ce sont ses héritiers ?

– Elle n'en avait pas. Quant à l'État duroy, continuait Delphine, je ne pense pas

qu'il soit tant grevé par cette affaire etcela aussi demande un examen sérieux.Je crois me rappeler, madame, que c'estvous et M. de Peyrac qui avez avancénos dots, et je serais étonnée que l'ondemande des précisions dans l'intentionde vous rembourser.

– En effet !

– Le reste, souvenez-vous, hardes,mercerie, vaisselle de ménage, fut objetde charité de la part de ces dames de laSainte-Famille...

– Je m'en souviens... Delphine, votreesprit de sagacité ne se laisse pasprendre en défaut. Je vais transmettrevos remarques à M. Garreau qui, lui-

même, n'est pas sans soupçons. Mais ilprétend que notre désir de ne rienréclamer de nos débours paraîtrasuspect.

– De toute façon, quelle que soit notredéfense, si le soupçon veut creuser etsaper plus avant, il nous rejoindra tôt outard... Nous sommes perdues.

– Delphine, ne prenez pas tout de suite lasituation au tragique. Ne vous déclarezpas vaincue d'avance ! Vaincue par qui ?Nous allons commencer par établir cetteliste qui ne nous engage à rien. C'est unecorvée, je vous le concède. Mais il y enaura pour peu de temps et ensuite nouspourrons nous dire que nous avons faitce qu'il fallait pour en terminer avec ces

mauvais souvenirs,

– En aurons-nous jamais terminé avecelle ? murmura sombrement Delphine.C'est tellement sa façon de monter despièges et d'y faire tomber les êtres debonne compagnie. Par politesse, pourcomplaire, on y met le doigt... par bonnevolonté et parce que cela semble anodinou qu'elle a su vous en persuader, et l'ons'aperçoit un jour qu'elle vous a dévoréjusqu'à l'os, jusqu'à l'âme.

Elle devait revivre en pensée l'insidieuxcheminement qui l'avait fait tomber, elle,jeune fille naïve et sans défense, sous lacoupe de la subtile bienfaitrice.

Angélique renonça à la sortir, par des

discours, de son marasme, et, luiplantant les papiers sous le nez, luidemanda de vérifier si la liste établiepar les différentes compagnies étaitexacte et si elle était d'accord avec lechiffre de vingt-sept filles du roy, quiavaient été embarquées sur La licorne,telle date de telle année... afin d'allerœuvrer au peuplement des colonies deSa Majesté.

– C'est bien là le chiffre de notrecontingent lorsque nous nous sommesembarquées à Dieppe, convint Delphinequi, stimulée, prit une plume d'oie etcommença de la tailler, mais nous nesommes arrivées que seize, sous votreégide, à Québec.

Elle se mit à cocher certains noms et lesrecopia ensuite sur une autre feuille, enajoutant à chacun quelques mots quinotifiaient ce qu'il était advenu desjeunes filles en question, celles queQuébec avait prises en charge.

Angélique suivait des yeux sa rédaction,contente, malgré tout, de constater queces pauvres déshéritées qu'ils avaientrecueillies à Gouldsboro et amenées àbon port en Nouvelle-Franceconnaissaient, enfin, pour la plupart, unsort meilleur.

Jeanne Michaud s'était mariée avec unhabitant de Beauport et avait déjà donnéun frère et une sœur à son petit Pierre,l'orphelin. Henriette était donc en

Europe avec Mme de Baumont quiassurait son avenir. Catherine de laMotthe habitait Trois-Rivières et elleétait venue les saluer avec sa petitefamille lors de leur passage versMontréal.

Toutes bien élevées, le plus souvent parles soins des religieuses de l'hôpitalgénéral, et si pour certaines lepatronyme trahissait l'origine d'enfantsramassés au seuil des portes par lesémules de M. Vincent-de-Paul au grandcœur, telles que Pierrette Delarue,Marguerite Trouvée, Rolande Dupanier,elles avaient été choisies pour leurbonne mine et leur joyeux caractère, etleur vie de pionnières courageuses

témoignait que le roy avait eu raison deleur donner leur chance.

– Qui est cette Lucile d'Ivry ? s'étonnaAngélique.

– C'est la Mauresque. Nous savons cequ'il advient d'elle. Elle attend d'êtredemandée en mariage par un duc ou unprince. Je vais la désigner comme étantintendante de Mme Haubourg deLongchamps et fiancée à un officier dela milice... on en parle. Cela se fera oune se fera pas.

En fin de liste, Delphine se nomma,ajouta en moulant les lettres avec amour,les noms, titres et qualité de son époux.

– Pas d'enfants..., soupira-t-elle.

Elle était la seule parmi ses compagnesmariées qui ne tînt encore un poupondans les bras.

– En êtes-vous très affectée ? demandaAngélique.

– Certes ! Et surtout Gildas, mon mari.

Angélique remit à plus tard des'entretenir avec elle de ce sujet.

Delphine écrivait les noms des onzeabsentes et le fit avec une douleurcontenue. Elle tremblait presque.

– Marie-Jeanne Delille, morte, fit-elleen s'arrêtant sur ce nom.

Et devant l'expression interrogatived'Angélique, elle précisa :

– Celle qu'on appelait Marie-la-douce.

– Le grand amour de Barssempuy.

– Elle aurait pu l'épouser. Elle étaitdemoiselle, comme moi, orpheline, maisde bonne famille bourgeoise. Elle apeut-être des oncles, des tantes, desfrères et sœurs qui veulent s'informer deson sort. Que vais-je écrire ?

– Morte d'accident durant une escale.Cela gagnera du temps. Je doute fort quequelqu'un se préoccupe d'elle plus avant.Mais on pourra toujours indiquerl'emplacement de sa tombe, à

Tidmagouche. Je vois là Julienne Denis,épouse d'Aristide Beaumarchand.

Elles eurent toutes deux un même souriremi-indulgent, mi-découragé.

– Inscrivons Aristide comme aide-apothicaire de l'Hôtel-Dieu de Québec.Cela paraîtra respectable. Mais il fautque je revienne, en pensée, au momentoù nous avons quitté Gouldsboro aucours de cet été funeste. Nous étionsbien vingt-sept alors, excepté Juliennequi épousait ce Beaumarchand. À Port-Royal, trois de nos compagnes ont réussià se cacher chez Mme de la Roche-Posay au moment du départ avecl'Anglais qui nous avait faitprisonnières. Elles s'étaient mis en tête

de retourner à Gouldsboro où ellesavaient des promis. Elles en avaientparlé avant avec M. le gouverneur quiles avait assurées qu'il les feraitchercher à Port-Royal si elles pouvaientnous fausser compagnie. Mme deMaudribourg, étant aux mains desAnglais, n'a pu les faire chercher commeelle le voulait. Elle était furieuse et nousavons toutes bien pâti de son humeur.

– Finalement, elles sont restées à Port-Royal et sont actuellement aux mines deBeaubassin, renseigna Angélique.Germaine Maillotin, Louise Perrier,Antoinette Trouchu. Je peux vous donnerles noms de leurs époux. Par contre,nous en avons trois autres à Gouldsboro,

mais d'où sortent-elles, celles-là ?

– Nous y venons.

Delphine se leva pour aller allumer unechandelle. Elle avait les tempes moites.L'effort de mémoire, ajouté audésagrément d'évoquer ces jourspénibles, les mettaient en nage.

– L'une d'entre nous est morte pendant cevoyage vers Boston et je vois son nomici : Aline Charmette. Des fièvres ou dumal de mer, je ne sais plus. Ou bienc'était à la Hève où le commandantPhips nous avait débarquées. Non,c'était sur le navire. Je me souviensmaintenant. Cet affreux Anglais a faitjeter son corps à la mer.

