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JACQUES SAUSSEY ANICROCHES Nouvelles 1988-2018

ANICROCHES - Jacques SAUSSEY

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Page 1: ANICROCHES - Jacques SAUSSEY

JACQUES SAUSSEY

ANICROCHES

Nouvelles 1988-2018

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Ce recueil est gratuit. Jusqu’à la fin du confinement, faites un don pour les

soignants qui se dévouent pour sauver des vies :

https://www.leetchi.com/c/les-auteurs-du-noir-polar-et-thriller-et-leurs-lectrices-et-lecteurs-se-mobilisent-

pour-la-recherche

© Jacques SAUSSEY Tous droits réservés à la SGDL

www.jacques-saussey.fr

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NOTE AU LECTEUR…

Cher(e) lecteur(trice) inconnu(e), comme beaucoup d’autres, les Auteurs du Noir se mobilisent en cette période difficile de pandémie. Ainsi que je l’ai indiqué sur la première page de cette version spéciale d’Anicroches, une cagnotte a été créée par la Ligue de l’Imaginaire, en partenariat avec de nombreux auteurs du Noir, pour alimenter un fond destiné à la recherche médicale en France, qui manque cruellement de moyens et de matériel et se bat chaque jour pour sauver des vies.

Afin de me joindre à cette effort commun, je mets gratuitement à ta disposition ce recueil de nouvelles en espérant que tu prendras plaisir à y suivre mes premiers pas dans le monde merveilleux de l’écriture.

Il n’y a bien sûr aucune obligation, mais si tu souhaites participer à ce projet, tu es le (la) bienvenu(e). Donne selon ton envie et tes possibilités, mais montre que tu es concerné, toi aussi, même s’il ne s’agit que d’une pincée d'euros. Les petits ruisseaux font les grandes rivières et les océans, je ne t’apprends rien…

Pour aider les chercheurs et les malades face au coronavirus : https://www.leetchi.com/c/les-auteurs-du-noir-polar-et-thriller-et-leurs-lectrices-et-lecteurs-se-mobilisent-pour-la-recherche

Cette nouvelle version d’Anicroches comprend 33 textes au lieu des 20 de la première mouture que certains connaissent peut-être déjà. Elle couvre une période d’écriture qui s’étend désormais sur trente ans. Je les ai simplement classés par année d’écriture, tous genres mélangés. La liste risque de s’allonger au fil du temps, je remettrai ce fichier à jour quand j’aurai d’autres textes à y ajouter.

Tout a commencé en 1988. Une idée, quelques mots tracés sur une feuille de cahier, dans le métro, puis plus tard une relecture et des encouragements par la famille et les amis…

Cette première histoire, « Mauvaise rencontre », a ouvert la voie à toutes celles qui l’ont suivie.

Les nouvelles qui précèdent l’année 2008, durant laquelle j’ai écrit mon premier roman « Colère noire », représentent mon apprentissage, ces gammes que réalise tout apprenti qui découvre un instrument avec ses

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doigts encore malhabiles avant de s’attaquer à un gros morceau. J’y ai goûté plusieurs genres, comme tu pourras t’en rendre compte. Il y a du polar, du fantastique, du grinçant, du… rose, et le tout avec le Noir comme couleur commune.

J’espère que ce recueil sans prétention te fera passer quelques bonnes heures de lecture en ces temps de confinement. Tu verras, La huitième expérience est vraiment une histoire TRÈS optimiste à ce sujet!

Tu peux copier ce manuscrit et l’envoyer à autant d’autres lecteurs que tu voudras, mais toute adaptation éventuelle, de quelque nature qu’elle soit, devra auparavant recueillir mon accord écrit et/ou un contrat d’exploitation en bonne et due forme s’il s’agit d’un projet commercial.

Mon seul désir est que ces textes te fassent passer un bon moment avec moi, qu’ils te prennent au dépourvu, par surprise, par les tripes, qu’ils te tordent de rire ou de frayeur.

Bref, qu’ils te changent les idées. Je n’ai pas d’autre objectif.

Bien à toi, Jacques.

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PREFACE DE MARTIN MICHAUD

J’ai pris l’habitude de surnommer Jacques Saussey « grand Jacques », non pas en référence à la chanson de Brel, mais bien parce que j’ai la conviction que la grandeur d’un homme se mesure à l’humilité dont il fait preuve à l’égard de ses réalisations. Voici un écrivain qui a publié une dizaine de romans qui connaissent du succès tant auprès de la critique que du public, mais qui trouve à offrir une rétrospective de ses débuts. En soi, un tel geste demande une grande dose d’humilité. Car on ne naît pas écrivain, on le devient. On se façonne mot après mot, paragraphe après paragraphe, histoire après histoire. C’est donc un privilège que nous octroie ici Saussey : celui d’assister, en quelque sorte, à sa mise au monde littéraire.

La curiosité est l’une des qualités essentielles de l’écrivain. Or, Saussey a un appétit vorace, une palette vaste et le caractère aventurier du touche-à-tout. En résulte une mosaïque de nouvelles aussi variées que passionnantes : on s’y promène des villages de la campagne française aux prisons d’Italie, de la Seconde Guerre mondiale au vingt-et-unième siècle, du Moyen Âge à la guerre civile américaine... Qu’il nous balance en mer sur la trace de pirates, nous colle aux pas de journalistes d’enquête dans une école en flammes, nous fasse frissonner dans la peau d’un résistant fricotant avec l’ennemi ou encore nous plonge au cœur d’un débat télévisé qui tourne mal, Saussey, toujours, nous fait vivre des émotions fortes…

S’il surprend et angoisse, Saussey touche, aussi. Par exemple quand il peint le portrait poignant d’une relation entre une grand-mère et sa petite-fille, ou celui d’un fils qui, ayant perdu son père, se bute à son passé dans le monde de la nuit et des itinérants…

Mais il y a plus : les trajets en train de cette femme qui déteste les lundis, ces expériences démentes menées par un savant fou, ce directeur de prison passionné de Dalí et de tableaux de grands maîtres… Et encore : l’attente, le désir, la vieillesse, les peurs ordinaires, les rites de passage, la beauté de la nature mise en opposition à la hideur de justiciers improvisés, et l’horreur de la réalité du temps qui fuit et vous rattrape…

Dans chacune de ces nouvelles, de multiples voix chantent la grandeur et la cruauté des Hommes et finissent par n’en former qu’une, celle de Saussey qui, tissant son fil, cisaillant ses petits instantanés, parle toujours et sans discontinuer d’humanité. Et au bout des sentiers enfouis dans ces

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forêts qu’il sait magnifiquement décrire, c’est l’âme humaine dans toute sa noirceur et sa complexité qu’il sonde dans un style sobre, précis et sans artifices.

Au final, à travers les lieux et les personnages qu’il évoque, lesquels s’imposent rapidement comme nos lieux, nos gens, le portrait qui émerge en avant-plan est celui de l’écrivain talentueux et prolifique qu’est devenu Saussey.

Martin MICHAUD 2016

Nota : La nouvelle « Une main en or », à laquelle Martin fait référence ici en parlant des prisons d’Italie et de peinture, fera l’objet d’une parution en 2021 en commun avec d’autres auteurs. Je l’ai donc supprimée de cette version d’Anicroches…

Jacques SAUSSEY Mars 2020

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Table des matières

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1 ➢ Mauvaise rencontre (1988)

2 ➢ Le Joyau du Pacifique (1988)

3 ➢ Quelques petites taches de sang (1989)

4 ➢ Une heure (1990)

5 ➢ Le débat (1991)

6 ➢ Un dur apprentissage (1992)

7 ➢ Un après-midi de chien (1992)

8 ➢ En dérangement (1993)

9 ➢ Un beau direct à la mâchoire (1994)

10 ➢ Une balle pour le joueur (1994)

11 ➢ Châtelet létal (1995)

12 ➢ Une ombre à la fenêtre (1995)

13 ➢ L’enterrement (1996)

14 ➢ La Terre mère (1998)

15 ➢ Une bonne opération (1998)

16 ➢ L’autre, dans la maison d’à côté (1998)

17 ➢ La huitième expérience (2000)

18 ➢ L’accident (2000)

19 ➢ Comme un lundi (2001)

20 ➢ L’espoir d’Emilie (2002)

21 ➢ La pucelle (2002)

22 ➢ L’exécution (2003)

23 ➢ Le scoop (2003)

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24 ➢ Vous avez demandé la police (2006)

25 ➢ Alfred Jarry est mort ! (2007)

26 ➢ Le Passage (2007)

27 ➢ Regrets éternels (2007)

28 ➢ Le repas (2009)

29 ➢ No Life (2010)

30 ➢ Mauvaise Pioche (2012)

31 ➢ Braises (2016)

32 ➢ En pièces détachées (2016)

33 ➢ La Locomotive (2018)

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À Coline et Livia

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Alors c’est ça, l’Enfer ? Je n’aurais jamais cru…

Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le grill… Ah ! Quelle plaisanterie. Pas besoin de grill :

L’enfer, c’est les Autres.

Jean-Paul Sartre (Huis clos, 1944)

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MAUVAISE RENCONTRE

(1988)

Corinne Legall se servit un nouveau verre de Porto. La bouteille était déjà à moitié vide, mais elle s’en moquait. À la fin de

la soirée, elle serait incapable de la terminer. À la différence du whisky, le Porto ne lui faisait pas perdre sa lucidité

trop rapidement. Elle pouvait sentir l’échauffement entrer progressivement dans son sang avant de lui inhiber le cœur. Son esprit s’ouvrait petit à petit et se libérait alors des griffes acérées de la réalité.

Elle n’avait besoin de rien d’autre. Elle se leva avec effort de son vieux fauteuil en cuir tassé par l'usage. Un

magazine de télévision glissa et tomba sur le sol avec un bruit feutré. Elle se dirigea d’un pas incertain vers la bibliothèque remplie de gros volumes à la tranche dorée. Du bout des doigts, elle effleura l'alignement encyclopédique qui trônait au centre du meuble. Depuis combien de temps personne n'y avait-il jeté un seul regard ? Onze ans. Non, bientôt douze... C'étaient ses livres. Ses livres à lui...

Une lame de fond surgie du passé s'infiltra sous sa peau. Comme si cela s'était déroulé la veille, elle revit le petit rectangle blanc posé au centre de la table nue, un matin d’avril où le soleil entrait à flots orangés par la fenêtre du salon. Un matin que rien n'aurait dû différencier des autres. Un matin où sa vie s’était écroulée autour d’elle dans un fracas de tonnerre.

Quelques lignes s'étaient égarées en haut de la feuille, comme s'il avait prévu d'en écrire plus avant d’abandonner.

« Je ne peux plus. » Et, un peu plus bas : « Pardonne-moi… » Il n'était jamais revenu, n'avait pas donné de ses nouvelles une seule fois

pendant tout ce temps, n'en avait pas demandé non plus. C'est du moins ce qu'elle avait dit à Roland. Le petit venait d'avoir neuf ans. Neuf ans...

Le regard de Corinne Legall resta accroché à une photo de son garçon posée sur le buffet. Comme il avait grandi depuis ! Elle soupira, puis avala une longue gorgée de Porto en fermant les yeux.

La porte d'entrée claqua et la fit sursauter. Elle se retourna en chancelant. Les jambes flageolantes, elle prit appui sur la bibliothèque pour se retenir.

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La tête lui tournait un peu, comme si elle venait juste de descendre d’un manège pour enfants qui aurait tourné trop vite. Elle ne vit pas l'éclair noir qui luit dans les yeux de son fils lorsqu'il entra dans la pièce.

— 'soir M'man. Un voile amer douloureux crispa le sourire qu'elle lui rendit. — Bonsoir Roland. Le garçon se dirigea vers la bouteille de Porto et, sans un mot, il la

rangea dans le bar. Leurs regards se croisèrent avec une intensité qui leur fit mal à tous les deux. Roland s'assit dans le fauteuil et sortit son paquet de cigarettes de sa poche.

Sa mère se décida. Il était temps de mettre les choses au point. Elle s’assit face à lui sur le canapé.

— Je sais que tu n'es pas allé travailler ce mois-ci. Roland baissa les yeux sur le verre que sa mère serrait entre ses doigts

aux ongles rongés jusqu’à la peau. Il ne répondit pas. — Un de tes collègues a téléphoné ici. Il se demandait s'il ne t'était pas

arrivé quelque chose. Corinne sourit. — Tu vois, je ne t'espionne pas. C’est juste que... Roland leva vers elle un visage dur. — Oui, c'est vrai. Je n'y suis pas retourné depuis trois semaines. Et

alors ? On me fait porter des sacs de ciment, des carreaux de plâtre et des tonnes de gravats à longueur de journée. Le soir, j'ai le dos en compote et les bras qui touchent par terre sans me baisser ! Et je gagne des clopinettes ! Non, M'man, vraiment, c’est pas un boulot pour moi…

Il alluma sa cigarette avec une lenteur appliquée. Corinne Legall ne souriait plus. Elle chercha le regard de son fils. Mais malgré ses efforts, ses yeux ne parvenaient pas à le cadrer avec précision.

— Mais alors… d'où vient l'argent avec lequel tu payes ton essence, tes sorties ? As-tu trouvé autre chose ? Pourquoi ne m'en as-tu pas encore parlé ?

— Ah… laisse tomber, M'man, dit-il avec un geste las de la main. Ce sont mes oignons, pas les tiens.

Corinne Legall revint vers le bar d’un pas incertain et ressortit la bouteille de Porto. L'éclair noir reparut dans les yeux de Roland.

— Arrête ça, M'man, tu veux ? Elle lui fit face d'un coup, le rouge aux joues. — Ça, ce sont mes affaires à moi ! Alors fiche-moi la paix une bonne

fois pour toutes avec ça !

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Roland se leva et s'approcha d'elle. Elle s’aperçut qu’il faisait maintenant une bonne tête de plus qu’elle. Son bébé était en train de devenir un homme. Un homme avec lequel elle sentait les ennuis arriver à grands pas. Encore un…

— Non, M'man. Tu ne boiras plus tant que je serai là. Donne-moi ça ! Il lui arracha la bouteille des mains et partit vider l'alcool dans l'évier de

la cuisine. Elle le suivit et s'agrippa à son bras en le secouant avec colère. — Pourquoi ne t'occupes-tu pas de ta propre vie ? Ce n'est pas parce

qu'il n'y a pas de père ici que tu es excusé d'être un voyou ! La façon dont tu te procures cet argent doit être bien misérable pour que tu ne puisses pas en parler à ta mère !

Une mèche de cheveux lui tombait sur le devant du visage. Roland avait pâli. Ses dents laissèrent passer un sifflement acide.

— Tais-toi ! Corinne Legall frappa violemment du poing sur la table de la cuisine. La

douleur fut instantanée. Elle se propagea à travers ses nerfs comme une boule de feu. Elle avait dû se casser une phalange.

— Ce n'est pas à mon fils de m'apprendre ce que j'ai à dire ou non ! Si tu continues comme cela à tout te permettre, tu finiras en prison !

Les poings serrés, Roland regardait le trou de l'évier. — Et je te perdrai, toi aussi... finit-elle en se cachant les yeux de sa main

blessée. Des larmes coulèrent soudain entre ses doigts. Elle se détourna et quitta

la pièce en titubant. Roland s'aperçut qu'il tenait toujours la bouteille vide par le goulot. Il la contempla un instant, l'œil éteint. Il se sentait inondé par une incontrôlable vague de détresse.

Il la jeta violemment à terre, où elle se brisa dans un fracas presque lumineux, puis il sortit en courant de l'appartement. Il entendit sa mère l'appeler avant que la porte ne se referme en claquant dans son dos.

Il dévala l'escalier à grandes enjambées saccadées. La concierge, qui nettoyait le palier du dessous au balai-brosse, eut à peine le temps de le voir passer. Elle posa les mains sur ses hanches proéminentes, hocha la tête d'un air entendu, puis se recourba en deux sur son balai.

Roland prit sans réfléchir la première direction qui lui vint à l’esprit. L’un de ses amis travaillait dans un garage comme apprenti mécanicien. C’était le seul de la bande qui pouvait louer un appartement dans un immeuble du quartier. Et même s’il ne s’agissait que d’un tout petit deux-pièces dans un bâtiment vétuste qui n’attendait plus que les pelleteuses pour le détruire, il revêtait pour eux les attraits d’un véritable palace.

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D’une antichambre de la liberté. Les soirées entre potes se terminaient régulièrement chez lui, au grand dam des voisins qui appelaient régulièrement la police pour les calmer.

Il s'y rendit en quelques minutes. L'air de la rue lui fit du bien. Ses yeux lui cuisaient des larmes qu’il n’avait pas versées. Il lui fallut attendre dehors un instant en fumant une cigarette que sa colère passe. Il écrasa le mégot sur la boîte à lettres du voisin du dessous, puis il grimpa jusqu'au troisième où une porte estampillée du label « Rock & Roll » reçut un furieux coup de poing pour signaler sa présence par-dessus les hurlements de la chaîne hi-fi.

Devant l'absence de réaction, une volée de coups de pied lui sembla plus adéquate. Le son baissa et il entendit quelques protestations. Alain était bien là. La porte s'ouvrit sur un visage rouge et échevelé.

— Merde, Roland ! Qu'est-ce que c'est que ce raffut ? Tu veux rameuter tous les voisins ou quoi ?

Roland poussa son ami dans l'entrée et referma derrière lui. — Question boucan, j'ai rien à t'apprendre, on dirait. C'est une vraie

boite, ici, ce soir ! Alain eut un air faussement modeste. — C'est-à-dire que... Lise a de la voix ! Tu vois ce que je veux dire ? Roland sourit et lui asséna une grande claque sur son dos nu qui le fit

hurler. — Tu parles ! Et c'est tout à ton honneur de vouloir conserver ta

réputation de tringleur en chef à l'intérieur de ces murs. Mais pour ce qui est de la sienne, j'ai bien peur qu'elle ait déjà fait le tour de la ville. Seulement...

Roland se gratta le menton. Alain sentit avec aigreur que son aventure avec Lise touchait à sa fin ce soir-là. Il se crispa dans l'attente de ce que Roland allait lui dire. Celui-ci était plus petit de dix bons centimètres que lui, mais sa carrure, et surtout ses airs durs et volontaires, l'avaient depuis longtemps placé sous son autorité.

Même en virée, quand les esprits ont tendance à s'échauffer en fin de soirée, ni Alain, ni Crapaud, ni Mi-Figue ne lui avaient jamais disputé le rôle de chef. Il lui revenait d'emblée, et cela leur suffisait.

Il posa sur Alain un œil sévère. — … Seulement nous sommes de sortie, tous les quatre, ce soir... Tu l'as

oublié, peut-être ? Alain poussa un long soupir en voûtant ses épaules. Il se passa la main

dans les cheveux, ce qui le rendit plus hirsute encore.

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— On ne pourrait pas reporter à demain ? Lise est vraiment en furie ce soir, et...

— Ce soir, c’est le bal des étudiants de la fac de Jussieu, Alain. Pas demain ! Et c'est ce soir qu'on va rigoler un petit peu. Il y a plein de Lise là-bas ! Et en mieux ! Cette fac est bourrée de salopes qui ne demandent qu’à te sauter sur la queue !

Il baissa la voix et ajouta : — Allez, vire-la. Je t'attends dans le salon. Vaincu, Alain retourna dans la chambre d'où la musique sortait toujours

à plein tube. Roland s'assit confortablement dans un vieux fauteuil en loques, pire que celui de sa mère. Il posa ses pieds sur la table basse et se versa un verre de la bouteille de whisky qui traînait dessus.

Il arrêta soudain son geste au contact du verre froid entre ses doigts. L’odeur de l’alcool lui évoqua les lèvres de sa mère lorsqu’elle l’embrassait le matin, avant qu’il sorte dans la rue. Bien souvent, elle n’avait pas dessoulé de la veille.

Une vilaine nausée lui noua la gorge. Il vida d'un trait le premier verre en fermant les yeux. Un deuxième suivit aussitôt. Cul sec. Il se renversa enfin dans les coussins, le troisième verre à la main, rempli à ras la gueule. Une cigarette au coin des lèvres, il se surprit à sourire. Son corps se détendait.

Avant qu’elle ne disparaisse en furie dans l'escalier, il entendit Lise cracher sa colère à tue-tête au visage de son ami. La porte claqua, une fois encore, scellant la fin de leur destin commun. Il se promit d'offrir à Alain une bonne compensation le soir même.

Celui-ci revint dans le salon, l'air moins que joyeux. La bouteille de whisky changea de mains. Alain posa une fesse sur le coin de la table basse. Il leva le coude et osa ensuite regarder Roland en face.

— Elle ne veut plus remettre les pieds ici ! Elle dit que... — Que ? — Que tu es un emmerdeur, lâcha-t-il d'un coup en regardant

intensément la bouteille de scotch comme si elle allait exploser. — Elle a raison. Je l'emmerde. Alain se dandina sur l’autre fesse. — Elle dit aussi que je suis lâche de ne pas t'envoyer balader... Son regard monta vers Roland et trouva un sourire amusé. — C'est une conne ! Je sais très bien, moi, que tu n'as que du dur dans le

ventre. Il n'y a qu'à te voir cogner dans une bagarre ! T'es-tu jamais soucié de la taille de tes adversaires ? Tu es impressionnant quand la rogne te prend, peut-être même encore plus que Crapaud. Tu n'as rien d'un lâche.

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Seulement il y a entre nous quelque chose qu'une fille ne peut pas comprendre...

La sonnette retentit, et Alain partit ouvrir en se demandant ce que pouvait bien être ce quelque chose.

Crapaud et Mi-figue débarquèrent dans l'appartement bardés de paquets divers. Ils avaient fait un détour par le supermarché, comme à chaque réunion. Ils déposèrent le tout sur la table en un tas précaire, puis se serrèrent la main les uns les autres.

Crapaud devait son surnom à son visage aplati et très laid. Certains disaient que c'était à cause d'un accident de poussette quand il était petit, d'autres prétendaient qu'il était né comme ça parce que sa mère se droguait, ou bien qu'il avait trop pratiqué la boxe. En tout cas, Roland ne connaissait personne qui lui aurait fait la réflexion en face, car ceux qui évoquaient la boxe n'avaient pas tout à fait tort. Crapaud était court, trapu, et fort comme un ours. Un cogneur né.

Mi-Figue, lui, avait le physique le plus menu des quatre. On ne savait jamais vraiment ce qu'il pensait. Ses grands yeux bleus semblaient perpétuellement sonder un monde invisible aux autres. On aurait aussi bien pu l'appeler Mi-Raisin. Il ne donnait jamais son opinion, n'était jamais ni d'accord, ni pas d'accord. Il suivait fidèlement le clan qui l'avait accepté. Et même si tous ses neurones n'étaient pas branchés, il avait depuis longtemps gagné sa place parmi eux.

Ils s'installèrent autour de la table et chacun prit ses aises. Quatre cigarettes s'allumèrent en même temps, comme une espèce de calumet tacite. Ce qui restait de whisky fut réparti dans leurs verres. Crapaud eut vite les yeux brillants. Ses gestes devinrent plus larges et saccadés. Chose étonnante, malgré son gabarit, c’était celui qui supportait le moins bien la charge. Il allait certainement leur donner du spectacle un peu plus tard...

Après un rapide repas pris dans le tumulte de leur excitation, Roland se leva. Ce fut le signal du départ. Ils se retrouvèrent en bas de l’immeuble dans l'air tiède de ce soir de juin. Quelques minutes plus tard, la gueule béante du métro les avala, ombres noires décroissantes sur les murs de carreaux blancs.

Le tourniquet à barillet ne leur offrit qu'une résistance dérisoire. Ils s'engouffrèrent en courant dans une rame qui venait d'arriver à quai. Roland vit un couple de personnes âgées changer immédiatement de wagon. Un militaire, qui fit semblant de ne pas les voir, bondit sur le quai pour consulter d'urgence un plan du réseau affiché sur le mur de la station lorsqu’ils se jetèrent en hurlant sur les quatre sièges libres au centre du wagon.

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Un gros rouquin était assis au fond de la rame. Par jeu, Mi-Figue le fixa sans ciller, et bientôt les trois autres, intéressés par le manège, firent de même. Ils lancèrent leurs regards comme des flèches sur le passager qui trouva un intérêt soudain dans l’examen de ses chaussures.

Alain se leva, étira son grand corps, et s'avança lentement vers le rouquin. Celui-ci, sentant le danger imminent, tenta de s'enfuir alors que les portes du métro sonnaient. Il ne fut pas assez rapide. Il se retrouva coincé contre la vitre alors que le convoi redémarrait. Dans le carreau, où défilaient les lueurs incertaines des souterrains, il vit approcher la tache sombre du cuir noir surmonté d'un visage long et fermé. Son cœur battit soudain à lui casser les côtes.

Alain fit pivoter l'homme en l'attrapant par l'épaule et lui lança son poing droit en plein visage. La tête du rouquin frappa la vitre et le sang gicla de son nez sur son costume clair. Une femme cria. Un petit homme à grosses lunettes se précipita vers la poignée de la sonnette d'alarme, mais Crapaud le rattrapa avant qu'il ne puisse la tirer. Il l'assomma d'un puissant direct à l'oreille capable d’anesthésier un bœuf.

La voiture retomba dans un silence glacé. Le gros rouquin avait glissé à terre, la face inondée de sang. Son nez était cassé. Il avait une arcade sourcilière ouverte. La femme qui avait crié se terrait dans le coin de son siège, se protégeant le ventre de son sac à main. Trois autres passagers, rendus muets par la peur, restèrent immobiles en tâchant de se faire oublier.

Le train arriva en station. Chacun des quatre se posta à une porte et, devant leurs mines menaçantes, les quelques voyageurs qui attendaient sur le quai montèrent dans les autres wagons. Le métro repartit et Roland battit le rappel de ses troupes :

— On descend à la prochaine ! Il y en a bien un qui va jouer les héros et tirer la sonnette d'alarme ou appeler les flics. On ira à la fête à pied, ce n'est plus très loin... Mi-Figue ?

Mi-Figue semblait ne pas avoir entendu. Un drôle de sourire aux lèvres, il se rapprochait de la femme terrorisée blottie contre la vitre. Il sortit brusquement la main de sa poche et, avec un déclic sinistre, une fine lame d'acier brilla soudain à la lumière des néons. La femme tentait de contrôler les tremblements de sa mâchoire mais n'y parvenait pas très bien, ce qui fit plaisir au garçon. Il s'approcha encore d'elle et posa la main sur son épaule de façon que la pointe effilée du couteau lui touche la gorge. Elle frissonna violemment à ce contact et ferma les yeux. Une veine palpitait avec affolement sous la peau de son cou.

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Lentement, le train s'arrêta en gare. Mi-figue avança son visage jusqu'à frôler celui de l'inconnue. Il flaira son parfum en mimant l’extase, puis il déposa un baiser sur le bout de son nez.

Les portes s'ouvrirent. — Mi-Figue ? Il replia son cran d'arrêt d'un geste sec et sortit de la rame en riant. Dans

le wagon, la femme se mit à pleurer. L'un des hommes s'était pris la tête dans les mains, accablé par son manque de courage. Les deux autres les regardèrent partir, hébétés, incapables de faire le moindre geste.

La sonnette de départ retentit et la rame s'ébranla. Ils s'élancèrent dans l'escalier, vers la sortie. Vers la fête.

— À nous les filles ! cria Alain. À nous les branleurs de Jussieu ! On va leur montrer qui on est, nous !

Le préposé aux billets leva les yeux de son livre à leur passage, puis il reprit sa lecture en marmonnant lorsque les portes battantes s'immobilisèrent enfin et que l'écho de leurs voix eut disparu.

— Nous ne sommes plus très loin, indiqua Roland aux trois autres qui occupaient toute la largeur du trottoir à sa droite.

Cela faisait presque une heure qu'ils tournaient dans le quartier, mais aucun n'aurait osé suggérer qu'ils étaient perdus. Ils allaient bien finir par la trouver, cette fête. Pour se défouler, Crapaud cassa la vitre d'une BMW et s'empara d'un téléphone portable abandonné sur le siège arrière du véhicule. Le mobile était déchargé. De dépit, il le fracassa sur le trottoir. Roland et Alain sentaient leur sang commencer à chauffer dans leurs veines.

Un passant, occupé à délivrer son chien de ses ultimes besoins nocturnes, ne les vit arriver sur lui qu'au dernier moment. Il fut durement poussé entre deux voitures en stationnement et s'étala sur la chaussée en emportant avec lui une des poubelles sorties pour la nuit.

Quelques minutes plus tard, ils arrivèrent en vue d'un grand bâtiment en briques rouges éclairé à tous les étages. De nombreuses fenêtres ouvertes laissaient échapper une musique criarde au milieu de lumières stroboscopiques déchainées. L'atmosphère vibrait comme un cœur gigantesque. Matérialisant ce qui devait être l'entrée, un rectangle coloré découpait l'obscurité à une trentaine de mètres devant eux. Une silhouette massive se profilait dessus, les bras croisés sur un torse puissant.

Quelque chose disait à Roland de ne pas avancer vers cette porte. Il sentait un danger diffus rayonner autour d'eux, comme émanant d'une source incontrôlable et nuisible. Son instinct de chasseur des rues était en

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éveil comme le flair d'un loup avant d'aborder un territoire inconnu. Ses amis l'observaient, attendant son signal. Il força ses pieds à lui obéir et se risqua le premier dans le rai lumineux. Ses trois compagnons suivaient immédiatement derrière. Soudain, les cheveux blonds de Mi-Figue captèrent un éclair aveuglant.

Une torche ! — Ce sont eux ! cria une voix. Un moteur rugit, des phares s'allumèrent. Une sirène hurla à leur fendre

le crâne. Crapaud resta paralysé sur place, tandis qu'Alain et Mi-Figue tournaient les talons pour courir droit devant eux. Un policier sonna Crapaud d'un coup de matraque alors que celui-ci reprenait ses esprits et commençait à vouloir se battre, puis il lui passa les menottes. La voiture de patrouille, gyrophare allumé, s'élança derrière les fuyards qu'elle rattrapa rapidement. Ils semblaient incapables de fuir hors du rayon des projecteurs.

Un coup de feu de semonce tiré en l'air finit par les arrêter, pantelants, les mains sur la tête, le dos courbé. Ils se laissèrent ramener sans résistance dans la voiture devant le bâtiment. Crapaud les rejoignit un instant plus tard sur le siège arrière. Du sang lui coulait d'une oreille. Il avait l'œil vague de celui qui n’est pas passé loin de la commotion cérébrale.

Deux silhouettes s'approchèrent de la vitre. L'une était celle de l'inspecteur Marceau, l'autre celle d'une femme au regard craintif. Le policier au volant éclaira le plafonnier.

— Vous les reconnaissez, Madame ? demanda doucement l'inspecteur. Les trois compères savaient déjà qui elle était. Ils l'écoutèrent en silence

détailler leurs méfaits du métro. — Oui, pas d'erreur possible. C'est ce grand-là qui a cassé le nez du

monsieur roux, et ce gros costaud a assommé le petit homme à lunettes qui cherchait à appeler du secours, et...

— Et ?... encouragea Marceau devant le trouble de la jeune femme. Elle baissa les yeux devant le regard limpide de Mi-Figue. — C'est bien cette petite ordure qui vous a menacée de son couteau,

n'est-ce pas ? Elle hocha la tête affirmativement sans regarder à nouveau dans la

voiture. L'inspecteur fit signe au conducteur qu'il pouvait évacuer les trois jeunes

vers le commissariat. Le gyrophare s'éloigna rapidement, laissant bientôt l'ombre reprendre possession de la rue. Quelques fenêtres des immeubles proches encadraient des bustes inquiets ou curieux qui finirent par disparaître devant le calme retombé sur l'obscurité.

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L'inspecteur prit avec délicatesse son témoin par le coude et l'accompagna jusqu'à une seconde voiture de patrouille.

— Je vais vous reconduire chez vous, Madame. Vous avez subi un réel choc nerveux et il vaut mieux que vous preniez quelques heures de repos. Je ne vous convoquerai que demain après-midi pour recueillir votre témoignage complet sur cette affaire, si vous le voulez bien. Je vous remercie beaucoup de votre aide. C'est une chance que vous ayez pu entendre qu'ils avaient l'intention de se rendre à une fête d'étudiants, ce que nous a confirmé le préposé de la RATP en poste au guichet à la sortie de la station. C'était la seule de l'arrondissement, ce soir. Ça n'a pas été très difficile de les cueillir. Ne vous inquiétez pas. Je garde ces trois petits salauds au frais. Et je peux vous assurer qu'ils ne sont pas près de sortir...

La femme prit soudain le policier par le bras. — Ils étaient quatre dans le wagon… Il vous en manque un. Le flic haussa les sourcils. — Quatre ? En êtes-vous bien certaine, Madame ? — Oui, oui ! dit-elle en secouant impatiemment la manche de Marceau.

Le quatrième n'a rien fait contre nous, mais il était avec eux, j'en suis tout à fait sûre. Et à sa façon de leur parler, c'était de toute évidence le chef de la bande.

Elle scruta les ténèbres de la rue et remonta nerveusement le col de sa veste contre son cou.

Dès que la torche s'était allumée, Roland avait sauté hors du pinceau de lumière et plongé sous le châssis d'une camionnette providentiellement garée à quelques mètres de lui. Il avait assisté à l'arrestation rapide de ses amis et à l'entretien entre l'inspecteur et le témoin. Cette foutue bonne femme risquait de leur faire payer cher son imprudence, quand il avait fait allusion à leur destination avant de sortir de la rame.

Lorsque le policier commença à fouiller alentour tout ce qui pouvait constituer une cachette, il ne se donna pas longtemps avant d'être découvert. C'était compter sans les rhumatismes de l'inspecteur Marceau qui abandonna rapidement ses recherches, apparemment convaincu que le quatrième voyou était déjà loin. L'inspecteur haussa les épaules et rejoignit son témoin dans le véhicule de police, qui disparut bientôt dans les lointains de l'avenue. Les badauds se dispersèrent par grappes, les étudiants regagnèrent leur fête où le son monta d'un cran. La porte d'accès à l'immeuble se referma hermétiquement, et le trottoir redevint parfaitement désert.

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Roland attendit encore une dizaine de minutes avant de sortir de sous la camionnette. Il regarda autour de lui, désorienté. Il savait très bien qu'il était cuit, de toute façon, à plus ou moins long terme. Il leur suffirait de bien cuisiner ses trois copains pour qu'ils déboulent chez lui dès le lendemain, s'ils n'installaient pas une planque cette nuit même.

Comment se sortir de cette mélasse ? Se livrer ? Pas question ! Sa fierté le lui interdisait. Rentrer chez lui ? Merci bien. C'était à coup sûr se faire choper avant l'aube. Fuir ? Oui... Mais où ? Jusqu'à quand ?

Submergé d'interrogations sans réponses, il pensa tout d'abord à ôter son cuir qu'il roula sous son bras pour attirer moins l'attention. Ensuite, il se décida à marcher pour réfléchir. Il avait un sérieux besoin de mettre de l'ordre dans ses idées.

Ses pas le dirigèrent vers la Seine, là où le destin l'attendait.

Trois jours auparavant, deux clochards avaient élu domicile sous le pont Marie. Le printemps était relativement doux, malgré la fraîcheur du soir. Ils avaient quitté leurs quartiers d'hiver — le métro — pour retrouver les plaisirs du grand air qui ne glace plus les os.

Ce soir-là, Pluton et Saturne — ainsi s'étaient-ils surnommés l'un l'autre par une nuit étoilée lointaine et bien arrosée — étaient d'humeur mélancolique. Pluton venait d'ouvrir leur dernière bouteille, et le ravitaillement se faisait rare. Voyant Saturne encore le nez dans la Voie lactée, il lui tendit le litre et lui demanda d'une voix éraillée :

— À quoi penses-tu donc, vieux hibou ? Tu as l'air aussi lointain que le cosmos lui-même.

Saturne baissa la tête et sourit tristement. — J'ai mal au passé, éluda-t-il. Il renversa la bouteille à la verticale sur sa bouche et prit de longues

gorgées à goulées lentes et appliquées. Pluton se rapprocha de son ami. — Pourquoi ne veux-tu jamais parler de ta vie d'avant ? Tu sais, je peux

tout entendre et puis... les ponts n'ont pas d'oreilles ! Il fit un clin d'œil complice à son compagnon. — Si ça peut te libérer un peu de ce qui te pèse sur le cœur, ne te gêne

pas... — Me libérer ? fit Saturne, presque amusé. Non, non. Seule la mort me

libérera de tout cela. La conscience d'un homme est la geôle la plus horrible qui soit, et son prisonnier n'a pas d'autre gardien plus impitoyable que lui-même.

Pluton s'était habitué au vocabulaire étrange de cet homme qu'il avait rencontré une douzaine d'années plus tôt, caché dans le ventre d'une vieille

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péniche abandonnée, un soir que les flics ratissaient les quais à la recherche de quelque malfaiteur. Douze ans déjà... Pluton se souvenait très bien de sa surprise devant les vêtements visiblement de bonne qualité que portait cet inconnu. Il avait tout d'abord cru à un piège tendu par la police. Un mouton pour les cloches, en somme. Mais l'air hâve et perdu de l'individu avait attiré sa sympathie, et son bon caractère en avait fait en quelques semaines le meilleur ami qu'il avait eu de toute sa vie.

Il fut cependant déconcerté par le ton grave de la réponse de Saturne, qui la différenciait d'une simple spéculation philosophique dont il était coutumier. À vrai dire, cela sentait le désespoir à plein nez. Mais ceux de leur condition n'en étaient-ils tous pas arrivés là ? Pensif, il jeta un caillou dans les eaux noires du fleuve.

La bouteille roula, vide, aux pieds de Saturne. Pluton tira de sa poche leur ultime trésor : une belle pièce de deux euros toute neuve qu'il avait trouvée le jour même sur le trottoir.

— Pour aller faire les courses, mon vieux Saturne... Pile ou face ? — Pile ! La pièce polie tournoya et fit étinceler quelques éclats de Lune avant de

retomber dans la main de Pluton. Roland cracha dans le vide. Il attendit le petit bruit mou indiquant la fin

de la chute, mais celui-ci se perdit dans les remous des vaguelettes. — Pour une soirée de merde, c'est vraiment le sommet ! ragea-t-il en

crachant une nouvelle fois plus loin. Il était appuyé sur le rebord du pont de façon anodine, comme un badaud

qui prend le frais avant de rentrer chez lui. La voiture de police roulait à vitesse très réduite et, perdu dans ses pensées, il ne l'aperçut que trop tard pour se cacher. Il se contrôla pour ne pas se mettre à courir comme un dératé. C’était l’erreur à ne pas commettre. Sur le pont, il ne disposait d'aucune issue, hormis le fleuve.

Son corps écrasait le cuir sur le parapet, le dissimulant à la vue des flics. De dos, il ressemblait à n'importe quel noctambule tranquille. La voiture le dépassa, franchit le pont et tourna dans une rue adjacente.

Roland souffla et pressa le pas vers l'extrémité de ce piège sans murs où il sentait aussi repérable que vulnérable. Il allait y parvenir lorsqu’il aperçut la voiture pie réapparaître dans la rue Morland, revenant vers lui.

Il avait été repéré ! Une ouverture sombre s’ouvrait dans l’obscurité, à sa droite. Il s'y jeta si

vite qu'il perdit l'équilibre et roula plusieurs marches sur le dos. Il se releva d'un bond et descendit le reste de l'escalier en courant jusqu'à la berge où il se tapit dans l'ombre précaire d'un buisson d'épineux.

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Il reprit lentement sa respiration, essayant d'évaluer l'importance des bleus et des griffures qu'il aurait sur la peau le lendemain.

Un bruit de pas le cloua sur place. Il imagina la main qui allait se poser sur son épaule, les menottes, le

panier à salade, et surtout le regard de sa mère, quand on allait la faire venir au tribunal. Il se raidit dans l'attente, mais personne ne devait lui mettre la main au collet ce soir-là. Les pas décrurent. Le type s’éloignait.

Roland risqua un œil sur le côté. Il étouffa un juron. Un clochard ! Il avait eu peur d'un putain de clochard ! Peur d'une épave ! lui ! Il observa d’un œil dégoûté la démarche maladroite de l'homme qui

montait maintenant les escaliers. Un vieil imperméable repoussant de crasse l'enveloppait des pieds à la tête. Un panier défoncé accroché à sa main oscillait au rythme incertain de ses enjambées.

Roland eut une moue méprisante et un flot d'amertume lui monta dans la gorge. Il attendit encore un moment, puis il sortit du buisson avec l'intention de suivre la berge pour remonter dans une autre rue un peu plus loin. Tout contre le mur, une langue d'ombre dissimulerait sa progression jusqu’au pont suivant. Pas question de finir la nuit au poste.

Quelques instants plus tard, une forme sombre allongée à terre émergea de la nuit. En s'approchant avec précautions, il put détailler des vêtements souillés de taches et des chaussures aux extrémités qui bâillaient sur des pieds innommables, le tout surmonté d'une indicible puanteur.

— Encore une de ces loques étalée comme une grosse merde de chien sur le trottoir ! dit-il, la voix mauvaise. Un pas de plus et je marchais dedans !

Sa rancœur contre le premier clochard lui envahit le cœur. Quelque part au fond de lui, une digue lâcha. Toute la colère qu’il avait emprisonnée au fond de son cerveau lui jaillit dans les neurones en un seul jet brûlant. Il allongea un méchant coup de pied dans le ventre de l'ivrogne assoupi. Sa victime se mit aussitôt à crier en essayant de se redresser. Roland lui tomba dessus à coups redoublés, à la fois pour le faire taire et pour assouvir sa rage contre le monde entier.

Le voile rouge de la fureur l'aveugla alors, et plus rien n'exista d'autre que l’explosion de la haine.

Il finit par s'arrêter, hors d'haleine, le sang en ébullition. Ses poings lui faisaient mal à en hurler. Il tomba à genoux et posa ses mains ensanglantées dans l’herbe.

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Quand il regarda à nouveau le clochard, il fut abasourdi par sa propre violence. Le visage tuméfié de l'homme était ouvert à plusieurs endroits. Il pissait le sang par le nez et la bouche. Ses lèvres avaient éclaté sur ses derniers chicots à présent arrachés. Une vilaine couleur se répandait peu à peu sur ses joues.

Roland réalisa alors l'angle anormal que formait la tête avec le reste du corps et une vague d'horreur le frappa de plein fouet. Il sentit dans le creux de son ventre une irrésistible envie de redevenir un petit garçon.

Il recula, hagard, hypnotisé par le cadavre. Ses jambes se mirent soudain à courir à toute vitesse. L'écho de sa fuite s'évanouit dans la nuit.

Roland fut arrêté le lendemain matin alors qu'il rentrait chez lui, les vêtements déchirés, le regard mort. On l'amena sans douceur au commissariat où, interrogé, il avoua sans difficulté sa participation à l'équipée sauvage du métro. Le sergent Caligue, qui prenait sa déposition, crut même discerner un certain soulagement dans ces aveux, qu'il interpréta comme la satisfaction morale d'une conscience enfin soulagée.

Roland fut ensuite conduit en garde à vue, où il retrouva ses trois comparses, très peu vaillants après leur nuit derrière les barreaux. Ils avaient tous des ecchymoses et des marques de coups, mais le plus amoché des trois était sans conteste Mi-Figue, qu'un flic teigneux s'était réservé seul à seul durant une bonne demi-heure. Ils s'enfoncèrent dans une profonde morosité commune pendant un certain temps, puis Alain demanda à Roland ce qui s’était passé après leur arrestation.

Le jeune homme leva un regard absent sur son ami et ne répondit pas. Des pas résonnèrent alors sur le carrelage de la prison. Un garde apparut

dans le couloir et s’arrêta devant la grille. — Lequel d'entre vous est Roland Legall ? demanda-t-il, l'air

embarrassé. Les quatre garçons s'entre-regardèrent en silence. Roland se leva, la tête

basse. Ça y était. Ils savaient. Il était fini. Fini. — C'est... C'est moi... Le policier ouvrit la porte et s'effaça. — Suis-moi, mon garçon. Roland sortit de la cellule avec le sentiment de sauter dans le vide. Il ne

s'attendait pas du tout à ce qu'un flic l'appelle « mon garçon », surtout après la nuit qu'il venait de vivre.

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Le flic l'accompagna dans le dédale des couloirs du commissariat jusqu'à la porte d’un bureau qu’il ouvrit avant de le pousser doucement devant lui par l’épaule.

— Entre. La première personne que Roland vit en pénétrant dans la pièce fut sa

mère. Elle pleurait dans son mouchoir et put à peine articuler son prénom lorsqu'elle se jeta dans ses bras.

L'inspecteur, un peu gêné, laissa passer un temps, puis les invita à s'asseoir face à lui. Il joignit les doigts de ses deux mains, les coudes plantés dans son sous-main, et prit une profonde inspiration.

— Il va te falloir du courage, Roland, commença-t-il. Le jeune homme se figea, éberlué. Marceau s'éclaircit la voix en simulant une petite toux sèche. Il avait ces

moments-là en sainte horreur. C’étaient les pires de son métier. Ceux qu’il redoutait entre tous.

— Une patrouille a retrouvé ton père, cette nuit. Roland était fasciné par la mâchoire carrée de son interlocuteur. Les

mots lui semblaient dénués de sens, comme si le flic lui parlait dans une langue étrangère, mais néanmoins un peu familière. Deux d’entre eux, pourtant, firent leur chemin dans son esprit embrumé.

— Mon… père... — Oui. Hem... nous l'avons formellement identifié. Il portait encore ses

papiers sur lui au moment de sa... heu, de son décès. Roland avait l'impression de couler dans des abîmes insondables. Son père ! Son décès ! Mais… — Où était-il ? Pourquoi n'a-t-il jamais donné signe de vie, M'man ? Corinne Legall ne put pas soutenir son regard. Elle baissa la tête et

éclata en sanglots. Une pensée atroce s'imposa à lui en un éclair aveuglant. Il se leva d’un bond et se mit à hurler, l’index braqué sur le corps écrasé de chagrin de sa mère.

— Tu le savais ? Ça fait des années que tu sais où est Papa et tu ne me l'as jamais dit ?

L'inspecteur intervint. — Calme-toi, Roland. Il faut que tu saches la vérité, pour dure qu'elle

soit. Ta mère ne te l'a jamais révélé, mais c'était uniquement pour ménager ta fierté, pour que tu puisses grandir sans avoir ce boulet attaché aux chevilles. Pour te protéger…

Le flic prit une profonde inspiration et lâcha le morceau. — Quand ton père vous a abandonnés, il y a douze ans, c’est pour partir

dans la rue. Il a tout quitté pour ça. Pour la rue… 25

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Roland le regarda en silence, les yeux révulsés d’horreur. — Un clochard, mon garçon. Oui, un clochard... Le jeune homme crut qu'il allait vomir sur le champ. Des éclairs blancs

dansaient devant ses yeux. Ses nerfs vibraient sous sa peau comme des cordes de violon trop tendues. Des images de la veille vinrent marteler sa mémoire comme des coups de gong funèbre. Il se laissa tomber sur une chaise, comme scié à la base.

Le policier se leva et vint lui poser sa grosse patte pesante sur l'épaule. Un geste instinctif, paternel.

— Ne lui en veux pas trop, mon gars. Il a décidé de vivre dans ce monde marginal parce qu'il ne pouvait plus se plier aux exigences de notre société. Un peu comme toi...

Roland ferma les yeux. La face méconnaissable de sa victime de la veille, déformée par les coups, vint le narguer sous ses paupières closes. Le cadavre ouvrit sa bouche édentée et se mit à ricaner sans faire de bruit.

— Ton père n'a pas souffert, crut bon d'ajouter le policier, essayant d'atténuer la mauvaise nouvelle du mieux qu'il pouvait, sensible à la pâleur hallucinée du visage de Roland. Il a succombé à une crise cardiaque en découvrant le cadavre d'un autre clochard qui venait d'être assassiné par un cinglé, semble-t-il. Ça s'est passé sur les bords de la Seine, hier soir, près du pont Marie. Ton père revenait de faire des emplettes. On a retrouvé une bouteille de vin dans un panier près des deux corps. Il devait s'agir d'un ami vraiment très proche de lui. C’est l’émotion qui l’a tué. Celui qui a massacré ce pauvre diable a assassiné ton père aussi sûrement que s'il l'avait fait lui-même...

Marceau hocha pensivement la tête en revenant s'asseoir à son bureau, puis, sentencieux, il déclara :

— Vu les circonstances, et en l'absence de voies de fait de ta part dans cette affaire du métro, je pense que tu peux ramener ta mère chez toi sans te préoccuper de poursuites éventuelles. Tes trois petits copains suffiront largement au procès. Je crois qu'elle va avoir besoin de beaucoup de réconfort, mon gars. Il va te falloir assurer.

Corinne Legall se mouche et se leva. Elle prit la main de son fils et le tira jusqu’à elle pour le serrer dans ses bras. Marceau attendit un moment, puis il ouvrit la porte de son bureau.

— J'espère pour toi, Roland, que cette épreuve te permettra d'arrêter de faire des conneries, avant qu'un jour tu n'ailles trop loin... et que la vie décide de s'occuper de toi sans espoir de retour. Bonne chance, et fais gaffe à ta mère et à toi…

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— Pauvre petit gars ! pensa-t-il en les voyant disparaître dehors. Et quel gâchis !...

(Cette nouvelle a été ma toute première cartouche de noir en 1988. J’en ai gardé un souvenir précieux : celui de comprendre que je pouvais créer l’illusion avec une scène bien tordue.)

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LE JOYAU DU PACIFIQUE

(1988)

— Voile à bâbord ! Voile à bâbord ! cria la vigie en se penchant par-dessus sa nacelle, tout en haut du grand-mât.

Sam Howlett frappa à la porte de la cabine des officiers. — Cap’taine, le navire est en vue ! Le battant s'ouvrit sur un colosse à la longue barbe noire. Il sortit en

baissant la tête pour ne pas heurter l'huis. Un grand sabre était glissé dans sa ceinture.

Sam leva le menton pour lui parler. — Nous serons sur lui d'ici trois heures, Cap'taine. L'immense Capitaine Brennon eut un large sourire. — Très bien, Lieutenant Howlett. Nous allons bientôt devenir les

légitimes propriétaires de ce fameux trésor dont vous m'avez révélé l'existence.

Sam sentit sa glotte se serrer lorsqu'il avala sa salive. Pourvu que ce satané marin ne lui ait pas raconté des histoires ! Les confidences que l'on recueille le soir au fond des tavernes ne sont pas toujours bonnes à croire. Surtout quand votre interlocuteur à l'air d'avoir passé la nuit dans un tonneau de rhum.

Cette fois-ci, pourtant, Sam avait la certitude que l'ivrogne lui avait raconté la vérité. Il n'y avait certainement pas d'autre raison pour laquelle l'homme avait soudain glissé à terre, un couteau fiché jusqu'à la garde dans le milieu du dos. Sam avait réussi à s'enfuir dans la confusion générale consécutive au meurtre, et il s'était éclipsé par les ruelles du port.

Brennon avait patiemment écouté son histoire, puis il avait décidé d'engager son bateau dans l'aventure. Howlett n'était pas un écervelé. On pouvait lui faire confiance.

Sam n'était pourtant pas rassuré du tout. Il espérait que l'assassinat du marin n'avait pas éveillé les soupçons parmi les officiers de « l'Esperanza », le navire sur lequel le mort devait appareiller le lendemain. Si Brennon prenait des risques et donnait l'abordage pour quelques dizaines de litres d'alcool et un bac de viande salée, le Lieutenant Howlett risquait de ne jamais revoir sa chère Angleterre.

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Pour tout dire, il commença à regretter de ne pas avoir gardé le secret pour lui tout seul, afin d'être bien certain de pouvoir le raconter à ses petits-enfants beaucoup, beaucoup plus tard.

Lorsque le navire ne fut plus qu'à une centaine de mètres du sien, le

Capitaine Brennon fit hisser le drapeau noir. Des clameurs guerrières s'élevèrent du pont au premier panache blanc qui monta le long du flanc du bâtiment, après le tonnerre du canon. Le boulet perfora l'avant de la cible, juste au-dessus de la ligne de flottaison. La précision du tir fut saluée par des hurlements de liesse de l'équipage.

Dans sa lunette, Brennon voyait une effervescence frénétique agiter les défenseurs de sa prochaine proie. Sam vit ses lèvres s'ouvrir sur ses dents jaunes en un sourire impitoyable.

À l'évidence, « l'Esperanza » n'était pas armé pour un combat de cette nature. Il fut rapidement écrasé sous les projectiles, et ses mâts tombèrent un à un. Les deux vaisseaux se retrouvèrent promptement côte à côte. Le géant tira alors son sabre et le brandit bien haut dans la lumière du soleil. Comme s’ils n’avaient attendu que ce signal, les grappins s'envolèrent tous en même temps vers le bastingage ennemi, qui touchait presque celui du « Black Knight ».

Le sabre tomba dans un éclair doré, donnant le signal de l'abordage. Les pirates s'élancèrent en hurlant à travers les airs comme des damnés, accrochés à des cordes tels une horde de singes en furie. Le pont du galion espagnol ne fut bientôt plus qu'une masse mouvante d'acier et de cris.

À la tête de ses hommes, Howlett sur les talons, le capitaine Brennon se fraya un chemin à grands coups de moulinet mortel dans la chair des inconscients qui commettaient l’erreur de se trouver sur son chemin. Ils parvinrent tous deux à la cabine de commandement, où les derniers combattants payèrent de leur vie l'ultime défense qui protégeait le trésor de « l'Espéranza » contre la cupidité des voleurs.

Au fond de la cabine, une porte massive les arrêta. Elle sauta en quelques minutes à coups de hache et Brennon s'immobilisa dans l'encadrement. Une femme gisait sur une couche, un pistolet encore fumant à la main. Elle venait apparemment de se tirer une balle dans la bouche. Le sommet de son crâne avait disparu, projeté contre la cloison avec les morceaux fumants de sa cervelle en bouillie.

Sam, qui s'était haussé sur la pointe des pieds pour regarder dans la pièce par-dessus l'épaule de son capitaine, se détourna avec un haut-le-cœur. Tuer des hommes au combat était une chose, mais acculer une femme au

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suicide en était une tout autre, et sa conscience rechignait devant cette fatalité.

À part le cadavre, il n'y avait qu'un grand coffre dans ce réduit, où ne s'ouvrait qu'un petit hublot. Le coffre était en acier, et la serrure une des plus solides que Brennon ait rencontrées. Sans aucun doute, le « Joyau du Pacifique » était soigneusement bouclé à l'intérieur de cette miniforteresse. Devant l'impossibilité de l'ouvrir sur place, la clé étant introuvable, le Capitaine fit venir quatre hommes pour qu'ils le transportent à bord du « Black Knight ».

L'épave fut rapidement vidée des autres valeurs qu'elle contenait. Une bonne quantité d'armes fut ramassée par les vainqueurs parmi les morts des deux camps. Puis « L'Esperanza » commença à donner de la gîte, car l'eau entrait par plusieurs trous dans la coque. Tous les pirates désertèrent le bâtiment espagnol, et celui-ci ne tarda pas à s'enfoncer dans les flots.

De retour dans sa cabine, Brennon regardait Howlett en souriant. Le

coffre trônait au milieu de la pièce. La lumière du soleil de fin d’après-midi qui pénétrait par la fenêtre ouverte se réfléchissait vivement sur les renforts métalliques de la serrure.

— Eh bien, dit-il enfin, il ne reste plus qu'à l'ouvrir, mon cher Sam. J'ai hâte de contempler ce fameux « joyau ».

Le cher Sam repensa au vieux rire de crécelle du marin lorsqu'il avait prononcé ces mots, juste avant qu'il ne pique du nez dans le néant.

À quoi pouvait bien ressembler ce fabuleux bijou qui devait voyager dans le plus grand secret sur un navire sans escorte, de nature à ne pas attirer l'attention des malandrins de toutes sortes qui peuplaient les océans ? N'eût été le bavardage inconsidéré de cet homme, « l'Esperanza » aurait vogué jusqu'à bon port dans la tranquillité la plus totale…

Le capitaine Brennon tenta en vain de l’ouvrir avec son sabre, mais il ne réussit qu’à en briser la lame contre les ferrures épaisses. Ce fut tout juste s’il ne se découpa pas le bras avec le bout tranchant qui lui était resté dans les mains.

Il pesta et rejeta le moignon de l’arme contre le mur, furieux de se retrouver frustré par son échec. Il regretta de n'avoir pas épargné — provisoirement bien entendu — un des officiers pour lui faire ouvrir cette maudite boite avec la clé. Mais tout s'était passé si vite qu'il n'y avait même pas pensé sur le moment.

Il jura, cria, tempêta, menaça, mais rien n’y fit. Ni la poudre, ni le fer, ni les multiples coups ne vinrent à bout du coffre d’acier. Il semblait indestructible. Perplexe, Brennon remit à plus tard l'examen de cet épineux

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problème et fit part à ses hommes de sa décision de leur accorder quelques jours de repos sur les plages vierges d'une petite île inhabitée de sa connaissance. Ils avaient bien mérité ces vacances, et la nourriture était plus qu'abondante, après leur dernière prise.

Les marins saluèrent leur Capitaine d'un vibrant « Hourra », puis se remirent à leur poste avec entrain, en chantant de la poupe à la proue. Brennon savait se faire craindre, mais également apprécier de ses hommes, et aucun d'eux n'aurait quitté son service de son propre gré.

Le gréement claqua dans l’air vif. Les drisses filèrent, les élingues se tendirent. Le grand voilier prit rapidement de la vitesse. Il s'éloigna de la zone du naufrage et se dirigea alors plein Ouest.

Au ras des vagues, la surface de l'eau se fendit devant une douzaine d'ailerons venus sur les lieux de la bataille, attirés par l'odeur du sang frais et les remous provoqués par les battements désespérés de jambes des blessés qui nageaient encore.

Le capitaine Brennon leva le nez vers le ciel quand retentirent les cris des dernières mises à mort, comme s’il écoutait une musique céleste jouée pour lui seul.

Bientôt, le silence retomba sur la mer. Seuls les cris des mouettes continuèrent longtemps à se répercuter sur l’écume embrasée par le couchant.

Après deux jours de navigation avec un vent très favorable, le « Black

Knight » trouva un mouillage au calme dans une petite crique de l'île du Capitaine Brennon. Les hommes descendirent à terre en criant de joie comme des enfants. Le sable brûlant leur écorcha les doigts de pieds alors qu'ils hâlaient au sec les trois chaloupes mises à l'eau pour les transporter jusqu'à la rive, mais ils n’en avaient cure.

Sur un signe de Brennon, le Lieutenant Howlett leur donna quartier libre pour le reste de la journée. Ils se dispersèrent entre les arbres avec de grands éclats de rire tandis que quelques-uns, plus âgés ou plus fatigués, s'installaient à l'ombre des palmiers bordant la plage pour se plonger dans un profond sommeil.

Sam et son Capitaine furent bientôt seuls et leur discussion reprit, dorénavant presque comme un rituel, sur la nature de cette merveille qui avait coûté tant de vies humaines.

L'après-midi s'écoula lentement sous un soleil de plomb. Puis les marins réapparurent les uns après les autres alors que ses rayons obliquaient avec lenteur vers l'incandescence qui précède le crépuscule. Un grand feu fut

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allumé sur la grève. Ce soir-là, le rhum coula à flots dans les gosiers asséchés par la viande salée.

Sam regarda passer les cruchons avec regrets. Brennon avait été formel. Il lui avait ordonné de rester sobre pendant que l'équipage s'enivrait joyeusement. Il lui avait parlé d'un travail à accomplir, tard dans la nuit, pour lequel il aurait besoin de toutes ses forces, sans plus d'explications. Sam prétexta donc de violents maux d'estomac et assista, morose, à la beuverie générale.

Quand le dernier marin roula, la tête dans le sable, Brennon s’étira sur le sable et appela son lieutenant.

— Venez, Howlett ! Aidez-moi à pousser cette damnée barcasse à l'eau ! Sam s'exécuta, et le colosse s'empara des énormes rames. La barque

glissa silencieusement jusqu'au navire dont la silhouette se découpait sur le bleuté de la nuit. Brennon avait pris soin de ne laisser aucune sentinelle à bord. Personne ne les vit aborder, ni redescendre à l'aide de palans le mystérieux coffre dans la petite embarcation. Le poids de leur charge rendait la manœuvre malaisée, voire dangereuse. Mais Brennon était un véritable colosse. Une force de la Nature. Malgré quelques frayeurs lors du déchargement, le coffre fut hissé comme prévu dans la coque de noix.

Brennon reprit les rames et ramena la chaloupe sur la plage, où ils l'échouèrent au même endroit que précédemment. Ils déchargèrent leur précieux colis, traversèrent le camp profondément endormi, et s'enfoncèrent sous les frondaisons, où la faible lueur de la lune ne permettait que d'appréhender l'épaisseur de l'obscurité.

De constitution plus maigrichonne que le capitaine, Sam eut très vite les bras ankylosés. Ils durent faire de nombreuses haltes avant de parvenir devant un rocher presque sphérique appuyé contre la paroi d'une falaise qui s'élevait à perte de vue dans les ténèbres.

Howlett ne comprit les intentions de Brennon que lorsque celui-ci ramassa une longue barre de fer, qu’il avait dû apporter un peu plus tôt dans l’après-midi, et qu'il en glissa l'une des extrémités sous le rocher afin de s'en servir comme levier.

Sous la pression conjuguée des muscles des deux hommes, la roche roula peu à peu, s’arrachant à la végétation qui la recouvrait complètement. Après de nombreux efforts, une ouverture d'environ un mètre cinquante de haut sur un de large apparut. Juste la taille suffisante.

Après avoir examiné une dernière fois la serrure rébarbative, Brennon fit signe à Sam de l’aider à pousser le coffre dans la cavité. Lorsqu’il fut bien dissimulé dans la cavité, ils remirent le rocher à sa place.

Howlett se gratta la tête. 32

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— Pardonnez-moi, Cap’taine, mais pourquoi cacher le « Joyau du Pacifique » dans ce trou alors que tout le monde à bord est au courant de son existence ? Les hommes espèrent recevoir une part du trésor une fois celui-ci mis au jour… Il risque d'y avoir des mouvements de mauvaise humeur quand ils s'apercevront de sa disparition, vous ne croyez pas ?

Brennon ricana doucement, ses larges épaules luisantes de sueur se contractèrent quand il serra le poing.

— Le coffre est censé se trouver dans ma cabine, Lieutenant. Et je n'autorise personne à y entrer, hormis vous. Nul ne saura qu'il n'est plus sur le navire avant que nous soyons revenus en Angleterre. À moins que vous ne deveniez trop bavard, Howlett !

Sam se sentit transpercé par le regard dur au-dessus des dents acérées comme des crocs. Il était bien conscient que cette remarque équivalait à une menace de mort s'il ne respectait pas le silence. Mais il trouva la force de sourire à son capitaine, car celui-ci avait assurément besoin de lui pour trouver de bons renseignements et diriger le « Black Knight ».

Les marins respectaient Howlett, car c'était un homme juste et brave au combat. Il n'avait donc aucun problème majeur avec eux quant au travail, si ce n'était parfois quelque entorse à la discipline due à l'alcool ou aux longues journées de mer. Rien qui ne pouvait se résoudre aisément par une série de coups de fouet devant tout l'équipage. Pour Brennon, c'était un lieutenant de rêve, dans cette époque violente où une mutinerie pouvait renverser le pouvoir sur un bateau plus vite qu’il ne fallait de temps pour le dire.

Ils revinrent tous les deux à la plage, où le feu ne rougeoyait plus que parcimonieusement. Libéré de ses obligations d’un coup de menton affirmatif de Brennon, Sam dénicha un restant de rhum qu'il entreprit d'engloutir jusqu'à la dernière goutte.

Un moment plus tard, le colosse vint s'allonger à côté de lui. — Pour votre gouverne, M. Howlett, j'ai encore quelques cargaisons

espagnoles à piller avant de rentrer en Angleterre, et je ne souhaite pas exposer inutilement au feu le très extraordinaire butin que nous avons caché ici ce soir. Ceci répond-il entièrement à votre question, Lieutenant ?

— Oui, oui Cap’taine ! Merci de votre confiance. Je comprends tout à fait à présent, répliqua Sam, soulagé que Brennon ait apparemment décidé de laisser passer l’orage.

La barbe noire lâcha un grognement satisfait et se tourna pour chercher le sommeil.

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Lorsque Brennon eut fini de polluer la nuit de ses pets et qu’il se mit à ronfler comme une forge, Sam resta seul à contempler les étoiles, et il se perdit dans l'infini doré des songes de richesse.

Deux jours plus tard, par un temps maussade, Brennon ordonna dès l'aube les préparatifs précipités du départ. La pluie avait trempé hommes et matériel avant qu'ils aient tous rejoint le bord du vaisseau.

Ils appareillèrent sur un océan très agité, et les gigantesques voiles s'enfoncèrent lentement dans l'horizon brumeux où la houle les faisait fortement vaciller dans le sifflement aigu du vent à travers les cordages.

Lorsque l'homme reprit conscience, le soleil lui cuisait le dos de façon intolérable. Sa première sensation fut la souffrance que peut ressentir un écorché vif lorsque qu’il est violemment ramené à la vie avec un seau d’eau bouillante jeté sur le corps.

Il ouvrit les yeux et découvrit un désert d'eau qui rejoignait au loin l’horizon délétère. Il tourna la tête de part et d'autre et le désespoir l'envahit. Il était seul, perdu au milieu de l'océan, sans eau, sans vivres, et il souffrait de tous ses membres.

La mémoire lui revint brusquement. Il se souvint des vagues en furie, hautes comme des tours, du pont balayé par des tonnes d'eau, emportant mâts et hommes dans le craquement sinistre du bois qui éclate, des cris des blessés engloutis par l'écume. Il se souvint également du Capitaine Brennon qu’il avait vu disparaître dans un tourbillon mortel avec dans le regard la certitude de sa propre fin. Lui ne devait la vie qu'à un filin dont il avait pu s'entourer la taille avant d'être projeté par-dessus bord. Il avait attaché l'autre extrémité à une partie du pont qui flottait à côté de lui, puis avait attendu de reprendre quelques forces avant de tenter de remonter dessus.

Son souvenir s'arrêtait là. Il avait dû s'évanouir, ou s'endormir, épuisé. Sam Howlett avait vraiment eu de la chance. Il semblait bien qu'il était

le seul survivant du naufrage du « Black Knight ». Un bateau marchand le recueillit deux jours plus tard dans un piteux

état. Déshydraté, ses lèvres craquelées et brûlées par le sel avaient du mal à prononcer des paroles intelligibles. Alors on le soigna à l'infirmerie et le commandant Wadebridge remit à plus tard l'interrogatoire d'usage dans pareil cas, après que Sam lui eut quand même assuré d'un signe de tête vacillant qu'il n'y avait pas d'autres rescapés du sinistre.

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Ce sursis, Sam le passa à réfléchir, élaborant une histoire plausible de navire marchand abîmé en mer. Après tout, à part son bout de pont, on ne devrait jamais rien retrouver du bâtiment des pirates.

Au bout de trois jours, quand il eut repris suffisamment de forces pour marcher, il demanda au commandant l'autorisation d'entrer à son service dans l'équipage. Il ne voulait pas être nourri à ne rien faire. Wadebridge accepta, et l'ex-lieutenant Howlett se retrouva à exécuter les tâches qu'il avait autrefois l'habitude d'assigner aux autres.

Avec les années, son intelligence et son acharnement au travail lui attirèrent la sympathie de la majeure partie des officiers, qui lui augmentèrent progressivement sa solde et ses responsabilités.

Sam n'était pas tout à fait mécontent d'avoir changé de vie, mais une interrogation le hantait. Qu'était-il advenu du « Joyau du Pacifique » ? Était-il toujours caché dans sa grotte, ou bien un marin plus chanceux ou plus futé que les autres avait-il mis un jour la main dessus ?

Il lui était totalement impossible de se rendre par ses propres moyens sur l'île du Capitaine Brennon, qu'il avait pris soin de localiser sur une carte à l'aide des coordonnées présumées du naufrage du « Black Knight ». C'était la seule qui en était distante de moins de dix jours de navigation.

Il ressassait souvent ses rêves de fortune, le soir, étendu sous sa couverture, mais il était dans l'incapacité totale de les réaliser...

Quinze ans passèrent. Sam se retrouva à la tête des officiers, après quelques actes de bravoure dans des batailles contre des pirates — un comble ! — et une suite de circonstances où il sut prouver sa détermination et son sens de l'organisation. Wadebridge avait découvert en lui l’étoffe d’un vrai second, pas un de ces guignols tout juste sortis de l’école et qui n’étaient bons qu’à vouloir lui apprendre son métier. Le commandant l’avait pris sous son aile et il passait parfois quelques minutes d’affilée à lui expliquer les secrets et les rouages des affaires maritimes de Sa Majesté.

Sam devint le Commandant Howlett le jour où l'on retrouva Wadebridge assassiné dans son lit. Un terrible coup de hache lui avait ouvert la tête en deux du front jusqu'aux épaules. L'arme étant restée dans le corps, on retrouva aisément son propriétaire qui fut pendu le jour même au grand-mât. Le malheureux ne put se défendre de l'accusation de meurtre car Wadebridge lui avait fait couper la langue quelques jours auparavant pour un vol de nourriture en période de disette. Le mobile était largement suffisant, mais la face grimaçante du muet gesticulant dans le vide causa quelque temps des cauchemars à Sam. Il finit par se convaincre que le

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muet aurait vraiment pu tuer Wadebridge s’il en avait eu la possibilité. Il était un suspect idéal.

Il n’avait fait que devancer l’appel, voilà tout… Enfin... Maintenant, le « Sweet Helen » était à lui. Seuls le temps et

l’océan le séparaient encore de son trésor. Le commandant Howlett, au vu des récents excellents bénéfices qu'il

avait réalisés grâce à eux, annonça à ses hommes qu'il tenait à leur offrir quelques jours de vacances dans un coin tranquille à l'ombre rafraîchissante des palmiers.

