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ANNEXES DU SITE On trouvera dans cette section des documents de nature et de contenus divers, du billet d’humeur à l’article scientifique en passant par des informations de natures diverses. Un classement sommaire permet au lecteur éventuel de s’y retrouver un peu. 1. Information, 2. Billets d’humeur 3. Articles divers (non publiés en général) 1.INFORMATIONS Les épreuves 2004 du CAPES créole (toujours sans s final) sont terminées. Pour le CAPES externe : 4 reçus, 3 de la Réunion, 1 de Guadeloupe. J’avais annoncé en décembre 2003, au grand scandale du Comité de Vigilance, qu’il y aurait, au mieux, un candidat reçu pour la Martinique. A l’époque, on tablait sur 8 postes mis au concours; quatre seulement ont été ouverts et, en dépit du nombre considérable de candidats préparés dans la formation « marron » de l’UAG, aucun de ces candidats n’a été reçu. Vu les circonstances, je n’avais guère de mérite à faire ce pronostic qu’on a néanmoins jugé scandaleux. Je pense que le GEREC va me rendre justice. Le Ministère semble être revenu sur son idée de supprimer ce CAPES ou du moins de ne pas ouvrir de postes au concours. Cela ne règle rien, mais ôte au moins à R. Confiant une occasion aussi opportune qu’inespérée de monter au créneau en se posant, une fois de plus, en héros et en martyr. Quant à la décision qui faisait l’objet de cette rumeur, on ne répare pas une première sottise (voir les textes de mon site), en en faisant une seconde.

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ANNEXES DU SITE

On trouvera dans cette section des documents de nature et de contenus divers, du billet d’humeur à l’article scientifique en passant par des informations de natures diverses.Un classement sommaire permet au lecteur éventuel de s’y retrouver un peu.

1. Information,2. Billets d’humeur3. Articles divers (non publiés en général)

1. INFORMATIONS

Les épreuves 2004 du CAPES créole (toujours sans s final) sont terminées. Pour le CAPES externe : 4 reçus, 3 de la Réunion, 1 de Guadeloupe. J’avais annoncé en décembre 2003, au grand scandale du Comité de Vigilance, qu’il y aurait, au mieux, un candidat reçu pour la Martinique. A l’époque, on tablait sur 8 postes mis au concours; quatre seulement ont été ouverts et, en dépit du nombre considérable de candidats préparés dans la formation « marron » de l’UAG, aucun de ces candidats n’a été reçu. Vu les circonstances, je n’avais guère de mérite à faire ce pronostic qu’on a néanmoins jugé scandaleux. Je pense que le GEREC va me rendre justice.

Le Ministère semble être revenu sur son idée de supprimer ce CAPES ou du moins de ne pas ouvrir de postes au concours. Cela ne règle rien, mais ôte au moins à R. Confiant une occasion aussi opportune qu’inespérée de monter au créneau en se posant, une fois de plus, en héros et en martyr.

Quant à la décision qui faisait l’objet de cette rumeur, on ne répare pas une première sottise (voir les textes de mon site), en en faisant une seconde.

2. BILLETS D’HUMEUR

Sommaire2.1 SNCF ou Chaixncf ?2.2. L’épiphanie du Monde

2.1. SNCF OU CHAIXNCF ?

Comme dit la chanson (ou presque), “ les moins de 50 ans ne peuvent pas connaître ”...ce que suggère ce calembour, pas fameux j’en conviens, mais qui illustre l’incapacité de notre Société Nationale des Chemins de Fer à oublier le Chaix en passant au TGV, c’est-à-dire à adapter sa culture de service à la modernité de sa technique. Mais, me direz-vous, qu’est ce donc que ce Chaix ?

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Petite leçon d’histoire ferroviaire de la France.

Consultons le Trésor de la langue française : “ Chaix : subst. masc. Recueil de renseignements concernant principalement les horaires des chemins de fer. Indicateur Chaix. “ Les polytechniciens du Chaix français calculent leurs horaires pour qu’on ait à peine le temps d’acheter un journal à la librairie du quai ” P. Defert, Pour une politique du tourisme en France, 1960, page 67 ”.

Poursuivons un instant la leçon d’histoire dans le Dictionnaire Quillet , un des premiers à consacrer un article à N. Chaix :“ N. Chaix (1807-1865) : imprimeur français ; vers 1845, il fonde une imprimerie dont la plupart des productions étaient relatives aux chemins de fer ”.

Petite explication de texte.

La remarque de P. Defert sur les “ polytechniciens du Chaix ” n’est pas une simple boutade s’inscrivant dans la longue lignée des blagues sur les polytechniciens qui sont, avec les Belges et les blondes, un sujet inépuisable d’histoires. La SNCF a toujours été le pré-carré des polytechniciens, même si L. Gallois, actuel PDG de la SNCF, est HEC et énarque. Il rachète toutefois cette tare par un physique de mathématicien lunaire qui donne à penser qu’il est un descendant du fameux Evariste du même nom.

Un second signe est donné par le prénom de Chaix dont je n’ai jusqu’à présent donné que l’énigmatique initiale N. ; cherchez un peu : Nicolas, Noël, Norbert, Népomucène...Non. Je vous le donne en cent : NAPOLEON. La carte de France des chemins de fer, même les plus ignorants de la géographie française le savent, est une toile d’araignée dont le centre est Paris, où sont conjointement et jacobinement tapis Napoléon Chaix et Louis Gallois, feu le Napoléon des horaires et l’énarque, qui préside aux destinées de la ChaixNCF. Que ceux qui ont un jour essayé d’aller de Chambéry à Nantes par le train me jettent la première pierre!

Revenons à cet « à peu près » de “ ChaixNCF ” car il me paraît à la fois prémonitoire et chargé de sens. Sans que je puisse établir avec rigueur dans quel sens s’est opérée la détermination, je puis m’empêcher de constater la proximité phonétique qui fait que, dans l’acronyme SNCF, on peut facilement, à l’oral, substituer Chaix au S initial. On peut même donner une explication scientifique de la chose. Il y a, en effet, une proximité phonétique indéniable entre “ s ” , qui est une alvéolaire médiane et “ ch ” qui est une post-alvéolaire. Cette proximité explique la difficulté qu’on a pour demander, avec un débit rapide, si les chaussettes de l’archiduchesse sont sèches, archisèches. Par ailleurs, le “ x ” qui s’ajoute au “ s ” dans la substitution de “ chaix ” à “ S ” me paraît amplement justifié quand on sait la place tenue à la SNCF par les polytechniciens que le jargon professionnel nomme les X. On a une équation qui n’est pas pour déplaire à ces messieurs : ch + X = ch(a)ix.

Je ne doute pas un instant qu’il y ait dans tout cela un dessein qui nous dépasse. Sainte Lison, patronne des locomotives, n’aurait-elle inspiré à Napoléon Chaix l’idée de consacrer sa vie à imprimer les horaires de ce qui n’était alors, pour l’essentiel, que le PLM (Paris-Lyon-Méditerranée) ? Il fallait dans ce cas qu’elle sût déjà qu’un siècle plus tard, on allait nommer Société l’organisme national des chemins de fer et non pas Compagnie ou Chemins de fer français (sur le modèle de GDF ou EDF). C’est le propre des saintes et des fées de prévoir ce genre de détail.

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Peut-être à l’inverse, a-t-on, sans le savoir, emprunté le chemin, d’avance prévu par cette même Sainte Lison, quand, après la guerre, on a baptisé ainsi la SNCF. Comme celles de la SNCF par mauvais temps (les feuilles mortes, la neige, etc.) , les voies du Seigneur sont impénétrables.

Laissons la métaphysique pour l’examen des faits. Imaginons le cas, banal au demeurant, d’un voyageur qui entreprend, non sans hardiesse, de se rendre d’Aix-en-Provence à Grenoble. Se rendant à la gare, dès son entrée dans les lieux, notre voyageur commence à être attiré, comme un papillon de nuit, par un présentoir qui regorge d’horaires aux vives couleurs. Hélas, aucun ne donne les indications pour les TGV au départ d’Aix-en-Provence, à croire que cette gare, n’existe pas. Nous voici déjà, dès cet instant, en présence de Napoléon Gallois, Big Brother de la ChaixNCF, qui elle-même, comme on va le découvrir, semble née de l’union pittoresque de la Mère Ubu et du Père Soupe (dans Messieurs les ronds de cuir).

En effet, Aix-en-Provence - Grenoble ou Aix-en-Provence-Lyon, pour la ChaixNCF et Napoléon Gallois, CA N’EXISTE PAS. Si l’on n’a pas compris ça, on est perdu.

Il faudrait sans doute consacrer une thèse de doctorat à l’histoire épistémologique de la Chaix-NCF car il y a là un sujet qui, s’il est passionnant pour le chercheur, est plein d’inconvénients pour le voyageur (mais Napoléon Gallois se préoccupe-t-il des voyageurs ?). On raconte que Le Floch-Prigent a tenté, en vain, de faire remplacer, dans le vocabulaire de la Chaixncf, le mot « usager » (service public, etc…) par le terme « client ». Il n’y est pas parvenu dans les mots et moins encore dans les faits.

Si l’on en croit le Trésor de la Langue Française, la création du Chaix et la première publication de cet indicateur date de 1846. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que la structure et la forme de cet ouvrage soient quelque peu dépassées en ce XXIe siècle.