– Sept.

– M. de Peyrac nous ayant secourues à laHève, nous a ensuite conduites jusqu'àTidmagouche. Je ne parlerai pas deMarie-la-douce qui a été tuée là-bas,puisque nous l'avons comptée. Mais il ya eu, avant notre départ pour le Saint-Laurent, cette décision que vous avezprise pour trois de nos compagnes, deles autoriser de revenir à Gouldsboro.

– J'avoue que je ne me souviens pas,reconnut Angélique.

Ce temps de Tidmagouche, après lesdrames qui venaient de s'y dérouler, luilaissait une impression confuse. En serecueillant, elle commença à se rappeler

qu'on avait en effet discuté de ce projet.

– Elles regrettaient tellement de n'avoirpu se cacher, elles aussi, chez Mme dela Roche-Posay, insista Delphine, M. dePeyrac leur a donné l'autorisation deretourner là-bas avec Le sans-peur sousla protection de M. et Mme Malapradequi avaient amené Honorine. Il leur aconfié une lettre pour M. Paturel à leursujet. Je sais qu'il lui mandait des'occuper de leurs mariages et de leurbailler effets et dot, car elles étaientdépourvues de tout. Nous avions perdunos cassettes du roi dans le naufrage deLa licorne. Nous étions sans dot.

Elle soupira.

– Combien j'ai regretté Gouldsboro...C'est un lieu qui était un peu effrayant audébut avec ces hérétiques et ces pirates,mais vite, on se laissait séduire par lachaleur du cœur qui régnait. M. legouverneur Paturel est si bon. Il a été unpère pour nous.

– Oui, oui ! dit Angélique qui se souvintque Delphine, à ce que prétendaitHenriette, avait éprouvé pour ColinPaturel un tendre sentiment.

Elle ne voulait pas la laisser s'exalter.

– En voici donc trois autres que noussavons mariées. Celle-ci, Marie-PauleNavarin, n'est-ce pas, est restée sur lacôte est, un Acadien, un des fils de

Marcelline-la-Belle ayant demandé samain ?

On commençait d'y voir clair et le chefde la police pourrait se montrer satisfait

– Avez-vous compté Pétronille Damourt,votre duègne, dans ce nombre de vingt-sept que vous m'avez donné au début ?demanda Angélique.

– Non. Je parlais seulement de notregroupe de jeunes filles et femmesenvoyées par M. Colbert pour lescélibataires de Canada.

– Alors, il me semble que, même si nousinscrivions parmi elles Julienne, quivoyagea de son côté, cela ne fait que dix

pour les onze, mortes ou vivantes, quin'ont pas été recensées à Québec. Il enmanque une.

– Oui ! Il manque Henriette Maillotin,émit Delphine d'une voix blanche.

– Mais ne m'avez-vous pas dit qu'elleétait retournée en France avec Mme deBaumont ?

– Je vous ai parlé d'Henriette Goubay,que vous connaissez, et non d'HenrietteMaillotin, la sœur de Germaine... Etcelle-ci... je ne sais pas ce qu'elle estdevenue.

Chapitre 43Il y avait donc deux Henriette.

Angélique le vérifia d'un coup d'œil etcomprit pourquoi elle avait pu à la foisrassurer et induire en erreur la petiteGermaine de Port-Royal.

– Mais alors, qu'est devenue l'autreHenriette, la sœur de GermaineMaillotin ?

Delphine lui jeta un regard où, l'espaced'un éclair, brilla l'expression depanique qui avait été la sienne silongtemps.

– Je vous l'ai dit, je l'ignore. Tout ce queje sais, c'est qu'elle était encore avecnous à Tidmagouche. Je peux d'autantmieux m'en souvenir que nous noussommes querellées au moment de cesaffreux événements. Elle était attaché àMme de Maudribourg et ne pouvaitsupporter qu'on la condamne, niadmettre que notre bienfaitrice avaitelle-même avoué ses crimes en se jetantsur le corps de son frère Zalil. Elledisait que la duchesse était victime d'uncomplot, qu'on l'avait rendue folle parmalveillance. Elle-même était commefolle et j'ai dû l'entraîner de force pourla mettre à l'abri dans le fort au momentoù les Indiens sont arrivés. Maisn'étions-nous pas tous à demi fous à ce

moment-là ?

– En ensuite ?

– Je me suis aperçue qu'elle n'était pasavec notre groupe pour Québec alorsque nous étions déjà en mer et voguionsà travers le golfe Saint-Laurent.

– Pourquoi ne m'en avez-vous pointparlé alors ?

Delphine passa la main sur son front.

– Je ne sais plus. Nous étions tellementébranlées... J'ai dû penser qu'elle étaitrepartie elle aussi avec les Malapradepour Gouldsboro... Et ensuite, ma foi,l'occasion ne s'est plus présentée. ÀQuébec, on nous a recensées comme

étant seize filles du roy et déjà cenombre leur semblait lourd. Pour mapart, je m'efforçais le plus possibled'oublier toutes ces horreurs.

Elle contempla rêveusement les pagescouvertes d'écriture serrée, au jargonadministratif.

– Comme c'est étrange ! murmura-t-elle,et comme j'ai peur soudain.

Puis, sur un ton désespéré :

– Êtes-vous certaine qu'HenrietteMaillotin ne pourrait être parmi lesmariées de Port-Royal ?

– Sa sœur, alors, ne se serait pasinformée d'elle.

– C'est juste. Et n'aurait-elle pas épouséun Acadien de la côte est ?

– Nous l'aurions su par Marcelline ouMarie-Paule Navarin. Les Blancs de lacôte est et de la baie Française commel'Acadie sont peu nombreux et fortdispersés, mais à cause de cela, chacunsait tout de son voisin, même éloigné.

Elles se turent de nouveau et Angélique,penchée sur la liste qu'elles venaientd'établir, s'évertuait à remettre devantchaque nom un visage, retrouvait sanspeine le souvenir d'un gentil couple,d'une petite famille désormaisacadienne, bien connue dans la baieFrançaise. Ce n'était pas de ce côté-làqu'il fallait chercher.

– Dans quelles circonstances avez-vousl'impression de l'avoir vue pour ladernière fois ?

– Comment me souvenir après tantd'années ? soupira Delphine. Ce dont jesuis certaine, c'est qu'elle se trouvaitavec nous dans le fort où M. NicolasParys nous avait priées de nous réfugierquand les Indiens sont arrivés pourscalper tout le monde. Ils sont sortis dela forêt ! Elle se débattait et voulaitcourir au secours de Mme deMaudribourg. On l'a traînée de force àl'abri. Elle hurlait et j'ai dû la giflerpour arrêter cette hystérie. Alors, elles'est effondrée et je me souviens que M.Parys s'est intéressé à elle, à son état, et

lui a fait apporter un cordial... Au-dehors, on entendait des cris affreux. LesIndiens scalpaient tous ceux qui nes'étaient pas mis à couvert. Noustremblions toutes et croyions, une fois deplus, notre dernière heure arrivée...Cependant, je peux affirmer que je n'aipas quitté, alors, le chevet d'Henriettedont l'état m'inquiétait, et peux donctémoigner qu'elle était avec nouslorsque, le danger passé, on nous aprévenus que nous pouvions sortir etnous risquer hors de l'enceinte. Cesheures-là sont restées gravées dans mamémoire.9

Durant le massacre, elle, Angélique, setenait avec Yolande et Marcelline-la-

Belle, devant la porte de la maison oùreposait la démone blessée et Piksarett,des scalps dégoulinant de sang à saceinture, s'était arrêté devant elle,superbe d'ironie protectrice.