La clameur de l'équipage saluant la nouvelle le fit frissonner. Il revit en superposition le pont du « Black Knight » vibrant de la même joie.

Sam retrouva facilement l'île du Capitaine Brennon. Depuis le temps qu’il la caressait du bout de l’ongle sur les cartes, il connaissait sa position par cœur. Le « Sweet Helen » vint mouiller l'ancre dans la crique où s'était dressé le bateau pirate, presque vingt ans auparavant.

Ce soir-là, le commandant Howlett confia la responsabilité du bâtiment à ses officiers, en déclarant vouloir marcher seul sur la plage pour pouvoir bénéficier de la solitude et du calme de la nuit. Ils tentèrent de le raisonner, car une île déserte n'était pas obligatoirement sans danger. Mais Sam avait l'insouciance d'un adolescent, et sa faconde les convainquit de l'inutilité de leurs efforts. Il fit mettre une chaloupe à l'eau, puis il s'éloigna dans le clapotis des rames mordant dans les vagues à peine dessinées.

Il la tira ensuite au sec sur le sable, seul, malgré la cinquantaine d'années pesant sur ses épaules. Il se tourna alors vers la forêt. La lune était presque pleine et une douche de rayons blanchâtres baignait les ramures les plus élevées des cimes.

Une émotion soudaine l'étreignit lorsqu'il parvint devant le rocher sphérique obstruant l'entrée de la grotte. De la mousse avait poussé jusque sur la jointure avec la falaise. Rien ne pouvait laisser deviner que ce bloc n'en faisait pas partie intégrante, comme une sorte d'étrange excroissance organique.

Sam arracha la vieille barre de fer du lierre touffu qui l'avait recouverte, et il la coinça fébrilement sous le dernier obstacle qui le séparait encore de son bien. Après d'énormes efforts au cours desquels il crut que ses bras allaient se détacher de ses épaules, la boule de pierre roula sur trente centimètres environ. Sam reprit son souffle et sortit de son petit sac une torche et un briquet tempête. Il préféra entrer dans le trou obscur avant de l'allumer, de crainte d'attirer par la lueur l'attention d'une vigie sur le « Sweet Helen ».

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Il sentit sous ses pieds un craquement de branches mortes tandis qu'il pénétrait à tâtons dans le noir. Tiens, curieux... Il ne se souvenait pas de branchages devant l'entrée.

Il fit encore quelques pas, puis il mit le feu à la torche, et son cœur fit un bond dans sa gorge.

Le coffre était ouvert ! Durant un temps, il resta complètement figé par la surprise. Par quel

incroyable tour de force avait-on réussi à venir à bout de cette serrure qui leur avait donné tant de fil à retordre, à Brennon et à lui-même ? Quelqu'un les avait vus le cacher, et était revenu pour...

Impossible. Le « Black Knight » avait disparu de la surface du monde deux jours après et il était le seul, l'unique survivant de ce désastre. A Moins... À moins que d'autres marins n'aient échappé à la noyade et que, par un funeste hasard l'un d'eux ait aperçu le transbordement du coffre et les ait suivis jusqu'à la cachette, puis...

Brennon ! Ça ne pouvait être que lui ! Il avait survécu aux tourbillons, lui aussi !

L'imagination de Sam Howlett paraissait rebondir sur les murs de la grotte. La sueur lui coulait dans le dos à petites gouttes glacées. Tout en réfléchissant, il s'approcha du coffre et jeta un coup d’œil à l'intérieur. Il était complètement vide, à l'exception d'une lettre cachetée à la cire.

Sam s'assit en gémissant sur ses talons. Il se saisit de l'enveloppe et la décacheta nerveusement à l'aide de son couteau. Le texte qu'il y découvrit lui troua le cerveau :

« Monsieur le Gouverneur de l'île de Galatawé, J'ai le très grand honneur de vous confier la protection de ma fille

Esperanza, qui n'a que quinze ans cette année. Elle se présentera à vous accompagnée de sa nourrice et munie de cette lettre.

De sérieux troubles ont éclaté sur les terres dont notre Roi m'a confié la responsabilité. Afin de ne pas exposer inutilement ma chère petite à la vindicte des rebelles, je préfère la placer en sécurité dans votre domaine en attendant que le calme revienne ici.

Esperanza arrivera sur un navire discret qui portera son nom. Vous pourrez constater, mon très cher ami, qu'elle a reçu de sa mère son charme et son inégalable beauté.

Je vous remercie d'avance de prendre soin d'elle, au nom du Roi et de notre Sainte Mère l'Église,

Votre ami, le Gouverneur de Sekata, Rodrigo Manuel de la Suera. »

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En levant les yeux de la lettre, Sam comprit pourquoi Brennon et lui avaient échoué avec la serrure du coffre :

Elle ne s'ouvrait que de l'intérieur !! Un vilain pressentiment lui fit lentement tourner la tête vers l'entrée de la

grotte, que la torche dévoila par des lueurs rougeâtres et mouvantes. La terrible réalité le fit trembler d'horreur. Le rire de crécelle du vieux marin mort dans la taverne surgit une

nouvelle fois du passé et fondit sur son esprit en rebondissant à l’infini entre les parois de la caverne.

Sur le sol, un crâne humain l'observait, lové au milieu des os du squelette auquel il avait défoncé les côtes en s'introduisant quelques instants plus tôt dans la cavité encore plongée dans l’obscurité.

C'était tout ce qu'il restait de la très belle Esperanza, le « Joyau du Pacifique ».

(Cette nouvelle a été adaptée en BD en 2007 aux Éditions Joker. Elle a été ma toute première parution… )

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QUELQUES PETITES TACHES DE SANG

(1989)

Il y a presque dix ans que je me suis établi dans le petit village de Narcejacq, à une vingtaine de kilomètres au sud-est de Pau. Je n'ai pas eu trop de mal à m'intégrer à la population très rurale de la région, car je suis d'un naturel bavard et plutôt bon enfant, ce qui est un atout sérieux dans mon métier.

Lorsque j’ai ouvert la seule boulangerie que l’on peut trouver dans la région à des kilomètres à la ronde, je suis devenu l'aubaine des gens d'ici. Avant mon arrivée, ils ne pouvaient se procurer du pain que lorsque la camionnette du bourg de Lestelle se frayait un chemin sur les routes défoncées à travers les coteaux, une fois par semaine. Et quand je dis du pain, c’étaient plutôt des quignons de farine moisie recouverts de poussière et de crottes de souris…

Par les temps qui courent, il faut savoir se diversifier. Mes revenus modestes m'ont amené à construire une volière où j'élève des pigeons, que je vends quand ils sont bien gros, ou bien dont je fais ma propre « consommation ».

Quand la guerre a éclaté, il y a deux ans, je n'ai pas été bien surpris, comme beaucoup de monde. Depuis les événements de 33, cela devait bien finir par arriver. Les Allemands ont rapidement franchi la ligne de démarcation et se sont installés ici en nombre, après un combat inégal qui a rejeté dans les bois les hommes courageux qui avaient décidé de se battre. Depuis, ils les pourchassent sans relâche comme des chiens enragés. Ils n’auront de cesse de les exterminer tous, les uns après les autres, jusqu’au dernier.

Ils ont réquisitionné la ferme du pauvre Édouard, tué au front avec son fils. J'ai recueilli Sabrina, sa fille cadette, à la boulangerie. Elle a réussi à ne pas se faire prendre quand ils ont débarqué. Je n’ose même pas penser à ce qu’ils lui auraient fait subir s’ils l’avaient surprise seule à la ferme. Depuis, elle se fait passer pour ma jeune sœur, et elle m’aide à faire tourner la boutique, maintenant que ma clientèle a été multipliée par trois.

On n'a pas tellement apprécié que je vende du pain aux Fritz, au village. Sabrina encore moins que les autres. Mais il fallait bien que je vive, guerre

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ou pas, et je me suis résigné à nourrir ceux qui nous affament. Les Allemands sont les maîtres. Soit je travaille avec eux, soit je crève.

Oh, ils ne sont pas tous si terribles, dans l'ensemble. Il y en a parmi eux, comme parmi nous, qui se sont retrouvés engagés dans ce conflit sans avoir eu le temps de comprendre pourquoi. Ils sont là sans conviction, et n’attendent que la fin du conflit pour retourner tranquillement retrouver leur famille en laissant sur les champs de bataille l’écho des cris et les regards hâves des mourants. Des chefs de famille, des enseignants, des ouvriers, des petits patrons : des Messieurs-tout-le-monde. Des gens pas méchants, mais embringués dans des hostilités trop grandes pour eux, trop vagues, trop floues. Comme les Français…

Voilà en tout cas la théorie que je défends devant mes connaissances, car de nos jours, il faut vraiment se méfier de tout le monde.

En effet, je ne fournis pas du pain qu'à ces foutus Boches. Une fois par semaine, j'envoie Sabrina en ville avec le fourgon pour faire les achats nécessaires à notre confort. Elle revient le coffre rempli, escortée par la patrouille réglementaire qui suit jusqu'à destination un véhicule chargé de vivres. Les Allemands, qui se croient très malins, ne manquent pas une occasion de s'approprier une ou deux bouteilles d'alcool, dont la vente est interdite, lors de cette perquisition hebdomadaire. Officiellement, ils fouillent le fourgon pour vérifier si je ne transporte pas des armes, ou même un homme caché entre les cartons. Ils sont loin de se douter que je fais acheter ces bouteilles par Sabrina à leur intention. Ils sont tellement contents de fouiller au retour qu'ils n'ont jamais pensé le faire à l'aller !

Ils seraient bien surpris, j'imagine, devant la dizaine de grosses miches que je dissimule dans les creux du gazogène bien avant l'aube, au fond de mon garage, alors que le coq du village dort encore sur son tas de fumier.

Et moi, j'aurais certainement quelques difficultés à leur expliquer la présence, de temps en temps, d'un quartier d'agneau et de deux ou trois bouteilles de Madiran coincées entre le générateur et le carburateur. Albert m'a déjà reproché le goût que les odeurs du moteur donnent à la viande, mais c'est uniquement pour masquer sa reconnaissance. Albert est un homme fier, et la vingtaine de combattants qui se sont installés avec lui dans la montagne, vers les grottes de Bétharram, sont de la même trempe.

J'admire ces garçons qui ont tout quitté pour lutter pour la liberté. Femme, enfants, maison, travail, tout cela a disparu de leurs vies. Le confort n'est plus qu'un souvenir et leurs compagnons quotidiens sont le courage, l'isolement, et la peur.

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J'ai connu Albert en 36. C'était alors un petit employé d'une laiterie, et rien ne le prédisposait à priori à devenir l'un des chefs de résistance les plus recherchés de la région. Le destin l'a choisi.

Quant à moi, je n'avais pas la force nécessaire pour franchir la barrière et prendre le maquis comme ceux-là. C'est aussi bien. J'ai le caractère trop paisible pour aimer les armes. J'ai préféré rester chez moi, pour tenter d'infiltrer les Allemands en douceur, gagner leur confiance, et soutirer un maximum d'informations susceptibles d'aider mes amis à les combattre.

C'est ainsi qu'au fil des semaines je suis devenu un interlocuteur attentif de l'Oberlieutenant Karl Ötte. Karl est un homme méthodique et consciencieux. Il exécute ce qu'il appelle sa mission avec une rigueur toute militaire. Il a le corps rond d'un homme qui mange sans réserve, et sa petite taille l'oblige à vous regarder en redressant le cou de manière ridicule. Mais son regard aigu, lui, vous scrute à travers le cerveau. Il est même parfois si intense et inquisiteur qu'il me faut réunir toute mon énergie pour pouvoir continuer à sourire devant lui.

Je ne sais pas trop comment cela s'est produit, mais il semble qu'il ait fini par me prendre en amitié. J'avoue que son intelligence et son sens de l'humour particulièrement aiguisé ne me laissent pas totalement indifférent, et que de temps en temps des rires s'échappent de la boulangerie, lorsqu'il vient lui-même chercher son pain le matin, au lieu de m'envoyer un soldat à sa place. Il se plaît souvent à discuter de tout et de rien avec moi...

Cela a vite fait jaser, ici à Narcejacq. Maintenant, mes anciens amis me regardent d'un sale oeil, voire m'évitent complètement. Ce n'est évidemment pas sans regret que je les vois me tourner le dos, mais je ne peux avoir de protection plus efficace vis-à-vis des Allemands que le dégoût et le mépris des villageois avec lesquels je prenais l'apéritif aux terrasses ensoleillées il y a à peine quelques étés. Bien malin qui irait imaginer que c'est moi qui nourris les résistants de la montagne. Que je suis celui qui leur fait parvenir les informations glanées dans les conversations des soldats dans la boutique. Je ne me suis évidemment jamais vanté que je parlais leur langue...

Les nouvelles ordinaires transitent avec la nourriture, sous le capot de la camionnette. Lorsque le message est vital et la rapidité obligatoire, je leur envoie un de mes pigeons, avec un message en code attaché à une patte ; à l'occasion d'un transport d'armes, d'hommes, ou de fonds, par exemple. Albert peut ainsi immédiatement organiser une attaque ou un repli, selon le cas. Leur petit groupe survit de cette façon depuis des mois, et je suis très fier de leur être nécessaire... Quelques-uns de mes pigeons sont nés là-

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haut, dans la montagne. Quand je les lâche, ils y retournent directement, sans la moindre hésitation. C'est un truc vieux comme le monde, aussi je ne l'emploie que dans les circonstances les plus sérieuses, afin de ne pas courir de risques inutiles. Les Allemands ne sont quand même pas complètement idiots...

L'Oberlieutenant Ötte vient d'entrer dans la boulangerie. Il me salue comme à l'ordinaire et me passe sa commande. Puis il s'approche de la fenêtre qui donne sur la cour et se perd en contemplation à l'extérieur, les mains croisées dans le dos. Son silence est plutôt inhabituel, et je ne me sens pas tout à fait à l'aise quand il se retourne enfin, le regard pensif, un vague sourire sur les lèvres.

— Vous avez là de très beaux oiseaux, mon cher Jules, apprécie-t-il en désignant la cour du pouce par-dessus son épaule. Ils sont gras et vivaces, et doivent certainement occasionner un bon repas, agrémentés de quelque vin de votre beau pays.

Je respire... — Certainement, Lieutenant, réponds-je avec un air très convaincant.

Vous savez que la guerre a raréfié les vivres. Il n'est pas sans intérêt de faire de tels élevages, même très restreints comme celui-ci.

— Vous êtes trop modeste ! — Mais me permettrez-vous de vous offrir un ou deux de mes

pensionnaires ? ajouté-je, mielleux. Karl semble tout d'abord surpris de ma proposition, puis son visage se

ferme brusquement. — Merci, Jules, mais vous comprendrez que je ne peux accepter votre

offre. Je suis ici pour accomplir une tâche, et mes supérieurs n'aimeraient pas me voir me lier ainsi avec l'ennemi, quoique votre attitude laisse à penser que vous n'êtes pas tout à fait contre le Reich...

Son regard est particulièrement attentif à ma réaction. — C'était de bon cœur, Lieutenant, vous savez. Personne ne me rend la

vie difficile, ici, et je sais que c'est à vous que je le dois. Karl Ötte sourit et ramasse ses pains et ses croissants. Il secoue

négativement la tête. — Non, vraiment Jules, je ne peux pas... Il se détourne et, arrivé devant la porte, les yeux fixés sur la montagne

qui se dresse au-delà du village, il m'annonce : — J'en aurai fini avec ces rebelles dans quelques jours, et je devrai

repartir en Allemagne, en attente d'une nouvelle affectation. J'attendrai la fin de la guerre pour revenir ici et goûter vos pigeons, Jules.

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Il soupire, pensif. La clochette de l'entrée tinte tristement alors qu'il ouvre pour sortir. Sur le seuil, il hésite, puis il se tourne vers moi.

— Si vous le désirez, venez au Q.G., dimanche après-midi. J'ai moi aussi la passion des oiseaux. Certains de mes spécimens vous intéresseront sûrement dans mes volières.

Un courant d’air glacé se faufile sur ma colonne vertébrale. — C'est à dire... je me vois assez mal me rendant comme cela, de ma

propre initiative, dans la ferme d'Édouard, qui est occupée par l'armée contre laquelle il a combattu et trouvé la mort. Un partisan finirait bien par me tirer une balle dans la tête pour faire disparaître un sale traître. Ce serait assurément très dangereux pour moi, Lieutenant...

Sans compter que ça, Sabrina ne me le pardonnerait pas ! Il repousse l'objection d'un léger geste de la main. — Qu'à cela ne tienne ! Je vous ferai venir entre deux hommes armés,

les menottes aux poignets. Vous regagnerez de cette façon la confiance des gens d'ici. Cela vous sera certainement nécessaire quand je serai parti, d'ici peu.

Il y a quelque chose qu'il faut que je sache... je le sens ! Que prépare-t-il ? Il faut que je le cuisine sans qu'il me voie venir...

— Je suis peut-être indiscret, Lieutenant Ötte, mais cela veut-il dire que vous avez eu vent de rumeurs concernant la fin de la guerre ?

Karl écarte les mains d'un air impuissant. — Hélas non, mon cher Jules. J'ai peur de ne pouvoir vous assurer une

aussi heureuse éventualité avant longtemps. Mais ma présence dans cette région touche à sa fin. Le groupe de résistants que je cherche depuis des mois a été localisé dans les premiers contreforts montagneux du pic de Monbula, au bord de l'Ouzon, grâce à une nouvelle technique traitant les émissions des ondes radio. Il ne me reste plus qu'à les cueillir au nid. J'attends des renforts aujourd'hui.

J'ai posé mes mains sur le comptoir pour les empêcher de trembler. Ainsi, Albert et les siens sont au bord du gouffre ! Il faut absolument que je fasse quelque chose pour les prévenir !

Je fais un immense effort pour afficher un air candide et des yeux ronds. — Un groupe de résistants, dites-vous ? Mais il n'y a rien pour se cacher

dans ces montagnes, si ce n'est quelques cabanes de chasseurs plus ou moins en ruine...

Karl me dévisage avec intérêt, l’œil perçant. — Vous connaissez cet endroit ? me demande-t-il tout à fait

négligemment.

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Je sens le danger. Pas de sottises. Il a dû se renseigner sur les habitudes de tout un chacun, depuis le temps qu'il est ici.

— Bien sûr, Lieutenant, je posais souvent des collets avant 39. Les lapins sont très nombreux, par là. Tous les chasseurs du coin ont couru ces bois... Henri IV lui-même a chassé sur ces terres depuis son enfance...

La tension baisse dans le regard du petit homme. Bien joué, mon vieux Jules ! Le piège est désamorcé.

— Vous aller les tuer, n'est-ce pas ? demandé-je, l'air contrit. — Nous essayerons de les capturer, mein Herr, mais ce sont des hommes

braves, et je doute qu'ils se rendent si facilement. (Ça, je suis bien d'accord avec lui...) — Mais nous reparlerons de tout cela dimanche, si vous voulez bien. Au

revoir, Jules. — Au revoir, Lieutenant. Karl Ötte disparaît à l'angle de la rue dans un bruit de bottes qui me

donne envie de vomir. J’attends que sa voiture soit partie dans un nuage de fumée noire et je me précipite dans ma volière. J'ai un pigeon très particulier, qui a la tête noire jusqu'à la base du cou et le corps entièrement blanc. Albert et moi avons convenu que cet oiseau ne doit être libéré qu'en cas de danger absolu et immédiat, rendant impossible l'élaboration d'un message codé. Si ce pigeon arrive à son camp, cela équivaut à un signal simple : SAUVEZ-VOUS !

Il est très tôt. Le soleil se lève à peine au moment où je lâche l'animal au bout du jardin. D'ici deux heures, il n'y aura plus dans la montagne que la trace des maquisards évaporés dans la nature. Le pigeon ne craint pas grand-chose sur son trajet, car les Allemands ont confisqué tous les fusils du village au début de l'occupation. Ceux qui ont caché le leur dans des trous avant l'arrivée des Boches les gardent pour une bien plus terrible occasion. Ils ne prendront pas le risque de se le faire confisquer pour une chasse incertaine, ni celui de passer devant le peloton d’exécution. Je suis tranquille.

Je reviens dans la boutique, où Sabrina vient de commencer son travail. Je préfère ne pas lui parler de ce que vient de me révéler Karl, car j'ai un peu peur pour ses nerfs, assez fragiles depuis la mort de ses proches. Elle passe son temps libre à prier la Vierge pour le salut de son dernier frère, Bruno, qui était cuisinier en chef dans un grand restaurant du boulevard des Pyrénées, à Pau, avant la guerre. Bruno a préféré prendre le maquis avec les hommes d'Albert plutôt que de se soumettre.

L'Église Saint-Martin, qui date du douzième siècle, domine la place du village de son clocher parsemé d’impacts de mitrailleuse. Sabrina ne sort

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de la boulangerie que pour s'y agenouiller des heures durant, seule dans un coin, égrenant sans relâche son chapelet usé jusqu’à la corde. Même le curé a renoncé à tenter de lui soutirer un mot. Les Allemands la regardent faire ses allées et venues dans l'indifférence. Elle, les yeux au sol, serre les mâchoires en les croisant dans la rue.

Je la contemple un instant, puis je retourne à mes fours, où la besogne m'attend. Nous sommes mercredi. Vole, petit pigeon. Vole...

La cloche annonçant la fin de la messe dominicale vient à peine de

retentir, que l'ensemble des habitants de Narcejacq assiste à un drôle d'événement, les uns au sortir de l'Église, les autres attablés au Café sur la place.

Une voiture allemande blindée surgit à toute allure dans la rue et stoppe dans un crissement de pneus devant ma porte. Le conducteur sort un pistolet et descend pour garder l'engin. Deux autres hommes armés de fusils de guerre entrent violemment dans la boutique et, sans un mot, m'attachent les mains dans le dos, puis me poussent rudement à l'extérieur.

Sabrina sort en criant, mais l'un des soldats l'écarte d'un coup de crosse dans le ventre. Le second lui assène un vilain coup de matraque sur la nuque.

« Merde, ils y vont un peu fort », me dis-je. Les canons des armes m'aident à grimper dans le véhicule en pointant

douloureusement dans mes côtes. Les spectateurs sont comme pétrifiés. La cloche résonne sur la scène comme un glas funèbre. Seule la vieille Baratte, la mère impotente de Louis, le boucher, lève un poing vengeur vers les Allemands depuis son fauteuil roulant.

Sabrina est tombée à genoux. Elle tente de retrouver son souffle. La voiture démarre dans un jet de graviers, et le village disparaît bientôt derrière nous, avalé par la poussière. Les soldats qui m'escortent restent silencieux, le visage impénétrable. Je remue nerveusement sur mon siège. Les menottes me coupent la peau. Ces salopards les ont bloquées à mort.

Nous entrons quelques minutes plus tard dans la cour de la ferme d'Édouard, dont la cour est emplie d’engins militaires. Un méchant pincement me serre le cœur à mesure que je redécouvre les lieux. Le Lieutenant Ötte vient m'accueillir en personne sur le perron de l'habitation. Je ne peux m'empêcher de le haïr à cet instant. Je revois le vieil Édouard, la main sur l'épaule de son fils aîné, posant pour le photographe, le jour de la première communion du petit.

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Tout le village était là, dans la cour, au milieu des tonneaux de Jurançon mis en perce, et Albert jouait de l'accordéon. Albert... Pourvu que tout se soit bien passé, là-haut !

La terreur me submerge soudain. Et si j'étais vraiment prisonnier ? Ils vont m'enfermer, me torturer, s'ils ont découvert le coup des pigeons ! J'ai brusquement l'envie de fuir en courant, mais cette folie se dissipe immédiatement. Il y a bien trop de carabines pour que je puisse faire plus que quelques mètres, même au volant du véhicule qui m’a amené.

Mais mes sombres doutes s'envolent dès que Karl me prend par le bras pour m'entraîner à l'intérieur de la bâtisse.

— Eh bien, Jules ? Pas trop secoué ? me demande-t-il en m'ôtant les bracelets d'acier qui me cisaillent les poignets. Vous me pardonnerez cette petite mise en scène un peu… heu... musclée, mais votre enlèvement se devait d'être spectaculaire... pour votre sécurité.

Il prononce ces dernières paroles avec un ton que je trouve sardonique, mais c'est peut-être juste une idée...

— Je crois que vous êtes le thème central des discussions à Narcejacq, aujourd'hui, poursuit-il de l'air joyeux du potache qui vient de faire une bonne farce. Vous pourrez toujours leur raconter que nous vous avons interrogé à propos des maquisards de la montagne...

— Des maquisards?... — Eh oui, mon cher Jules. Mon travail ici est terminé. J'ai la fulgurante sensation de sentir l'impact des balles dans mon propre

corps. — Vous voulez dire que... — Ah, laissons cela, m'interrompt-il. C'est de l'histoire ancienne. Mais

venez donc voir par ici. J'obéis machinalement, anéanti. Il ouvre la porte qui donne sur le petit

jardin d'Édouard. Autrefois un florissant verger, c'est à présent un espace sinistre empli de cages bricolées en grillage à poules. J'entre dans le jardin après lui, et il me montre un à un ses volatiles que je n'aperçois même pas. Je pense à Albert, à Bruno et aux prières de Sabrina. J'imagine les cadavres ensanglantés de tous mes amis gisant dans les bois, au pied des arbres qui les ont vus jouer aux gendarmes et aux voleurs il y a trente ans, il y a une éternité...

Qu'a-t-il bien pu se passer ? — Vous rêvez ? Je vous comprends. Ce sont de très beaux spécimens

d'espèces rarissimes, qui feraient la fierté de n'importe quel collectionneur avisé. J'ai mis longtemps à me les procurer et je ne les laisse jamais

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longtemps loin de moi. Ni en Allemagne, ni ailleurs. Ils ont pris l'habitude de voyager.

Il me guide vers la dernière cage, près du mur de l'étable. — Voici le plus beau de mes oiseaux. J'ai eu beaucoup de mal à le

capturer, et encore plus à me faire aimer de lui. Regardez... Un aigle royal d'une taille impressionnante semble dormir sur un lit de

paille, les ailes légèrement tombantes. Un détail m'étonne. — La cage n'a pas de porte ? — Non, dit Karl. Pas besoin de porte pour Wersteel. Il entre et sort

comme il l'entend. Vous savez, mon cher Jules, l'aigle représente mon pays, et j'élève celui-ci à la fois dans une vue patriotique et sentimentale. J'aime, quand il part chasser le matin au lever du soleil, voir ses larges ailes se déployer sur le ciel comme celles de notre Führer sur le monde.

Ses yeux étincellent une seconde, puis il me sourit avec affabilité. — Voulez-vous le caresser ? Il adore quand on lui lisse les plumes... Je tends une main hésitante vers le plumage de Wersteel. Il me semble

qu'il va m'attraper les doigts quand ils passent devant ses yeux. Mais mes craintes sont inutiles. Il se hisse sur les pattes pour venir à la rencontre de ma paume moite. C'est alors que j'aperçois un matelas de plumes et de petits os sur lequel était couché le rapace.

— Alors ? me demande avidement Karl. Comment le trouvez-vous ? — C'est vraiment un très bel animal, m'entends-je répondre, les yeux

fixés avec horreur sur la petite tête au regard mort coincée entre les pattes de Wersteel.

Une petite tête noire de pigeon posée sur un lit de plumes blanches, sur lesquelles ont séché quelques petites taches de sang…

(Cette nouvelle a remporté les Noires de PAU en

2002)

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UNE HEURE

(1990)

9 h 11 René Meulan tourne deux fois la clef dans la serrure avant de la ranger

dans la petite poche à fermeture éclair de sa sacoche de cuir. Il descend sans bruit l'escalier, se retenant de tousser, afin de ne pas réveiller madame Gromut, son acariâtre voisine du dessous. Arrivé au rez-de-chaussée, il vérifie une dernière fois dans la glace du palier son nœud de cravate et sa coiffure avant de sortir dans la rue.

L'air frais de ce matin de printemps ensoleillé lui met de la joie au cœur. Il se mêle à la foule qui arpente le trottoir et se dirige vers la gare, distante d'environ trois cents mètres de son domicile. Sur le chemin, il s'arrête au bureau de presse où il achète son journal, comme tous les matins.

9 h 17 Il salue le commerçant qui, pour la première fois depuis plus de vingt

ans, ne lui répond pas. Très étonné, il croise un regard dur, hostile, dans lequel se lit très clairement le dégoût le plus profond. L'homme lui crache soudain à la figure. Il se retourne vers son arrière-boutique en criant :

— André ! Le fusil ! Vite ! Soudain terrorisé, René cherche une réponse dans le regard noir du

buraliste. La seule étincelle qu’il y déchiffre en grandes lettres de sang est une haine totale, animale.

« Il va me tuer », pense René, complètement paniqué. Quelqu'un arrive au pas de course, provenant de la réserve. René jaillit hors de la boutique en bousculant une cliente qui était entrée

derrière lui, le marchand de journaux sur les talons. Celui-ci rameute les passants à grands cris.

— C'est lui ! C'est l'assassin du petit Matthieu ! Attrapez-le ! Plusieurs personnes s'arrêtent, médusées. De nombreux visages passent

lentement de la surprise à l'indignation, puis à l'expression de la colère la plus implacable.

René fend le rideau de badauds interloqués et se met à courir sur la chaussée. Derrière, un bruit de galopade le poursuit. Il jette un coup d’œil

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par-dessus son épaule et découvre avec horreur qu'un groupe de plus d’une dizaine d’hommes est à ses trousses.

Un hurlement fuse de la meute. — Il s'enfuit ! Ne le laissez pas s'échapper ! C'est le « Boucher des

marais » ! Le tueur d'enfants !

9 h 19 René accélère, mais il y a bien longtemps qu'il ne fait plus de sport. Ses

poursuivants se rapprochent. Ils sont à présent une quinzaine. Tout appliqué à jeter de toutes ses forces une jambe devant l'autre pour sauver sa vie, il ne pense plus à rien.

Ses muscles commencent à lui faire mal. Ses talons résonnent sur l'asphalte et lui hachent le dos. La vibration lui remonte toute la colonne jusqu'aux mâchoires en traversant chaque vertèbre. Il comprend qu'il ne va pas pouvoir aller bien loin comme cela.

Alertés par des voix hystériques, poussées en majorité par des mères d’enfants de l’âge du petit Matthieu, d'autres passants se pressent sur le bord de la chaussée.

Quelques-uns descendent sur la chaussée et lui barrent la route. L’un d’eux tient une barre de fer à la main. Un autre a un couteau.

9 h 20 René Meulan s'arrête, à bout de souffle. Il est cerné. La foule resserre

son étau grondant sur lui. Une femme se rue soudain et lui crache dessus, elle aussi.

Hors d'haleine, les poumons en feu, il ne peut plus prononcer un seul mot. Sa langue est collée à son palais, sa gorge vide de salive.

Quatre hommes s'avancent. Les jointures de leurs poings sont blanchies par la haine. L'un d'eux est le marchand de journaux. Sur sa tempe, une veine bat la mesure de sa rage.

Dans une vision déformée par la sueur qui lui inonde les yeux, René les voit marcher sur lui. Ils lui tombent dessus tous ensemble, le rouant de coups jusqu'à ce que ses jambes cèdent et qu'il s'effondre.

Il se protège la tête comme il peut, mais un coup de pied particulièrement violent lui écrase le nez et lui brise la mâchoire. Il perd connaissance dans un éclair de douleur et cesse toute résistance à l'acharnement de ses bourreaux.

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Les hommes se sont arrêtés de cogner, à bout de souffle. Le bitume est rouge de sang. Ils se regardent. La foule est muette, figée dans la révélation que le Tueur des marais est enfin hors d’état de nuire. Six mois que la police le cherche en vain. Six mois que des enfants du quartier disparaissent, les uns après les autres. On les a aperçus une dernière fois à la sortie de l’école, dans le parc de loisirs, devant le gymnase, ou près de la forêt. À chaque fois, on n’a retrouvé qu’une partie carbonisée de leurs cadavres, la tête en moins.

Des murmures s’élèvent. La violence a un coup de fiel, soudain. Le commerçant prend le commandement. — Venez, dit-il aux trois autres. On l'emmène dans ma voiture ! Ce

salopard ne sortira pas de prison dans trois jours pour défaut de procédure, ni dans cinq ans pour bonne conduite ! La photo de lui dans le journal est claire, non ? Il a tué trois enfants ici en une semaine ! On va lui faire la peau !

Les quatre hommes qui, moins d’une demi-heure auparavant, vaquaient à leurs petites occupations quotidiennes de citoyens ordinaires, se transforment en un impitoyable commando de choc. Ils traînent René évanoui jusqu'à l'auto que leur désigne leur mentor. Ils l'enfournent à l'arrière, coincé entre leurs visages durs, puis le véhicule démarre sur les chapeaux de roues.

Derrière, la foule immobile s’estompe dans le rétroviseur.

9 h 41 Une fois sortie de la ville, la voiture bifurque rapidement vers la forêt.

Quelques minutes plus tard, elle ralentit et s'engage dans une allée ombragée qui s'enfonce à perte de vue entre les arbres. Encore une centaine de mètres et le conducteur coupe le moteur.

Les trois passants et le marchand de journaux se dévisagent. Ils ont tous entre trente et quarante ans. Trois portent des alliances. Tous ont une famille. Des fils, des filles, des petits cousins, des neveux... Ce meurtrier d'enfants leur inspire l'aversion la plus totale en raison des crimes abjects qu'il a commis mais, déjà, leur conscience rechigne. Le feu de la colère primaire est passé, enterré. Leurs identités remontent à la lumière crue de la réalité, y crevant comme des bulles nauséabondes à la surface d’un marigot.

Ils se sentent de moins en moins justiciers, de moins en moins légitimes. Le commerçant, peut-être moins sensible que les autres à ces hésitations, sort brusquement de la voiture et tire René à l'extérieur, aidé par celui qui

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était assis à côté de lui. Ils le lâchent un peu plus loin dans un fossé où il s'écroule dans un bruit mou, le visage tuméfié enfoncé dans les feuilles.

Le silence de la forêt se fait plus dense, plus présent. Les trilles des oiseaux se sont tus. Quelques corbeaux, au loin, se disputent leur nourriture dans les labours qui jouxtent l'orée du bois.

Que vont-ils faire de ce criminel, à présent ? Leur éducation se révolte devant la mise à mort d'un homme, fût-il le plus dégénéré des monstres infanticides. Deux hommes sont encore dans la voiture, mal à l’aise. L'un d'eux vient les rejoindre, le regard fuyant.

Il faut prendre une décision. Le marchand de presse, une fois de plus, prend la parole.

— Souvenez-vous de ce qu'il a fait au petit Matthieu, et à la petite Sandrine, qu'on a pu reconnaître seulement grâce à ses dents. Pensez au corps du petit Jérôme qui flottait parmi les détritus, dans les eaux pourries de l'étang de la Sourbière... N'oubliez pas qu'il y a dans le journal de ce matin le cliché de ce photographe qui l'a pris au téléobjectif, par hasard, à la sortie de l'enterrement du jeune Matthieu. Un inspecteur a eu l'idée de demander à voir ces photos. Il n'appartenait à aucune des familles des enfants et pourtant on l'a vu à la sortie des trois cérémonies. Rappelez-vous que les amis des enfants disparus ont formellement identifié cette ordure ! Ils sont plusieurs à avoir témoigné qu’il s’agit bien de l'homme qu’ils ont vu les faire monter dans sa voiture ! Avant de les violer, de les assassiner ! Avant de les découper en morceaux et de les brûler !

Il frappe à nouveau sa victime d'un furieux coup de pied à la tempe. Un os craque. Emportés par la conviction du commerçant, ses deux autres compagnons d'équipée se déchaînent alors sur le corps inerte de René, emportés par la rage de la vengeance.

Le quatrième homme est resté dans la voiture et il tourne le dos à la scène, écœuré. Il remonte les glaces. Le bruit des coups lui donne la nausée. Ils le meurtrissent dans sa propre chair. Pour ne plus rien entendre, il branche la radio.

10 h « ... Les informations que vous présente André Carnot sur 100.3 Mhz,

votre radio locale préférée. » « Mesdames Mesdemoiselles Messieurs bonjour. » L'homme ne peut s'empêcher de jeter un regard dehors. À ce moment, le

marchand de journaux revient vers l'auto d'un pas décidé. Il ouvre la portière passager et prend vivement un objet dans le vide-poches, laissant dans l'habitacle des effluves de sueur aigre. L'autre a eu le temps de reconnaître la forme sinistre d'un revolver.

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« ... Deux pays ont décidé en commun le vingt-deuxième cessez-le-feu depuis le début de l'année. Le président Gortolov exprime la volonté de son peuple de... »

La détonation éclate si sauvagement que sa tête heurte la vitre. Des larmes d'impuissance lui montent aux yeux.

— Non, non... gémit-il en plaquant ses mains contre ses oreilles. Au bout d'un instant, les trois autres remontent dans la voiture, le visage

blême. Ils ne se regardent plus. Là-bas, dans le fossé, à demi enfoui dans la végétation, le corps sanglant du tueur d'enfants retourne au néant, insoutenable témoin de leur fureur meurtrière.

« ... match contre l'équipe Espoir de Valence a très bien débuté pour nos joueurs, mais le résultat n'est pas à la hauteur de leurs efforts : 3-0 pour Valence, mais... heu... excusez-moi un instant... »

Souverain, le silence règne dans la voiture du buraliste, qui manœuvre pour faire demi-tour.

« Je vous rapporte une nouvelle qui vient à l'instant de tomber sur nos téléscripteurs. On nous annonce qu'une malencontreuse et rarissime erreur lors de la mise en page du journal Est-Matin a causé l'inversion de la photographie du “Boucher des marais”, le terrible serial-killer meurtrier d'enfants de la région, et celle du gagnant du grand jeu-concours du citoyen modèle de notre bonne vieille ville, jeu organisé par le journal et votre radio préférée. Toutes nos excuses à l'heureux gagnant qui pourra venir retirer son prix à la rédaction aujourd'hui même. Et, maintenant, la suite de vos informations... »

10 h 11 Loin, très haut au-dessus de l'automobile qui s'est immobilisée entre les

ornières en travers du chemin, quatre paires d'ailes noires commencent à tournoyer lentement, et leurs longs cris rauques se répercutent sans fin entre les arbres frangés de soleil.

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LE DÉBAT

(1991)

—... Mesdames, Mesdemoiselles Messieurs, bonsoir. Le visage ouvert du présentateur Daniel Bance apparut lentement sur

l'écran. — Juste à temps, tu vois ! lança madame Gilbert, la voix acerbe. Un peu

plus et on ratait le début ! — Allez, cesse de râler et viens t'asseoir ! répliqua son mari avec un

geste de mauvaise humeur. La femme servit rapidement le café et disposa la bouteille de Calvados

du grand-père sur la table basse. Le journaliste continuait : — J'ai réuni autour de moi ce soir différentes personnalités afin de

cerner le mieux possible, en direct, ce délicat phénomène qui est un véritable cancer de notre société : le suicide.

Son visage se fit plus grave, et sa voix prit une intonation dramatique parfaitement rodée.

— Chacun d'entre nous peut être concerné un jour par ce comportement autodestructeur qui amène plusieurs milliers de Français par an, pour ne parler que de notre pays, à se séparer volontairement de la vie. Et nous verrons que les hommes et les femmes qui se suppriment, pour les diverses raisons que nous évoquerons ce soir, n'appartiennent pas à une seule catégorie de population bien distincte. On trouve parmi eux des hommes d'affaires, des ouvriers, des mères de famille, des jeunes, des personnes âgées, des avocats, des chômeurs, des artistes, etc. Tous ne sont pas au bord de la misère, de la folie ou de la maladie ; mais tous sans exception ont déjà un pied dans le vide, au seuil de la mort. Parfois même, ce qui est assez inquiétant, ils n'en ont pas encore conscience.

Les yeux bleus de Bance fixèrent pendant une longue seconde l'insondable optique de la caméra, imaginant les millions de téléspectateurs suspendus à ses lèvres, à son rythme morbide qu’il avait soigneusement mis au point depuis des années de pratique assidue sur les plateaux de télévision.

— Je voudrais tout d'abord vous présenter mes invités de ce soir, en commençant par Monsieur le Ministre de la Communication, Monsieur Fayelle, qui nous a fait l'honneur d'accepter de se joindre à nous pour

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débattre de ce sujet qui lui tient particulièrement à cœur, je crois. N'est-ce pas Monsieur le Ministre ? ajouta-t-il en se tournant vers l'homme volumineux assis à sa gauche.

Fayelle ouvrit des lèvres épaisses sur un sourire depuis longtemps éprouvé auprès des électeurs. La caméra 3 s'empara immédiatement de son trois quarts gauche, ainsi qu'il l'avait exigé avant le début de l'émission. Il n’était pas devenu l’un des hommes les plus puissants du pays par hasard.

« Il va se croiser les doigts et les jambes, et après il va se renverser dans le fauteuil... », ricana Bance intérieurement.

— Je suis en effet très préoccupé par la progression spectaculaire du suicide en France, comme vous l'avez souligné, Monsieur Bance, répondit Fayelle de sa voix basse et sonore. En tant que ministre de la Communication, j'ai estimé qu'il relevait de l'administration de mon ministère — et de mon devoir — de créer une cellule d'étude, de prévention et de lutte travaillant exclusivement sur ce domaine.

Fayelle se cala confortablement dans son fauteuil en croisant son genou droit sur le gauche. Il tira sur le tissu du pantalon afin d'éliminer un pli rebelle, puis les doigts de ses deux mains se joignirent dans un geste souple avant de se reposer sur sa cuisse grassouillette. Bance réprima un sourire.

— Il me semble avant tout que le suicide n'existe que parce que ses victimes ne sont plus capables de communiquer avec l'extérieur, conclut Fayelle. Je crois donc qu'il s'agit d'une carence réelle de relation, dans son acception la plus générale.

La dernière syllabe tombante de la phrase du ministre autorisait Bance à poursuivre.

— À la gauche de Monsieur Fayelle, Madame Adrienne Hoche, médecin spécialisée en neuropsychiatrie, nous donnera son avis sur le côté médical du suicide. À la gauche de Madame Hoche, Monsieur Stéphane Bourdais, directeur du centre d'accueil « les Lilas », à Rouen, nous parlera de ses rencontres quotidiennes en milieu hospitalier avec des suicidaires déclarés placés sous surveillance et soins constants, et aussi avec des personnes qui ont attenté à leurs jours mais « se sont ratés » — pardonnez-moi l’expression — et qui permettent par l'étude de leur cas de déterminer certains profils « à risque ».

La caméra suivait le propos de Daniel Bance comme son ombre. Après le visage poupin aux yeux vifs de Madame Hoche, qu'un chignon tiré serré ne parvenait pas à rendre austère, elle tenait en gros plan celui du directeur de centre. Ses longs cheveux blonds descendant jusqu'aux épaules et sa barbe rousse calaient l'image du quinquagénaire qui a bien survécu au

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jeune homme immergé dans le bouillonnement de la fin des années 60 et dont l'énergie et l'enthousiasme ont été épargnés par le temps.

Bance continuait : — À ma droite est assis un personnage que beaucoup d'entre vous

connaissent déjà, qui fait partie de la génération la plus moderne des nouveaux philosophes, et dont les nombreux écrits existentiels ont fait la célébrité : Jules Glopsman.

La tignasse raide et sale encadrant les traits émaciés du jeune homme oscilla lentement en signe d'assentiment. Glopsman adressa un sourire tordu et mal rasé à la caméra.

— Et enfin, à la droite de ce dernier, notre dernier invité, Monsieur Gilles Delain.

Daniel Bance changea instantanément de physionomie, adoptant l'expression qu'il préférait : celle des Moments Poignants.

— Monsieur Delain a tenu à venir témoigner de la douleur que peut ressentir un père, du sentiment de perte irrémédiable que donne la disparition de son propre enfant, perte d'autant plus tragique lorsque celui-ci met fin à sa vie. Monsieur Delain avait un fils qui s'est donné la mort il y a six mois...

— Je suis là pour lui, Monsieur Bance ; pas pour moi, l'interrompit Gilles Delain d’une voix tendue. Mon fils est mort le 3 juillet dernier, à Fresnes. Il s'est pendu dans sa cellule avec un drap découpé en lanières.

Un lourd silence gêné se posa sur le plateau. Chacun, frappé par la brutalité de la phrase, eut une vision immédiate du corps suspendu, la langue gonflée et noire, les yeux exorbités sur le vide, tournant lentement sur lui-même au bout d'un morceau de tissu blanc déchiré. Le journaliste, qui était le seul à s'attendre à cela, puisqu'il n'avait prévenu aucun autre invité de sa petite surprise afin de bénéficier de l'effet télévisuel de la prise de parole de Gilles Delain, fut lui aussi désagréablement impressionné.

Toutes les personnes présentes étaient visiblement en proie à un profond malaise. Daniel Bance sentit un vent froid se faufiler au milieu de ses invités. Il s'ébroua mentalement et la caméra n° 1 le reprit en gros plan à la seconde même où il esquissait son signal.

— Merci, Monsieur Delain, d'avoir eu le courage de venir vous exprimer ce soir, éluda-t-il.

Il eut un regard circulaire. — Puisqu'elle est la seule femme sur ce plateau ce soir, je pense que

vous serez tous d'accord pour que Madame Hoche, notre spécialiste en psychiatrie, je vous le rappelle, ouvre le débat par une définition de ce que l'on a médiatisé comme le « syndrome » du suicide.

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Le petit visage tout rond de Madame Hoche s'anima alors qu'elle prenait la vedette devant l'objectif, mais les mots qu'elle prononçait rebondissaient sur Bance comme des gouttes d'eau sur un pare-brise. Il venait d'apercevoir le regard de Delain planté dans celui de Fayelle.

Un regard froid comme la mort... L'homme restait immobile, sans ciller. Le ministre remua dans son

fauteuil. Quelque chose ne tournait pas rond... Bance essaya de recoller au débat. —... problème se situe parfois jusqu'au plus profond de l'inconscient de

nos malades. Profitant d'une pause de la psychiatre, il intervint : — Votre avis, Monsieur Bourdais, rejoint-il celui du Dr Hoche à propos

du poids de l'inconscient sur le comportement suicidaire ? Stéphane Bourdais venait d'allumer sa pipe, et il prit le temps d'en

aspirer une bonne bouffée avant de répondre. — S'il est vrai que j'ai retrouvé, parmi ceux que j'ai eus en

convalescence, quelques suicidaires récidivistes dans un état de semi-hypnose — qui en équilibre au bord d'un toit, qui avec un couteau tranchant pointé vers l'abdomen, et je vous fais grâce des autres… — il me semble tout de même que le geste de se donner la mort, ou plus exactement celui de s'ôter la vie, est conscient, et, partant, responsabilisé au niveau de l'identité autoperceptible de l'individu.

Daniel Bance serra les dents sur un début de bâillement, mais trop tard. Il toussa brusquement en plaçant une main sur son micro-cravate et l'autre devant sa bouche.

— Excusez-moi. Poursuivez, Monsieur Bourdais. — Si vous le permettez... interrompit Glopsman en se penchant en

avant. D'un point de vue purement intellectuel, le suicide est à la fois une négation et une affirmation.

Le philosophe laissa couler une seconde en remontant de l'index ses lunettes sur son nez osseux.

— Négation de la vie qui se déroule malgré soi, et affirmation de soi face à ce défilement inaccessible. Il s'agit là d'une dialectique complexe qui n'est pas loin de représenter l'essence fondamentale de l'humain.

Bance jeta un coup d’œil à Delain et ressentit un petit picotement intérieur. Pas un instant ce dernier n'avait cessé de fixer Fayelle. Le journaliste tourna légèrement la tête et fut saisi par l'air tendu de l'homme d'État. Dès ce moment, il fut certain que ce débat ne finirait pas comme il l'avait initialement prévu. Fayelle avait l'habitude des joutes oratoires, et le

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talent qu'il montrait à en tirer avantage avait bâti sa popularité auprès de nombreux professionnels des médias. Bance l'avait vu à de nombreuses reprises mener tambour battant des harangues devant des adversaires redoutables, et il ne se laissait jamais démonter. Mais ce combat du silence, car il semblait bien que c'en était un, n'avait pas l'air de lui convenir. Fayelle était un homme d'action. Cette agressivité passive le dépassait.

— Je ne vous suis pas tout à fait, Monsieur Glopsman, quand vous parlez du suicide en tant que vision intellectuelle pure, dit Stéphane Bourdais, sa barbe se fondant à demi dans un voile de fumée bleue. Je pense qu'en aucun cas on ne peut dissocier cet acte du contexte personnel extérieur dans lequel il se produit, et que les circonstances ont un rôle capital dans l'élaboration de cet état d'esprit si particulier, issu de la sensibilité exacerbée d'un cerveau complètement désorienté. Tel est d'ailleurs le but avoué de mon centre : proposer aux malades un environnement totalement neuf, afin que certaines de leurs barrières, de leurs inhibitions, se brisent au contact de relations nouvelles.

Il tira de nouveau profondément sur sa pipe. Bance se tourna vivement vers le ministre, arborant un sourire forcé qu'il souhaita convainquant.

— Monsieur Fayelle... Le gros homme sursauta violemment en s’arrachant au regard

hypnotique de Delain. Pour ne pas l'embarrasser, Bance ignora sa réaction. — Monsieur Fayelle, l'action de votre cellule de crise se situe aussi bien

en amont de cette décision fatale que sur le terrain même où elle prend sa source, je crois. Pouvez-vous nous expliquer cela ?

Le ministre se secoua et, en l'espace de deux secondes à peine, il redevint l'orateur puissant à la voix sonore.

— Il fallait que ce problème soit traité à grande échelle, car c'est un sujet d'intérêt national…

— Grande échelle mon cul ! jura monsieur Gilbert devant son poste de télévision, vidant d'un trait le verre de calva qu'il venait de se resservir. Et le petit ? Il est mort à l'échelle nationale ? Il nous a quittés à notre échelle à nous ! Enfoiré !

Le vieil homme chercha maladroitement son mouchoir dans les poches de son gilet en laine, puis il souffla bruyamment. Madame Gilbert se taisait, mais ses yeux suivaient l'émission avec un éclat sauvage. Daniel Bance n'aurait pas aimé du tout ce regard-là...

—… La société nous impose sa norme, disait Fayelle, et de nombreuses personnes ne peuvent y cadrer la singularité de leur identité. Elles s'évertuent alors à se trouver un palliatif à ce manque de reconnaissance

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sociale et s'orientent vers une conduite marginale ou un engagement hors du commun. Ces gens-là font d'ailleurs souvent d'excellents artistes, des penseurs de premier plan (il adressa un petit sourire à Glopsman), mais aussi des gangsters, des clochards et des drogués. Les plus faibles psychologiquement — excusez-moi Monsieur Delain — aboutissent au suicide et...

— Non. Je ne vous excuse pas, Fayelle ! Le ton était cinglant, sans réplique. Un silence palpable tomba à

nouveau sur le plateau. La caméra 1 prit Gilles Delain en gros plan. Ses épaules semblaient tendues comme un arc, mais le marbre de son visage gardait une froideur que Bance commença à trouver de très mauvais augure. La caméra 3 se saisit de Fayelle à la volée lorsque, décontenancé, il répondit d'un timbre mal assuré :

— Je vous demande pardon ? Je ne... — Jamais, Fayelle, jamais je ne pourrai pardonner ! Daniel Bance, de plus en plus inquiet, comprit que la tournure du débat

allait lui échapper définitivement, mais il sentait une terrible excitation lui courir dans les veines. Il allait se passer quelque chose d'extrêmement médiatique dans très peu de temps, et cela était excellent pour son Audimat. Il en ressentit une joie sourde et malsaine. Ses parts dans la chaîne allaient grimper en flèche. On allait s'arracher ses émissions...

Le visage cramoisi de l’homme d’État se convulsa soudain. La meilleure défense consistant à attaquer, il tendit un doigt accusateur en direction de son vis-à-vis que ne lâchait pas le regard du journaliste.

— Je ne comprends pas ! éclata alors le ministre d’une voix tonitruante. Quelqu'un peut-il m'expliquer à quoi rime ceci ?

Delain continua, la rage pulsant dans sa voix comme un marteau sur une enclume. Personne ne pourrait l'empêcher d'aller au bout de ce qu'il avait à dire.

— C'est vous qui avez tué mon fils, Fayelle, et vous l'avez assassiné aussi sûrement que si vous aviez vous-même noué le drap autour de son cou.

Réalisant certainement qu'elle faisait trop de bruit, une mouche se posa sur la table de verre qui séparait les invités. Madame Hoche avait porté la main à son col, comme pour se protéger d'un brusque courant d'air froid. Glopsman ne souriait plus, et la pipe de Bourdais faisait entendre un son mouillé.

— Mon fils portait le nom de sa mère. Elle est morte en le mettant au monde. Il s'appelait Jérôme. Jérôme Gilbert.

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Fayelle devint soudain très pâle. Delain riva ses yeux de glace sur son visage exsangue.

— Vous voyez, Monsieur le Ministre ? La mémoire vous est revenue, soudain… Vous commencez à comprendre, n'est-ce pas ? Jérôme était un garçon rêveur à l'extrême. Il avait besoin de se découvrir un idéal à défendre, et c'est la raison pour laquelle il a adhéré au GAR, Fayelle. Vous connaissez le GAR, Monsieur Bance ? C'est le Groupe Armé Révolutionnaire, un groupuscule de jeunes excités comme il en existe beaucoup de nos jours, qui prône des valeurs morales et françaises. La différence entre le GAR et les autres groupes du même acabit se situe dans le choix de ses cibles : il n'organise des attentats meurtriers que contre des hommes politiques de l'opposition. Curieux, n'est-ce pas Monsieur Glopsman ? Qu'en pense donc l’intellectuel raffiné et prodigue que vous êtes ?

Le philosophe resta muet, comme les autres, pétrifié par ce qu'il entendait.

— Je n'étais évidemment au courant de rien, ajouta Delain. Jérôme avait vingt ans, et je lui faisais confiance. Il était si tranquille à la maison... Il était en fac de droit et travaillait assidûment. Je n'ai rien vu venir...

Delain se tut un instant, mais nul ne se manifesta. Les traits tirés, il ferma les yeux. Sans regarder personne, cette fois, il reprit son discours, comme s’il se parlait à lui-même.

— Lorsque j'ai appris ce qu'il faisait la nuit, Jérôme était déjà en prison. La police l'avait arrêté en possession de 20 grammes d'héroïne, lors d'une rafle dans une brasserie. La drogue était cousue dans la doublure de sa veste.

Delain se redressa. Il dévisagea tous les invités un par un, terminant par Fayelle.

— Mesdames et Messieurs, j'ai pu parler avec mon fils la veille de sa mort, au parloir de la prison. Il m'a juré sur la tombe de sa mère qu'il n'avait jamais touché à un seul gramme de cette saloperie. Et je l'ai cru. Je le crois toujours aujourd’hui.

Delain laissa passer un long moment de silence, dévisageant tous les invités muets de l’émission les uns après les autres.

— Il a ajouté qu'il voulait que je transmette un message à sa petite amie, Corinne. Je suis allé la voir le soir même, dans un autre café qui servait au GAR comme lieu de rendez-vous. C'est là que j'ai fini par découvrir le pot aux roses. Si le GAR n'avait jamais été inquiété dans ses agissements, c'est parce qu'il bénéficiait de solides appuis en place au pouvoir. Mais ce mouvement devenait trop encombrant. Il commençait à faire un peu trop

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parler de lui, et des vagues venaient lécher les pieds de ceux qui le protégeaient. « On » a donc décidé de le saborder en se débarrassant tout d'abord de celui qui en était devenu l'un des membres les plus actifs : mon fils. L'homme qui a vendu le GAR à la police est celui-là même qui l'avait crée dans la plus grande clandestinité, et dont il voulait que sa fille Corinne se désolidarise complètement avant de le faire imploser. Cet homme savait parfaitement que Jérôme ne dénoncerait jamais sa compagne, car l'amour qu'il lui portait était total. Il l'a alors « plombé » à l'héroïne, une nuit où mon fils était allé dormir chez cette Corinne. Corinne Fayelle...

Le ministre, le teint terreux, écoutait les mots tomber de la bouche de Gilles Delain sans réagir. Son assurance habituelle s'était volatilisée. Il attendait le coup de grâce.

— Jérôme a été arrêté le lendemain 1er juillet pour trafic de stupéfiants durs. Corinne était tellement dégoûtée de lui qu'elle lui a craché à la figure quand les flics que vous aviez envoyés l'ont embarqué, menottes aux poignets. Vous l'a-t-elle dit, Fayelle ? Vous êtes-vous seulement soucié de ce que vous pouviez briser en eux ?

Seul le silence répondit à Gilles Delain tandis qu'il se levait lentement. Il rassembla ses affaires dans un silence de mort.

Les lèvres du ministre tremblaient. Il paraissait avoir vieilli de plus de dix ans en une seule minute. Delain glissa son sac à son épaule. Daniel Bance remarqua alors du coin de l’œil qu’il était entrouvert, mais il ne parvenait pas à ôter son regard de celui du père du jeune Jérôme, où l’ombre d’un sourire était apparue. Son cœur battait à tout rompre. Cette émission allait valoir de l’or !

Delain plongea la main dans son sac. — Vous êtes un homme fini, Fayelle. Vous n’êtes qu’une ordure

pitoyable, et je vous ai brisé, finalement. Pensez à tous ceux qui regardent cette émission en direct, ce soir. Ils vous vomissent déjà. Et pensez à ceux qui regretteront de ne pas avoir assisté à ça ! Ce qui vous est arrivé ce soir fera la une de tous les journaux, demain. Je vous le garantis.

Le sourire de Delain s’accentua. Bance en eu soudain très froid dans le dos. Il fallait qu’il fasse quelque chose. Qu’il reprenne la main sur le débat. Qu’il…

Gilles Delain se tourna alors vers lui. —Merci, Monsieur Bance, d'avoir accédé à ma requête et de m'avoir

invité ce soir. J’ai peur de ne jamais pouvoir vous remercier à la hauteur de ce que vous avez fait pour moi.

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Avant que quiconque ait pu esquisser le moindre geste, il sortit de sa serviette un revolver de gros calibre et tira à bout portant dans la tête du ministre. Fayelle n’eut pas un soubresaut. Il s'effondra comme une masse sur la table de verre qui éclata sous son poids.

Deux autres détonations retentirent dans le studio, projetant Gilles Delain à la renverse dans son fauteuil, alors qu'un gorille de l'homme d'État surgissait en courant des coulisses, son arme fumante à la main.

Pendant que sa femme pleurait doucement, monsieur Gilbert emplit à ras bord son verre d'alcool et il se leva. Il le tendit avec émotion vers la télévision, raidi dans un salut martial qui lui fit porter l’autre main à la visière d’un képi imaginaire.

— Longue vie à ta mémoire, mon gendre. Le petit est vengé.

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UN DUR APPRENTISSAGE

(1992)

Gisèle Vivien entreprit de traverser l'avenue, relativement calme à cette heure de l'après-midi. Elle regarda attentivement de chaque côté avant de s'engager dans le passage piéton rendu glissant par la pluie. Ses bras chargés de paquets ne lui permettaient pas de marcher très vite. Rassurée par l'absence de véhicules, elle se hâta tout de même dans le passage clouté. Noël devenait chaque année un parcours du combattant de plus en plus difficile à gérer. L’année prochaine, elle ferait ses courses en voiture.

Soudain, un bruit terrifiant la figea sur place. Le rugissement d'un moteur lancé au maximum de sa puissance se dirigeait vers elle à toute allure. Elle dégagea avec difficulté le nez de ses sacs à provisions et ce qu'elle vit la paralysa. Un énorme camion filait dans sa direction à une vitesse incroyable.

Comment avait-elle pu ne pas le remarquer ? Immobilisée par la panique, elle était incapable de bouger le petit doigt

pour sauver sa vie. Le bolide grossissait dans un fracas infernal. Elle eut juste le temps de recommander son âme au Christ, sentant déjà

le choc mortel lui défoncer les os. Elle fut heurtée à la hanche avec une violence inouïe. Sa conscience

s'évanouit dans l’épouvante la plus totale. La Mort venait d’abattre sa faux étincelante sur son cou.

Le contremaître Gork inspectait soigneusement son chantier, à la recherche d'un ou deux paresseux qui ne manquaient pas une occasion de se cacher pour piquer un somme dans l'après-midi dans un coin discret du bâtiment. Cette construction, financée par la ville et destinée aux nombreux orphelins des environs, était déjà assez haute pour que l’on puisse s’y perdre si on le voulait. Il y avait des dizaines d’endroits propices à un bon petit roupillon loin des yeux du chef.

N’ayant rien trouvé dans tout le rez-de-chaussée, Gork emprunta un échafaudage branlant pour grimper vers les niveaux supérieurs, où il n'avait pas mis les pieds depuis plusieurs jours.

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Arrivé au huitième étage, par une ouverture à claire-voie, il aperçut le toit du hangar de la mairie toute proche, là où la commune entreposait l’outillage municipal. Une planche reliait la dalle ferraillée d’une des futures chambres au plateau supérieur du bâtiment qui le jouxtait à quelques mètres seulement.

Presque à portée de main. Gork sourit. Il les tenait. Il n’y avait aucune autre raison qui justifiait la

présence de la planche entre les deux constructions. Il avança sur la frêle passerelle tendue au-dessus du vide avec l’assurance de celui qui a fait cela toute sa vie.

Sous ses semelles, le sol s’éloigna dangereusement au fur et à mesure qu’il progressait.

Lorsqu’il fut au beau milieu de la planche, elle plia soudain comme si on l’avait sciée au centre. Puis un craquement lourd de signification traversa le bois comme un coup de tonnerre. Le contremaître Gork comprit avant même qu'il ne commence à tomber qu'il allait bientôt mourir écrabouillé, une trentaine de mètres plus bas. Il eut juste le temps d'avoir une dernière pensée pour Jéhovah avant que sa vie ne s'engouffre dans un hurlement de terreur.

Ahmed était très content. Il venait de vendre à Paris une grosse quantité de résine de cannabis qu'il avait lui-même rapporté d'Afghanistan, transitant par les aéroports du Caire et de Rome à la barbe des douaniers, afin de garder la plus grosse marge possible sur la vente. C'était du beau travail ! Il allait pouvoir se la couler douce pendant un bon moment.

Mais en rentrant chez lui ce soir-là, après avoir bien arrosé son succès avec quelques amis, il se retrouva face à trois jeunes gens à la mine inquiétante qui, visiblement, l'attendaient depuis un moment en bas de son immeuble.

Il devina plus qu'il ne vit la gueule froide du revolver. Il eut à peine le temps d’évoquer le nom d’Allah avant qu’un puissant

choc à la poitrine le fasse s'écrouler en arrière sur le bitume.

L'inspecteur Marceau décida de se faire un petit café. Décidément, ces après-midi interminables étaient d'un ennui...

Il bâilla sans retenue, éprouvant un doux plaisir à ce léger relâchement, qu'il ne s'accordait que très rarement et en l'absence de tout témoin.

« Il ne se passe vraiment jamais rien d'intéressant dans cette ville », pensa-t-il, maussade.

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Pour tromper le temps qu’il lui restait à tourner en rond jusqu’à la fin de son service, il récapitula les petits événements sans importance que lui avaient transmis ces derniers jours les urgences de l'hôpital de la ville. Cela constituait ce qu’il appelait avec dérision sa pitance de la semaine, avec laquelle il allait devoir établir un rapport aussi creux que d'habitude. Un rapport que personne ne lirait jamais, de toute manière…

Marceau humecta son index et fit défiler les notes qu’il avait prises sur les dossiers. Par lequel allait-il commencer ?

Il résuma les cas à haute voix pour se donner un peu de courage. « Un chauffard précipite son camion sur une passante au milieu d'un

passage piéton. Elle est sauvée in extremis par un rugbyman qui a plongé pour la projeter hors de la trajectoire de l’engin. Elle souffre de commotions diverses, mais elle pourra quitter les soins dès demain. Le dingue a pris la fuite. Personne n'a pu relever le numéro de la plaque minéralogique du véhicule. La petite dame a porté plainte contre X. »

Désespérant… Marceau sirota une goutte de café en tournant la page. « Un contremaître de chantier manque de s'écraser, suite à la rupture

d'une planche d'échafaudage. Une corde traînait sur le chantier et, par une veine incroyable, sa cheville venait juste de s’enrouler dedans. Il est tombé d'à peine trois mètres, ce qui lui a sauvé la vie. Il est resté suspendu par le pied, inanimé, jusqu'à ce que des ouvriers le trouvent et appellent les secours. Bilan : quelques fractures et des ligaments arrachés, mais en fin de compte plus de peur que de mal. Il est encore en observation. »

Marceau réprima une nouvelle envie de bâiller. Il tourna la page. « Agression raciste d’un émigré originaire du Maghreb par trois jeunes

nationalistes un peu excités. Un garçon sans histoires, d'ailleurs, très discret, d'après ses voisins. Un pratiquant assidu de l'Islam... C'est d'ailleurs cela qui lui a sauvé la vie. Il avait un volume du Coran rangé dans une poche intérieure de son manteau. Le livre épais à couverture de cuir a arrêté la balle. Il a juste été assommé par l'impact du projectile. L'agent Caligue a recueilli sa déposition aux urgences. Pas de signalement, rien ne lui a été volé. »

L'inspecteur Marceau soupira. Rien, désespérément rien… Il se leva en s'étirant, puis il vint poser le front contre le carreau frais de la fenêtre qui donnait sur la rue si tranquille de sa ville. Il aurait aimé une affaire, une vraie, une de celle dont on parle longtemps...

Enfin... Très haut au-dessus de lui, un énorme nuage, unique dans le ciel bleu

d'azur, s'effilochait lentement. 64

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Les trois petites silhouettes cornues s'entre-regardèrent, l'air un peu dépité. Elles étaient penchées par-dessus les remparts de l'incroyable forteresse légèrement translucide qui disparaissait dans les lointains, noyées par la brume du soir. Loin en dessous, la ville brillait sous le soleil. Une voix basse et très profonde brisa soudain le silence derrière elles, les faisant sursauter.

Le surveillant ! — Il est peut-être un peu prématuré de passer aux travaux pratiques,

vous ne croyez pas ? Sachez qu’il vous reste un long, un très long apprentissage avant de devenir efficace comme vos aînés !

Il frappa dans ses mains, découvrant le pourpre intérieur de sa longue cape noire.

— Je vous rappelle que vous n'êtes pas encore autorisés à réaliser vos propres expériences tout seuls sur les humains. Il est interdit de jouer avec la nourriture ! Allons ! Retournez dans vos chambres préparer vos devoirs pour la classe de demain, je veillerai personnellement à vos corrections. Et maintenant hors d'ici, vilains petits diables !

Les trois petites ombres filèrent dans l’ombre sans demander leur reste. La cape noire du Surveillant fit demi-tour avec grâce dans des volutes soufrées, puis le bruit de ses sabots fourchus décrut lentement dans le gigantesque escalier de pierre.

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UN APRÈS-MIDI DE CHIEN

(1992)

Je commence à avoir un point de côté. Les branches me giflent à toute volée. Surtout, bien lever les pieds, pour ne pas m'emmêler dans les ronces. Si je tombe encore une fois, ils vont regagner du terrain.

Pour l'instant, le chien est en laisse. Je l'entends hurler sa rage à travers les arbres. L'air résonne comme dans une chapelle. Il doit violemment tirer en avant, dressé sur les pattes arrière, le collier enfoncé dans le cou jusqu’au sang.

À l'autre bout de la laisse, ce doit être Garaud, le maire, Vernier, le boulanger, ou bien encore Pilou, le boucher. En fait, ça peut être n'importe qui. Chacun, au village, a certainement l'envie féroce de m'aligner la mire d'une carabine dans le dos.

Mais celui qui m'en veut le plus, c'est Sam. Parce que lui, je l'ai trahi... Moi aussi je l'aimais bien, Louise. Tout le monde l'aimait bien. C'était un

peu la grand-mère du village, elle qui n'avait pas eu de famille. Elle vivait seule avec Sam depuis sa naissance. Je venais souvent chez elle pour jouer avec lui. Louise, en passant, m'ébouriffait les cheveux de sa main douce et souriait de nous voir nous rouler dans la poussière en poussant des grognements comme des chiots.

Nous étions vraiment inséparables. Les meilleurs amis du monde...

Ils sont encore loin, derrière, mais je sens que mes forces diminuent. Mon point de côté me déchire le flanc. Je vois mal comment je vais pouvoir m'en sortir.

Les arbres se resserrent, rendant ma fuite plus saccadée. J'évite de moins en moins les branches. Le sang coule de mon front, de mes joues. Je m'essuie les yeux d'un revers de la main, le mélangeant à celui de Louise, déjà poisseux.

Je ne vais plus pouvoir courir bien longtemps. Il faut que je trouve quelque chose pour échapper à la meute qui est à mes trousses.

Dire qu'il a fallu que je vienne de ce côté-là! Quel imbécile! Je la connais pourtant bien, cette forêt ; des taillis inextricables bardés

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d'aiguillons acérés où j'ai renoncé à chasser depuis des années. Des arbres entrelacés aux ramures sombres, vertes et brunes, dans un silence oppressant vide d'oiseaux.

Si seulement je pouvais trouver un cours d'eau pour semer le chien une heure ou deux!... Il leur faudrait un bon moment pour retrouver ma trace sur la berge. Mais je sais que dans ce secteur il n'y a pas une mare à cinq kilomètres à la ronde. Je ne peux tout de même pas m'envoler!

Je regarde un arbre avec envie, mais repousse l'idée aussitôt. Je ne serais pas plus tôt grimpé au faîte que le chien stopperait à son pied, aboyant comme un damné. Et... BON DIEU! Je m'arrête, à bout de souffle...