Il faut savoir en effet que, dans le Chaix d’antan, figuraient des tableaux d’arrivées et de départ de trains qui circulaient sur des lignes désignées par leurs deux points de départ et/ou d’arrivée : Paris-Brest (dont il reste le gâteau), Montpellier -Strasbourg, Valence-Lalevade, etc. Ces tableaux aussi impressionnants qu’incompréhensibles pour le profane étaient reproduits dans les gares sur de grandes affiches jaunâtres, mais là les choses étaient plus simples car le tableau affiché dans une gare donnée indiquait les trains qui passaient sur la ligne où se situait la gare.

Le Sésame ouvre toi du Chaix était de comprendre que les indications étaient fournies pour des LIGNES dont les points de départ et d’arrivée étaient les seuls repères et non pour les GARES elles-mêmes. Cela n’a pas changé et la ChaixNCF est d’une fidélité absolue à cette tradition.

Soyons précis. Le 13 janvier 2003 pour aller de Lyon à Avignon, j’ai emprunté par exemple le Melun-Marseille. Passe pour Marseille mais Melun ! 99% des étrangers et 75,6 % des Français ne savent pas où est Melun ! Or s’ils veulent aller de Lyon à Avignon, il leur faut chercher l’horaire du train à emprunter sur la fiche horaire de la ligne Melun-Marseille. Comment le savoir ? Si vous voulez aller à Lyon d’Aix-en-Provence par le train de 17 heure vingt et quelques, il faut chercher les indication dans l’horaire de la ligne Nice-Lille. Comment le savoir ? Ce peut être aussi bien Montpellier-Strabourg ou Nice-Rennes.

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Autre cas de figure, vous savez qu’un TGV part d’Aix-en -Provence pour Lyon à 17 heures 25 ; vous prenez l’horaire Nice-Lyon (logique non ?) pour confirmation. Eh bien vous ne le trouverez pas, car le train qui arrive à Lyon à 18 heures 50 (le TGV 5180) va à Rennes ou à Strasbourg (peu importe!). Tout cela est incompréhensible et anti-commercial, mais tout à fait dans la logique chaixienne. Nous pouvons être fiers de ce qu’elle n’ait pas changé depuis un siècle et demi. Vive le Père Soupe aux commandes du TGV!

Mais il y a mieux et là je vais citer ma source avec la plus grande exactitude en reproduisant purement et simplement les indications qui figurent sur l’horaire 785B “ Nice-Lyon ” du 16 juin au 14 décembre 2002. Voici, rigoureusement reproduit, la liste des gares qui figure sur la partie gauche de l’horaire et à laquelle se reporte tout naturellement tout lecteur : “ Nice-Ville, Antibes, Cannes, St-Raphaël, Les Arcs-Draguignan, Toulon, Marseille-Saint-Charles, Arles, Avignon-Centre, Orange, Montélimar, Valence-Ville, Aix-en-Provence-TGV, Valence-TGV, Lyon-Saint-Exupéry, TGV, Lyon-Perrache, Lyon Part-Dieu. ”.

Le voyageur, qui connaît un peu la géographie de la vallée du Rhône, est stupéfait de découvrir que, sur le parcours Nice-Lyon, Aix-en-Provence apparaît APRES Montélimar et Valence! On sait que le polytechnicien qui doit compter un troupeau de moutons compte les pattes et divise par 4, au risque de se tromper s’il y a un mouton à trois pattes (possible) ou à cinq pattes (plus rare)! Comment un voyageur non polytechnicien peut-il s’y retrouver ? La ChaixNCF propose-t-elle à ses usagers les horaires de ses trains ou des tests d’ingéniosité destinés à étalonner leurs capacités intellectuelles ? Je le signale, la question est ici “ Découvrir en moins de dix minutes la raison d’un ordonnancement aussi absurde des gares ”. Pense-t-on aux étrangers mis en présence de telles énigmes ?

Un esprit pervers ou un ennemi du service public de la ChaixNCF pourraient se dire qu’au fond, faire pour le public (les clients ?) des horaires incompréhensibles (comme le 785B évoqué ci-dessus) ou ne pas en faire du tout (comme pour Aix-en-Provence) obligent les voyageurs à faire la queue aux guichets et conduit à maintenir voire à augmenter l’emploi.

Revenons à notre voyageur ; à la gare d’Aix-en-Provence-ville, il constate que son point de départ n’existe pas pour la ChaixNCF, dans ses horaires de poches du moins, alors qu’Aix-en-Provence est une des villes françaises les plus connues dans le monde. Il se résigne alors à prendre un ticket d’attente pour s’adresser à un employé. Il constate avec dépit qu’il aurait mieux fait de le faire en arrivant ; il a en effet le numéro 86 alors qu’on affiche pour accéder au guichet le 38 (exemple vécu bien sûr!). Il commence à passer une demie-heure à attendre. Les six guichets que comporte le service sont apparemment destinés à calmer d’éventuelles impatiences. En effet, il ne tarde pas à constater que seuls trois sont ouverts ; le gracieux ballet des employés qui passent et repassent derrière les dits guichets ne conduit pas à l’ouverture d’accès supplémentaires, quoique la salle d’attente soit pleine. De guerre lasse, au numéro 65, il abandonne son tour, comme une bonne partie de ceux qui attendent dans de telles circonstances.

L’espoir renaît en lui quand il constate, dans le hall de la gare, la présence d’un appareil de billetterie automatique. Une remarque en passant ; les appareils dits automatiques de la ChaixNCF, pour la vente ou compostage des billets, sont extrêmement capricieux et refusent souvent tout service. Les composteurs automatiques, machines simplissimes, ne reprennent généralement du service que moyennant un coup de poing sur leur partie haute et en cas d’échec, un coup de pied vigoureux sur leur base. Les billeteries automatiques sont

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plus rétives encore mais affichent, en général, expressément, par un message, leur refus de fonctionner.

Cette mauvaise volonté affichée est toutefois, pour l’infortuné usager, préférable à des dysfonctionnements moins affichés comme la délivrance de quatre billets alors qu’on n’en demande qu’un ou à celle d’un billet qui n’est pas celui qui a été demandé, même si la machine vous informe parfois qu’elle ne se sent pas bien et qu’il y a un incident technique (tous ces épisodes sont, bien entendu, vécus!).

Je ne suis pas sûr que les incidents, qui se multiplient tout de même au delà du normal sur ces machines, ne soient pas dus à l’influence néfaste de l’âme de Napoléon Chaix ; elle ne peut manquer de voir là une atteinte à sa puissance, puisque ces instruments modernes échappent pour le coup à sa logique toujours souveraine, on l’a vu, dans le domaine des horaires

Notre voyageur étant, en dépit des débuts difficiles de son aventure, quelque peu chanceux, la billeterie fonctionne. Gardons le cas du désir d’aller à Grenoble ; la machine guidepas à pas le voyageur jusqu’au moment où il va découvrir avec stupeur d’abord, horreur ensuite, qu’il y a trois gares à Grenoble et qu’il lui faut faire un choix dont il n’a pas les éléments ni le temps (car la machine, aussi énigmatique et capricieuse qu’impatiente, annule tout aux moindres hésitations). Le passage, d’abord pressenti comme salvateur voire miraculeux, d’un employé dûment casquetté ne lui apporte qu’une joie éphémère. En effet, en dépit de la consultation d’un ouvrage qui est sans doute une version minaturisée du Chaix, cet employé s’avère hors de mesure d’apporter une réponse, pas plus d’ailleurs que les contrôleurs durant le voyage qui finira pas avoir lieu, la machine ayant fini pas accepter la dernière des trois cartes de crédit successivement offertes à sa voracité.

Si je voulais gagner à ma cause les amis des bêtes, je dirai que ces machines ne délivrent pas les billets pour voyager avec son chat ou son chien, si minuscules que soient ces candidats au voyage ; quand vous avez acheté votre propre billet au distributeur automatique, vous n’avez plus qu’à refaire la queue pour acheter le billet de l’animal et, naturellement, vous avez perdu votre tour.

Bien entendu, Napoléon Chaix-Gallois ne manquera pas de m’objecter qu’on peut acheter ses billets par téléphone. J’ai essayé et comme le disais R. Kipling, ceci est une autre histoire que je raconterai une autre fois.

En fait, le cas de la ChaixNCF est tout à fait symptomatique de ce qu’on peut appeler le “ mal français ” et qui est la totale inaptitude à tirer les conséquences de l’évolution. On dit, mais ce point serait à vérifier, que les conducteurs de trains ont toujours, inclus dans leur salaire, la prime de charbon du temps de la Bête humaine ! Le contraire serait étonnant. Le Chaix a incontestablement appartenu à la culture française. Sur la toile cirée des tables de cuisine, on lisait, le soir, le Chaix comme on lisait le Catalogue de la Manufacture de Saint-Etienne. Le second a disparu avec la Manu ; la culture Chaix demeure vivante à la ChaixNCF. Vive Napoléon Chaix-Gallois.