« Je sais qui est derrière cette porte,mais je te laisse sa vie car c'est ton droitd'en décider ! » avait-il déclaré.

Et, avant de s'éloigner et de poursuivresa macabre moisson, il lui avait jeté :

« Elle était ton ennemie ! Sa cheveluret'appartient. »

Dans la nuit la duchesse réussissait às'enfuir, mais, blessée, elle n'avait pualler loin et, le lendemain, on avait

retrouvé son corps à demi dévoré parles bêtes sauvages.

Cependant, sur la plage, les départss'étaient organisés que, toutes deux, ellesvenaient d'évoquer.

Dans ce brouhaha, aurait-on oublié lajeune Henriette Maillotin ?

– Aurait-elle été enlevée par lesIndiens ? émit Delphine.

– Non ! On l'aurait su. Les Indiensmalécites et mic-macs sont convertis,baptisés par les missionnaires depuisdes décennies, et fort amis des Français.Une idée me vient. Vous m'avez signaléque le vieux Nicolas Parys paraissait

s'intéresser à elle. Il se peut qu'il l'aitencouragée à l'accompagner en Europe.

– Pouah !

– Cela lui ressemblerait assez.

– Mais guère à Henriette. À moinsqu'elle n'ait été anéantie, droguée,saoulée.

– Pourtant, cela expliquerait l'enquêteprésente. Une de vos compagnes ayantaccédé à une situation élevée, grâce àl'appui du vieux Parys, voudraitredonner de l'importance à uneexpédition à laquelle elle a participé...

Delphine secouait la tête.

– Je vois mal Henriette ayant de tellesinitiatives, à moins qu'elle ait beaucoupchangé. Elle n'était pas très intelligente,quoique douée de charme et d'à-propos.Plutôt passive, influençable,voluptueuse, une pâte molle entre lesmains de Mme de Maudribourg.

– Et pourquoi ne se serait-elle pas laisséinfluencer par le vieux Parys ? Dans uncertain sens, je préférerais cetteexplication et la savoir vivante, plutôtque d'affronter ce mystère qui pèse sursa disparition et qui cacherait...

– Le pire, murmura Delphine avec unfrisson.

Angélique l'observa et regretta de lui

trouver les joues creusées, le regardvide. Elle devina à quoi elle pensait.

– Ne laissez pas votre imagination battrela campagne. Pour l'instant nous allonsinscrire cette seconde Henriette sur lerôle, comme résidant à Gouldsboro. Àmon retour, j'interrogerai M. Paturel. Ilse peut qu'il ait à me donner desrenseignements que nous n'avons passongé à lui demander lorsque noussommes revenues après avoir passé unhiver à Québec, c'est-à-dire après uneabsence de près d'un an. Qui sait, elle apeut-être épousé un pirate du Sans-peuret vogue dans les mers chaudes desCaraïbes.

Delphine ébaucha un pâle sourire.

– Dieu vous entende.

– Ne vous tourmentez plus. D'ici peu,nous allons être rassurées.

– J'en suis certaine, madame, répondit lajeune femme d'une voix qui n'était rienmoins que convaincue.

Mais comme Angélique s'en allait avecses papiers, d'un bond, Delphine lerattrapa.

– Oh, madame ! Il faut que je vous disetoute la vérité... Je ne crois pas devoirvous celer un détail, encore qu'il ne serapporte à aucun fait précis, ni mêmeréel. Il s'agit plutôt d'un rêve, d'uncauchemar que je fais souvent, qui

revient sans cesse. Hantée par la fintragique de la duchesse, je la vois quicourt à travers les arbres de la forêt,j'aperçois entre les troncs et lesbranches le miroitement de ses atours, lebleu de son manteau de robe, le jaune deson corsage, le rouge de sa jupe, vousvous souvenez, elle affectionnait parfoisde se vêtir de façon éclatante, et dans safuite hagarde, elle ressemble à un oiseaubrillant des îles qui se heurte auxbarreaux d'une cage. Je sais que la mortest sur ses talons et je me retiens del'appeler. À la fin, je n'y puis tenir et jepousse un cri. Alors, elle tourne versmoi son visage et je m'aperçois... que cen'est pas elle... C'est une autre ! Je nepeux discerner qui est cette femme qui

fuit à travers les bois, mais je sais desource sûre et sans rémission, que cen'est pas elle, que c'en est une autre !Une autre ! Entendez-vous ! qui a revêtules vêtements de Mme de Maudribourg...Et qui va mourir... à sa place !

Elle se laissa retomber sur un siège,épuisée.

– Ce n'est qu'un rêve, oui, je sais, unmauvais rêve, et pourtant, madame, neme prenez pas pour une folle, mais,chaque fois que l'oubli miséricordieuxs'installait en moi, que je goûtais lesdouceurs d'une vie paisible aux côtésd'un être aimé, parmi des amis dequalité, chaque fois qu'une sorte detimide bonheur commençait à fleurir en

moi, ce cauchemar me revenait, et je meréveillais tremblante, moins bouleverséepar les réminiscences du passé que parune certitude terrifiante : une autre apris sa place, une autre est morte à saplace ! En vain, mon époux me pressait-il de questions, m'encourageant àm'expliquer sur la nature de ce rêve dontla constance prouvait assez qu'il avait enmoi des racines tenaces qu'il fallaitarracher. Mais je ne pouvais rien dire etje sanglotais sur son épaule. Plusieursjours ensuite je restais en proie à uneanxiété profonde. J'étais prise de l'enviemaladive de joindre mes anciennescompagnes, de les interroger, deconfronter nos souvenirs. Je mel'interdisais sachant de plus qu'aucune

d'elles, même Henriette Goubay qui estassez bonne fille, n'avait le goût deparler du passé. Je sais maintenant ceque je craignais de découvrir en lesinterrogeant. Ce que, par la fin et par laforce, nous allons bien être obligéesd'établir aujourd'hui. C'est que l'uned'elles a disparu, qu'il est impossible àquiconque de dire ce qu'elle estdevenue, que mon rêve seul nous faitsigne et nous avertit de la vérité.

– C'est trop peu d'un rêve, s'opposaAngélique avec force.

Elle était revenue s'asseoir sur un petitsofa et avait obligé Delphine àreprendre sa place auprès d'elle. Aussibien, une pluie mince et cinglante au-

dehors fouettait les carreaux. Lapénombre ne contribuait guère à donnerà leurs échanges un tour moinsoppressant.

Angélique s'efforça de parler aveccalme.

– Rien d'étonnant, après les épreuvesque vous avez traversées auprès de cettefemme, que ces cauchemars vous hantentoù elle vous apparaît. Mais pourquoileur donner cette interprétation ?

– Parce que c'est la seule explicationlogique de la disparition de l'aînée desMaillotin.

– Ne croyez-vous pas plutôt que tout se

mélange dans vos souvenirs ? Votre rêvevous a montré la duchesse s'enfuyantdans ses vêtements, dont les couleursvoyantes nous ont tous frappés,lorsqu'elle débarqua à Gouldsboro.Mais les portait-elle seulement, cefameux jour, à Tidmagouche, où elle futdémasquée ?

– Oui ! Je l'avais aidée moi-même à lesrevêtir, sous sa grande cape noiredoublée de rouge. Elle les voulaitcomme un symbole, nous dit-elle.N'était-ce pas, en effet, le jour de sontriomphe, le jour où elle avait décidé devous faire mourir et qu'avant le coucherdu soleil, on lui apporterait vos yeux...