C'est trop simple. Ça ne peut pas marcher. Hors d'haleine, je pèse mes chances. De toute façon, je n'ai plus le choix, plus le temps de trouver une autre issue. À quelques centaines de mètres, leurs voix s'interpellent. Ils savent que je perds du terrain.

Je choisis mon arbre pour ses branches basses, à portée facile. Le vent souffle en direction d'un énorme buisson épineux dont le feuillage noirâtre se hérisse de pointes vénéneuses. Ils ne viendront pas me chercher là-dedans. Même les sangliers font un détour... Mais moi, je vais y entrer par le haut!

Je respire à fond, essuie mes mains moites et rouges sur ma chemise trempée de sueur, puis je grimpe. Je me colle au tronc, appuyant avec soin mes pieds sur chaque prise. Le sol disparaît. Au tiers de la hauteur, une branche de l'arbre voisin apparaît. J'ai peur, mais là, il faut que je passe. Deux solutions : ou je fais l'équilibriste, ou je saute.

Si je saute, je risque de ne pas avoir assez de force dans les mains pour retenir mon poids. Mon crâne va éclater. Va pour l'équilibriste... Je me lève très lentement, les bras tendus de chaque côté du corps. J'avance.

D'un coup, la branche se met à plier. Quel con! Je n'avais pas pensé à ça! Je vais me retrouver trop bas par rapport à l'autre branche en face! Vais-je avoir assez de marge pour m'y accrocher? Ca bouge tellement, pas moyen de faire marche arrière...

J'ai sauté. Mon corps a décidé tout seul. Je me suis agrippé avec les bras et les jambes, arrachant le tissu de ma chemise, et la peau en prime. Je me redresse, contourne le tronc. L'arbre suivant a plusieurs grosses branches entrelacées avec le mien. J'y suis en un clin d’œil. J'aperçois l'épineux, en dessous.

La sueur me brouille la vue. Mon point de côté a faibli, m'autorisant à avaler de grosses goulées d'air. Encore un arbre... Je mets un moment à trouver un passage. Celui-là est plus loin que le premier.

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Les chasseurs se rapprochent. Je les entends parler. Le chien, lui, n'a pas la gorge assez profonde pour hurler sa fureur.

Je descends un peu. Ça ne va pas être facile. Les branches sont plus fines.

J'entends le chien gronder de plus en plus fort. Ses crocs doivent ruisseler de bave. J'imagine ses yeux fous, sa truffe cherchant mon odeur haïe sur chaque touffe de végétation.

Je saute. Je n'aurais pas dû. Je tombe comme une pierre, sans casser une brindille, au beau milieu du

buisson d'épines. J'entends un craquement quand je touche le sol, mais c'est tout. Je n'ai mal nulle part. Je n'ose plus bouger. Ils arrivent...

Le chien trépigne. On a dû lui ouvrir sa laisse, car je l'entends courir dans tous les sens en hurlant. J'imagine le sourire des hommes qui se regardent, au pied de l'arbre où j'ai grimpé, et l’œil de Sam qui s'éclaire lorsque les armes pointent vers le mur de feuilles.

La salve explose dans un fracas épouvantable, comme la foudre longtemps retenue d'un ciel d'orage. Quelques plombs inoffensifs me retombent sur le visage. Les traqueurs poussent des exclamations, incrédules.

— C'est pas possible! On n'a pas pu le rater! — Et s'il était de l'autre côté du tronc? On a tous tiré du même endroit!

Allez hop! Tout le monde s'écarte! Faites le tour de l'arbre! Je reconnais Garaud. Quand on devient maire, on s'habitue à

commander, c'est fatal. — Cette fois, on va l'avoir, cette ordure! Lui, c'est Pilou. Avant de couper du bœuf, il posait des collets avec moi,

à la sauvette. On était de bons copains à cette époque-là. Après, il a hérité de l'affaire paternelle. Alors, il s'est établi. Ils se sont tous établis.

Et moi j'ai continué à attraper des lapins, seul. Je volais quelques fruits, de temps en temps, mais sans malice, pour manger. On me connaissait bien au village. On savait que je ne comprenais pas bien à l'école. Pas comme les autres. On ne m'en voulait pas trop. Un orphelin, ça inspire plus la pitié qu'autre chose. Seulement au fil des années, je suis quand même devenu un peu encombrant. Alors, on m'a placé chez Louise.

— Feu! Encore une fois ce bruit effroyable qui me brûle les oreilles. Je ne bouge

toujours pas le petit doigt, de peur de faire remuer un brin d'herbe. Plus j'y pense, plus je me dis que personne ne viendra me chercher dans cette pelote d'épingles géantes.

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Soudain, mon cœur bondit dans sa cage. Une pelote d'épingles... Mais je dois en avoir plein le corps! Je devrais souffrir le martyre après une chute pareille! Au fond de ma gorge, la panique se solidifie en un cube aux arêtes vives. J'essaie de plier doucement les doigts de la main droite. Rien! C'est au minimum la fracture du bras. Quelle poisse! Voyons la gauche... Rien! Mon pouls devient incontrôlable. Mes jambes ne répondent pas non plus!...

— C'est vraiment pas ordinaire, ce truc-là! gueule Garaud. C'est vraiment pas ordinaire du tout! Vernier! Monte là-haut avec ton fusil et fais-moi tomber cette ordure!

— Eh!, Garaud, tu te crois où? T'as des vapeurs de caporal-chef, ma parole. Vas-y toi-même!

— Fais ce que je te dis! hurle le maire. — Attention à ton cœur, rigole Pilou. Laisse, Michel. C'est un boulot de

boucher, ça. Je les entends malgré moi. Plus rien n'a d'importance, à présent. Pilou

est sur la première branche. Elle doit plier fortement sous son cul de baleine. Il doit se retourner pour regarder en bas, car il dit encore, avant de monter dans le feuillage déchiqueté :

— Je te le ramène, Sam. Patiente encore un peu. Tu vas venger ta Louise.

— Si on faisait un peu chercher le chien? propose l'un des hommes. Il est peut-être redescendu par un autre arbre?

— Dites, les gars, ricane Garaud, vous recherchez un vagabond ou Tarzan des Grands Singes?

— On ne perd rien à essayer! objecte l'homme, vexé. — Il a raison, appuie Vernier.

Il siffle l'animal. — Cherche, mon vieux. Cherche... Le chien halète. Le vent s'est évanoui, l'air est immobile. Des bottes

fouillent les fourrés dans le cliquetis des fusils. Pilou redescend, bredouille. — Personne là-haut, dit-il. Je n'y comprends rien. Mizières, le garde champêtre, se frappe le front. — Il est certainement revenu sur ses pas pour tromper le flair du chien,

puis il a sauté sur le côté de la piste qui était sous le vent. Il nous a laissés passer, et ensuite il a attendu que nous soyons ici à le canarder comme des idiots pour se faire la valise.

Silence. Ils doivent tous se tourner vers Garaud, guettant son avis de maire afin de décider quelle conduite tenir.

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— Le chien aurait hésité entre les deux pistes, dit Vernier. Il aurait flairé le croisement.

— Pas si le gars a sauté loin d'un coup en prenant appui sur une perche, par exemple, suggère Mizières.

— Il a pas eu le temps... dit Pilou. Silence. — On y va! décide Garaud. Ils rappellent le chien, le rattachent, réarment leurs fusils. Ils sont partis. Maintenant, je suis libre. Je ne vois que le ciel encadré de hautes

branches immobiles. Je ne sens plus rien. Mon corps n'existe plus. Combien de temps profiterai-je de ma solitude avant qu'un charognard se penche sur moi?

— C'est la colonne vertébrale, me dit une petite voix intérieure. Tu es foutu, mon petit pote.

Je sais. Je suis foutu. Je l'ai su dès que mon couteau a plongé dans le ventre de Louise, lui arrachant sa gentille vie. C'était sans retour...

Je ne voulais pas lui faire de mal, mais il fallait que je parte. J'avais fait des bêtises, et je devais m'en aller. Alors, j'avais besoin d'un peu d'argent. Pas beaucoup, juste de quoi tenir deux ou trois jours...

C'est idiot. Deux minutes de plus et elle ne se serait rendue compte de rien avant quelque temps. Mais voilà, il a fallu qu'elle me trouve avec la main dans sa boite à billets ; elle avait oublié son filet à provisions.

Je n'ai pas pu supporter son regard. Elle ne se serait jamais plainte à personne, j'en suis certain, mais je venais de la perdre pour toujours. Sa confiance avait volé en éclats comme une vitre qui n'a pas vu arriver la pierre. J'avais ouvert la boite avec un long couteau de cuisine. Je me suis jeté sur Louise en pleurant, la lame en avant.

Le jour commence à baisser. La traque a duré une bonne partie de l'après-midi. Elle a débuté au moment où Pilou, qui prenait l'air sur le seuil de sa boutique, m'a vu traverser la rue les yeux hagards, les mains couvertes de sang.

Elle était devenue lourde, tout doucement. J'avais essayé de la retenir pour l'empêcher de tomber. De son abdomen, contre lequel elle pressait ses vieilles mains blanches crispées par la douleur, coulait une horreur rouge et chaude qui se répandait déjà sur le plancher. Et moi, désespéré, je la regardais à travers mes larmes.

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J'ai vu la mort entrer en elle en douceur, à peine indésirable. Elle a glissé contre le mur, lentement. Elle s'est assise sans bruit et sa tête a basculé, les yeux ouverts. Je ne sais plus quand j'ai lâché le couteau, ni combien de temps je suis resté à genoux, près d'elle.

Sam devait dormir. En sortant, j'ai fait tomber un vase en me cognant contre la table de la cuisine. Il s'est brisé sur le carrelage en faisant un bruit terrible. C'est ça qui l'a réveillé. Je l'ai entendu accourir de la chambre du haut en un clin d’œil. Il est parvenu à la porte vitrée au moment précis où je la refermais derrière moi. Nos regards se sont croisés. Il a su immédiatement, sans même avoir trouvé Louise, que je l'avais trahi. J'ai vu dans ses prunelles son amour pour moi se transformer en une haine sans limites. Avant qui que ce soit, il m'avait condamné à mort.

Alors, j'ai couru. Qu'est-ce qu'il me restait d'autre à faire? Quand Pilou a crié, je n'ai pas répondu. J'ai accéléré. Vernier est sorti de

sa boulangerie, attiré par les hurlements du boucher. Ils ont compris qu'il venait d'arriver quelque chose de grave.

Le temps qu'ils entrent chez Louise, qu'ils prennent leurs fusils, qu'ils trouvent de l'aide, j'étais déjà loin devant. Mais, à cause du chien, mon avantage ne pouvait pas durer longtemps. C'était reculer pour mieux sauter. Sauter...

Mes pensées prennent de l'écho, tandis que je m'avance dans cette grande caverne obscure qui m'engloutit pas à pas.

Un petit bruit sur ma gauche me retient de plonger dans le néant. Il se précise. Là, dans le fourré, ça bouge!

Un homme? Un animal attiré par l'odeur d'un repas facile? Un renard? Un rat? Mon Dieu!...

J'aperçois, loin, très haut au-dessus des formes sombres des arbres, la Lune. Son éclat glauque baigne d'un voile blanchâtre les frondaisons des chênes.

Le bruit se rapproche. Quelque chose force son passage dans les ronces pointues en grognant de douleur.

Alors, je comprends. Mon astuce n'a pas égaré tout le monde. Il y en a un qui savait où j'étais.

Il a attendu, puis il est revenu pour m'avoir pour lui tout seul. Sam! Ça ne peut être que lui. Sam gémit et se débat. Ce buisson sera mon cimetière. Ma vie va

s'envoler dans le noir, délivrée de moi par ses crocs puissants hérissés de haine.

Fais vite, Sam. En souvenir de nos jeux. Mais regarde-moi, juste avant de m'égorger. Je regrette, Sam. Je regrette...

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Et dresse bien tes oreilles : tu entendras mon âme hurler jusqu'aux étoiles. Je te dois bien ça.

Adieu, Sam. Adieu, mon chien.

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EN DÉRANGEMENT

(1993)

Bien qu'atténué au sixième étage, l'air tiède de cette soirée estivale est lourd des odeurs de la ville. Mary Cowridge, accoudée à son balcon, se laisse aller au beau milieu des souvenirs qui l'assaillent, plongeant sans retenue dans les limbes effilochés du passé. D'autres étés, d'autres chaleurs, d'autres couleurs... Elle revoit ce pays merveilleux, englouti par le temps avec la moitié de sa vie.

L'Inde... Jamais Howard et elle ne seraient partis de ce paradis si cette maudite

maladie n'avait soudain fondu sur lui, s'accrochant à sa vie comme son ombre elle-même, l’emportant inexorablement vers la mort. Hélas, ni les spécialistes de Paris, ni ceux de Londres n’avaient pu le guérir de ce mal lointain, et Howard avait fini par la quitter en lui murmurant dans les cheveux qu'il l'attendrait, là-bas, de l’autre côté...

C'était par un beau jour de juillet étincelant de soleil, un peu comme aujourd'hui...

Mary Cowridge soupire. Elle n'a pu se résoudre à s'éloigner de Paris, depuis toutes ces années qu'il y a été enterré, s'accommodant tant bien que mal de sa solitude, préférant aux hommes la compagnie de la mémoire de son amour.

— Il y aura bientôt trente ans... pense-t-elle en détaillant la circulation qui coagule dans l'avenue. Comme tout a changé, mon pauvre ami !

Elle se retourne vers la cheminée où, dans un cadre vieillot dont la dorure est piquée, trône la photographie en noir et blanc d'un homme jeune et souriant. Son regard clair et sa chevelure soigneusement coiffée, une fois de plus, arrachent une larme douloureuse à Mary.

Elle se détourne au bout d'un instant, puis essuie ses joues d'un geste rapide.

— Allons, ma fille ! se reprend-elle, émue. Il est temps d'aller faire un tour dehors.

Elle entoure avec soin un léger châle autour de son cou puis, après s'être munie de son vieux panier, elle sort sur le palier et referme sa porte à clé.

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Mary n'a pas particulièrement peur d'un cambriolage, mais les habitudes de méfiance de la vie parisienne sont peu à peu devenues les siennes.

L'ascenseur la descend au rez-de-chaussée dans son ferraillage caractéristique qui semble empirer chaque semaine. Elle se demande comme à chaque fois qu'elle l'utilise s'il va rester accroché à son câble suffisamment longtemps pour qu'elle puisse arriver à destination sans encombre. Une fois dépêtrée de la double porte d'accès, l'extérieure à glissière et l'intérieure à battants, Mary adresse un salut amical à madame Dulot, la nouvelle concierge, une jeunette tout à fait délurée mais néanmoins très sympathique.

— Vous allez profiter du soleil, Madame Cowridge ? Vous avez bien raison, tiens ! Ah, si je pouvais faire comme vous et passer mes journées à faire autre chose que laver, dépoussiérer, repasser ! Bah ! Après tout, j'ai encore le temps d'y penser, pas vrai ? Je ne dis pas ça pour vous, notez bien. Dites, ne vous chargez pas trop en faisant vos courses. Si vous avez besoin de quelque chose de lourd, prévenez-moi. Paul ira vous le chercher. Comme je dis toujours, un homme, il faut que ça se rentabilise ! Bonne promenade !

Mary sourit encore lorsqu'elle débouche sur le trottoir.

Elle n'a pas pu résister. Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait pas vu ce film ! Ses emplettes terminées, elle est tombée en arrêt devant l'affiche du cinéma. Autant en emporte le vent. La séance de 18 h 30 allait juste commencer...

Après plus de trois heures de projection, Mary se retrouve dans la rue, une profonde nostalgie nouée au cœur. En proie à la même émotion qu'autrefois, elle a pleuré à deux ou trois reprises, le plus discrètement possible. Elle est un instant désorientée et regarde autour d'elle, indécise. Sur le trottoir, quelques passants errent au gré des reniflages de reconnaissance de leurs chiens. Dans ce quartier résidentiel de la rue Didot, dans le 14e arrondissement, il y a peu d'animation nocturne. Les restaurants des boulevards proches drainent la majorité des badauds noctambules.

Mary Cowridge rentre lentement chez elle, indifférente à l'obscurité et au silence qui l'entourent. Elle a le cerveau encore tout empli des magnifiques images qu'il vient de lui être donné de revoir. Le claquement de ses talons se répercute contre les vitrines éteintes des magasins où elle scrute machinalement son reflet, de loin en loin.

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C'est à cent mètres à peine de l'entrée de son immeuble qu'elle prend conscience de la résonance d'un autre pas dans son dos, accompagné d'un cliquetis insistant.

Immédiatement, sa respiration s'accélère. L'horrible histoire de la série de personnes âgées assassinées à Paris n'est pas très ancienne. La presse s’en est grassement fait l'écho durant des semaines, marquant profondément les esprits. Mary sent l'angoisse pointer son vilain nez puant contre son estomac. Son panier pèse soudain plus lourd au bout de son bras.

Elle jette un bref regard derrière elle et ne parvient à distinguer qu'une large silhouette masculine qui la suit en claudiquant. Elle se force à ne pas marcher beaucoup plus vite, tout en se morigénant d'être aussi impressionnable. Après tout, il y a encore du monde dans la rue à cette heure-là, même si la soirée est déjà bien avancée.

Quelques minutes plus tard, Mary pousse le porche de son bâtiment avec soulagement et pénètre dans le hall rassurant. Elle appuie sur le bouton de la minuterie et se dirige vers l'ascenseur. Après une légère attente, elle réalise que le témoin d'appel ne s'allume pas et que le faisceau de câbles relié à l'antique cabine reste totalement immobile. Grommelant contre ce modernisme incapable de faire durer les formidables inventions qu'il produit, Mary passe devant la loge éteinte de la concierge sans prendre la peine d'y sonner, celle-ci étant visiblement absente. Elle entreprend de gravir les escaliers avec précaution, doutant de son adhérence au souvenir de l'astiquage forcené de madame Dulot.

Elle vient de tourner au premier entresol lorsque la porte du hall s'ouvre et que retentit sous la voûte un pas pesant doublé d'un cliquetis métallique qui lui envoie immédiatement un goût de fer sur la langue.

Saisie, Mary cesse de respirer, pressant la main contre son collier de perles. Ce n'est peut-être qu'une coïncidence, ou bien l'homme s'est trompé de porte. Elle connaît bien tous les occupants de l'immeuble et il n'en fait pas partie. Inquiète, elle reprend son ascension, étouffant le « clac » de ses talons à chaque marche. L'inconnu presse lui aussi le bouton d'appel de l'ascenseur puis, avec étonnement et une pointe d'effroi, Mary entend son rire gras envahir le rez-de-chaussée. Elle attaque résolument le deuxième étage, mais son pouls accélère tout à coup. La rampe vibre derrière elle et le cliquetis se fait saccadé, par à-coups.

Il monte ! Mary force la cadence et ses talons martèlent durement le bois ciré. Plus

bas, le bruit s'arrête une seconde, puis la voix sourde de l'homme s'élève : — Y'a quelqu'un ?

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Mary est déjà au troisième étage et son cœur bat la chamade. Il y a des lustres qu'elle n'avait fourni pareil effort.

— Hé, répondez, quoi ! Elle s'arrête pour souffler. Les portes closes du palier lui renvoient le

sifflement de sa respiration haletante. De petites lucioles blanches dansent devant ses yeux.

La rampe vibre à nouveau. Mary se jette en avant en se cognant les pieds et grimpe une volée de marches d'un seul coup. Le panier lui scie les doigts de la main gauche. Plus que deux étages...

« Allez, se dit-elle en tentant de ne pas hurler, tu y es bientôt ! » Ses jambes se font lourdes et douloureuses, dures comme des bouts de

bois. L'angoisse d'être rattrapée par l’inconnu commence à lui comprimer les intestins. Elle reçoit un choc dans les genoux à chaque marche. Plus bas, le souffle de l'homme s'accentue. Cela produit quelque chose entre les onomatopées d'un haltérophile en plein effort et les grognements d'un porc se vautrant dans sa bauge.

Mary frissonne et accélère encore. Les poumons au bord des lèvres, elle titube et s'arrête à nouveau. Sa vision devient floue, les lucioles sont maintenant innombrables. Les pas, en contrebas, résonnent comme dans le caveau funéraire où, toute petite, elle avait assisté au dernier voyage de sa grand-mère.

L'homme ne parle plus. Il doit être gros et fort. Sa main frappe la rampe à intervalles réguliers et la fait résonner avec le bois de l'escalier. Les vibrations sont si fortes que Mary sent la peur lui liquéfier toute son énergie. Son ventre crie au secours et ses mâchoires se contractent pour éviter de vomir. Un élan désespéré la précipite vers le cinquième étage, vers la sécurité, vers la vie. Au tournant de l'entresol suivant, elle glisse et tombe en se heurtant le coude sur l'angle d'une marche. Un cri lui échappe. L’homme jure dans des mots français qu’elle ne connaît pas. Sa voix est en proie à la fureur la plus totale. Mais pourquoi aucun voisin ne sort pour voir ce qui se passe ?

Il doit être au moins au quatrième ! Elle aperçoit son palier : plus que quelques mètres... Un dernier sursaut

la remet debout et la propulse au sixième et dernier étage, hagarde et tremblante de tout son corps. À aucun moment elle n'a pensé à appeler à l'aide. Maintenant, c'est trop tard, car elle habite seule au sixième, l'emplacement d'un studio mitoyen avec son appartement ayant été réquisitionné par le syndic de l'immeuble comme local d'entretien de l'ascenseur.

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Le palier tourne comme si les murs allaient tomber sur elle. Chaque inspiration la déchire au rythme du sang battant à ses tempes. La sueur lui goutte du visage comme si elle sortait de sa douche. Le goût de la terreur a remplacé celui du fer dans sa bouche.

Elle s'appuie en tremblant contre le crépi, à bout de souffle. Ses pieds semblent soudés au plancher. Le cliquetis se fait plus proche chaque seconde, même si les pas de l’homme ont ralenti, eux aussi.

Mary se mord les lèvres. Elle sent les larmes inonder ses joues. — My God, aidez-moi... murmure-t-elle. Elle cherche fébrilement ses clefs dans son sac à main, mais ses doigts

ne rencontrent que son portefeuille et des papiers divers. Elle s'acharne, jette sur le palier tous les objets qu’il contient. Au moment où elle croit que son cœur va éclater, elle entend enfin un son métallique dans la poche de son manteau. Sa main fiévreuse se saisit du trousseau et l'arrache du vêtement.

À cet instant, la lumière s'éteint brusquement. De surprise, Mary échappe les clés qui tombent à ses pieds dans l'obscurité.

Un juron éclate dans le noir, à l'étage inférieur. L'inconnu s'est cogné contre le mur. Au bord de l’évanouissement, Mary se baisse et tâtonne avec l’énergie du désespoir avant de retrouver son passe pour la survie en posant le genou dessus. Elle entend l'homme chercher l'interrupteur de la minuterie en raclant quelque chose sur le mur. Ça fait un bruit de craie que l’on fait grincer sur un tableau noir. Un bruit de tombe qui se referme.

Un bruit qui donne envie de hurler. Mary se guide sur le mur de son couloir. Elle avance lentement dans les

ténèbres vers sa porte, les bras tendus droit devant elle. Elle connaît bien l’endroit, depuis qu’elle habite ici, mais elle n’y est jamais passée dans le noir total. Combien lui reste-t-il ? Trois mètres ? Deux mètres ? Elle touche enfin le bois de sa porte. Elle respire à nouveau. Elle est presque à l’abri…

La lumière brusquement rétablie lui heurte si violemment la rétine qu'elle en cligne des yeux, pétrifiée comme un lapin dans les phares d’une voiture. C'est alors que, tournant le cou vers l'endroit où débouche l'escalier, elle voit apparaître la tête rougie et essoufflée de l'homme qui la poursuit. Ses joues luisent de sueur et, au-dessus de sa moustache noire comme un trait de pinceau, un regard opaque la scrute durement.

Mary introduit d'abord une clef en forçant, mais elle a beau la tourner dans tous les sens, le pêne ne joue pas.

L'homme s'est adossé à la cage d'ascenseur. Il reprend haleine en soufflant comme une vieille machine à vapeur, incapable de prononcer un

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mot. Mais un sourire dévoilant ses dents jaunes déforme sa bouche tandis qu'il pose sur elle des yeux injectés de sang. La grimace qu'il lui adresse glace la transpiration le long de sa colonne vertébrale.

— J'crois qu'j'ai bien failli vous rater, ma p'tite dame ! Mary change de clef. Dans la même seconde, l'homme se redresse en prenant appui sur la

porte vitrée de la cabine, avance vers elle, et la serrure obéit sans résistance. Le battant s'ouvre à la volée. Mary s'engouffre à l'intérieur et le repousse au nez de son poursuivant. Puis elle tombe à genoux et se laisse aller au tremblement qui la secoue toute entière. Les larmes lui brouillent la vue une nouvelle fois, alors que des coups sourds ébranlent la cloison.

— Ouvrez, Madame, s'il vous plaît ! fait l'homme de sa voix éraillée. Mary pense soudain à Howard. Ah, comme elle aimerait qu'il soit là à

cet instant ! Lui aurait su quoi faire... Et puis, soudain, elle sait : la malle ! Elle se relève avec un rictus de souffrance, tant ses muscles sont

tétanisés par la panique. Elle se demande si son coude n'est pas cassé. La douleur est si aiguë qu'elle lui porte au cœur. Elle trottine jusqu'à la malle métallique rangée dans le placard du bout du couloir. Elle jette sur le tapis le couple d'éléphants en ivoire qui trône dessus, les trompes dressées. À genoux, elle tire de toutes ses forces sur le couvercle qu'elle n'a pas touché depuis des années. Il a l’air d’être soudé par la rouille.

Les coups reprennent sur le chambranle, qui vibre à l'unisson de ses nerfs.

— Ouvrez, Madame, je ne vous veux pas de mal ! Mary n'entend plus. Son sang s’est transformé en adrénaline pure. Les clefs ! Elle a laissé les clefs sur la porte ! À l’extérieur ! Rien ne pourra empêcher ce malade de pénétrer chez elle ! Le couvercle cède enfin. Mary fouille dans la malle avec une vigueur à

laquelle la terreur donne des ailes. Ses doigts identifient le petit sac de toile avant même qu'elle ne l'aperçoive. Elle sent la graisse dont l'odeur, associée à l'arme elle-même, l'a toujours un peu inquiétée.

Jusqu'à aujourd'hui... Elle hésite à peine, puis elle saisit le revolver de Howard par le canon,

comme elle ramasserait une vipère morte sur son paillasson. Le poids de l'objet la surprend ; il est vrai qu'elle n'a jamais voulu y toucher, autrefois. Howard y tenait tant qu'il l'a toujours parfaitement entretenu jusqu'à sa mort, témoin tangible et muet d'une époque révolue.

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— Écoutez-moi, Madame ! Il faut que vous m'ouvriez ! Je ne vous veux aucun mal, j'essayais juste de vous rattraper pour vous demander où se trouvent les boîtiers de commande de...

Mary, dans un frisson d'épouvante, voit la porte s'ouvrir lentement tandis que l'homme lui parle. Sa main se crispe autour de la crosse en bois poli.

— Allez-vous-en ! ALLEZ-VOUS-EN ! Mary, sans en être vraiment consciente, s'est mise à hurler. Un sanglot la

submerge et les larmes se remettent à couler, lui noyant le regard dans une brume à peine translucide. L'homme reste bouche bée, dans une position un peu ridicule, avec juste ses pupilles qui s'agrandissent démesurément, fixant le petit trou noir et mortel pointé sur lui.

Mary lève une main pour s'essuyer les yeux. L'index de l'autre main blanchit contre la queue de détente. À travers sa vue brouillée, elle discerne l'inconnu comme de l'autre côté d'un rideau de douche recouvert de buée.

Il tend les mains vers elle. Il crie, il avance, il va... Le recul de la détonation lève le bras de Mary vers le plafond, lui faisant

perdre l'équilibre.

Abasourdie, Mary est prostrée sur le carrelage de son entrée. L'impact de la balle de gros calibre a fait tourner le corps de l'homme avant qu'il ne s'écroule sur le palier au milieu des outils de sa sacoche renversée.

Sur le dos de son blouson, d'où s'écoule un liquide rouge et épais qui se répand sur le sol, elle lit :

SOCIÉTÉ GABERT RÉPARATION D'ASCENSEURS

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UN BEAU DIRECT A LA MACHOIRE

(1994)

— Les œufs durs ! Tu as pris les œufs durs ? Hélène soupira. Oui, elle avait pris les œufs durs. Et le pain aussi. Et le

poulet, le vin, les serviettes, les verres, les couteaux, le tire-bouchon, le... — Le sel ! Tu as pensé au sel ? Elle ne répondit pas et il se tourna vers elle, tout en jetant par à-coups un

œil sur la route. Elle se détendit aussitôt et lui dit en souriant : — Oui, j'ai également pris le sel. Je n'ai rien oublié. Rien... — Je me méfie quand même. La dernière fois, il manquait quand même

les assiettes ! — Mais chéri, nous avions uniquement des sandwichs à manger... — Et des œufs durs ! Elle vit ses phalanges blanchir sur le volant. Il ne fallait pas qu'il

commence à se buter maintenant ; il allait lui gâcher son pique-nique. Elle glissa les doigts de sa main gauche dans les cheveux de Paul, son mari, effleurant de la paume cette nouvelle coloration blonde ridicule qu'il avait depuis quelques jours au sommet de ses mèches dressées.

— Oui, il y avait aussi les œufs, admit-elle, conciliante, mais... — Et bien moi j'aime bien manger dans une assiette. C'est mon droit,

non ? Et ce n'est pas le poids qui t'aurait dérangée, c'est toujours moi qui porte le panier !

— OK, mon chéri, l'apaisa Hélène d'une voix lasse, restons-en là pour les assiettes si tu veux bien. Je peux t'assurer qu'aujourd'hui je n'ai vraiment rien oublié.

— Mouais, on verra... grogna Paul. L'air boudeur, il se replongea dans sa conduite, et sa femme blottit sa tête au creux du siège de cuir, le front collé contre la vitre.

Tandis qu'ils entraient dans la forêt, elle sentit l'odeur de l'humus pénétrer l'habitacle par la ventilation. Les arbres étendaient leurs longs bras crochus sous les feuilles sombres. Elle ramena son gilet sur sa poitrine, et laissa dériver ses pensées. La journée promettait d'être longue...

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Paul engagea la voiture sur le parking où il s'arrêtait à chaque fois. Elle connaissait la distance par cœur. 57 kilomètres de chez eux, dont 23 de bois denses et sauvages. Personne ne venait jamais jusqu'ici, à part quelques chasseurs en automne. La végétation était pleine de ronces et d'épineux, et seule une longue marche de trois heures menait à un endroit idyllique, complètement isolé, où une source jaillissait au milieu d'un petit étang bordé de joncs. Là, les épineux laissaient la place aux bouleaux et aux trembles, et de petites clairières clairsemées permettaient de profiter de la lumière du soleil.

Paul coupa le moteur et, sans un mot, il descendit et ferma sa portière à clef. Hélène sourit intérieurement et sortit à son tour. Comme si l'on pouvait avoir envie de leur voler ce tacot. Cette vieille carcasse dont il fallait encore verrouiller les portes une par une…

Une fois dehors, elle se pencha à l'intérieur pour attraper le panier qui avait glissé derrière son siège.

Paul regarda la jupe remonter et découvrir assez haut les jambes minces de sa femme. Soudain, il se sentit de meilleure humeur.

Il adorait cet endroit. Il y avait bien un peu de marche, mais ça allait lui raffermir les fesses, à cette emmerdeuse. Ça ne lui ferait pas de mal !

Il y avait deux autres endroits où il aimait se rendre, se décidant invariablement pour l'un des trois : le Vieux Moulin et le Puits du Saut, où la légende voulait qu'un berger s'était noyé en 1770 parce que sa fiancée avait été dévorée par un loup et qu’il avait essayé de s’enfuir à la nage.

Quelle connerie ! On savait depuis longtemps que ces animaux n'attaquaient pas les humains. Ils les craignaient trop ! Cette salope avait dû se tirer avec un fermier du coin, oui ! Ce n'est pas à lui que ça arriverait, ça ! Elle aimait trop les raclées qu'il lui collait quand il la prenait. Il était sûr qu'elle prenait son pied rien qu'à l'idée de se faire cogner. Il eut un sourire vorace. Elle n'allait pas être déçue, tout à l'heure…

Il prit le panier des mains d'Hélène puis il partit en tête dans le sentier qui disparaissait entre les buissons. Pour elle, toutes les forêts étaient identiques. Des arbres qui bouchent la vue, quelques écureuils à peine visibles, et une multitude de bestioles désagréables qui n'existent que pour vous ponctionner un peu de sang. Paul avait choisi La Source après qu'Hélène lui eut proposé les deux autres parcours. Mais pour elle, après tout, cela n'avait aucune importance...

Ils prirent le départ alors que la montre d'Hélène marquait neuf heures trente. Elle se fit rapidement distancer et dut trottiner pour le rattraper quand l'écart devenait trop grand entre elle et Paul. Il fallait qu'ils arrivent à midi pour avoir le temps de déjeuner et de revenir au parking avant la

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nuit. Les belles journées sont rares en mars et le soleil se couche tôt. Il posa plusieurs fois sa charge à terre en l'exhortant de se dépêcher. Mais elle connaissait ses éclats par cœur, et pouvait même les prévoir à la façon que le panier avait de peser plus lourdement, peu à peu, au bras de son époux.

Son époux... Elle regardait le dos puissant de l'homme qui marchait devant elle, mais

les sentiments qu'il lui inspirait n'avaient plus rien de commun avec la tendresse. Du dégoût, parfois, et quant au reste...

Quand il se penchait sur elle, avec aux lèvres le sourire avantageux du mâle dans tout l'orgueil de sa puissance, quand il la forçait avec rudesse en pensant qu'elle criait de plaisir, quand il la frappait pour la faire crier plus encore, elle se sentait salie au-delà de tout, envahie de répulsion, de nausées âcres qui lui laissaient un sale goût dans la bouche. Puis elle se reprenait et s'accusait elle-même d'instabilité nerveuse. Après tout, personne ne l'avait obligée à épouser ce garçon un peu brusque, trois ans auparavant. Il l'avait justement conquise par sa rage de vivre et cette façon tout à fait masculine de prendre la vie à bras-le-corps.

Seulement, en trois ans de mariage, une bonne quantité d'événements peut écorner la félicité des débuts. Paul s'était mis à boire. C'était venu lentement, insidieusement. Des fêtes entre copains, des sorties... Puis un pastis le soir, un whisky, puis deux... Et il était rentré fin saoul de plus en plus souvent. Jusqu'à ce qu'il perde son travail, parce qu'il ne se levait plus le matin. Parce qu’il ne parvenait plus à faire la différence entre le plaisir et la dépendance.

Puis il avait commencé à la frapper. Elle se souvenait de la scène qui avait suivi le retour de Paul, ce soir-là.

Pour tout dire, elle ne l’avait jamais oubliée. Elle était gravée dans sa chair. Dans son sang.

Jamais elle ne l'a vu dans une colère pareille depuis qu'ils sont ensemble. Il entre dans la maison en se tenant aux murs. Ses yeux bleus ont pris une couleur de crachat. Il est livide, les mâchoires serrées. Il titube jusqu'à elle, pétrifiée devant l'évier. Elle n'ose pas formuler la moindre question. Son haleine est pestilentielle. Lorsqu'il s'approche d'elle à la toucher, elle ne peut réprimer un mouvement de recul.

— T'étais où quand j'ai téléphoné à trois heures ? Ses paupières se plissent alors et il se met à l'injurier, se retenant avec

difficulté à la cuisinière. — T'étais dehors... C'est ça, hein ?

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Sa voix devient sifflante et rauque. — Sale pute ! Tu t'es encore fait sauter aujourd'hui, pas vrai ? Terrorisée, elle est incapable d'articuler un son. Les mots restent

bloqués au fond de sa gorge. Il va pour la frapper, mais elle esquive le coup de poing trop lent qui finit dans la porte d'un placard. À ce moment-là, il devient complètement fou furieux. Il casse tout dans la cuisine en cognant dans tout ce qui se trouve à sa portée. Il suffirait qu'elle se trouve sur sa trajectoire pour qu'il la tue. Elle réussit à se cacher dans la salle de bains et elle attend que la crise passe.

Le lendemain, il est là, couché contre elle. Il l'a réveillée au milieu de la nuit pour la prendre violemment. Pour la forcer jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse de douleur, brisée. Il était tombé, épuisé, mais les forces lui étaient revenues dans la nuit. Encore et encore.

Au matin, il empeste toujours l'alcool et la sueur. Le sexe, aussi. Il est avachi sur les draps sales, le ventre à l’air. Son pénis repose comme un rat mort sur ses cuisses rougies par son sang.

Le cœur en miettes, elle regarde le lit, qui a abrité leurs joyeux tumultes il y a bien longtemps, dans une autre vie, puis elle se lève, le froid au ventre. Quelque chose est cassé. Il va lui falloir passer le restant de sa vie avec cet homme qu'elle a choisi. Cet homme qui, depuis cette nuit, lui est devenu un parfait étranger.

Un tortionnaire… Un ennemi mortel. Paul continua à boire, et son caractère, déjà houleux, en prit un sérieux

coup. Il devint maussade, tyrannique et terriblement jaloux. Les collègues de travail d'Hélène lui parurent autant de prétendants suspects. La moindre de ses absences devait être justifiée et la vie entre eux se détériora au fil des mauvais jours. Pour elle, les uniques moments de calme étaient les débuts de soirée, avant qu'il ne rentre de ses « sorties ».

Elle remarquait de temps en temps des cheveux qui n'étaient pas les siens sur les revers de veste de son mari, mais elle se moquait bien qu'il la trompe... car elle, elle avait Guillaume...

Ah ! Guillaume ! Encore la fraîcheur de l'adolescence et déjà la virilité d'un homme mûr.

De son physique à ses actes, tout en lui célébrait l'harmonie d'une création généreuse et parfaite. Peut-être avait-elle la vision un peu déformée par son mariage raté, mais ce jeune prince avait pris possession d'elle, corps et âme.

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— Tu vas avancer, nom de Dieu ? Arrête un peu de rêvasser et dépêche-toi. Il nous reste encore une bonne demi-heure de marche !

Elle serra les dents et obéit sans répondre. C'était toujours le meilleur moyen d'éviter l'affrontement. Elle revint à son cher Guillaume. Il vaudrait mieux pour elle que Paul n'apprenne jamais cette liaison. Il était capable de la tuer... De les tuer.

Elle se souvenait de cette lettre enflammée qu'elle avait reçue de son amant la semaine passée. C'était d'une telle imprudence qu'elle l'avait vertement réprimandé, lui expliquant les dangers que cela faisait peser sur elle. Elle avait trouvé la lettre au milieu des factures. Quel idiot !

Mais ce qui était plus idiot encore, c'était de l'avoir conservée. Même cachée dans sa coiffeuse, où Paul ne posait jamais le regard, elle n'était pas en sécurité. Hélène ne s'était résolue à la détruire qu'au bout de trois jours seulement. Or rien ne prouvait qu'entre temps Paul ne l'avait pas découverte. Il lui semblait même que sa mauvaise humeur s'était aggravée ces derniers jours. Il devenait absolument insupportable, et sa brutalité envers elle allait croissant.

Que savait-il au juste ?

— Nous y voilà ! déclara Paul. C'est pas magnifique ce coin ? J'ai l'impression de le redécouvrir à chaque fois que je viens.

Hélène s'assit dans l'herbe et allongea ses jambes fatiguées en s'appuyant avec volupté contre l'écorce rêche d'un chêne. Paul posa le panier, puis il dessangla le sac qu'il portait en travers des épaules. Il en sortit une hachette dont il tâta le fil avec le pouce.

— Je vais chercher du bois pour faire cuire les grillades, dit-il. Pendant ce temps, tu peux mettre le couvert.

C'était un ordre. Elle acquiesça et ferma les yeux. Guillaume... où es-tu ? Paul s'enfonça dans les taillis et elle s'empressa de dresser le repas sur

deux serviettes. Elle refit l'inventaire et sourit. Cette fois, rien ne manquait. Absolument rien.

Il revint bientôt les bras chargés de branchages. La hachette pendait à sa ceinture. Hélène essaya de ne pas penser à ce qu'il pourrait en faire s'il savait...

Il prépara son feu méticuleusement. Bientôt, le petit crépitement du bois et la danse des flammèches, mêlés à l'odeur de cuisson de la viande, meublèrent le silence. Hélène était assise en tailleur. Elle buvait un verre de vin, savourant le calme de l'instant. Elle s'abandonna à la tiédeur que

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dispensait le foyer, la gorge rejetée en arrière. Elle prit appui sur ses coudes derrière elle et allongea les jambes avant de glisser sur la mousse.

La jupe remonta haut sur ses cuisses, dévoilant la dentelle fine de sa culotte noire.

Paul la détaillait en silence, les mâchoires serrées à se briser. Son regard devint fixe et sa respiration s'emballa. Son désir du matin revenait, plus impératif, plus sauvage, plus intolérable. Cela n'avait rien à voir avec celui qu'il pouvait ressentir quand il allait se payer une prostituée sur le bord de la route, l'une de celles qui travaillent dans une camionnette, aux lisières des forêts. Non, rien de commun. Il ne s'agissait là que de vider la pression. Pour l’empêcher de s’en prendre à une gamine, à la sortie d’une école.

Mais cette fille-là, sa femme, lui donnait un plaisir cent fois supérieur, surtout quand elle avait peur...

Il sourit. Aujourd'hui, il allait la faire mourir de trouille... Les rayons du soleil, filtrés par le feuillage, irisaient de reflets dorés sa

peau ambrée, recouverte d'un duvet de poils blonds presque invisibles. Sur la cuisse droite, elle avait une petite cicatrice en forme de croix. Une croix qu’il avait repérée la première fois qu’il l’avait baisée. Comme une cible où il plantait son regard quand il la pénétrait.

C'est là qu'il frappa le premier coup.

Hélène cria de douleur. Un deuxième coup l'atteignit à l'épaule. Elle hurla. — Tiens, salope ! Il brandit à nouveau sa ceinture et la fit claquer sur les hanches de la

jeune femme. — Arrête ! — Tiens ! Hélène roula sur elle-même pour éviter l'attaque. Le cuir s'abattit sur ses

fesses, puis sur son dos avant qu'elle ne parvienne à se mettre debout. Elle cria encore quand elle sentit sa joue s'enflammer, le goût du sang sur la langue.

— T'es vraiment qu'une sale pute, un gros tas de merde ! Paul la contemplait, la bouche tordue par un rictus de forcené. Il déplia

la ceinture et la prit par l'autre extrémité. La boucle pendait au ras du sol. — Paul ! Arrête ! — Tu me prends vraiment pour un con, pas vrai ? Tu crois que j'ai pas

vu ton manège ? Tu te crois si maligne... Je vais t'apprendre qui c'est, ton mec. Comme ça, tu ne l'oublieras jamais...

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Il sait !! Ses yeux bleus avaient la fixité que donne la démence. Hélène tremblait

de frayeur, essayant de se protéger en tendant les bras devant son visage. Sa joue était déjà en train de gonfler. Paul frappa de toutes ses forces. La boucle siffla dans l’air et entailla l'épaule de sa femme au moment où elle se détournait pour s'enfuir.

Cette fois, elle ne cria pas. Elle savait qu'il n'y avait personne dans ces bois à moins de deux heures de marche, en mettant les choses au mieux. Elle courut vers le buisson d'épineux le plus proche et s'arrêta devant, hésitante. C'était un massif impressionnant, bardé d'aiguillons noirs et acérés, qui formaient un entrelacs inextricable.

Et infranchissable... Elle jeta un œil en arrière. Paul arrivait sur elle. Droite ou gauche ? Elle

joua le tout pour le tout. Droite. Elle courut le long du massif et aperçut un petit trou de sanglier au ras du sol. Elle eut juste le temps de s'accroupir et de se lancer dedans. Elle sentit les épines lui déchirer la peau et les vêtements, mais elle progressa dans la coulée jusqu'à être hors de portée du bras de Paul qui s'était mis à genoux et cherchait à la saisir.

— Reviens là, putain de merde ! Hélène ne bougea plus. Ici, il ne pouvait plus rien contre elle. Elle tenta

de maîtriser sa respiration oppressée, et bientôt elle ne fit plus aucun bruit. — Hélène ! Un temps. — Fais chier ! Tu vas pas coucher là ? Silence. Un grognement de rage monta de l'entrée du passage. Il essayait de passer ! Hélène reprit sa progression et, une dizaine de mètres plus loin, elle

aboutit à l'extérieur du massif, dans les feuilles de bouleau. — Merde, merde, MERDE ! Elle l'entendait rugir de colère, mais le bruit était feutré par l'épaisseur

de la végétation. Elle examina ses blessures. Son épaule était ouverte sur deux centimètres, et le sang coulait abondamment. Sa joue avait dû doubler de volume en quelques minutes. Elle l'entendit éclater de rire et se figea. Elle savait ce qu'il avait trouvé : une autre coulée. Les sangliers voyagent en groupe. Il y en a de beaucoup plus gros que d'autres, et certains font des trous dans lesquels un homme peut se faufiler. Elle se fit toute petite, et attendit. Elle pouvait voir, de là où elle était, la sortie de ce goulet.

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Elle vit d'abord la hachette, puis ses mains, puis ses avant-bras. C'est au moment où ses bras émergèrent de la végétation qu'elle ressentit une vague de panique totale. Elle aurait tant voulu que Guillaume soit là !

Pourvu que... Clac ! Le bruit très sec, métallique, lui fit penser à une mâchoire de requin qui

se referme sur la jambe d'un nageur imprudent. Un hurlement de douleur éclata dans la forêt, se répercutant sous la voûte des frondaisons. Le cri semblait venir des profondeurs les plus lointaines de la gorge de son mari. Hélène en eut une suée glacée sur la colonne vertébrale. Elle se précipita hors de sa cachette et s'approcha de Paul. Celui-ci gisait, à moitié sorti du passage, les deux bras disparaissant derrière le coude entre les dents d'un énorme piège à loups en acier. Un piège à dents, comme ceux que l’on peut encore trouver, de temps en temps, dans les brocantes de village. Des pièges désormais interdits. Trop douloureux. Trop meurtriers…

Paul gémissait, les yeux déjà révulsés, au bord de l'inconscience. Le piège était relié à un tronc d'arbre par une forte chaîne fermée par un énorme cadenas. Un cadenas neuf. Une chaine neuve.

Hélène s'assit près de lui. Elle se passa la main sur sa joue déformée, le sang coulait de ses lèvres. Elle accumula une grosse quantité de salive carmin dans sa bouche, puis elle lui cracha au visage.

— Six jours déjà... soupira une voix masculine. Comme le temps passe vite !

Le bois sec chantait doucement dans l'âtre. Les fenêtres ouvertes laissaient entrer l'air frais de la nuit.

— Et les recherches qui ne donnent rien... c'est vraiment à désespérer des gendarmes !

Un tintement léger lui répondit. Une main longue et fine aux ongles laqués de rouge remuait doucement un glaçon au fond d'un verre de cognac. De nombreuses écorchures en cours de cicatrisation la striaient de zébrures rouges et violacées.

— Avec tous les détours que j'ai faits dans les bois avant d'en sortir, dit Hélène, les chiens n’auront pas pu remonter la piste jusqu'à Paul. J'ai même marché dans un ruisseau pendant une heure. Pour être sûre…

La jeune femme garda le silence un instant. Elle trempa les lèvres dans son verre, l'air rêveur.

— Ils ont retrouvé la voiture... L'homme rit.

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— Ils ont commencé les recherches près de là où je l'ai garée, à environ 20 kilomètres de la Source. Ils pourront toujours fouiller la forêt...

Il redevint sérieux : — On ne le retrouvera pas, ma chérie, assura-t-il. Tu peux me faire

confiance. La chasse est fermée depuis un mois, et il n'y aura pas de promeneurs là-bas avant mai. C'est bien trop loin de tout.

Hélène hocha la tête. Une question, néanmoins, l'inquiétait. — Crois-tu qu'on puisse survivre longtemps dans ces conditions ? L'homme fit la moue. — Je ne sais pas exactement mais, sans rien à boire, ça m'étonnerait qu'il

ait tenu plus de deux jours. On ne retrouvera jamais rien d'autre qu'un cadavre, ou du moins ce qu'il en restera. N'oublie pas les sangliers...

Le crépitement du feu emplit la pièce. Un bruit de quiétude, rassurant, comme celui de la pluie sur une toile de tente, un soir d'été à la montagne.

— Guillaume ? — Oui, mon amour... Hélène s’étira et goûta ces mots avec délice. — Tu voudras bien aller faire un tour au Vieux Moulin et au Puits du

Saut ? Le jeune homme sourit. Il se leva et vint s'asseoir tout près de sa

compagne. — Tu as raison, dit-il en l'embrassant. Dès demain matin, j'irai retirer les

deux autres mâchoires. Ce serait vraiment dommage que quelqu'un s'y fasse prendre accidentellement...

Puis il la prit dans ses bras avec délicatesse et la renversa avec douceur sur le canapé.

Sur les cuisses d’Hélène, sa jupe avait glissé bien haut, dévoilant la dentelle fine de sa culotte noire.

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UNE BALLE POUR LE JOUEUR

(1994)

La rumeur d'une foule joyeuse et multicolore commence à déferler dans les gradins du stade Burroughs, situé juste à la sortie de la petite ville de Wesley, une petite ville du sud-est de l'Angleterre.

Lewis Holsworth a la meilleure vue d'ensemble de tous les spectateurs, car il est accroupi au bord d'une des extrémités du toit destiné à protéger les supporters des intempéries. Lewis n'est pas fâché de voir du monde bouger. Cela le distrait un peu de l'inconfort de sa cachette, où il a pris position depuis la nuit précédente, coincé entre deux grosses poutrelles métalliques.

Ce n'est pas par amour du football qu'il est arrivé près de vingt-quatre heures avant le début du match. Il se demande même ce qui pourrait plus l'ennuyer que de regarder pendant quatre-vingt-dix minutes deux dizaines d'énergumènes très énervés se disputer un bout de cuir comme si le sort du monde en dépendait.

Il a une moue méprisante en observant un groupe d'excités qui se battent sur les bancs, attendant comme une dose de drogue dure le coup d'envoi de la rencontre. Dire que ces gens-là vont jusqu'à s'entre-tuer, parfois.

Et pour rien!... Imbéciles ! L'acier mat du canon de la carabine est chaud dans la paume de sa main

gauche. Il lui procure un puissant sentiment de bien-être. Il a soigneusement mesuré, à l'aide de son télémètre, les distances auxquelles il a de fortes chances d'avoir à tirer, notamment près des buts et au centre du terrain ; là où se font la plupart du temps les arrêts de jeu. Lewis revérifie pourtant toutes les possibilités, point par point, mètre par mètre.

Car c'est un vrai professionnel. Il ne laisse jamais la moindre place au hasard...

C'est un petit homme souffreteux qui l'a contacté à New York. Un dénommé Shocky. Le genre de type aux yeux torves et à la peau boursouflée par l'alcool à qui personne ne confierait sa petite sœur pour traverser la rue, même avec des flics plein le trottoir. Ils se sont rencontrés

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dans un bar discret de la 52e rue, au fond d'une salle déserte où les lampes constellées de chiures de mouche délivraient avec parcimonie une lumière blafarde qui se reflétait sur les cuivres et les bois vernis.

— Nous avons besoin d'un vrai tireur d'élite, a dit le chétif d'une drôle de petite voix haut perché. Il s'agit d'un travail très délicat.

Ses yeux globuleux étaient embusqués derrière les gros culs de bouteille de ses lunettes, comme deux vilains poissons bleuâtres dans un bocal d'eau sale.

— Je suis le meilleur, a simplement répondu Lewis. Et vous le savez, sinon vous ne perdriez pas votre temps ici.

Le nabot a acquiescé, un demi-sourire flottant sur ses lèvres minces. — C'est exact. Nous vous avons choisi à cause de votre réputation

d'infaillibilité... Pour des raisons qui lui sont propres, et dont je ne débattrai pas avec vous, mon employeur désire que cet homme meure avant le dix-neuf de ce mois, c'est-à-dire dans treize jours.

Il lui tendait une photo d'un jeune homme en tenue de sport, un ballon à carreaux noirs et blancs calé sous le pied.

— Un footballeur ? s'était-il étonné, peu habitué à ce genre de « clientèle ».

— Et pas n'importe lequel ! C'est de Tony Richetti qu'il s'agit : l'avant-centre des Sparks de Locksley. Une pointure de premier rang dans son domaine ! Très protégé, bien entendu. Au prix où sont payés ces vauriens...

Lewis l'avait trouvé soudain moins miteux. — Vous ne pourrez guère l'approcher que pendant un match, je le

crains... De toute façon, avait-il terminé en se levant, vous avez toute latitude pour opérer comme vous l'entendez.

Une enveloppe était apparue sur la table comme par magie. — Voici 100.000 Livres. D'avance. Le double après. Lewis avait vérifié posément la somme, puis il avait hoché la tête tout en

portant un toast muet à son interlocuteur. — C'est comme si c'était fait... Shocky allait lui tourner le dos, mais il s'était ravisé. — Ne le ratez pas, surtout. C'est vital. Lewis n'avait pas répondu. Il soufflait la fumée de son cigare vers le

plafond. Il souriait.

Un frémissement près des portes des vestiaires, et c'est le délire total dans les gradins. Chacun hurle le nom de son équipe favorite, tâchant de faire plus de bruit que les autres. Un haut-parleur annonce l'arrivée imminente des « Sparks » de Locksley. Le speaker a la voix hachée et un

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accent impossible, comme certains vieux pécheurs de Cornouailles élevés à la stout depuis leurs quinze ans. Les grésillements de l'appareil, qui doit dater de Churchill jeune homme, rendent la compréhension presque limite. La salve de cris qui jaillit de milliers de gosiers ne permet pas d'en saisir plus.

Les joueurs se répandent sur le terrain sous les ovations, tandis que Lewis repère le n° 10 avec ses jumelles. Grand, mince, les cheveux bruns bouclés et assez longs : OK, c'est bien lui...

Lewis Holsworth vérifie une dernière fois son arme, puis il glisse dedans un chargeur muni d'une seule balle. Sa réputation n'est pas surfaite. Il aime le frisson que lui procure le tir de cette balle unique. Elle le rend intouchable, indétectable. Il devient comme un Dieu qui poserait le doigt sur le front d'une créature indésirable pour la dissoudre. Il est Dieu. Il ne rate jamais sa cible. Une balle, une seule balle à chaque meurtre.

Il place le canon de la carabine dans la fourche d'un petit trépied qu'il vient de positionner juste sur le bord du toit. Il cale ensuite confortablement la crosse au creux de son épaule droite. La lunette vient se porter tout naturellement devant son œil. Avec ce nouveau silencieux russe, on n’entendra pas un bruit plus fort que celui du pet d’une mouche.

À ce moment, le haut-parleur résonne à nouveau. La voix métallique est couverte par le tumulte des klaxons et les trépignements de milliers de pieds sur les bancs de bois. Lewis croit discerner « Stars » de Wesley, mais il ne pourrait le jurer. Il se contracte instinctivement, saisi d'une inexplicable sensation de malaise. Il retient son geste et relève la tête pour regarder les footballeurs arriver sur la pelouse. La deuxième équipe vient de faire son apparition en courant dans un ensemble parfait, sous les ovations d'une partie des supporters et les huées de l'autre partie. Il règne un désordre indescriptible dans les gradins où les spectateurs se bousculent, s'interpellent, et même par endroits se mettent spontanément à se battre. Le vacarme est si assourdissant que les coups de sifflet de l'arbitre qui tente en vain de ramener le calme sont presque inaudibles.

Quelques fines gouttes de sueur commencent à perler sur le front du tueur. Il ferme les yeux une seconde, doutant de ses sens. C'est impossible ! Il n'a pas vu ce qu'il vient de voir ! Mais quand il les rouvre, rien n'a changé, le fait est là, incompréhensible : les deux équipes portent la même tenue. Tous les maillots sont de la même couleur ! En fait, seules les chaussettes changent : blanches pour les uns, jaunes pour les autres.

On a dû donner aux joueurs de Locksley un maillot d'honneur, ou quelque chose comme ça... Un instant, Lewis regrette de ne pas en savoir

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plus sur ce sport ; cela aurait pu dissiper cette sourde crainte qui lui assèche les amygdales.

Reprenant ses esprits, il observe un long moment le second n° 10 avec ses jumelles. Même taille, mêmes cheveux, même silhouette. Il l'aurait parié... Quand ça se met à aller de travers dans son boulot, ça se met à aller franchement de travers ! Et ce foutu haut-parleur qui lui broie les oreilles en continu finit par lui taper sur le système nerveux !

Du calme. Surtout, du calme. Ne jamais s'énerver est la règle d'or dans ce métier. Sinon, autant faire autre chose, car tout est fichu d'avance. On ne maîtrise pas une arme quand on ne se maîtrise pas soi-même. Lewis repose la carabine sur le toit et il s'assied pour remettre ses pensées en ordre.

Après un laps de temps de dix bonnes minutes, après mûre réflexion, il a la certitude que le speaker a bien prononcé « Sparks » de Locksley la première fois, et « Stars » de Wesley la seconde. D'ailleurs, à le regarder attentivement aux jumelles, la dernière ombre de doute s'efface enfin. C'est bien l'homme dont on lui a remis la photo. Il se décrispe progressivement, essuie ses mains humides sur son pantalon jusqu'à ce qu'elles soient parfaitement sèches. Il force l'air à entrer plus librement dans ses poumons, forçant son sang à circuler plus lentement avec une technique éprouvée par les années de « travail ». À cette distance, une légère tension dans le poignet au moment du tir implique plusieurs centimètres d'erreur sur le centre de la cible.

Ce qui peut transformer un contrat rempli en échec cuisant. Le match commence sous les ovations d'une multitude de gorges

surmenées. Lewis, contrairement à ce qu'il craignait, n'a pas à attendre très longtemps. Une bousculade dans la surface de réparation des « Stars », celle qui s'étend juste devant les buts, occasionne un penalty en faveur des « Sparks ». Un arrêt de jeu, c'est exactement ce qu'il lui fallait. Il déplace un peu le trépied, pour ne pas avoir à se tordre le cou pour tirer. Le moins de contraction des muscles parasites, le mieux ça vaut.

Les « Sparks » se placent en retrait du n° 11 qui prend son élan pour frapper la balle. Le gardien adverse sautille dans sa cage comme un oisillon qui voit surgir le chat de la maison. Le n° 10 est immobile, les mains dans le dos. Dans sa lunette, Lewis aperçoit ses muscles tendus comme des câbles. Il doit se préparer au cas où le ballon serait repoussé dans sa direction.

Lewis ajuste la distance sur le viseur en une seconde. 128 mètres. Il prend une profonde inspiration qu'il évacue à moitié avant de bloquer son souffle. La croix de visée se stabilise sur le front du joueur. Très loin, au

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fond de lui, Lewis entend son cœur battre au ralenti, tandis que son index se replie lentement sur la queue de détente.

L'inspecteur Marceau est en stage chez ses collègues de Scotland Yard, dans l'optique de mettre sur pied une collaboration plus serrée entre les organisations policières des deux pays. Il a été volontaire pour aller exposer aux Britanniques les techniques françaises d'investigation, et également pour apprendre celles de ses collègues d’outre-Manche sur le tas. C'est la raison pour laquelle, penché sur le cadavre du joueur de football à la morgue de Robinsburry, il écoute les policemen qui débattent du cas.

D'après les rapides renseignements qu'ils ont réunis, l'homme était tout ce qu'il y a de plus paisible. En dehors de son métier mouvementé de sportif, il menait une vie très tranquille et familiale. Ils ne comprennent tout simplement pas ce qui pouvait se dissimuler là-dessous.

— Bah ! jette soudain l'inspecteur, arrêtant net la conversation. Si tous les assassinés devaient être des excités, tous les honnêtes gens seraient en sécurité ! Il faut creuser son passé ! assure-t-il en frappant sur le rebord du sinistre tiroir. Un match qui aurait mal tourné pour un parieur, une maîtresse, des dettes de jeu bien cachées, une vieille rancune tenace, que sais-je ? Les raisons ne manquent pas pour tuer un homme, quand on y réfléchit bien. Il y a forcément une explication à ce meurtre, et elle est enfouie dans le passé de ce garçon.

Il se penche à nouveau sur le corps, examinant la blessure autour du morceau de crâne arraché.

— Il faut chercher pourquoi, et nous aurons qui, dit-il pour lui-même. Pourquoi a-t-on tué ce pauvre Stan Capwell, avant-centre des « Stars » de Wesley ? Quelle est donc la spirale infernale qui a amené ce garçon sans histoires face à la vindicte de quelqu'un qui a embauché un professionnel pour le descendre ?

Marceau se redresse et se met à arpenter la pièce de long en large. — Car il s'agit d'un pro, à coup sûr. La douille unique retrouvée sur le

toit le prouve assez bien. On pourrait croire qu'il s'agit là d'une espèce de signature. Le tueur veut qu'on le distingue des autres. C'est sa marque. Son label. Une seule balle.

Le policier se frappe le poing dans la main. — C'est ça ! Je le sens. Mais qui a mis ce contrat sur Capwell ? Quel est

le lien ? Les inspecteurs du Yard, attentifs, le considèrent en silence. L'un d'eux

tète sa pipe en tentant de dissimuler son sourire derrière la fumée odorante. 93

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Dans le riche bureau du dernier étage d'un immeuble londonien, un homme se tient tête baissée, en position d'humilité craintive, devant une bonbonne à triple menton qui tire rageusement sur un gros cigare.

— Vous êtes un âne, Shocky. Les gros verres de myope accentuent encore la taille des deux petits

yeux qui se cachent derrière et scrutent le plancher à la recherche d'une issue de secours.

— N'est-ce pas, Shocky ? — Oui, monsieur. Le poussah soupire. — Et votre tueur est un imbécile, Shocky, un imbécile... Il sort un cure-dent d'une petite boite en bois ouvragé, puis la referme

d'une chiquenaude qui rend un claquement sec dans le silence pesant de la pièce.

— Enfin... était. La tête de Shocky se relève légèrement, paralysée de frayeur. — Oui. Était, continue la masse de graisse en le dévisageant durement.

Je ne supporte pas l'échec de mes « employés ». Ses yeux porcins dardent leur noirceur sur le petit homme qui se

recroqueville dans son siège. Un temps interminable s'écoule, puis l'éclair de colère s'évanouit.

— Je vous donne encore une chance, Shocky. Les « Sparks » jouent samedi à Glasgow. Vous savez ce qui vous reste à faire. Je suis très désireux que ce type cesse de vivre. Suis-je parfaitement clair ?

Shocky essuie avec un mouchoir en papier la sueur qui lui coule dans le cou.

— Très clair, Monsieur. Il se lève et commence à se retirer, mais le gros homme n'en a pas tout à

fait terminé. — Ils auront les mêmes maillots qu'hier, Shocky. Les uns en vert, les

autres en rouge. Il rallume son énorme cigare qui s'est éteint et ajoute, l’œil mauvais : — Et tâchez que, cette fois, votre tueur ne soit pas daltonien !

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CHÂTELET LÉTAL

(1995)

Le monde commença à s'écouler vers neuf heures du soir. Non pas à cinq heures, au moment où cela arriva, ni à six heures et demie, quand les policiers débarquèrent et qu'Ève lui demanda d'aller dans le châtelet et de ne pas se montrer, mais à neuf heures, lorsque tout fut redevenu calme, une fois la nuit tombée.

Ce sont les neuf coups égrenés à la cloche de l'église voisine qui lui firent prendre conscience qu'elle avait oublié de prendre ses pilules depuis soixante longues minutes. Elle chercha sa petite boîte en argent dans toutes ses poches, lentement tout d'abord, puis de plus en plus frénétiquement. Tandis qu'un frisson d'effroi glissait le long de son dos, elle se rendit finalement à l'évidence. Elle avait laissé cette maudite boîte dans sa chambre lorsqu'elle s'était changée après sa sieste, vers quatre heures de l'après-midi.

Elle porta la main à son cœur pour le rassurer. Il ne fallait pas qu'il s'affole, qu'il s'emballe. Mais déjà, elle le sentait nerveux, instable.

Sur la brèche. Elle lança un regard désespéré vers la maison, que toutes ses fenêtres

allumées faisaient jaillir hors de l'obscurité. À travers les grandes baies illuminées, elle pouvait discerner les policiers qui allaient et venaient sans interruption depuis plus de deux heures. Mais quand donc s'en iraient-ils ? Elle ne pouvait pas rentrer maintenant, pas après une si longue absence dans le jardin où la nuit était tombée depuis longtemps déjà...

Elle n'avait plus qu'une demi-heure devant elle. Le cardiologue avait été formel et l'avait fortement mise en garde contre les risques qu'elle encourait si elle ne suivait pas son traitement à la lettre, et ceci avec la régularité d'une horloge.

Il ne lui restait plus que trente minutes pour avaler ces fichues pilules...

Il était six heures dix-sept lorsque Ève décrocha le combiné du téléphone et appela la police. Son histoire était prête, et elle s'était à peu

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près calmée. Quand une voix masculine lui répondit, elle serra le bras de Marthe, sa grand-mère maternelle, assise à côté d'elle.

— La police ? — Oui, Madame. Police nationale, je vous écoute. — C'est à propos d'un accident, Monsieur. — Quel genre d'accident ? S'agit-il d'une urgence, Madame ? — Eh bien... Ma belle-mère est tombée dans l'escalier. Elle… elle ne

bouge plus du tout. J'ai même l'impression qu'elle est... enfin... La voix du fonctionnaire devint plus pressante. — Donnez-moi vos coordonnées, Madame. Avez-vous appelé un

médecin ? — Heu... Non. À vrai dire, je suis un peu choquée... je n'y ai pas pensé... — Ne touchez pas au corps, Madame. Je vous en envoie un

immédiatement. L'adresse, je vous prie. — C'est au 17 rue des airelles, à Aulnoy. — Un instant, s'il vous plaît. Ève entendit l'homme poser le combiné et décrocher un autre téléphone.

Marthe eut un regard interrogateur. Ève brancha aussitôt le haut-parleur de l'appareil. Elle posa un doigt en travers de ses lèvres pour intimer le silence à son aïeule.

— Madame ? — Oui, je suis là... — Le docteur Guillot arrive chez vous dans quelques minutes. Il est

médecin légiste. Puis-je avoir votre identité et celle de la victime, s'il vous plaît ?

— La victime est Claire de Viale, la seconde épouse mon père Frédéric. Le policier marqua un silence. — Mon père est décédé à la suite d'un accident de voiture, il y a deux

ans. — Oui, je me souviens très bien de lui. C'était un brillant avocat. Je l'ai

rencontré à plusieurs reprises au tribunal, dans le cadre de diverses affaires. Donc vous êtes...

— Ève de Viale. — Âge ? — 17 ans. Ève et Marthe entendaient distinctement le bruit léger des doigts du

policier sur les touches du clavier d'ordinateur. — Vous vivez seule avec votre belle-mère, Mademoiselle ? — Non, ma grand-mère habite également ici, mais elle est sortie,

aujourd'hui. Elle est à Paris pour rendre visite à une amie. 96

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Marthe se mit à gesticuler, agitant les mains dans des signes de dénégation. Ève la stoppa d'un geste brusque : le policier continuait à lui parler.

— Bien. Surtout, ne touchez à rien. Mes hommes et moi partons à l'instant.

— Merci beaucoup, Monsieur... — Commissaire Estier. À tout de suite, Mademoiselle. Ève raccrocha et inspira un grand coup. Marthe posa la main sur son

genou. — Mais pourquoi lui as-tu dit que je n'étais pas là ? C'est ridicule ! Ils

vont bien voir que je suis dans la maison ! Et puis tu vas avoir besoin de moi ! Pense à tous ces hommes dans ton salon qui vont te poser un tas de questions !

Ève attrapa les deux bras de Marthe et l'empêcha de gigoter. — Mamie, je ne veux pas que tu sois mêlée à ça. C'est moi qui l'ai tuée,

c'est à moi de me débrouiller. Et j'y arriverai mieux seule. — Mais... tenta Marthe. — Et nos deux histoires ne seront pas différentes s'ils n'en entendent

qu'une seule. Marthe se tut et ouvrit des yeux ronds en regardant sa petite-fille. — Tu as raison, je suppose... dit-elle après avoir réfléchi un moment.

Mais où vais-je me cacher en attendant qu'ils s'en aillent ? Ève sourit. — J'y ai déjà songé. Il n'y a qu'un unique endroit où ils ne risqueront pas

de te trouver. — Ah oui ? dit Marthe, faisant visiblement un effort pour comprendre. La jeune femme sourit un peu plus. — Le châtelet, Mamie ! Marthe blêmit tout à coup. — Non... Non, pas le châtelet. Ce n'est pas possible... — Et pourquoi donc ? demanda Ève. Tu y seras en sécurité, à l’abri du

froid et du vent. Et comme il est au fond du parc et dissimulé par les rosiers, personne n'aura l'idée de chercher quoi que soit là-bas ! N’oublie pas que, officiellement, tu es à Paris ce soir…

Marthe, à bout d'arguments, finit par acquiescer mollement. Ève l'entraîna dans sa chambre pour lui choisir des vêtements chauds. Elles furent obligées d'enjamber le cadavre de Claire pour monter et redescendre l'escalier, et toutes deux partagèrent la même grimace. Elles venaient juste d'ouvrir la porte-fenêtre donnant sur le parc lorsque la sonnette de l'entrée retentit. Ève poussa sa grand-mère au-dehors

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— Il faut que tu y ailles, maintenant ! Je dois aller leur ouvrir. Tout de suite.

— Fais bien attention à toi, ma fille... dit Marthe, puis elle s'éloigna en trottinant.

La sonnette résonna de nouveau, plus impérative. Ève referma les rideaux sur les vitres pour que personne ne puisse

apercevoir Marthe se diriger vers le fond du parc, puis elle traversa tout le rez-de-chaussée au pas de course jusqu'à la porte d'entrée qu'elle se hâta de déverrouiller.