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2.2 L'EPIPHANIE DU Monde

J’ai écrit ce texte le 7 mars 2003 après l’émission qu’il évoque. On en était alors au moment des « Retenez-moi où je fais un malheur !» ; les papiers timbrés volaient en formation serrée. Un peu plus d’un an après, tout le monde s’est bien calmé et on cherche une issue honorable aux rodomontades d’alors. Nous venons d’apprendre, avec un grand soulagement, qu’il n’y aurait pas de procès. Le Monde renonce aux poursuites (elles ne feraient que renouveler l’attention sur les pratiques que dénonçait le livre) ; les éditeurs et auteurs se rendent bien compte, quant à eux, qu’ils ne sont plus en mesure de vendre un exemplaire de plus d’un livre qu’ils ont déjà fort bien vendu. Ils renoncent donc à publier une nouvelle édition qui serait à coup sûr vouée au pilon. Il vaut néanmoins la peine, surtout pour ceux qui l’ont vu, de se souvenir de ce grand moment de télévision.

Elle a eu lieu le jeudi 6 mars 2003 au cours de l'émission « Campus » de Guillaume Durand. On n’arrête pas progrès ! Jésus est enfoncé ; il se manifestait seul ; ici, après deux semaines de mystère, nous avons eu la Trinité du Monde, Colombani, flanqué à sa gauche de Plenel (Edwy, c'est breton je crois, pas texan) et, à sa droite, de Minc (Alain). On voit déjà par là l'absence totale d'humour de Jean Marie ; l'inverse, qui s'imposait pourtant, aurait été plus drôle et aussi plus révélateur de l'évolution de chacun, comme on va le voir.

Distribution des rôles, bêtement mais soigneusement, méditée et établie. Jean Marie, garde-toi à gauche! Edwy Plenel, plus trotskyste que lui tu meurs (mais Philippe Cohen l'est aussi ; manque de pot ; un partout, la balle au centre, comme aurait dit Coluche!) et voilà qu’on l'accuse d'être un agent de la CIA (coup monté par feu Tonton pour justifier les écoutes téléphoniques! Et Carole Bouquet, elle espionnait pour qui ? Fidel Castro car elle a fini par jeter le masque en se mettant avec Depardieu dont on connaît les intérêts cubains). Plenel devait s'occuper la fois de la défense, car il est le plus chargé par l'accusation, mais aussi et surtout des séquences "émotion" (comme on dit à la télé!).

Faute de pouvoir la convaincre, la stratégie colombanienne était de faire pleurer Margot. Plenel s'est donc lâché dans le sentiment, en dépit son look peu adapté ; le rétrécissement de sa moustache fait prendre à cet ornement pileux une allure quasi hitlérienne, mais, ne nous fions pas aux apparences, Plenel est un grand sentimental, voire un cœur d'artichaut. C'est son côté Joséphine Baker : "J'ai deux amours…". On l'accuse de frayer avec les flics, de les conseiller, voire d'essayer de diriger et de pousser la carrière de certains d'entre eux. Homme de l'ombre? Père Joseph de la Place Bauveau ? Non point ! "C'est l'amour qui fait tourner …Edwy". Il n'a pas ni ourdi, ni tramé, ni magouillé, ni comploté, ni fomenté, ni intrigué, etc… IL A AIME. Le vrai problème d'Edwy c'est qu'il a de drôles de goûts et qu'il illustre une fois de plus la cécité d'Eros.

Son premier amour (du moins dans ceux qu'il nous a avoués ce 6 mars car, vu les choix confessés, on lui en souhaite quelques autres…) a été Deleplace, modeste flic grassouillet, assez rusé pour se mettre sous le vaste parapluie du syndicalisme, mais assez naïf pour endosser des collectes de fonds douteuses pour un parti politique proche du pouvoir (à un moment du moins!). On voit assez mal où peuvent se loger les charmes de Deleplace sauf si on lit la biographie qu’il a autrefois fournie au Who’s Who (édition 1990-1991) : son métier « Responsable d’organismes professionels ». En voilà un beau métier avec un programme aussi vaste que flou; certes en 1964; il est gardien de la paix, mais très vite, il lui faut des cartes de visite à rallonge. Il est membre de tout... y compris du Comité Directeur de la Ligue des droits de chasse!

A un moment de l’émission, Jean Marie, sensible à la bizarrerie de cette bluette, a cru bon d'apporter une caution décisive au dit Deleplace en nous confiant un élément capital qu’on ne

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trouve pas dans l’article que le Who’s Who lui consacre: la sœur, ou la femme du mari du frère, ou je ne sais quoi dans ce genre de registre familial… était la concierge de l'immeuble où Tonton logeait Rue de Bièvre! Foutre comme aurait dit, à l’époque, le Père Duchène! Regarder Deleplace comme un troisième couteau, lui qui est, en réalité, le beau-frère de la sœur de la bignole à Tonton. Jean Marie, toujours en renfort, à la fin du débat sur le beau-frère de la cousine à la bignole, a cru bon d'apporter un dernier élément décisif au dossier sous la forme d'une interrogation aux participants, à Guillaume Durand et, à travers eux, à la France et au monde. Il a posé la question qui tue : "Où donc Deleplace, le beau frère… (cf. supra) a-t-il pris sa retraite ?" Stupeur générale d'abord, puis suspense insoutenable. Comme on n'était pas chez Foucault et ses millions, on avait même pas le QCM : "Monaco ; Patagonie , Bahamas…ou Obiwan Kenobi ?". Impossible de téléphoner à la bignole de la Rue de Bièvre qui, nous l'a précisé Jean Marie, est toujours la vestale du temple mitterandien. Bon bougre, Colombani à mis fin à notre angoisse en nous révélant que c'est EN CORSE. "Va comprendre Charles!". Dans son esprit, ce détail devait être une preuve de plus de l'innocence virginale du bon Deleplace. Personne n’a compris, mais enfin…

Mais revenons au coup de foudre d'Edwy. Il a aimé. Le ton est lamartinien ! Il a même tellement aimé Deleplace qu'il a co-écrit un livre avec lui (je dis co-écrit par fidélité au propos de Plenel et après tout on peut bien co-écrire avec Loana et Zidane, voire avec un extra-terrestre).

"J'ai deux amours…". Le second (mais j'espère pour lui que c'est le deuxième..) est plus inattendu encore, s'il est possible. L'aveu a été d'autant plus poignant que "l'objet de ce sentiment intime" était présent et rosissait devant l'aveu (problème pour le réalisateur car il aurait fallu pouvoir voir en même temps l'amoureux et l'être aimé!). Madame de Sévigné vous écrirait comme pour Mlle de Montpensier "Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille…" Moi, je vous la fais courte. L'autre amour est Alain Minc! La croix de ma mère est de la roupie de sansonnet à côté de ça ! Certes, Alain porte bien sa quasi-demi cinquantaine (quoiqu'il commence à se friper un peu à force de faire jeune), élégant, disert, prétendument génial dans la direction d'entreprise.. Bref, sur le plan strictement physique, je comprends un peu mieux l'amour pour Minc que l'attrait de Deleplace ; en outre, pour un trotskyste à moustache comme Plenel, Minc offre indubitablement l'attrait du fruit défendu du libéralisme sauvage.

Venons en donc au bel Alain, puisque les méandres de la psychologie plénelienne et la nécessité de poursuivre mon commentaire détaillé de l'épiphanie du 6 mars 2003 me conduisent à examiner de plus près sinon les charmes, du moins les caractères de Minc Alain, Inspecteur des finances de 3e classe depuis 1977 (3e classe…fi donc...), il est en disponibilité depuis 1977 (pour le coup, Minc est un vrai gibier de Who’s Who!). On sait désormais qu’il y a des énarques trotskystes comme Jospin, rien ne s’oppose donc à ce que des trotskystes comme Edwy s’éprennent d’énarques, ancien élève de l’Ecole des mines, comme Alain. Sur ce point, la lecture de la biographie mincienne est amusante.

A la différence de Deleplace, structurellement polyvalent et qui cumule, Minc papillonne ; il ne reste guère plus de deux ans dans une fonction de direction ou une présidence de société, car, qu’on se le dise, le métier qu’il affichait en 1990, à la belle époque de CERUS, était « Président de société » (peu importe laquelle…). Le curieux de l’affaire, c’est que, selon un rythme exactement identique à la durée de ses fonctions(en gros tous les deux ans), il publie un livre. Du coup, on se demande si on le vire parce qu’il a passé ces deux années à écrire un livre ou s’il publie un livre pour se trouver une nouvelle présidence. Va savoir...Les

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coïncidences sont curieuses. En 1985, il devient président de la Société des lecteurs du Monde (déjà, mais pas terrible) ; l’année suivante, il commence à s’occuper en France des affaires de Carlo de Benedetti, qui se déclare lui aussi « Président de sociétés » (mais c’est au pluriel, alors que dans le CV de Minc c’est au singulier... Tout cela est authentique, sinon ça ne serait pas drôle!). Minc est alors mis par ce grand ami de la gauche européenne à la tête de CERUS ; là il restera assez longtemps pour que CERUS ait le temps de tomber en quenouille. Cette aventure signale peut-être les raisons pour lesquelles ses précédents employeurs ne le gardaient par plus de deux ou trois ans! Il est de la lignée de nos grands et géniaux capitaines d’industrie comme Michel Bon ou Jean Marie Messier qui se disputent la gloire d’avoir créé le plus grand gouffre financier de l’histoire boursière. Plus avisé qu’eux ou moins enrichi, il est passé depuis dans le « consulting » en vertu du vieux principe "Ce qu'on sait faire on le fait. Ce qu'on ne sait pas faire on l 'enseigne".