– N'allons pas plus loin !

Angélique ne voulait pas, ne voulait pasêtre replongée dans ces histoires defous.

Elle ne voulait même plus entendreparler qu'il avait existé une Ambroisineaux manières de sirène enjôleuse, belle,savante, attendrissante, qui se promenaiten versant du poison un peu partout, etque la hiérarchie des anges suivait à latrace, car les anges gardiens n'ysuffisaient plus, sauvant in extremis lesuns et les autres, à coups de ces miraclesque les hommes ingrats appellent« heureux hasards », mais dont lesressouvenances vous donnaient la chairde poule.

Delphine avouait s'être déjà livrée à la

comptabilité qu'elles venaient d'établir,recensant l'une après l'autre, dans samémoire, les filles du roy de Mme deMaudribourg et, chaque fois, elle avaitbuté sur le nom d'Henriette Maillotin,revoyait la silhouette floue et commes'effaçant de cette ancienne compagne,dont personne ne parlait plus, dont ellesemblait être la seule à se souvenir. Uneappréhension que venait alimenter lecauchemar familier la retenait del'évoquer en présence des autres, de seposer des questions sur son sort, d'enposer autour d'elle, de chercher à savoir.

– J'ai toujours su.

– Quoi donc ?

– Que la disparition d'Henriette était liéeà celle de Mme de Maudribourg. C'estelle qui l'a aidée à s'enfuir de la cabaneoù elle était gardée par Marcelline.

Celle-ci croyait avoir vu qui l'avaitfrappée au cœur de la nuit et, dans lademi-obscurité, une autre présence avaitpu passer inaperçue !

– En supposant qu'elles se soientévadées ainsi et aient réussi à gagner lesbois, où pouvaient-elles se réfugier sansêtre retrouvées aussitôt ?

– Des complices aux alentours, deshommes d'équipage survivants, ou dupays, voire des Indiens... Des femmescomme elles trouvent toujours des

complices.

– On a retrouvé le corps de la duchesse.

– Défigurée. On ne l'a reconnue qu'à sesvêtements.

La voix de Delphine était sourde,convaincante. Elle affirma :

– C'est ainsi que cela s'est passé. Ils onttué Henriette et, après l'avoir rendueméconnaissable, l'ont abandonnée auxanimaux sauvages de la forêt, revêtuedes vêtements de la duchesse afin defaire croire à la mort de celle-ci.

La tombe là-bas, à Tidmagouche, seraitdonc celle de la pauvre filleassassinée ? Non. Impossible. Car cela

impliquerait qu'Ambroisine pouvait êtrevivante en quelque point du globe.

– Et elle, qu'en serait-il advenu ?

– Elle s'est échappée. Elle a quittél'Amérique.

– Par quel navire ?

– Celui de Nicolas Parys.

Angélique sentit un frisson la parcourirdes pieds à la tête et lui hérisser laracine des cheveux.

Tout se liait.

Elle revoyait le vieux Nicolas Parys surle point de s'embarquer, impatient et

hargneux, et que le marquis de Ville-d'Avray retenait par son jabot, exigeantde lui, en un long conciliabule, qu'il luilivrât la recette du cochon de lait laqué àl'indienne. Le navire attendait dans larade embrumée pour lever l'ancre. Dansses flancs se cachait Ambroisine-la-Démone, que l'on croyait morte etenterrée.

Si Delphine avait deviné juste, celaimpliquait que, puisque Ambroisinen'était pas morte, elle était vivante. Maissi elle était vivante, elle se seraitmanifestée plus tôt...

– Je ne le pense pas. Je pense, aucontraire, que ces années bien courtes, àpeine suffisantes pour amener la paix et

un peu d'oubli dans le cœur des victimesapeurées, lui ont juste accordé le tempsnécessaire pour renaître de sescendres... retrouver, qui sait ? Sa santéaltérée, sa beauté détruite. Asseoir, sousun nom d'emprunt, une personnaliténouvelle, une situation qui luipermettrait de recommencer à nouer desubtiles intrigues, d'accomplir denouveaux forfaits, de tisser sa toile pourses pièges et de tirer les fils de sesvengeances...

– Calmez-vous ! Vous vous exaltezinutilement.

– Non ! Je la connais bien ! Je la connaistrop bien.

– Je doute qu'elle soit vivanteaujourd'hui. Elle n'est pas revenue.

– Elle peut encore revenir.

Angélique s'agaçait d'entendre Delphineparler de la duchesse au présent, ainsique l'avait fait parfois mère Madeleinedes Ursulines, la visionnaire qui, elle,parlait aussi au futur, évoquant« l'archange qui se dresserait un jour etintimerait à la bête immonde de détruirela démone... ». Angélique lui avait faitremarquer : « Vous vous exprimezcomme si elle rôdait encore sur cetteTerre et n'avait pas terminé parmi noussa mission infernale ! » Et la petitereligieuse lui avait jeté un regardd'effroi derrière ses lunettes rondes.10

– Précisément, le réveil de l'affaire deLa licorne est peut-être son premiercoup d'envoi, suggéra Delphine.

– Cela m'étonnerait ! Rien, dans lesparoles de M. d'Entremont, ne peutlaisser supposer qu'il y aurait derrièreces recherches et demandes unepersonne de sa sorte. Ce n'est, selonmoi, que l'aboutissement d'une longue etennuyeuse enquête administrative, et lescommis et greffiers qui se sont chargésd'en collecter les pièces riraient biens'ils savaient les drames que nousbâtissons autour de leurs gribouillages.

Elle tut l'allusion qu'avait faite lelieutenant de police aux deux naviresdes pirates, homologués par les sociétés

bienfaitrices comme faisant partie del'expédition de la duchesse deMaudribourg. Il n'y avait jamais eu unesituation bien nette à propos des « prisesde guerre » du comte de Peyrac, dontVille-d'Avray s'était adjugé l'une d'ellescomme compensation à la perte de sonAstarté.

Et si c'était Tardieu de La Vaudière, bienen cour auprès du ministre de la Marine,qui s'avisait de remettre ça « dans lescoulisses du pouvoir » ? Elle seconvainquit que c'était dans le style del'acharné procureur.

Elle aurait dû y songer plus tôt.

– Qu'ils rient tous ! murmura Delphine.

Je l'embrasserai quand je le verrai ! Quemes pressentiments soient erronés, c'esttout ce que je demande à la miséricordede Dieu !

– Ils le seront, vous verrez.

Elle se tourna vers les vitres.

– Il pleut toujours. Delphine, avez-vousdans votre domesticité un petit valet ouune gamine que nous pourrions chargerd'aller porter ces feuillets à lasénéchaussée ? Malgré mon amitié etestime pour M. Garreau d'Entremont, jene veux plus avoir à pénétrer dans sonantre.

Elle joignit au paquet dûment enveloppé

dans un morceau de toile gommée, unemissive aimable, mais tournée de façonà faire comprendre au lieutenant depolice civile et criminelle qu'elleestimait s'être beaucoup dévouée pourlui, qu'elle ne pourrait faire plus pourl'aider, désormais.

Chapitre 44Angélique sortit de la maison deDelphine.

Elles avaient attendu la fin de la pluie enmettant de côté le sujet obsédant. Larésolution était prise. On n'en parleraitplus.

– Si l'on vous interroge, envoyez lescurieux à l'intendant Carlon. Il a sacarrière à défendre. Il saura tenir tête.Quant à vous, préoccupez-vous de votrebonheur et de votre santé. Comment sefait-il que vous ne soyez pas encore

mère de famille ? Ne désirez-vous pasd'enfants ?