Deux hommes en costume strict se tenaient sur le perron, accompagnés d'un troisième au visage bouffi par l'alcool, dont les mains étaient prises par deux sacoches noires. Ève remit en place la mèche rousse qui lui tombait sur les yeux.

— Mademoiselle Ève de Viale ? demanda le plus petit des policiers. Il semblait dégager une certaine aisance naturelle dont visiblement son

collègue plus âgé était dépourvu. Ses yeux très bleus sondèrent immédiatement le regard de la jeune femme.

— Oui, c'est moi. Entrez, je vous prie. Elle s'effaça pour les laisser passer. — Je suis le commissaire Estier. C'est moi que vous avez eu au

téléphone tout à l'heure. Je vous présente l'inspecteur Marceau et le docteur Guillot.

Les deux hommes inclinèrent brièvement le chef. — Où est la victime ? demanda le médecin. — Suivez-moi. Ils pénétrèrent dans l'entrée, surpris par le luxe de l'habitation.

L'inspecteur émit même un sifflement admiratif lorsque, après avoir considéré les toiles de maître accrochées dans le vestibule, il déboucha dans le salon et découvrit le mobilier familial des de Viale.

Le commissaire Estier lui jeta une œillade irritée, puis il vint s'agenouiller près du corps immobile, faisant signe au légiste de s'approcher.

L'angle de la colonne vertébrale au niveau du cou ne laissait aucun doute quant au décès. La jambe droite du cadavre reposait encore sur la deuxième marche du gigantesque escalier de marbre menant au premier étage. Le bras gauche était bloqué sous le buste. Le visage, tourné sur la droite, disparaissait sous un amas de cheveux bruns en désordre.

Le docteur Guillot lui prit néanmoins le pouls, et confirma ce que tout le monde avait déjà compris. Il releva légèrement les mèches poisseuses de

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sang, et contempla en silence le regard figé de la morte. Il se mit ensuite à la palper et Ève détourna les yeux en frissonnant.

L'inspecteur Marceau monta l'escalier, examinant soigneusement la moquette rouge qui recouvrait le centre des marches. Une barre en laiton fixée dans deux embouts ouvragés le fixait à chaque extrémité. Le commissaire prit doucement la jeune femme par le bras et l'entraîna vers le vaste canapé où il la fit asseoir. Il s'installa en face d'elle, une fesse juste posée sur le bord d'un fauteuil.

— Mademoiselle, je comprends ce que cela peut avoir de pénible pour vous, mais je vais vous demander de rassembler vos esprits le plus précisément possible. Il est nécessaire que vous me décriviez le déroulement exact des événements qui ont précédé la chute de Claire de Viale dans l'escalier. Vous comprenez aisément, je pense, qu'il y va de l'intérêt de tous ?

— Oui, je comprends parfaitement. — D'autre part, acceptez-vous que l'inspecteur Marceau ici présent jette

un œil dans les autres pièces de la maison ? — Oui, bien sûr... — Bien, alors je vous écoute. Ève prit sa respiration, puis elle se lança.

Marthe commençait à trouver le temps long. Elle regarda une fois de plus le cadran de sa montre à la lumière de la Lune.

Neuf heures vingt-cinq. Elle sentait les battements de son cœur chercher un rythme qui lui

échappait constamment. L'idée qu'il pouvait la lâcher d'un seul coup se faisait plus nette à chaque instant. La peur de mourir souffla soudain en elle comme un vent d'adrénaline pure.

Elle finit par se reprendre avec beaucoup de difficulté. — Mes émotions deviennent problématiques pour ma longévité, dit-elle

à voix basse, et elle se força à sourire. Avoir conceptualisé sa peur n’évacuerait pas le danger, mais cela lui

permettrait de le circonscrire dans une niche plus petite, plus envisageable. Ça l’empêcherait de prendre possession d’elle corps et âme.

Marthe regarda autour d'elle, détaillant le matériel qui encombrait les trois quarts du châtelet, où elle ne venait jamais. De vieux livres, des meubles acquis dans des brocantes, autrefois, avant le décès de son gendre, un grand bureau rempli de papiers anciens, jaunis par les années et l'humidité. Dans un coin, près de la porte, une batterie d'outils que le

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jardinier rangeait là à l'abri de la pluie se recouvrait peu à peu de toiles d’araignées.

C'est lorsqu'elle vit la pioche et la bêche que son cœur cogna un grand coup contre ses côtes. Cette fois, elle crut bien que ça y était. Qu’il allait vraiment la lâcher sans prévenir. Mais les pulsations revinrent dans des normes acceptables après un long moment d'angoisse. Les souvenirs affluaient en elle à toute allure, comme des étoiles filantes chargées d’électricité.

Elle revit son mariage avec André Lafaille, ce magnifique jour ensoleillé où ses vingt ans avaient disparu sous le joug encore invisible d'un avenir voué à un mari cruel et violent. Elle avait vite compris son erreur que le bel homme fortuné cachait sous des dehors affables une âme de tortionnaire sadique. Mais à l'époque on ne divorçait pas comme cela. Et surtout, on ne divorçait pas d'André Lafaille. La terrible raclée qu’elle avait reçue quand elle l’avait menacé de s'enfuir l’avait dissuadée de toute tentative ultérieure.

Alors, d'année en année, la haine s'était installée. Puis elle avait grandi, inexorable, familière. Elle était devenue au fil des mois une amie venimeuse qui lui parlait sans cesse tout bas à l’oreille, sa langue pointue sifflant entre ses dents.

Marthe en était venue à se réveiller le matin en souhaitant le trouver raide mort à ses côtés, libérée pour toujours. Mais la nature avait doté André d'une santé à toute épreuve, qu'il entretenait même pendant ses voyages d'affaires en faisant tous les matins un peu de course à pied. C'est durant ces longues absences que Marthe avait été la plus heureuse.

Au fil du temps, elle s’était mise à planter des rosiers dans un endroit, au fond du parc, qu'elle appréciait particulièrement pour le calme et la fraîcheur que les grands arbres dispensaient tout au long de la belle saison. Ces rosiers étaient devenus sa fierté, son épanouissement que la vie lui avait refusé. Elle n'avait jusque-là jamais rien cultivé de sa vie, et la contemplation de ces fleurs était pour elle une source de joie inépuisable.

André avait fini par s'apercevoir de l'intérêt de sa femme pour les roses. Il avait alors décidé de planter quelque chose dans le parc, lui aussi. Un châtelet. Il en avait choisi un très vaste, avec des balustres, suffisamment grand pour recouvrir complètement la plantation de rosiers de sa femme.

Il avait fait creuser les fondations un jour où ils étaient allés à Paris rendre une visite à la mère de Marthe, internée dans un centre psychiatrique, qu'elle n'avait pas revue depuis longtemps. Quand ils étaient rentrés le soir, une excavation de cinquante centimètres de profondeur sur trente mètres carrés avait pris la place de ses roses les plus belles. La rage

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qui l’avait submergée avait été si violente qu'elle s'en était évanouie de fureur contenue.

Quand elle était revenue à elle, quelques dizaines de minutes plus tard, dans un fauteuil où les domestiques l'avaient installée, ç’avait été pour entendre André plaisanter à propos du camion de béton qui arriverait le lendemain matin, et qui risquait bien de défoncer ce qui restait des rosiers. Puis il l'avait regardée méchamment, un sourire appuyé et narquois s'étirant sous ses moustaches effilées.

Ensuite, il y avait eu le viol. C'était le souvenir le plus acide et le plus répugnant qu'elle se connût. Il

l'avait forcée le soir même, dans le lit conjugal, alors qu'elle criait de haine et de dégoût.

Assise dans l'ombre, Marthe frissonna à cette évocation, remontant à des événements pourtant si lointains. Elle serra instinctivement ses bras contre sa poitrine, comme pour se protéger encore de lui. Il était parti le lendemain très tôt pour un voyage en Afrique. Il n'était jamais revenu.

C'est du moins ce qu'elle avait déclaré à la police, le 7 juillet 1947, lorsqu'elle avait signalé la disparition d'André après une semaine sans nouvelles.

Le châtelet avait été construit selon ses exigences, à l'emplacement exact de la roseraie. Le camion avait bien détruit le reste de ses fleurs en venant verser le béton liquide dans le trou.

Marthe laissa son regard errer sur le sol à la recherche de la croix à peine visible qu'elle avait tracée à l'aide d'un couteau dans le ciment frais quelque cinquante ans auparavant, juste au-dessus de l'endroit où elle avait creusé en pleine nuit la tombe d'André, ce même couteau qu'elle lui avait planté dans le dos tandis qu'il dormait, la tête enfoncée dans son oreiller, encore ivre du plaisir qu’il lui avait arraché au milieu de ses larmes.

Elle s'était d'abord lavée longuement, sans bruit, les dents serrées, attendant qu'il glisse dans le sommeil. Elle avait ensuite choisi la lame la plus longue et la plus large de la cuisine, puis elle l'avait tenu à deux mains pour le plonger de toutes ses forces le plus profondément possible dans ce corps haï, d'un seul et terrible coup.

Il avait hurlé comme un dément. Marthe sourit à ce souvenir. Elle l'avait regardé se tordre alors qu'il tentait sans succès d'atteindre le manche de l'arme. Il avait agonisé lentement dans leur lit. Elle l'avait regardé en silence se vider de son sang, agenouillée près de lui, lui caressant les cheveux tout en observant l’étincelle de la vie s’évanouir dans ses yeux...

Elle avait mis beaucoup de temps à le traîner au fond du parc, et ensuite à creuser la terre dans le trou des fondations... Le reste de la nuit, elle

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l'avait passé à tout nettoyer, en réfléchissant au moyen de se débarrasser de sa voiture. Elle avait finalement résolu de la garder et d'expliquer qu'il avait appelé un taxi. On ne retrouverait pas ce taxi, mais cela ne prouverait rien... Quand on part en Afrique, on n'a pas besoin de sa voiture.

La police n'avait pas trouvé quoi que ce soit à redire à sa version et, malgré une certaine suspicion (on savait que les deux époux se détestaient), l'affaire avait été classée. Marthe était devenue la seule et légitime maîtresse des lieux. Ce n'est que quelques semaines plus tard qu'elle avait su qu'elle n'allait pas tarder à être maman.

Anne... Marthe sentit son rythme cardiaque s'envoler vers des sommets

inconnus. Elle ferma les yeux et laissa passer la crise en se cramponnant à son siège. Elle tomba dans un gouffre vertigineux, au milieu d'une palette mouvante de couleurs lumineuses. Une force étrange l'attirait vers le bas, dans un tourbillon lent et paisible. C'était comme un appel, une invitation. Marthe comprit qu'il fallait qu'elle s'apprête à franchir la porte ultime et, à sa propre surprise, son inquiétude disparut totalement.

Les battements de son cœur revinrent peu à peu à la normale. Elle perçut à nouveau des sensations extérieures. La fraîcheur de la nuit caressait son front moite de manière agréable. Le vent faisait bruire tout doucement les rosiers tout autour du châtelet. Elle ouvrit les paupières et regarda vers la maison. Les fenêtres du salon ne lui révélaient rien, à cause des rideaux tirés, mais par celles du premier, elle observa deux hommes qui circulaient de pièce en pièce, allant et venant sans cesse. Elle sentit que sa petite fille avait des ennuis.

— Ma petite Ève chérie, tu ne les as pas convaincus, murmura-t-elle dans la pénombre. Non, ces messieurs-là flairent trop partout pour être de mauvais chasseurs. Il leur faut une solution à ce qui les turlupine. Il leur faut une explication.

Le visage de Marthe se fendit sur un sourire espiègle. — Je vais la leur donner.

Le commissaire Estier considérait Ève avec attention. — Mademoiselle... Votre grand-mère, Madame Marthe Lafaille, s'est

absentée depuis ce matin pour faire une visite à une vieille amie à Paris. C'est bien ce que vous m'avez déclaré, n'est-ce pas ?

— C'est exact, oui... Je l'ai emmenée à la gare.

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— Dans ce cas pouvez-vous nous expliquer pourquoi elle ne s'est pas munie de son sac à main, que l'inspecteur Marceau a retrouvé dans sa chambre ?

Ève vécut une fraction de seconde de panique. — Elle... Elle ne s'en sert jamais beaucoup. Elle dit que c'est un objet

inutile, qui attire les vols des voyous qui peuplent les villes d'aujourd'hui. Elle préfère emporter seulement son portefeuille avec sa carte bleue et son chéquier dans la poche intérieure de son manteau.

Sur un signe du commissaire, l'inspecteur Marceau lui présenta le sac de Marthe.

— Voulez-vous bien l'ouvrir, s'il vous plaît, et nous dire ce qu'il contient ? demanda Estier en scrutant la jeune femme. Je tiens à vous informer que rien ne vous y oblige tant qu'une commission rogatoire ne nous a pas été délivrée par le juge d'instruction...

— Pouvez-vous nous dire où elle se trouve en ce moment ? intervint brusquement l'inspecteur.

— Chez une amie : Mathilde heu... Ève fronça les sourcils. Je ne me souviens plus de son nom, j'en ai peur. Son fils doit la ramener demain dans la journée.

— Nous ne pouvons donc pas la joindre avant demain ? s'enquit Estier. — Je crains que non. Mais pourquoi toutes ces questions sur ma grand-

mère ? Elle n'était pas ici cet après-midi et ne pourra rien vous apprendre sur ce qui s'est passé. Elle n'est même pas encore au courant de la mort de Claire...

Les deux policiers échangèrent un regard. — Mademoiselle, dit le commissaire Estier, je dois vous dire que votre

version de l'accident de Madame Claire de Viale ne nous satisfait pas complètement.

Ève écarquilla les yeux dans une expression d'incrédulité totale. — Je ne comprends pas, Monsieur le Commissaire. Je vous ai dit que

ma belle-mère... Estier posa doucement la main sur le bras de la jeune femme pour la

faire taire. — Je sais parfaitement ce que vous m'avez raconté, Mademoiselle, mais

vous êtes le seul témoin de l'accident... Et la seule héritière, si j'en crois votre déclaration...

Ève se raidit, et elle porta ses deux mains devant sa bouche arrondie. — Vous... Vous voulez dire que... Estier acquiesça avec simplicité. — Nous devons tout envisager, Mademoiselle...

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La jeune fille se leva d'un bond, le feu aux joues. — Ça, c'est trop fort ! s'exclama-t-elle. Je vous appelle parce que ma

belle-mère a fait une chute mortelle et je me retrouve accusée de meurtre ? Le commissaire perdit son air affable et sa voix se fit plus froide, plus

professionnelle. — Dans votre propre intérêt, je dois vous demander de vous calmer.

Vous ne me facilitez pas la tâche de par cette attitude. Il se leva, lui aussi. Il examina le visage d'Ève d'un air pensif en tapotant

son carnet du bout des ongles, puis il le rouvrit à la première page. — Reprenons. Vous avez déclaré que vous étiez dans votre chambre en

train de préparer un devoir de mathématiques, lorsque vous avez entendu sonner le téléphone dans le salon.

L'inspecteur releva la tête. — Votre porte était-elle ouverte ? Ève soupira. — Oui, heu... non. Enfin, je ne sais plus. Cela a-t-il vraiment de

l'importance ? Estier haussa les épaules. — Je suppose que non. On doit très bien entendre le téléphone de votre

chambre, même la porte fermée, puisque c'est la première en haut des marches. Vous vous êtes alors levée pour aller prendre l'appel, mais des pas dans le couloir vous ont indiqué que votre belle-mère se dirigeait vers l'escalier pour y répondre. Vous êtes alors revenue à votre travail. Exact ?

— Oui. — Votre porte était-elle ouverte ou fermée ? Ève répondit plus vite qu'elle ne l'aurait souhaité. — Fermée. — Vous aviez à peine eu le temps de vous asseoir que vous avez entendu

un cri perçant suivi d'un long bruit sourd. Ce sont vos propres mots, n'est-ce pas ?

Ève hocha la tête. Elle entendait encore le choc du corps de Claire s'écrasant sur le carrelage du salon.

— Vous vous êtes alors précipitée et avez trouvé le corps de Madame de Viale à l'endroit et dans la position où il est encore en ce moment. Vous avez ensuite appelé la police...

— Oui. —... Une heure après la mort. — Pardon ? Le commissaire Estier braqua sur Ève un regard acéré dont le bleu avait

perdu toute douceur. 104

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— Vous avez prévenu la police une bonne heure après le drame, Mademoiselle. Le docteur ici présent estime l'heure de la mort aux alentours de dix-sept heures. Nos services ont enregistré votre appel à dix-huit heures passées. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps ?

— Une heure ! s'écria Ève, mais comment est-ce possible ? Une heure... Mon Dieu !

Estier l'observait avec attention, essayant d'enregistrer toutes ses expressions, tous ses gestes. Elle était visiblement au bord des larmes.

— Je me suis assise là, sur le canapé, à la regarder. Elle... Elle ne bougeait pas, elle ne respirait plus... Je ne pouvais plus remuer un doigt. Quand j'ai enfin réagi, je pensais bien qu'un moment s'était écoulé, mais une heure...

L'inspecteur Marceau, dans le dos d'Ève, adressa un clin d’œil entendu à son collègue. Il se pencha vers elle et lui demanda, d'un ton doucereux :

— Nous allons devoir examiner votre maison, Mademoiselle. Comme vous le disait le Monsieur le Commissaire il y a quelques instants, vous pouvez refuser cette fouille, mais nous attendrons ici que la commission arrive de chez le juge d'instruction.

— Faites ce que vous voulez ! cria Ève en jetant le sac à main à Estier. Je n'ai rien à cacher ! C'est un accident ! Un accident... Tout cela est tellement idiot !

Le commissaire ouvrit le sac et en sortit le portefeuille de Marthe. Il y avait également un chéquier et une carte bleue.

— Mademoiselle, intervint-il, il va falloir cesser de nous mentir. Il claqua son carnet d'un geste sec. — Nous sommes certains que les choses ne sont pas déroulées comme

vous nous les avez décrites, et cela met en doute tout votre témoignage à propos de cet accident...

Ève leva son visage vers les traits sévères du policier. Quelque chose de très important lui avait échappé, mais quoi ? Elle tenta de se remémorer où elle avait pu se tromper dans son histoire, mais sans succès.

— Mademoiselle de Viale, vous n'avez pas pu entendre les pas de votre belle-mère dans le couloir car, même si la porte de votre chambre était ouverte, ils ont été étouffés par l'épaisse moquette qui recouvre le sol à l'étage ainsi que dans l'escalier. L'inspecteur et le docteur Guillot viennent d'en faire le test. D'autre part, Madame de Viale ne portait sur elle aucun bracelet ni autre objet métallique qui aurait pu tinter à son passage et aurait pu vous permettre de l'identifier inconsciemment. Je vous rappelle de plus que vous venez de déclarer que votre porte était fermée. Votre version est donc très curieuse, pour ne pas dire suspecte...

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Ève baissa la tête, puis elle se rencogna dans le canapé, le front serré entre ses deux paumes ouvertes.

Une fois les photographies de la scène prises par l'inspecteur Marceau, les deux policiers aidèrent le docteur à emmener le cadavre hors de la pièce sur une civière de l'ambulance qui venait juste d'arriver. Le médecin prit rapidement congé et repartit avec le véhicule.

Estier et Marceau montèrent l'escalier très lentement, prenant bien soin de poser les yeux sur chaque centimètre carré. Ève les vit disparaître en haut des marches. Elle resta seule avec ses nerfs, se maudissant intérieurement de tant de stupidité. Maintenant, cela allait être franchement compliqué de désamorcer l'enquête.

Évidemment, personne ne prouverait jamais qu'elle avait blessé Claire mortellement en la frappant à la tempe avec son agrafeuse lorsque celle-ci était venue la trouver dans sa chambre. Mais elle n'était pas tranquille, malgré tout. Le sang n'avait pas coulé sur le sol car Claire était tombée sur le dos, bien à plat. Ève l'avait ensuite traînée jusqu'au bord de l'escalier avec l'aide de Marthe, survenue à la suite des échos de la dispute. Elles l'avaient mise debout en haut des marches, puis poussée ensemble dans le vide. Claire avait rebondi plusieurs fois avant de venir s'immobiliser en glissant sur le carrelage du salon. Son crâne avait violemment heurté le sol et produit un craquement affreux.

Les deux femmes s'étaient serrées l'une contre l'autre, toutes tremblantes de l'horreur qu'elles venaient d'accomplir. Ève se demandait encore si Claire était déjà morte avant sa chute. Elle ne le saurait probablement jamais.

Elle entendait les officiers de police fouiller dans sa chambre et dans celle de Marthe, située juste à côté de la sienne. Ils pouvaient toujours analyser l'agrafeuse ; elle l'avait échangée avec celle du bureau de son père, et soigneusement lavée des quelques cheveux ou traces de sang qui auraient pu la trahir.

Elle se rappela l'arrivée de sa belle-mère dans sa chambre. Claire avait ouvert la porte avec fracas, sachant parfaitement qu'Ève sursauterait de frayeur, étant plongée dans son travail de révision du Bac.

— Allez-vous un jour cesser d'entrer comme ça ? s'était écriée la jeune femme.

— J'entre ici comme je le veux, ma fille, et je ne te permets pas de me parler sur ce ton.

— Je ne suis pas votre fille, et vous êtes ici chez moi, dans ma chambre.

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D'ordinaire, une réponse comme celle-ci aurait mis Claire de Viale immédiatement dans une fureur noire, mais là, elle avait souri et s'était appuyée nonchalamment contre le chambranle.

— Ta chambre, oui, mais plus pour très longtemps ma jolie. — Comment cela, plus pour longtemps ? avait demandé Ève, soudain

méfiante. Claire avait pris son temps pour répondre. Elle faisait cliqueter ses

ongles rouges sur la porte en continuant de sourire. Elle savourait le moment à petites gorgées.

— Je vends le domaine ! lâcha-t-elle finalement. — Quoi ?? — Je vends tout. Le manoir, la voiture de ton père, le ridicule châtelet et

ses rosiers... Je vends aussi tous les meubles de la foutue famille de Viale, qui n'a jamais été la mienne, qui ne m'a jamais acceptée !

— Mais vous n'avez pas le droit ! — J'ai tous les droits dans cette maison, depuis qu'il est mort. Sache-le.

Nous avions fait le nécessaire chez le notaire pour que je ne me retrouve pas à la rue si un malheur lui arrivait.

Claire s'était avancée vers sa belle-fille, martelant ses paroles de son poing fermé.

— Et j'en ai assez de vivre dans cette baraque pleine des souvenirs poussiéreux de ton père, entre une morveuse agressive et une vieille taupe sénile, où tout me rappelle que je ne fais pas partie du décor !

— Ne parlez pas comme ça de papa ! avait hurlé Ève, hors d'elle. — J'en ai assez de respirer la mort ici depuis deux longues années... — Je vous interdis ! Ève s'était jetée sur elle et l'avait giflée, mais Claire, plus massive, l'avait

brutalement repoussée contre le bureau. Ève avait perdu l'équilibre et avait cherché un appui derrière elle. Sa main était tombée sur la grosse agrafeuse métallique qui lui servait à classer ses cours. Claire avait fait encore un pas en avant et s'était penchée sur elle.

— Tu es encore mineure, et tu ne pourras pas m'empêcher de vendre tout ce que je voudrai. Quant à ta vieille toquée de grand-mère, j'en fais mon affaire. Les asiles de vieux sont faits pour ça. Il n'y aura plus rien dans ma vie qui me fera à nouveau penser à elle, ni à toi, ni à la mémoire de ton cher papa.

Et puis elle avait ri. Un rire si odieux, si intolérable... Le bras d'Ève avait tourné si vite que Claire n'avait pas pu l'éviter. Sa

tempe s'était enfoncée sous la puissance du coup. Marthe avait accouru quelques instants plus tard...

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Ève soupira. Quelle que soit la façon dont elle retournait le problème, elle ne voyait pas comment elles auraient pu procéder autrement. Elle pensa alors à sa grand-mère qui attendait dans le châtelet et regarda la pendule du salon.

Huit heures cinquante. Mamie devait commencer à mourir d'impatience...

Marthe avait fermé les yeux. Elle se reposait. Elle avait très envie de dormir. Elle se laissa aller avec délice. Le cercle était bouclé. Elle sentait le papier entre ses doigts inertes ; il était coincé sur ses genoux. C'était une lettre assez courte, mais elle avait eu du mal à en venir à bout, avec le peu de luminosité dont elle disposait. Elle avait trouvé la feuille et le crayon dans le tiroir du vieux bureau.

Elle pouvait dormir tranquille, à présent. Ève serait innocentée quand on la découvrirait ici, morte, ce soir ou demain, avec sa confession écrite de sa propre main.

Elle gloussa de malice. Pour protéger Ève, elle avouait un meurtre qu'elle n'avait pas commis, alors que celui dont elle s'était rendue coupable cinq décennies auparavant était toujours resté impuni ! La vie vous réserve de ces tours...

Il faut dire qu'elle lui aurait bien tordu le cou elle-même, à cette horrible femme. Elle lui faisait parfois penser à André, dans ses mauvais jours. Ce n'était pas comme sa fille Anne, la mère d'Ève. Anne, elle, avait été une personne très attachante et très aimée, comme en rêvent toutes les mamans et tous les maris. Intelligente, belle, gaie, sensible et douce... Mais la maladie frappe aveuglément, et un cancer du sein l'avait emportée dans sa trentième année en moins de deux mois. Ève lui ressemblait tant.

Ève, Ève... Marthe ressentit une douleur fulgurante à la poitrine et ouvrit les lèvres

sur un cri qui ne sortit pas. Elle crispa les mains sur sa poitrine et glissa dans les ténèbres en prononçant le prénom de sa petite fille.

Bientôt, sa respiration se fit plus lente, puis elle cessa tout à fait.

Ève essayait de ne pas songer aux policiers qui arpentaient toujours le premier étage. Elle évoqua Frédéric et la vie qu'il avait inventée pour elle, essayant d'être à la fois le père et la mère disparue.

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Elle avait un vif souvenir de leurs jeux, de leurs longues promenades en forêt, même au plus fort de l'hiver, lorsque l'on a l'impression que le gel va faire éclater l'écorce des arbres.

Elle n'avait jamais compris pourquoi il avait choisi une femme comme Claire en secondes noces, lui qui aimait Anne par-dessus tout. Elles étaient tellement aux antipodes l'une de l'autre que tous ceux qui les connaissaient s'étaient posé cette question...

Toujours est-il que Claire était devenue Madame de Viale et, de fait, sa tutrice légale à la mort de son père. Depuis, Ève avait vécu dans les brimades perpétuelles. Les querelles incessantes avec sa belle-mère n'étaient adoucies que par la présence et l'appui de Marthe.

Ève, au fond d'elle-même, ne regrettait pas son geste. Claire était morte, et les conflits qu'elle créait avec elle. Le domaine ne lui appartenait pas ; elle n'avait pas le droit de disperser aux quatre vents les biens de la famille. Elle n'était qu'une étrangère...

C'est elle qui l'avait cherché... Ève et Marthe pourraient désormais vivre en paix, aussi longtemps que

la santé parfois vacillante de son aïeule le permettrait. Les dix coups de l'horloge retentirent à ce moment-là, et Ève ne put

contenir une pointe d'inquiétude. Cela faisait maintenant trois heures et demie que Marthe était partie vers le châtelet... Elle tenta de l'imaginer bien au chaud, engoncée dans son manteau, mais l'anxiété commença à se distiller dans ses veines comme un poison délétère.

Les deux officiers de police redescendirent dans le salon et l'inspecteur Marceau alluma une cigarette. Il ne pensa visiblement pas à lui en demander l'autorisation. Estier se planta devant elle.

— Vous avez à présent eu le loisir de réfléchir. Ou vous me déballez la vérité, ou je vous colle en garde à vue dès ce soir. À vous de choisir...

Pendant que le commissaire s'adressait à la jeune femme, Marceau s'éclipsa par la porte-fenêtre du salon. Il portait une lampe-torche à la main. Ève ne le vit pas sortir.

— Mais je vous ai dit la vérité ! gémit-elle. J'ai retrouvé ma belle-mère morte au pied de l'escalier après l'avoir entendue tomber ! Comment faut-il que je vous le dise ?

Elle éclata en sanglots et enfouit son visage dans le canapé. Elle était à bout de nerfs. Estier se mordit les lèvres. Il n'avait pas la preuve qu'Ève de Viale lui mentait, mais c'était ce que son flair lui disait. Il ne la croyait pas, c'est tout. Un petit quelque chose d'indéfinissable lui assurait qu'il était dans le vrai, mais il ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Elle était

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toute retournée, sans aucun doute, mais cela arrive aussi aux criminels endurcis. Alors, une gamine de dix-sept ans...

— Mademoiselle, reprit-il d'une voix plus douce, je voudrais avoir votre avis sur un petit détail qui me tracasse. Vous savez ce qu'est le Corginol, n'est-ce pas ?

— Oui, dit Ève en reniflant. C'est un médicament vital pour le cœur, pour les personnes âgées...

Il sortit alors une petite boite en argent de la poche de sa veste, et il la mit devant les yeux de la jeune femme.

— Dans ce cas, pouvez-vous m'expliquer pourquoi votre grand-mère est partie pour deux jours chez une amie en laissant cela dans sa robe de chambre ?

Le sang d'Ève se liquéfia instantanément. Mamie n'avait pas ses médicaments sur elle quand elle était partie se

cacher à six heures et demie, et elle aurait dû les prendre depuis plus de deux heures déjà !

L'avertissement du médecin lui enflamma le cerveau. Elle sauta brusquement sur ses pieds et se rua à la porte-fenêtre qu'elle ouvrit violemment, bousculant l'inspecteur Marceau qui allait rentrer triomphalement, un grand sourire aux lèvres et un papier jauni à la main, sur lequel courait une écriture fine et élégante.

Puis elle se précipita dans le parc en direction du châtelet en hurlant à s'en arracher la gorge.

(J’ai écrit cette nouvelle pour ma première participation à un concours. Le premier paragraphe était imposé.)

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UNE OMBRE À LA FENETRE

(1995)

Georges repoussa son journal et se cala au creux du fauteuil en osier, allongeant avec volupté ses jambes devant lui. La soirée était déjà bien entamée, mais il n'était pas pressé de rentrer chez lui. Célibataire endurci par les nombreux échecs de ses amis, il n'avait jamais désiré d'autre affection que la sienne, ou peu s'en fallait. Il voyait bien Martha de temps en temps quelques années auparavant, mais la mort avait fini par l'emporter à la suite d'une longue maladie, comme l'on dit frileusement pour parler de cette saloperie qui vous ronge de l'intérieur...

Ce soir-là, il avait bu plus que de coutume, et pourtant il se recommanda une Anisette, l'air étant doux comme un bain de mousse.

Il se mit à détailler les fenêtres de l'immeuble faisant face au Café des Sports, où il avait ses habitudes, avec le curieux sentiment que la quiétude des foyers qu'il entrevoyait accentuait le côté marginal de sa solitude noctambule. La lumière chevrotante de dizaines de postes de télévision nimbait les hauteurs des étages d'un halo bleu pâle.

Soudain, un violent changement d'éclairage attira son attention sur l'une des fenêtres. On aurait dit qu'une lampe était tombée à terre, car au plafond se révélaient les ombres de deux personnes. L'appartement étant situé au troisième étage, Georges ne pouvait pas discerner très nettement les détails de la scène, mais il aperçut distinctement la silhouette d'un homme et celle d'une femme portant un lourd chignon surmonté d'un toupet de cheveux en palmier. Soudain, la main de la femme s'éleva, brandissant un long couteau de cuisine au-dessus de sa tête. Elle s'abattit violemment plusieurs fois, et l'ombre de l'homme s'évanouit. Puis la lumière s'éteignit dans la pièce et la façade du bâtiment retomba dans le calme, comme si rien ne s'était passé.

Le vieil homme s'était rigidifié, la bouche ouverte, son verre en lévitation devant les lèvres, pétrifié par ce qu'il venait d’apercevoir. Il finit par le reposer sur son petit rond de carton, complètement abasourdi.

Il se passa une main tremblante sur les yeux. Avait-il rêvé ? Il avait sûrement imaginé tout ça, un peu aidé par l'alcool ingurgité durant la soirée...

Mais quelque chose lui disait qu'il venait d'assister à un vrai meurtre. Et pourquoi pas, en effet ? On pouvait lire un tas de faits divers semblables à

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celui-ci tous les jours dans les journaux. Un témoin a vu, un témoin a entendu...

Aujourd'hui, le témoin, c'était lui. Et lui seul, apparemment. Une seule autre table, sur la terrasse, était

occupée par un couple d'amoureux, et Georges aurait parié sa retraite qu'ils n'avaient rien vu d'autre qu'eux-mêmes depuis un bon quart d'heure. Que devait-il faire, alors ? Prévenir la police, sans aucun doute ! Mais ils allaient se moquer de lui, lui recommandant d'aller cuver ailleurs... Il se rendait compte qu'il n'était vraiment pas très frais.

Il attendit une idée ingénieuse pour orienter une action, mais la moitié de son cerveau dormait déjà, et l'autre avait soif. Il vida sa boisson d'un trait, comme seuls savent le faire les accoutumés du bistrot. Toujours perplexe, il prit la résolution de se rendre au commissariat dès le lendemain matin à la première heure. Il aurait alors toute sa tête et on le prendrait au sérieux. Satisfait de sa décision, il se recommanda un verre.

Un peu plus tard, passablement ivre, il se leva en chancelant et jeta quelques pièces sur la table. Sa conscience tournait autour de lui comme une grosse mouche noire et lui donnait le vertige. S'il ne disait rien ce soir, l'assassin avait tout le temps de s'échapper pendant la nuit, après avoir fait disparaître toute trace de son crime. Peut-être était-il déjà en train de le faire ! Chaque minute qui s'écoulait rendait même cette éventualité plus probable...

Il lui fallait aller déclarer maintenant ce qu'il avait vu, dût-il passer pour un vieil ivrogne en mal de conversation. Ce qui, pour la moitié, était exact.

Il prit le chemin du commissariat du quartier, s'éloignant d'une démarche peu assurée sur le trottoir qu'il n'avait pas souvent vu aussi penché.

L'inspecteur Marceau somnolait paisiblement dans le ronronnement

discret des néons de son bureau. Il venait de finir de taper un rapport de stage en vue de sa préparation d'examen pour le poste de commissaire, et reposait ses deux index meurtris par l'effort. Il lui manquait une action d'éclat pour étoffer son dossier, une arrestation spectaculaire, retentissante, pour pouvoir prétendre à cette place.

Il était depuis des années à la recherche d'un mystère bien épais à se mettre sous la dent, et à résoudre dans l'admiration générale pour asseoir sa réputation.

Comme Georges l'avait deviné, c'est d'un œil peu amène que l'inspecteur le vit entrer, précédé de l'agent Caligue qui le tirait par la main en fronçant le nez. L’état d’ébriété qu'indiquait l'enluminure du nez et des joues de

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l'intrus était sans aucun doute confirmé par son haleine soutenue que Marceau perçut dès son arrivée.

Il soupira, rangea son dossier dans un tiroir de son secrétaire, puis croisa les doigts sur son sous-main réglementaire en regardant son visiteur d'un air blasé.

— Je vous écoute, Monsieur... — Mignard. Georges Mignard, Monsieur le Commissaire... — Inspecteur. — Pardon. Inspecteur... Et bien voilà... Georges entreprit d'expliquer par le menu son histoire au policier, et

l'intérêt de celui-ci, au départ tout relatif, augmenta au fur et à mesure qu'il parlait. Lorsque Georges eut terminé, il récapitula, écrivant en même temps sur une feuille de machine à écrire.

— Vous témoignez donc d'avoir vu des ombres qui se battaient, au plafond d'un appartement, et il vous semble que l'un des deux protagonistes, de sexe masculin, a reçu des coups de couteau de l'autre protagoniste, de sexe féminin. C'est bien cela ?

Il guetta une confirmation sur le visage de Mignard, mais celui-ci n'était visiblement pas encore arrivé à saisir l'ensemble de la phrase. Sa tête oscillait doucement. Quand il vit que l'inspecteur le regardait, Georges lui sourit, essayant de le cadrer sans qu'il bouge.

Marceau poursuivit pour lui seul : — Une lampe sera tombée pendant la lutte, ce qui a permis au témoin

d'en appréhender le terme tragique. Car sinon, comment expliquer cet éclairage soudain venu du sol ?

Il réfléchit intensément durant quelques secondes, le front appuyé sur les paumes, les yeux fermés.

— Pourriez-vous reconnaître le chignon de cette femme si vous la rencontriez dans la rue ?

— Sûr, Monsieur le Commissaire ! Il était tout biscornu avec un truc comme un ananas sur le dessus.

— Inspecteur. Un ananas ? — Pardon ? — Je dis : vous dites un ananas ? Georges gratta sa barbe naissante, fronçant les sourcils. — Oui, un... ananas de cheveux... dit-il prudemment, esquissant tant

bien que mal dans l'air la forme approximative de la coiffure. L'Inspecteur Marceau inspira avec lenteur, réussissant à ne pas lever les

yeux au plafond.

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— Même alors qu'il était déformé par les ombres, vous l'identifieriez avec certitude ?

Georges hocha affirmativement la tête en regardant ses chaussures. Elles, au moins, ne tournaient pas dans tous les sens.

— Et personne n'est sorti de l'immeuble pendant que vous étiez assis à votre terrasse ?

— Heu... non. — Vous y êtes resté longtemps ensuite ? Georges hésita, sa mémoire se perdant dans une obscurité brumeuse

éthylique. — Je vois, dit Marceau. L'assassin est donc resté sur place un certain

temps après avoir commis son forfait, et peut-être même y est-il encore ? — C'est à dire... C'est pour ça que... — Allons-y ! le coupa l'inspecteur. Caligue ! Posez ce café et prenez

votre arme et votre gilet pare-balles, je vous prie. Le devoir nous appelle... Quelques heures plus tard, de retour chez lui, Georges était très

malheureux. Les policiers avaient réussi à faire ouvrir la porte de l'appartement vers trois heures du matin, après une visite au juge d'instruction qui n'avait visiblement accordé la commission rogatoire qu'à contrecœur. Il s'en était d'ailleurs fallu de peu qu'ils ne puissent pas le réveiller, vu la taille des boules Quiès qu'il s'était enfoncées dans les oreilles avant de se coucher. Ils avaient eu de la chance...

Les choses s'étaient un peu gâtées avec le serrurier lorsqu'il avait cassé son rossignol préféré, hérité de son père, dans le pêne de la serrure. Dépourvu de la moindre gêne, il avait arraché les gonds à la pince monseigneur pendant que l'inspecteur Marceau montrait sa carte de policier à tous les résidents réveillés en sursaut, leur demandant de ne pas s'inquiéter, en leur assurant que tout allait bien et qu'ils n'avaient rien à craindre, les invitant à rentrer chez eux et à suivre le dénouement de l'affaire dans les journaux du lendemain.

L'appartement était tout à fait vide et sans l'ombre d'une trace de violence d'aucune sorte, et pour cause : le fichier central leur apprit que la vieille dame qui l'occupait depuis dix-huit ans était décédée une semaine auparavant à l'hôpital.

Georges avait été ramené derechef au commissariat, où l'inspecteur Marceau l’avait gratifié de tout un tas de noms d'oiseaux qui n'étaient pas destinés à lui faire plaisir. On lui avait conseillé de changer de boissons, de lunettes, et même de quartier, ce qu'il trouva proprement odieux.

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Il avait eu beau se défendre, les faits étaient contre lui. Pas d'effraction, pas la plus petite tache rougeâtre suspecte sur un tapis, pas de lampe renversée ni cassée... Rien ne prouvait effectivement qu'il n'avait pas eu la berlue, imbibé d'anisette et de sommeil. Il était sorti des griffes de Marceau tout penaud, doutant de lui-même, et même sa garçonnière lui avait parue hostile lorsqu'il s’était retrouvé chez lui après une longue promenade à pied destinée à lui éclaircir les idées. Il s’était couché avec le sentiment douloureux d'une profonde injustice, et il avait dormi très mal cette nuit-là.

Le lendemain matin, très tôt, il était attablé à la même place que la veille au soir. Il était certain de ne pas avoir rêvé, et entendait bien le prouver à cet inspecteur si outrancier. Il repéra à nouveau la fenêtre et commença sa surveillance. L'assassin revient toujours sur les lieux de son crime, parait-il. On allait voir ce qu'on allait voir...

Il resta une bonne demi-heure à observer d'un œil la porte de l'immeuble et à lire son journal de l'autre. C'est alors qu'il aperçut l'inspecteur Marceau qui arrivait sur le trottoir d'en face. Afin d'éviter son regard moqueur, il se retourna pour commander un autre café mais il resta sans voix, la bouche ouverte. Il reconnut instantanément le chignon sur la tête de la jeune femme assise deux tables derrière lui. Elle était en grande conversation avec une autre jeune personne — une complice, sans aucun doute — et lui parlait très bas sur le ton de la confidence, mais de manière assez animée.

Elle lui racontait son crime ! Elle ne remarqua pas son émotion quand il écarquilla les yeux d’horreur,

ni ne l'aperçut quitter précipitamment la terrasse pour galoper vers le policier.

— Au fait, et ton nouveau prétendant, qu'est-ce que ça donne ? demanda Anne, l'air malicieux.

— Je ne sais pas si je vais le faire entrer dans la troupe, répondit Alice en réajustant une épingle dans son chignon. Nous avons répété dans l'appartement de sa grand-mère qui est en vacances, d'après ce qu'il m'a dit. C'est juste en face, au troisième, tu vois ? J'avais emprunté un spot de sol à Jean-Louis pour dramatiser la scène du meurtre du Duc de Guise. Tu sais que nous jouons la pièce dans trois mois à Paris ?

Anne lui mit un coup de coude. — Te fatigue pas avec des excuses à la noix. Viens-en au fait ! Alice rosit légèrement et ajouta en se penchant vers son amie :

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— D'accord. C'est le meilleur prétexte que j'ai trouvé pour me faire inviter chez lui. Il est un peu farouche... dit-elle devant l'expression amusée d'Anne.

— Et alors ? Alice rougit et dissimula son sourire derrière sa tasse de chocolat pour

répondre à son amie. — Il n'est pas bon en Duc de Guise, mais il est encore plus mauvais dans

celui de l'amant de Lady Chatterley ! Elles éclatèrent de rire toutes les deux. — Je suis partie au bout d'une heure à peine ! poursuivit Alice en

chuchotant, la voix couverte par l'hilarité d'Anne qui s'étouffait à moitié. À ce moment, un terrible hurlement de pneus retentit dans la rue. Alice

et Anne se turent brusquement, pétrifiées par le bruit du freinage qui n'en finissait pas. Il y eut un choc sourd, presque mou, puis des exclamations jaillirent de toutes parts. Les clients du café sortirent comme une envolée de corbeaux pour voir ce qui était arrivé.

Un vieil homme gisait au milieu de la chaussée, dans une position qui fit si mal à Alice qu'elle en eut les larmes aux yeux. Quelqu'un se pencha sur lui et confirma ce que tous avaient déjà compris, vu la bouillie rougeâtre qui sortait de son crâne fendu par la collision.

— Il est mort... Le chauffeur de la voiture qui l'avait renversé était blanc comme un

linge. — Il s'est jeté devant moi d'un seul coup ! Je n'ai rien pu faire pour

l'éviter ! Il courait comme s'il avait le diable à ses trousses ! Mon Dieu ! S'il vous plaît, appelez les secours !

L'inspecteur Marceau écarta la foule avec autorité. — Police ! Écartez-vous, messieurs-dames ! L'ambulance arrive d'un

instant à l'autre ! Il s’accroupit et tourna le visage ensanglanté de la victime vers lui. — Tiens, tiens, dit-il en reconnaissant Georges Mignard, comme on se

retrouve... Il prit le pouls de la victime d'un air professionnel. — Tout ce qu'il y a de plus mort... acquiesça-t-il. L'automobiliste gémit et se prit la tête à deux mains. — Allons, reprenez vos esprits et ne vous inquiétez pas, déclara

Marceau. Je suis Inspecteur de Police et je l'ai vu, moi, se jeter sous vos roues devant mon nez. Il n'a pas pu ne pas vous voir. À mon avis, il s'agit bel et bien d'un suicide... J'ai déjà eu maille à partir avec cet individu...

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Il baissa un peu la voix et ajouta, d'un ton où perçait un léger énervement :

— Ce vieil ivrogne était vraiment capable de n'importe quoi pour attirer une dernière fois l'attention sur lui !

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L'ENTERREMENT

(1996)

Chloé laisse couler ses larmes sans plus les retenir. Elle vient de faire glisser le petit corps dans le trou noir qu'elle a creusé dans la tourbe, près de la rivière, avec le plantoir à fleurs de sa mère.

Déjà, des mouches approchent, intéressées. L'air chaud de l'été est immobile autour d'elle. De multiples senteurs de

végétaux sauvages s'y mêlent pour composer un bouquet subtil. Elle pense à Théo, son frère aîné, et à sa méchanceté féroce. Depuis que sa mère lui a offert Pâquerette pour son anniversaire, il n'a pas cessé de vouloir lui faire du mal. Ça la scandalise qu'on puisse avoir envie de faire du mal à son cochon d'Inde. Elle est toute petite, avec des dents minuscules, et elle est incapable de se défendre. Tout ce qu'elle peut faire, c'est couiner très fort quand elle a très très peur.

Chloé essuie ses joues avec ses mains pleines de terre, y laissant de grosses traînées noires.

Ce n'est vraiment pas juste. Pourquoi Maman n'a-t-elle pas voulu l'écouter samedi dernier quand elle lui a dit que Théo voulait couper les oreilles de Pâquerette avec un coupe-ongles ? Pourquoi a-t-elle refusé de la croire quand dimanche elle a surpris son frère qui tentait de lui crever un œil avec un cure-dents ? Pourquoi a-t-elle ri si fort quand elle lui a expliqué que Théo avait planté une paille dans le derrière de Pâquerette et qu'il soufflait dedans pour en faire un ballon ? Cette fois-ci, Pâquerette s'est bien vengée quand même. Elle a planté ses petites dents dans les doigts de Théo et ce sont ses couinements à lui qui l'ont alertée alors qu'elle jouait dans sa chambre.

Chloé était furieuse quand elle a arraché la paille du derrière de Pâquerette, et Théo avait des yeux très noirs, très méchants, avec des larmes dedans, quand il est parti soigner son doigt qui saignait. Il a dit à Maman qu'il s'était blessé dans le garage, et elle l'a cru. Pourquoi est-ce toujours lui qu'elle croit ? Chloé se doutait bien qu'il n'allait pas s'arrêter là...

Elle s'entendait plutôt bien avec lui avant que Pâquerette n'arrive dans la famille. Il n'était pas comme ça. Ou bien était-il déjà comme ça et elle ne s'en était jamais rendue compte parce qu'il le cachait à la maison. En fait,

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elle avait fini par se rendre compte qu'il était comme ça ailleurs... Elle s'était mise à réfléchir, et quelques détails apparemment sans liens entre eux avaient commencé à prendre un drôle de relief.

Elle s'était souvenue du chat de madame Viel, la voisine du bout de la rue, près du bois. C'était un très beau chat tout blanc, avec de longs poils soyeux comme un duvet de plumes. Il avait un air doux avec ses jolis yeux dorés, et Chloé le trouvait vraiment splendide. On l'a retrouvé un soir pendu par son collier rouge à la clôture de sa maîtresse. Il avait dû s'y accrocher en allant se promener. Ses beaux yeux aux paillettes d'or étaient devenus blancs comme du lait tourné. Un petit bout de langue tout rose sortait de sa gueule, comme une grosse goutte de sang sur de la neige. Chloé avait beaucoup pleuré ce chat. Il était si beau et si gentil...

Quelques semaines plus tard, il y avait eu l'histoire de Filou, le chien de monsieur Dumont, un autre voisin, lui aussi près du bois. Le pauvre animal s'était pris une patte dans un vieux piège à mâchoires à dents rouillées oublié dans un fossé. On lui avait sauvé la vie de justesse, car il perdait tout son sang après avoir rongé sa patte jusqu'à l'os pour s'en libérer. On pouvait le voir aujourd'hui boiter difficilement sur son moignon pour faire l'aller-retour entre sa gamelle et sa niche.

Chloé avait beaucoup pleuré également. Le chien vagabond venait souvent à la sortie de l'école, car il adorait les enfants, et surtout il avait l'air de la préférer parmi tous les autres. C'était un copain formidable, toujours prêt à jouer. Maintenant, Filou ressemblait à un petit tonneau à trois pattes qui ne remuait même plus la queue quand elle l'appelait.

Et il y en avait eu d'autres, encore et encore. Un cheval de la ferme des Monet qui s'était cassé une patte dans trou tout frais creusé par on ne savait quelle bestiole juste au bord de la clôture de son pré ; le poulailler de monsieur Geoffroy qui avait pris feu l'été dernier, à priori à cause d'un culot de bouteille cassée qui avait dû concentrer les rayons du soleil sur la paille ; une portée de chatons de madame Binelle qui s'était noyée parce que le robinet d'arrosage était mal fermé et que le tuyau traînait près de la petite cavité où la chatte avait caché ses petits pour les protéger de la chaleur de juillet...

Elle en oubliait sûrement une quantité, mais cela n'avait pas d'importance. Théo s'en était pris à Pâquerette le premier jour où elle était arrivée, toute menue avec trois poils sur le dos. Elle l'avait vu la pincer en faisant semblant de la caresser.

— Ze veux pas que tu fasses du mal à Pâquerette ! avait-elle crié, se dressant de toute sa petite taille devant son grand frère.

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Elle ne lui avait plus jamais permis de la toucher, et il s'était tenu bien tranquille pendant quelques mois. Puis un jour, elle avait surpris son regard de vipère peser sur le cochon d'Inde, et elle avait commencé à avoir peur...

Chaque jour en rentrant de l'école, elle courait immédiatement à sa cage pour voir si tout allait bien. Jusqu'au jour où elle avait vu une drôle de bête à moitié enfouie dans la paille, près du récipient à graines de Pâquerette. Elle avait appelé sa maman qui, en découvrant l'animal, était devenue toute blanche. Elle l'avait attrapé avec une pince à épiler et l'avait fait griller sur le gaz de la cuisinière. Ça avait une sale odeur. Maman avait dit que c'était un scorpion, et que c'était très dangereux.

Elle avait ensuite nettoyé toute la maison pour le cas où il y en aurait d'autres. Elle avait aussi vérifié toutes les chaussures et expliqué à Chloé et Théo que la piqûre du scorpion peut parfois tuer quelqu'un, et qu'il fallait désormais y faire très attention.

Chloé avait tout de suite compris en regardant les yeux de Théo. Il avait voulu tuer Pâquerette. Ses prunelles brillaient, toutes remplies de quelque chose qui l'avait terrorisée. Elle avait alors pris conscience qu'il ne s'arrêterait jamais. Elle avait essayé de prévenir Maman plusieurs fois, mais Théo jouait si bien les innocents qu'elle ne l'avait pas écoutée.

Une fois de plus. Et maintenant, c'est trop tard... Les sanglots secouent à nouveau ses petites épaules. Elle laisse les

larmes couler, écoutant le doux clapotis de la rivière et des petits poissons qui viennent de temps en temps en crever la surface pour gober quelques insectes.

Elle finit par se calmer, lentement, au rythme de l'eau, et ses pleurs s'espacent. Elle se lève alors et tasse la tombe pour égaliser le sol. Elle prend une grosse pierre qu'elle pose dessus pour éviter que les animaux sauvages ne creusent. Elle s'accroupit ensuite sur le bord de la berge pour laver le sang sur la paire de ciseaux avec laquelle Théo a coupé une patte de Pâquerette quelques minutes auparavant. Mue par une brusque intuition, après les avoir cherchés partout en rentrant de classe, elle s'est rendue près du coin de pêche préféré de Théo. Il n'avait même pas pris le temps d'ôter son cartable pour lui enlever Pâquerette et la torturer.

Une colère intense la submerge et elle frappe violemment le sol à plusieurs reprises de ses petits pieds. Elle serre ses mâchoires très fort, puis ses poings aussi. Elle laisse passer la crise de rage, et son corps se détend peu à peu. Elle range la paire de ciseaux dans son sac d'école. Elle doit la remettre en place, sinon Maman va la chercher.

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Elle se baisse et ramasse Pâquerette à qui elle a fait un garrot de fortune avec son ruban à cheveux.

— Théo te fera plus de mal, maintenant, lui dit-elle en lui donnant un bisou sur son petit museau brûlant. Tant pis pour lui. Fallait pas qu'il laisse les ciseaux dans ta cage et qu'il me tourne le dos. Comme quoi c'est pas parce qu'on n’est pas le plus fort qu'on peut pas se défendre, hein Pâquerette ?

En reprenant le chemin de la maison, Chloé prend son élan et donne un coup de pied, de toutes ses forces, pour projeter le cartable de son frère dans la rivière.

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LA TERRE MÈRE

(1998)

Takoha pose sur l’herbe son sac en peau de cerf. Ce sera ici. Le promontoire sur lequel il vient de s’arrêter surplombe la rivière Ni-pi-ya, dont les eaux tumultueuses arrosent la vallée où niche son village, quelque dix heures de marche en aval.

Takoha est fatigué. Il a quatorze ans, et il n’a jamais marché aussi longtemps sans faire une seule pause. Ses pieds lui font mal. Il a dû se couper à plusieurs reprises sur les arêtes déchiquetées des éclats de silex qui bordent le lit de la rivière. Il a décidé lui-même ce matin de laisser ses mocassins accrochés à l’un des montants du tipi de sa mère, la très belle Eloha. Le vieil Achìyou, son grand-père maternel, a commenté son geste en hochant une fois la tête, les yeux plissés par l’âge et la fumée de sa pipe.

La veille, Namok, l’homme médecine du village, lui a porté les pierres chaudes dans la tente de sudation, afin qu’il purifie son corps et son esprit avant d’entamer son voyage. Dans la vapeur dense et suffocante dégagée par l’eau chauffée par les pierres, Takoha, pour la première fois de sa vie, a laissé son âme s’ouvrir en grand.

Le tipi refermé derrière lui, il s’en est allé, vêtu uniquement de son pagne de cuir, dans l’air glacé de l’aube encore noire. Il est parti sans un regard derrière lui.

Le temps était venu pour lui de devenir un homme.

Au sommet de la colline, les grands chênes et les érables mêlés semblent brûler dans les rayons obliques du soleil couchant. La forêt s’arrête à une trentaine de mètres de la berge, qui est bordée par une lande mouvante de hautes herbes. Au-dessus des fleurs sauvages, des hordes d’insectes vrombissent à l’unisson, excitées par les effluves printaniers du pollen omniprésent. Des traces de chevreuil et de coyote descendent à la rive et en remontent. Dans l’azur qui commence à s’assombrir, un aigle tourne en altitude, son œil acéré à l’affût d’un éventuel repas insouciant.

Takoha s’arrache à la magie du paysage qui l’envahit et exalte son cœur. Il lui reste peu de temps avant la nuit. Il rassemble des pierres arrondies, ramassées dans le lit de Ni-pi-ya, et les dispose en un cercle de 16 pieds de

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diamètre, comme le tipi d’Eloha. Puis il arrange au centre de celui-ci, pour le feu, un second cercle de 4 pieds. Il s’avance alors vers la lisière du bois et ramasse des branches mortes tombées des arbres. À chaque brindille ramassée, il dépose une pincée de tabac pour remercier l’arbre de son don. Il entasse ainsi de quoi faire du feu pendant quatre nuits. Il descend alors nu dans l’eau froide de Ni-pi-ya pour laver son corps recouvert de sueur et de poussière.

Ruisselant, il remonte sur la berge et sort de son sac de voyage les seuls objets qu’il a emportés avec lui : son nécessaire à feu, un petit couteau d’obsidienne offert par Achìyou, une couverture en peau de cerf qu’Eloha a soigneusement tannée pour lui avec la cervelle de l’animal, et quatre plumes qu’il a ramassées dans la journée sur son chemin.

Une plume de corbeau, noire comme les ténèbres, qu’il fiche dans la terre à l’ouest, face à l’horizon où le soleil vient de disparaître. Une plume d’oie, blanche comme la première neige d’hiver, qu’il plante au nord, face à l’étoile divine, la seule fixe dans le velours scintillant du ciel parmi des milliers, qui a toujours guidé son peuple la nuit depuis que le monde existe. Une plume de pic des chênes, jaune comme le cœur de l’astre de la vie, qu’il dispose face à l’est, là où il renaîtra demain. Sa dernière plume, qui devrait être rouge, n’est que rose très pâle. Il n’a pas trouvé mieux. À l’aide de son couteau, il s’entaille la paume de la main gauche, puis il teinte la plume du rouge écarlate de son jeune sang. Il la place ensuite face au sud, en direction de la fournaise que promet chaque été.

Il entre alors dans le cercle sacré de 16 pieds dans lequel il va rester quatre jours sans manger, sans boire, sans dormir, répétant ainsi les actes rituels immémoriaux de ses ancêtres. À l’instant où il franchit la ligne de pierres qu’il a lui-même dessinée sur la peau de la Terre Mère, il n’est déjà plus un enfant.

Ewan Mc Cord se dit qu’il va bientôt mourir. Il est allongé dans la poussière, la gorge en feu, aussi sèche qu’une poignée de foin à midi en juillet. Il n’a plus de forces. Ses jambes viennent de le lâcher encore une fois. Il n’est plus rien qu’une étincelle de vie égarée dans la forêt, prête à s’éteindre au moindre souffle de vent.

Il repense à son cheval, ce bel haflinger qu’il a volé lorsqu’il s’est échappé du camp des confédérés du Général Wallace, où il était retenu prisonnier depuis une semaine avec ce qui reste de son bataillon. Ces salauds de sudistes les ont capturés à Gun Hill, après d’effroyables combats dans lesquels la plupart de ses camarades ont trouvé la mort.

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On l’a torturé pendant sept jours, en l’accrochant les bras en l’air à un mât, en plein soleil, avec des sangles de cuir mouillé autour des poignets. En séchant, le cuir se rétrécissait, et il devait se mordre les lèvres au sang pour ne pas leur donner le plaisir de l’entendre crier.

Ewan s’était engagé dans l’armée du Nord en trichant sur son âge. Il avait déclaré à l’officier-recruteur qu’il venait d’avoir dix-huit ans, mais en fait il n’en a que quinze. Le militaire avait été abusé par la musculature précoce du garçon. Ewan voulait se battre contre l’esclavage, contre la ségrégation qui maintient des hommes sous la poigne de fer d’autres hommes. Il voulait combattre pour l’unité de son pays, pour que, à l’avenir, chaque homme respecte son semblable, quelle que soit la couleur de sa peau. Pour que les barbelés de l’intolérance soient sectionnés et tombent à jamais en poussière sur la Terre.

Et maintenant, il est couché sur la terre, aux portes de l’agonie, après quatre jours de poursuite acharnée pendant lesquels il a bien cru qu’il ne s’en sortirait jamais. Le soir du deuxième jour, il a été obligé d’abandonner son cheval qui venait de se casser une patte dans un trou de terrier de chien de prairie. Il n’a même pas pu l’achever, de peur d’alerter ses poursuivants. Toute l’avance gagnée avait été réduite à néant en quelques heures. Les guides indiens Crows avaient mis un point d’honneur à le retrouver. Il les sentait toujours si proches de lui qu’il n’avait pas pu dormir une seule fois, sous peine d’être rapidement découvert.

Son estomac est à présent réduit à une boule de cailloux pointus. Il n’a rien mangé depuis son évasion, mais la soif est pire encore que la faim. Il n’aurait jamais imaginé que l’on pouvait survivre aussi longtemps sans boire une seule goutte d’eau. Dans sa fuite, il a joué de malchance. Il n’a pas croisé un seul ruisseau.

Les yeux fermés, il écoute battre son cœur qui résonne comme un tambour lointain. Les pisteurs de Wallace n’abandonneront pas la partie. Pas des Indiens. Ils ne renonceront jamais.

Il sent sur son visage le voile rougeâtre du soleil qui étend sa cape sur la montagne. Cette nuit encore, aucun animal n’a tenté de le dévorer. Mais demain ? Il y a de nombreux prédateurs qui rôdent, dans l’obscurité propice, en quête de nourriture, chaque nuit.

Contre sa hanche, la crosse du revolver, celui qu’il a dérobé au cadavre du garde qu’il a étranglé avec ses liens avant de s’enfuir, lui meurtrit la peau. Il est presque nu, uniquement vêtu d’un sous-vêtement réglementaire en lambeaux. Sa fuite a été si spontanée et éperdue qu’il n’a pas eu le loisir de se trouver des vêtements. Un cheval, une arme, la liberté. Le reste

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n’était pas primordial. La ceinture de cuir est pleine de balles. Il défendra chèrement sa vie…

Autour de lui, l’air a pris une consistance épaisse et ondulante. Le chant des oiseaux lui semble entrer directement dans son cerveau, comme si les trilles étaient poussés à l’intérieur même de son crâne.

Il ouvre les yeux. Son souffle saccadé au ras du sol soulève un léger filet de poussière à chaque expiration. Sur son bras, une fourmi avance avec prudence, inspectant méticuleusement sa peau striée d’écorchures. Un son lointain et régulier pulse au rythme de sa propre respiration. On dirait le chant de la Terre elle-même.

Ewan Mc Cord se redresse sur les coudes. Les arbres dansent comme des sauvages autour d’un feu. Il essaye d’écouter à nouveau, mais ses oreilles bourdonnent telle une ruche dévastée par un ours. Il se relève en s’appuyant sur le tronc d’une épinette. Il tremble de tous ses membres, rongé par le manque de sommeil, d’eau et de nourriture. Le son étrange revient à nouveau, porté par le vent. Ewan, incrédule, finit par reconnaître une voix humaine.

C’est un chant indien ! Ça y est ! Les renégats l’ont retrouvé ! Ils vont passer à l’attaque !

Sachant qu’il est armé, ils se donnent du courage… La main moite, il sort le revolver de son étui et en vérifie le barillet pour

la centième fois. Il est plein. Six balles. Il n’a pas voulu s’en servir pour chasser pendant ces quatre jours afin de

ne pas courir le risque de diriger les pisteurs vers lui. Aujourd’hui, il va leur faire payer leur longue traque. Autant mourir les armes à la main plutôt qu’assassiné dans son sommeil, égorgé comme un poulet. De toute façon, dans son état actuel d’épuisement, il sait qu’il n’en a plus pour longtemps.

Ewan Mc Cord braque son arme devant lui et, courbant le dos, il progresse lentement entre les arbres, s’arrêtant à chaque pas pour écouter. L’Indien chante sur un ton monocorde envoûtant. Malgré lui, il sent les poils de ses bras se dresser et un violent frisson parcourir sa colonne vertébrale. Il ne comprend ni pourquoi, ni comment, mais cette plainte lancinante est en harmonie avec la forêt, avec le vent, l’herbe et la chaleur que le soleil dépose sur ses épaules, avec lui qui se cache dans un buisson, la mort à la main. Elle est en harmonie avec la création tout entière.

Il baisse le canon de son revolver pour essuyer son front recouvert de sueur. Des lucioles brillantes voilent sa vision, rendant les bois plus irréels

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encore. Une ombre dont il a à peine conscience se faufile près de lui et disparaît sous les ramures bruissantes d’oiseaux.

Le jeune homme tente de rassembler ses esprits, mais ses paupières sont si lourdes…

Soudain, il réalise qu’un autre bruit, aussi ténu qu’un fil d’araignée, s’est joint au premier, ou plus exactement que jusqu’à présent le chant le couvrait. Ce léger murmure qui accompagne la voix et se fond avec elle, Ewan a bien cru qu’il ne l’entendrait plus jamais. C’est le chuchotement de l’eau qui coule, vive et fraîche, entre les rochers. Sa gorge lui paraît soudain remplie de sable chauffé à blanc, et il crispe les doigts sur la crosse du Colt 45.

Une rivière ! L’indien est entre elle et lui. Ewan avance maintenant en rampant. Il sait que les Indiens des bois sont

aussi farouches que des animaux sauvages, et parfois plus cruels encore. C’est ce que son père, fermier dans le Wisconsin, lui a toujours dit. Les renégats sont encore pires. Le contact des Blancs ne les a pas arrangés. Ils ont renié les valeurs des deux civilisations. Ça, c’est son Capitaine qui le lui a appris…

Le jeune homme écarte précautionneusement chaque brindille avant de faire glisser son corps sur la terre humide de rosée. Il sent l’orée du bois proche, le feuillage s’éclaircit. L’acuité de ses sens est extraordinaire. Le vent soufflant dans son dos lui apporte des centaines d’odeurs qu’il ne peut identifier, mais il peut isoler chacune d’entre elles avec précision. Les feuilles, les graminées semblent recouvertes d’or translucide dans la lumière du levant. Un grizzly a marqué de ses griffes son territoire sur un érable en tendant les pattes le plus haut possible, et de l’écorce déchirée s’écoule un liquide ambré où jouent les rayons du soleil.

Ewan perd la notion du temps. Il devient insecte, puis souffle d’air. Sa souffrance se détache de lui comme une vieille peau dont son esprit ne voudrait plus. L’eau est proche, mais la fin également. Tout est en tout. Le cercle se matérialise. Il sent l’issue inéluctable, où vainqueur et vaincu ne riment à rien. L’Indien est devant lui, assis, le dos tourné. La gueule noire du revolver est pointée entre ses omoplates.

Calé contre une vieille souche de pin, Ewan relève lentement le chien de l’arme.

Takoha ne sent plus ses membres. Son esprit est sorti de son corps, libre de toute entrave. Il est l’aigle, la souris, la graine. Il est le flottement des feuilles de tremble dans l’air déjà tiède des prairies. Il est l’humus des

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bois, l’écorce de l’arbre, le pelage du cerf. Il est tout, et tout est lui. Le cercle sacré est sur son cœur. La vie est indivisible.

Soudain, le loup est là. Il est arrivé de nulle part. Son pelage blanc scintille tandis qu’il franchit

majestueusement les quelques pas qui le séparent de Takoha. Il approche tête haute, son regard jaune braqué sur le visage du jeune indien. Dans sa gueule, il serre un lapin qu’il vient de tuer. Il franchit le cercle de pierres et s’immobilise. Sans quitter Takoha des yeux, il dépose sa chasse devant lui, puis il se redresse.

Il tourne alors la truffe vers le bois, rejette la tête en arrière et pousse un hurlement qui fait taire toute la forêt.

Quelques instants plus tard, un second loup, aussi noir que le premier est blanc, sort du couvert des arbres. Il s’avance dans un silence total. Même les insectes ne volent plus. Il dépose dans le cercle un autre lapin, puis il braque son regard flamboyant en direction d’une souche de pin, derrière le dos de Takoha.

Les deux loups se tiennent côte à côte, flanc contre flanc, attentifs et immobiles. Leur expression est identique.

Ils attendent…

Le jeune Okama place la sangle du sac en travers de ses épaules. Il est uniquement vêtu d’un short rouge. Il repousse sa paire de baskets sous le canapé avachi où son arrière-grand-oncle fume sa vieille pipe en l’observant derrière ses paupières plissées par la fumée. Le vieux apprécie la décision du garçon. Il hoche la tête une fois, masquant avec peine un sourire.

Le gamin a presque quinze ans, et son sang métis le distingue des autres enfants de son âge. Le vieux le regarde avec affection sortir dans la brume glacée de ce matin de printemps. Il referme la porte de la maison sans un coup d’œil en arrière.

« Ce garçon est aussi fier que son ancêtre », pense-t-il. « C’est bien ! Ma sœur Atìnicha a eu raison de l’épouser ! »

Le vieux s’extrait avec peine du canapé. Il ouvre le réfrigérateur et prend une bière, puis il revient s’asseoir pesamment. Il décapsule la bouteille et porte un toast à une photo jaunie qui trône sur le téléviseur.

— À la tienne, mon vieil Ewan. Tu sais, je suis bien content que tu aies compris, ce jour-là… Moi, Takoha, alors que j’avais à peine l’âge d’Okama, il y a bien des lunes, je n’imaginais pas que les esprits allaient me donner un blanc comme frère de sang !

Et le vieillard éclate d’un rire qui s’entend jusqu’à la rue. 127

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UNE BONNE OPÉRATION

(1998)

— N'ayez pas d'inquiétude, Madame Jombret, déclara le médecin avec un sourire rassurant, il s'agit d'une intervention à présent bien rodée et pratiquement sans aucun risque pour le malade.

Les yeux rougis par les larmes, le visage battu par l'anxiété, la jeune femme posa un regard éperdu sur la face bienveillante qui émergeait de la blouse blanche immaculée. Elle ne put s'empêcher d'imaginer l'état, et surtout la couleur de celle que porterait le chirurgien quand il sortirait de la salle où il viendrait d'opérer sa fille. Elle entrevit un instant une pluie de gouttelettes écarlates projetées sur le tissu vierge et elle frissonna violemment.

La pièce empestait le désinfectant, la pharmacie, la maladie. L'angoisse s'y insinuait sous la porte comme un serpent de fumée toxique. Elle la sentait circuler entre ses pieds, sinuer entre ses mollets, puis grimper en spirale le long de ses jambes, et planter ses dents aigües dans son cerveau, dans sa moelle épinière, là où la peur se loge lorsqu’elle a décidé de prendre racine.

Le long du couloir, séparé du bureau du médecin par une vitre dépolie, des chariots cliquetants circulaient par intermittence, accompagnés du bruit feutré des pas pressés se hâtant vers une tâche urgente et inconnue.

Christiane Jombret parla comme on se jette d'un pont, serrant son mouchoir humide entre ses articulations blanchies.