Dans la stratégie colombanienne, celle des dernières années comme celle de l’émission, Minc incarne la figure de l’ange tutélaire de la finance. Cela implique la modestie, la réserve, voire le silence et Alain s’y est prudemment tenu. Il a résisté à tout ; aux déclarations d’amour de Plenel comme au lyrisme de Colombani qui, très ému, nous a avoué (ce que ne nous dit pas le Who’s Who qui nous précise seulement que Joseph Minc était « chirurgien dentiste »), que le père d’Alain était étranger et qu’il avait « résisté » dans les MOI de l’Affiche Rouge. Une conscience ne parle pas plus qu’un coffre-fort et Minc est, là aussi, resté de marbre. Tout le monde a cependant bien compris que ce que le Monde croit intéressant en lui, c’est moins sa conscience morale que son carnet d’adresses; sa fonction est sans doute d’aller chercher, dans la haute finance où l’on suppose qu’il a gardé certaines relations, quelques dirigeants qui acceptent de mettre quatre sous dans une affaire dont les comptes ne seraient pas si florissants que ça. Tout le monde sait pourtant que rien ne se périme plus vite qu’un carnet d’adresses, mais enfin...

Reste le « pater familias ». Jean Marie. Il connaît la musique : il est né au Sénégal (son papa était un administrateur de la France d’Outre-Mer), après l’ORTF, il a été trois ans en poste en Nouvelle Calédonie et il a été employé par TF1 sous Le Lay. Belle et bonne école. C’est un professionnel de la télé. Attention. Propre sur lui, brushing impeccable (Un petit rinçage bleuté Monsieur Colombani ? ça passe bien à l’image, vous savez!), costard class’, cravate discrète, il pensait clairement ne faire qu’une bouchée de Guillaume Durand qui, contre son attente, se montre très teigneux dans ses incessants retours aux questions qui fâchent. Il fait donc monter en première ligne le tirailleur sénégalais (retour aux sources ?) Plenel qui s’en serait pas si mal sorti sans les pavés de l’ours Colombani. Peut-être la faute à ses séjours coloniaux et à TF1! Prévoyant les questions et la mise en cause du journal sur les faits (voir R. Dumas), l’équipe du Monde essaye de jouer, collectivement, non sur le rationnel, mais sur l’émotionnel. Deux exemples seulement.Le premier est l’affaire de la Corse. Peu importe les faits, prenant d’ailleurs les devants, Colombani se lance dans un couplet selon lequel les Corses seraient victimes du racisme, car on les accuse d’avoir « dans leurs gènes » (citation) toutes les perversités. Comment un directeur de journal, payé deux cents mille francs par mois (sans les piges ) et qui se dit « Membre de la Société des Gens de Lettres », peut-il ignorer, même s’il n’a fait qu’un D.E.S. de droit public, la différence entre la NATURE (les gènes) et la CULTURE ? Que certains des comportements qu’on reproche aux Corses ne soient pas inscrits dans leur patrimoine génétique, on ne peut qu’en donner acte, mais comment nier que ces mêmes comportements sont assez caractéristiques de la CULTURE corse, comme le montre tout ce qui se passe, dans tous les domaines, dans cette île.

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Le deuxième exemple est constitué par un drame social poignant que nous a révélé Jean Marie Colombani (Est-ce là aussi son côté TF1 où la dernière mode est de révéler des secrets… comme chez Jerry Springer mais en bien moins rigolo?). Malice du destin : le livre de Péan et Cohen a été publié par un éditeur chez lequel travaillait l’épouse de Jean-Marie Colombani ; certes le trait est noir! Digne et faisant fi de considérations matérielles, Madame Colombani a donc donné sa démission ; comme le dit sans rire Jean Marie, « elle est désormais sans travail » ! Certes, Monsieur Colombani touche 200.000 francs par mois net, sans les piges et les revenus de ses actions du Monde. Néanmoins, la douleur et le désespoir de cet homme nous ont tous émus. Lançons une souscription et évitons à Madame Colombani les Restos du coeur.

3. ARTICLES

Sommaire

3.1.Francophonie et lusophonie3.2 Le CAPES créole : pour une politique en matière de langue et culture régionales

(texte de 2000 ; donc avant le CAPES) ;3.3. La gestion du multilinguisme européen dans le cadre de la mondialisation : le cas de la langue française.3.4. Creolistics and sociolinguistic theories

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3.1. FRANCOPHONIE ET LUSOPHONIE : QUELQUES ELEMENTS D’ANALYSE ET DE COMPARAISON

« Francophonie », « lusophonie », « hispanophonie », « anglophonie », sans entreprendre une étude comparée complète, qui ne manquerait d’ailleurs pas d’intérêt, on peut constater que ces quatre termes sont cités ici dans l’ordre décroissant de la fréquence de leur usage (Il ne s’agit bien sûr que d’une impression et il faudrait une étude de fréquence sérieuse pour confirmer éventuellement cette impression).

Cet ensemble mérite toutefois un instant d’attention par ce qui en unit et ce qui en distingue les divers éléments.

On peut d’abord noter que ces entités soulignent l’expansion, à travers le monde, de langues indo-européennes que rien ne semblait désigner à une fortune pareille. Sur un planisphère, quand on compare avec les aires d’usage initial de ces langues, les zones où l’on emploie, soit comme langues premières, soit comme langues officielles, le français, le portugais, l’espagnol et l’anglais, on ne peut qu’être frappé de leur prodigieuse expansion sur les cinq continents. L’origine d’une telle situation se trouve bien entendu dans la colonisation (et surtout dans celle qui s’opère du XVIe au XVIIIe siècle) ; il faudrait, pour être complet, parler aussi du hollandais dont la fortune ultra-marine a toutefois été bien moindre. Le phénomène ne caractérise pas de la même façon d’autres langues, comme par exemple l’arabe, qui pourtant se sont transportées sur de vastes espaces. La période plus ancienne de la diaspora arabe joue à cet égard un rôle et la durée plus longue a entraîné pour cet idiome des processus plus avancés de différenciation ; elle a causé l’émergence des arabes dits « dialectaux » entre lesquels l’intercompréhension est souvent réduite (si chacun s’exprime dans son arabe dialectal, un Libanais a le plus grand mal à communiquer avec un Marocain!). De ce fait, totaliser, dans le monde, le nombre des locuteurs de ces arabes dialectaux n’aurait pas le même sens que faire la même opération pour les francophones ou les lusophones, encore que ces dénominations elles-mêmes posent problème si on les considère sous l’angle de la compétence linguistique qu’elles semblent caractériser.

L’ordre dans lesquels ces termes ont été cités (francophonie, lusophonie, hispanophonie, anglophonie) n’est pas aléatoire ; on a vu qu’il est d’abord celui d’une fréquence décroissante d’usage ; en revanche, de façon paradoxale mais incontestable, il est aussi celui de leur importance numérique croissante. Sans entrer dans un débat qu’il faudra bien aborder de façon plus précise un peu plus tard et en donnant aux termes « X-phone » le sens de locuteur compétent dans la langue X, il ne fait pas de doute que les francophones sont moins nombreux dans le monde que les lusophones, qui le sont eux-mêmes moins que les hispanophones, qui le sont eux-mêmes moins que les anglophones. Les données chiffrées font souvent problème, j’y reviendrai, mais l’ordre de classement de ces quatre ensembles ne peut guère être contesté de façon sérieuse.

Il y a donc là un certain paradoxe qui toutefois s’explique si l’on prend en compte que le terme « francophonie » (qui me paraît le plus anciennement attesté) à deux sens ; l’un, historiquement premier, est, si l’on veut, « linguistique » ; la francophonie est l’état que présente un locuteur qui possède en français une compétence qu’on peut regarder comme complète, soit qu’il soit un locuteur natif ou quasi natif de cette langue, soit qu’il y ait acquis une compétence assez étendue pour pouvoir, dans cette langue, faire face à

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toutes les situations de communication courantes. Par extension , « francophonie » peut désigner l’ensemble des locuteurs dont la compétence répond à cette définition. Ce sont là exactement les définitions que donne le Trésor de la langue française : « Francophone : (adjectif et substantif) (celui, celle) qui parle le français. Dérivé : Francophonie : (substantif féminin) Ensemble de ceux qui parlent le français ; plus particulièrement ensemble des pays de langue française ». Ces termes apparaissent en français dès 1880 sous la plume du géographe Onésime Reclus, frère de l’illustre Elysée, géographe comme lui. On note toutefois que ces définitions ne vont pas de soi, au plan technique du moins : Quels sont les « pays » (faut-il dire Etats ?) « de langue française »? Question plus importante encore : à partir de quel niveau de compétence un locuteur peut-il être déclaré francophone (ou naturellement lusophone, hispanophone ou anglophone )?

Le second sens du terme « francophonie » pose plus de problèmes encore car il s’agit d’un sens « géopolitique », lui-même sujet à des évolutions. Pour ne pas remonter trop loin et se limiter aux quinze dernières années, on constate des évolutions sémantiques importantes.