Delphine s'était récriée : un enfant !

C'était son rêve le plus cher, celui quirachèterait sa triste vie orpheline. Maislà encore, la malédiction pesait sur eux.Elle et Gildas s'aimaient pourtant.

Angélique lui donna le nom de quelquesplantes qu'elle pourrait obtenir chezl'apothicaire et comment les préparer etles mélanger.

Delphine ensuite avait voulu entendreparler des jumeaux.

Angélique se lança donc dans ladescription de Gloriandre et Raimon-

Roger, puis de leurs progrès, de leursexploits et, certainement, le sujet étaitinépuisable.

Enfin elles se séparèrent.

– Ne pensez plus au passé, insista encoreAngélique, c'est par crainte et à cause deson souvenir, que vous vous infligez,malgré vous, une punition. Elle haïssaittant le bonheur ! Faites-lui échec enayant votre enfant à vous ! Buvez lestisanes que je vous ai recommandées etle ratafia d'Euphrosine Delpech. On ledit excellent pour encourager les ardeursde l'amour. Vous concevrez et vous serezheureuse.

La jeune femme finit pas sourire.

– Vous autres, guérisseurs, vous tenezentre vos mains la vie et la mort, la santéou la maladie, le bonheur dans l'amourou son échec, la conception ou lastérilité. Je comprends que vous soyezredoutés de ceux qui veulent avoir toutpouvoir sur les hommes et leursconsciences !

*****

Le soleil reparaissait entre les nuages,ce soleil piquant de l'été, et lesfeuillages étincelaient comme unefaïence vernissée.

Des rigoles d'eau coulaient de la placede la Cathédrale, descendant en sinuantvers la Basse-Ville. Angélique, avant

d'entreprendre la descente par le cheminde La Montagne, regardait cet horizonqui lui était cher, qu'elle avait fait siendans la volonté de ne pas se laisserécarter de la France, car il n'y avait pasde raisons.

La grande surface du fleuve sedécouvrait comme un lac doré avec desvoiles et des canots en ombres noirestraversant son étendue. Tout étaitpaisible. Rien ne menaçait. MaisAngélique se sentait indécise comme sison cœur avait été condamné à nepouvoir jeter l'ancre nulle part...

Des petits pas coururent derrière elle...

Elle n'eut que le temps de la voir

arriver, volant dans sa robe blanche.

– Ermeline ! Le petit bébé gourmand !

Elle n'était plus un bébé. Elle avaitgrandi, c'était une petite fille maintenant.

– Oh ! Mon petit enfant, mon petit trésor,ne perds jamais ta lumière ! ditAngélique en la serrant dans ses bras, neperds jamais ton secret ! Es-tu toujoursaussi gourmande ?

L'enfant riait et la regardait sansrépondre.

« C'est vrai ! Sa mère m'a écrit qu'ellene parlait toujours pas... »

Muette, mais ravie, Ermeline paraissait

en belle santé. Plus heureuse qu'unpapillon dans les prés, le teint rose etanimé, elle montrait toutes ses petitesdents rondes en un rire qui semblaitinspiré par un spectacle ou une visiondes plus plaisants. Une flammemalicieuse brillait dans ses yeux quiétaient si pétillants d'étincelles de joiequ'on ne pouvait en savoir la couleur :l'eau d'un lac au soleil.

– Tu n'as pas changé... Quel bonheur !Ermeline, je suis désolée, je n'ai pas debonbons... Mais je suis tellementcontente de te voir. Et je t'embrasse trèsfort.

Son discours continuait d'amuser au plushaut point Ermeline qui riait avec un rire

de clochette.

« J'aurais tant voulu lui donner desbonbons », se reprochait Angélique.

Elle pensa à une réflexion du chevalierde Loménie-Chambord, quand il avaitoffert à Honorine le petit arc et desflèches :

« On aime à combler l'innocence. Elleseule le mérite. »

Qu'allait-elle faire maintenant de ce feufollet ?

Ce n'était pas la première fois qu'elle seretrouvait dans Québec avec Ermelineévadée dans les bras. Comme ce jour detempête où la petite avait failli

s'envoler, ses jupes gonflées par le vent.

Et voici que la nourrice Perrine,mêmement affolée, arrivait dans lapénombre des cerisiers.

Et Angélique, comme jadis, lui remettaitla transfuge.

– Toute la famille de Mercouville estrentrée, lui dit la nourrice noire.

– Je pars demain, mais je vais vousenvoyer Kouassi-Bâ pour que vouspuissiez parler un peu avec lui, Perrine.Adieu Ermeline, ma chérie ! Ne te sauveplus comme cela, dit Angélique qui duts'arracher, plus contente de l'avoir vueque si toute la ville lui avait fait accueil.

« Les petits enfants sont étranges, sedisait-elle en commençant de s'éloigner,mais ils sont si merveilleux. Longtemps,ils restent habités de mystère, occupésd'inconnu. C'est pourquoi je les aime etils me ravissent... »

Une voix flûtée criait derrière elle :

– Au revoir ! Au revoir, le soleil !

Elle se retourna : Ermeline dans les brasde Perrine répétait en riant :

– Au revoir ! Au revoir, le soleil...

Et, à deux mains, lui envoyait desbaisers.

À côté de cela, qu'étaient les Garreau

d'Entremont, les Ambroisine et leurssombres chariots de peur et de haine ?Avaient-ils puissance contre les effets dece charme ?

– Oh ! Chère amie, je pensais à vous etje vous vois comme une apparition...

C'était Mme Le Bachoys.

– Je vous trouve en train d'envoyer desbaisers au ciel...

– Non. Je faisais seulement mes adieux àla petite de Mercouville.

Soit parce que s'annonçait la fête deSainte-Anne qui ramenait les citadinsdans leurs murs, soit parce qu'à l'instantde son départ, un sursaut secouait la

ville engourdie, Québec se réveillait.

Et dans les derniers moments de lamatinée, tout le monde envahissaitl'auberge du Navire de France et le quaiau bord duquel les chaloupesattendaient.

*****

Angélique mettait une dernière main àses bagages, tout en écoutant de sonmieux ce que chacun avait à lui dire, cequi donnait un véritable fatras, comme sil'on avait attendu de savoir qu'on ne lareverrait plus de longtemps pour venirlui expliquer des problèmes épineux.

Et la Polak, pour cela, battait le record,

elle qui l'avait eue quotidiennement à sadisposition.

– ... Si, des fois, disait la Polak, M. etMme de Peyrac repassaient en France, ilfaudrait penser à emmener les petitsSavoyards... oui, tu sais, ceux du greffeque Carbonnel fait descendre dans lescheminées pour vérifier si lesordonnances ont été respectées, parceque c'est ramoneurs de naissance, cesenfants-là. Ils sont venus comme petitsvalets avec M. de Varange, celui qui adisparu.

– Oui ! Et alors ?

Ils languissaient, ces ch'tits. Ils netarderaient pas à mourir. Mme Gonfarel,

dont le cœur était bon, s'intéressait à euxparce qu'elle savait le nom de leurmaladie. C'était la maladie desmontagnards. À l'armée, disait-elle, onavait inventé un nom savant pour cettemaladie dont seules les recrues venuesdes pays de montagnes étaient frappées :la nostalgie, des mots grecs nostos :retour, et algie : douleur. Un seulremède : les renvoyer chez eux.

– Tu comprends, leur faut leursmarmottes, leurs vallées hautes fermées,le silence des pics qui les regardent, ettoujours grimper ou descendre commeles chamois, sinon... Je sais de quoi jeparle. Je suis d'Auvergne. Tout blancl'hiver, tout noir l'été, pain de seigle et

fromage. La faim, le silence. Je peux mesouvenir de ce temps avant que ma mèrene me vende à un recruteur qui passaitpar là et cherchait des filles à soldats.