— Je crois comprendre que je n'ai pas le choix, n'est-ce pas ? Le docteur Brillac lui sourit avec sympathie, puis son air devint grave. Il

prit une profonde inspiration et soupira. — C'est Audrey qui n'a pas le choix, Madame. Son sang est du groupe

O-. Elle ne peut recevoir un organe, sans risque d’hémolyse de ses globules rouges, que d'une autre personne relevant du même groupe et du même Rhésus, qui est l'un des plus rares de tous. Il n’y a pas plus de 6% de la population française dans ce cas, comme je vous l’ai déjà expliqué, ce qui en fait une difficulté majeure pour trouver un organe compatible à greffer. Nous attendons un donneur depuis suffisamment longtemps pour que vous ayez eu le loisir de vous en rendre compte par vous-même.

Christiane hocha silencieusement la tête. Elle savait déjà tout cela. Brillac poursuivit :

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— Une petite fille est décédée cet après-midi à l’hôpital à la suite d'un accident de la route. Elle s’appelle Clarisse. Elle est arrivée ici dans un coma dépassé, le crâne écrasé, le pouls pratiquement inexistant. Lorsque j’ai eu connaissance de son appartenance à ce groupe Rhésus O-, j’ai juste eu le temps de la brancher avant qu’elle ne soit irrécupérable pour Audrey. J'ai alors immédiatement fait venir ses parents dans mon bureau, et je leur ai parlé de la possibilité qui leur était offerte de faire le don des reins de leur fille à la vôtre. La mère de l’enfant a d'abord refusé tout net d'envisager ma proposition. Je pense que vous imaginez bien pourquoi, et dans quel état de nerfs elle était. Mais son mari et moi-même avons finalement réussi à lui faire comprendre que la mort de leur petite Clarisse pouvait permettre de sauver la vie d'une autre petite fille de son âge.

— C'est affreux !... Christiane s'effondra dans le fauteuil, le front écrasé contre ses paumes

tremblantes, les épaules secouées par une nouvelle crise de larmes. Brillac fit une pause. Sa cliente n'avait pas les nerfs très solides. — Tout cela est tellement... horrible ! Le médecin jeta un bref regard à sa montre, puis il se pencha en avant

sur son bureau. — Madame Jombret, j'ai l'accord de la famille de Clarisse pour lui

prélever les reins dont votre fille a besoin. Il chercha son regard avant de conclure : — C'est à vous qu'appartient la décision, mais il faut que vous

compreniez bien qu’Audrey ne pourra pas survivre plus de quelques semaines dans cet état. Nous avons déjà eu de la chance de dépister ce cancer avant qu'il ne la tue. Sans cette crise d'appendicite providentielle, vous n'auriez même pas eu le choix. Il y a aussi autre chose, Madame Jombret. Ce sang est tellement rare qu'Audrey n'est pas la seule sur la liste d'attente pour recevoir un organe d’un donneur. Elle est prioritaire, pour l’instant. Mais je ne vous garantis pas qu’elle le restera. Il faut l'opérer. Maintenant.

Christiane laissa échapper un gémissement dont elle n’eut même pas conscience.

— Audrey, Audrey... Mon bébé... Au fond de sa mémoire, la petite lui tète goulûment le sein. Ses yeux bleus s'entrouvrent, gavés de plaisir. Le corps chaud du nourrisson la réchauffe toute entière. Sa peau sent la pêche et le savon. Elle a toute la vie devant elle. Une vie d’amour et de joie, de bonheur à partager. Une vie d’insouciance, faite de jours plus radieux les uns que les autres.

Elle s'accroche à ce souvenir si présent, si vivant... 129

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Comme à une bouée qui prend l'eau. La mort est si proche, à présent, qu’elle peut en sentir l’haleine fétide

sur son cou, comme si elle était perchée sur son épaule, sa faux tachée de sang à la main, riant sans retenue dans un cliquetis de mâchoires décharnées.

Ce n'est pas possible... Non. Dieu ne peut pas permettre une telle horreur. IL a voulu la faire venir au monde avec un seul rein ; cela ne suffisait-il donc pas ? Pourquoi, pourquoi faut-il à présent qu'elle ait à combattre cette abominable maladie ? Pourquoi ?

Elle sentit à peine la main du médecin se poser sur son épaule. Il lui parla doucement, comme on s'adresse à un grand malade.

— Faites-moi confiance, Madame Jombret, tout ira bien. Je m'occuperai personnellement de cette opération.

La voix enrouée, Christiane murmura : — C'est vraiment sa seule chance ? La main se fit plus lourde durant une seconde. — La seule, oui. La jeune femme hocha la tête, les lèvres pincées, puis elle essuya

hâtivement ses joues et se leva. Elle se dirigea vers la fenêtre pour regarder dehors, loin au-delà du bâtiment austère de l’hôpital, ailleurs que dans cette pièce maudite où se jouait la vie de sa fille unique.

Au loin, des voitures roulaient, des avions volaient, des gens marchaient. La vie continuait, indifférente. Audrey pouvait vivre ou mourir, et personne d’autre qu’elle ne s’en

souciait. Le docteur Brillac aussi, peut-être, mais seulement jusqu’à ce que d’autres malades occupent ses pensées, mobilisent ses compétences. Puis il oublierait. Si Audrey mourait, elle resterait seule à se noyer dans sa détresse, et elle n’aurait alors plus qu’à se jeter du haut d’un pont, ou qu’à s’allonger sur une voie ferrée en attendant la délivrance.

Parce qu’elle ne pourrait pas survivre à ça. Elle baissa alors les yeux, et se tourna à demi vers le chirurgien,

réfrénant à grand-peine une envie intolérable de hurler. — Très bien. Opérez-la, dit-elle dans un souffle. Délivrez-nous une fois

pour toutes de ce cauchemar. Le médecin acquiesça gravement du menton. Il invita Christiane à se

rasseoir, puis il reprit place dans son immense fauteuil noir. Il poussa devant elle les formulaires relatifs à l'intervention, qu'elle signa sans même leur accorder un coup d’œil.

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— Devant l'absolue nécessité d'opérer dans les plus brefs délais, j'ai pris la liberté, présumant de votre décision, de vous faire préparer un lit dans une chambre individuelle de l'hôpital. Vous serez à l'étage juste au-dessus du bloc opératoire.

Il arrêta d'un geste la réaction de Christiane. — Non, ne refusez pas. Cela n'a causé aucune difficulté, notre effectif de

malades étant au plus bas en ce moment. Je pense qu'à votre place, j'aurais certainement souhaité pouvoir profiter de la même chose. Réfléchissez également qu'Audrey aura besoin de votre force à son réveil...

Elle sourit timidement, l'air égaré. Brillac vint la prendre familièrement par le bras.

— Allons, voilà qui est mieux, beaucoup mieux... Dans cette chambre, poursuivit-il, vous trouverez quelques affaires de toilette et une blouse que je vous invite à porter en permanence dans nos locaux. Vous pourrez également disposer de la télévision et du téléphone.

Brillac ouvrit la porte de son bureau. — Venez, je vous y conduis. Ils parcoururent lentement des couloirs inondés d'une lumière sinistre

qui faisait luire faiblement l'acier inoxydable des plateaux roulants et des ustensiles médicaux. Christiane marchait d'un pas automatique, appuyée sur le bras du médecin. Une trouble torpeur semblait avoir pris l'avantage sur son anxiété, la maintenant dans un état proche de l'hébétude.

Ils empruntèrent un ascenseur poussif jusqu'au troisième étage, et la jeune femme sentit son cœur se soulever lorsqu'il s'arrêta mollement. Elle réprima une violente nausée en sortant de la cabine et porta la main à ses lèvres pour s’empêcher de vomir.

Elle serra les dents en s’accrochant à la porte métallique. Je ne dois pas flancher, pas me laisser aller. Audrey a besoin de moi.

Elle est tout près d'ici. Je le sais. Je la sens. Elle est si proche... et pourtant si loin ! Elle doit savoir au plus profond d'elle-même que je suis là et que je ne l'abandonne pas ; que je lutte de toutes mes forces avec elle. Elle doit le savoir... Elle...

— Madame Jombret... Christiane roula un instant des yeux éperdus. Le médecin venait de

s’arrêter et d’ouvrir une porte blanche, identique à toutes les autres donnant sur le couloir.

—... Nous sommes arrivés. Vous avez la chambre 337, juste à côté de l'escalier. Pour vous rendre à la salle d'attente du bloc opératoire, vous descendez au deuxième et vous prenez à gauche. C'est tout au fond.

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Le chirurgien la fit pénétrer dans la pièce, puis il ouvrit la fenêtre, laissant entrer un peu de la fraîcheur de ce début de soirée de juillet.

— Je vais vous faire monter un plateau-repas. Il y aura un léger sédatif dans votre verre d'eau. Je vous conseille instamment de le boire et de brancher la télévision. Cela ne pourra que vous soulager, et peut-être vous aider à penser à autre chose pendant un moment.

Christiane l'agrippa brusquement, et Brillac sentit les ongles de la jeune femme plantés dans son bras à travers le tissu de sa blouse.

— Il ne va rien lui arriver, n'est-ce pas docteur ? Elle ne va pas... mourir ?

Il se dégagea avec délicatesse, un peu gêné par le regard désespéré qui cherchait le sien.

— Il y a toujours un risque, Madame, je ne vous l'ai pas caché... Ce que je peux vous garantir, c'est que je vais m'employer à le réduire au strict minimum. Si vous ne supportez pas cette idée, vous pouvez toujours refuser de faire opérer Audrey. Mais en faisant cela, vous la condamnez à une mort certaine.

Un malaise intense se faufila brusquement entre eux. Le médecin le sentit et le brisa aussitôt. Il n’était plus temps de faire machine arrière.

— Prenez ce tube de somnifères. Si le sédatif ne suffit pas à vous calmer, avalez deux comprimés. Vous dormirez d'un sommeil de plomb pendant au moins cinq heures. Vous tourmenter durant tout ce temps n'aidera personne. Ni vous, ni votre fille...

Il la fit asseoir sur le lit et s'accroupit près d'elle. — Tâchez de dormir un peu, vous êtes épuisée. Prenez ces calmants,

d'accord ? Christiane prit le tube que Brillac lui tendait et le considéra avec

méfiance. Puis elle parut enfin comprendre que le docteur Brillac avait besoin de s’en aller.

Pour Audrey… Elle baissa la tête ; ses épaules s'affaissèrent. Le médecin estima alors

qu'il pouvait la laisser seule. Il allait refermer la porte lorsqu’il se ravisa et se pencha dans l'entrebâillement.

— Tenez bon, Madame Jombret, elle va s'en sortir. Il n'y eut pas de réponse. Brillac sortit sans un bruit. Christiane frissonna une nouvelle fois. L'air fraîchissait de plus en plus.

Le ciel se chargeait de lourds nuages noirs dans une atmosphère à l'électricité presque palpable. Elle vint refermer la fenêtre et s'y appuya, le front contre la vitre. Un coup de tonnerre éclata, suivi rapidement d'un second. La pluie s'abattit presque aussitôt sur la ville, noyant les formes

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des carrosseries des véhicules garés en bas sur le parking, et dessinant un halo changeant autour des têtes de lampadaires qui venaient juste de s'allumer. L'averse se ruait contre le carreau, éclatant en un millier d'insectes d'eau.

Audrey... 7 ans... Elle n'a pas encore eu le temps de vivre. Mon Dieu, faites qu'elle survive à cette nuit ! Faites que ma petite fille

connaisse la joie de centaines de matins dorés ! Faites que mon petit bout d'âme ne disparaisse pas comme ça, si tôt, au fond d'un bloc, le corps ouvert sur une table d'opération...

Mon Dieu... Je Vous en prie... Christiane pleurait à nouveau, le front buté contre le verre froid, ses

larmes faisant écho à la pluie. Elle resta longtemps immobile, laissant se tarir son chagrin sans plus

rien tenter pour le retenir, jusqu’à ce que le froid de la nuit commence à lui pénétrer les os.

Le docteur a dit de dormir... Oui, peut-être... Oublier cette attente atroce qui ne fait que commencer et va durer des

heures, longues chacune d'un siècle. Mais pourra-t-elle seulement fermer les yeux ?

Elle sait déjà quels rêves la guettent, tapis dans les recoins sombres de son cerveau, épiant le bon moment pour s'emparer d'elle et la torturer. Ils se montreront dès la seconde où ses paupières la couperont de l'extérieur, dès que la moindre parcelle de sommeil pénétrera sa conscience au supplice.

Sept ans de joie et d'amour la maintiendront éveillée, hagarde et vidée, jusqu'à l'aube.

Jusqu'au verdict. Non, il faut lutter. Pour Audrey... Elle avala d'un coup deux comprimés. Dormir, oui. Dormir d'une traite, pour que le cauchemar revienne au

réveil, plus hideux encore... Elle tira le rideau, effaçant la pluie. Il n'en subsista plus que son

crépitement assourdi contre la vitre. Elle se déshabilla, puis elle entra dans le cabinet de toilette pour se laver de l'angoisse qu'elle sentait coller à sa peau. Mais le visage qu'elle aperçut dans la glace l’effraya et elle y renonça. Le sol était froid sous ses pieds nus. Elle frissonna et retourna rapidement vers le lit, puis elle se glissa avec répulsion entre les draps rêches. Un voile de somnolence commençait déjà à s'infiltrer derrière ses yeux. Elle disposa sa montre sur la table de nuit.

Vingt-trois heures... 133

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Ne plus penser, ne plus pleurer... Demain, Audrey sera sauvée, ou bien... Non. Ne plus rien penser... Christiane serra les poings sous l'oreiller. Elle était impuissante,

désormais. Livrée pieds et poings liés à la médecine. Le seul espoir pour sa fille, c'était cette opération, elle le savait bien. À un moment, elle en était presque venue à souhaiter la mort d'un autre enfant pour permettre au sien de vivre. Et cette fillette était venue, poussée par un destin plus implacable que celui d'Audrey.

Cette petite fille gît ici, quelque part, maintenue en survie artificielle pour que l'on puisse extraire de son corps les « éléments » nécessaires au salut d'Audrey. On fait circuler du sang récalcitrant, sans âme, dans ses veines mortes, dans des tissus déjà promis à la tombe, juste pour en prélever des pièces détachées, comme pour une foutue voiture en panne.

Et si l'on a mis un sursis au retour de cette jeune chair à la terre, c'est pour sa fille, pour Audrey.

Pour Audrey... Audrey... Christiane se sentit vaciller dans le néant. L'oubli lui vint comme un bain

tiède, engourdissant les articulations surchauffées de son imagination. Dans son sommeil, Christiane se tourna sur le côté, un bras arrondi

devant son ventre, comme pour réchauffer un petit chat qu'elle n'aurait pas vu sortir du lit.

Elle se réveilla en sursaut. Elle se redressa brusquement sur les coudes, complètement paniquée.

L'ombre d'un instant, elle ne sut plus où elle se trouvait. Ce lit métallique, cette chambre... Et puis l'épouvante la cueillit comme un méchant coup de bélier à la poitrine. Un vertige lui noua les tempes dans un éblouissement de terreur.

Audrey... — Mais quelle heure est-il ? Elle chercha l'interrupteur dans l'obscurité, tâtonnant désespérément

autour de la tête du lit. Elle le trouva soudain et appuya dessus de toute ses forces. La lumière blanche et froide des néons l'inonda alors en tremblotant, donnant à la chambre un relief inquiétant.

Six heures et demie... Est-ce terminé ? Comment va-t-elle ?

Christiane se leva et passa hâtivement ses vêtements de la veille. 134

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Cinq heures ! Brillac avait dit cinq heures ! Et il y en avait bientôt sept qu'elle dormait comme une masse ! Un gémissement lui échappa ; elle ne parvenait pas à enfiler une manche de son chemisier. Elle s'exhorta au calme, alors que la moindre de ses fibres lui hurlait de se précipiter. Elle oublia la blouse et se jeta dans le couloir, puis dans l'escalier quelle descendit en courant. Un de ses talons cassa net en arrivant au palier inférieur. Déséquilibrée, elle tomba dans les marches et se retint in extremis à la rambarde avant de basculer la tête la première contre les angles vifs du carrelage. Elle crut que son épaule allait exploser sous le choc. Son genou frappa violemment le sol et elle cria de douleur, les cuisses râpées jusqu’au sang. Elle se releva immédiatement, tremblante de la tête aux pieds.

Le souffle court, elle descendit le reste de l'escalier plus lentement en tenant la rampe à deux mains jusqu'au deuxième étage. Arrivée sur le palier, elle tourna à gauche et poussa la porte qui la séparait de l'accès au service chirurgie. Face à elle, à l'autre extrémité d’un interminable couloir, une autre porte s'ouvrait sur quelques chaises rassemblées.

La salle d'attente du bloc... Christiane s’appuya en boitant contre le mur. Son genou l'élançait

douloureusement jusqu'à l'aine. Portée par l'angoisse, elle musela sa souffrance avec une seule idée en tête : voir Audrey.

Les yeux braqués droit devant elle, elle progressa au ralenti, comme si ses jambes pesaient une tonne chacune. De l’autre côté du couloir, les chaises oscillaient dans l’espace comme pour l’hypnotiser.

Parvenue devant la porte de la salle d’attente, elle hésita, terriblement impressionnée par le silence qui régnait dans la pièce. L'odeur qui flottait dans l'air était la même que celle qui l’avait écoeurée dans le bureau de Brillac. Elle représentait aujourd'hui ce qu'elle haïssait par-dessus tout. Elle fut soudain persuadée qu’elle ne pourrait jamais l’ôter de ses narines, qu’elle était entrée en elle pour l’éternité.

Il s'agissait de l'effroyable relent de la mort en sursis, la pestilence du futur cadavre en attente...

Christiane crispa les doigts sur son sac, le brandissant devant son abdomen comme un ultime bouclier. Son esprit lui disait d’avancer, mais ses jambes restaient clouées au sol. Elle s'arracha avec difficulté à son inertie et pénétra dans la salle, découvrant alors une femme habillée de noir blottie au fond d'un vieux fauteuil en rotin. Une double porte battante décorée d'un gros panneau de sens interdit fermait l'accès de la salle vers le bloc lui-même. Une table basse, quelques revues de mode et d'actualités, une poignée de sièges...

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Les deux jeunes femmes se dévisagèrent mutuellement. Christiane fit un pas en avant et l'inconnue en noir se leva, esquissant un pâle sourire qui donna un semblant de vie à son visage blême. Son regard était froid et noir comme la nuit, vidé par les larmes versées et à venir.

— Vous êtes la maman de la petite Audrey, n'est-ce pas ? Christiane hocha la tête, incapable de prononcer un seul mot. Elle avait

compris. Elle savait sans l'ombre d'un doute qui était cette femme. Avant même qu’elle ouvre la bouche pour le lui dire d’une voix chargée d’émotion.

— Je suis Armelle Denis, la mère de Clarisse. Armelle se rassit et ferma les paupières, visiblement bouleversée.

Christiane restait immobile, pétrifiée à la vue de cette personne qui n'était rien pour elle la veille encore, et qui aujourd'hui donnait les reins de sa fille pour sauver la sienne.

— Je vous en prie, asseyez-vous, Madame Jombret. Je... Je n'aurais pas dû venir, je le sais. Le docteur Brillac me l'avait formellement interdit, mais... Je voulais savoir, vous comprenez ? Je suppose même qu'il est déplacé que je sois venue ce matin, mais je n'ai pas pu faire autrement. Clarisse est… était…

Sa voix se brisa sur ces mots et elle enfouit son visage dans son mouchoir. Christiane s'approcha d'elle et prit lentement place sur un siège à ses côtés. Sa gorge était devenue soudain très sèche. Au plafond, un néon fatigué grésillait comme un insecte prisonnier dans une boite. Il fallait qu’elle dise quelque chose à cette femme.

Il le fallait. — Madame, je... Je ne sais pas comment vous remercier pour ce que

vous avez accepté de faire pour Audrey. Je ne suis pas certaine que j'aurais eu ce courage dans les mêmes circonstances... Je...

Christiane se tut subitement. Armelle venait de relever la tête, et elle ne l'écoutait plus. Son regard fixait l'autre bout de la pièce, où Brillac venait d'apparaître.

Elles furent debout dans le même élan. Le médecin pénétra dans la salle d’attente l'air harassé, épuisé par des heures de tension nerveuse ininterrompue.

Il s'arrêta net en découvrant les deux femmes ensemble. Il les observa l'une après l'autre, semblant chercher quelque chose qu'il ne comprenait pas.

— Docteur ? Christiane sentit son rythme cardiaque accélérer follement. Brillac la

regardait d’un air de chien battu, sans dire un mot. 136

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C’est alors que la certitude s’abattit sur elle comme un coup de marteau. — DOCTEUR ?? Elle avait crié. Le chirurgien baissa les yeux, vaincu. Immobile, envahie en quelques secondes par une horreur indicible, les

deux mains jointes devant sa bouche qui s'asphyxiait, elle fut prise de tremblements convulsifs. Dans son bras gauche, une douleur fulgura comme un coup de poignard.

Armelle Denis intervint d'une voix blanche : — Que s'est-il passé, docteur ? Que s'est-il passé ? Brillac écarta les bras dans un signe d'impuissance. — Une hémorragie s'est déclarée lors du transfert du deuxième rein. Les

tissus vasculaires étaient déjà très atteints, beaucoup plus que ce que je supposais d'après les examens... Elle n'a pas supporté le choc opératoire... Audrey est décédée, Madame Jombret, je suis désolé... Je n'ai vraiment rien pu faire. Je...

— Audrey ! Non... NON ! Les narines de la jeune femme se pincèrent, son visage perdit toute

couleur, puis elle porta la main à sa poitrine avant de s'effondrer sur le carrelage dans un bruit mou. Armelle Denis et le docteur Brillac n’eurent pas le temps d'esquisser le moindre geste pour la retenir.

Le chirurgien rangea un épais dossier dans une chemise à élastiques qu'il referma soigneusement et déposa sur le bord de son bureau.

— Tout y est, chère Madame : analyses de sang, bilan cardiaque complet, tout est parfait ! Je conserve tout cela très précieusement au cas où une nouvelle intervention serait nécessaire en urgence, mais ne vous inquiétez pas. Votre petite fille ne risque plus rien. Elle est bien solide à présent, grâce à ce don providentiel. Trois semaines après la greffe, il n'y a plus rien à craindre, je vous l’assure...

— Merci, répondit simplement la jeune femme. Elle se leva et serra la main du médecin. Ils échangèrent un regard gêné,

puis elle esquissa un sourire timide. — À propos… Votre fils a-t-il bien été libéré hier soir ? Le praticien toussota, l’air gêné. — Oui, et toutes les charges ont été abandonnées contre lui. Il s’en sort

de justesse, grâce à vous. Remerciez encore une fois votre père... enfin… je veux dire Monsieur le Commissaire. Je pense qu’il préfère que je ne le contacte pas moi-même, surtout en ce moment, mais je veux qu’il sache que je lui suis infiniment reconnaissant d'avoir su trouver si rapidement un

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assassin pour endosser le meurtre de ce pompiste, dans cette affaire sordide.

La jeune femme hocha la tête. — Ne nous remerciez pas, Docteur. Sans votre aide et votre compétence,

ma fille serait morte, déjà, si vous n’aviez pas déniché ce nouveau cœur compatible avec son groupe sanguin. Vous avez été extrêmement efficace. Comme toujours…

Le chirurgien la raccompagna à la porte de son bureau, l’air modeste. — Au revoir, chère amie. C’est gentil à vous d’avoir pensé aux fleurs,

pour l’enterrement de cette pauvre femme. Une crise cardiaque à trente ans, c’est souvent fatal… Quelle malchance, tout de même !

La jeune femme franchit le seuil de la porte, puis elle se retourna une dernière fois vers lui, un sourire éblouissant éclairant son visage.

— Pensez-vous… C’était bien la moindre des choses. Que ne ferions-nous pas pour nos enfants, n’est-ce pas ?

Elle chaussa ses lunettes noires, puis elle s’éloigna en lui faisant un petit signe amical de la main.

— Passez à la maison quand vous le voudrez, Docteur Brillac. Clarisse sera ravie de vous revoir…

(Cette nouvelle fait partie du recueil « Santé », collectif d’auteurs du Noir vendu au profit de la Fondation Maladies Rares, préfacé par Marina Carrère D’Encausse. Reproduit avec l’aimable autorisation des Éditions Mosesu.

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L'AUTRE, DANS LA MAISON D'A COTE

(1998)

Nos maisons, à l'autre et à moi, se touchent. On pourrait même dire qu'elles sont collées. La paroi qui les sépare est tellement mince que j'entends tous les bruits qui viennent de chez lui. Il ne peut ni manger, ni déféquer, ni faire quoi que ce soit sans que je le sache. Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce n'est pas très intime.

Je ne me souviens plus très bien lequel de nous deux est arrivé ici le premier. Parfois, ma mémoire a des trous... Mais ce n'est pas très important. L'essentiel, c'est sa présence.

J'aurais préféré que l'on ne divise pas l'espace en deux, c'est tout. J'aurais été plus à mon aise, et surtout j'aurais pu dormir à mon rythme, sans être dérangé.

Seulement l'Autre est là, et bien là. Pas moyen de le faire partir. J'ai essayé, mais ça n'a pas marché. Je n'ai pas l'impression qu'il s'en est rendu compte. En tout cas, il n'a pas l'air de m'en vouloir. D'ailleurs, je le soupçonne d'avoir tenté la même chose.

De temps en temps, je l'observe, à la dérobée. Je le regarde si intensément que j'en attrape le tournis. Quelque chose d'indéfinissable en lui me met mal à l'aise, et pourtant me fascine. Je ne peux pas m'empêcher de revenir encore et encore à mon poste d'observation, inlassablement. J'ai souvent le sentiment qu'il fait pareil de son côté. C'est difficile à dire, avec ses yeux toujours à moitié baissés.

Je n'ai pas le souvenir d'avoir eu un voisin plus crispant. Aussi présent et absent à la fois. Il faut dire que je n'ai pas grand-chose à faire d'autre ici que de le surveiller.

Le confort est assez spartiate dans ma demeure. De plus, on en a vite fait le tour. J'ai à peu près la place de m'allonger quand je le désire, mais guère plus. Et il est tout à fait hors de question de me mettre debout. La seule fois où j'ai essayé, j'ai bien cru que je n'arriverais pas à me retourner.

La seule chose à laquelle je n'aie rien à reprocher, c'est la nourriture. Elle est copieuse et l'on m'en donne régulièrement. De ce côté-là, je pourrais presque me sentir le sujet d'une réelle attention particulière. Je me

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demande bien pourquoi, puisque l'on me laisse si peu de liberté de mouvement.

Quand l'Autre fait mine de s'endormir, dans la maison d'à côté, je balance un bon coup de pied dans la cloison, histoire de lui rappeler qu'il n'est pas tout seul. Je n'aime pas quand il ronfle. Ça me gêne pour réfléchir.

De temps à autre, on reçoit une visite. Enfin, quand je dis on reçoit... Disons qu'elle s'arrête derrière la porte et qu'elle y frappe plusieurs fois avant de s'en aller. Et l'on ne sait jamais si elle vient pour lui ou pour moi !...

Elle n'est jamais entrée. On n'a pas dû la laisser s'approcher plus près de nous. On doit être quelque chose comme des pestiférés, l'Autre et moi. Je ne sais pas qui vient nous voir, mais j'ai souvent comme un pressentiment, un drôle de pressentiment... Je me dis qu'on ne nous enferme pas comme ça pour rien, sans raison...

Il me semble que plus le temps s'écoule, plus je suis à l'étroit chez moi, mais je suppose que c'est un sentiment normal quand on est confiné pendant assez longtemps au même endroit. L'essentiel de mes jours, je le passe à me nourrir, à somnoler, à regarder, écouter.

À attendre... Malgré la faible lumière qui règne ici, il y a toujours quelque chose qui

attire mon attention. Et 99 fois sur 100, c'est l'Autre... Il faut dire que quelque chose en lui me laisse perplexe. Il y a, quand je le détaille avec insistance, comme un sentiment de « déjà vu » qui m'envahit. Comme si je le connaissais intimement sans le savoir, comme si nous savions tout l'un sur l'autre sans nous être jamais parlé une seule fois depuis que nous sommes ensemble.

Parfois, je sens nos esprits qui se touchent alors même que nous nous tournons le dos, et je ne suis pas certain d'aimer cela. Je ne sais pas vraiment lequel cherche à sonder l'autre, mais chacun laisse la porte de ses propres pensées fermée à toute intrusion.

C'est aussi bien ainsi. Il me déplairait fortement qu'il puisse lire dans les miennes, même si je me doute qu'il en a une idée assez précise, puisque nous sommes plongés en permanence dans une promiscuité totale. En fait, j'essaye de l'ignorer alors que je ne peux qu'être pleinement conscient de sa présence dans mon environnement immédiat.

Un jour viendra où je partirai. Je le sais, je quitterai définitivement cet endroit exigu pour des horizons nouveaux où une autre vie m'attend. Je laisserai cette cellule derrière moi, et l'Autre disparaîtra de mon existence.

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J'attends ce moment sans impatience. Il viendra. Je le sens au fond de moi, comme une eau qui court vers l'aval. C'est inscrit en moi.

De temps en temps, je regarde mes doigts et j'essaye de compter le temps qu'il me reste à faire, mais je finis par laisser tomber, car je m'embrouille facilement les idées. L'Autre y pense également. Je l'ai vu compter, lui aussi. Que pouvait-il calculer d'autre ? Alors, en silence, je le scrute.

Lequel d'entre nous partira le premier ? Finalement, je préférerais que ce soit lui. Je récupérerai peut-être un peu

de place, mais en tout cas ce sera plus calme.

Il y a des jours, comme aujourd'hui, où j'entends des bruits bizarres, lointains, assourdis par la distance. Des jours où je m'éveille pétri d'angoisse avec La Peur au ventre.

La Peur de décrocher. Je me concentre alors le plus fort, le plus violemment que je peux. Si

c'est une lutte à mort entre l'Autre et moi, je ne le laisserai pas prendre l'avantage. Je me battrai jusqu'au bout. J'userai mes forces jusqu'à la trame pour lui survivre.

En ce moment, il est inquiet, comme moi. Il fait le gros dos, les bras collés entre les jambes. Il a pris une position de repli qui le rend un peu pitoyable. Je vais pour me moquer de lui, mais à ce moment, des vibrations, des sonorités inconnues me proviennent de partout. Des résonances mystérieuses se propagent au milieu de ce qui ressemble à des déchirures. La maison tremble sur ses bases, me secouant de plus en plus fort par vagues irrégulières. Pendant les brèves périodes d'accalmie, j'ai même l'impression qu'elle pulse, qu'elle se contracte, comme si elle ne voulait plus de moi.

L'Autre a les yeux grands ouverts, cette fois, et il ne fait plus semblant de me voir. Il me jette un regard empli de terreur, et je la ressens aussi fort que celle qui grandit en moi. À présent, des fissures apparaissent dans les murs, des lézardes qui se faufilent à vue d’œil en faisant éclater la paroi. Des morceaux se détachent de tous les côtés ; tout part en lambeaux autour de nous. Nos maisons sont en train de s'effondrer !

Un craquement sinistre éclate sous moi et je contemple avec stupeur le plancher qui s'ouvre sur un trou béant dont les bords se fendillent. Je me recule dans le recoin le plus épargné, essayant de m'éloigner du trou qui s'agrandit à une vitesse sidérante. Bientôt le sol disparaît entièrement, entraînant tout ce qui n'est pas fixé quelque part. Je m'accroche comme je

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peux, résistant au flux qui arrache à ma vie tout ce que j'ai connu depuis que je suis là.

L'Autre me regarde désespérément. Il est devenu d'une vilaine couleur blanchâtre. Des spasmes le secouent malgré lui et l'affaiblissent. Il se cramponne aussi, mais le tuyau qu'il tient serré dans ses mains se désagrège aussi. La cloison qui nous séparait a maintenant complètement disparu, emportée dans l'éboulis qui s'écoule par le sol éventré. Nous nous tenons tous les deux aux dernières parois qui restent, agrippant nos doigts à tout ce qui peut servir à nous retenir. Tout à coup, nous ne sommes plus étrangers l'un à l'Autre. Nous vivons le même cauchemar. La même angoisse nous réunit.

L'une de ses mains lâche prise et je le retiens juste avant qu'il ne soit précipité dans le trou. J'ai attrapé son poignet et je le serre très fort, mais mes doigts sont poisseux et je le sens glisser. Mon avant-bras devient très vite douloureux, tant je me contracte, mais ses phalanges m'échappent une à une.

Soudain, sa prise cède et il va pour crier, mais sa langue est collée à son palais par un accès d'épouvante. Il ouvre grand la bouche dans un hurlement muet et il s'enfonce d'un seul coup dans le gouffre noir sans me quitter des yeux.

Je retrouve une aspérité qui tient encore un peu et je reprends mon souffle en économisant les forces qui me restent, surveillant les fissures qui progressent toujours, de plus en plus vite, de plus en plus ramifiées dans un réseau d'entrelacs inextricables. De grands pans de nos maisons s'écroulent encore dans un bruit mou écœurant. Je sais que je ne vais pas tarder à être happé, moi aussi. Les derniers murs debout s'effritent à une vitesse hallucinante. À présent, la sensation diffuse que mon monde se contracte est devenue une réalité indiscutable. Des coups violents se transmettent jusqu'à mes membres engourdis, rendant mon équilibre provisoire encore un peu plus précaire.

Au-delà des murs dévastés, j'ai la surprise de découvrir d'autres cloisons, d'autres couleurs, plus lointaines. Mais même en tendant les bras le plus loin possible, je ne pourrai jamais y parvenir. Et pourtant, là-bas, il n'y a pas une fissure visible, pas l'ombre d'un dégât quelconque. Tout est en excellent état, mais hélas hors de ma portée...

J'avoue que j'aimerais bien comprendre, avant d'être englouti à mon tour, ce qui se passe dans mon petit univers qui est en train de mourir sous mes yeux... Il est vrai que je n'ai sûrement pas décidé tout seul de m'installer dans cet endroit à demeure, mais j'aurais préféré m'en aller dans d'autres

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conditions. Qui donc a décidé pour nous de notre destin, de cette fin misérable qui ne nous laisse aucune chance de survivre ?

Il ne reste pratiquement plus rien de mon ancien logis. Le trou est immense. Je tente un dernier sursaut en cherchant à caler mes pieds pour me soutenir, mais je n'en peux plus. Une brusque secousse venue des profondeurs m'arrache à la paroi. J'ai un ultime regard pour cet endroit où j'ai vécu aussi loin que me portent mes souvenirs, puis je m'engouffre dans les ténèbres. Un sentiment de panique totale m'envahit tandis que je surnage parmi les morceaux de ma cellule qui me suivent dans ma chute.

Soudain, une lumière aveuglante apparaît sous mes pieds. Elle provient d'une ouverture où se termine le couloir où le trou m'a projeté. Désespérément, j'essaye de me raccrocher une nouvelle fois quelque part, mais c'est peine perdue ; la paroi est parfaitement lisse.

Sous mes pieds, l'ouverture s'agrandit. Je m'arc-boute, affolé. Mais où donc est passé l'Autre ?

Inexorablement, mes forces diminuent. Rien n'est plus affreux que ce que je ressens à ce moment-là. Mes deux pieds passent d'un seul coup à travers la faille qui me bloque aux hanches. Je tâtonne autour de moi dans l'espoir impossible de trouver quelque chose qui puisse arrêter cette descente fatale, mais mes recherches restent vaines. Et puis à ce moment, je réalise avec angoisse que mes orteils ne touchent plus rien du tout ! Je vais tomber dans le vide !

Mais alors que je crois être arrivé au bout de l'horreur, une chose pire encore se produit : je commence à étouffer ! Un voile gluant s'est coincé dans ma gorge, et je n'arrive pas à le recracher. Je m'enfonce un doigt dans la bouche pour me libérer de cette substance gélatineuse épaisse et collante, et mon corps s'enfonce dans l'ouverture jusqu'aux épaules. Une autre secousse et je ne tiens plus que par la tête et les mains, submergé de morceaux disparates de ce qui reste de nos maisons et qui s'évacue dans le même gouffre que moi.

Je me sens devenir mou, à bout de résistance. Alors, quelque chose d'énorme, un contact chaud et puissant, se referme sur mon corps abandonné. Ensuite, tandis que mes dernières forces me désertent, la Chose tire et m'arrache dans un gargouillis à la faille qui s'obstrue derrière moi.

J'étouffe toujours, et je garde les yeux fermés sous la clarté aveuglante qui passe à travers mes paupières closes. Un coup soudain et violent dans mon dos me fait tousser. Un second coup décoince le bouchon dans mon

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larynx. Un troisième coup et je crache enfin le lambeau ensanglanté que je n'avais pas réussi à m'enlever.

Je réalise à ce moment-là que je ne tombe plus. La Chose qui me tient a arrêté ma dégringolade dans les profondeurs. À ce moment-là, je ressens une intense brûlure au ventre. C’est comme si l’on m’avait coupé le dernier lien qui me restait de ma maison. Cela suffit à concentrer mon énergie une dernière fois, et je sens enfler dans ma gorge un pur cri de peur, un hurlement comme je n'en ai jamais poussé de toute ma vie. Et tandis que je crie, un élément inconnu se faufile dans mes poumons en sifflant doucement, et sa douceur me prend par surprise.

Je le goûte avec le nez, avec la bouche. Cela me grise un petit peu, puis finit par me calmer tout à fait. La Chose me transporte avec précautions, je sens que sa prise s’est relâchée. Bientôt, une tiédeur très agréable me coule dessus dans un doux clapotis. Puis une surface sèche me recouvre complètement, et la Chose me dépose dans ce que reconnais enfin comme ressemblant à mon ancien monde : une nouvelle maison !

Je tends les doigts, mais les recule aussitôt. La paroi est dure et froide, et parfaitement transparente. Et c'est là, à travers elle, que je le vois. L'Autre ! Il est allongé, comme moi, et il me dévisage d'un air stupéfait. Son corps est recouvert d'une étrange matière blanche, la même que celle dont on m'a enveloppé.

Il est là, encore, dans la maison d'à côté. Il sourit. Quelque chose me dit que nous n'avons pas fini de nous voir...

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LA HUITIÈME EXPÉRIENCE

(2000)

— Il y a bien longtemps que notre assemblée n'avait eu à se réunir en ces lieux, dit Premier de sa voix grave et sonore voilée par la poussière des siècles.

Un acquiescement muet collectif lui répondit de chaque côté de la table de pierre. Seul, face à lui, le siège de Huitième était vide, dressant tristement son dossier de cristal terni que rien ne saurait jamais plus raviver.

Premier soupira longuement, après un instant d'émotion pure qu'aucun ne brisa, car chacun le partageait.

Second se leva et vint appuyer une main fraternelle sur l'épaule de Premier. Une vague de chaleur bienfaisante envahit aussitôt celui-ci. Il se redressa imperceptiblement. Alors Second se détourna et revint s'asseoir à sa place au milieu du silence que son pas feutré accentuait.

— Vous savez tous que je considère la disparition de Huitième comme de ma seule responsabilité, reprit Premier. Si l'expérience qu'il tentait sous ma conduite a eu raison de lui, c'est que j'avais placé dans ses mains un outil bien trop dangereux pour un utilisateur somme toute novice.

Quatrième intervint : — Personne ne nie votre responsabilité, mais de nombreux cycles se

sont écoulés depuis que nous avons décidé de mettre nos travaux en commun. Je ne vois pas pourquoi vous supporteriez seul le poids de cette erreur qui a été fatale à notre benjamin, alors que la communauté avait donné son accord plein et entier pour conduire la Huitième Expérience.

Cinquième poursuivit : — La Huitième Expérience était de loin la plus achevée, la plus décisive

de toutes, car elle amenait des possibilités d'évolution accélérée, contrairement aux précédentes. Elle nous offrait à tous un champ de travail et de recherche unique en diversité. J'avais voté pour sa mise en œuvre. Je partage donc l'avis de Quatrième et votre responsabilité, Premier.

Troisième se leva à son tour. — Je pense que Second, Sixième et Septième sont du même avis, et moi

aussi. Cet échec n'est pas le fait isolé de l'un d'entre nous, mais la 145

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malheureuse conséquence d'un risque patiemment calculé, évalué, soupesé et décortiqué dans ses moindres détails par l'ensemble du comité.

Les trois interpellés hochèrent la tête sans mot dire. Ils étaient, bien sûr, d'accord. Mais Troisième n'avait pas terminé.

— Je crois qu'il est à présent nécessaire de stopper l'expérience de Huitième sans attendre.

Un murmure général lui répondit. Sixième haussa la voix pour se faire entendre.

— Allons-nous anéantir d'un coup ce travail énorme qui a demandé tant d'efforts ? Ne pourrait-on modifier quelques données des composants principaux, et poursuivre ainsi l’œuvre de Huitième dans son esprit initial ?

Sa voix résonna un instant dans le vide et tous baissèrent le front. — Il aura finalement disparu pour rien, si ce qu'il a entrepris parmi nous

tombe en poussière... ajouta-t-il tristement en désignant le siège inoccupé. — Troisième a, je pense, la vision la plus juste de la situation. Second se leva, après que tous aient tourné leurs regards vers lui. Un

silence immédiat et respectueux s'était cristallisé autour de la table sans âge. Premier et Second étaient les deux cofondateurs de la communauté. La force des huit n'existait que par les liens qu'ils avaient réussi à tisser entre eux, unifiant en harmonie leurs caractères si différents. Lorsque Second parlait, c'était leur âme qui se matérialisait en lui. Leurs identités s'y confondaient, comme dans un terreau sacré.

— Le travail de Huitième était ambitieux et passionnant. Nous n'avions jamais été aussi loin. Il nous a tous investis par sa fougue et son talent, et son imagination extraordinaire n'avait pas d'égal. Peut-être est-ce là ce qui l'a perdu car je crois, à la lumière de ses notes, qu'il a trop anticipé sur les phases normales d'évolution de son Expérience. Il a laissé sa chimie grandiose échapper à son contrôle… et la créature qu'il avait engendrée a pris sa place !

Second laissa planer un instant sa phrase au-dessus des visages tendus de son auditoire, puis il soupira.

— Il nous faut renoncer à la Huitième Expérience, avant que cette regrettable erreur ne nous détruise les uns après les autres. Il y va de la survie de notre ordre éternel.

Ses paroles résonnaient sombrement entre les murs de granit de la Salle du Conseil. Lorsqu'il se tût, le silence collait à la pierre. Un gouffre noir ouvrait sa gueule béante à leurs pieds, et Second venait de leur en faire prendre la mesure.

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C'est alors que Septième, qui jusque-là avait écouté sans un dire un mot, se leva à son tour.

— J'ai très souvent travaillé sous les directives de Huitième à la mise au point de la dernière Expérience. Sa créature sera effectivement notre perte si nous ne supprimons pas immédiatement son espèce jusqu'au dernier représentant dans notre monde. Notre laboratoire fonctionnait à merveille avant qu'elle n'y soit introduite. Depuis, son comportement systématiquement agressif envers l'extérieur l'amène à dévaster tout ce que nous avions mis en place de longue date, toute cette beauté qui suivait sans histoires ou presque le cours naturellement planifié des choses. Nul ne peut prévoir jusqu'où la créature ira dans sa démesure maintenant que, en lieu et place de Huitième, elle a inventé la Vie. Aussi incroyable que cela puisse paraître, elle a réussi à synthétiser l'essence même de Huitième, et c'est pour cela qu'il n'existe plus à présent. Songez au pouvoir latent que cet être possède. Quel dérisoire obstacle ferons-nous face à ce monstre s’il lui prend l’audace de vouloir nous égaler, voire de nous anéantir ?

Septième prit une profonde inspiration. Le silence était total. — Ni l'Espace, ni le Temps, ni l'Air, ni la Matière, ni le Mouvement, ni

la Lumière ne l'arrêteront plus. Ni même, je le crains, le Grand Savoir. Ce disant, il s'inclina devant Second qui lui rendit son salut avec respect. — Chacun d'entre nous suivra Huitième dans la même désintégration... Septième se tut. Les membres du Conseil écoutaient vibrer en eux leurs

noms anciens. C'était la première fois que l'un d'eux les prononçait depuis qu'ils y avaient tous renoncé lors de l'Union.

Premier, Quatrième, Cinquième et Sixième se levèrent lentement. Ils posèrent alors ensemble leurs mains sur la surface froide et polie de la Table. Second, Troisième et Septième les imitèrent avec gravité. Bientôt, ils se tinrent tous debout, parfaitement immobiles, statufiés dans la même concentration.

Une lointaine lueur rouge apparut dans les profondeurs opaques du plateau noir, dont les lignes parfaites semblaient s'estomper légèrement dans une brume évanescente qui sortait par vagues douloureuses de leurs corps.

— Voici le cœur de la Huitième Expérience, dit Septième. Huitième avait conçu une énergie centralisée, afin que chaque spécimen de sa créature puisse y brancher automatiquement ses propres connexions lors de sa conception.

Les sept observaient, attentifs, la formation d'une sphère translucide et écarlate où la lumière s'emprisonnait en bouillonnant.

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— Huitième avait pris la précaution d'entrer son Expérience en équation séparée des sept précédentes déjà introduites dans la Table. La disparition de la créature n'aura donc pas d'incidence sur le bon fonctionnement du reste du Laboratoire.

Ils se concertèrent du regard une dernière fois, puis Second tendit la main droite vers la boule dont les lentes pulsations éclairaient leurs visages de reflets ondulants.

— Allons, dit-il simplement. Leurs mains se joignirent en même temps au-dessus du globe irisé

d'éclairs. À l'intérieur de celui-ci, les couleurs pâlirent, peu à peu, et leurs

mouvements se ralentirent. Le cœur de la Huitième Expérience s'éteignit bientôt tout à fait, mais les

membres du Conseil ne séparèrent leurs mains que lorsque la sphère vide se fut totalement résorbée et que la Table eut repris son aspect lisse et sombre.

Premier leva alors les yeux vers Second. — Quel nom avait donc donné Huitième à cet être si terrifiant ? Second, l'air rêveur, laissait glisser ses doigts sur le dossier du siège de

Huitième, désormais vide à tout jamais. Il repensa à la joie avec laquelle celui-ci avait baptisé sa créature. Une joie qui s’était éteinte dans la noirceur la plus irrémédiable.

— L'Homme, murmura-t-il, comme à regret. L'Homme...

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L'ACCIDENT

(2000)

Bien que le mois de juillet soit déjà bien entamé, la nuit est froide et humide, et le courant d'air qui filtre par la vitre arrière cassée me glace la nuque jusqu'aux vertèbres. Une petite pluie de gouttelettes très fines se précipite sur le pare-brise après qu'un bref éclat des phares les a surpris dans l'obscurité. La route déroule ses anneaux comme un long boa silencieux et la somnolence me gagne, malgré la vitesse que j'impose à mon véhicule depuis bientôt deux heures.

Il est presque minuit. Machinalement, je me dis que c'est l'heure des informations. Mes doigts se tendent vers le poste, mais l'envie de conserver un silence rassurant dans la voiture l'emporte, m'empêchant de tourner le bouton. Je me masse doucement les yeux entre le pouce et l'index. La colère me revient et je n'aime pas ça. Quand je pense à ce salopard qui a défoncé la vitre arrière de ma Mercedes toute neuve, une rage folle me submerge. Et ce con ne m'a rien piqué. Même pas l'autoradio ni mes lunettes de soleil plaqué-or qui étaient restées sur le tableau de bord. Je crispe les mains sur mon volant. Ces petits enfoirés ne pensent vraiment qu'à saccager ce qui rend les autres gens heureux, pour le plaisir de détruire...

Je pensais pourtant qu'elle était en sécurité sur le parking de l'hôpital. Je ne suis resté absent que deux heures, le temps de la réunion avec mes collègues de la « Villa des roses », un lieu spécialisé dans...

— Merde ! Qu'est-ce que c'est que ça ? Je pile dans le crissement de mes pneus et je regarde derrière, mais je ne

vois plus rien que le halo rougeâtre de mes feux-stops. J'enclenche la marche arrière et la voiture recule lentement vers ce que j'ai cru apercevoir. Je m'arrête quelques dizaines de mètres plus loin, abasourdi, le regard happé par la petite forme couchée dans l'herbe baignée dans la lumière rasante des phares.

Je me précipite dehors et cours jusqu'au talus où je m'agenouille, le cœur battant. Mon cerveau me semble marcher à vide un instant. Une mèche de cheveux blonds sort d'un vêtement à capuche maculé de terre.

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Putain de merde ! Une petite fille ! Mes yeux scrutent les sombres profondeurs qui s'ouvrent à mes pieds au-

delà du remblai, faiblement éclairées par une lune blafarde. Il me semble voir luire un reflet au fond du petit ravin. Je retire ma veste et en couvre le petit corps qui m'a l'air très froid, puis je lui essuie le visage. Je prends la gamine dans mes bras et je lui parle doucement, tout en la ramenant dans la Mercedes où je la dépose sur le siège avant, juste à ma droite. Je dispose sur elle le plaid arrière pour tenter de la réchauffer puis, rassuré par son pouls que je sens moins faiblement, me semble-t-il, je reviens vers le ravin avec une lampe de poche que j'ai retrouvée dans le vide-poches.

Une grosse berline gît un peu plus bas, le nez enfoncé contre un sapin. Je glisse dans l'éboulis rocheux jusqu'à l'épave, mais il n'y a plus personne à l'intérieur. Seules quelques taches de sang sur le siège conducteur indiquent que celui-ci a été blessé, probablement par les éclats du pare-brise qui a explosé sous le choc. Ce gars-là doit avoir subi un sérieux traumatisme pour partir dans la nature en oubliant sa petite fille sur les lieux de l'accident. Je n'ai aucun moyen de savoir par où il s'en est allé. Le pays est vaste et désert, par ici. Il risque de marcher un moment avant de rencontrer quelqu'un. On le retrouvera sûrement demain, errant dans la campagne. Je vais avertir la gendarmerie.

Pour l'instant, le plus urgent, c'est la fillette. Il faut que je la conduise d'urgence dans un hôpital, car les soins que je pourrai lui prodiguer ne suffiront pas. Cahors n'est plus qu'à une trentaine de kilomètres. J'y serai rapidement. Je regarde la petite en démarrant ; elle ne bronche toujours pas. Je l'assieds un peu plus confortablement sur le siège et soudain elle ouvre des yeux fixes et immobiles. Rien de ce que je lui dis ne semble pouvoir détacher son regard d'un vide étrange que je sens en elle.

Plus j'y réfléchis, plus je trouve bizarre que l'impact ait pu la projeter en haut du talus alors que la collision a eu lieu en bas du ravin, à moins que sa fenêtre n'ait été ouverte au moment de l'accident, ce qui ferait remonter celui-ci en fin d'après-midi, quand le soleil était encore assez chaud pour cela. Mais alors, personne ne serait passé sur cette route depuis cette heure-là ? C'est insensé !

Enfin... Tout cela me fait tourner en rond pour rien. Alors, m'appliquant sur ma conduite, j'accélère le mouvement et je file à vive allure le long de la vallée du Célé.

Dans la courbe d'un virage plus accentué que les autres, la gamine glisse sur le dossier et se cogne la tête contre la portière. Je réalise avec effroi que je ne lui ai même pas passé la ceinture de sécurité. Cela produit un

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bruit creux sinistre qui m'alarme et je jette un regard inquiet vers elle. À ce moment, elle dit une phrase.

Une seule... Une terrible phrase ! J'entends alors un formidable éclat de rire retentir dans la voiture et,

dans le rétroviseur, un visage de dément aux yeux exorbités m'apparaît soudain. C’est alors que son hilarité se fige instantanément. Car ce visage, je le connais très bien : c'est le mien !

Ma moelle épinière se met à me picoter dangereusement. Je regarde à nouveau la fillette, des frissons plein le corps.

Un choc sous les roues avant me ramène à la route, mais un tout petit peu trop tard. Je sens la chaussée disparaître sous la voiture. J'ai juste le temps d'apercevoir la surface sombre de la rivière avant de plonger dans ses eaux noires...

Confortablement assis dans son fauteuil de service, l'inspecteur Marceau décrocha son téléphone.

— Commissariat, j'écoute... La voix chantante de l'agent Caligue se fit entendre. — Pardonnez-moi de vous déranger, inspecteur, mais on vient de nous

annoncer l'évasion d'un pensionnaire de la « Villa des roses », à Brillat, à une soixantaine de kilomètres de Rodez.

— La « Villa des roses » dites-vous ? — Oui, inspecteur. C'est un centre spécialisé dans les doux dingues, si

vous voyez. Ils ne sont pas bien dangereux, d'après le directeur du centre, mais ils pourraient poser quelques problèmes si on les laissait en liberté. Donc on les garde au frais de parents fortunés dans cette Villa.

— Dites-moi, Caligue, comment a-t-il réussi à s'échapper. Ça doit être bien gardé un endroit comme celui-ci ?

— Il y avait une réunion de psychiatres ce soir, à la Villa, pour un colloque, ou un truc comme ça. Le dingue a assommé l'un des médecins qui s'était rendu aux toilettes et a volé sa voiture sur le parking après avoir cassé la vitre arrière. Une des femmes de service l'a aperçu à ce moment-là. Elle a dit qu'il a eu un moment d'hésitation, puis qu'il est monté dans l'auto et qu'il a filé. Le temps qu'elle donne l'alerte, il avait déjà franchi les grilles d'entrée, en trompant les gardes avec son badge de toubib.

— Comment savait-il que c'était sa voiture ? — Il lui a piqué ses papiers, avec la carte grise. — Comment a-t-il démarré ? — Avec les clefs qu'il avait prises aussi...

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— Dans ce cas, agent Caligue, pouvez-vous m'expliquer pourquoi il a cassé la vitre arrière ?

Il y eut un léger silence. — Heu... ben… Parce qu'il est dingue, inspecteur ! Marceau tapota ses doigts sur son sous-main. — Bien, bien, dit-il. Pouvez-vous me laisser les coordonnées du

médecin victime de l'agression et celles de la Villa, je vous prie ? — Je vous les apporte, inspecteur. — Merci. Je les contacterai dans la matinée. Il est trop tard pour

aujourd'hui. Marceau raccrocha et poussa un long, un profond soupir. On était encore

loin de l'affaire du siècle. Il allait bien finir par demander sa mutation à Paris...

Au garage Lucas, la vie s'écoule tranquillement. Au fond de l'atelier, une voiture très endommagée vient d'être rangée, attendant son départ pour la casse.

« Les passagers ont eu une vraie veine du Bon Dieu, pense Marcel, le mécanicien. Mis à part le père qui a quelques coupures au visage, tout le monde s'en est sorti indemne. Et cette bagnole est dans un état ! Un miracle, quoi ! »

Il se penche sur le moteur lorsqu'une sonnerie aigrelette retentit dans un petit local vitré, séparé de l'atelier par une porte maculée de taches de cambouis. Il se redresse en grognant et trotte jusqu'au téléphone.

— Allô ? — Garage Lucas ? interroge une voix féminine. — Oui. Serait-ce Madame Colmer ? — En effet, Monsieur Lucas. Dites-moi, avez-vous déjà jeté un oeil à la

voiture ? — Bien sûr, Madame, répond-il en regardant l'épave tordue. Elle est

drôlement amochée, dites donc. Vous avez eu de la chance, croyez-moi ! — Oui, je crois que la Providence était avec nous ce soir-là. Gérard,

mon mari, précise-t-elle, a voulu éviter un chevreuil... — L'aurait mieux valu rentrer dedans, ça vous aurait coûté qu'une

calandre ! — Peut-être... Mais je vous appelle pour une chose bien précise,

Monsieur Lucas. Avez-vous regardé dans la voiture ? — Oui, bien sûr ! — Vous n’avez rien trouvé ? Le garagiste n'hésite pas.

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— Non, Madame Colmer, il n'y avait plus rien à vous. Avez-vous perdu quelque chose ?

— Oh oui ! Ma petite fille ne s'en remet pas. Pensez ! Une poupée de 90 centimètres que lui avait offert son parrain pour son anniversaire il y a dix jours. Elle est vraiment extraordinaire. Elle ferme les yeux quand on la couche, comme les autres, mais elle a une pile qui permet de mesurer son pouls pour jouer au docteur, et quand on lui donne une tape elle dit : « Non, Maman, pas de fessée, je ne ferai plus de bêtises, je te le promets ! »

Mais ne vous dérangez pas, Monsieur Lucas, elle a dû être éjectée de la voiture au moment de l'accident. Mon mari ira voir là-bas dans la matinée...

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COMME UN LUNDI

(2001)

Une brusque saute de vent s'engouffra sous le parapluie en lui cinglant ses jambes nues. Irina sentit le courant d'air frais se glisser sous sa veste légère et remonter jusqu’à ses épaules.

Elle frissonna et maugréa en serrant le col sur son cou. Ce mois de juin était vraiment complètement pourri. Elle avait commis l'erreur de s'habiller comme la veille sans consulter les prévisions de la météo pour la semaine. Les jours de soleil et de grisaille morne et pluvieuse se succédaient dans l'anarchie la plus totale depuis au moins un mois, désordre qu'Irina attribuait au trou grandissant de la couche d'ozone et à la prolifération des centrales nucléaires.

Luisantes de pluie, de nombreuses silhouettes se tenaient serrées sous les abris de verre, laissant vide le reste du quai où quelques flaques se formaient dans les irrégularités du bitume. Irina regarda sa montre et pesta une nouvelle fois. 7 h 15 ! Le train de 7 h 3 avait déjà douze minutes de retard. Comme si ce n'était pas suffisamment pénible d'aller au bureau un lundi sous la pluie !

Elle s'approcha du bord du quai et se pencha un peu pour essayer de l'apercevoir, mais les lignes brillantes des rails disparaissaient dans le crachin quelques dizaines de mètres plus loin. Plusieurs personnes firent de même, érigeant un mur de parapluies multicolores qui lui boucha la vue. Elle émit un soufflement énervé entre ses dents, toisant avec mépris le dos des intrus.

Elle finit par se rencogner contre un panneau publicitaire pour se protéger des rafales, tâchant de se résigner à attendre. Elle frissonna de nouveau. Très tôt déjà, la journée n'avait pas bien débuté. Elle s'était levée en retard à cause d'une panne de secteur dans la nuit qui avait déprogrammé son réveil. Elle avait ensuite été obligée de découper son tube de dentifrice avec une paire de ciseaux, car plus rien ne voulait en sortir en appuyant dessus. Existe-t-il quelque chose de plus agaçant que cela lorsqu'on est déjà en retard ?

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Pour finir, cette saleté de chien lui avait sauté dessus au moment où elle ouvrait le portail. Il avait heureusement été arrêté net par la chaîne qui l'attachait à sa niche, mais ses pattes n'étaient passées qu'à quelques centimètres à peine de son chemisier rose pâle. Ce cabot lui avait filé une de ces frousses ! Il vivait chez eux depuis presque trois semaines, mais elle n'arrivait pas à s'y faire. Elle ne comprenait pas pourquoi Raymond avait soudain ressenti le besoin d'avoir un chien, après vingt ans de vie sans animaux, et encore moins pourquoi il s'était entiché de celui-là. Il avait les oreilles pendantes comme des gants mouillés de chaque côté d'un nez court plein de cicatrices, et sa longue silhouette efflanquée semblait recouverte d'une serpillière de poils gris terne dont pour sa part Irina n'aurait même pas voulu comme paillasson.

Mais ce que Raymond voulait, Raymond l'avait. Cette horrible bestiole avait donc été investie des droits et devoirs du chien de garde. Elle se méfiait de son regard en biais qui lui donnait l'allure d'un faux jeton. Les premiers jours, elle n'aurait pas été étonnée qu'il essayât de la mordre, mais rien de tel n'était survenu. Peut-être manquait-il d'un peu d'agressivité pour être véritablement dangereux ? Irina avait été tellement effrayée par le bond du chien qu'elle en avait lâché son sac à main. Il était bien évidemment tombé dans la terre détrempée, au milieu des rosiers. Elle avait donc dû l'essuyer avec son mouchoir tout en trottant pour ne pas rater son bus.

Elle soupira et consulta l'horloge lumineuse : 7 h 18. Au moment précis où elle frappait nerveusement le sol à petits coups de talons, un bref coup de trompe retentit dans le brouillard, annonçant l'arrivée du train en gare. Les voyageurs émergèrent des abris et se répandirent sur le quai au milieu des froissements des parapluies qui se refermaient comme de grandes ailes de chauve-souris.

Irina joua un peu des hanches et des épaules pour se retrouver juste devant la porte lorsque le convoi s'immobilisa. Elle s'engouffra dans le wagon en jouant des coudes en avant de la marée humaine qui la talonnait, puis se dirigea vers l'une des banquettes où ses deux amies l'attendaient.

Lisa la héla de loin, avec sa discrétion habituelle, ce qui fit lever vers elle le regard désapprobateur d'un vieux monsieur à moitié assoupi. La jeune femme blonde était un peu trop boulotte et ses cheveux un peu trop noirs à la racine, mais sa bonne humeur s'avérait contagieuse. Irina vint lui faire les quatre bises d'usage, ainsi qu'à madame Gomez, une femme aux traits anguleux, les cheveux gris coupés très courts, aux lèvres perpétuellement pincées sur un pli amer. Elle était vêtue d'une robe terne et austère qui dissimulait mal son corps sans charmes. Ses mains s'affairaient

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toutes seules sur son tricot tandis qu'au-dessus des montures d'acier de ses lunettes elle inspectait chaque visage du compartiment.

Irina et Lisa travaillaient ensemble dans la même banque, mais madame Gomez était sous-chef de bureau dans un service du ministère de l'Économie. Elle les avait rejointes à la suite d'un jour de grève où elles s'étaient retrouvées bloquées à Paris sans train pour le retour du soir. Elles avaient dû partager un taxi pour rentrer chez elles et, par la suite, avaient pris l'habitude de voyager ensemble. Madame Gomez parlait assez rarement, mais toujours d'une manière incisive que lui enviait Irina. Elle aurait aimé, elle aussi, maîtriser ce ton cassant pour exprimer ce qui lui déplaisait. Tandis que celle-ci s'asseyait lourdement sur la banquette, Lisa donna un léger coup de coude à sa voisine.

— Alors Irina, comment ça va ce matin ? — Bof, comme un lundi... dit-elle en tâchant de caler son parapluie pour

éviter qu'il ne tombe sur le plancher sale. Lisa et madame Gomez échangèrent un regard de connivence pendant

qu'Irina se penchait sur son sac à la recherche d'un mouchoir. Cette réponse-là, elles la lui arrachaient tous les lundis depuis des mois, voire des années. Irina ne semblait pas consciente du jeu, ou bien elle s'en moquait. En tout cas, elle ne répondait jamais autre chose.

Durant le trajet jusqu'à la gare de l'Est, Irina énuméra à ses amies ses déboires du matin, qui compatirent à propos du chien. Ni l'une ni l'autre n'avait d'animaux, ni d'ailleurs n'en désirait. Elle se lança ensuite dans une critique cinglante des retards chroniques des trains, ce sur quoi elles étaient tout à fait d'accord. Aucune des trois ne remarqua l'homme vêtu de noir qui était assis juste derrière Irina, lui tournant le dos. Il se tenait immobile, les yeux fermés, et il souriait. Curieusement, alors que le train était plein, personne ne s'était installé près de lui, et aucun des nombreux voyageurs debout n'avait même l'air d'avoir seulement aperçu les cinq places vides.

Lorsque le train s'arrêta au terminus, il resta assis, toujours souriant, les yeux clos, seul. Personne ne vint lui secouer l'épaule pour le réveiller.

Lorsque le contrôleur traversa les rames avant de quitter son service, il ne fit pas plus attention à lui.

Irina vécut une journée harassante, le travail étant particulièrement dense ce jour-là. Son chef de bureau, monsieur Tournier, l'appela au moins dix fois pour qu'elle s'occupe en urgence d'un dossier. Elle eut à peine le temps d'aller déjeuner. Lisa et elle se retrouvèrent à une seule occasion ensemble à la machine à café, mais l'arrivée intempestive du patron les empêcha de discuter plus longtemps.

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Lorsqu'elle quitta son bureau, à 16 h 30, elle était vidée de toute énergie. Elle avait un goût acide dans la bouche. C'était un relent qu'elle connaissait bien : celui du premier jour de la semaine. Elle acheta son programme de télévision hebdomadaire et le parcourut en rentrant seule chez elle, Lisa l'ayant laissée afin de faire des courses pour son anniversaire de mariage.

Irina l’avait quittée en haussant les épaules. Il y avait belle lurette qu'elle et son mari ne fêtaient plus le leur. Raymond avait oublié la date deux années de suite, et elle avait fini par se sentir lésée de lui faire un cadeau à chaque fois et de ne jamais en recevoir. L'année suivante, ils avaient donc oublié tous les deux. Elle s'était offert un manteau, et l'affaire en était restée là.

Irina était perdue dans ses pensées quand elle poussa le portail de son jardin. Le cliquetis de la chaîne qui se déroulait ne parvint à sa conscience qu'un tout petit peu trop tard. Le chien fut sur elle avant même qu'elle puisse esquisser le moindre geste pour se protéger, appuyant de tout son élan deux grosses pattes boueuses sur sa veste beige clair. Elle manqua de tomber à la renverse et se rattrapa in extremis à la barrière en poussant un hurlement de frayeur. Le chien n'avait pas aboyé, pas non plus montré les dents. Il lui était tombé dessus en traître, silencieux comme un spectre.

Alors qu'il rentrait dans sa niche, le regard fuyant et la queue arquée dissimulée entre les pattes, elle tenta de reprendre le contrôle des battements désordonnés de son cœur. Raymond apparut à la fenêtre de la cuisine, au premier étage, l'air désapprobateur. Elle se força à ravaler sa rancœur, désireuse d'éviter un nouvel affrontement inutile. Elle s'occuperait de cela plus tard, se promit-elle. Elle devait avant tout minimiser l'incident et détacher sa veste dans les plus brefs délais avant que la terre ne s'incruste dans le tissu.

Aucun des deux ne fit allusion à l'incident durant la soirée. Irina eut un soupir mental de soulagement lorsqu'elle régla son réveil pour le lendemain matin et éteignit sa lumière pour dormir. Depuis de nombreuses années, Raymond et elle faisaient lits à part pour plusieurs raisons, la principale étant que depuis longtemps ils ne partageaient plus que le sommeil dans leur chambre. De plus, Irina avait l'habitude de se couvrir de deux couettes, ce que ne supportait pas son mari. Comme il passait également ses nuits à se retourner et à péter, elle avait fini par avoir gain de cause, et un lit à elle seule.

Elle plongea dans l'inconscience avec volupté et dormit sans rêves jusqu'à l'aube.

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Le lendemain, elle se leva un peu en avance et prit tout son temps pour déjeuner. Elle arriva à la gare plus détendue que la veille, le chien étant resté dans sa niche. Le train entra en station à l'heure, mais une déception l'attendait : Lisa et madame Gomez n'étaient pas à leurs places habituelles.

Elle s'installa contre la vitre, serra son sac sous ses bras et ferma les yeux. Elle n'aimait pas voyager seule et cela l'irrita et la mit mal à l'aise. Le convoi s'ébranla lentement, par à-coups désagréables. Irina tenta en vain de se caler plus confortablement. Elle se demanda avec une pointe d'agacement pourquoi ses amies étaient absentes en même temps, ce qui ne s'était jamais produit jusque-là. Elle finit par baisser les bras devant les multiples suppositions que son imagination lui proposait en vain les unes après les autres. Elle laissa alors ses pensées dériver vers son travail de la journée qui l'attendait au bureau. Tous ces bordereaux, ces piles de documents à classer, à vérifier les signatures, à répertorier, à renvoyer... Comme tous les jours... tous les jours...

Irina sombrait dans une sorte d'abandon proche du sommeil. Ses doigts se détendirent peu à peu, laissant glisser son sac à main qui tomba sur le sol avec un bruit sec. Elle sursauta et mit quelques instants à réaliser qu'un homme, assis face à elle, lui souriait en lui tendant son bien. Il était habillé très sobrement, tout en noir. Comme un curé… Quelque chose en lui suggérait une sorte d'aristocratie décontractée. Seule la cravate pourpre sur la chemise anthracite dénotait un goût assez original. Ses chaussures cirées avaient l'air polies comme du métal. Son visage mince et très soigné revêtait une beauté sans âge, presque surnaturelle.

Irina se sentit intimidée par les yeux verts de l'inconnu. Elle le remercia gauchement, bredouillant quelques mots indistincts.

— Je vous en prie, Madame, c'est tout naturel, lui dit-il d'un ton léger, mais dans lequel elle crut discerner une nuance d'ironie.

Irina serra les jambes et lissa sa jupe d'un revers de main nerveux. Elle fit semblant de chercher quelque chose dans son sac puis y renonça, gênée de se sentir idiote. Elle essaya de concentrer son attention sur le paysage, mais elle savait qu'il l'observait, amusé.

Elle songea à son travail, à ce qui l'attendait aujourd'hui dans son casier, au repas de midi avec Lisa, en pure perte. Ses pensées revenaient vers l'inconnu bizarre assis devant elle.

— Irina... Elle tressaillit violemment. L’homme la dévorait du regard. — Mais... Comment connaissez-vous mon prénom ? dit-elle avec

effarement. Le sourire de l'homme s'accentua.

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— Je connais beaucoup plus de choses sur vous que votre prénom, Irina Ergdovan, assura-t-il d'une voix lente et étrangement basse.

Irina eut soudain une urgente envie d'uriner. Elle dut faire un intense effort sur elle-même pour dominer son anxiété.

L'homme se pencha vers elle et il ajouta sur le ton de la confidence : — Je sais en particulier que vous n'aimez pas les lundis... Vos lundis,

plus exactement, n'est-ce pas ? Complètement décontenancée, Irina resta muette, hypnotisée par les

yeux couleur d'émeraude qu'elle sentait fouiller dans son cerveau, comme si l'on y ouvrait et refermait des tiroirs à la recherche d'un document égaré.