Lors du premier Sommet des Chefs d’Etats et de Gouvernements qui se tient à Paris en 1986, on parle d’Etats et de Gouvernements « ayant en commun l’usage du français » ; cette formule reprend à peu près les termes déjà employés lors de la création de l’Agence de Coopération Culturelle et Technique en 1970 à Niamey (Niger) ; il y était en effet question des « pays liés par l’usage commun de la langue française ». En 1986, sauf erreur, ces Etats et Gouvernements sont au nombre de 40, mais on y distingue certaines différences puisqu’on compte 30 « Etats membres », 8 « Etats associés et 2 « Gouvernements participants » (le Québec et le Nouveau-Brunswick) ; la présence de ces derniers signale une crise politique ouverte, dès l’origine, entre l’Etat du Canada et le Québec, Province du Canada, qui, dès le départ, s’engage à fond dans la voie francophone où il espère trouver bien entendu une forme de reconnaissance internationale.

Une première évolution terminologique se traduit, lors du Sommet de Maurice, en 1992, par un changement de dénomination ; on passe, en effet, de « ayant en commun l’usage du français » à «ayant le français en partage ». La motivation officielle de cette modification n’est pas très claire ; le Président Mitterrand la présente comme une initiative de l’Etat-hôte (Maurice), mais rien dans les documents officiels ne traduit une telle démarche de la part des Mauriciens. Quel que soit l’initiateur du changement, les finalités paraissent claires. Il s’agit de donner à cette entité géopolitique une cohérence linguistique moindre pour favoriser l’entrée de nouveaux Etats dans la francophonie.

Le sens de cette évolution est confirmée par l’émergence, après Hanoï surtout (1998), du concept de « francophonie d’appel » cher au nouveau Secrétaire Général, B. Boutros Ghali. On observe une sensible modification dans les procédures d’entrée dans la francophonie. On précise les modalités diverses de la démarche (formalités, délais, procédures, etc.). On définit des statuts divers qui, pour partie, existaient déjà :

- invité spécial (collectivités territoriales relevant d’Etats non membres de la francophonie, mais où est attesté un usage de la langue française ; ce pourrait être le cas de la Louisiane par exemple)

- observateur : il faut faire preuve d’un réel intérêt et favoriser le développement de l’usage du français ; ce statut pourrait être accordé à des organisations internationales.

- membre associé. Les critères sont plus stricts ; le principal est un engagement à user du français dans les enceintes internationales, lorsque la langue nationale de l’Etat en

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cause n’est pas langue de travail de l’organisation concernée. La situation du français dans un Etat associé doit être « satisfaisante » (on note que la formule est vague et prudente).

L’objectif est donc, selon les termes mêmes de B. Boutros Ghali, de voir la francophonie se constituer en « un espace de tolérance et d’ouverture », cette définition n’est pas sans rappeler un peu sa formule, bien plus ancienne, du « français comme langue du non-alignement ». Puisqu’on cite ici des formules, peut-être faudrait-il souligner que la francophonie, à force de s’étendre, risque de devenir ce qu’était autrefois, l’Empire austro-hongrois, selon une définition bien connue, « un agrégat de peuples désunis ». Sans aller jusque là et pour revenir au problème des relations complexes entre les deux sens du mot « francophonie », on comprend que l’écart se creuse de plus en plus entre la « francophonie linguistique » (ensemble de ceux qui parlent le français pour reprendre la définition du TLF) et la « francophonie géopolitique » (Etats ou Gouvernements adhérant aux Instances de la francophonie avec des statuts divers).

Pour compliquer encore un peu les choses, on peut dire que s’établit une distinction, plus mouvante car elle dépend des caprices orthographiques individuels, entre Francophonie (avec une majuscule) et francophonie (sans majuscules). On ne peut admettre, comme on pourrait être tenté de le faire, que Francophonie (avec majuscules) désigne la francophonie géopolitique et que le mot, avec une minuscule, l’ensemble de ceux qui parlent le français. Une telle distinction serait logiquement fondée, mais, hélas, elle ne correspond pas à la réalité des usages qui sont d’ailleurs à peu près anarchiques, car se mêlent ici une tendance, assez fondée, à pourvoir le terme d’une majuscule quand il désigne l’entité géopolitique francophone et les institutions qui l’incarnent et une propension, de plus en plus courante en français, à employer à tort et travers les majuscules. Je laisserai donc volontiers à d’autres le soin de faire des recherches plus approfondies sur ce point.

Si l’on reprend un instant la succession de termes évoquée en commençant (francophonie, lusophonie, hispanophonie, anglophonie) on peut penser que la fréquence décroissante d’usage tient pour une bonne part au degré d’institutionnalisation des réalités en cause. Utilisé par le géographe Onésime Reclus dès les années 1880, le terme « francophonie » (avec ou sans majuscule) devient courant dès les années 50, au Québec en particulier, avec l’apparition des premières organisations internationales « francophones ». On doit rappeler à cet égard le rôle majeur joué par un Québécois, Jean-Marc Léger qui, en 1952, fonde l’Association Internationale des journalistes de langue française dont, à cette époque, la moitié des membres sont québécois. Ce même Jean-Marc Léger participe en 1954 à la création de l’Union Culturelle Française et, un peu plus tard, en 1961, il devient le premier Secrétaire Général de l’Association des Universités Entièrement ou Partiellement de Langue Française, l’AUPELF. Si l’on ajoute qu’en 1970; il est également le premier Secrétaire Général de l’ACCT , on mesure le rôle décisif que les Québécois et lui en particulier, ont joué dans l’émergence des institutions francophones et donc du concept de francophonie au plan géopolitique. Le paradoxe est que, dans les conceptions des hommes politiques qui, comme Senghor, Bourguiba ou Diori, sont à l’origine de l’ACCT, la référence permanente est le Commonwealth. Pourtant, la composante linguistique, présente de façon expresse dès l’origine dans les institutions francophones (l’AUPELF comme l’ACCT), est totalement absente, peut-être parce qu’elle va de soi, du côté anglophone, puisque le Commonwealth, comme son nom tend à me donner à penser, est une communauté plutôt politique et économique, une communauté d’anciennes Colonies de la Couronne dont ne fait pourtant pas partie le plus puissant des

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Etats anglophones du monde, les Etats-Unis. Le classement des quatre « X-phonies » déjà évoqué montre que la fréquence d’usage des termes correspond aussi, assez logiquement, à des degrés divers d’institutionnalisation de ces entités. Sans être un spécialiste des questions de lusophonie, il me semble que la mise en place d’une lusophonie institutionnelle s’inspire quelque peu de l’expérience francophone en la matière, même si, comme nous le verrons, les différences sont notables. Pour l’hispanophonie, dont je n’ai encore rien dit, il suffit de rappeler qu’il n’existe pas en espagnol d’équivalent au terme « francophonie » et que, si le dictionnaire de la Real Academia offre le terme « hispanohablante », il ne donne pas de substantif correspondant. Hispanidad, qui correspondrait à francité, met surtout l’accent sur une communauté culturelle.

Un problème très important, dans la mesure où, on l’aura compris, la francophonie linguistique n’a qu’un rapport de plus en plus lointain avec la francophonie géopolitique, est celui du dénombrement des francophones. Si actuellement, l’ensemble des Etats qui, à des titres divers, participent aux instances francophones, réunit environ 500 millions d’habitants, rares sont ceux qui, en dépit d’un optimisme assez courant dans les milieux de la francophonie, vont jusqu’à évaluer à ce niveau le nombre des locuteurs du français. En tout cas, il est difficile de nier que, comme on l’a vu, les francophones (au sens linguistique) sont moins nombreux que les lusophones (170 millions ; tous ces chiffres sont bien entendu approximatifs), les hispanophones (environ 350 millions) et les anglophones (500 millions dont plus de 320 millions ont l’anglais comme langue première).

Bien entendu, le problème majeur est non pas de dénombrer les francophones (la chose est sur le plan théorique tout à fait possible), mais de déterminer à partir de quel niveau de compétence en français, un locuteur peut être regardé comme francophone (ce problème est aussi celui de la lusophonie et de l’anglophonie, sans doute l’est-il aussi, mais à un degré moindre pour l’hispanophonie). Le problème tient naturellement à ce que les colonisations européennes ont imposé les langues européennes à la plupart des territoires colonisés, mais selon des modalités diverses, dont la forme la plus remarquable est constituée sans doute par la formation des créoles. Toutefois, il en résulte divers types de situations ; parfois la langue européenne continue à jouer un rôle important en dépit de toutes les tentatives faites pour l’écarter (c’est un peu le cas de l’Inde, qui diffère depuis 50 ans la solution définitive de son problème linguistique) ; dans d’autres cas, elle continue à s’imposer comme langue officielle dans toutes les situations formelles et publiques, tout en n’étant pratiquée que par une faible minorité de la population.

Par boutade, j’ai proposé, dans un livre intitulé 1989. Vers une révolution francophone (Paris, L’Harmattan, 1989), de distinguer dans la « franco-faune », trois espèces principales:

1. les « francophones » qui ont en français une compétence complète ou importante ;

2. les « francophonoïdes » qui ont une compétence partielle, réduite, passive, etc. et qui, de loin et pour une observation rapide, peuvent avoir l’apparence de francophones

3. les « franco-aphones » qui possèdent en français une compétence très réduite voir nulle, mais sont des citoyens d’Etats dont le français est souvent la langue officielle.