– Mais toi, tu n'as jamais été malade denostalgie, que je sache ?

– Les femmes, c'est pas pareil.

– Est-il temps de m'en parler, Polak ? Jene peux pas me charger de ces enfantsainsi, sans avoir parlé avec Carbonnel.

– Le voici qui arrive.

– Par grâce, Polak ! Il n'est plus temps,te dis-je. De toute façon, nous neretournons pas en France. Tiens, je teremets une bourse. Occupe-toi de leur

trouver un passage sur un navire etconfie-les à un ecclésiastique charitablequi les acheminera vers leur Savoienatale... Va aussi porter quelquesfriandises aux enfants de Banistère quisont au séminaire et aux Ursulines, et là,ne manque pas de donner mon bonsouvenir à mère Madeleine.

Et Yann Le Couennec s'approchait afinde s'informer s'il pouvait monterjusqu'aux Ursulines pour essayer derencontrer, au moins de lui laisser unmessage en toute honnêteté, une jeunepersonne qui ne lui avait pas déplulorsqu'il l'avait vue à Gouldsboro, etqu'on appelait la Mauresque, encore quesa grâce et sa joliesse lui auraient mérité

un nom plus chrétien.

– Pourquoi ne m'en avez-vous pas parléplus tôt, Yann ?

Il venait seulement d'apprendre qu'ellen'avait pas trouvé d'épouseux.

– La Mauresque est ambitieuse.

Elle lui répéta ce que lui avaient ditMme de Mercouville et Delphine.

– Elle s'appelle Lucile d'Ivry...

La veille au soir, Kouassi-Bâ avait vuPerrine-Adèle. Il fallait se décider viteet c'était ce que ni l'un ni l'autren'arrivait à faire, aucun des deux nepouvant à brûle-pourpoint se séparer de

ceux près desquels ils avaient vécujusqu'alors. Pour Kouassi-Bâ, il n'enétait pas question. M. de Peyracl'attendait et il devait rester auprès deMme de Peyrac jusqu'à ce que celle-cieût rejoint son époux. Et quedeviendraient Ermeline et les autresenfants, et Mme de Mercouville elle-même sans Perrine-Adèle ?

C'était dommage de traiter si rapidementces affaires de cœur, mais il n'était plustemps.

Puis, Mme de Mercouville vint au port.Il était évident, disait-elle, que leschoses s'étaient passées comme lapremière fois... Quelle première fois ?Pour qui ? Pour Ermeline. La première

fois à la venue d'Angélique, elle s'étaitmise à marcher. Cette fois, elle s'étaitmise à parler !

On n'en irait pas moins remercierSainte-Anne de Beaupré. À conditionqu'il n'y ait pas de flottille d'Iroquois àdescendre de Tadoussac.

– C'est justement ce dont je doism'informer, dit Angélique. Mon épouxest là-bas, sur le Saguenay, ce qui m'aprivée de sa compagnie. Vouscomprenez que je suis dans l'impatiencede le retrouver et de savoir commenttout s'est terminé.

Cette agitation avait l'avantage del'étourdir sans qu'elle l'ait cherché

volontairement.

La contrariété de se sentir de nouveautenue à distance par ses amis français,que ce fût à propos des prisonniersanglais ou à cause de la fin du pèred'Orgeval, avait pris le pas sur lechagrin de sa séparation d'avecHonorine, un peu atténuée par lesretrouvailles avec son frère, la chargedu « sanglier » de la Haute-Ville deQuébec l'avait carrément remise surpied en la ramenant à l'imbroglio de Lalicorne qui prenait sa source à Paris,dans les officines de M. Colbert,ministre de la Marine et des colonies deSa Majesté le Roi de France Louis XIV,mais qui, malgré les apparences, ne

promettait pas que des complicationsjudiciaires. Préoccupations lancinantes,balayées par ce soudain retour deflamme de l'affection de Québec pourelle.

Les quais étaient noirs de monde,comme le jour où elle était apparue pourla première fois dans sa robe bleu deglace et son manteau de fourrureblanche, ainsi que la fée du Septentrion,une étoile de diamant brillant dans sachevelure.

Une émotion contenue se propagea desuns aux autres lorsqu'elle monta dans lachaloupe, escortée du grand Kouassi-Bâ,noir protecteur auprès de sa blondeur,avec son turban à aigrette qui frémissait

au-dessus des têtes et son sabre courbequi faisait partie de sa livrée.

– Revenez-nous ! Revenez-nous !

Mouchoirs et chapeaux s'agitaient avecfrénésie.

– Revenez-nous ! Revenez-nous !

La chaleur était pesante. Pas un souffled'air. Sous l'effet d'éclairs silencieux, leciel plombé à l'horizon clignotait,illuminant par intermittence la fouleassemblée de lueurs blafardes.

Angélique aperçut le visage rubicond deMme Le Bachoys crispé de chagrin, elled'habitude si joviale. Elle brandissaitson grand éventail de plumes de dindon

sauvage en un suprême signe d'adieu,comme si elle la voyait s'éloigner pourla dernière fois.

« Pourquoi ? Pourquoi ? »

*****

Sur l'étendue des eaux, huileuses à forced'être trop calmes, les navires durentlouvoyer sans fin. Le pilote assurait quel'orage n'éclaterait pas et s'éloignerait,poussé par ces vents qui les prendraienten charge et leur permettraient des'engager dans le chenal en direction dunord.

Tandis qu'ils tournaient et retournaientsous Québec, la côte, derrière la brume

de chaleur qui la bleuissait comme sousla retombée d'une cendre fine, sedevinait, et Angélique en détaillait lescontours, non sans mélancolie. L'îled'Orléans là-bas, son dôme presqueparfait de grand squale endormi, lablancheur de ses habitations espacées àmi-côte ou groupées dans les criques,l'île où régnait Guillemette-la-sorcière,la pointe étincelante du petit clocher deBeauport où habitait une des filles duroy, celui de Lévis qui abritait SidonieMacollet, l'incestueuse, et ses « enfantsde vieux », le vieux étant aux GrandsLacs pour sûr. Et de nouveau Québec etles fleurons de sa couronne d'argent purde ses fins clochers et campaniles, puisle nez du cap Tourmente au loin, et plus

proche, la petite chapelle de la bonneSainte-Anne-aux-miracles...

Septième partieSur le fleuve

Chapitre 45Puis ce fut la descente du fleuve quis'élargissait, jusqu'à revêtir l'anonymatde la mer.

Angélique se tenait de préférence àl'avant du navire, tournée vers cethorizon où, enfin, dans quelques jours, sile vent continuait de souffler dans labonne direction, elle allait se retrouverprès de son mari.

Le vent frais et mou commençait d'avoirun goût de sel sur les lèvres.

Bercée par la houle, elle laissait son

esprit errer. Elle essayait de se rappelerce que disait le dernier arcane, celui oùétait apparu le fou à la ceinture dorée,lorsque Ruth Summers, à Salem, avaitdisposé devant elle les tarots. Que disaitce dernier arcane, la troisième étoile deDavid ? Elle faisait en vain appel à samémoire.

Qu'elle avait donc été stupide de ne pasvouloir savoir la fin qui lui aurait peut-être révélé ce qu'il en advenait dans sondestin, de l'homme brillant et de lapapesse, pour l'instant « maîtrisés ». Desdeux premières étoiles, lui revenaientquelques bribes.