— N'est-ce pas la vérité ? Elle ne répondit pas, pétrifiée par l'angoisse qui se distillait petit à petit

dans son esprit comme un alcool fort au creux d'un alambic. — Dites-le-moi, Irina. Je veux l'entendre de vos propres lèvres. La voix était devenue plus autoritaire, tout en conservant un côté

narquois très déplaisant, mais elle eut tout à coup envie de parler. — Oui, c'est vrai, s'entendit-elle répondre. L'homme reprit sa position décontractée et il croisa les jambes. — Voilà qui est bien. Il se plissa plusieurs fois la lèvre inférieure entre le pouce et l'index,

prenant tout son temps. — J'ai une proposition à vous faire, dit-il enfin d'un ton redevenu

avenant. Irina se sentait comme un insecte qui vient juste de poser les pattes sur

les fils poisseux d'une immense toile d'araignée sur lesquels des vibrations lointaines se rapprochent.

— Une proposition qui n'a rien de malhonnête, je vous assure, poursuivit-il avec un léger geste de dénégation nonchalante, comme si elle avait émis la moindre protestation. Que vous êtes libre d'accepter ou de refuser, bien entendu...

Il se pencha de nouveau vers elle et ajouta, la prenant à témoin : — Tout le monde a droit au bonheur selon sa propre vision des choses,

ne pensez-vous pas ? Elle hocha mollement la tête. — Je peux vous aider à concrétiser le vôtre, Irina... (... Et vous le mien...) Avait-elle vraiment pensé qu'il allait dire cela ? Il sortit une mallette en inox de sous la banquette et la posa sur ses

genoux. Il en pressa la serrure et l'ouvrit face à elle. Irina ne put s'empêcher de regarder à l'intérieur et laissa échapper une exclamation de

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surprise. Elle ne vit pas le sourire de l'homme s'agrandir, dévoilant des dents aiguës.

— Il y a là dix millions d'euros, dit-il très lentement pour que chaque syllabe soit parfaitement intelligible et atteigne l'entendement saturé d'émotions d'Irina, dix millions en billets de 500.

— Mais, s'écria-t-elle, je... je... — Attendez la fin de mon offre, voulez-vous ? la coupa-t-il. Elle se tut docilement, dominée par l'autorité qui émanait de lui. — Je vais vous dire ce que je veux, Irina. Vous menez une vie morne

sans intérêt, entre un métier ingrat, que vous exercez pour survivre, et un mari dominateur, indifférent et stérile avec lequel vous n'avez jamais pu avoir d'enfant. Chaque jour est identique au précédent : long, ennuyeux et sans but. Vous faites tous les jours le même trajet, parlez aux mêmes personnes, convoitez dans les mêmes vitrines les mêmes objets hors de prix dans le secret le plus profond de votre frustration.

Embarrassée par la précision de l'attaque menée à voix haute, Irina regarda autour d'elle, mais personne ne faisait attention ni à eux, ni à la mallette ouverte. Les quatre autres places du siège étaient vides, malgré l'affluence des voyageurs à cette heure. En fait, personne ne semblait même les apercevoir !

— Vous m'écoutez ? De nouveau les yeux verts, profonds et extraordinairement lumineux la

subjuguèrent. — Vous n'aimez pas grand-chose de la vie, Irina, et je dirais même que

vous détestez des tas de moments, des tas de gens. Vous ne pouvez pas sentir que l'on vous distraie de vos habitudes linéaires. En somme, vous n'êtes qu'un programme. Un logiciel !

L'homme laissa ses paroles résonner quelques instants dans le silence relatif du compartiment, ponctué par les chocs des roues d'acier sur les jonctions des rails. Irina se taisait. Son cœur s'affolait par ondes irrégulières et déferlantes comme des vagues. D'un geste un peu dédaigneux, il ferma la mallette, la posa sur le sol et la fit glisser jusqu'aux pieds de la femme terrorisée. L'expression hébétée d'Irina s'accentua encore.

— Dix millions d'euros, Irina, juste pour vous... Si vous acceptez de me vendre ce que vous haïssez le plus...

— Quoi ?... Vous vendre quoi ? L'inconnu se pencha plus près encore et plongea son regard coupant

comme un scalpel dans celui de la femme.

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— Vos lundis, Irina. Je veux tous vos lundis. Je veux tous les lundis qu'il vous reste à vivre jusqu'à votre mort.

Elle tenta de contrôler le tremblement qui s'emparait d'elle. Même assise, elle ne sentait plus ses jambes et frissonnait des pieds à la tête. Elle avait à la fois envie de s'enfuir et d'éclater de rire.

— C'est... une plaisanterie ? Il poussa un profond soupir. — Je suis très sérieux Irina. Ai-je l'air d'un farceur ? Elle ne parvint pas à soutenir son regard. Il prit un air désobligé teinté de

mépris. — Vos lundis ne vous servent à rien, sinon à gémir sur votre sort. Vous

n'avez qu'une seule idée en tête ce jour-là : arriver le plus vite possible au lendemain. Je vous offre la possibilité de vous débarrasser définitivement de cette épine plantée dans votre vie une fois par semaine. Acceptez et ces dix millions d'euros sont à vous. Vous pourrez utiliser les six jours qui vous resteront à dépenser sans compter.

Irina avait du mal à aligner ses idées. Qui était cet homme ? Que voulait-il exactement ? Comment connaissait-il tous ces détails sur sa vie ? Comment savait-il que Raymond était stérile alors qu'elle ne l'avait jamais raconté à personne ? Même son mari n'était pas au courant ! Elle avait pris soin de lui laisser croire que le problème venait d'elle...

Quelle était cette histoire de dix millions d'euros ? Cet argent était faux, forcément. On ne se promène pas comme ça avec une somme pareille en vrais billets ! Pourquoi l'avoir choisie, elle, Irina Ergdovan, parmi ces centaines de milliers de gens qui déferlent sur les quais des gares de Paris tous les jours ? Pourquoi elle, dont la vie régulière et sans surprises était réglée par avance, intéressait-elle ce détraqué qui voulait lui acheter ses lundis, quelque chose qu'il ne pourrait jamais lui retirer d'aucune manière que ce soit ? Et puis, surtout, que voulait-il en faire ?

L'homme était resté silencieux pendant quelques minutes, paraissant respecter ses réflexions. Il sortit de la poche intérieure de sa veste une feuille pliée en deux et un stylo-plume étincelant qu'il lui tendit, péremptoire.

— Ceci est un contrat, Irina, un engagement en bonne et due forme. Il est écrit que vous me cédez tous vos lundis à venir et que je vous remets en échange la somme de dix millions d'euros. Vous n'avez plus qu'à signer en bas, à côté de votre nom. Vous serez ensuite une femme riche. Très riche.

Elle ne put s'empêcher d'avoir un mouvement de recul lorsque la feuille frôla son bras.

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— Écoutez, dit-elle, étonnée de pouvoir parler après cette paralysie qui s'était emparée d'elle. Je... je ne sais pas qui vous êtes, ni ce que vous recherchez exactement ; à vous amuser ou à me faire peur, ou bien encore les deux à la fois. S'il vous plaît, laissez-moi tranquille... Je ne comprends rien à votre histoire et je...

La voix de l'inconnu descendit d'un degré de plus dans les basses. — Je ne vous demande pas de comprendre, Irina. Je sais que cela est

parfaitement hors de votre portée. Ses yeux verts étincelaient. Ses lèvres s'étirèrent en une fente mince. — Il y a dans cette mallette dix millions d'euros, Irina. Des vrais billets,

rien que pour vous. Il saisit le bagage et l'ouvrit à nouveau. Il fit posément glisser son pouce

sur la tranche d'une liasse. — Je ne veux qu'une seule chose de vous : votre signature... Ensuite je

disparais et vous gardez cet argent. Il lui tendit la feuille et le stylo. — Vous... disparaissez ? Cette fois, il rit franchement. — C'est une expression, Irina. Mais je vous promets que vous ne me

reverrez pas de sitôt. Elle regarda la mallette, les billets qui bruissaient entre les doigts de

l'inconnu. Son cœur battait la chamade. Elle était face à la plus grosse somme d'argent qu'elle ait jamais vue. Elle eut un instant l'impression qu'une digue se rompait dans sa conscience. Elle s'empara du document et du stylo, referma le couvercle de la mallette pour s'appuyer dessus, puis elle gribouilla sa signature qu'elle reconnut à peine.

Le stylo lui créa une sensation curieuse, plutôt désagréable, un peu comme s'il était animé d'une vie propre qui lui guidait la main. Il était profondément rainuré de cinq crans parallèles qui donnaient un profil d'étoile à son extrémité. Ce n'est que lorsqu'elle aperçut du rouge sur la blancheur de la feuille qu'elle comprit qu'elle s'était coupée avec l'une des arêtes du stylo. Son geste resta en suspens tandis qu'elle observait la petite trace de sang qui reproduisait une bonne partie de l'empreinte de son index.

— Désolé, dit l'homme en s'excusant brièvement. C'est un modèle assez spécial qu'il faut serrer avec précautions. J'ai oublié de vous prévenir...

Il cueillit alors le contrat dans la main d'Irina, le plia en quatre et le rangea dans la poche intérieure de sa veste. Le train se mit à ralentir au moment où l'homme se leva.

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— Permettez que je ne vous dise pas à bientôt, Madame Ergdovan. Je ne suis pas certain que nos routes se croisent à nouveau à l'avenir.

Les wagons s'immobilisèrent en grinçant. Irina n'eut pas le loisir d'ajouter quoi que ce soit. Il était déjà parti. Elle s'aperçut avec étonnement que pas un voyageur n'avait levé les yeux vers lui, alors qu'il était le seul à être descendu du train. Elle regarda vers l'extérieur et sursauta. Il était juste de l'autre côté de la fenêtre et il lui envoyait un coucou de la main, un peu comme font les jeunes enfants qui quittent leur mère devant les portes de l'école.

Elle ne reconnaissait pas la gare où ils étaient arrêtés. Une épaisse couche d'ordures recouvrait le quai sur toute sa longueur. Des tags géants en grosses lettres rouges lacéraient les murs. Les vitres des abris étaient brisées, les morceaux épars captant la lumière du soleil levant. Irina eut soudain un haut-le-cœur en apercevant un énorme rat sortir d'une poubelle à deux ou trois mètres derrière l'homme. L'animal se fraya un chemin dans les détritus et vint se coucher entre les pieds de l'inconnu, où il se mit à se lécher le ventre, lissant d'une langue rose et pointue la peau blafarde bordée de poils noirs de son abdomen. Il darda vers elle son petit nez pointu, la fixant de ses yeux minuscules et brillants.

Ce fut plus qu'elle n'en put supporter. Elle poussa un cri de frayeur en posant ses mains sur la vitre pour se cacher du rat. Elle sentit sa tête vaciller, eut vaguement conscience que le train redémarrait. Au loin, un éclat de rire lui parvint, déformé par l'écho se répercutant entre les murs poussiéreux de la gare vide. Son crâne heurta la vitre et elle se redressa brusquement.

— Irina ! Irina ! Un épais brouillard gris l'enveloppait. Des mains accrochèrent ses

épaules et quelque chose de doux et tiède se colla contre sa joue. Elle se laissa aller contre cette douceur inattendue, réalisant peu à peu que le contact lui rappelait une fourrure, des poils... le rat !

Elle cria une nouvelle fois, et les mains la secouèrent de plus belle. — Irina ! Reviens avec nous ! Le voile de brume se dissipa, comme déchiré, arraché d'elle. Elle se

retrouva pantelante, le front en sueur, roulant des yeux exorbités tout autour d'elle.

— Ça y est Irina, c'est fini. Ça va aller maintenant. Elle reconnut la voix de Lisa contre son oreille. Madame Gomez,

penchée sur elle, la secouait doucement. Elle portait une veste noire recouverte d'une espèce de toison acrylique brillante et raide. Irina inspira profondément.

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— Irina ? Tu te sens mieux ? Elle regarda le visage inquiet de son amie qui lui essuyait le front avec

son mouchoir. Elle se força à lui sourire. — Oui, dit-elle, je crois que c'est passé, mais... Mais qu'est-ce que vous

faites là toutes les deux ? Madame Gomez et Lisa échangèrent un regard surpris. Une espèce

d'accord tacite naquit instantanément entre elles : y aller doucement. — Eh bien... fit Lisa, nous sommes avec toi dans le train pour aller

travailler. Tu viens juste de t'asseoir avec nous. Tu avais l'air préoccupée, et comme tu ne nous as pas dit bonjour, nous avons pensé que c'était du sérieux. Tu t'es endormie tout de suite et tu as crié peu de temps après. Tu m'as flanqué une de ces frousses !

Irina recueillit avec reconnaissance la sollicitude de Lisa. Elle lui prit le bras et le serra fortement. Dieu merci, tout cela n'avait été qu'un mauvais cauchemar. Elle eut envie de rire d'elle-même, mais l'énergie lui manqua. Le souvenir de l'inconnu aux yeux verts et de l'énorme rat dont la queue ressemblait à un immonde serpent rose sans écailles était encore vif. Un frisson la traversa toute entière.

— Madame Gomez, fit Lisa, donnez-moi un kleenex s'il vous plaît. J'ai dû me couper avec quelque chose, j'ai un peu de sang sur les doigts...

Irina était devenue très pâle. Elle regardait fixement ses mains posées à plat sur sa robe. Elle retourna très lentement la droite, celle qui avait utilisé le stylo. Le sang commençait à coaguler près de l'ongle, mais il était encore un peu fluide près de la blessure, au niveau de la jointure de la première phalange.

Les muscles de ses jambes se contractèrent involontairement, et ses talons butèrent contre un objet volumineux.`

— Tiens, Irina, dit Lisa en lui glissant le mouchoir entre les doigts. Regarde, c'est toi qui saignes.

Elle ne répondit pas. Elle reconnaissait la forme qu'elle serrait entre ses mollets : la mallette en inox ! Tout était donc réel ! Elle n'avait rien imaginé, elle en avait la preuve tangible. Elle avait bien signé un contrat délirant à un homme qu'elle n'avait jamais vu de sa vie, lui cédant tous ses lundis à venir pour dix millions d'euros. Elle avait encore de la peine à croire qu'un tel événement s'était effectivement déroulé au milieu d'un wagon rempli de voyageurs et devant... Elle se racla la gorge.

— Vous étiez là quand... je suis arrivée ? Madame Gomez toussa pour inciter Lisa à se taire. Elle prit la parole. — Nous avons bien vu que vous n'étiez pas dans votre assiette quand

vous êtes entrée. Vous vous êtes assise là sans dire un mot et avez tout de 164

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suite fermé les yeux, cherchant à vous isoler. Nous avons préféré ne pas nous manifester et attendre un petit peu...

Elle lui sourit avec gentillesse. — Nous arrivons au terminus, dit-elle, je vous offre un petit café à toutes

les deux au buffet de la gare ? Lisa accepta volontiers, mais Irina déclina l'invitation en prétextant

qu'elle avait hâte de se rafraîchir une fois arrivée à la banque. Lorsque le train s'immobilisa enfin, les trois femmes laissèrent les

voyageurs impatients se presser vers la sortie, puis Irina se mit debout, un peu chancelante. Elle avait enroulé le mouchoir autour de son doigt coupé. Elle glissa la sangle de son sac à main sous son bras droit et empoigna la mallette de la main gauche. Sa paume était moite et fébrile.

— Veux-tu que je te la porte jusqu'au bureau, Irina ? — Non ! Lisa la dévisagea, interloquée par la brusquerie de la réponse. — Merci, non, Lisa... ajouta immédiatement Irina, adoucissant sa voix.

Ce sont des papiers importants. Je dois veiller dessus moi-même. Elle ne se trouva pas convaincante, mais Lisa n'insista pas et s'éloigna

avec Madame Gomez qui les observait, pensive. Elle parvint à marcher correctement jusqu'au bout du quai, où elle perdit les deux femmes des yeux.

Malgré la fraîcheur relative de cette matinée d'été, elle se retrouva rapidement en eau, les muscles du côté gauche raidis par le poids du bagage accentué par le balancement dû à la marche. Elle s'arrêta plusieurs fois pour décrisper les jointures de ses doigts. Le trajet qu'elle effectuait d'habitude en un petit quart d'heure lui prit une bonne demi-heure, ce qui faillit la faire pointer en retard à la banque.

Elle s'excusa en rougissant auprès de son chef de bureau, qui leva à peine la tête de son travail. Elle fila dans les vestiaires sans demander son reste et se déshabilla prestement. Elle vint s'asseoir à sa place aussi discrètement qu'elle le put, puis elle cala la mallette contre le montant postérieur de son bureau, dissimulé à l'abri des regards. Lisa, qui était arrivée avant elle, lui fit un petit signe complice de la main. Elle avait dû prendre le métro. Irina se plongea dans le classement d'une épaisse pile de bordereaux, désireuse de se fondre dans le décor.

La matinée se traîna, uniquement coupée par la pause-café de dix heures. Lisa vint lui en apporter un à son bureau, sur lequel elle s'assit sans manières.

— Tu as l'air d'aller mieux... fit-elle, l'air de rien. 165

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Irina tira un trait mental sur les deux heures qui venaient de s'écouler comme autant de siècles, pendant lesquelles elle avait été incapable de faire autre chose que penser à ce que contenait la petite valise et à la façon dont elle était entrée en sa possession.

Elle hocha la tête en grimaçant un sourire qu'elle voulait convainquant. — Dis donc, ajouta Lisa, sans vouloir être indiscrète, qu'est-ce que tu

transportes dans cette mallette. Elle avait l'air drôlement lourde. Irina dissimula son embarras derrière son gobelet fumant, réfléchissant

très vite. — Oh, c'est une pile de dossiers que je dois faire parvenir au plus vite au

notaire de ma sœur, boulevard Magenta. Vu le poids, j'ai préféré l'emporter moi-même plutôt que l'envoyer par la poste ! Tu vois le prix pour un paquet comme ça ?

Lisa acquiesça, particulièrement pointue à propos des tarifs postaux. — Ben… t'en aurais eu pour une petite fortune, oui ! L'arrivée inopinée de monsieur Tournier dans le bureau mit fin à la

conversation et Lisa retourna à sa place, au grand soulagement d'Irina. Le travail reprit, avec une lenteur inexorable. Elle ressassa cent fois, mille fois ce qu'elle avait vécu dans le train, incapable de comprendre ce qui s'était passé. Elle finit par arriver à la conclusion qu'un individu, partiellement dérangé, doué d'un pouvoir psychique très fort, puisqu'il l'avait convaincue contre son gré de signer ce contrat délirant, lui avait remis une fabuleuse somme d'argent contre une promesse qu'elle ne pourrait pas tenir !

Le fait d'avoir eu affaire à ce qui ressemblait de près à un malade mental ne la rassurait guère, mais le contact de sa chaussure contre la mallette orienta ses réflexions dans une autre direction. Il fallait qu'elle sache si les billets étaient vrais ou faux. Et pour cela, il n'y avait qu'un seul moyen : en dépenser un. L'heure de midi survint comme une délivrance. Irina demanda à Lisa de lui remonter un sandwich après son déjeuner. Elle ne désirait en fait qu'une chose : se retrouver seule.

Une fois la dernière employée sortie, elle prit la mallette et la posa sur son bureau. Elle observa un instant les serrures qui brillaient sous les halogènes qui parsemaient le plafond. On aurait dit qu'elles avaient été polies la veille. Lorsqu'elle se décida à appuyer sur les poussoirs chromés, les mécanismes jouèrent avec un claquement sec et Irina, retenant son souffle fit basculer le couvercle.

L'argent était là, en piles serrées de billets de 500 euros. Elle fit un rapide calcul, mais la somme était trop importante pour qu'elle la saisisse exactement. Elle entendit soudain dans le couloir des pas qui se rapprochaient. Elle prit un billet sur une des piles et le glissa dans sa poche

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puis elle referma vivement la mallette et la remit à sa place, sous son bureau. Lisa entra et lui apporta un jambon beurre et un soda. Elle mangea en écoutant distraitement son amie se lancer dans un monologue dont le sujet lui échappa. Elles se remirent au travail de bonne heure. Lisa avait fini par remarquer qu'elle était seule à parler...

Le temps reprit sa marche lente et l'après-midi étira son ombre sans fin dans le bruit feutré des claviers d'ordinateurs. Irina partit à 15 h 30, prétextant auprès de monsieur Tournier un rendez-vous chez le notaire.

Elle se retrouva sur le trottoir sous un soleil éclatant, une heure avant l'horaire de sortie habituel. Elle savait ce qu'elle allait faire de cet argent. Elle y avait pensé toute la journée.

Le ramener à la maison? Pas question. Comment expliquerait-elle sa provenance à Raymond ? Et que ferait-il, hein ? Elle savait bien ce qu'il ferait : il le lui prendrait !! Il mettrait la main dessus comme il avait mis la main sur elle, sur sa vie. Le cacher n'était pas idéal non plus. Il finirait bien par tomber dessus par hasard. Leur pavillon était si petit qu'elle avait parfois du mal à étendre son linge. Le dissimuler dans son vestiaire au bureau ? Il n'y avait même pas de quoi mettre un cadenas sur la porte ! Non, la seule solution possible était de louer un coffre dans une banque spécialisée, et pour cela, il lui fallait d'abord consulter discrètement un annuaire du quartier.

Elle trouva une brasserie dans une rue peu fréquentée. Elle se sentait plus à l'aise sans le regard des passants. Elle commanda un thé et nota plusieurs adresses près de la gare dans les pages jaunes du bottin parisien. Avant de s'en aller, elle s'isola aux toilettes et préleva deux autres billets dans la mallette. Elle les rangea tous les trois bien soigneusement dans son sac à main, coincés contre la glace de son miroir à maquillage. Voilà au moins un endroit où elle était sûre que Raymond n'irait pas farfouiller. Il avait en effet la détestable habitude de ne pas considérer son sac comme un endroit personnel, et ne se gênait pas pour lui alléger régulièrement son porte-monnaie.

Elle se soulagea pour la première fois de la journée, le thé ayant porté au supplice une envie d'uriner qu'elle avait réprimée depuis la fin de la matinée, de peur de laisser sa fortune sans surveillance.

La location se fit sans difficulté, dans la discrétion la plus totale. On lui demanda juste son nom, mais pas son adresse. On lui remit une clef et un numéro de code à six chiffres. On la conduisit ensuite dans la salle des coffres, où on la laissa seule disposer de ses affaires. Les murs de la large pièce étaient recouverts de petites portes numérotées. Elle trouva la sienne,

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y rangea la mallette qui rentrait juste dedans, puis elle la referma soigneusement en mettant un tour de clef après avoir brouillé les numéros.

Elle prit alors le chemin du retour, sans se presser, car elle avait encore un peu d'avance sur son horaire quotidien. Elle flâna chez le marchand de journaux, s'offrit un nouveau roman policier et s'assit devant un café fumant à la terrasse de la brasserie qui donnait vers les voies. Elle pouvait ainsi surveiller le panneau d'affichage des trains de banlieue et attendre tranquillement que le sien arrive.

Elle repassa une nouvelle fois en revue tous les événements qui s'étaient produits depuis le matin. Elle avait à présent un peu de mal à comprendre pourquoi elle avait tant eu peur de l'homme du train. Il était franchement bizarre, soit, mais il ne l'avait pas menacée. Elle ne s'était pas sentie en réel danger... Elle voulut alors examiner une coupure de plus près, mais un couple de clients entra dans la salle et vint prendre place non loin d'elle. Elle rangea rapidement son billet et coinça son sac en sécurité entre ses jambes. Elle finit son café puis s'en fut prendre son train annoncé voie sept, comme tous les jours. Elle rentra sans incident, cette fois, et le chien ne l'approcha pas. Le museau calé entre les pattes, il se contenta de la suivre des yeux, les oreilles à moitié dressées.

Raymond travaillait dans le garage. Dans ce cas-là, elle savait qu'il valait mieux ne pas le déranger. Il s'énervait pour un oui ou pour un non, car, souvent, ses bricolages ne se déroulaient pas selon ses prévisions. Elle s'occupa du linge, passa un petit coup d'aspirateur, puis vers 18 h 30 elle commença à préparer le repas. Elle agissait sans réfléchir, par un pur réflexe conditionné par trente ans de vie commune. Raymond monta se laver les mains dans l'évier de la cuisine — chose qu'elle détestait — puis il alluma la télévision en se calant dans son fauteuil.

Elle mit le couvert en silence. Il écoutait ses informations. Instant presque religieux qu’il lui était interdit d’interrompre sous peine d’excommunication immédiate du salon.

Elle se laissa aller à rêver d’une vie différente, plus douce, où elle se ferait servir, elle aussi. Où elle n'aurait plus de corvée d'aucune sorte. Une vie à elle, dans laquelle elle ne serait pas mariée à cet homme-là qui, à bien y réfléchir, ne représentait pour elle qu'une succession de chaussettes puantes et de slips immondes à laver — quand il pensait à en changer.

Raymond ne travaillait plus à l'usine depuis qu'une attaque cardiaque avait failli lui coûter la vie, alors qu'il découpait des tôles avec un massicot hydraulique. Il avait eu de la chance de ne laisser sous les mordaches que trois doigts de la main droite quand il s'était écroulé sans connaissance. Cela remontait à un peu plus de cinq ans, date à laquelle il avait été déclaré

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inapte au travail. Son assurance lui payait une pension confortable, ainsi que l'usine qui avait été épinglée par l'inspection du travail pour cause de mise en danger de la vie de ses ouvriers avec du matériel vétuste et d'un entretien douteux.

Si leur situation financière s'était améliorée depuis lors, le caractère de Raymond en avait pris un sacré coup. Imperceptiblement d'abord, puis de plus en plus nettement, il s'était aigri. L'absence d'enfant dans la maison n'avait pas arrangé les choses. Il s'était mis à boire de temps en temps, avec ses anciens copains de l'usine, quand ils se réunissaient chez Léon, un bar du centre-ville où il n'était pas rare qu'ils finissent une partie de tarot à deux heures du matin le vendredi soir. Il rentrait parfois dans un état d'ébriété avancée, la démarche très incertaine, les pieds butant dans toutes les marches de l'escalier. Ces soirs-là, Irina faisait semblant de dormir pour ne pas croiser son regard de fiel. Néanmoins, elle ne pouvait s'empêcher de subir son odeur qui la dégoûtait.

Certains jours, l'alcool semblait lui remonter à travers la peau, en lui collant une sueur âcre et acide sur l'ensemble du corps.

Elle considéra pensivement son cou puissant et les larges épaules qui l'avaient séduite autrefois. Que restait-il de ce qui les avait poussés l'un vers l'autre trois décennies auparavant ? Il était bien loin le temps où elle riait en dansant dans ses bras le samedi soir dans les petits bals de bord de marne... Bien loin leurs espoirs d'enfants, de bonheur...

Ils dînèrent tôt en regardant un film idiot dont Irina se désintéressa au bout de dix minutes. Elle débarrassa la table, lava la vaisselle et la rangea. Elle fit une toilette rapide, évitant de regarder dans la glace de la salle de bains son corps déformé par la cellulite. Elle monta ensuite se coucher, se glissa entre les draps avec délectation. Elle ouvrit son roman policier et lut quelques pages avant de sentir le sommeil la gagner rapidement. Elle éteignit sa lampe de chevet, tourna le dos au lit de Raymond, et attendit que l'opacité de la nuit la pénètre comme un amant délicat.

Le lendemain, Lisa était malade. Irina prit seule le chemin de la banque, l’esprit léger. À l'heure du déjeuner, elle partit flâner dans la rue Meslay, inspectant les vitrines des magasins de chaussures les unes après les autres. Aux trois quarts de la rue, elle tomba en arrêt devant une boutique particulièrement bien achalandée. La vendeuse l'aperçut et sortit pour lui proposer d'essayer le modèle qui lui plaisait. Irina pensa au billet de 500 euros. Pourquoi pas ? Elle allait savoir s'il était authentique ou non, après tout.

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— Je voudrais essayer la paire de bottines, là, à droite, dit-elle. Celle à, heu... 237 Euros.

La jeune femme s'affaira avec diligence. Ce n'était pas tous les jours qu'elle avait l'occasion de vendre une paire à ce prix-là. — Quelle taille, Madame ?

— Voyons le 39, répondit Irina, qui profita de ce que la vendeuse avait le dos tourné pour sortir le billet du miroir et le mettre dans son porte-monnaie.

Les bottines lui allaient parfaitement bien. Elle les paya avec un pincement au cœur. La vendeuse examina la coupure, puis la passa dans un détecteur de faux billets. Satisfaite, elle lui rendit la monnaie avant de la raccompagner jusqu'à la porte en lui souhaitant une bonne journée. Irina sortit dans la rue, son achat à la main. La preuve était faite. Elle était en possession d'une incroyable somme d'argent. Elle rentra au bureau la tête dans les nuages, échafaudant les hypothèses les plus débridées à propos de ce qu'elle allait en faire.

Le soir venu, elle rentra chez elle avec ses nouvelles bottines aux pieds. Elle ne craignait pas que Raymond les remarquât ; il ne la regardait plus depuis des années. Elle passa la soirée devant la télévision, près de son mari, comme chaque jour, mais les images n'atteignaient pas son cerveau. Elle était très loin de là, dans une chaise longue, sur le sable roux d'une plage ombragée par des palmiers, au bord d'un océan translucide peuplé de poissons multicolores.

Les deux journées suivantes se déroulèrent sans qu'elle y prête véritablement attention, à l'exception du vendredi soir où elle apprécia l'absence de Raymond, parti vider des bouteilles d’alcool avec ses amis poivrots. Elle se cuisina un petit confit de canard qu'elle avait acheté à prix d'or le midi même chez un traiteur, et l'accompagna d'une demi-bouteille de Cahors millésimé exceptionnel conseillé par le commerçant. Elle se coucha un peu grise. Elle s'approchait plus près du bonheur qu'elle ne l'avait fait de toute sa vie.

Le samedi, jour des courses, était en général une sorte d'esclavage pour elle. Ce samedi-là, elle musarda longtemps dans les rayons de vêtements féminins, où elle fit quelques emplettes. La journée du dimanche s'avéra maussade et pluvieuse. Irina en profita pour repasser tout son linge en retard en regardant sans les voir une succession soporifique de séries américaines.

Elle se coucha de bonne heure et se plongea dans son roman, repoussant toujours le moment d'éteindre sa lampe. Elle commença à piquer du nez, mais une pensée soudaine la fit brusquement se redresser, en proie à une

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vive agitation intérieure. Elle fut sidérée de ne pas avoir eu l'idée plus tôt : elle n'était plus obligée de travailler ! Elle buta alors sur un problème de taille. Comment allait-elle s'y prendre pour que Raymond ne sache pas la vérité ? Si elle cessait de travailler, comment pourrait-elle lui dissimuler qu'elle était en possession d'une fortune qu'elle ne voulait pas partager avec lui ?

Elle eut beau y réfléchir longtemps, aucune solution ne lui vint à l'esprit. Elle en vint à souhaiter rageusement qu'il disparaisse une bonne fois pour toutes. Elle se rallongea, essayant de se calmer. Le sommeil vint tard la chercher. Elle entendait toujours la télévision, dont les échos lointains filtraient à travers les murs.

Elle s'éveilla le lendemain avec un mal de tête si puissant qu'elle eut du mal à se lever. Elle était complètement courbaturée. Elle avala son petit déjeuner avec deux cachets d'aspirine, l’œil dans le vague, assise sur un tabouret face au mur de la cuisine. La douleur ne la quitta pas avant qu'elle soit prête à partir. Lorsqu'elle monta dans le wagon, il ne lui en restait plus qu'une vague gêne engourdie. Elle s'assit en compagnie de ses amies et soupira profondément. C'était l'un des deux seuls moments de la journée qu'elle aimait, en dehors du coucher.

— J'ai une de ces migraines ce matin, dit-elle, j'ai bien cru que je n'irais pas à la banque aujourd'hui...

— Ça ne m'étonne pas, fit Lisa. Tu avais une de ces têtes hier ! Tu ne m'as pas décroché un mot de la journée. Ça me rassure de voir que tu vas mieux. C'est vrai, tu m'inquiètes un peu en ce...

Elle se tut, frappée par l'expression d'Irina. — Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit-elle, déconcertée. — Hier ?... Lisa sentit le coup de pied provenant de madame Gomez, mais c'était

déjà trop tard. Irina tendait vers elles un visage exsangue. — Ben... oui, hier. Tu étais tellement ailleurs que tu n'as pas desserré les

dents de tout le trajet. Et au bureau, je ne t'en parle même pas. Un vrai fantôme ! Même monsieur Tournier est venu me demander si tu avais des ennuis... Hé ! Irina, tu ne vas pas nous tomber dans les pommes, hein ?

Irina n’était plus là. Son esprit dévalait un gigantesque toboggan dans lequel ses pensées prenaient une vitesse folle qui l’obligea à fermer les yeux. Tout paraissait accélérer autour d’elle au fur et à mesure que la spirale s'enfonçait vers l'infini.

— J'ai fait du repassage, hier, dit-elle d'une voix atone. Il y avait des séries à la télé. J'étais à la maison, pas avec vous : c'était dimanche...

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Elle les regardait toutes les deux l'une après l'autre d'un air suppliant. Mme Gomez intervint le plus délicatement qu'elle put.

— Vous êtes fatiguée, Irina. Vous devriez vous faire arrêter quelques jours. Je suis sûre que votre médecin n'y verra aucun inconvénient. Mais Lisa a raison. Nous sommes aujourd'hui le mardi 22 juin. Hier, c'était le premier jour de l'été et...

Mme Gomez ne termina pas sa phrase. Elle resta interdite devant la mine d'Irina qui venait de virer du blanc au gris...

— Ce n'est pas possible... disait-elle, ce n'est pas possible... La face hideuse du rat tapi comme un chien aux pieds de l'inconnu aux

yeux verts lui revint très nettement en mémoire. Elle eut juste le temps de baisser la tête avant de vomir son petit déjeuner entre ses jambes, juste sur les chaussures beiges de Mme Gomez.

L'arrivée sur Paris se fit longue pour tout le monde. Les voyageurs avaient ouvert toutes les fenêtres, mais l'odeur collait au wagon. Lisa tentait de rasséréner Irina tandis que Mme Gomez se nettoyait dans les toilettes du train. Certaines femmes se cachaient le nez derrière leur mouchoir. Beaucoup arboraient une moue écœurée.

Irina ne recommença à prendre des couleurs que lorsque Lisa la força à grignoter une tartine et à boire un thé à la brasserie de la gare. La jeune femme se garda de poser des questions, laissant son aînée reprendre lentement ses esprits. Elle semblait revenir d'un terrifiant voyage intérieur.

— Tu devrais vraiment te faire arrêter pour souffler un peu, tu sais... Irina haussa les épaules. — Ça ne changera rien, de toute manière... Lisa aurait bien aimé en savoir plus, mais elle finit par comprendre

qu'Irina ne désirait pas de compagnie. Elle s'éclipsa en lui promettant de prévenir leur chef qu'elle était malade et qu'elle arriverait en retard. Irina se retrouva enfin seule à sa table. Un journal traînait sur un siège. Elle se leva pour le ramasser. La date était bien celle du mardi. Que s'était-il passé la veille ? Pourquoi n'avait-elle pas le moindre souvenir de cette journée du lundi ? Elle se repassa mentalement le déroulement de la soirée du dimanche : rien à faire. Il n'y avait qu'une ligne droite jusqu'à son réveil ce matin. Mais le fait était là : le quotidien le prouvait. Son lundi s'était purement et simplement volatilisé...

À force de se creuser la tête à la recherche d'une étincelle qu'elle pourrait se remémorer, sa migraine revint, plus forte qu'au réveil. Elle ferma les paupières, les massa longuement en essayant de faire le vide, mais n'y parvint pas. En désespoir de cause, elle régla sa consommation et prit la

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direction de la banque. À son arrivée au bureau, monsieur Tournier vint la voir et lui proposa de prendre sa journée, Lisa l'ayant mis au courant de son malaise. Elle refusa mollement, prétextant qu'elle allait mieux.

Les heures s'égrenèrent sans fin. La migraine d'Irina s'était transformée en un brouillard diffus. Elle avait une conscience très vague de ce qui l'entourait. Une seule interrogation revenait sans cesse. Comment une journée entière pouvait-elle ainsi totalement disparaître de sa mémoire, et ceci dès le lendemain ?

Quatre jours passèrent, et Irina commença à se poser une question inquiétante. Cela allait-il se reproduire ?

Inexorablement, heure après heure, le dimanche s'écoula. Irina se sentait désarmée devant la course du soleil qu'elle voyait descendre beaucoup trop vite à son goût. La nuit s'étendit assez tard ; on était encore proche du solstice d'été. Durant le dîner, elle ne put avaler quoi que ce soit, la gorge contractée par la peur. Impuissante, elle vit les minutes de la dernière heure s'égrener au cadran de la pendule du salon. Raymond était planté devant sa télé, un verre à la main. À chaque cran que la grande aiguille sautait, se rapprochant de la petite vers le XII, son angoisse augmentait d'un degré.

Elle atteignit son paroxysme à minuit moins une. Irina était en apesanteur, de l'adrénaline pure coulant dans les veines.

La pendule émit un claquement lorsque les deux aiguilles se superposèrent. Raymond avait démonté le carillon de nombreuses années auparavant, car il les réveillait toutes les nuits. C'était un mécanisme à l'ancienne, avec des petits marteaux tapant sur des barres d'acier de différentes longueurs. La résonance des notes dans le bois de l'horloge avait ce côté sinistre qu'a le temps de s'écouler dans les maisons des vieilles personnes veuves qui n'attendent plus rien de la vie.

Tac. Minuit une. Irina retenait son souffle depuis un moment sans s'en rendre compte.

Elle se remit à respirer à un rythme normal ; son cœur se calmait. Elle se fit un café brûlant qu'elle sirota devant la télévision, assise dans son canapé. Les programmes arrivaient à leur terme. Une jeune femme blonde présenta les prévisions de la météo pour la journée.

C'était le 29 juin. Le mardi 29 juin

Quand ses amies la virent entrer dans le compartiment le lendemain, elles en restèrent muettes. Irina marchait comme une somnambule. Elle avait des poches sous des yeux mangés par la fatigue. Elle n'avait pas dormi de la nuit. Son visage tiré la faisait paraître plus âgée de dix ans. Le

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midi, Lisa l'invita au restaurant, mais elle n'obtint pas plus d'explications que le matin. Irina restait sombre et renfermée, et Lisa finit par laisser tomber la conversation.

Irina se mura dans son silence, indifférente aux regards intrigués de ses collègues. Une seule chose la hantait, revenant la heurter à chaque minute, malgré ses efforts pour la repousser.

Comment cela était-il possible ? Que s'était-il passé exactement entre cet homme et elle ? Qui était-il ? Comment pouvait-il lui ôter jusqu'à la moindre miette de souvenir de vingt-quatre heures chaque semaine ?

Plus tard, en montant dans son train, elle songea que cet argent était bien réellement le prix de ses lundis. Mais une conviction profonde, terrifiante, se faisait jour en elle. C'était elle qui allait le payer... L'inconnu n'avait pas fait un marché de dupes. D'une façon ou d'une autre, il s'était bel et bien approprié ses lundis ! Cette seule pensée lui donnait des nausées. Elle regardait défiler le paysage sans le voir, mais lorsque le train ralentit et qu'elle aperçut les violents tags rouges sur les murs de la station, elle ressentit un grand poids sur la poitrine. Le train ne s'arrêta que quelques secondes, le temps qu'un seul voyageur monte à bord. Personne ne descendit ni ne remarqua l'arrêt.

La place devant elle était vide. L'inconnu au costume noir s'y installa nonchalamment, lissant sa cravate pourpre avec élégance. Ses yeux verts scintillaient, pétillants de malice.

— Ne le prenez pas comme ça, Irina... Nous étions d'accord sur le contrat, n'est-ce pas ? Que voulez-vous que je fasse de vos lundis si vous êtes aussi déprimée ? Ressaisissez-vous, que diable !

L’homme éclata d’un rire sonore, ravi de son bon mot. Incapable de se maîtriser plus longtemps, Irina fondit en larmes. — Arrêtez, je vous en prie... dit-elle, je ne veux plus de votre marché. Je

ne sais pas ce que vous m'avez fait, mais je veux maintenant retrouver ma vie normale. Reprenez votre argent et laissez-moi tranquille...

Les traits de l'homme se durcirent brutalement. Il ne souriait plus du tout.

— Voilà qui est hors de question, ma petite dame, siffla-t-il entre ses dents. Un contrat est un contrat. Nous en avons conclu un par le sang et vous devez le respecter même si aujourd'hui il ne vous convient plus. Je ne résilie jamais un contrat, Irina, JAMAIS !

Il la laissa pleurnicher un moment. Il observait ses traits ingrats plissés par la peur.

— Qu'est-ce que vous en faites ? demanda-t-elle, la voix hachée par les sanglots. Qu'est-ce que vous en faites ?

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Il prit un ton jovial. — Ça ne vous regarde pas, Irina... Mais disons que pour moi c'est de la

matière première... Allons, parlons d'autre chose ! Regardez cela du bon côté, vous êtes très riche à présent ! Avez-vous seulement vérifié combien d'années de votre salaire cela représente ? Non ? Ah, la brave âme ! Je le savais ! Vous me gâtez, vraiment...

Il jeta un coup d’œil dehors ; le train ralentissait. — Je crois que vous êtes arrivée à destination, Irina. Il vous reste six

jours par semaine ; ce n'est pas si mal, après tout, non ? Pour ce que vous en faites, de toute façon… Un de plus, un de moins… Quelle importance ?

Elle descendit sur le quai d'une démarche incertaine, en proie à un terrible vertige. Elle regarda dans le wagon à travers une vitre poussiéreuse, mais l'homme avait déjà disparu. Elle ne fit pas le moindre mouvement avant que le train ne s'évanouisse à l'horizon.

Quelques mois passèrent. Irina commençait à moins redouter ce qu'elle appelait le « passage ». Cela se faisait sans conscience et sans douleur, mis à part l'invariable migraine du lendemain. On la regardait toujours avec curiosité le mardi matin, mais les gens s'habituaient peu à peu à son comportement complètement absent durant les lundis. On finit par croire à une lubie, qu'elle avait mise au point pour se faire remarquer.

Par une nuit glaciale de février, alors qu'il rentrait de chez Léon plein comme un œuf vers une heure du matin, Raymond perdit le contrôle de sa 306 sur une plaque de verglas à l'angle de la nationale et de la pompe à essence du supermarché. Il s'encastra aux trois quarts sous un poids lourd qui circulait en sens inverse, sa remorque remplie de rouleaux de cuivre.

On l'enterra dans la plus stricte intimité. Les Ergdovan n'avaient pratiquement pas d'amis. Ceux de Raymond eurent une nouvelle raison de picoler le vendredi soir.

Irina ne cessa pas de travailler. La solitude lui pesait, bien qu'elle refusât de se l'avouer. Seule cette activité rompait la monotonie de sa vie. La mort de Raymond accentuait encore cet effet de vide quand elle rentrait le soir retrouver son absence. Elle en vint presque à le regretter. Elle garda le chien, malgré sa répulsion. Ça lui faisait au moins une compagnie... La télévision l'intéressait à peine, et pourtant elle passait des soirées entières à absorber une émission après l'autre, sans interruption.

Elle prit l'habitude de grignoter des sucreries à longueur de temps, et ne tarda pas à s'empâter de plus en plus. Elle ne se posait plus beaucoup de questions. Quand elle avait envie de quelque chose, elle l'achetait, voilà tout. Rien que la monnaie d'une seule coupure de 500 euros lui permettait

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de vivre très confortablement pendant une ou deux semaines, d'autant que l'assurance vie de Raymond avait payé le reste de l'emprunt de la maison.

Un soir où le néant devenait plus présent autour d'elle, elle se versa un verre de whisky avant d'allumer le poste. Au fil des jours, le verre devint quotidien. Quelque temps plus tard, il était suivi par un deuxième... Sa peau devint rapidement flasque et jaunâtre. Ses bourrelets s'épaissirent. Le blanc de ses yeux prit un aspect marbré orné de striures rouges.

Un soir d'octobre, elle sortit pour acheter une bouteille à l'épicerie située à deux rues de chez elle. Elle était en panne d'alcool. En panne d’oubli.

La police estima tout d'abord que l'épais brouillard avait été la cause principale de l'accident, mais une analyse de sang exécutée sur le corps écrabouillé d'Irina prouva qu'elle était complètement ivre au moment où elle traversait le carrefour. Le chauffeur du bus n'avait pratiquement pas pu freiner. Il lui avait été impossible de l'éviter.

Les agents firent leur rapport, puis on dégagea le cadavre de la chaussée. Un autre conducteur vint récupérer le bus et le conduisit au dépôt sous escorte pour expertise tandis que l’ambulance retournait à l’hôpital sans allumer son gyrophare.

Irina rêvait. Elle était dans un train dont toutes les parois, y compris les vitres, étaient recouvertes de tags en lettres grasses couleur de sang. Le wagon sentait la peinture fraîche, mais c'était une odeur particulièrement écœurante, organique. Des écriteaux accrochés aux banquettes prévenaient de ne pas toucher aux murs.

Tous les sièges étaient vides sauf un. Irina s'approcha. Elle reconnut alors le visage de l'homme au costume noir qui lui souriait d'un air triste. Lorsqu'il parla, sa voix sembla un peu amortie par une espèce d'ouate volatile qui saturait l'atmosphère. Elle avait des intonations métalliques désagréables.

— Et bien voilà, Irina. On dirait bien que c'est la fin de notre route ensemble.

Elle tenta de répondre, mais les mots ne franchirent pas le seuil de ses lèvres.

— Je ne m'éterniserai pas, dit-il avec un mauvais sourire. Je suis venu accéder à votre requête. Je vous rends vos lundis... mais il ne vous reste plus que ça ! J'ai eu beau les retourner dans tous les sens, je n'ai rien pu en tirer. Après tout, c'est vous qui aviez raison, je vous les restitue sans regrets. Ces jours-là sont vraiment d'un ennui... mortel !

Il éclata de rire.

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— J'ai été profondément déçu avec vous, Irina. Vous êtes un modèle dans votre genre. Je tâcherai de mieux choisir la prochaine fois !

Les yeux verts brûlaient d'un feu mouvant. — Je retourne d'où je viens, et vous d'où je vous ai sortie. Il claqua alors des doigts dans le silence épais. Des milliers de serpents

jaillirent soudain de sous les sièges au même instant. Le plancher se retrouva recouvert de reptiles en moins de temps qu'il ne fallut à Irina pour le comprendre.

Une horde de rats gigantesques déferla dans le wagon par les portes restées ouvertes, tous leurs petits yeux fixes dirigés sur la femme immobile.

Elle ouvrit la bouche pour hurler, mais une petite vipère se faufila dans l'ouverture et lui planta ses crochets gorgés de venin dans le larynx. Les rats dévoraient déjà ses chevilles. Elle tomba les mains en avant, sans un bruit, au milieu de la masse visqueuse qui ondulait comme de l’eau noire.

— Elle reprend conscience ! — Chut ! Elle a subi un choc psychique intense. Parlez doucement. — Oui, oui, dit la voix un ton en dessous, mais elle se réveille, n'est-ce

pas ? — On dirait. Je vais chercher le médecin. Ne la quittez pas, je reviens

tout de suite. Vous prenez une voix très douce, OK ? — Oui, j'ai compris. Irina... Irina... tu es là ? Tu m'entends ? Ouvre les

yeux... Irina flottait entre deux eaux. Elle voyait son corps dériver à côté d'elle,

nimbé d'une brume blanche dentelée. Elle décida que c'était une mauvaise idée de le laisser partir se promener tout seul. Elle l'attrapa à l'aide des filaments translucides qui sortaient de son cou, et l'arrima solidement pour éviter qu'il ne s'échappe à nouveau. Elle enfonça une connexion nerveuse dans chaque orteil, chaque membre, chaque organe, puis laissa les autres trouver leur chemin tout seuls.

Un bien-être immédiat la traversa. Elle était entière, suspendue dans l'éther vaporeux. Une lumière claire émanait de partout et nulle part en même temps, mais cela ne l’inquiéta pas. Au loin, un son attira son attention. Elle ne le distinguait pas distinctement, mais il avait à la fois un côté familier et un autre mystérieux. Elle tendit l'oreille. Le son se rapprochait.

— Irina... Irina... Elle ne comprit pas le sens de ce que la voix disait, mais le timbre ne lui

était pas inconnu. 177

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— Irina... La lumière changea. Elle parut se rassembler en un point juste au-dessus

d'elle, accentuant son intensité. Menaçants, hostiles, de lourds voiles de ténèbres se refermèrent autour d'elle, provenant de toutes les directions. La voix se rapprochait encore. Elle eut alors la certitude qu'elle devait faire marche arrière, ne pas se laisser emporter par ce mouvement qui à présent l'emplissait de terreur.

La violence de la douleur la prit par surprise. Quelque chose la tirait vers l'avant, vers ce flot ardent aveuglant qui se déversait sur elle.

— Irina... Elle tourna la tête à droite et à gauche, cherchant sa respiration en

gémissant. Elle avait envie de vomir. Une odeur pénétrante s'infiltra en elle, diluant toutes les autres. Une odeur... d'hôpital. Elle ouvrit les yeux. Elle était allongée sur un lit métallique chromé, le corps enveloppé de draps blancs. Fixée au plafond, une lampe halogène éclairait crûment la chambre. Irina fronça les sourcils. Où était-elle ? Que lui était-il arrivé ? Que faisait-elle dans ce lit ? Des images éparses tapissaient sa mémoire, isolées par de grands trous opaques. Certaines étaient sombres et sinistres, tapies comme des rats dans une cave.

Elle frissonna. Un léger courant d'air faisait onduler les rideaux tirés contre la fenêtre entrebâillée.

— Irina, c'est moi... Tu m'entends ? Elle se détourna de la vitre. Cette voix... Raymond était assis près d'elle. Il avait le visage creusé par l'inquiétude

et le manque de sommeil. Il lui souriait. Quelque chose ne tournait pas rond. Des souvenirs aussi insaisissables

que flous lui affirmaient que cela ne pouvait pas être. Mais l'effort de concentration était trop considérable ; elle renonça à comprendre. Elle battit des cils, plongeant son regard fiévreux dans les pupilles noisette de son mari. Très loin au fond de ses iris, elle crut apercevoir une lueur verte qui pulsait comme un cœur qui bat.

Elle fut arrachée au sommeil par un bruit qui la déconcerta : son réveil.

Elle s'assit, tentant de remettre ses idées en place. Venant du lit d'à côté, un ronflement sonore retentit. Un ronflement qu'elle connaissait très bien, depuis des années... Raymond dormait comme une masse, la bouche ouverte, affalé en travers de son matelas. Il n'avait même pas pris la peine de se déshabiller. Ses remugles d'alcool empestaient la pièce, comme d'habitude. Elle était de retour chez elle.

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Irina se frotta les tempes. Une histoire décousue s'accrochait à sa mémoire, comme les rêves qui s'effilochent dès que l'on pose le pied par terre. Jamais elle n'avait fait de cauchemar si long et si angoissant.

Elle descendit se préparer son café, qu'elle agrémenta de tartines grillées, puis elle alluma la radio. Un journaliste présentait les informations, célébrant le début de l'été. On était le 21 juin. Un lundi.

Irina se resservit un café. Elle souriait.

Ses amies furent surprises par son accès de bonne humeur pour un début de semaine. Elles mirent cela sur le compte des vacances qui approchaient. La canicule se précisait, et Irina adorait cela. Elle ne vit pas passer la journée. Elle se mit au lit avec un bon livre, confortablement installée avec deux gros oreillers calés dans le dos. Elle ne s'était pas sentie aussi bien depuis très, très longtemps...

Elle s'éveilla le lendemain matin avec une terrible migraine. Elle déjeuna d'une aspirine et d'un café très fort sans allumer la radio. Elle avait vraiment trop mal au crâne pour écouter quoi que ce soit.

Le regard que Lisa et Mme Gomez lui lancèrent quand elle prit place sur le siège face à elles la surprit.

— Vous avez l'air bien sombre, toutes les deux. Qu'est-ce qui se passe ? Lisa l'observait intensément. Elle ne répondit pas tout de suite. Irina finit

par se sentir mal à l'aise. — Et bien quoi ? dit-elle, agacée. — Irina, il y a un truc pas tout à fait normal. Lisa, troublée, chercha l'aide de Mme Gomez. — Mais qu'est-ce que vous avez, enfin ? s'écria Irina. — Nous pensons que vous devriez consulter un neurologue, Irina. Ou

peut-être même un spécialiste des troubles du comportement... vous comprenez ?

— Quoi ? Mais... La pulsation de la migraine d'Irina n'avait pas ralenti avec l'aspirine. À

ce moment-là, elle monta d'un cran. Une petite sonnette d'alarme résonnait quelque part au fond de son cerveau, à peine perceptible derrière le coton qui enveloppait ses perceptions.

— Irina, ça fait une semaine que tu ne nous décroches pas un mot ! Une semaine ! Et tu nous demandes ce matin ce que nous avons ?

— Mais qu'est-ce que tu racontes ?... Hier, nous avons parlé des vacances, de la chaleur...

— Irina, nous avons discuté de cela lundi dernier, le 21...

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Irina sentit un grand froid se répandre dans ses veines. Un abîme fétide s'ouvrait sous ses pas. Elle attendait le coup de grâce, la révélation qui allait la faire définitivement basculer dans l'horreur.

Elle prit son miroir pliant dans son sac d'une main hésitante, cherchant les billets qu'elle y avait dissimulés. Elle n'y découvrit qu'une fine couche de poussière grise.

« Je vous rends vos lundis» avait-il dit. « Tous sans exception. Je retourne d'où je viens et vous d'où je vous ai sortie ».

Elle sut alors sans le moindre doute avec Qui elle avait signé ce contrat. Elle comprit le pouvoir infini dont il disposait sur elle dès lors qu'elle avait imprimé sa signature, déposant sur le papier une trace de ses doigts avec son propre sang. Elle avait conclu un pacte maudit avec Lui. Maintenant, Il allait lui faire revivre tous ses lundis disparus, les uns derrière les autres, jusqu'au dernier, jusqu'à la fin. Dorénavant, elle allait vivre l'Enfer, car elle n'avait aucune idée de combien il lui en restait. Ses souvenirs étaient embrouillés par l’alcool dans lequel elle s’était noyée, comme Raymond. Le rêve lui échappait.

Mais elle était certaine d'une chose : elle allait mourir. C'était la seule raison possible pour qu'Il ait rompu le pacte. Ce qu'Il avait prévu de faire avec ses lundis, quoi que ce fut, ne s'était pas produit. Il n'en avait pas eu la possibilité, pas le temps. Parce qu'elle était morte avant !

Elle ferma les yeux, déglutit une grosse quantité de salive. Elle était au bord du gouffre. Elle entendait le vent de la folie siffler autour d'elle en soulevant des monceaux de mouches mortes au-dessus de son âme.

— Quel jour est-on aujourd'hui ? Elle connaissait déjà la réponse. — Le 28, Irina. Le lundi 28 juin Lorsqu'elle ouvrit les paupières, la raison l'avait quittée. Son regard vide

se posa sur Lisa. — Irina, ça va ? Elle parut réfléchir un instant, puis elle abandonna. Un sourire distrait

flottait sur ses lèvres. — Comme un lundi, dit-elle, absente. Comme un lundi...

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L’ESPOIR D’ÉMILIE

(2002)

À travers la fenêtre, Émilie contemple le jardin. Cette année, le mois de juillet resplendit de toute sa parure de fleurs sous un soleil éclatant. Un vent tiède courbe les tiges graciles des coquelicots qui émaillent la pelouse, et des dizaines d’oiseaux se poursuivent en piaillant entre les branches chargées de fruits des cerisiers.

Émilie ouvre les battants et laisse l’air léger se glisser sous sa chemise de nuit en dentelle. Il s’enroule autour d’elle comme le souffle d’un amant attisé par le désir. Elle ferme les paupières et se met à rêver.

Il va venir. Elle pense à son visage, où l’âge d’homme n’a pas encore totalement

dissout la beauté sauvage et maladroite de l’adolescence. Elle pense à ce corps mince et ferme qu’elle devine sous sa blouse, à la façon dont son pantalon se colle à lui. Elle rougit.

Quand il s’approche d’elle, elle sent de petits picotements courir sur la peau de ses bras. Au creux de son ventre, quelque chose de profond l’appelle, avec des vagues chaudes qui lui assèchent la gorge.

Il est si beau… Depuis qu’ils se connaissent, elle n’a de regards que pour lui. Plus aucun

autre ne l’intéresse. Il s’appelle Vincent. Il a les yeux bruns et de longs cheveux noirs et bouclés. Il s’occupe d’elle avec beaucoup de douceur, avec une gentillesse infinie. Elle a toujours hâte de le voir dans l’intimité de sa chambre. Il n’est pas comme tous les précédents, toujours pressés de s’en aller dès qu’ils en ont fini avec elle.

Elle aime sentir son eau de toilette qui couvre à peine son odeur masculine lorsqu’il se penche sur elle. Elle aime ses longs doigts d’artiste qui lui confèrent une partie de ce côté efféminé si touchant, si empreint de délicatesse.

Elle rêve que ces doigts se poseront un jour sur ses hanches, qu’il l’attirera vers lui avant qu’ils ne se dissolvent dans la même lumière.

Elle sourit. Il ne se doute pas que quand il lui parle, elle observe sa langue qui s’agite comme un petit animal tenu en laisse. Elle frissonne. Elle imagine cette langue humide courir sur ses reins, sur ses fesses, sur…

Ah… 181

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Elle laisse échapper un gémissement dont elle a à peine conscience. Les pointes de ses seins ont tellement durci que ça lui fait presque mal. La dentelle frottée par la bise devient plus présente, plus lascive.

Elle place une main à plat sur son pubis, comme pour guider en elle l’arc souple et chaud du désir de l’homme. Ses lèvres s’entrouvrent sur un faible halètement. Une onde délicieuse la pénètre et diffuse dans son corps tout entier un scintillement électrique.

Il sera bientôt là, avec elle, dans sa chambre. Tous les espoirs lui sont permis.

Soudain, elle se fige. Elle n’est pas encore maquillée ni coiffée ! Vite ! Quelle heure est-il ? Que va-t-il penser ?

L’écran de son réveil lui arrache un soupir de soulagement. Ouf ! Elle a encore deux heures devant elle. Il va la rendre

complètement folle ! Elle a dormi très tard, ce matin. Elle a un peu perdu la notion du temps.

Elle trottine jusqu’à la salle de bain et se brosse énergiquement les cheveux, qu’elle remonte en un chignon très élégant, où elle pique un petit peigne d’ivoire. Elle passe ensuite du mascara sur ses cils, un fond de teint discret sur ses joues et un rouge pas trop vif sur ses lèvres.

Lorsqu’elle a terminé, elle examine son reflet dans la glace et se sourit, satisfaite. Elle est irrésistible. Elle l’a toujours été…

Elle enfile sa robe noire préférée, celle qui offre sur ses charmes un décolleté plongeant, puis elle attache à son cou son collier de perles de Tahiti, sombres comme la nuit, cadeau de son père pour ses vingt ans. Elle rajuste une mèche rebelle à l’aide d’une épingle.

Voilà, elle est prête. Il ne reste plus qu’à l’attendre. Il a dit qu’il viendrait vers 16 h. Elle consulte sa montre en plissant les yeux ; elle ne sait plus ce qu’elle a fait de ses lunettes.

15 h 53. Elle retourne près de la fenêtre. Son cœur bat la chamade. Elle est si

heureuse qu’elle pourrait voler rien qu’en étendant les bras. Elle est aussi anxieuse et excitée qu’à son premier rendez-vous, les joues écarlates et les lèvres sèches.

Comment sera-t-il habillé, aujourd’hui ? Aura-t-il ce tee-shirt très serré qui lui va si bien, les jours d’été, quand ils se promènent bras dessus bras dessous à l’ombre des branches basses des chênes centenaires qui bordent les allées du parc ? Aura-t-il imprégné son torse finement découplé de cette eau de toilette dont elle raffole, et dont elle ignore le nom ? Elle n’a jamais osé le lui demander.

Osera-t-elle, cette fois, faire le premier pas ? 182

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Toc, toc, toc ! Elle porte la main à sa gorge, le souffle coupé. Et si elle ne lui plaisait

pas vraiment ? S’il faisait juste semblant ? Il y a des hommes qui font cela, qui jouent avec les femmes.

Qui les tuent à petit feu… La porte s’ouvre et Vincent passe sa tête bouclée dans l’entrebâillement.

Il sourit et Émilie se sent soudain fondre de l’intérieur. Le jeune homme entre et reste interdit devant elle. Il est terriblement attendrissant, avec ses yeux écarquillés et ses mains cachées dans le dos.

Émilie vient à lui en ondulant des hanches. — Qu’est-ce que vous dissimulez donc là ? demande-t-elle en replaçant

une mèche imaginaire sur son chignon. Vincent la contemple toujours en silence, fasciné. Il lui présente

timidement ce qu’il cachait derrière lui. Émilie bat des mains. — Vous y avez pensé ! Comme c’est gentil de votre part ! Je croyais que

tout le monde avait oublié mon anniversaire ! Vincent pose le gâteau sur la table. Il a du mal à remettre ses idées en

place. Lorsqu’il se redresse, Émilie est contre lui. Tout contre lui. Elle lui prend alors la tête entre les mains et dépose un long baiser sur ses lèvres. Le jeune homme se raidit. Grisée par son audace, Émilie pose le front sur son épaule et s’abandonne à l’ivresse de la séduction.

Très doucement, Vincent lui demande : — Vous ne voulez pas allumer vos bougies ? Blottie contre lui, Émilie hoche la tête. Elle veut tout ce qu’il veut. Ce

moment hors du temps doit être dégusté jusqu’à la moindre miette. Vincent détache ses bras avec délicatesse et lui tend son briquet. Ils

prennent place autour de la table, elle sur la chaise et lui sur l’angle du lit chromé. Vincent allume les bougies une à une sous les yeux émerveillés d’Émilie qui s’imprègne de chacun de ses gestes. Il a le regard brillant. Les petites flammes se reflètent dans ses iris.

— À vous ! dit-il. Faites un vœu avant de les éteindre. Émilie ferme les paupières. Son vœu, elle le connaît par cœur. Elle le

prononce à chaque étoile filante qu’elle surprend dans le firmament, au cours de ses longues veilles, durant lesquelles elle rêve de ces mains fines et souples qui font glisser sa robe sur ses hanches. Elle peut sentir à chaque fois le froissement du tissu sur ses reins, et même le petit courant d’air que le vêtement évanoui n’empêche plus de hérisser sa peau. Elle sent le souffle de Vincent lorsqu’il se penche sur son cou, la rondeur de ses fesses sous ses paumes affolées par le désir. Elle ressent l’instant de bonheur

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intense lorsqu’il se glisse en elle, la chaleur puissante de ce corps qui lui arrache des plaintes incontrôlées.

— Allez-y, Émilie. Soufflez maintenant… Sa voix est tiède comme un bain de mousse, douce comme une cuillerée

de miel. Elle ouvre grand les yeux. Pour que son vœu se réalise, elle sait qu’il ne doit pas rester une seule bougie allumée. Elle prend sa respiration. Vincent lui tient la main. Elle vole.

Elle expulse tout l’air que contiennent ses petits poumons, les joues gonflées par l’effort, mais quand elle s’arrête, hors d’haleine, il reste encore quatre bougies allumées. Elle en pleurerait presque si elle n’avait pas peur que Vincent la trouve ridicule. Le jeune homme attrape son briquet et les rallume à nouveau.

— Encore une fois, Émilie, essayez encore une fois. Ne vous découragez pas.

Émilie serre les dents. Elle ne se découragera jamais ! Tandis qu’elle prend à nouveau sa respiration, Vincent a un gentil

sourire. — Vous allez y arriver, je le sens. Vous ne pouvez tout de même pas

éteindre les quatre-vingt-dix du premier coup !

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LA PUCELLE (2002)

Écrasée par le poids de l’homme, Jeanne étouffe presque. Elle sent son haleine brûlante dans son cou. Il s’agite convulsivement au-dessus d’elle en poussant des grognements inarticulés. Il est massif et puissant, fort comme un ours.

Dès qu’elle l’a vu, elle a su qu’il était prêt à tout pour arriver à ses fins. Son regard de feu, elle l’a reçu en plein cœur. Il s’est jeté sur elle d’un seul coup, l’enivrant de son odeur de sueur et de cuir.

Ses mains rugueuses étreignent ses épaules, la plaquant sous lui. Il est empli de tout ce qu’elle aime chez les hommes : la force, le courage, et une inaltérable envie de vivre…

Ses coups de boutoir deviennent plus rapides, plus saccadés. Le dénouement est proche. Un gémissement monte du fond de sa gorge, il s'arc-boute contre les hanches de Jeanne. Il lève les yeux vers le ciel et laisse échapper un râle qui la fait frissonner. Ses jambes se crispent et tremblent. Il est planté jusqu’à la garde.

Elle sent alors un liquide chaud et épais couler sur son ventre. L’homme s’abat sur elle, sa barbe moite de transpiration collée dans ses cheveux, et il pousse un long soupir.

Proche, un rire paillard retentit. — Morbleu, ma belle! Vu d’ici, on aurait bien dit que… — Il suffit, maraud! s’écrie Jeanne, les joues en feu. Elle se dégage en repoussant l’homme sur le côté. Elle se relève alors

avec le regard empli de fureur, pose un pied chaussé de fer sur sa poitrine et arrache son épée ensanglantée de ses entrailles.

— Tu as trop d’imagination, chevalier! Aide-moi plutôt à remonter en selle, sire Charles.

Sitôt son alezan enfourché, elle se tourne vers les remparts de la ville assiégée et brandit son arme au soleil.

— Pour Dieu, et pour le Roi! hurle-t-elle. — Pour le Roi! reprend le chevalier, puis il remonte souplement sur sa

monture malgré le poids de son armure et l’éperonne brutalement en

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faisant claquer son heaume. Son rire décroît dans le galop de son cheval caparaçonné.

Admirative, Jeanne le regarde se jeter dans le combat en roulant ses larges épaules, frappant avec hargne autour de lui dans la horde des guerriers qui tente en vain de l’arrêter.

— Sire Charles, dit-elle pour elle-même en se signant, lorsque ma mission sera remplie, tu livreras bataille au fond de ma couche, je le jure, et je te mettrai le feu au sang! Ce jour-là, je jure sur ma vie que l’on cessera à tout jamais de m’appeler la Pucelle.

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L'EXÉCUTION

(2003)

Je regarde mes mains. Je ne sais pas si je vais pouvoir y arriver. C'est pour ce soir, cette fois, cette ultime fois. Après, ce sera trop tard. Je n'ai plus que cette dernière chance pour en finir une bonne fois pour toutes avec elle.

Je serre les dents. Je dois tenir le coup et l'exécuter proprement, sans état d'âme parasite que l'on puisse me reprocher par la suite.

Je dois la retrouver à vingt-deux heures, après la fermeture de la station-service. J'aurai juste le temps de laver à la lessive mes paumes abîmées qui puent le gasoil et d'ôter mes frusques pleines de cambouis pour enfiler mon vieux costard élimé qui n'a pas vu le jour depuis des lustres. Je vais avoir une de ces allures !

J'inspecte mon reflet dans la glace fêlée des toilettes. Les valises que je trimbale sous les yeux et le fin maillage de petits vaisseaux rouges qui se dessine sur mes pommettes et sur les ailes de mon nez me donnent vraiment l'air de ce que je suis : un poivrot minable égaré dans une vie trop grande pour lui. Je n'ai jamais réussi à m'imposer dans quoi que ce soit dans ma vie. Quand je contemple ma pauvre gueule dans ce miroir piqué par la rouille, je me dis que ce n'est pas demain que ça va changer.

Je retourne derrière mon comptoir et je me mets à attendre l'hypothétique client qui s'arrêtera sur cette route déserte pour faire le plein, trop heureux de ne pas finir son chemin à pied. Parfois, les jours fastes, j'en ai dix ou douze. Le plus souvent, quatre ou cinq. Aujourd'hui, c'est mort.

J'ouvre une bière.

Ce qui est bien, avec ce boulot, c'est que ça me laisse pas mal de temps pour rêver à autre chose qu'à ce que je suis devenu. C'est sûrement pour cette raison que, quand je suis tombé sur elle il y a six mois, alors qu'elle traînait sur le trottoir en plein centre-ville, j'ai décidé de m'occuper d'elle.

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J'ai tout de suite remarqué qu'elle était mineure. Ce sont celles que je préfère. Elles sont tellement pleines de sensibilité que les difficultés supplémentaires qu'elles amènent m'excitent plus qu'elles ne me gênent. J'ai bien vérifié que personne ne me voyait l'embarquer. Je n'ai pas envie que les gens aillent jaser sur mon dos...

Elle s'est montrée très réticente, au début. C'est vrai que ce n'est pas vraiment un endroit pour elle, ici, entre les bidons d'huile de vidange, les vieux pneus empilés dehors, et la crasse accumulée depuis des années sur les poignées de porte, les chambranles et les rayonnages. Elle s'est longtemps refusée à moi, m'échappant sans cesse quand je commençais à croire que je pouvais l'apprivoiser. Ça me rendait dingue, chaque jour un peu plus que la veille. J'en avais les mains moites de frustration.

J'étais pourtant depuis des années un habitué de ce genre de rebelles, et je m'étais déjà débarrassé de plusieurs autres auparavant, quand j'avais pris conscience que je ne pourrais rien en tirer. Certaines avaient même disparu pour m'avoir tenu tête bien moins longtemps que ça.

Je ne sais pas ce qui la différencie tant de toutes les autres qui m'ont tenté jusqu'à ce jour. Une certaine harmonie naturelle, peut-être...

Un jour de la semaine dernière, je l'ai emmenée dans la cour, derrière, entre l'atelier et la réserve, là où personne ne peut rien entendre de dehors. Je me suis tellement approché d'elle que je la touchais presque du doigt, mais elle s'est enfuie encore une fois. Ça m'a foutu en rogne. Alors, je l'ai violentée. Je l'ai massacrée gaiement en l'écoutant plier et gémir sous moi. J'étais hors de toute mesure et je me suis bien défoulé.