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Naturellement, selon les cas, les proportions de ces trois catégories dans la population d’un Etat peuvent varier, mais la constante est que, nulle part ou à peu près, on ne se préoccupe de faire des évaluations plus précises de ces divers niveaux de compétence. Pourtant, une telle action paraît être le préalable indispensable à toute action de diffusion effective et adaptée de la langue française, ne serait-ce que dans la mesure où elle seule permettrait d’évaluer exactement les résultats des politiques mises en oeuvre.

A partir d’échantillonnages représentatifs des populations et à l’aide d’un test d’évaluation des compétences linguistiques en français adapté aux conditions particulières de la francophonie du Sud (R. Chaudenson et al. 1995, 1996 mais surtout L’évaluation des compétences linguistiques en français. Le test d’Abidjan, Paris, l’Harmattan, 1997), on pourrait facilement disposer de données fiables, alors que les chiffres proposés relèvent souvent de la plus haute fantaisie, ce qui est tout à fait explicable quand on examine la « méthodologie » des modes de calcul mis en oeuvre. C’est ainsi d’ailleurs que le nombre des francophones dans le monde s’inscrit dans une fourchette qui va de 100 à 300 millions (la première évaluation étant beaucoup plus proche de la réalité que la seconde).

Je ne doute pas que l’évaluation du nombre des lusophones pose des problèmes différents, mais on retrouve sans aucun doute des difficultés du même ordre, en particulier dans tous les Etats lusophones d’Afrique. On ne sait sans doute pas très bien combien il y a de « lusophones » réels parmi les 17 millions d’habitants du Mozambique ou plus généralement quel est réellement leur nombre dans la population totale des Etats lusophones africains qui approche sans doute les 30 millions. Toutefois, comme l’immense majorité des lusophones du monde est concentrée au Brésil et au Portugal (150 millions ?), l’incidence des incertitudes résultant des situations africaines a une importance infiniment moindre dans le résultat total. Pour la francophonie, le vrai enjeu est sans doute de donner accès à la langue française aux « francophonoïdes » et aux « franco-aphones » africains pour lesquels l’accès à cette langue est un droit et une nécessité. S’il est clair que l’avenir de la francophonie se jouera en Afrique ; il en est tout autrement pour la lusophonie.

Les formes d’organisation récentes de la lusophonie me paraissent inspirées pour partie par le « modèle » francophone ; je ne suis pas spécialiste de ces questions et je me borne à tracer ici des pistes, peut-être fausses, mais qui de ce fait pourront susciter commentaires et débats.

La francophonie est encore souvent perçue, à tort à mon sens, comme un outil néo-colonial ; selon certaines analyses, ce dispositif aurait été mis en place par la France après la décolonisation. Les anciennes puissances coloniales auraient tenté alors, à travers de telles entreprises, de maintenir une souveraineté occulte à laquelle elles renonçaient officiellement par ailleurs.

Cette analyse me paraît inexacte ; un fait significatif est que le choix de la langue du colonisateur n’a nullement été dicté par les puissances coloniales. Je ne veux pas reprendre ici des études que j’ai faites par ailleurs (R. Chaudenson, op. cit) , mais force est de constater que les grands leaders des indépendances africaines comme les « révolutionnaires », de Samora Machel à Patrice Lumumba (et bien d’autres), se sont prononcés à la quasi unanimité en faveur du maintien des langues de la colonisation. Le cas la plus étrange est sans doute celui de la Guinée-Bissau où, comme le montrent les lettres de Paulo Freyre, publiées chez Maspero, on rêvait, pendant la guerre d’indépendance, de la substitution d’un système éducatif révolutionnaire au système

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colonial. En fait, l’Indépendance a conduit à la pure et simple reconduction du portugais comme langue d’enseignement .

Je ne veux nullement dire par là que la France n’exerce pas une influence décisive au sein des Instances francophones quand elle le souhaite. Lors du Sommet de Hanoï, toute la presse s’est fait l’écho des réticences des Africains dans l’élection du Secrétaire Général, mais, si l’on examine de près les rapports entre la politique de la France et celle de la francophonie institutionnelle, on constate que les points de différents n’ont pas manqué dans les dernières années.

Les différences entre les situations de la francophonie et de la lusophonie sautent aux yeux. La France demeure le pays où se trouve le plus grand nombre de locuteurs du français (de 50 à 60% du total quoique on puisse trouver des Français non francophones!) et la norme du français hexagonal demeure fortement dominante , même si, depuis peu, les dictionnaires français font une place, modeste en général, à des mots « régionaux » de la francophonie. Le Portugal ne représente, avec sa douzaine de millions d’habitants qu’une très faible minorité des locuteurs de la langue portugaise (7 à 8% au maximum) et sa variété linguistique lusitanienne ne s’impose pas partout.

La chose est évidente et ne mérite donc pas qu’on s’y arrête ; pourtant un examen de l’histoire des relations politiques entre le Portugal et le Brésil ne manquerait pas d’intérêt. Le problème des normes de la langue portugaise est naturellement bien plus intéressant, même si on doit se contenter ici de remarques rapides. La « légitimité » de la norme brésilienne face à la norme lusitanienne (celle du Portugal) a été longtemps l’objet de controverses et de contestations ; on admet, en général, qu’elle s’est peu à peu imposée avec les luttes identitaires du début du siècle et le Modernisme (à partir des années 20). Il est d’ailleurs significatif de constater que la réforme de l’orthographe portugaise, décidée au Portugal en 1911, n’a pas été adoptée par le Brésil, pas plus que les multiples réformes du même domaine qui ont suivi, même si l’on observe, de part et d’autre, des efforts de conciliation.

L’observateur extérieur que je suis, tout à fait incompétent par ailleurs en matière de langue portugaise, a le sentiment que le jeu des forces politiques et linguistiques internes est donc tout à fait différent dans la francophonie et dans la lusophonie.

Dans la lusophonie, on a l’impression que l’ancienne puissance coloniale, le Portugal, dont les démêlés avec son ancienne colonie, le Brésil, devenu un géant démographique et économique, ont été constants et souvent vifs, cherche, à travers une organisation institutionnelle de la lusophonie où les petits Etats pèsent autant que les grands, a rééquilibrer les choses en s’appuyant, en particulier, sur les Etats lusophones d’Afrique face au colosse brésilien. La lusophonie serait donc en quelque sorte à usage interne alors que la francophonie tend de plus en plus à être, si l’on peut dire, à usage externe! Je laisse bien entendu aux spécialistes le soin d’infirmer, de modifier ou de confirmer cette hypothèse qui m’est apparue, en fait, à partir de l’évolution que j’ai cru constater dans les relations entre le Portugal et le Cap-Vert, seul cas que je connaisse un peu.

Les choses sont plus intéressantes encore au plan linguistique. Au sein de la francophonie, les rapports entre les Français et les autres francophones sont complexes et souvent caractérisés par d’importants contentieux, généralement peu exprimés. Les

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francophones non Français ont le sentiment d’une certaine arrogance des Français qui tendent à considérer la langue française comme leur propriété personnelle et qui pensent volontiers qu’ils sont les seuls à user de la variété légitime de cet idiome. Cette situation engendre, hors de France, des réactions diverses qui vont de l’insécurité linguistique à une agressivité exprimée à l’égard des « Maudits Français » (qualificatif traditionnel des Français au Québec). L’insécurité linguistique pourrait être une des raisons qui ont fait de la Belgique une « terre de grammairiens » de langue française et il faut rappeler que Grevisse (dont le nom se prononce Grevisse et non Grévisse, comme on le fait souvent en France) est un Belge. Notons au passage que les linguistes belges s’attachent souvent à faire remarquer que la présence du français en Belgique ne résulte nullement d’une expansion du français dans cette zone et que l’usage de la langue française y est aussi ancien qu’en France (« si pas » plus pourrait-on dire pour user d’un belgicisme!) Par ailleurs, la passion lexicographique des Québécois, en particulier dans la perspective différentielle, est de toute évidence une forme d’affirmation de la légitimité de la variété de français dont ils usent.

Il faut bien reconnaître que ces griefs sont assez largement fondés ; en dépit de protestations d’ouverture d’esprit et de tolérance, le comportement français contribue souvent à exaspérer les francophones non Français, même quand des concessions pourraient être faites à peu de frais. Je n’en donnerai ici qu’un exemple bref, mais récent, important et hautement significatif. La France a récemment décidé, dans le cadre de sa lutte contre l’anglicisation de certains termes, de choisir d’user officiellement du néologisme « mèl », en lieu et place de « e-mail », qui tendait à se généraliser. « Mèl » constitue en soi une bizarrerie orthographique puisque les monosyllabes français qui présentent la suite graphique « -el » ne portent pas d’accent grave (tel, ciel, miel, fiel, etc.). Par ailleurs le verbe qu’on doit inévitablement tirer de ce terme (« mèler ») crée un problème à la fois orthographique et sémantique (confusion avec « mêler »). Pourquoi donc a-t-on choisi ce mot, qui n’est en fait qu’un calque sournois et plat de l’anglais, au lieu d’emprunter à d’autres francophones le joli mot « courriel » que les Québécois, qui ont usé du courrier électronique plus tôt que les Français, avaient déjà adopté ? Non seulement la France aurait pu faire un geste linguistique amical à l’adresse du Québec (ce n’est pas si courant), mais en outre, au plan néologique, « courriel » me semble une trouvaille heureuse et, en tout cas, une création bien meilleure que « mèl ». Cette observation peut être faite pour l’ensemble de l’activité terminologique, à laquelle, par la force même de leurs propres lois linguistiques, les Québecois se sont consacrés bien avant nous.