Amour triomphant ! Amour triomphant !Voilà ce qu'avait répété la voyante...

Beaucoup d'hommes : l'amour teprotège. Et le soleil : un homme qui apris pour signe le soleil.

Cela signifiait que le roi continuait àétendre sur eux sa protection.

Et la main de Ruth Summers retournaitles grandes « lames » aux colorissymboliques, rose pour la chair, bleupour l'esprit.

Elle souhaita se retrouver dans l'intimitéde la chambre aux miroirs, s'effrayad'avoir oublié et comme voulu effacerdes moments qui s'inscrivaient parmi lesplus extravagants, mais aussi les plusdéterminants de sa vie, et qu'elle avaitécartés avec une sorte de crainte, comme

s'il avait fallu les cacher du regard deDieu.

Lorsqu'elle était revenue dans son climatde Nouvelle-France, Gouldsboro,Wapassou, elle avait eu la propensiond'oublier Salem et ses prodiges.

Ce n'était pas de l'oubli, mais uneimpression d'irréalité restait attachée àces deux silhouettes, ces deuxchevelures blondes qui avaient étémêlées aux instants troublés et extatiquesde sa « mort ». Elle les avait vues enrêve... Elle devait faire effort pour lesramener à la surface de la vie...

Dans les brouillards qui se reformaientsouvent sur le fleuve, elles devinrent

présentes, deux fantômes dans leursmantes noires de lépreuses.

« Je ne suis même pas une fidèle amiepour vous, mes pauvres magiciennes. Jesuis l'ingrate Française papiste, qui,embarrassée par votre singularité, essaiede ne pas trop se rappeler ce qu'elle doità d'aussi bizarres et répréhensiblescréatures. Mais je n'ai jamais douté... Jevous ai rencontrées. Ce n'était pas unrêve. Et ce n'est pas le hasard qui fit quenos deux enfants du bonheur sont nés àSalem et ont ressuscité de vos mains ! »

Elle était en train de boucler la boucle.

Non ! Ce qui se passait en Nouvelle-Angleterre et qui lui avait permis de

mieux comprendre ce qu'avait enduréson frère Josselin n'avait rien d'étheré.C'étaient des personnages de chair etd'os qui bâtissaient un monde dans unefièvre mystique. Parmi eux, Ruth etNômie avaient aussi leur place. Quand,la soignant, elles lui contaient leursexistences pathétiques, c'était moins lesdéplacements des petites troupes dequakers harcelés, humiliés, allant depilons en pendaisons, qui avaient éveillésa révolte que cette sorte de tranquillitédans l'insensé. Il y avait comme unesorte de banalité dans la cruauté, quiparvenait à la rendre naturelle, sinonsouhaitable.

Ruth et Nômie étaient sans révolte. Elles

parlaient de ces persécutions,tracasseries et sévices qui leur étaientinfligés, presque comme d'un malnécessaire qu'engendrait la douleur devivre et de grandir sur les côtesd'Amérique.

Après avoir multiplié les guérisons,elles mourraient pendues, maudites,honnies.

Ambroisine la papesse, la pieuse, labienfaitrice elle, n'effrayait personne.

Le monde n'est pas aveugle.

Il est seulement veule et sans vrai désirde justice et d'amour.

Quand ainsi, Angélique à la proue de

son navire avait fait en pensée le tour ducercle, l'impatience qu'elle avait deretrouver Joffrey s'intensifiait encore.

Il lui ressemblait. Elle pouvait tout luidire. Elle lui confierait sesappréhensions à propos d'Ambroisine.Elle le voyait déjà sourire, rassurant. Etsans doute lui tiendrait-il les mêmesdiscours qu'elle s'adressait à elle-même.

Si la duchesse de Maudribourg étaitvivante, et alternativement Angélique enétait convaincue et jugeait la choseinvraisemblable, de quelles possibilitésdisposerait-elle aujourd'hui pour leurnuire ? Sa mission n'avait-elle pas prisfin avec celle du jésuite, son frèred'enfance ? Et, avec lui et cette mission,

avait dû s'éteindre la flamme diabolique.

Tour à tour, elle les voyait, la papesse etl'homme brillant, réduits aux platesdimensions des êtres ordinaires, commeces grands généraux qui, après avoirconnu des heures de gloire, se retrouventdans la banalité mesquine de leurinemploi.

Tant de choses s'étaient métamorphoséesdepuis les semaines de l'été maudit.

Nul ne pouvait plus s'attaquer à leuramour aujourd'hui. Le pays lui-mêmeavait pris un nouveau visage. Lesétrangers de Gouldsboro, au débutfaibles et vulnérables, s'étaientimplantés, avaient bâti, rassemblé autour

d'eux les activités de la baie Française,et avaient changé, en s'élevant,l'équilibre des forces en présence.

En quelques années, la situation s'étaitdéveloppée de telle façon que Joffrey dePeyrac était en train de devenir l'arbitreentre les peuples de l'Amérique duNord : Français, Anglais, et Nationsindiennes, qu'elles fussent d'origineiroquoise ou algonquine.

Déjà, à Salem, Angélique avait eu unaperçu de son influence lorsqu'elle avaitvu les Nouveaux-Anglais le considérercomme l'un des leurs, pouvant se rangerhonorablement aux côtés des Étatscoloniaux semi-indépendants de lacouronne britannique : « Vous êtes

comme nous. » Et elle avait eu laconfirmation de son importance par cetteaide que le gouverneur Frontenac de laNouvelle-France lui avait demandéecomme un allié et comme à un frère enlequel il avait toute confiance.

Et il l'envoyait vers les Iroquois avec lacertitude que lui seul pouvait retenir leurfureur sauvage

Combien elle avait hâte de le revoir, del'entendre, de le toucher, de s'assurerqu'il était revenu sain et sauf.

Chaque jour elle espérait qu'à travers lagrande étendue grise du fleuve bordéede franges de brumes, un bâtimentviendrait au-devant d'eux, amenant

Joffrey à sa rencontre, mais chaque jourson espoir était déçu.

Et lorsqu'on annonça qu'à la fin de lamatinée Tadoussac serait en vue, elle futsaisie de panique.

« Et s'il n'était pas là. Et s'il lui étaitarrivé malheur aux Iroquois ! Si Outtakél'avait tué ? »

Elle se voyait déjà assise éternellementsur les rives de Tadoussac, attendant sonretour comme « L'Angélique » duRoland furieux de l'Arioste enchaînée àson roc.

Les hautes falaises rosâtres, ouvrant lefjord noir et glacé du Saguenay,

apparurent, la tête dans les nuages, puis,au delà d'un cap, les maisons le clocherpointu et la grande croix de Tadoussacse découvrirent, avec, au large, dans sarade des navires à l'ancre.

– Est-il là ?

Angélique n'arrivait pas à maintenirl'objectif de la longue-vue devant sonœil. Enfin, l'image se précisa. Il était là.

– C'est lui ! Non, ce n'est pas lui !

– Qui voulez-vous que ce soit ! fit M.d'Urville en lui reprenant l'instrument.J'aperçois parfaitement M. de Peyrac et,un peu plus loin, je crois reconnaître lesieur Perrot. Les soldats, les marins vont

et viennent à terre ou sur le pont desnavires. Tout le monde paraît paisible.Je peux commencer de discerner uncertain remue-ménage, il me semblejoyeux. C'est sans doute parce qu'onnous a aperçus et qu'on s'apprête à nousrecevoir.

Au même instant, un coup sourd leurparvint.

– Vous voyez bien qu'il se passe quelquechose !

– On nous a reconnus et la flotte noussalue. Je vais faire répondre de notrebord.