Lorsque j'en ai eu terminé, un type a applaudi dans mon dos. Il était arrivé sans que je m'en aperçoive. J'étais pris sur le fait. Je l'ai lâchée, et elle est tombée sur le sol sans faire de bruit.

— T'as un don pour ce genre de boulot, mon gars ! Je me suis senti idiot, alors je l'ai dévisagé d'un sale oeil. Ce gros mec

avec ses lunettes noires et son cigare ne m'inspirait pas confiance. — Qu'est-ce que vous foutez là ? C'est interdit aux clients ! Il a souri, pas impressionné du tout. J'ai l'habitude... Il a tiré en silence sur son cigare. Ses lunettes me renvoyaient ma

silhouette maigre flottant dans ma cotte bleue de travail. — J'ai un contrat pour toi, si ça te dit, a-t-il lâché soudain, rompant la

tension qui montait. Vendredi soir prochain à vingt-deux heures. — Ca m'intéresse pas ! ai-je coupé, cinglant. — 500 euros avant, 500 après. — Faut que je tue qui ?

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Il a ricané, puis a sorti une liasse de billets de sa veste de sport et l'a posée sur un bidon rouillé.

— Écoute, un de mes gars s'est tiré. Il voulait travailler en solo, alors je me suis occupé de lui, mais maintenant il faut que je le remplace.

Il m'a fixé intensément, cherchant à lire en moi s'il ne se trompait pas. — J'ai besoin d'une exécution propre et sans bavure, un vrai truc de

professionnel. Mes employeurs ne plaisantent pas sur ce sujet. Tu t'en sens capable pour ce prix-là ?

J'ai avalé ma salive. Merde ! 1000 Euros ! Plus d'un mois de salaire pour quelques minutes de boulot ! Ce type était dingue, à coup sûr.

Ça a été plus fort que moi, j'ai baissé les yeux. — J'y arriverai pas. J'avais dit ça plus pour moi que pour lui. Il a ri franchement, comme à

une bonne plaisanterie. Il a gribouillé quelques mots sur un bout de papier froissé sorti de sa poche et me l'a tendu.

— Je suis certain que si, a-t-il répliqué. Les mecs comme toi, je suis capable de les repérer n'importe où, n'importe quand. Voilà l'adresse. Sois à l'heure !

Il a tourné les talons pour s'en aller, puis s'est ravisé. Il a regardé par terre, à mes pieds, et m'a souri.

— Ne la laisse pas traîner comme ça. Elle mérite mieux comme traitement, non ?

C'était vrai. Elle méritait mieux. Alors, je l'ai nettoyée, et j'ai essayé de renouer le dialogue, mais la blessure était trop fraîche. Il valait mieux attendre un jour ou deux que ça se tasse.

Ce soir-là, je me suis acheté une bonne bouteille de whisky avec le fric du contrat. Je n'en revenais pas. Ce bonhomme devait vraiment avoir une case en moins pour s'imaginer que j'étais capable de faire une chose pareille. J'ai bu à petites gorgées jusque tard dans la nuit en pensant à elle, à ses soupirs que je convoitais tant. Je me suis senti entrer progressivement en état d'ébriété de plus en plus avancé, frustré et humilié qu'elle reste toujours hors de portée. Je me suis couché vers trois heures du matin complètement ivre en renversant ce qui restait de whisky dans mon lit.

Je me suis réveillé tard le lendemain, avec une gueule de bois qui avait un goût de fer rouillé. J'ai regardé autour de moi en clignant des yeux, me tenant la tête dans les mains, attendant que mon cerveau reprenne sa place. Je ne l'ai pas vue tout de suite, car j'avais repoussé les draps sur elle. J'avais dû me relever pour la prendre au milieu de la nuit. Ce qui n'avait sûrement servi à rien puisque j'étais incapable de m'en souvenir.

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Je la regardais presque méchamment, écœuré. Quelle que soit mon approche, je ne savais faire que cela : la brusquer, la souiller. Ses silences me désarçonnaient plus que tout. Je n'y comprenais rien.

Je me suis levé avec effort pour me faire un café très noir. La chambre sentait l'alcool et la sueur. J'ai ouvert la fenêtre en grand. La chaleur du soleil m'a enlacé, malgré ma migraine. Après tout, ce dimanche allait peut-être commencer sur une note d'optimisme ?

L'heure approche. Derrière mon comptoir, je vide consciencieusement ma bière. C'est la première depuis ma cuite de samedi. Je regarde dehors, comme je le fais des centaines de fois par jour. Les guirlandes en plastique décoloré rouge et jaune claquent dans le vent de ce début de soirée. À travers les vitres poussiéreuses, j'aperçois les deux pompes que la lumière déclinante du soleil orne de petits éclats d'or. Quelques morceaux de pare-brise cassés scintillent sur le sol entre la casse qui borde la route et l'entrée de la station.

Je consulte ma montre. Dans deux heures, je serai à pied d’œuvre. Cette fois-ci, je vais y aller franco. Je vais tâcher de ne penser à rien, d'oublier la douleur dans les doigts, les crampes dans les bras.

J'ai une bouteille de scotch toute neuve qui m'attend pour mon retour. Il va bien me falloir ça pour me remettre de mes émotions, car je suis plutôt du genre sensible, malgré tout. En posant les yeux sur les courbes de l'étui noir appuyé contre le mur, j'ai une pensée pour les vieux films de gangsters des années 50. Je devrais prendre exemple sur ces gars-là. Eux, au moins, ne se faisaient pas tant de soucis pour un contrat !

J'ouvre une autre bière.

Je suis dans le noir. J'attends. Ça va bientôt être à moi de jouer. J'ai trouvé l'endroit sans peine, près de la gare de triage. J'ai l'estomac noué par l'appréhension. Je me suis pourtant préparé mentalement à ce que je vais accomplir dans quelques minutes maintenant, mais l'anxiété me ronge l'intérieur à grands coups de dents.

Tout à l'heure, dans la pénombre, j'ai repéré le bonhomme au cigare de la station. J'attends son signal pour agir. Elle, elle est devant moi, immobile. Elle ne se doute pas de ce que je lui réserve.

La main gauche du type se lève, et il me regarde droit dans les yeux. Je me jette sur elle d'un seul coup. Déjà, je ne suis plus moi-même.

C'est fini. Sa dernière plainte s'évanouit dans un silence total. J'ai fermé les yeux, saisi par une extase indicible. Mes bras retombent le long de mon

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corps, comme brusquement débranchés. Je suis épuisé. La sueur ruisselle dans mon cou, sur mon torse grêle en dessous de ma chemise blanche.

Quelques instants plus tard, des salves, puis un tonnerre d'applaudissements retentissent dans la salle tandis que les lumières se rallument. Le type au cigare est debout devant moi. Il pleure, et je sens les larmes couler aussi sur mes joues. Les gens sont debout. Je suis incapable d'articuler le moindre mot.

— C'était magnifique... bredouille-t-il en me serrant les épaules avec émotion.

Mon violon pèse lourd au bout de mon bras, tout à coup. Je regarde ma partition, contre laquelle je lutte depuis si longtemps. Je me sens soulagé, apaisé, heureux. Comment cet homme a-t-il deviné que je pouvais la jouer, après les essais ratés qu'il avait surpris dans l'arrière-cour de la station-service ? Cela restera toujours un mystère pour moi, mais il avait raison.

Cette fois, je ne l'ai pas massacrée, cette sonate de Beethoven. Je l'ai parfaitement exécutée. Un vrai travail de professionnel...

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LE SCOOP

(2003)

La fenêtre explosa en une multitude de fragments de verre qui traversèrent la chambre comme des poignards. La porte fut arrachée et propulsée dans le couloir où elle défonça la baie vitrée donnant sur le patio. Richard fut soulevé avec son matelas et violemment projeté contre le mur. Il eut juste le temps de s’enfoncer la tête entre les bras. Puis une pluie de gravats s’abattit sur lui dans un silence étourdissant.

Il eut un instant de panique totale ; un sentiment complexe et haché où le rêve le disputait encore à la tragédie du réel. Puis il comprit avec angoisse que la déflagration l’avait rendu sourd.

Une langue de flammes léchait la façade du bâtiment et pénétrait par à-coups dans l’embrasure déchiquetée. La fumée âcre le fit tousser et cligner des yeux. Il repoussa le matelas criblé d’éclats qui venait de lui sauver la vie et jeta un coup d’œil autour de lui. La pièce était méconnaissable. Tout avait été renversé par le souffle. Il ne restait pas un objet intact au milieu des débris de plâtre, de bois et de verre. Richard eut un coup au cœur.

— Ma caméra ! Il mit quelques secondes à réaliser qu’il l’avait confiée la veille à

Stéphane afin qu’il règle un problème de mauvais contact de la batterie. Richard vivait caméra, pensait caméra, mais était incapable de réparer quoi que ce soit. Et d’ailleurs, il ne s’en souciait absolument pas, sauf quand ce genre de pépin se produisait en reportage. Heureusement que Stéphane était un peu bricoleur…

Il se leva péniblement et inspecta son corps. À part quelques égratignures aux bras, un morceau de carreau lui avait entaillé la joue gauche. Un mince filet de sang coulait sur sa chemise. Il s’était couché tout habillé en revenant de sa sortie nocturne avec son contact local de l’Agence, qui devait le renseigner sur les activités souterraines de la Brigade des martyrs de Fahallah, une bande de cinglés fanatiques religieux anti-occidentaux qui sévissait clandestinement dans les faubourgs de Tel-Aviv.

Il s’approcha avec précaution du trou béant et tenta d’apercevoir quelque chose à l’extérieur. Les flammes l’obligèrent à reculer et il sortit de la chambre dévastée en boitant. Des gens hagards s’interpellaient dans les

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couloirs de l’hôtel, certains couverts de sang, d’autres juste à moitié assommés par l’explosion. Une femme hurlait en portant un enfant inanimé dans ses bras. Richard fut frappé par la façon dont l’absence totale de son pouvait accentuer le côté dramatique de l’expression de son visage. Il se promit de s’en souvenir ultérieurement pour l’un de ses reportages. L’inconnue le bouscula sans le voir, bouche grande ouverte sur un cri muet, et disparut dans l’escalier.

Il se dirigea vers la chambre de Stéphane et le trouva sur son lit en train d’assembler les derniers éléments de sa caméra.

Efficace, comme toujours… Les fenêtres de la pièce donnaient sur la cour intérieure. Elles n’avaient

pas subi de dégâts, en dehors des vitres fendues. Steph et la caméra étaient indemnes. Richard respira profondément.

Steph lui sourit nerveusement. — Encore une seconde un quart et elle est à toi. C’était juste une soudure

qui lâchait. Richard acquiesça en silence. Il allait pouvoir filmer, c’était tout ce qui

lui importait. — Je n’entends plus rien ! dit-il d’une voix sans épaisseur qui lui

résonna curieusement dans le crâne. Ce truc m’a rendu complètement sourd !

Stéphane ne posa pas de question inutile à son collègue. Ils ne savaient pas ce qui s’était passé. Leur rôle était de filmer. Ensuite, ils mettraient au point leurs commentaires à propos de l’attentat. Le plus important, c’était les images. Il fallait y aller. Maintenant.

Il le guida jusqu’à la salle de bain et lui lava rapidement le sang du visage avec une serviette mouillée. Il lui fit boucher le nez et décompresser comme un plongeur en accumulant de la pression d’air dans les voies respiratoires. Richard ressentit immédiatement un léger bourdonnement. Venant de très loin, la rumeur des exclamations se répercutant entre les murs de l’hôtel le rassura. Il fit un signe de tête affirmatif. Il allait pouvoir travailler.

— On y va, dit-il simplement. Stéphane fixa la batterie sur la caméra, puis il empocha son carnet et son

stylo, ses outils à lui. Ils sortirent de la chambre et Richard cala l’appareil sur son épaule. Il commença à filmer les gens en proie à la panique qui couraient et se heurtaient dans les couloirs, cherchant dans les différents étages d’autres membres de leurs familles avec l’espoir de le retrouver vivants, sinon indemnes.

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La fumée prenait possession de l’air. Une vieille femme toussait, assise contre un mur, le visage déchiqueté comme si elle s’était battue contre un ours. Une flaque d’urine s’élargissait lentement sous elle. Un peu plus loin, dans une autre chambre donnant sur la rue, ils trouvèrent le cadavre d’un homme auquel un grand éclat de fenêtre avait tranché le cou jusqu’aux vertèbres. Il gisait dans une mare de sang. Richard y laissa les empreintes de ses épaisses chaussures de marche lorsqu’il fit un gros plan du regard mort de l’inconnu. Lorsqu’ils s’en allèrent, le liquide poisseux les recouvrit lentement jusqu’à ce qu’elles disparaissent.

Stéphane prenait des notes à la volée, essayant de ne pas faire attention à la sensation de voyeurisme que déclenchait souvent chez lui l’œil inquisiteur de la caméra en action. Il dessina rapidement le plan de l’hôtel avec l’emplacement de leurs deux chambres. Ils descendirent ensuite au rez-de-chaussée en enjambant des gens prostrés, recroquevillés dans les marches, au milieu des gravats instables et des meubles en morceaux. Le plâtre se détachait des murs par plaques qui pendaient au bout de lambeaux de papier peint. Une épaisse poussière leur piqua les yeux en arrivant au rez-de-chaussée. Sans attendre, ils sortirent dans la rue pour respirer.

— Tu m’entends, maintenant, Richard ? Le caméraman leva le pouce pour confirmer à Stéphane que son ouïe

avait plus ou moins retrouvé son état normal. Son œil n’avait pas quitté le viseur.

— Regarde à gauche. On dirait que c’est un camion-citerne qui a explosé.

Richard prit un panoramique fluide de la rue où régnait un chaos indescriptible. Un pan entier de l’immeuble qui faisait face à leur hôtel s’était écroulé, dévoilant des poutres métalliques tordues. Les parties des pièces encore accrochées en équilibre instable étaient ravagées par les flammes. Cernés par l’incendie, des gens accrochés aux rebords des fenêtres envahies par les flammes dirigeaient vers eux le regard vide de ceux qui savent qu’ils vont mourir. L’objectif saisit leur expression de terreur pure avant que le premier tombe à leurs pieds dans un grand cri qui s’arrêta net.

Ils tentèrent de s’approcher du centre de l’explosion, mais la fournaise dégagée par le poids lourd en feu devint vite insupportable.

— Il faut trouver un autre accès, dit Stéphane. Il doit y avoir du monde là-dedans. C’est quoi ce bâtiment ?

La caméra fouillait les décombres fumants qui avaient englouti une file de voitures en stationnement. De nombreux petits bureaux jonchaient les

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trottoirs, disloqués par la déflagration. La vérité inonda soudain la bouche de Stéphane comme un jet d’acide sulfurique.

— Putain de merde… dit-il d’une voix blanche. — Quoi ? lança Richard, qui tournait toujours. Qu’est-ce qu’il y a ? La colère envahit la gorge de Stéphane. Sa voix se contracta sous

l’émotion. — Une école… Ces enfoirés ont fait sauter une école ! Richard ne répondit pas. Il assura sa prise sur l’objectif et activa le zoom

là où la fumée n’était pas trop dense. Stéphane consulta sa montre. — Il est neuf heures et demie, on est mardi. Ça doit est plein de gosses

là-dedans ! Le jeune homme tenta de se ressaisir et de maîtriser le frisson qui

parcourait son échine. Il inspecta les abords et avisa l’entrée d’un immeuble voisin dont le toit touchait presque celui de l’école.

— Par ici, Richard, suis-moi ! Ils se ruèrent dans l’entrée du bâtiment en bousculant les habitants qui se

pressaient à l’extérieur. Ils montèrent rapidement au dernier étage et, après avoir repris son souffle, Richard fit sauter la porte donnant sur le toit d’un puissant coup d’épaule. Stéphane s’orienta et ils se trouvèrent bientôt sur le bord de la terrasse supérieure de l’école. L’incendie commençait à prendre de l’importance. Ils se consultèrent du regard. Il y avait un boyau de trois mètres à sauter pour arriver sur l’autre toit. Le vide avait paru plus petit vu d’en bas. Cinq étages de chute libre en cas d’erreur, le risque n’était pas mince.

— On y va ? demanda Stéphane. Richard sourit. — Évidemment… Le danger faisait partie intégrante du métier qu’ils avaient choisi. Le

journalisme de reportage dans des pays en guerre les mettait souvent face à des situations périlleuses, où leur position neutre d’information au sein des conflits n’était pas toujours un gage de sécurité. Aujourd’hui, en Israël, on pouvait se faire tuer dans n’importe quel endroit, à n’importe quelle heure, par n’importe lequel de ces fanatiques chargés d’explosifs qui se font voler en éclats parmi la population civile.

Mais c’était leur job. Ils devaient rendre compte des évènements. Et ils adoraient ça. Ils ne vivaient que pour ça.

— Tu ne pourras pas sauter avec la caméra. Je passe en premier et je t’envoie une corde. Tu l’attaches dessus et je la tire jusqu’à moi, OK ?

Richard acquiesça du menton. Stéphane avait toujours de bonnes idées. Le jeune homme prit son élan et sauta avec agilité. Il atterrit souplement de

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l’autre côté et se mit à la recherche d’un cordage. Il finit par arracher une bonne longueur du câble de télévision qui courait le long de la corniche. Il le sectionna à l’aide d’un des nombreux morceaux d’acier arrachés qui parsemaient le toit. Il revint vers Richard et lui lança une extrémité du câble, puis il amena doucement la caméra jusqu’à lui.

— À toi ! Richard prit lui aussi son élan, mais plus massif et gros mangeur que

Stéphane, il atterrit juste sur le bord du toit, à quelques centimètres à peine du vide. Stéphane lui tendit la main pour l’empêcher de basculer en arrière. Ils détachèrent la caméra que Richard empoigna aussitôt. Stéphane prit soin de laisser le câble sur le bord du toit pour le retour. Il doutait de pouvoir descendre très bas dans les étages, vu les flammes qui se propageaient au rez-de-chaussée et au premier. Le salut viendrait par le ciel, aucun doute là-dessus. Ils entendaient déjà les hélicoptères arriver de la base militaire.

Richard défonça la porte d’accès au toit, comme précédemment, et une vingtaine d’enfants en larmes leur jaillirent entre leurs jambes. Leurs yeux exorbités étaient emplis de terreur, et certains ne pouvaient même plus crier. Un petit garçon se traînait à genoux, laissant derrière lui un sillage rougeâtre qui s’échappait de sa jambe brisée. Un bout de son fémur droit pointait hors de sa cuisse mutilée.

Stéphane tenta de remettre l’os en place, mais il y renonça devant les hurlements du garçon. Il arracha sa chemise et lui confectionna un pansement compressif au-dessus de sa blessure. Par chance, l’artère fémorale semblait ne pas avoir été touchée. Il chercha Richard des yeux. Les enfants s’étaient réunis autour de la plus âgée des filles, qui devait avoir une dizaine d’années. Son petit visage blême respirait à la fois la peur et la détermination. Elle entreprenait de calmer les plus petits, qui étaient secoués de sanglots leur coupant la respiration. Leurs cheveux recouverts de poussière et la suie barbouillant leurs joues les rendaient tous identiques, comme un seul petit être multiple perdu dans le monde en folie des adultes.

Stéphane jura. Richard s’était accroupi près d’eux. Il prenait consciencieusement des portraits de chacun des enfants. À aucun moment il n’avait posé sa caméra.

— Tu ne peux pas m’aider, merde ? — Je ne suis pas toubib, et j’ai des images à tourner. On est les premiers

sur ce scoop. Je ne dois pas laisser passer ça. — Ces gosses ont besoin de nous, Richard ! — Les secours arrivent. Ils sont qualifiés pour ça. Pas moi.

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Stéphane serra les dents. Il reporta son attention sur le garçon blessé qui était au bord de l’évanouissement. Il le prit dans ses bras et l’allongea le plus loin possible de la porte éventrée donnant sur l’enfer auquel il venait d’échapper. Il s’adressa ensuite en anglais à la fillette qui réconfortait les petits en s’accroupissant près d’elle.

— Do you understand english ? — Little... répondit-elle en hésitant. — I am Steph, dit-il en pointant un doigt sur sa poitrine. Steph, OK ? — OK. — And you ? — Lodi, répondit-elle, le regard grave, en faisant le même geste. Stéphane la prit doucement par les épaules. — The boy is OK, Lodi. Understand ? Elle hocha la tête. Elle avait compris. Stéphane lui expliqua tant bien que

mal qu’il allait descendre pour tenter de trouver d’autres enfants. — How many ? demanda-t-il. Combien ? La fillette écarta les mains en signe d’ignorance, puis elle se tourna à

nouveau vers ses petits camarades. Stéphane ne parlait pas l’hébreu, mais il devina le sens de la discussion. Elle lui refit face au bout d’un instant et ouvrit en grand les doigts de ses deux mains.

— Ten, dit-elle. Elle ajouta un léger geste qui voulait dire « à peu près ». Il y avait encore

dix gosses dans ce four… Stéphane déchira un autre morceau de ce qui restait de sa chemise et se

le noua par-dessus le nez et la bouche. Il fit un signe d’encouragement aux enfants qui l’observaient en silence. Ils avaient tous cessé de pleurer. Il s’engagea dans l’escalier après avoir cherché Richard en vain. Celui-ci l’avait précédé dans les entrailles du bâtiment dévasté.

Stéphane ressentit une puissante montée d’adrénaline en descendant les premières marches. Dans quel état se trouvait exactement l’immeuble ? N’allait-il pas s’écrouler brusquement et l’ensevelir au milieu de tonnes de béton et de ferraille ? Le souvenir récent de l’effondrement du « World Trade Center » était particulièrement vif dans sa mémoire, car l’un de ses amis New Yorkais y avait péri en reportage pour NTV.

Il s’exhorta au calme. Le danger était là, réel. La peur n’y changerait rien. Elle n’en ajoutait ni n’en retirait la moindre miette. Mais elle risquait de geler sa capacité d’analyse et de lui faire commettre une erreur aux sinistres conséquences.

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Il n’en était pas à son premier coup dur. À la fin de l’été 2001, en mission à Kaboul pour l’Éclair, il avait été chargé d’évaluer les traces laissées dans la population afghane par l’occupation soviétique. Il s’était retrouvé par le hasard des combats en première ligne avec des hommes du commandant Massoud, assassiné quelques semaines auparavant par des extrémistes. Caché derrière des sacs de sable, il avait entendu siffler des balles de gros calibre près de sa tête et avait senti leurs impacts dans son bouclier. Il avait vraiment cru qu’il n’en sortirait pas vivant.

Pourtant, il avait continué. Il n’ignorait pas que, régulièrement, des journalistes se faisaient tuer aux quatre coins du monde, mais l’attrait de cette vie aventureuse était plus fort que tout. Cette expérience avait en fait fortifié sa résolution. Il voulait aller au feu, se trouver au sein des combats, rapporter au monde sa vision des conflits de toutes sortes, partout sur la planète. La mise au pas des talibans par l’Alliance avait constitué pour lui un véritable baptême de guerre qu’il avait vécu de l’intérieur. De jeune journaliste débutant, il était devenu subitement reporter de guerre à part entière.

Stéphane savait qu’il devait cette réussite en grande partie à la chance, la chance d’avoir été là au bon endroit au bon moment, car sa connaissance du métier ne le prédisposait pas plus qu’un autre à réaliser un document analytique sur les imbrications géopolitiques et religieuses de la région.

La seule chose qu’il était sûr de rencontrer partout où il allait, c’était le risque. Il y avait toujours une part d’inconnu dans chaque reportage, dans chaque destination, et cela l’attirait plus que tout. Dans sa jeunesse, pour se faire un peu d’argent de poche, il avait travaillé comme intérimaire dans une banque. Il s’était ensuite juré de ne jamais finir sa vie coincé derrière des piles de chèques à classer. Il voulait se sentir vivant, avoir chaque jour la sensation de vivre intensément. Le journalisme lui avait ouvert un monde vaste et mouvant, souvent dangereux, et il n’envisageait plus son travail autrement que dans ces conditions. Il avait été l’un des premiers en Afghanistan. Il entendait l’être dans une multitude d’évènements à venir. Les rafales d’armes automatiques crépitant contre les murs des ruines des faubourgs de Kaboul avaient changé son destin à jamais.

L’information exigeait du réel, du vécu. Pas de l’imaginaire que l’on conçoit derrière un bureau d’ordinateur de métropole, les yeux perdus au plafond en train de mordiller un stylo. Il fallait que son encre s’alimente à la source même de l’actualité.

Il s’enfonça dans l’escalier en plissant les paupières à cause de la fumée. Des cris lui parvenaient, quelque part à l’étage du dessous. Richard était

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introuvable. Stéphane ressentit une nouvelle bouffée de colère contre lui. Ce salopard n’avait même pas fait le moindre geste vers les enfants, en dehors du fait de les filmer terrorisés et en larmes. À force de vouloir montrer des images-chocs, il finissait par perdre toute compassion pour les victimes des drames qui se nouaient devant son objectif. Stéphane avait souvent remarqué cette déformation avec les photographes avec lesquels il lui arrivait de travailler, mais avec Richard, cette attitude atteignait des sommets. La bombe qui venait de faire sauter le camion de carburant devant cette école avait certainement causé l’une des explosions les plus spectaculaires, et des plus meurtrières que Tel-Aviv ait connues depuis l’instauration de l’État d’Israël en 1948.

Richard devait prendre son pied. Il était seul en lice sur ce scoop. Ses images allaient se vendre à prix d’or.

Stéphane s’arrêta en bas des marches et essaya de localiser les cris. Il se dirigea à l’aveuglette, repoussant avec les pieds des obstacles pulvérisés non identifiables. Les hurlements des enfants l’amenèrent dans une salle de classe, ou du moins ce qu’il en restait. L’odeur qui y régnait était atroce. Il aperçut une vingtaine de petits corps ensanglantés allongés sur le plancher au milieu des meubles déchiquetés.

Stéphane devint blême. Il ne put s’empêcher de vomir son repas de la veille en un jet brûlant qui lui emplit les narines d’un goût fétide. Il s’appuya contre le mur, les jambes tremblantes. Les cris reprirent, un peu plus faiblement, l’arrachant à sa prostration.

Il parvint à trouver l’origine des gémissements après avoir déplacé une cloison écroulée. Une petite fille était bloquée sous une poutrelle de béton qui avait cédé, emportant dans sa chute une partie du plafond. L’enfant avait les yeux révulsés par la douleur et l’épouvante. Son bras droit écrasé un peu au-dessus du coude disparaissait sous le bloc qui était plus gros qu’une armoire. C’est en passant sous le bloc à quatre pattes pour s’approcher d’elle qu’il se rendit compte qu’elle était en train de se vider de son sang. Elle avait le visage d’une pâleur extrême. Il se défit de son foulard pour lui faire un garrot, mais il était déjà trop tard. Il se pencha sur elle et lui caressa le front. Elle était bouillante.

À son contact, elle eut le regard qui chavira un instant, puis sa tête roula sur le côté et son petit torse cessa de se soulever.

Le temps s’arrêta. Stéphane sentit ses larmes couler sous la brûlure de la fumée. Elles tombèrent dans les cheveux de la fillette qu’il avait serrée contre lui pour la bercer. Il ne pouvait pas croire que des hommes aient délibérément perpétré un cauchemar pareil. Aucun guerrier, aucun

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combattant ne pouvait se prévaloir auprès de quelque Dieu que ce fût d’un tel acte de barbarie.

— Putain, ce ne sont que des gosses ! Il cria l’horreur qui le submergeait sans s’en rendre compte. Il ne s’était

pas préparé à cela. Comment des êtres humains, des pères, des frères, pouvaient-ils s’en prendre à une école, sachant qu’ils allaient faire des dizaines de morts ? Comment ne pas comprendre que ce genre d’atrocité n’arrêterait jamais la guerre, mais ne ferait au contraire que l’alimenter ? N’était-il pas évident pour le commun des mortels que tous ces attentats, plus odieux les uns que les autres, les guidaient dans une impasse d’où jamais les acteurs ne pourraient s’extirper ?

Stéphane finit par se résoudre à reposer la petite fille inerte sur le sol. Il se signa et récita une courte prière pour elle. Il n’était pas croyant, mais à ce moment précis il avait besoin d’un réconfort qui vînt de plus haut que lui-même.

Il ferma les yeux pour chasser de lui la vision de l’enfant morte, puis il sortit de la classe en s’essuyant la bouche et les narines avec un chiffon au goût de cendre.

— Richard ? — Richard ? Pas de réponse. Son coéquipier semblait avoir été englouti par

l’immeuble. Le bâtiment craquait de partout. L’explosion l’avait rendu terriblement instable. Stéphane sentait le plancher résonner sous ses pieds, renvoyant les coups de boutoir des murs qui s’effondraient. Richard avait pu tomber dans un trou, dans l’obscurité d’un couloir.

Un sentiment de malaise profond lui revint en mémoire. Il se remémora ce que la chute des Twin Towers avait généré en lui. Il ne l’aurait avoué à personne, mais il avait trouvé que les tours s’étaient effondrées avec grâce, avec la majesté qui imprègne une incommensurable catastrophe. Ce ciel limpide de septembre, d’un bleu immaculé ; ces deux petits points brillants sous les rayons du soleil, filant l’un après l’autre dans l’azur comme de gigantesques abeilles déchargeant un miel de feu de ces fleurs immenses dressées avec insolence vers les nues…

Il avait trouvé cette scène très esthétique, très photogénique. Les images tournées à cette occasion avaient dû assurer la fortune de leurs auteurs. Ce massacre de milliers d’innocents, orchestré par une bande de fanatiques suicidaires, avait ce quelque chose de démesuré qui rend un événement immortel. Les personnes qui avaient choisi de se donner la mort en sautant par les fenêtres des tours avaient ajouté la dose d’humain qui manquait à cette tragédie sans cadavres télévisuels.

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Stéphane était resté sans voix, dans la rue, quand dans les vitrines des magasins parisiens les télévisions avaient commencé à passer ces images en boucle. Il aurait donné n’importe quoi pour être sur place, pour rendre compte. Pour interpeller par sa plume les lecteurs avides de sensationnel. Tous les vols pour New York ayant été annulés le jour même, il n’avait pu s’y rendre avant la cohorte de journalistes européens débarqués via le Canada. Il avait vécu le scoop du siècle de l’extérieur, comme n’importe quel quidam. Une vraie catastrophe…

Il avait eu du mal à s’en remettre, à imaginer que quelque chose un jour pourrait revêtir l’importance médiatique de cet attentat.

Le temps avait passé. Aujourd’hui, il était là, dans le cœur d’un immeuble tremblant sur ses bases, se demandant si les gens qui regarderaient les infos au journal du soir trouveraient de l’élégance à la façon dont les murs l’enseveliraient quand les fondations fragilisées finiraient par céder.

Il se secoua et avança à tâtons en sortant de la classe dévastée. Il entendait les flammes faire rage à l’étage du dessous. Combien lui restait-il de temps avant qu’il ne soit trop tard ? En tout état de cause, seul cet étage pouvait encore receler des enfants en vie. Il ne fallait pas perdre de temps.

Il entra dans une nouvelle classe, plus proche du centre de l’explosion, où tout le monde avait été tué sur le coup. Il n’y avait plus un meuble debout. Le mur du fond avait été projeté dans l’escalier, rendant l’accès aux autres pièces impossible. Privé de son foulard improvisé, il se boucha le nez sur cette odeur de mort qui l’envahissait. Il n’aurait pu dire si les corps appartenaient à des filles ou à des garçons.

Stéphane rebroussa chemin. Il ne pouvait y avoir de survivants du côté de la rue, la déflagration avait été trop forte. En inspectant un couloir, il entendit des sanglots provenant d’une autre classe. Il courut vers la plainte inarticulée et s’engouffra dans la pièce. Une lumière très sombre, obscurcie par la cendre en suspension dans l’air, empêchait de bien discerner les lieux. Un reflet métallique attira son attention.

— Richard ! L’homme était agenouillé près d’une petite fille. Il ne se retourna pas.

Stéphane crut un instant qu’il était prostré, comme lui-même l’avait été quelques minutes plus tôt. En s’approchant, il vit que l’éclat de lumière provenait de l’objectif de la caméra de Richard. La petite fille qui tendait ses bras ensanglantés vers lui hurlait de terreur. La moitié gauche de son visage avait disparu, emporté par des éclats de verre... Le sang coulait en faisant des bulles sur sa petite robe blanche. Elle ne devait pas avoir plus

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de huit ans. De sa poitrine dépassait un tube d’acier rougi qui l’avait plantée contre le mur comme un papillon.

Stéphane vit Richard tourner l’objectif. Ce fils de pute faisait la mise au moins sur l’agonie de la gamine !

— Qu’est-ce que tu fous, bordel ? rugit-il. Il se précipita vers l’enfant et examina ses blessures, puis il se tourna

vers Richard et cracha : — Tu n’as trouvé que ça à faire, enfoiré ? La filmer ? Tu n’as même pas

essayé de l’aider, d’empêcher le sang de couler ? — Elle est foutue, dit Richard. Ça ne se voit pas ? On ne peut plus rien

pour elle. — Qu’est-ce que tu en sais ? Il faut prévenir les secours ! — Pas besoin d’être toubib pour voir qu’elle n’en a plus pour longtemps,

répliqua Richard. T’es aveugle ou quoi ? T’as pas vu ce qu’elle a pris ? Il sembla réfléchir, puis il abaissa sa caméra. — Allez ! Pousse-toi de là ! Il me reste un plan à faire et j’ai terminé. — Terminé quoi ? s’emporta Stéphane. Tu as l’intention de montrer cette

môme en train de mourir ? — Je suis là pour filmer ce qui se passe, Stéphane, pas pour faire du

sentiment. On me paye pour rapporter des images, et c’est ce que je suis en train de faire. T’es venu pour quoi, toi ? Pour faire de la broderie ? Tu es là pour la même raison que moi, pour vendre tes articles qui sentent la mort. Et plus c’est moche, plus ça attire les gens. Le monde est comme ça Steph, et tu n’y changeras rien. J’ai l’occasion de ramener un sujet d’enfer, ici, et je vais le ramener. Avec ou sans toi.

Le teint livide, Stéphane se redressa. Il cachait désormais totalement le corps mutilé de la fillette à l’œil noir de la caméra. Sa voix claqua comme un coup de fouet. Il avait vu le morceau de tissu qui enroulait le morceau de ferraille pour éviter de se brûler les mains.

— C’est toi qui l’as charcutée, ordure, hein ? C’est toi ? — Pour la dernière fois, pousse-toi de là, Stéphane. — Putain ce sont des gosses, Richard, des gosses ! — Arrête de raconter des conneries ! Je joue tout mon avenir

professionnel sur ce coup et tu ne vas pas me pourrir la vie avec tes états d’âme de jouvencelle ! Elle va mourir, de toute façon !

Stéphane tremblait de rage. — Je vais m’en occuper, moi de ton avenir ! C’est une réputation de

sinistre assassin qui va te coller au cul, fais-moi confiance ! Richard fit un pas en avant.

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— Tu deviens complètement fêlé, mon vieux. Tes titres racoleurs t’ont ramolli le cerveau. Maintenant va te torcher avec ton journal, j’ai un travail à finir.

Ils se défièrent du regard. Richard fit un autre pas. Stéphane serra les poings.

— Tu as vraiment envie de te faire casser la gueule, on dirait, dit Richard, fataliste.

— Je ne veux pas que tu filmes cette gosse. Laisse-la mourir tranquille, c’est tout ce que je veux !

Richard haussa les épaules. — Après tout, comme tu voudras, dit-il. L’attaque fut si rapide et violente que Stéphane ne vit pas le coup venir.

Il sentit sa mâchoire se briser sous le choc et ses jambes se dérobèrent sous lui. Il s’effondra sans pouvoir amortir sa chute, et sa tête heurta durement le sol. Il ne perdit pas connaissance, mais sa vision était brouillée par un épais voile translucide. Les sons lui parvenaient comme à travers une épaisse couche d’eau. Les grondements de la carcasse de l’immeuble lui devinrent plus présents par le plancher. Les vibrations étaient plus intenses que quand il était descendu.

Il tourna la tête au prix d’un effort démesuré. Richard avait remis sa caméra à l’épaule. Il le vit filmer la fillette en gros plan, puis sous tous les angles. Elle ne tendait plus les bras, mais ce qui lui restait de lèvres s’ouvrait sur des cris inaudibles étouffés par le sang qui sortait de la bouche. Richard n’eut pas un seul geste pour elle.

Stéphane crut apercevoir un mouvement à l’autre bout de la salle de classe, mais il mit trop de temps à tourner les yeux dans cette direction pour en identifier la source. Et puis cela n’avait plus aucune importance. Il allait mourir ici, lui aussi, comme tous ces enfants. Il se sentait dégagé de la lourdeur de la réalité, de l’angoisse qui l’avait inondé en descendant l’escalier, un siècle plus tôt. Des ondes de douleur provenant de sa mâchoire cassée l’irradiaient par vagues chaudes, mais cela le laissait presque indifférent. Il eut envie de fermer les yeux et de dormir. Dormir…

Il regarda une dernière fois la petite fille. Elle avait cessé de vivre. Son pauvre visage arraché pendait en avant, accablé par le poids de la mort. Son front touchait presque la tige d’acier qui la clouait au mur.

Richard vint se pencher sur lui. — J’ai une mauvaise nouvelle, Steph. Tu as eu un accident en essayant

de sauver des gamins victimes d’odieux terroristes. Tu es mort en héros. Ton canard va adorer ça. Ils vont en vendre des centaines de milliers d’exemplaires, t’imagines ? Et tu sais quoi ? C’est moi qui vais te trouver

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Page 204: ANICROCHES - Jacques SAUSSEY

au milieu des décombres. Je vais te mettre avec la gamine, dans ma petite boite. Ça me fera un très bon souvenir de toi, et ça va se vendre comme des petits pains !

Le sol trembla et des flammes se ruèrent dans la classe par le couloir du fond.

— Bon, tu m’excuses, j’ai rendez-vous ailleurs. Salut, vieux ! Le coup de pied prit Stéphane à la tempe et la douleur explosa dans son

cerveau en un éclair blanc aveuglant.

Sur le toit de l’école, la pluie s’est mise à tomber. Elle frappe à grosses gouttes les bandes bitumineuses d’étanchéité, mais la petite Lodi ne la sent pas. Elle saute à la corde en tendant son visage vers le ciel où gronde l’orage. Ses petits camarades scandent le rythme en tapant dans leurs mains. Au loin, des sirènes retentissent en un concert désordonné. Elles se rapprochent. La pluie maintient les flammes à l’intérieur du bâtiment.

Lodi saute en serrant fortement ses petits poings. Elle saute en faisant claquer sa corde à chaque bond.

Clac ! Clac ! Clac ! Elle a fabriqué sa corde avec un morceau de câble d’antenne, souple et

très résistant. Le même que celui que Stéphane a utilisé pour transporter la caméra au-

dessus du vide. Le même que celui qu’elle a tendu devant la sortie de la porte du toit, au

ras de la dernière marche, et dans laquelle Richard s’est pris les pieds avant de tomber sur des morceaux de tôle tranchants soigneusement disposés devant, leurs pointes acérées dressées en l’air.

La corde à sauter frappe le sol humide en faisant gicler des gouttes écarlates vers la robe blanche de l’enfant.

Clac ! Clac ! Lodi chante en sautant. Sa petite voix s’élève comme une prière. — Pour Steph et ma petite sœur Mira, ma petite sœur à la moitié de

visage, pour Steph et Mira qui s’avancent vers toi, Seigneur, pour Steph et Mira, pour Steph et Mira…

Richard est couché sur le ventre. Il baigne dans une épaisse flaque de sang. La pluie projette en clapotant des gouttelettes écarlates sur son visage au regard immobile. À côté de lui, la lumière rouge de l’enregistrement clignote encore un peu avant de s’éteindre.

Clac ! Clac ! Clac ! Clac !

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VOUS AVEZ DEMANDE LA POLICE

(2006)

— Vous avez demandé la Police, ne quittez pas… — Faut venir me retirer ça ! — Vous avez demandé la Police, ne quittez pas… — Ça m’empêche de sortir mon vélo. Faut que je fasse mes courses ! — Vous avez deman… (clic) Agent Delage, Police nationale. Je vous

écoute. — … — Allô ? Je vous écoute. Quelle est la raison de votre appel ? — Faut nettoyer. — Pardon ? — Les chats marchent dedans et m’en mettent partout. C’est dégoûtant ! — Madame, vous êtes à la Poli… — Et pis il fait chaud. Ça va sentir bientôt ! — Mais… — Et je veux pas avoir de mouches. — Madame, s’il vous plaît… — Ni de rats. — Mais de quoi me parlez-vous, enfin ! — Restez poli, vous ! — Écoutez, Madame, vous… — Il va sentir ! comme le fils du fermier. C’ui qu’est tombé du toit de la

grange. — Madame ? — C’ui qui tirait sur mes chats. — Madame… — C’ui-là, il arrêtait pas de me voler mes salades. — Madame ? ? — Il est tombé aussi. Sur ma pioche. Je l’avais oubliée sous le mur. — Madame, où habitez-vous ? Qui est tombé ? — Le type. — Mais quel type ? — En plein dessus.

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Page 206: ANICROCHES - Jacques SAUSSEY

— Je vais vous envoyer une ambulance, Madame, avec une équipe de secours et un médecin. — C’est une boite qu’y faut. Et une grande. — Une… Une boite ? — Oui. Faut venir. Mes chats ont à manger, mais c’est pas propre. — Mon Dieu… —Et pis y en a de trop!

(Cette micro-nouvelle est clairement inspirée du personnage BD de Carmen Cru, dont j’adore l’univers décalé et délicieusement cruel.)

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ALFRED JARRY EST MORT !

(2007)

Scène I

UNE VOIX, MÈRE UBU, PÈRE UBU

UNE VOIX. Alfred JARRY est mort ! Alfred JARRY est mort !

Le rideau noir se lève. Un panneau indique : chambre du Roy. Le roi Ubu est couché dans son lit, le drap recouvre avec peine son énorme bedaine. Il ronfle. Dans un coin, une fenêtre ouverte.

MÈRE UBU, se redressant sur son séant. Quoi ? LA VOIX. Alfred JARRY est mort !

MÈRE UBU. Qu'est-ce ?

LA VOIX. Alfred JARRY est mort !

MÈRE UBU. Réveillez-vous, Père Ubu ! Il y a grand chambard sur la place !

PÈRE UBU. Laissez-moi tranquille, je ronfle.

MÈRE UBU. Allez ! Ecoutez, maroufle de gros endormi ! Ça crie dehors !

PÈRE UBU. Ah, ça ! Me cherchez-vous des poux dans les poils, vieille sorcière ? Je vous dis que je veux dormir, à la fin ! Prenez garde à mon bâton si je me lève !

MÈRE UBU. Écouterez-vous enfin, triste sot ? Alfred JARRY est mort !

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Page 208: ANICROCHES - Jacques SAUSSEY

PÈRE UBU. Qui ça ?

MÈRE UBU, exaspérée. Ah, mais vous le faites exprès, enfin ?

PÈRE UBU. Merdre alors ! Vous nous cassez les tampons à brailler comme un âne aveugle ! Allez-vous vous clouter le bec ou devrons-nous le coudre nous-même ?

MÈRE UBU. Non ! Je ne me tairai point ! Enfin, mon mari... Ancien roi d'Aragon et de Pologne, ancien esclave des Hommes Libres, ancien galérien de Soliman, vous ne savez pas qui est votre père ?

PÈRE UBU. Là nous allons nous fâcher pour de bon, cornegidouille ! Vous êtes par trop bouffresque ! Nous n'allons pas supporter cela plus longtemps. Vite ! Garde ! Qu'on aille nous chercher notre sabre à couper la merdre ! (À part, mais assez fort pour que Mère Ubu l'entende.) Comme si je ne savais pas qui est mon géniteur !

MÈRE UBU. Eh bien, qui est-il ?

PÈRE UBU. Heu... Nous avons l'esprit chagriné par votre violent réveil. Cela m'échappe sur le moment.

LA VOIX, dehors. Alfred JARRY est mort ! Nous allons tous mourir !

PÈRE UBU. Quoi ?

MÈRE UBU. Vous voyez ?

PÈRE UBU, criant. Il vient ce sabre, ou nous allons le chercher à coup de mornifle ?

MÈRE UBU, sortant du lit. Que c'est étrange, mon roi, personne ne vous répond !

Cavalcade dans le décor. Des gardes entrent en hurlant dans la chambre et tournent en se tordant les mains.

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Scène II

LES MÊMES, TROIS GARDES.

PÈRE UBU, se levant. Holà, par ma gidouille quel est ceci ? Vous faites irruption dans notre chambre comme dans un pissoir ? Nous allons vous décerveler sur le champ ! Où donc est passée cette foutue pince à tordre le nez ? Et nos bâtons à oneilles, quel ladre nous les a volés ?

UN GARDE. Sire, nous sommes perdus ! Alfred JARRY est mort !

PÈRE UBU. Et alors ? Nous mourons tous un jour. Tu vas en faire tout de suite l'expérience ! Je ti fous dans la trappe !

Père Ubu pousse le garde qui tombe en hurlant.

PÈRE UBU. À qui le tour ?

Mère Ubu se réfugie derrière le lit.

PÈRE UBU. Toi, Mère Ubu, attends un peu ! Je vais te faire passer le goût de me prendre pour un sot !

Il court deux pas et s'arrête, essoufflé. Il s'appuie sur le lit.

PÈRE UBU. Je vais te découdre la peau du crâne !

DEUXIÈME GARDE. Père Ubu !! La situation est grave !!

TROISIÈME GARDE. Désespéré. Père Ubu !!! Nous vous supplions de nous écouter !!!

MÈRE UBU. Écoute donc ! Vas-tu cesser de vouloir cornifler tout le monde ?

DEUXIÈME GARDE, tombant à genoux. Nous allons tous disparaitre !

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Page 210: ANICROCHES - Jacques SAUSSEY

TROISIÈME GARDE, agissant de même. Père Ubu, sauvez-nous !!! C'est la fin !!!

Ils se prosternent en gémissant.

Scène III

PÈRE UBU, se redressant les bras croisés. Personne ne mourra dans cette pièce tant que nous ne l'aurons pas décidé, maroufles ! Relevez vos méchantes trognes de mon tapis !

MÈRE UBU, criant plus fort. Père Ubu, allez-vous comprendre ce qui se passe, avant qu'il ne soit trop tard ? Nous allons tous disparaître !!!

PÈRE UBU. Ah ça, mais par quel étrange maléfice cela se pourrait-ce ? Notre royaume est bien assis grâce à la peur de mes machines à décerveler, et personne n'oserait s'attaquer à notre puissance !

LES GARDES. Hélas !! Alfred JARRY est mort !

PÈRE UBU. Et bien quoi, merdre de merdre ! Qu'est-ce que ça nous fait à nous ? Qu'a donc ce JARRY pour vous faire ainsi claquer vos clape-mangeaille ?

MÈRE UBU. JARRY était un écrivain, mon mari, un auteur... de livres.

PÈRE UBU. Bigre ! Vous me faites peur, ma femme. Ces joueurs de plume ne m'inspirent rien qui vaille. C'est pour cela que je les ai presque tous fait pendre aux tours de mon château. J'ai dû en oublier un ou deux...

MÈRE UBU. Celui-ci n'est pas comme les autres, Il avait juré de nous mettre en pièces !

PÈRE UBU. De nous mettre en pièces ? Qu'il y vienne ! Nous avons notre armée qui nous défendra !

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Page 211: ANICROCHES - Jacques SAUSSEY

MÈRE UBU. Mon époux, je vous en conjure, cessez vos sottises. Alfred JARRY nous a créés. Il nous a mis au monde ! Hélas, sans lui nous ne sommes plus rien...

PÈRE UBU. Sornettes que tout cela ! Par ma gidouille, un gredin d'escrivaillon m'aurait inventé, moi ? (Se mettant à crier.) Mais personne ne m'a inventé, misérable femelle, grotesque saleté ! J'existe depuis toujours, moi ! Et je ne mourrai jamais ! Jamais, vous m'entendez ? Je règnerai sur l'Aragon, sur la Pologne, et sur le reste du monde jusqu'à la fin des temps. Car ma giborgne est immense... Et j'irai faire empaler et décerveler selon mon humeur qui il me plaira, et je ferai le maître et l'esclave selon mon bon vouloir ! Et personne, nom de ma bouzine, personne ne saura me mettre en pièces !

MÈRE UBU, à part. Ça y est. Notre compte est bon. Il a perdu la raison ; la fin est proche...

PÈRE UBU. Jamais je ne disparaîtrai, ventrebleu ! Et tous les gribouilleurs peuvent aller se faire...

MÈRE UBU. Père Ubu !

PÈRE UBU. Quoi, encore ?

MÈRE UBU. Les gardes ! Ils sont morts !

PÈRE UBU. Et de quel droit, bougre de merdre ? C'est moi qui décide qui doit vivre et qui doit mourir ici !

MÈRE UBU, parlant bas. Père Ubu, je n'entends plus crier dehors.

Elle regarde par la fenêtre.

MÈRE UBU. Il n'y a plus que nous deux !

PÈRE UBU. Ah ! Enfin le voilà ! Pas trop tôt !

MÈRE UBU. Quoi ?

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PÈRE UBU. Mon sabre à couper la merdre. Il était rangé sous le lit, avec mon petit bout de bois !

Il tâte le fil de la lame et s’approche de Mère Ubu.

Il est temps d'en finir. Puisque ce JARRY ne le fera pas, nous allons vous mettre en pièces. Et ensuite nous sellerons notre cheval à phynances, et nous mettrons tout le monde en pièces avec notre croc à phynances. Et quand nous en aurons fini, nous récolterons l'impôt dans notre voiturin à phynances, et enfin nous règnerons seul pour l'éternité ! Et de par ma chandelle verte, il ne restera plus aucun sac à merdre pour se payer ma fiole, en Pologne où ailleurs !

MÈRE UBU. Mais vous êtes fou ! Au secours ! À moi ! Il va me pourfendre !

Elle court dans la pièce en tous sens.

PÈRE UBU, levant son sabre. Non, Madame. Je règne. Un point c'est tout.

RIDEAU

(Cette petite pièce a remporté en 2007 le prix Alfred Jarry organisé par la ville de Laval à l’occasion du centenaire de la mort de l’écrivain. La première phrase était imposée : « Alfred Jarry est mort ».)

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LE PASSAGE

(2007)

Il fait un peu chaud dans ce bois. Je marche depuis des heures dans un silence crépusculaire, avec juste le

bruit assourdi de mes pas dans les aiguilles de sapin. Je discerne à peine le chemin sous les branches.

Je me trimbale un foutu torticolis qui ne me lâche pas depuis ce matin. Peut-être le poids de mon arc à poulies que je tiens à la main depuis le début de cette expédition y est-il pour quelque chose...

Je ne connais pas ce territoire, et pourtant je lui trouve quelque chose de familier, comme si je l’avais déjà parcouru en rêve. Les odeurs qui s’élèvent du sous-bois entrent jusqu’au plus profond de mes fibres, et je me fonds en elles. Une sensation d’humidité dense colle ma chemise dans le dos. Je vais ralentir un peu. Je ne suis pas pressé, après tout.

J’ai même tout mon temps… Un peu plus loin, j’écrase une branchette du pied en franchissant un

talus. Un grand fracas de plumes entrechoquées m’avertit que j’ai dérangé une compagnie de pigeons qui dormait dans les hautes frondaisons. Les ailes claquent comme des drapeaux dans la nuit et s’éloignent rapidement. Une cavalcade dans les buissons confirme que la forêt est à l’écoute.

Depuis un moment, j’aperçois au loin une lueur rougeâtre qui ondule au gré des trouées dans la végétation. Le feu se rapproche peu à peu au fur et à mesure de ma progression. Il me faudra attendre encore un moment pour y arriver et voir qui campe là.

Je fais une pose et m’assieds sur une souche. De mon sac à dos, je sors mon sachet de tabac et mes feuilles. Je m’en roule une en laissant dériver mes pensées. Ma petite famille me manque. Je me rends compte que j’ai fait un bon bout de chemin tout seul, et ça commence à se faire sentir. Autour du cou, je porte une lame de chasse en bois, cadeau des copains avant mon départ. J’ai aussi emporté quelques-unes de leurs flèches en souvenir.

Je souris. Les copains… Ah oui, une belle brochette, sans aucun doute !

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Quand j’évoque tous ces bons moments vécus ensemble, je sens que ça me picote derrière les yeux.

Je m’ébroue et harnache mon sac à nouveau. J’ai bien envie de rejoindre ce feu. Il y aura peut-être du café chaud…

Après quelques heures de marche de plus, je m’arrête à la limite d’une grande clairière. Le feu est plus grand que ce que j’imaginais, ce qui explique que je le voyais d’aussi loin. Les arbres qui la délimitent sont nimbés d’un rougeoiement vacillant, dans lequel oscillent les silhouettes des gens qui circulent autour du brasier. Il y a là pas mal de monde. Certaines têtes me disent quelque chose…

J’aperçois un homme, de dos, assis devant les flammes, avec une grosse touffe bouclée sur le crâne, et la sensation devient une certitude. Il a le menton posé sur les avant-bras, les coudes enserrant ses genoux. Je le reconnais instantanément et un cri de joie m’échappe.

— Dany ! Ça, alors ! Ça fait un bail, mon petit ! Son gros rire éclate avant même qu’il ne se retourne. Son corps massif

se redresse tandis que ses lunettes accrochent les flammes dansantes. Il me tend la main avec son bon gros sourire. Il a un peu maigri, mais ça lui va bien.

— Salut ! C’est sûr ! On s’est pas beaucoup vus depuis fin octobre… Et là, il me file une grande claque dans le dos et rigole de plus belle. Octobre… Oui… Exactement la nuit d’Halloween… Sacré Dany !

Je masse ma nuque, content d’être arrivé. Son hilarité me gagne d’un seul coup. Bientôt, nous sommes tous les deux partis à nous claquer les cuisses en parlant du bon vieux temps comme si nous nous étions séparés la veille.

Autour de nous, les gens sont réunis par petits groupes et discutent entre eux. Il y a des arcs et des carquois remplis de flèches posés un peu partout, des lames de couteaux luisent dans la pénombre tandis que les jambons circulent de main en main.

— Tu as soif ? me demande-t-il alors, suivant mon regard vers une bande bien joyeuse qui trinque non loin de nous.

Je lui envoie un clin d’œil complice. — Toujours ! Tu me connais… — Un petit coup de Chablis ? Mes lèvres s’assèchent d’un seul coup. — Tu as ça ici ?

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Il me regarde avec l’air le plus heureux que je ne lui ai jamais vu. Il écarte les bras à l’horizontale, me désignant ce qui nous entoure. Puis il fait un tour complet sur lui-même.

— On a tout, ici… Je prends le verre qu’il me tend, et je me retrouve avec une tranche de

sanglier fumé dans l’autre main. Soudain, une pensée prend corps. — Dis donc, ce type, là-bas… — Moui ? dit-il la bouche pleine. — Je crois que je l’ai déjà vu quelque part…

Il se marre. Il a du mal à avaler sa bouchée. — Ca m’étonne pas ! arrive-t-il néanmoins à articuler à travers ses

hoquets. C’est Howard ! — Howard ? — Ouais, et lui, là, c’est Jay. Et il y a aussi Fred, Ben, Damon, Jean-

Marie, Will et Maurice. Là-bas, c’est Saxton, avec Ishi et Art. Tu verras aussi Robin et Marianne, mais là ils sont partis faire un tour.

Il me jette à son tour un clin d’œil salace. J’aperçois un homme solitaire, vêtu d’une fourrure, qui taille une lame

de silex dans un coin. — Et lui ? — C’est Iceman… Ötzi. Mais il est pas très causant. On connaît pas son

vrai nom…

La révélation fait son chemin dans mon esprit. Elle me donne un peu le vertige. Je vois les groupes se taire petit à petit. Ils me dévisagent tous avec intérêt. L’un des plus grands, celui que j’avais bien cru reconnaître en arrivant, se dirige vers moi et il me tend la main avec un sourire qui éclaire son visage.

— Je te souhaite la bienvenue ici au nom de tous, mon ami. Cet endroit est le tien comme le nôtre, car tu es notre frère. Restaure-toi, repose-toi. Demain, nous chassons le cerf, et tu auras besoin de toutes tes forces. Une longue marche nous attend.

Merde ! Je suis en train de serrer la main de Howard Hill ! Une longue onde de plaisir me submerge alors que je pose la question,

tout en connaissant déjà la réponse. Je me tourne vers mon frisé qui se poile toujours. — Dis-moi, Dany, on est où, ici ? — Au paradis, mon cher Christian, répond-il. On est au paradis !…

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(J’ai écrit cette nouvelle en mémoire de mon ami Christian Delval, disparu dans un accident de la route en avril 2007. Christian était un archer émérite, il a été plusieurs fois champion France. Les personnages qui l’accompagnent ont tous marqué de leur empreinte l’histoire de l’archerie, comme Howard Hill (qui a doublé Errol Flynn dans les scènes de tir à l’arc de Robin des Bois en 1938), Fred Bear, Will et Maurice Thomson, Saxton Pope, etc…

Dany, également présent dans cette histoire, était un autre ami archer qui a précédé Christian de quelques mois dans la mort, emporté par la maladie.)

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Page 217: ANICROCHES - Jacques SAUSSEY

REGRETS ÉTERNELS

(2007)

Voilà. C'est fini. Le cortège s'éparpille et se dissout entre les caravanes. J'ai les pieds

boueux jusqu'aux chevilles d'avoir marché dans les flaques que la pluie de cette nuit a laissées.

Comme elle n'avait pas de famille, on s'est tous cotisés pour le cercueil d'Angelina. On a fait ce qu'on a pu.

J'ai tellement serré les poings quand il a touché le fond du trou, avec ce bruit sourd à vomir, que j'en ai bousillé mes fleurs. Impossible de décoincer les doigts. Pas pu les lâcher dans la tombe. Elles sont revenues avec moi. Comme moi. La tête basse.

La police a fait son enquête. Elle a conclu à un accident. Dans mon dos, le vent s'acharne sur les fils électriques branchés à la va-

vite sur des poteaux de guingois pour alimenter le chapiteau. J'allume une cigarette. — Monsieur ? Je lève les yeux et je prends un flash en pleine gueule. Je me mets à

hurler. — Va chier, connard ! Tu vois pas qu'on est en deuil ? Malgré mon mètre vingt-cinq, sans les talonnettes, le type recule. La

rage me jaillit par tous les pores de la peau. Il a une tête de lapin pris dans des phares. Je dois vraiment avoir une sale tronche derrière mon sourire de clown que les larmes ont ravagé. Il file sans répliquer, l'appareil photo lui battant les hanches.

Il va sûrement passer cette putain de photo dans son journal de merde avec un titre bien racoleur sur trois colonnes : « L'équilibriste fait une chute mortelle », ou « mort tragique au cirque Bozzini ».

Sale con. Y a-t-il des morts pas tragiques ? Faut que je me change les idées. Je vais aller tirer à l'arc. Le tir à l'arc, c'est venu tout seul. Au début, j'ai coupé des noisetiers dans

les bois, comme tous les gosses. J'ai vite compris que j'étais fait pour ça, 217

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comme d'autres pour la guitare, ou pour les livres. Et puis un jour, le grand clown Alfredo, qui m'a appris le métier, m'a offert un véritable arc démontable, et à ma taille. Il m'a expliqué comment fabriquer mes flèches avec des pousses de frêne, les plus lourdes pour le gibier. Il m'a montré comment les équilibrer, comment placer leur centre de gravité pour avoir un vol parfait, comment réaliser des pointes plates pour les oiseaux, qui ne se plantent pas dans les branches des arbres. Taillées dans des bouts de bois ou dans des bouchons, elles ne font même pas de trous dans la viande.

Il m'a montré comment armer mon arc, comment ancrer la corde à mon visage pour caler mes points de repère, comment estimer la distance. Il m'a donné confiance en moi, il m’a appris à être sûr de chaque tir avant même d'en être conscient.

C'est le plus beau cadeau qu'on m'ait fait de toute ma vie. Alfredo est mort depuis bien longtemps, mais je tire toujours avec son

arc. Et je tire bien. Très bien même. C'est pour ça d'ailleurs que j'ai fini par devenir la mascotte du cirque. Je ne rate pratiquement jamais ma cible. Les gens ici mangent souvent du lapin, du pigeon, enfin... ce que je peux trouver quand on s'arrête quelque part. J'ai même créé un numéro, un temps, mais le directeur a eu peur que je finisse par blesser quelqu'un...

C'était dimanche soir. Après la représentation. J'ai entendu le « pop » caractéristique d'un bouchon de champagne qui

saute. Il faisait chaud, les fenêtres des caravanes étaient ouvertes. Comme je le fais souvent, je me suis glissé sous celle d'Angelina. Elle expliquait à Pho, le contorsionniste chinois, qu'elle avait signé un contrat avec le cirque Carmello pour sa tournée en Europe de l'Est.

Ça m'a bouleversé. Elle allait partir. Partir... J'ai fermé les yeux et senti une grosse boule bien dure se former dans ma

gorge. C'est là que j'ai pris la décision de lui parler. J'ai attendu que Pho s'en aille. Il a mis du temps à partir. Ils avaient

beaucoup de choses à se dire. Et à faire... Quand je l'ai vu s'éloigner vers son campement, je me suis extirpé de

sous son essieu qui puait la graisse, j’ai pris mon courage à deux mains et j'ai frappé à sa porte. Elle m'a ouvert et demandé ce que je voulais. Elle avait sur elle l'odeur forte du sexe et un vague sourire que je n'ai pas aimé. Par la lumière qui provenait de l'intérieur et l'éclairait de dos, je discernais ses formes et ça me brûlait le ventre. Je me suis mis à bégayer. Je lui ai demandé de ne pas partir. Je l'ai suppliée de ne pas partir.

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Et puis, ça a été plus fort que moi. Je lui ai dit que je l'aimais. Et là, elle a éclaté de rire. Ses longs cheveux blonds sont tombés en

cascade sur ses bras quand elle a essayé de se cacher dans ses mains. Ses yeux limpides me renvoyaient l'image de ce que je suis : un nain difforme avec une tête de cauchemar.

Mais au fond, je suis comme tout le monde, fait de chair et de sang. Et d'amour. De haine aussi. Je suis parti en courant dans la nuit. Je l'ai entendue me chercher partout. Elle m'appelait. Avec sa voix

caressante... Je suis resté caché sous une bâche pendant des heures en attendant que

les battements cessent dans mon crâne.

Ils n'ont pas cessé. J'ai toujours mal.

Le lendemain, comme tous les matins, elle est allée travailler son numéro en hauteur sur son câble.

Seule. Je suis à peu près sûr qu'elle est morte avant de toucher le sol. Je n'étais

pas à plus de dix-sept mètres. Le bouchon de champagne fixé au bout de ma flèche a frappé sa tempe juste au-dessus de l'oreille.

Mortel, à cette distance. J'ai ramassé ma flèche, puis ai effacé mes pas sur le sable de la piste. J'ai gardé le bouchon. En souvenir.

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LE REPAS

(2009)

— Tiens, reprends du chevreuil. — J'ai pas trop faim, tu sais... Le feu crépite doucement. Au-dessus des branches, la fumée s'envole avec quelques étincelles vers l'obscurité où se perdent les cris des rapaces nocturnes. — Allez, fais pas cette tête-là... Faut que tu te remplumes. Si tu veux aller chasser demain avec les autres, tu vas avoir besoin de jambes. — On va à la chasse demain ? Le grand secoue la tête et sourit. — On y va tous les jours, mon garçon ! — Merde ! J'ai pas amené mon matériel... — Ne t'en fais pas, on va te prêter ça. Et puis après on s'occupera de t'en fabriquer un bien à toi. Tu dors avec moi, cette nuit ? Je t'ai préparé de la place sous la tente. — Tu ronfles toujours autant ? — Ah ! Salopard ! Si tu me fais le coup du FOC, je pète, en plus ! Le petit part dans un éclat de rire qu'il avait oublié, depuis quelque temps. Le grand le suit et tous deux montrent leurs dents aux étoiles. — Et les autres, reprend le grand lorsqu'il a repris son souffle, comment ça va ? Le petit devient sombre. — Ils font la gueule. Le rire est tombé. Le grand fait la moue. — Il faut les comprendre... — Ouais, ça fait chier. Pourquoi faut-il que ça soit aussi dur, à chaque fois ? Le grand hausse les épaules. — C'est comme ça. On n'y changera jamais rien. Et puis ils ne peuvent pas savoir... — Quoi ? Tenant toujours son os, le grand fait un geste du bras, désignant le camp de tentes et la forêt. — Ben... tout ça...

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— Ouais. Quel dommage... Le grand reste silencieux un moment. — Ça fait combien de temps que ça existe, ce truc ? demande le petit. — Regarde l'autre, là, le muet, avec sa gabardine en peau de lapin ! Il ne veut rien utiliser d'autre que ses lames en silex. Ça donne une idée... — Ah, quand même ! Si longtemps que ça ? — Depuis toujours, je crois, oui. Le petit regarde le grand intensément. — Ah, putain, quel bien ça fait de te revoir ! Une main solide s'abat sur son épaule maigre. — Ça fait combien de temps ? — Deux ans, tout juste. — Déjà ? Pour moi, c'est hier... — Tu as toujours mal au cou ? — Non, ça s'est très vite atténué. Le grand sourit à nouveau. — Tu verras, tu vas vite courir comme un lièvre. Dès demain, on va se taper une bonne marche. Le petit a les yeux qui papillonnent. — Tu veux aller te coucher maintenant ? demande le grand. — Non, je suis bien. Je vais reprendre un morceau, tu as raison. Dis-moi, on a un moyen de communiquer avec eux, en bas ? Le grand lui jette un regard complice. Son sourire court d'une oreille à l'autre. — Y en a plein. On peut leur balancer une étoile filante, un coup de tonnerre au ras des moustaches quand ils sont à l'affût, faire tomber la pluie quand ils ont trois heures de marche pour rentrer... — Et leur parler ? Le grand rit à nouveau. — C'est tout ? Tu veux pas Internet, aussi ? Le petit réfléchit un moment. — Dis-moi, Christian, on va plus se quitter, maintenant ? Le grand pose sur le petit un regard rempli d'amitié. — Non, mon Fifi. Cette fois, on ne se quitte plus. Plus jamais.

(Ce texte a vu le jour à la suite de la disparition de Fifi, un autre ami archer que la maladie a emporté dans ses griffes. Aujourd’hui, ils chassent tous ensemble dans les bois éternels. Du moins c’est ce que je veux croire…)

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NO LIFE

(2010)

— Youhou ! Le diner est servi ! Tu es là-haut, à l'ordinateur ? — ….. — Bon, moi je commence, hein, ça va être froid ! — ….. — Comme d'habitude... — ….. — Tiens, le voisin est venu me voir cet après-midi ! — ….. — Le coffre était plein. Il m'a aidée à porter les courses jusqu'à la cuisine. — ….. — Ensuite, je lui ai fait visiter la maison. — ….. — La chambre, aussi... — ….. — Il a beaucoup aimé... — ….. — Au fait, j'ai eu un accident avec la voiture, aujourd'hui... — ….. — Rien de grave, je te rassure, hein... — ….. — J'ai juste tué un gamin qui traversait dans les clous avec sa petite sœur. — ….. — Tu viens te coucher ? — ….. — Ah, au fait, j'oubliais... On m'a volé ton portable, au boulot ! — Ah merde ! Je t'avais dit de ne pas l'emporter là-bas ! Pourquoi tu ne m'écoutes jamais, nom de Dieu ?

(Ce texte très court a participé à un concours organisé par l’éditeur 222

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de l’écrivain Al Coriana et a gagné son livre « No Life », qui s’inspire de cette thématique).

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MAUVAISE PIOCHE

(2012)

Autour du cadavre de Blanche allongé sur la table, sept petits hommes noirs lèvent un visage défait vers Armand Leprince qui vient de lancer d'une voix forte :

— L'assassin est dans ces murs ! Le visage de la jeune femme est tourné vers eux, figé dans la mort dans

une expression de surprise absolue. La couleur bleuâtre autour de son cou ne laisse planer aucun doute.

Elle a été étranglée. L'un des nains se détourne et sort de la pièce à pas lents, les épaules

affaissées. — Aucun d'entre nous n'aurait pu faire une chose pareille... intervient un

autre d'une voix hésitante. C'est impossible... Leprince se retourne d'un bloc et observe celui qui vient de parler. Le

petit homme pétrit son bonnet entre ses mains énormes, et une grosse larme coule sur sa joue. Il lève un regard éperdu vers lui.

— Impossible, vraiment ? Demande Leprince en haussant un sourcil. Bientôt vous allez me dire qu'elle s'est suicidée, peut-être ?

Le nain a un hoquet, et il cherche un appui dans les yeux sombres de ses frères. Mais aucun d'eux ne bouge. Ils sont tous hypnotisés par le corps immobile de Blanche.

— C'... c'.... c'est peu... peut-ê.... peut-être... un vo... un vo... leur ? Armand considère le visage ingrat constellé de verrues du plus âgé des

nains, qui est aussi le plus timide. Il désigne alors du menton le produit de six mois de fouilles posé sur l'étagère, près de la porte.

— Et il aurait tué Blanche en laissant ici ce sac de diamants ? — Je s... je sais... je sais pas ! — Je savais bien que je finirais par avoir des ennuis avec vous, bande de

crétins dégénérés ! La peau noire du nain a viré au rouge brique avant qu'il ait fini sa phrase.

Leprince considère les petits hommes frustes d'un oeil méfiant. Au bout de leurs avant-bras musclés par la pioche, leurs mains puissantes les rendent

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plus dangereux que la plupart des hommes qu'il a eu à affronter pour asseoir son emprise sur la région.