Dans le cas de la lusophonie, il en va tout autrement ; en France même, à l’agrégation de portugais (et les concours d’agrégattion sont souvent des bastions du conservatisme linguistique), s’est instaurée une forme de tolérance du portugais brésilien. Entre ces deux variétés, il existe des différences phonétiques, lexicales, morphologiques et syntaxiques qui sont établies et reconnues. La variété brésilienne est sans doute plus compréhensible pour les Portugais que ne l’est, pour des Brésiliens, la forme orale du portugais lusitanien. Toutefois, chacun campe un peu sur ses positions ; les Portugais, surtout dans les classes socio-culturellement élevées, se sentent forts de leur légitimité historique et du prestige littéraire de leur langue ; les Brésiliens, plus pragmatiques sont très fiers de leur « brésilianité » et- très confiants dans leur immense poids démographique et économique. Ils se montrent d’ailleurs souvent caustiques à l’égard des Portugais qui sont toujours les héros des histoires « belges » brésiliennes.

En outre, les Brésiliens disposent désormais d’un très puissant instrument de diffusion de leur variété de portugais avec la production télévisuelle qui connaît au Brésil

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un développement et un succès considérables. Leurs réseaux, dont le principal et le plus connu est Globo, diffusent annuellement près d’un million d’heures de programmes. La production télévisuelle, et en particulier celle des fictions dites « tele-novellas », a connu un essor prodigieux et les Brésiliens sont désormais les maîtres du genre et les principaux producteurs. Naturellement, ces séries alimentent largement la télévision portugaise et, je le suppose, les télévisions des Etats lusophones d’Afrique ; par là se diffuse massivement dans la lusophonie le modèle linguistique brésilien ; c’est le cas au Portugal même, surtout dans les classes sociales les plus modestes bien sûr, mais aussi dans des Etats lusophones qui restaient traditionnellement, par le biais des systèmes éducatifs, rattachés au modèle lusitanien, même si, dans les faits, leurs variétés régionales de portugais se rapprochent à certains égards du brésilien.

On voit par ce rapide tour d’horizon que les problèmes et les situations de la francophonie et de la lusophonie sont sensiblement différents. Une organisation multilatérale de la lusophonie, si elle permet sans doute une coopération plus efficace au plan politique et l’émergence d’une image géopolitique plus consistante, ne donnera pas un avenir plus certain à la variété lusitanienne du portugais face à l’influence sans cesse croissante de la variété brésilienne. En revanche, la lusophonie n’est pas confrontée, sauf dans les Etats lusophones d’Afrique, au problème de diffusion du portugais, alors que, pour la francophonie, la diffusion de masse de la langue française est un enjeu capital en Afrique. En effet, actuellement, ce rôle est dévolu de façon quasi exclusive à l’école alors que cette dernière est, dans la plupart des Etats dans une crise très grave et que dans certains elle a même pratiquement cessé de fonctionner. L’Afrique est sans doute un immense gisement de francophones « potentiels », étant entendu que je désigne par là des locuteurs qui sont, pour l’essentiel, des « francophonoïdes » voire des « franco-aphones ». Tous ont besoin du français qui est le plus souvent langue officielle des Etats dont ils sont les citoyens ce qui leur assure, en théorie, un droit d’accès minimal à cette langue ; l’immense majorité d’entre eux souhaiteraient l’acquérir mais cette possibilité leur est et leur sera de plus en plus refusée. La France et la francophonie sauront-elles faire face à cette situation qui implique, à coup sûr, à la fois une gestion des plurilinguismes et des multilinguismes africains, mais aussi un passage obligé de l’enseignement du français à une diffusion de cette langue, l’avenir nous le dira, mais nombre d’éléments donnent à penser que le refus d’envisager la réalité des situations et le conservatisme risquent de faire perdre ses chances d’avenir à la francophonie africaine.

Ce texte a été rédigé pour répondre à une invitation en Angola ; je n’ai pu finalement y donner suite, mais le texte a été traduit en portugais et présenté lors de la manifestation en cause ; à ma connaissance, il n’a jamais été publié en français.

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3.2.LE CAPES CREOLE(S) : POUR UNE REFLEXION VOIRE UNE POLITIQUE EN MATIERE DE LANGUES ET CULTURES

REGIONALES

J'organiserai mon propos autour de deux points que j'aborderai, en quelque sorte, dans l'ordre inverse de la logique.

1. Qu'aurait dû ou pu être un vrai CAPES de créoles (avec un -s final bien sûr) ?

2. Quelle pourrait ou devrait être la place des langues et cultures régionales , qu'on ne doit en aucun cas limiter au seul CAPES, dans les systèmes éducatifs "domiens" ?

A quel titre suis-je concerné par l'enseignement des langues et cultures régionales ?

La réaction que j'ai eue lors de l'annonce de la création du CAPES créole (au singulier) tenait à des causes multiples : mon passage au sein de la 73e section du Conseil National des Universités et aux échanges que j'y avais eus avec les autres membres, spécialistes de basque, de breton, de corse ou d'occitan; mon long séjour à la Réunion et la lutte que j'y avais menée en faveur d'une réforme des systèmes éducatifs des aires créolophones ; mon intérêt, sur un plan plus général, pour les rapports entre langues, éducation et développement dans les pays du Sud.

En outre, depuis les années 80, le hasard a voulu que je sois amené, à de nombreuses reprises, à participer aux réflexions des ministères français sur le problème des langues et cultures régionales. D'abord, comme membre du groupe d'experts qui, au Ministère de l'Education Nationale, avait été chargé, sous la direction de Jean-Claude Bouvier, de faire un état des recherches universitaires sur les langues et cultures régionales, puis, comme membre du Conseil National des Langues et Cultures Régionales. Ce Conseil, créé en 1985 par L. Fabius et J. Lang, a eu, en raison du changement de majorité une vie assez brève ; j'y siégeais avec, à mes côtés, pour les DOM, Boris de Gamaleya (pour la Réunion) et S. Schwartz-Bart (pour les Antilles). Ce conseil, renouvelé par tirage au sort (pour moitié), lors du retour aux affaires de la droite en 1986, (j'avais eu la "chance" de demeurer dans cette instance), ne s'est jamais plus réuni; quoique, à ma connaissance, il n'ait jamais été officiellement supprimé. J'ai siégé plusieurs années dans le Groupe d'Etudes Techniques de la Direction de la Recherche et des Etudes Doctorales du Ministère de l'Education Nationale où, précisément j'étais plutôt chargé des dossiers concernant les langues et cultures régionales. J'ai également fait partie de la CORDET pour les sciences sociales et, par ailleurs, de la Commission des Sciences Sociales de l'ORSTOM. Autant dire que j'ai été mêlé depuis longtemps à toutes sortes d'approches de ces problématiques des langues et cultures régionales.

Toutefois, dans le système français, participer à ces instances de réflexion ne signifie pas nécessairement être associé de façon forte et réelle aux prises de décisions. Je donnerai ici, pour revenir à mon propos, l'exemple du CAPES Créole car il est des plus significatifs.

Le CAPES de créole(s) : un bel exemple de réflexion comme de concertation.

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Mon article de Libération ayant déclenché la polémique que l'on sait, le Ministère de l'Education Nationale décide de créer et de réunir le 3 avril 2001, à Paris, un “ Groupe de travail sur le Capes de créole ”. Alors que la plupart des membres sollicités sont informés de cette réunion, j’y suis finalement invité, ainsi que L.J. Calvet. Prévenus très tardivement, nous ne pouvons y assister ni l’un ni l’autre, en raison d’importants engagements antérieurs.

J’envoie à Monsieur C. Borgel, qui réunit le groupe, une très longue lettre d’excuse et de mise au point dont le texte figure dans mon article sur le CAPES paru dans Etudes créoles (2001). J'y expose les points de vue qui sont les miens et que j'ai, à de nombreuses reprises, rappelés. Toutefois, à la convocation à cette réunion prévue pour le 3 avril 2001 est joint le texte officiel présentant le CAPES de créole arrêté dès le 2 février 2001 et paru au Journal Officiel le 15 mars 2001. On voit la démarche et la méthode, on réunit et on consulte le “Groupe de travail sur le Capes de créole ” alors qu'a déjà été publié le texte officiel qui en définit les modalités! Bel exemple de réflexion préalable et de concertation.

Notons d’ailleurs, et ce détail me paraît essentiel que, dans le compte-rendu (rédigé le 5 avril 2001, mais parvenu à mon adresse, sous une forme incomplète, le 21 mai 2001 comme je l’ai fait observer) comme dans la lettre d’accompagnement, il n’est plus question de la première dénomination “ Groupe de travail sur le Capes créole ”, mais seulement d’une “ Réunion relative à l’organisation des concours externe et interne dans la section “ langues régionales-créole ””. Les changements sont très significatifs. Il n’est même plus question de réflexion puisqu’en fait tout a déjà été décidé avant la réunion du 3 avril 2001 ; d’autre part, si lénifiant que soit ce compte-rendu, il ne peut que constater, après coup "qu’il aurait été plus conforme à la réalité linguistique de créer une section “ langues régionales-créoles [phrase et pluriel soulignés par moi] au lieu de “ langues régionales-créole [au singulier] ”." (page 1)!