Un peu plus tard, deux salves tirées des

canons de L'arc-en-ciel faisaient échoau signal de reconnaissance.

Encore quelques bordées et manœuvressous le vent, destinées à rapprocher lesvaisseaux de la rive, et le doute ne futplus possible.

C'était bien Joffrey qui était là-bas, surla grève, sa haute silhouette dépassantcelles des gens de son état-major, saufcelle de Nicolas Perrot.

L'œil collé à la longue-vue, elle levoyait se détacher du groupe, fairequelques pas. Et son cœur battait lachamade.

Le doute n'était plus possible.

C'était lui, son roi, sa patrie, son refuge.

Tout au long de ce voyage, seule versMontréal, elle n'avait cessé d'être enproie à des craintes aussi informesqu'injustifiées. Et pourquoi ? Parce que,loin de lui, elle ne respirait qu'à moitié.

Et là encore, à l'instant de le rejoindre,au lieu de se réjouir, la main del'impatience l'oppressait comme si uncataclysme subit, l'apparition du monstredormant sous les eaux du Saguenay parexemple, eût pu retarder l'instant d'êtreprès de lui et de constater, cette foisencore, qu'il était bien en vie.

Dès que la chaloupe de L'arc-en-cielaborda, elle courut à lui et lui jeta les

bras autour du cou. Sans souci desspectateurs qui les entouraient.

Une seule chose était importante :s'assurer de sa présence par la sensationde son corps contre le sien, de sachaleur vivante, de sa réalité, par laforce de son étreinte qui se refermait surelle et l'emprisonnait, de la rudesse dela peau de son visage tanné et de ladouceur de ses lèvres qu'elle connaissaitsi bien. Un corps vivant ! Un hommevivant !

À chaque fois qu'elle le retrouvait, sonsentiment de délivrance et de jubilationcroissait.

Ah non ! Cette fois, c'était juré ! Elle ne

le laisserait plus se séparer d'elle, neserait-ce que pour quelques semaines !

Il l'écarta pour mieux contempler sonvisage illuminé d'une si naïve et sincèrejoie. Dans ses yeux sombres pétillaitcette étincelle allègre, un peu narquoise,qu'elle avait vue s'allumer dans ceux deRaimon-Roger la première fois où ilavait éclaté de rire.

– Dieu soit loué ! Nous sommes enNouvelle-France et non en Nouvelle-Angleterre. Sinon nous en avions pourdeux bonnes heures au pilori !

Elle adorait son sourire, celui du comtede Toulouse...

Qu'importe si elle ne se conduisait pasavec la retenue d'une grande damefrançaise. Tadoussac, vieux poste àfourrures, à deux pas d'un fleuve quiconduisait vers les régions les plussauvages du monde, était bien le dernierendroit où on avait à se préoccuper del'étiquette.

Et qui donc ici, parmi les leurs ou lesindépendants français de Tadoussac,pouvait se scandaliser de leur élan ?

L'amour qu'ils se portaient, s'il étaitparfois pour leur entourage une caused'étonnement, peut-être d'un peu d'envie,était aussi pour leurs familiers et tousceux qui, en grand nombre, s'étaientplacés sous leur égide, un gage de

sécurité, une assurance de pérennité etde réussite.

Méfiants au début comme peuvent l'êtredes hommes de mer ou de guerre enversune femme, peu à peu l'habitude s'étaitprise de les considérer ensemble commeun porte-bonheur.

De ceux qui avaient accompagné lecomte de Peyrac au Saguenay, beaucoup,pendant cette campagne, s'étaient sentismal à l'aise, anxieux, pas tranquilles,quoi ! Ce ne sont pas des choses quis'avouent. Mais, maintenant qu'« ils »étaient de nouveau ensemble, qu'« elle »était revenue, fidèle au rendez-vous, ladame du lac d'Argent, et que tous deuxpassaient, appuyés l'un à l'autre, en

souriant au milieu des vivats et deshourras poussés par les équipages et leshabitants de Tadoussac accourus, çaallait mieux !

– Et ces Iroquois ?

– Ils y étaient. Outtaké à leur tête,descendant par le lac Mistassini... Onaurait dit qu'il m'attendait : « Entre nous,Ticonderoga, il existe un fil invisible quine casse jamais, et qui voyage à traversles fleuves, les déserts et lesmontagnes. »

Il y avait eu palabres, de nombreuxcalumets échangés, et Outtaké avaitremis au comte de Peyrac un wampumqui disait : « Ce collier contient ma

parole : je ne porterai pas la guerre chezles Français. Tant qu'ils resteront fidèlesà l'homme blanc de Wapassou, celui-qui-fait-éclater-le-tonnerre,Ticonderoga, mon ami. »

Ainsi l'espoir qu'Angélique avait misdans le Nouveau Monde, de pouvoirrecommencer une vie neuve, de voireffacer ce qui avait brisé l'ancienne, detrouver un climat propice àl'accomplissement de leurspersonnalités, ne s'avérait pas uneillusion.

Autour d'eux, les oiseaux de malheurs'éloignaient...

Seuls restaient en lice les sombres

esprits de deux êtres dont la mort s'étaitemparée.

Du moins, leurs morts étaient-ellesadmises par les vivants...

Et, paradoxe, Angélique n'avait jamaiscessé de craindre que ces morts necontinuassent le combat contre elle avecplus de puissance que s'ils étaientdemeurés vivants !

N'était-ce pas là, de sa part, un peu de« superstition poitevine », comme auraitdit Joffrey qui, si elle lui en parlait et luiracontait l'intervention de Garreau et lescraintes qui lui étaient venues que ladémone ne fût pas morte à Tidmagouche,sourirait et se moquerait d'elle

gentiment.

Elle lui en parlerait, certes, ne serait-ceque pour goûter le plaisir d'être rassuréedans ses bras, mais plus tard.

Les oiseaux de ténèbres voletaientautour du halo de lumière de leur vie.Les noires ailes se débattaient contrel'éclat de cette lumière montant commeun soleil levant.

Elle seule les voyait. Ils confirmaientson pressentiment que tout n'était pasrésolu, qu'il y aurait d'autres épreuves àtraverser, mais ces deux adversairesirréductibles, enragés contre eux, mortsou vifs, ne pourraient jamais vraimenttriompher.

Car elle et Joffrey avaient atteint cesplages de la sérénité intérieure et del'espérance d'où l'on ne peut plus êtrechassé, et elle savait aussi que,longtemps encore, quoi qu'il arrive, il yaurait pour eux, beaucoup d'heures debonheur à vivre.

FIN1 Cf. « Angélique et la démone ».

2 À l'époque le mot nègre en français,issu du mot portugais negro qui voulaitdire textuellement : homme de peaunoire, n'avait aucun sens péjoratif etsignifiait la même chose que le mot :noir de nos jours, qui n'était pasemployé. Celui de négresse commençait

seulement à entrer en usage et l'on disaitcommunément une jeune nègre, unenègre.

Le mot « marron » ou « marronne » quifut appliqué aux esclaves évadés venaitd'une altération du mot hispano-américain, cimarron : retourné à l'étatsauvage.

3 Cf. « Angélique et le NouveauMonde ».

4 Cf. « Angélique et le NouveauMonde ».

5 Sobriquet donné aux protestants parcequ'ils officiaient souvent la nuit, commedes papillons de nuit.

6 Aujourd'hui Kingston sur le lacOntario.

7 Lac George.

8 Budget émargeant de la cassette royalepour certaines entreprises.

9 Cf. « Angélique et la démone ».

10 Cf. « Angélique à Québec ».