Des armes de tueurs. En osmose totale avec leur faciès impressionnant. Les nains exploitent pour lui depuis quelques mois une mine de

diamants, dont l'entrée jouxte leur case. Des kilomètres de rivière extrêmement dangereuse, peuplée de fauves sauvages, de crocodiles, de serpents et d'insectes plus venimeux les uns que les autres, les séparent de la première avancée de la civilisation dans la forêt.

Personne ne peut ni entrer ni sortir de cet endroit sans bateau. Et les nains n'en ont pas.

Il a installé ici cette prostituée droguée qu'il avait ramassée dans le caniveau d'une ruelle sordide de Dakar. Il ne lui a pas demandé son nom. Elle est devenue Blanche, parce que cela l'a amusé, et elle a dû se plier au moindre des désirs des nains. En échange, Leprince lui a promis un salaire à la hauteur de son travail.

De la « neige », aussi, pour oublier les nains de temps en temps. De la bonne. Pas de la roupie de sansonnet.

Et la liberté ensuite, au bout de suffisamment de bons et loyaux « services ».

Aujourd'hui, il est venu en pirogue récupérer le fruit de six mois de labeur. Seul problème : Blanche est morte. Cela va lui éviter de la payer, bien sûr, mais ce n'est pas bon pour son commerce. Ni pour sa réputation.

Tout d'abord, avant de s'occuper de la récolte, il lui faut trouver le coupable, et le punir. Sous son bras, il sent le contact rassurant de la crosse de son Colt 45.

Les yeux voilés par les larmes, les petits hommes noirs se dandinent devant le cadavre sans oser toucher du bout des doigts la peau d'ébène de la jeune femme.

— Qui a fait ça ? demande-t-il en désignant le corps inanimé de Blanche.

— Pas nous, patron ! réagit le plus jeune des nains. Aucun d'entre nous n'aurait pu lever la main sur elle. C'était notre petite princesse... notre petite maman... Le nain enlève ses lunettes et essuie la buée qui vient de se déposer dessus. Dans son dos, tous les autres reniflent. — Votre petite maman... ricane Leprince. Votre petite pute, oui ! Ne me prenez pas pour un con, hein ? Lequel d'entre vous l'a étranglée ? Soudain, la porte d'entrée vient cogner avec fracas contre le mur de terre. Un nain terrifié fait irruption dans la pièce, le bras tendu vers la nuit. — Venez vite ! Il y a eu un autre crime !

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Leprince se précipite à sa suite, suivi de près par les autres petits hommes. La nuit noire et épaisse l'enveloppe soudain, et il stoppe devant la porte, incertain. Devant lui, il peut à peine discerner son ombre projetée faiblement par la lueur de la lampe à pétrole restée sur la table près de Blanche.

La violence du choc le prend complètement au dépourvu. Il ne réalise pas immédiatement la nature de ce qui vient de le frapper en pleine poitrine. Puis son regard accroche les yeux emplis de haine du nain qui se tient face à lui. Les mains crispées sur le manche, le petit homme arrache la pioche du ventre de Leprince dans un bruit écœurant, tandis qu'un autre lui subtilise son arme.

— Crétins dégénérés, hein ? dit une voix narquoise. Armand Leprince tombe à genoux, les doigts désespérément comprimés

sur son abdomen déchiré pour empêcher ses intestins de tomber dans la poussière. Incapable de parler, il voit le nain tendre l'outil à l'un de ses frères qui se tient à côté de lui. Il a juste le temps de lever un bras dans une dérisoire tentative de protection avant qu'un autre coup vienne lui crever l'aine, lui arrachant un hurlement de douleur. Un pied chaussé de cuir lui appuie alors sur une épaule et le propulse sur le sol.

— C'est exactement ce qu'elle nous disait, cette salope ! crache une autre voix.

Leprince tente de reprendre sa respiration, mais un autre coup vient lui perforer le poumon droit, lui coupant le souffle dans un éblouissement de douleur.

Dans un brouillard rougeâtre, il aperçoit sept courtes silhouettes qui se penchent sur lui, découpant la voûte sombre du ciel étoilé d'un milliard de diamants. Leurs dents blanches luisent dans l'obscurité.

— On est peut-être des crétins... dit encore une troisième voix. — Mais maintenant... dit une quatrième. — On a un bateau ! s'exclame une cinquième. — Et un flingue ! ajoute une sixième en ricanant. — Assez rigolé ! conclut la septième en levant la pioche devant les yeux

écarquillés de terreur de Leprince. On n'a pas que ça à foutre ! On le termine ?

(Cette nouvelle fait partie du recueil « Les 7 Petits Nègres », collectif d’auteurs du Noir vendu au profit de l’association des P’tits Courageux,

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au bénéfice d’enfants souffrant de maladies de type facio-craniostérone syndromique. Les deux premières phrases étaient imposées.

Reproduit avec l’aimable autorisation des Éditions In Octavo.)

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BRAISES

(2016)

–Franchement, si tu pouvais y arriver sans te faire choper… tu ne le ferais pas ?

Gilles lève le nez, surpris. Il repose sa troisième bière vide sur son genou, l’esprit déjà un peu embrumé par la chaleur du feu de bois. La proximité de l’index de Laurent qui lui tapote familièrement le bras commence à le gêner.

La bière, il connaît. Il a de la marge. Ça ne lui fait rien. Presque rien. Presque plus rien. Du moins les deux premières. Mais un homme qui entre en contact physique avec lui, ça, il ne peut pas le supporter.

En tout cas, plus depuis ses seize ans. Gilles ferme les yeux un instant, évacue l’image qui veut se frayer un

chemin jusqu’à la lisière de sa conscience. Du bout des doigts, il joue avec le lacet de cuir qui pendouille à son cou en deux brins inégaux. Son père portait le même, le jour de sa mort.

–De quoi tu parles ? Laurent a un ricanement que Gilles attribue à la présence des deux autres

pêcheurs qu’il ne connaît pas et qui vident leur verre avec un sourire entendu, tout en leur jetant des regards en biais à travers les flammèches projetées par le foyer. Derrière eux, à la surface du lac, la Lune joue à cache-cache avec le clapotis soulevé par le vent qui vient du nord. Dans le bois, dérangé par les humains, un rapace pousse un cri strident et s’envole en claquant des ailes.

Laurent tire un billot et s’assied face à Gilles qui se recule imperceptiblement. Posé sur la bûche, il le domine de tout son corps et lui cache le ciel noir. Son haleine pue déjà la bière. Combien en a-t-il bu, lui, exactement ?

–Je parle de ces fils de putes. Ceux qui ont assassiné tous ces gens, l’année dernière, dans la fosse du Bataclan, à Paris.

Les yeux de Laurent sont devenus des miroirs où se réfléchit le scintillement des braises. Sa voix est descendue dans les graves, dans ces profondeurs où l’âme se révèle à la lisière de l’ivresse. Il fixe son regard juste au-dessus des épaules de Gilles, dans une nuit dont lui seul aperçoit la noirceur infinie.

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–Imagine… Tu es là, à proximité de l’entrée de la salle, quand tu entends les premières explosions… Tu lèves la tête, tu écoutes, tu n’oses pas y croire… Tu frémis rien qu’à l’idée que ça puisse arriver, ici, en France. À Paris…

–Laurent… –Tu es là, juste à côté, et tu portes un flingue à ta ceinture. Le chargeur

est plein. Il n’y a personne près de toi. Pas de caméra, pas de badaud, pas de témoin. Tout le monde est parti se planquer, à part quelques héros qui tentent d’extraire des amis ou des inconnus de l’enfer sans se rendre compte qu’ils sont déjà morts. Un tueur surgit alors dans la rue. Tu es seul face à lui…

–Laurent, merde ! –Eh bien quoi ? Tu le flingues ou pas ? Gilles fait un gros effort pour avaler sa salive. Elle a un sale goût. Celui

de la terreur. –J’aime pas quand tu délires comme ça. –Je ne délire pas. Je dis tout haut ce que des tas de gens pensent tout bas.

Parce que ça ne se fait pas, de s’exprimer comme ça à voix haute. C’est interdit !

Gilles se redresse, soudain furieux, les lèvres sèches. –Connerie ! C’est une phrase toute faite qui ne veut rien dire, tu le sais

aussi bien que moi ! –Phrase toute faite ou pas, c’est la vérité. Et ton refus d’ouvrir les yeux

n’y changera rien. Gilles essaie d’empêcher les images de se réveiller. En vain. Elles

frémissent au fond de lui. Se déploient, une à une, inexorablement. Soudain, il éclate. –Et toi, tu l’aurais fait ? Tu aurais tué ces salopards de sang-froid ? –Oui, sans hésiter. C’est au tour de Gilles de ricaner. –Foutaises  ! Qu’est-ce que tu en sais ? C’est une chose que d’avoir la

haine, de crier vengeance avec le troupeau. Mais c’en est une autre de condamner un homme à mort sans aucune hésitation, là, face à toi !

Laurent plisse les paupières. Entre ces cils, les flammes du foyer dansent en se tortillant sans fin.

–Et si tu te retrouvais brusquement plongé au centre de la salle de spectacle, au beau milieu de ce cauchemar, de tous ces gens qui hurlent de peur, de douleur, de désespoir ? Tu ne tirerais toujours pas ? Tu ne ferais pas la peau à au moins un de ces putains de tueurs, et sans sommation ?

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Gilles se lève, les jambes en coton. Il n’a qu’une envie, aller s’allonger dans sa tente, refermer son duvet sur cette migraine qui avance et lui mange petit à petit la cervelle. Et oublier cette soirée qui part soudain méchamment en couille.

–Cette conversation ne mène à rien, Laurent. Je suis un flic, pas un meurtrier. Mon rôle, c’est de livrer des criminels à la justice, pas de les juger moi-même. J’ai déjà discuté de ça des dizaines de fois. Ça me fatigue. Je vais me pieuter. Demain, il fera jour. Bonne nuit.

Laurent ne répond pas. Il claque la langue sur le goulot d’une nouvelle bouteille de bière, puis il crache un jet épais dans les flammes.

Au loin, un poisson saute dans la lumière irisée aux reflets de platine. Le bruit de l’eau frappée par l’arche de son corps qui retombe après un bref instant d’apesanteur est avalé par le rire des deux inconnus qui courent vers la berge où l’une des lignes s’est tendue.

Gilles referme la fermeture éclair de sa tente, puis il respire à fond. Accroupi dans la pénombre projetée par le feu, il se déshabille et se glisse dans son duvet. Comme toutes les nuits où il dort loin de chez lui, il a juste gardé son caleçon. Une vieille habitude. Une seule et unique barrière contre la nudité totale. Contre l’impuissance. Au cas où il serait obligé de sortir rapidement, sans doute.

Connerie. Au cas où quoi ? Devenir flic, ça a parfois une drôle d’incidence sur votre façon de

penser. Peut-être que de garder ses testicules dans un bout de tissu serré contre soi est une assurance contre l’insomnie.

Peut-être pas. Sous son oreiller, la crosse de son arme accueille sa paume angoissée. Il

l’a apportée en cachette dans son bagage. Inimaginable de s’en séparer. Ne serait-ce qu’une seule journée.

Attraction. Répulsion. Son cœur se calme. Ralentit sa chamade infernale. Les images pâlissent

peu à peu dans son esprit. Sauf le rouge. Le rouge, ça ne s’en va pas. Jamais.

Cette partie de pêche, c’était une idée de Laurent. Gilles ne le connaît pas depuis très longtemps, mais ils ont vite découvert qu’ils ont cette passion en commun. Ce désir de ne plus penser que leur vie ne commence qu’à partir du moment où ils quittent leur boulot. Ils se sont rencontrés

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dans un bar, à Paris, un soir où chacun des deux noyait son désœuvrement dans un verre d’alcool. L’activité principale des hommes qui cherchent à oublier pour quelques heures ce qu’ils sont devenus.

Leurs solitudes se sont trouvées, se sont tournées autour. Ils se sont observés comme des loups, le premier jour. Se sont salués d’un vague signe de tête le deuxième, souri le troisième. Ont partagé une tournée de bières le sixième. Deux le jour suivant. C’est ce soir-là qu’ils ont parlé de pêche pour la première fois. Pour Gilles, qui la pratiquait jusque-là simplement à ses heures perdues, Laurent — d’au moins vingt ans son aîné — s’est alors révélé un véritable expert.

Il lui a présenté deux mois plus tôt ce séjour en Croatie comme une chance inespérée de profiter d’un bon plan pour un prix dérisoire. Un lac isolé, une quantité de poissons ahurissante, un campement à la sauvage, de la bière à profusion — autant que le 4X4 peut en transporter — , et personne pour les emmerder pendant toute la semaine. De quoi s’y éclater pour vraiment pas cher.

Laurent avait tort sur un seul point. Le pourvoyeur contacté sur le Web avait besoin de se renflouer financièrement. Quand ils sont arrivés sur la rive du lac à l’endroit qui leur avait été alloué, deux autres types y campaient déjà. Des Turcs, ou des Ouzbeks. Voire même d’encore plus loin. Impossible de le savoir, avec cette foutue langue dont ils ne comprennent pas un traître mot.

Ils ont râlé, bien sûr, mais avec personne à engueuler de vive voix, ça a vite tourné court. Ils n’allaient pas faire demi-tour maintenant. Surtout que tout avait été réservé et payé par Laurent sur Internet. Il était furax de s’être fait avoir aussi bêtement. Mais que faire, à présent ? Porter plainte contre le lac ?

Ils ont déchargé leur matériel sous le regard indifférent des intrus, qui n’avaient pas l’air si étonnés que ça de leur mésaventure. Passée la mauvaise surprise, les deux hommes se sont d’ailleurs révélés plutôt discrets. Partis tôt, rentrés tard, Gilles les a à peine vus ces deux derniers jours.

Il soupire. Demain, c’est le retour. Enfin. Il n’en peut plus. Chaque soir de la semaine, quand ils se retrouvaient autour du feu, Laurent a lancé la conversation sur des sujets sensibles, des sujets qu’il ne veut pas aborder. Des sujets qui matérialisent des images qu’il ne veut pas voir. Des cris qu’il ne veut pas entendre.

Gilles ferme les yeux, crispe les paupières. C’est comme un écho permanent, tout au fond de lui. Une nausée qui s’avance et reflue sans

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arrêt, qui le réveille en pleine nuit la bouche amère, le cœur en miettes, la gorge en feu à cause de l’acide qui remonte en jets brûlants de son estomac.

Il n’imaginait pas que le séjour allait tourner de cette façon-là. Autrement, il ne serait jamais venu. Tant pis. Il ne remettra pas les pieds ici. Il ne reverra pas Laurent non plus. Merci bien. Il préfère continuer seul, comme il l’a fait depuis toutes ces années.

Seul avec lui-même pour unique tribunal. Le sommeil arrive lentement, une onde après l’autre. Il écoute les deux

inconnus rejoindre leur campement, planté un peu plus loin, tout près de l’eau. Laurent est resté dehors. Il l’entend décapsuler une nouvelle bière.

Et puis cracher dans les braises.

Un bruit. Un bruit dans les feuilles. Gilles ouvre les yeux, soudain en alerte. Sa main trouve en un instant la

crosse de son arme. Elle se referme dessus à la briser. Il fait nuit noire. Le feu s’est assoupi. Au-delà de la toile de tente, gorgée

d’humidité, c’est l’obscurité totale. Le froid, insidieux, se glisse le long de ses épaules nues par l’ouverture du duvet. Il a une féroce envie de pisser. Mais pas de sortir.

Quelle heure est-il, bon sang ? Il farfouille près de son oreiller, là où il a rangé sa montre. 3 h 15. Et

puis après  ? Qu’est-ce que ça lui apporte de plus, sinon de savoir qu’il reste encore au moins trois heures avant le lever du jour ?

Gilles tend l’oreille. Le bruit s’est évanoui. Un écureuil ? Un sanglier ? Autre chose ?

Il réalise qu’il ignore s’il y a des ours, dans ce coin de l’Europe. Et des loups ? Est-ce qu’il y en a, par ici ? Laurent pourrait le lui dire. Il passe des soirées entières à consulter le Guide du Routard de la Croatie, comme s’il voulait l’apprendre par cœur. Gilles l’observait, du coin de l’œil, tandis qu’il surveillait sa ligne chahutée par l’un des brochets géants du lac.

Ses doigts s’entrouvrent, desserrent leur prise sur la crosse de l’arme. Ses oreilles bourdonnent du silence qui est revenu.

Un écureuil. C’était un écureuil. Les poubelles… Ça doit être ça. Il ne se rappelle pas s’ils les ont

enterrées, ce soir. Ils l’ont fait les jours précédents, pourtant. Parce qu’il n’y a pas besoin de parler la même langue pour savoir que des déchets alimentaires qui traînent à l’air libre dans un bois, il n’y a rien de tel pour y

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attirer tout droit les prédateurs de tout poil. Mais l’habitude est mauvaise conseillère. Et cousine de la négligence.

Il ne parvient pas à se souvenir. Enterrées ? Pas enterrées ? S’il y a des animaux affamés, dans cette forêt, ça peut faire toute la différence. Une nuit de repos ou de cauchemar. Parce qu’une fois au milieu des tentes, une bête sauvage qui n’a rien mangé depuis plusieurs jours ne partira que quand elle aura tout retourné jusqu’à la dernière miette.

Quitte à se faire descendre. Mal à l’aise au cœur de la noirceur qui semble l’avoir avalé tout entier,

Gilles referme les yeux, plisse le front sur les images qui envahissent son esprit malgré lui. Sa tête retombe sans force sur le tissu rêche de l’oreiller bloqué entre ses coudes.

Le vertige arrive, encore une fois. L’éblouissement qui lui donne envie de mourir. Le vertige ou le sommeil. Souvent, c’est impossible de faire la différence. Ça pourrait tout aussi bien être la Mort. Comme quand il jouit, parfois, entre les hanches d’une inconnue de passage, pour oublier qu’il est condamné à rester seul jusqu’à son dernier souffle. Parce qu’il ne peut rien offrir de mieux que son désespoir à qui que ce soit.

Le tourbillon s’accentue. Les échos aussi. Les images montent à l’assaut de sa mémoire. Il ne veut pas. Il…

Il est là, immobile devant la porte de la boîte de nuit. À l’intérieur, ça pétarade comme au 14 juillet. Sauf qu’aujourd’hui, c’est le soir d’Halloween. Les gens crient, courent dans tous les sens. Ils se sont habillés comme les jeunes aiment se déguiser ces soirs-là. En monstres, en Frankenstein, en vampires, en Cruella. Ils ont tous des armes factices. Des sabres, des épées, des arcs, des fusils en plastique. Certains ont poussé le bouchon jusqu’à ce se recouvrir d’un truc dégueulasse qui ressemble à du sang. Ils en ont partout. Même leurs blessures font plus vrai que nature. C’est chaque année pareil. On se fait peur pour se prouver qu’on existe. Halloween, la fête rabâchée jusqu’au vulgaire. Il y a des siècles qu’il a cessé d’y prendre du plaisir.

Une bande d’excités sort de la boîte en hurlant comme des possédés. L’un des fêtards, habillé tout en noir, avec un masque de Sarkozy sur la tête, est apparu juste derrière eux. Il les poursuit en brandissant un truc au bout du bras.

Un objet que Gilles refuse de reconnaître. Parce qu’il comprend d’instinct qu’il ne s’agit pas d’un jouet. Parce qu’il porte le même à la ceinture.

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L’arme aboie une fois, puis deux, trois, quatre… Elle tressaute dans sa main comme un petit animal capricieux. Les inconnus tombent, les uns après les autres, les uns sur les autres, les bras tendus en avant comme pour attraper une dernière goulée de vie au moment où ils s’écroulent comme des chiffons. Derrière leurs traits maquillés de carmin, leurs yeux basculent dans la nuit avant même qu’ils ne touchent le bitume du parking. Il y a des cheveux étalés sur le sol. Immobiles. Longs. Enchevêtrés. Blonds, bruns, rouges.

Rouges, surtout. Gilles est figé dans une béatitude irréelle. Sa main s’est solidifiée sur la

crosse de son pistolet de service, dont la languette de sûreté de l’étui est encore fermée. Il est venu faire une ronde. Juste une ronde. Les soirs d’Halloween, les jeunes font parfois un peu trop les cons. Il faut les recadrer. De temps en temps, il faut même en raccompagner un chez lui, incapable de conduire. 4 heures du matin, c’est l’heure critique. L’heure dangereuse. Celle où les esprits échauffés retombent. Où l’attention s’évanouit. Où la présence d’un policier en tenue sur le parking est un mal nécessaire plutôt qu’un bien.

L’arme crache la mort encore une demi-douzaine de fois, puis percute dans le vide. Le type l’aperçoit alors et tourne son masque inerte vers lui. Il braque son flingue sur son visage et appuie trois fois sur la queue de détente.

Clic. Clic. Clic. L’homme jette le pistolet inutile et sort un couteau de la poche de son

habit sombre. Un cran d’arrêt. Sa lame jaillit et étincelle dans la lumière des réverbères qui souligne son corps trapu.

Et le type se met à courir vers lui. La main de Gilles n’a pas bougé. Le cœur en lambeaux, le policier ne

voit plus les cadavres, n’entend plus les gémissements des survivants. Il est loin, très loin de là. C’est son anniversaire. Il vient d’avoir seize ans. Son père lui a offert sa première carabine. Une arme dont il rêve depuis qu’il l’a suivi à la chasse pour la première fois, trois ans auparavant. C’est le plus beau jour de sa vie. Son père lui pose les mains sur les bras, lui explique qu’il ne doit jamais se précipiter, lui montre comment la charger, comment la mettre en position de sécurité. Oui, oui… je sais, Papa… je t’ai vu faire ça cent fois. Papa sourit. Oui, c’est vrai, mon petit gars. Tiens, vas-y, décharge-la toi-même, mais fais attention à…

Le fracas de la détonation le fait hurler. Devant lui, la tête du tueur a explosé comme une pastèque trop mûre. Le corps abandonné vacille,

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tourne sur lui-même et s’écroule à ses pieds en arrosant son pantalon d’une gerbe de sang tiède.

Il cligne des yeux, incrédule. Son bras est tendu, le canon auréolé d’une fumée qui se dissipe

lentement. Très lentement. Et dévoile les cadavres, juste devant lui. Soudain, il fléchit sous le poids insoutenable de celui de son père, qui

s’écroule pour la millième fois dans ses bras, les yeux rivés dans les siens, la voix coupée par le flot hideux qui coule de sa bouche à travers ses dents couvertes de bulles pourpres.

Ses jambes le trahissent. Il tombe sur les genoux et ferme les paupières. Ne plus rien voir. Ne plus rien sentir. Sinon, il va perdre la raison.

Sa main gauche vient saisir le cordon de cuir qui pend à son cou. S’y accroche comme à une bouée au milieu de l’océan.

Au loin, les sirènes.

Le bruit. Cette fois, il n’a pas rêvé. Ça provient du côté de chez les Turcs. Un gargouillis. Comme de l’eau qui coule d’une petite source.

Gilles se redresse sur les coudes en clignant des yeux dans le noir. Qu’est-ce que… ?

Il y a du remue-ménage, près du foyer. Au bout d’un instant interminable, suspendu à son souffle, les flammes se réveillent.

Et puis il entend le bruit de la capsule d’une bière qu’on débouche. Et un crachat dans la braise. Gilles se rallonge, mais il n’a plus sommeil. Il consulte sa montre.

4 h 04. Soupir. Il a à peine eu le temps de plonger. Laurent est chiant, avec ses insomnies. Ça a été comme ça toute la semaine. Merde !

Le plus gênant, c’est cette envie d’uriner qui lui vrille la vessie. Il a tenté de l’ignorer, mais ce n’est plus possible. Alors autant en finir tout de suite tant qu’il y a un peu de lumière avec le feu.

Gilles s’extrait de la tente après avoir enfilé son tee-shirt. Un reste de pudeur, même dans les bois. Il s’éloigne de quelques pas, sort son sexe et se soulage. Il lève les yeux vers les étoiles, l’esprit à la dérive. Il n’y a rien de plus beau la nuit qu’un ciel qui scintille au-dessus d’une forêt inconnue.

–C’est arrivé à 4 h 11, Gilles. Tu te souviens ? Le jet se tarit lentement. Les oreilles de Gilles n’ont pas entendu ce

qu’elles viennent d’entendre. Impossible. –Q… quoi ?

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–À 4 h 11, le 1er novembre. Il y a tout juste deux ans. Tu n’as pas oublié, je le sais.

Le cœur de Gilles frappe contre ses côtes. Il va finir par passer au travers. Il secoue son membre d’un geste machinal et remonte son caleçon à la hâte. Puis il se retourne vers Laurent.

–Je… –Tu étais là, juste devant, quand c’est arrivé. Gilles se passe la main sur les yeux. Non… –Laurent… –Cette fois, il y avait bien une caméra. Un témoin muet. J’ai eu accès

aux bandes vidéo. Gilles blêmit. Le fixe de ses prunelles écarquillées. –Oui, je suis flic, moi aussi. Je ne te l’avais pas dit, je crois. Désolé, j’ai

dû oublier… Laurent renverse la tête et avale le reste de sa bière d’un seul coup. Puis

il laisse tomber la bouteille dans l’humus et lance un crachat dans les braises.

–Je t’ai cherché pendant un bon moment, Gilles. Pas facile, avec ce matériel merdique, de reconnaître un visage en pleine nuit, il faut l’avouer. Mais je suis du genre têtu. Heureusement que tu avais ton porte-bonheur autour du cou. Comme signature, c’était juste ce qu’il me fallait… Et de la patience. Je ne pouvais pas passer par la voie officielle pour récupérer ton nom. On aurait identifié ma recherche. J’ai dû me débrouiller autrement. Ça m’a pris plus de temps. On vit une époque pas facile, pas vrai ?

Gilles sent la salive déserter son palais. Les images se ruent sur lui, lui griffent le cerveau, éclatent en puissantes giclées écarlates.

–Elle venait tout juste d’avoir dix-huit ans. Elle s’appelait Émilie… En travers des genoux de Laurent, l’acier brillant d’un revolver renvoie

vers son visage les mouvances des flammes. –Et tu n’as pas levé le petit doigt pour la protéger. Gilles fait un pas en arrière. Puis un deuxième. Du coin de l’œil, il

aperçoit sa tente. À l’intérieur, son pistolet est à une année-lumière de son angoisse. Indifférent.

–Écoute, Laurent, ça n’est pas ce que tu… –Trois balles. Elle a pris trois balles, Gilles. Une dans le poumon droit,

une dans la rate et la troisième dans la nuque. Ma fille n’a pas eu la moindre chance de survivre à ce massacre.

Gilles recule encore. Il sent les feuilles du sous-bois lui chatouiller le dos. Encore deux pas et il disparaît dans la nuit.

–Et pendant tout ce temps-là, tu n’as rien fait. Rien. 236

Page 237: ANICROCHES - Jacques SAUSSEY

La voix de Laurent est monocorde, lancinante. Elle énonce les faits, froidement, comme un magistrat résume une affaire sordide à un jury. Gilles prend mentalement son élan. Il doit donner le change. Faire oublier à Laurent le mouvement de panique qu’il sent arriver dans ses jambes avec l’intensité d’une décharge électrique.

–Je l’ai tué, ce salopard ! Je l’ai tué, putain ! –Tu l’as tué parce qu’il te menaçait, toi. Tu ne vaux pas mieux que ces

ordures, Gilles. Tu es de la même espèce, de celle qu’on écrase d’un coup de talon.

Laurent relève soudain le revolver. Le trou du canon devient immense, face à son cœur. Immense et empli de ténèbres.

Plus moyen de sauter dans le bois. Gilles repense tout à coup aux deux inconnus. Il se met à hurler. Ils vont sortir de leur tente, ils vont l’aider…

–Help ! Help ! Laurent lève son autre main. La lame de son couteau de chasse est

luisante, comme si elle était souillée de boue. –Ne crie pas, ça ne sert à rien. Les Turcs ne peuvent plus t’entendre, là

où je les ai envoyés. Ce voyage, je l’ai payé en liquide, par mandat international. Nom bidon. Pas de traces, pas de témoins. Je ne m’appelle pas non plus Laurent, évidemment. Même si tu as parlé de moi à quelqu’un avant de venir ici, je n’existe pas. Tu vois, je te l’ai dit ce soir. C’est une question de volonté, c’est tout.

Gilles se jette en arrière. Mais a-t-il vraiment sauté ? Alors d’où lui vient cette angoisse, cette terrible incertitude? Il ne parvient pas à le savoir. Ses jambes sont lourdes, elles plient et se fanent, comme sa tête qui penche vers son torse, vers ses mains rouges, si rouges, qui se pressent sur sa poitrine. Il y a une ombre qui tourne lentement autour de lui. Qui déploie ses ailes pour s’emparer de lui.

Un objet cylindrique se pose sur sa nuque. Il est déjà brûlant.

Plus tard, le son d’une capsule de bière rompt le silence. Au loin, la montée de l’aurore colore le lac d’un voile rose tendre.

La couleur préférée d’Émilie. Laurent lui tourne le dos. Et puis il crache dans la braise.

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Page 238: ANICROCHES - Jacques SAUSSEY

EN PIÈCES DÉTACHÉES

(2016)

— Foutue salope ! Je vais te refourguer en pièces détachées, moi ! — Fred ! Arrête ça ! — J’en ai marre, moi ! Marre ! Tu comprends ça ? De rage, je donne un coup d’outil sur la carrosserie où Élise avait posé la

main et elle se met à crier. Elle court à la porte du garage et la referme en vitesse, puis elle tourne

vers moi un visage courroucé. Elle essaie de maîtriser la colère qui se transmet mal dans ses paroles prononcées à voix basse.

— Chhhut… Les voisins, Fred… — Mais je m’en fous, des voisins  ! Elle me fait chier, cette machine

pourrie ! je vais la balancer à la déchetterie, tu peux me faire confiance ! Elle lève un doigt vibrant de réprobation. — Oui eh bien moi je ne m’en fous pas, de leur avis ! Tu sais comment

ça se transmet, les ragots, dans ce village. Qu’est-ce qu’ils vont dire, les parents d’élèves, à l’école, ensuite  ? Que le mari de la maîtresse est un fieffé colérique, et je risque de perdre la garde des deux petits qu’on me confie tous les mercredis. Alors calme-toi ! Regarde, tu m’as coupée avec ton tournevis  ! De quoi je vais avoir l’air, lundi, moi, avec la main en écharpe ?

Je garde ma réponse pour moi. Ça vaut mieux. Quand je bricole et que ça se passe mal, comme avec la courroie de cette foutue tondeuse que je dois changer depuis trois semaines, je m’énerve plus que je ne devrais. Et parfois, ça dépasse nettement ma pensée.

Et là, ce que je vois, c’est le sang qui coule des doigts d’Élise sur le ciment du garage.

Merde, je ne l’ai pas ratée ! Le mien ne fait qu’un tour. Je me précipite au fond de l’atelier et je

dévide une longueur de papier absorbant. Je lui enroule une bonne épaisseur sur sa main blessée et je la fais asseoir sur le siège de l’engin que je dois finir de réparer.

— Désolé, ma chérie. Je vais t’emmener à l’hôpital. Ils vont te recoudre ça vite fait.

Élise hausse les épaules, puis elle sourit en secouant la tête. 238

Page 239: ANICROCHES - Jacques SAUSSEY

— Non, ce n’est rien. Une égratignure, tout au plus. Pas besoin de se taper quarante bornes aller-retour pour ça.

— Écoute, ça risque de s’infecter. Il faut faire quelque chose. — Il y a de la Bétadine, là-haut, si tu tiens tant à te faire pardonner… Je me redresse en un clin d’œil. — Bouge pas, je vais la chercher. Quand je redescends de la salle de bains, où j’ai tout retourné pour

retrouver ce maudit flacon, je m’aperçois qu’Élise a déjà changé le pansement de papier absorbant. Elle a jeté le précédent près de ma poubelle d’atelier, mais elle l’a manqué. Je pense in petto que n’est pas Tony Parker qui veut, et immédiatement après je me dis que c’est vraiment une réflexion à la con.

Je nettoie la plaie aussi bien que je peux, puis je lui fais cette fois un pansement bien propre avec une compresse stérile et de l’adhésif médical. Elle a raison, la blessure est bénigne, elle ne justifie pas des points de suture. Elle en sera quitte pour une petite cicatrice.

Une nouvelle. Elle a l’habitude. Parce qu’en fait, Élise n’arrête pas de se blesser elle-même. Je ne sais

pas comment elle se débrouille, mais elle a le don de se couper dès qu’elle épluche un oignon, de s’écraser un doigt dès qu’elle donne un coup de marteau, de se pincer la main dès qu’elle se sert d’un sécateur. Même si ça me fait rire la majeure partie du temps — en cachette d’Élise, bien sûr — je suis toujours inquiet quand elle manipule un outil dangereux.

Pour une fois, sa blessure est de ma faute. Elle me regarde la soigner avec une douceur de Madone. Elle pose sa main sur ma nuque, attire ma tête vers sa poitrine. J’entends son cœur qui bat, qui bat…

Ah bon sang que je l’aime, ma petite femme…

–Nous nous sommes rencontrés il y a tout juste deux ans sur un site Internet. Oui, je sais ce que les gens en disent. De nos jours, ça tue le romantisme, la magie du hasard. Seulement ce site-là n’est pas vraiment comme les autres. On n’y échange pas des propos creux et mensongers sur l’amour commun des chats, de la musique ou du cinéma, tout en espérant que la conquête du jour aimera baiser comme une bête à la fin de la soirée. Non, nous, ce que nous nous sommes demandé l’un l’autre, c’est combien de temps il nous restait à vivre.

–Merde ! Mais tu ne m’avais jamais dit ça ! Je déguste ma bière à petites gorgées, je la savoure comme si elle devait

être la dernière. Mon copain Régis est un bon gars, mais il n’a pas inventé 239

Page 240: ANICROCHES - Jacques SAUSSEY

l’eau tiède. Si je ne lui ai jamais raconté notre rencontre, à Élise et moi, c’est parce que ça ne le regarde pas. Mais ce soir, j’ai déjà quatre bières dans le cornet et j’ai eu besoin de parler un peu.

–C’était quoi, comme site Web ? Régis insiste. Il ne sait pas s’arrêter. Depuis la terrasse, je lorgne du côté

de la cuisine où Élise s’affaire avec la vaisselle. Je sais qu’elle ne l’aime pas particulièrement. Tout ce temps occupé à laver et à ranger, elle le prend pour que je sois tranquille avec lui quelques instants. Parce qu’elle sait que j’en ai besoin, puisque nous ne voyons plus grand monde depuis que nous vivons ensemble.

Par peur d’être séparés plus de quelques heures. –Et qu’est-ce que vous avez, comme maladie ? Cette fois, il me saoule. Dans mon dos, à quelques mètres de distance,

j’entends la fenêtre de mon voisin qui s’entrouvre au ralenti. Je n’ai pas envie que ce connard soit au courant de ma vie. J’élude.

–Je t’expliquerai plus tard… Tu reprends une bière ?

Deux heures du matin. Régis est toujours là, les lèvres soudées à sa énième bibine. Élise est allée se coucher depuis au moins une heure. La terrasse est plongée dans le noir, telle une étrave de navire perdue sur l’océan. Nous avons le nez levé vers les constellations que nous distinguons à peine à travers les brumes de l’alcool. La conversation a tourné sur la politique sans s’arrêter sur autre chose que des avis convenus qui ne nous ont convaincus ni l’un ni l’autre.

Faute de sujet à creuser, nous nous sommes emmurés dans un silence reposant. La fenêtre du voisin s’est refermée au bout d’un moment. Il devait commencer à avoir froid…

Régis se réveille d’un coup, comme si la Grande Ourse lui avait cligné de l’œil à travers l’obscurité.

–Et ta tondeuse, alors, tu vas en faire quoi ? La bière lui rend la langue pâteuse, mais pas assez pour m’empêcher de

le comprendre à demi-mot. –J’en sais rien, elle me fait bien chier, cette salope. Je pense que je vais

la revendre en pièces détachées. –Tu crois que tu vas trouver preneur ? Je ricane, plus frondeur que vraiment sûr de moi. –C’est un modèle rare. Je suis certain de dénicher un type qui sera

intéressé. Il suffit de savoir où s’adresser. Il y a des tas d’endroits où ça se passe très bien. Et je peux en tirer un bon prix.

Régis avale une longue gorgée de sa bière et rote vers le ciel noir. 240

Page 241: ANICROCHES - Jacques SAUSSEY

–Fais gaffe, si tu la dégages, après tu vas avoir du mal à tondre la pelouse !

Et puis il se met à rigoler comme un crétin en se frappant les cuisses. –Ah la vache ! Ha ha ! À tondre la pelouse ! Heureusement qu’Élise ne

m’entend pas ! Je jette un œil à la fenêtre de notre chambre. Les volets sont fermés, et je

parie que la croisée l’est aussi. Élise n’aime pas non plus le rire idiot de Régis. Elle a dû s’assurer que le double vitrage allait faire son office pour nous isoler dehors.

–Bon, allez, c’est pas tout, ça. Je vais me coucher. J’ai du boulot demain. Faut que j’aille la faire démonter et que je négocie.

Même à moitié saoul, Régis comprend le message et se lève sur ses deux jambes mal assurées.

–Pas de souci. Fais gaffe à toi, quand même. Ces pièces détachées, c’est comme un greffon sur un arbre. Parfois ça prend, mais souvent ça prend pas. Et ensuite, tu peux pas toujours remettre la mécanique en état d’origine.

Je lui donne une claque pleine de sympathie mais définitive sur l’épaule. Cette fois, il me fatigue vraiment.

–C’est pas un problème, t’en fais pas. Allez, bonne nuit Régis, et ne te fous pas dans un fossé, hein, j’ai pas envie de te retrouver toi aussi en morceaux…

Régis ne s’est pas foutu dans un fossé. Il s’est enroulé autour d’un arbre dans la descente de la Combe, juste près la sortie du virage en épingle à cheveux. À moins d’un kilomètre de chez moi. Le type qui conduisait la voiture qui arrivait en face a juste eu le temps de l’éviter en braquant à gauche. Elle a fait un tonneau dans un champ en friche, mais le conducteur a eu la vie sauve.

Il est tôt. J’ai mal dormi à cause des chats qui n’ont pas cessé de vouloir rentrer et ressortir, comme s’ils sentaient déjà quelque chose arriver.

Je suis au café de la place, la tasse qui refroidit sur le zinc devant moi. Le pompier a les yeux cernés de celui qui a passé une plus mauvaise nuit que moi. Il donne des détails peu ragoûtants aux quatre matinaux qui composent la clientèle habituelle du rade. Ses collègues sont rentrés à la caserne, épuisés par la désincarcération du cadavre.

–Putain, il en tenait une bonne, le Régis. Je ne sais pas où il a passé la soirée, mais il avait bu de quoi tenir raide pendant une semaine. Là où il a picolé, il aurait dû y dormir, moi je vous le dis. Parce que maintenant…

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Page 242: ANICROCHES - Jacques SAUSSEY

Dix minutes plus tard, je repars du café le front bas, les yeux dans les chaussures.

Régis est mort. Régis est mort. Pour le c’est ma faute, ça ne vient pas tout de suite. Il me faut le temps

que je rentre à la maison. Le temps que je pousse la porte, que j’appelle Élise, que je me rende compte qu’elle ne me répond pas. Que je la cherche au rez-de-chaussée, au premier, puis que je descende enfin au sous-sol où elle gît en bas des marches, juste devant le frigo où elle a dû aller rechercher du lait, les pieds empêtrés dans l’échelle que je devais ranger depuis une semaine dans l’atelier. Son cou a pris un drôle d’angle. Un angle qui me fait rentrer les testicules dans le corps.

C’est de ma faute… Je pose la main sur sa joue. Sur son épaule. Sur son pouls. Ça bat très

faiblement, loin, très loin, comme si je sentais la vie s’écouler par des veines rompues que je suis incapable de discerner à travers son corps. Je la retourne très doucement sur le dos. Une vilaine marque bleuâtre colore son visage là où son crâne a heurté les marches en béton. Ses lèvres ont éclaté sous le choc. Ses incisives aussi.

Une terreur immense s’abat sur moi. Le froid pénètre ma peau par tous les pores. La certitude que le pire est advenu, que c’est déjà trop tard.

Vite. Il faut que je l’emmène moi-même. Si j’appelle les secours, ils

arriveront quand elle sera morte. Je monte comme une flèche à l’étage, attrape mes clés et fonce dans le jardin. J’ouvre le portail à la volée, fais crisser les graviers pour positionner la voiture cul au garage, puis je bascule les sièges arrière pour mettre le coffre en break. Je prends Élise dans mes bras et je la hisse dedans avec toutes les précautions nécessaires pour ne pas lui faire mal, les mains verrouillées sous ses aisselles, son cou tordu serré contre ma hanche.

Je la bloque avec une vieille couverture et cale sa tête en position de survie avec une autre, puis je décolle sur les chapeaux de roues. Je laisse tout ouvert, je n’en ai rien à foutre. Les larmes inondent mon visage. Je ne pense qu’à elle, qu’à ce qui risque de se passer si j’arrive trop tard à l’hôpital. J’ai juste pris le temps d’attraper nos papiers de compatibilité sanguine, au cas où…

Je fonce. Je fonce vers la descente et le virage de la Combe. Pied au plancher.

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Page 243: ANICROCHES - Jacques SAUSSEY

J’ouvre les yeux avec difficulté. Le toubib qui se penche sur moi a des iris bleus et aussi froids que de la glace. Il m’ausculte brièvement, puis il se tourne vers quelqu’un qui se trouve sur ma gauche. Quelqu’un que je ne vois pas.

–OK. Il va survivre. Il est à vous. Puis le docteur me jette un regard méprisant et ajoute : –Si j’avais su… La porte se referme sur lui. Silence. Je cligne des paupières. Une chambre. Blanche. Un lit métallique. Une

perfusion plantée dans mon bras. Mais qu’est-ce que je fous là ? Il y a un claquement de clapet. Comme quand on achève d’envoyer un

SMS et qu’on passe à autre chose. Un type s’avance alors, la démarche chaloupée, un chewing-gum entre les dents. Il mâche un long moment, puis il tire une chaise à lui et s’assied dessus à la cow-boy.

Il soupire, me tend un document. Je fronce les sourcils. Sans mes lunettes, je ne vois rien.

–Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que je fais là ? L’homme me considère un moment sans parler, puis il se renverse dans

la chaise avec un air pénétré. –Y a pas à dire, c’était bien joué. –Co… Comment ça, bien joué ? Il a un geste vague de la main. –L’accident… la compatibilité sanguine… les documents de don

réciproque dans la boîte à gants de la voiture… la greffe en cas de décès du conjoint… Ouais, bien joué, vraiment.

Mon cœur se met à battre furieusement. Le froid progresse sous ma peau. Il entoure mon cerveau de son haleine fétide.

–La greffe ? Mais quelle greffe, bon sang ? Où est ma femme ? Où est Élise ?

L’homme lève une main devant moi. Entre ses doigts, une carte tricolore.

–On se calme, monsieur Varin. C’est moi qui pose les questions, d’accord ?

Interdit, je regarde le document officiel, hypnotisé. Conforté par mon silence, le flic poursuit.

–Quant à l’endroit où est conservée votre femme, je l’ignore. Enfin… à part son dernier rein, qui est à présent… ici.

Le doigt du policier est dirigé vers mon ventre, mais son regard ne m’a pas quitté d’une semelle.

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Je pose une main tremblante sur mon abdomen où un pansement épais est soigneusement plaqué.

Son rein ? Les images me reviennent, peu à peu, dans le désordre. Régis… La

tondeuse… Le virage de la Combe… le site Web où j’ai rencontré Élise, un espace fondé par un demandeur d’organe, afin de rassembler tous les malades qui attendent un don et vivent le même cauchemar… Tous les deux, nous n’avions plus qu’un seul rein. Nous avions découvert que nous avions le même groupe sanguin O_… Nous nous sommes donné rendez-vous, pour partager notre frayeur… Nous sommes tombés amoureux… nous nous sommes promis que le premier qui mourrait donnerait son rein à l’autre… Nos amis nous avaient tous quittés. Ils trouvaient ça morbide, malsain…

Ma bouche devient aussi sèche qu’une poignée de sable. –ÉLISE ! Le flic se penche vers moi et me montre la feuille du gras du pouce. –Arrêtez votre cirque, Varin ! Vous êtes fait comme un rat ! Vous êtes en

état d’arrestation. –Mais… Et là, il me plante un index boudiné dans l’épaule. –Ne cherchez pas à vous défiler. Nous avons un témoin. –Un… un témoin ? Il sourit, satisfait de lui-même. –Oui, et vous ne pourrez pas le contredire. Le chagrin, la colère, la peur explosent dans ma cervelle. –Mais qu’est-ce que vous racontez, à la fin ? Le flic se penche vers moi et prend le ton de la confidence. –On vous a entendu préparer bien soigneusement votre crime. –Mon crime ? Mais vous êtes cinglé, vous ! Le policier se lève d’un coup. Il ne sourit plus du tout. Il ouvre son

imper, sort de la poche intérieure un papier tapé à la machine. –Je cite : vous : « Foutue salope  ! Je vais te refourguer en pièces

détachées, moi ! » Et ensuite, vous la frappez. L’évidence me saute soudain à la mémoire. –Mais non ! C’est à propos de la ton… –Plus tard, en compagnie d’un invité, dans votre propre jardin. Je cite :

« Elle me fait bien chier, cette salope. Je pense que je vais la revendre en pièces détachées. » Dans le genre, vous insistez quand même pas mal, monsieur Varin, hein…

–Mais enfin… 244

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–Un invité qui se tue juste quelques minutes après à moins d’un kilomètre de chez vous. Vous aviez fini par penser que c’était un témoin gênant, monsieur Varin, non  ? Ce n’est pas ça  ? Dites-moi que je me trompe et expliquez-moi pourquoi vous avez décidé de précipiter quelques heures plus tard votre propre voiture sur le même arbre, en dérapage, coffre en avant. Vous aviez vraiment envie de prouver qu’il est dangereux, ce virage, pas vrai ? Sacré conducteur, tout de même. Quelle précision!

Je me tais, les yeux écarquillés d’horreur. Le flic continue, porté par son indignation.

–Et ça encore ! Je cite : « Je suis certain de dénicher un type qui sera intéressé. Il suffit de savoir où s’adresser. Il y a des tas d’endroits où ça se passe très bien. Et je peux en tirer un bon prix. » Et ça aussi : « Faut que j’aille la faire démonter et que je négocie. »

Le flic se rassied pesamment, pousse un long soupir, puis il me jette un mauvais regard.

–Dommage pour vous, vous avez un voisin attentif et prévoyant, monsieur Varin. Il a tout enregistré avec son téléphone depuis son jardin, derrière la haie. Il avait refermé sa fenêtre pour laisser croire qu’il n’était plus à portée de voix. Nous n’entendons pas tous les mots que vous avez échangés avec ce pauvre homme qui a trouvé la mort – lui aussi, comme par hasard – mais l’essentiel y est. Et faites-moi confiance, avec les nombreuses traces du sang de votre femme que l’Identité judiciaire a relevées partout dans votre sous-sol, avec les marques de coups relevées sur son cadavre, que le médecin légiste a formellement identifiées comme étant antérieures à votre accident, et même avec beaucoup d’imagination pour essayer de travestir les faits auprès du juge, vous ne vous en sortirez pas, je vous en donne ma parole.

(Nouvelle extraite du recueil collectifs « Dons », dont les bénéfices ont été reversés à France Adot. Reproduit avec l’aimable autorisation des éditions Mosésu.)

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LA LOCOMOTIVE

(2018)

Le petit maigrichon descendit du scooter et ôta son casque, puis il jeta un regard circonspect au bâtiment délabré et lut en ânonnant l’enseigne décrépie.

– La… Greffe… nuit… li… libre… Le gros leva les yeux au ciel, puis il vérifia son aspect dans la vitre

poussiéreuse de la boutique. Il plaqua une mèche imaginaire sur son crâne en sueur et tendit le menton pour inspecter le nœud de sa cravate en tricot chamboulé par le trajet en deux-roues.

– La Griffe Noire, librairie, Benoît. Cherche pas, c’est là. L’agent Benoît Martin fronça les sourcils, mais les lettres à moitié

effacées gardèrent leur mystère, sans doute aussi parce qu’il avait oublié ses lunettes dans le tiroir de son bureau. Cependant, si Richard lui affirmait qu’ils étaient arrivés à destination, il pouvait lui faire confiance. On ne devient pas brigadier de la police nationale si on est un crétin fini ou si on est incapable de lire une enseigne, pas vrai  ? D’ailleurs, pour ce qui le concernait, il allait attendre encore un peu avant d’essayer de repasser l’examen.

– Bon, on y va, oui ? Richard s’impatientait, l’air maussade, la main sur la poignée du

magasin. Benoît glissa un doigt fébrile dans le col de sa chemise. Quand son collègue commençait à s’énerver, mieux valait filer droit que faire le malin.

– Heu… au fait, elle est morte de quoi, la victime  ? Il te l’a dit, le commandant Magne ?

Le brigadier Richard Milan soupira. Il n’y a rien de plus pénible qu’une question à laquelle on n’a pas de réponse. À part, peut-être, un officier trop occupé qui se décharge de la corvée de se rendre sur une nouvelle scène de crime sur le dos de deux collaborateurs qui ont eu la mauvaise idée d’arriver trop tôt au boulot ce matin-là.

– Il m’a expliqué qu’on l’avait appelé pour un assassinat. Le libraire a déclaré que le coupable est un Américain et qu’il a besoin d’aide pour en venir à bout. C’était pas clair…

Il appuya sur le bec-de-cane et poussa la porte. Une clochette tinta désagréablement au-dessus de sa tête.

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Benoît Martin eut un ricanement agaçant. – Encore une victime du cinquième amendement, si je comprends bien ! Richard stoppa net et se retourna d’un bloc sur le seuil. – Quoi ? Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? L’agent Martin se dressa sur ses ergots. – Hé, qu’est-ce que tu crois ? Je regarde les infos sur TF1, moi ! Ils sont

tous armés jusqu’aux dents, les Ricains. Fallait bien que ça arrive aussi chez nous, un massacre de merde comme à Colombin !

– Colombine, Benoît. Colombine… Mais il y a parfois des combats qu’il est bon de ne pas livrer. Richard

haussa les épaules, puis il abandonna la partie et pénétra dans la librairie. Le brouhaha qui y régnait était assourdissant. Le policier repoussa les tentures écarlates qui masquaient la boutique depuis la rue et se figea, incrédule. La pièce, tout en longueur, était pleine à craquer. Toutes les voix s’étaient tues et les regards s’étaient braqués vers eux.

Tous sauf un. Dans un coin, près du rayon des polars, un homme accroupi par terre jouait avec un train électrique. Indifférente, comme son propriétaire, la locomotive cracha un jet de vapeur blanche tout en continuant à tourner en rond sur son circuit lilliputien. Fasciné, le type ne la quittait pas des yeux.

Parmi les muets, un vieux fumait la pipe, son chapeau repoussé en arrière, son gros ventre tendu en avant. Un mec à bonnet, tatoué, barbu et costaud comme un ours frappait à grands coups dans un sac de boxe suspendu au plafond. Un autre tirait sur son cigare en louchant, une main enfoncée dans une tignasse frisée, un imperméable informe lui dégoulinant sur les chaussures. Un autre encore les observait à travers une énorme loupe, un galure ridicule sur le chef et un violon accroché à l’épaule. Plus loin, trois doigts négligemment enfouis dans la poche de son gilet, un dandy suranné lissait de longues moustaches en guidon de vélo, l’œil malicieux, avec l’air de se foutre carrément de leur poire. Il discutait avec un bonhomme rouquin à la vilaine tête de grenouille et un loubard quadra qui portait de façon ostentatoire un blouson en cuir au dos griffé du code 93.

Un instant plus tard, les conversations reprirent leur volume sonore initial sans que plus personne s’occupe d’eux, hormis une vieille dame souriante serrée dans un tailleur de tweed qui s’approcha avec un plateau chargé d’une théière et de deux tasses en porcelaine. Elle était délicate et visiblement très âgée. Elle se déplaçait à petits pas, son col fermé par une broche en or jaune sertie de petites émeraudes et de diamants. Ses cheveux d’un rose lumineux renvoyaient l’éclat des néons comme de la barbe à

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papa inondée de soleil. C’était la seule représentante du beau sexe. Bonjour la parité, en passant.

– Un nuage de lait, avec votre Darjeeling, messieurs ? Richard fit un pas en arrière devant le maquillage épais craquelé autour

des yeux de la momie et murmura entre ses dents. – Mais c’est quoi ce bordel ? Il risqua un regard en direction de Benoît et aperçut avec stupeur son

visage qui se décomposait à vue d’œil. – Qu’est-ce qu’il y a, l’andouille ? T’as vu un fantôme ? Le petit homme leva un index tremblant vers le type taciturne toujours

penché sur sa locomotive. – Mais… mais… mais c’est… Incapable de finir sa phrase, l’agent Martin s’était transformé en statue.

Milan sentit brusquement la colère lui envahir la colonne vertébrale et se ruer à l’assaut de sa patience légendaire. Il sortit sa carte tricolore et la brandit bien haut pour qu’on puisse la voir même du bout de la pièce où les étagères s’enfonçaient dans la pénombre, puis il haussa la voix pour se faire entendre.

– Police ! On se calme, s’il vous plaît ! Où est la victime ? Il y eut un long moment de silence, puis tout le monde éclata de rire. Le

dandy à moustache se claquait sur les cuisses, tandis que 93 et la grenouille tombaient sur des chaises et se tamponnaient les yeux pour sécher leurs larmes. Même le type à la locomotive avait esquissé une amorce de sourire.

Milan avança de deux pas, histoire de reprendre un peu de territoire. – Hé ! Ho ! Vous allez m’écouter, oui ? Cette fois, le taiseux se leva, sa machine à vapeur sous le bras. Son

amusement discret avait gagné les commissures de ses lèvres. Il était nettement plus grand que Richard l’avait imaginé. Une jolie femme au regard grave que le policier n’avait pas encore vue se détacha du groupe. Elle s’approcha de l’inconnu et glissa sa main dans la sienne.

Derrière eux, Milan aperçut soudain deux gaillards assis devant une table en train de jouer aux petits chevaux. L’un était immense, le cheveu blanc dépassant par touffes d’un bonnet noir, et il affichait une expression concentrée tout en sirotant une tasse de lait de chèvre. L’autre s’était isolé dans ses pensées au son d’une symphonie de Mahler qui débordait largement de son casque intra-auriculaire. Les figurines avaient l’air d’avoir été saisies dans un morceau de glace. Seule la tête et les antérieurs des équidés émergeaient de la paroi des cubes.

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Juste en arrière, assis sur une chaise en plastique pour enfant, un solitaire qui ne devait pas mesurer plus d’un mètre cinquante se tenait prudemment à l’écart des géants.

Dans le dos de Milan, Benoît s’étouffait comme s’il avait gobé un œuf d’autruche sans l’avoir mâché.

Soudain, une porte s’ouvrit dans le fond du magasin. Un carton entra, soutenu par deux mains crispées sur les angles et deux jambes frêles qui dépassaient en dessous. Une curieuse touffe de cheveux dressée vers le plafond surplombait le tout. Derrière lui, un deuxième pénétra dans la pièce à sa suite, nettement plus haut, plus large et plus lourd, puis une demi-douzaine d’autres qui les imitèrent à la queue leu leu.

Les cartons tombèrent de concert et s’éventrèrent en soulevant un épais nuage de poussière. La dame au thé releva son foulard de soie sur son nez tandis que tous s’écartaient avec solennité devant les livres répandus sur le plancher.

Le petit homme à la drôle de houppette lança un regard aigu en direction des deux intrus. Les verres de ses lunettes rondes renvoyèrent un éclair de lumière crue.

– Eh bien voilà, messieurs les policiers. Vous vouliez voir le corps du délit, il me semble…

Richard Milan plissa les paupières. Tous les autres retenaient leur souffle.

– C’est une plaisanterie de mauvais goût, je suppose ? La houppette se mit à gigoter avec la tête de son propriétaire. – Vous rigolez ? C’est l’un des plus grands crimes du siècle, oui ! Le grand type mal rasé qui avait apporté le deuxième carton s’approcha

en roulant des épaules. Milan lui jeta un coup d’œil prudent, vu sa stature, puis il redirigea son regard vers le plus petit, visiblement le chef de ce duo d’olibrius mal embouchés. Il décida d’enfoncer le clou pour faire entendre à ces drôles de citoyens qui était le patron.

– Vous allez me montrer tout de suite la victime et me dégager fissa tout ce tas de quidams de la scène de crime, c’est bien compris ?

Tandis que le libraire se frappait le front, 93 se détacha du groupe, la démarche chaloupée. Richard blêmit. Le type avait approché la main de la crosse d’un pistolet que le policier n’avait pas encore remarqué, car caché sous son blouson.

– On parle pas comme ça à Gérard, mon pote. T’es ouf ou quoi ? Décontenancé par l’assurance du voyou, Milan sentit son cœur battre un

peu plus vite. La question franchit malgré lui ses lèvres sèches. – Gérard qui ?

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Cette fois, ce fut le délire. Tête de grenouille tomba de sa chaise en se tenant les côtes, le boxeur et le buveur de lait de chèvre ôtèrent leurs bonnets pour se moucher dedans, la vieille dame fut saisie d’un hoquet et renversa son plateau sur le gilet de l’homme à la moustache, et le taiseux à la loco se décida enfin à poser son jouet sur une table pour s’essuyer les yeux.

Mort de rire, 93 pivota sur lui-même comme une danseuse pour prendre tous les autres à témoin.

– Putain, mais il sort d’où, celui-là ? Complètement perdu, à la recherche d’une once de terrain ferme à se

mettre sous les pieds, Milan se tourna vers l’agent Martin qui était devenu écarlate.

– Heu… Benoît… ça va te sembler bizarre, mais j’ai besoin de toi, là. Au même moment, le Gérard en question leva le nez vers son copain de

carton qui le dépassait de deux têtes et d’un ventre et demi. – Jean, tu peux me foutre ces guignols dehors  ? La situation est déjà

suffisamment difficile comme ça. Une voix grave s’éleva alors au-dessus de la mêlée, accompagnée d’un

dernier zeste de vapeur blanche qui se dissipa près du plafond. – Je vais leur expliquer ce qui se passe, ça vaudra mieux. Gérard soupira. – Comme vous voulez, Franck. Mais faites vite, on a besoin de vous

pour relancer la machine. C’est vous l’aîné, tout le monde vous attend déjà.

Le grand type s’approcha et s’accroupit à la hauteur du visage de Milan qui, dépassé par les événements, s’était écroulé sur une chaise à côté de Martin.

– On vous a pas briefés, à ce que je vois. – Non, fit Milan. – Gggh… fit Martin. – Bien. Alors je vais vous mettre au parfum. Nous sommes tous flics, ici.

Relax, brigadier Milan. On a des flingues, nous aussi, mais rien à craindre, on est entre nous. Même le petit rigolo aux yeux clairs qui fait marrer tout le monde avec ses vannes à deux balles est de la maison. Pas de souci avec ça, les gars ?

– Non, fit Milan. – Gggh… fit Martin. – Parfait. Alors je vous présente tout le groupe rapidement et on passe au

vif du sujet, d’accord ? – Oui, fit Milan.

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– Gggh… fit Martin. Milan se tourna avec agacement vers son collègue. – Tu peux pas dire autre chose que « Gggh… », Benoît, merde ? Les yeux exorbités, Martin essaya, mais les mots solides comme des

cailloux lui bloquaient la respiration. Il sortit un livre corné de la poche de sa veste et se mit à taper frénétiquement sur la couverture.

La jolie femme s’approcha du petit policier. Elle lui sourit et posa une main douce sur son bras pour le calmer.

– Allez-y, Benoît. Dites-lui… Ce fut soudain comme si elle provoquait un arc électrique dans sa

cervelle. Il se jeta à l’eau comme on tombe du haut d’un pont. Sans respirer.

– Oui, madame. D’a… D’accord. Je… Martin ferma les yeux et parut pousser son dernier souffle. – C’est Sharko et Hennebelle, Richard  ! Je suis en train de parler à…

Gggh… Le brigadier considéra le grand type avec circonspection. Benoît avait

décidément pété un boulard. Le regard intense et ténébreux, plutôt beau mec si on aimait les quinquas, ce gars-là était tout le contraire de Sarko. Mais alors vraiment rien à voir du tout avec l’ex-président déchu. Cependant, il avait l’air sympa et original avec sa locomotive et sa façon de rire en dedans rien que pour lui. Il prenait même le temps de lui donner les patronymes de ses collègues en les lui désignant au fur et à mesure du menton. Verhoeven, Coste, Mehrlicht, Poirot, Khan, Yerulldelger…

Si le nom de Columbo allait vraiment bien à un poulet, Milan tiqua à celui de Maigret. Il ne voyait pas bien ce qu’un type appartenant à un parti politique aussi sulfureux faisait là, mais étant donné que les autres flics l’avaient laissé entrer, il garda sa réflexion désobligeante pour lui. Quant à celle que ce Sarko lui avait désignée comme une certaine Miss Marple, il déclina une fois de plus sa théière tout en compatissant à ce que devaient subir ses collègues de Scotland Yard à longueur d’année tout en essayant de rester polis.

Pris d’un doute, il montra du doigt le maigre à la loupe et au violon poussiéreux qui lui pendouillait sur les omoplates.

– Et celui-là, le déguisé… c’est un des nôtres, aussi ? Vous êtes sûr ? 93 posa la main sur l’épaule de Sharko qui avait courbé la nuque, puis il

secoua la tête et lui tendit un joint bien entamé. – Je te l’avais dit. Ça sert à rien. Tiens, tire une latte, tu le supporteras

mieux après. À ce moment, Gérard-la-houppette frappa fort dans ses paumes.

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– Votre attention, s’il vous plaît ! Tous les policiers se turent et s’alignèrent par ordre alphabétique le long

d’une étagère. On aurait entendu voler un Cahuzac. Milan agrippa Martin qui s’était mis à baver sur sa chemise et le traîna jusqu’à Mehrlicht qui leur faisait signe de le rejoindre.

Lorsque chacun fut à sa place, l’organe vibrant du libraire s’éleva dans le silence respectueux.

– Parfait  ! Alors, écoutez-moi bien, les amis  ! Ils ont encore tué l’un d’entre nous, cette semaine ! Mais on ne va pas les laisser faire !

– Nan ! – Vous êtes avec moi ? – Ouais ! Le brigadier Richard Milan sentit tous les poils de son corps se dresser à

l’unisson. Tous les flics présents avaient répondu aux deux questions d’une seule voix.

Le libraire hurla. – Vous êtes avec moi ? – OUAIS ! Milan avait instinctivement levé le poing et crié avec l’assemblée

unanime. – On va les foutre à genoux, ces Ricains ! – OUAIS ! – Qui c’est les meilleurs ? – C’est Jean et Gérard ! – Plus fort ! – C’EST JEAN ET GÉRARD ! – Très bien. Merci. N’oubliez pas les autres, quand même, hein. On n’est

pas tout seuls à lutter, ici. Jean essuya une larme d’émotion et Gérard s’éclaircit la voix. Il réclama

le retour du silence d’un geste apaisant de ses deux mains. – Vous êtes tous mes petits protégés, vous le savez… Mais je dois vous

le dire, nous sommes en danger. 93 avait perdu son air bravache. Il avait l’œil humide et ne faisait plus le

malin. Sur la table de jeu, les glaçons fondaient, libérant les cadavres des minuscules chevaux emprisonnés. Mehrlicht, l’un des plus jeunes du groupe, essayait de disparaître des radars derrière ses voisins les plus anciens.

Milan scrutait un à un les visages tirés par l’inquiétude. À présent, plus un seul ne pensait à plaisanter. Le brigadier tenta de se remémorer les

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noms que Sarko lui avait donnés, mais il en avait oublié la plupart. Il n’en avait jamais rencontré aucun auparavant.

Il détailla ses collègues jusqu’à ce qu’il réalise qu’il était en train de manquer les explications du libraire.

– … et si on n’agit pas très vite, il finira par tous nous descendre ! Alors on va le flinguer nous-mêmes ! Bon, vous avez bien compris ce que vous avez à faire ?

– OUAIS ! – Une question ? – NAN ! – Alors au boulot ! Tous à vos postes ! Milan se retourna pour chercher Benoît, mais il ne le trouva pas. Devant

son regard surpris, Tronche de grenouille se pencha à son oreille. – C’est en haut du mur qu’on voit le mieux l’oiseau. Richard fronça les sourcils, perplexe. – Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Le batracien lui sourit gentiment. – C’est un proverbe de maçon. De maçon ornithologue, j’entends. Milan croisa les bras sur sa cravate en tricot et eut un petit ricanement

grinçant. – Ça y est, j’ai compris. Vous êtes tous cinglés, ici. C’est ça, hein ? – Heu… – Ou bien c’est la caméra invisible. C’est l’un des deux. – Qui vient dormir dans ma yourte  ? brailla le vieux géant tout en se

resservant un peu de lait de chèvre. J’ai de la place ! – Tu m’étonnes, rigola 93. T’as vu ce que tu bouffes ? – Je peux apporter Mahler ? demanda le type aux écouteurs. – Ah non, je préfère le chant des Mongols fiers. Ça élève l’esprit vers les

cieux, ça, monsieur Servaz. – Dommage, c’est une putain de musique  ! T’es qu’un bouseux de la

culture, Yerulmachin. Avec un nom pareil, faut dire… – By Jove ! s’écria moustache en guidon de vélo. – Good Lord ! s’émut la vieille Anglaise. – Tchou Tchou ! fit la locomotive. – Gggh…, fit Benoît. – Mmm… ma femme… murmura le frisé en plissant les yeux au-dessus

de son cigare. – Bon Dieu, mais c’est bien sûr ! dit le type ventru. – Tu t’es planté de réplique, l’ancien ! rigola le grand costaud tatoué. – Tout le monde a bien fait le plein de cartouches ? hurla le libraire.

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– OUAIS ! – Alors c’est parti ! Il est temps de tourner la page ! On va se le faire,

l’Amerlock ! À mon commandement… tenez-vous prêt à tirer ! On va au contact, les mecs  ! On va s’en payer une bonne tranche, moi je vous le garantis sur facture !

Milan ferma les yeux et plaqua ses deux mains sur ses oreilles. S’il essayait vraiment de toutes ses forces, tous ces dingues allaient disparaître de la pièce d’un seul coup. Ils allaient s’évanouir dans un nuage de fumée de la locomotive et tout allait redevenir comme avant.

La victime serait un cadavre normal. Un corps avec des trous et du sang partout, comme ça se pratiquait d’habitude. Et on allait arrêter de se foutre de sa gueule dès qu’il posait une question.

Il resta longtemps concentré, jusqu’à ce qu’une main agrippe sa veste et la tire vers le bas à petits coups saccadés.

– Richard ! Regarde ! Milan ouvrit les yeux et observa la librairie entre ses doigts écartés, prêt

à replonger dans la nuit et la sécurité si les barges étaient encore là. Ils étaient partis. Tous. Sauf Martin. Dommage. Seule sur la table, unique reste de l’engin, une cheminée de locomotive

encore fumante montrait qu’il n’avait pas rêvé. – Pu… mais qu’est-ce que c’était que ce truc ? Une voix énervée s’éleva dans son dos. – Hé  ! Vous voulez quoi, tous les deux ? Ça fait une plombe que vous

traînez dans le rayon ! On n’a pas que ça à faire, nous ! Richard Milan se retourna lentement et sentit sa nuque se hérisser.

Derrière le petit libraire à l’air pas commode, l’étagère vide avait été remplie de livres à une vitesse incroyable. Richard répondit avec la première phrase qui lui vint à l’esprit.

– C’est le commandant Magne qui nous a envoyés. Il ne pouvait pas se présenter lui-même, alors il nous a dit que…

– OK. On s’en tape. Les cartons sont dans l’arrière-boutique. Grouillez-vous, le salon va bientôt ouvrir et tout n’est pas encore en place  ! Allez hop! Au trot ! Et Jean, tu demanderas à ce foutu stagiaire qu’il ne laisse pas son chillum allumé traîner n’importe où  ! Ça me file mal au crâne, cette saloperie de fumée de cannabis ! Regarde ces deux andouilles, ils ont les yeux rouges comme des braises !

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Une voix rugit soudain à la porte de la librairie. – Mais quel est le con qui a garé son scoot juste devant l’entrée ? C’est

pas le moment, merde ! Richard plongea instinctivement sa main dans sa poche pour saisir les

clés de l’engin. Le libraire leva le nez vers le visage écarlate du policier. – Vous êtes venus en scooter, tous les deux ? Milan sentit la menace à peine voilée dans la question. – Heu… oui, pourquoi ? Jean s’approcha et fit craquer la jointure de ses poings, les sourcils

froncés. – On espère juste qu’aucun de vous deux ne s’est pointé ici en Amazone. Gérard enfonça son doigt nerveux dans la brioche de Milan, puis il

poussa un hennissement de cheval sauvage. – Ouais, sinon, on vous déchire en petits morceaux !

Cette nouvelle est extraite du recueil « À peine entré dans la librairie », collectif d’auteurs publié par la Griffe Noire dans le cadre de Saint-Maur en Poche 2018.

Reproduit avec l’aimable autorisation de la Griffe Noire.

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DU MÊME AUTEUR

Chez divers éditeurs

Série Magne-Heslin :

1. Colère noire 2. De sinistre mémoire 3. Quatre racines blanches 4. L’enfant aux yeux d’émeraude 5. La Pieuvre 6. Ne prononcez jamais leurs noms 7. 7/13 8. Du poison dans la tête

One-shots :

1. Principes mortels 2. Sens interdits 3. Le loup peint 4. Enfermé.e 5. Les carats de l’opéra 6. Cinq doigts sous la neige (à paraître mai 2020)

Théâtre :

La Boue.

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