On me donne finalement raison, mais on ne tient aucun compte de mes remarques, comme d'ailleurs de celles des participants réunionnais dont les avis vont dans le même sens. En fait tout a été décidé à l'avance par l'Inspection Générale et le Ministère, sans la moindre concertation et, plus grave, sans la moindre réflexion autre que bureaucratique.

Pour une vraie réflexion sur un CAPES créoles

Les cours que j'ai donnés à l'IUFM de Martinique durant la troisième semaine du mois de décembre 2004 m'ont confirmé dans deux critiques du CAPES que j'avais déjà faites et qui sont si évidentes qu'il me paraît inutile de m'y attarder ici.

La première est qu'il aurait fallu, on l'a vu, au moins deux CAPES (sinon trois ou quatre); le GEREC et le Ministère eux-mêmes l'ont reconnu, après coup! Les étudiants martiniquais de l'IUFM en ont eu et m'en ont donné la preuve incontestable. En effet, ils n'ont rien pu comprendre à une cassette vidéo que je leur ai présentée. Gérose Barivoitse, conteur réunionnais, y racontait, en créole réunionnais, une histoire dont le sens leur est demeuré tout à fait inintelligible, même si, ici ou là, ils ont pu saisir quelques mots, sans pour autant percevoir le sens général du récit. J'ai tenu à faire ici cette expérience pour mettre un terme définitif, devant de futurs enseignants martiniquais, aux légendes sur l'intercompréhension des créoles français des deux zones. C'est chose faite, n'en parlons plus!

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Le second point tient à une critique que j'avais déjà formulée dans l'article de Libération. J'y déclarais, et je maintiens mon point de vue pour l'ensemble des DOM, que le CAPES, concours de l'enseignement secondaire (collèges et lycées) ne réglait nullement le problème majeur de l'échec scolaire dans les DOM, qui se situe EN AMONT, en particulier dans le primaire. La thèse de C. March (préparée et soutenue, notons-le, à Rouen sous la direction de L.-F. Prudent) faisait déjà apparaître, chez les mères martiniquaises de milieu modeste, une volonté manifeste de donner le français à leurs enfants comme langue quasi première. Dans les échanges que j'ai eus à l'IUFM avec les stagiaires, le sentiment général a été que seule une petite minorité d'enfants martiniquais est "créolodominant", en début de scolarisation et que, dans cet ensemble, on trouve une bonne proportion de "primo-arrivants" haïtiens, saint-luciens ou dominicains. En admettant ce fait, qui mériterait cependant d'être étudié de plus près, on doit garder à l'esprit que la population scolaire de Martinique constitue moins de 20% du total de la population scolaire des DOM. Le problème que j'ai soulevé, sans doute moins aigu en Martinique, continue à se poser ailleurs, pour la grande majorité des enfants en début de scolarisation. Le CAPES Créoles ne peut être la réponse, unique et définitive, à la question majeure qui est celle de l'apprentissage du français en début de scolarisation . C'est ce que je voulais dire en faisant part de mes craintes que le CAPES, même "créoles", devienne un "alibi" qui dispense de toute autre réforme, en satisfaisant des revendications "symboliques", légitimes mais notoirement insuffisantes.

Je rappelle ici au passage que la création de ce CAPES, rendue logique par la Loi d'Orientation des DOM du 15 octobre 2000, n'était nullement, comme on semble souvent le croire, la mesure-phare de la conférence de presse donnée le 19 octobre 2000 par Jack Lang et Christian Paul. Cette mesure était énoncée en moins de quatre lignes à la huitième page d'un texte qui en comportait 10 dans sa version dactylographiée. Par ailleurs, comme je le soulignais dans mon article, le SNES Martinique avait manifesté une réaction qui était assez éloignée de l'enthousiasme.

Nous touchons déjà ici à la principale critique que j'aurais pu faire au projet de CAPES créoles, si j'avais eu un espace éditorial suffisant. Ce n'était pas le cas de mon article de Libération que la rédaction jugeait déjà trop long et dans lequel elle avait fait des coupes ; un quotidien grand public comme ce dernier n'était d'ailleurs pas le lieu pour engager un tel débat. Le CAPES créole n'est pas un concours satisfaisant pour toutes les raisons que j'ai dites, mais, au-delà de ce cas, se pose le problème général des CAPES de langues et cultures régionales.

Les CAPES de langues régionales : les aspects réglementaires et la genèse du CAPES Créole.

J'ai écrit, en 1998, un article où je disais, de façon forte mais, je crois, argumentée, mon indignation de voir refusé aux créoles des DOM le statut de "langues régionales". J'ai répris ce problème dans une communication que j'ai présentée, le 9 novembre 2000, lors du Colloque de Tours, le jour même où est paru ce fameux article de Libération dont je persiste à ne pas comprendre comment on a pu le juger "d'une violence inouïes" (R. Confiant) ou contenant "des attaques déplacées" (M.C. Hazaël-Massieux). Ce texte est paru récemment (mais trois ans plus tard) sous le titre "Les créoles français des DOM sont-ils des langues régionales ?" in V. Castellotti et D. De Robillard, "France, pays de contacts de langues" Cahiers de l'Institut de Linguistique de Louvain, tome 2, 71-87.

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Je ne me souviens pas que ma prise de position de 1998 ait été, à l'époque, soutenue et approuvée par R. Confiant. Peut-être, dans la variabilité de ses positions, était-il alors dans une phase où, comme il l'a fait à certains moments, il refusait pour le créole martiniquais le statut de langue régionale et EXIGEAIT celui de langue NATIONALE. En tout état de cause, Jean Bernabé qui, à cet époque était, à mes côtés, vice-président du Comité International des Etudes Créoles ne peut guère alléguer qu'il n'a pas eu connaissance de ce texte.

Dans ces textes ("Français et langues régionales : le cas des créoles" Etudes créoles, 1998, XXI, n° 1, pp.11-25 ; "Les créoles français des DOM sont-ils des langues régionales ?" in V. Castellotti et D. De Robillard, 2003, 71-87), je soulignais l'ambivalence politique de la thématique des langues et cultures régionales en France; elle a relevé, selon les temps, de la droite ou de la gauche. N'oublions pas que la départementalisation a été demandée par les sections "domiennes" du Parti Communiste Français au nom de la totale intégration de ces régions à l'univers culturel français. Dans ce texte, je posais surtout la question de savoir pourquoi les créoles français des DOM, qui sont, et de très loin, les langues "régionales" (au sens non administratif du terme) les plus parlées (1,8 million de vrais locuteurs environ) et les plus vivantes (puisque la grande majorité de ces locuteurs les ont comme langues premières ou quasi premières) ne bénéficiaient pas d'un statut qu'on a depuis longtemps reconnu au basque, au catalan, au corse ou à l'occitan. Pour ce problème, je ne puis ici que renvoyer, pour le maquis des textes et des dates, au livre de G. Vermes et J. Boutet, La France pays multilingue, 1987. On y constatera que ces auteurs, pourtant spécialistes, déclarent qu'il leur est impossible de "garantir l'exhaustivité" de la liste des textes qu'ils ont tenté d'établir (1987 : 185) Le paradoxe est que si, de 1988 à 1995, de nombreux arrêtés sont pris en faveur de la plupart des langues régionales de France et des TOM (y compris l'auvergnat et le vivaro-alpin pour les premières et le tahitien et les langues mélanésiennes pour les secondes), les créoles ne bénéficient pas de semblables textes. Certes, certaines dispositions réglementaires de l'éducation nationale comme les textes de 1982 et de 1995 et, pour les DOM, la "circulaire Haby" de 1976 permettent des actions sur la base du volontariat, mais cette dernière circulaire restreint les mesures majeures aux langues qui se voient explicitement reconnu le bénéfice de la loi Deixonne de 1951.

En fait, l'élément majeur de la reconnaissance effective des créoles comme "langues régionales" et de la création du CAPES, qui en découlait logiquement, tient, je l'ai rappelé mais ke le répète, à la Loi d'orientation des DOM du 15 octobre 2000. Je ne doute pas, et je l'ai dit et écrit, que les Ministères de l'Education Nationale et des DOM, et plus encore le Recteur de la Martinique, ont pensé, non sans quelque naïveté, que la création du CAPES créole et l'octroi de quelques postes allaient calmer le jeu du côté du GEREC. Certes, ont pris fin les séances de tambour ou les menaces de blocage des autres CAPES, mais le délire verbal de R. Confiant a trouvé bien d'autres objets. Le précédent Recteur, Pierre Le Mire, avait dû attendre la fin de ses fonctions et de son devoir de réserve pour faire connaître son sentiment sur les agissements de R. Confiant. Il avait d'ailleurs été contraint de le faire sous la forme d'un droit de réponse dans Antilla dont je cite un bref extrait :“ Après lecture de l’article, à mon sens extrêmement violent, qu’a publié M. Raphaël Confiant dans le numéro de Antilla du 14 juillet 2000 sous le titre “ Sur le CAPES de créole ”, je tiens à apporter les précisions suivantes, ne souhaitant pas laisser insulter sans réponse un responsable du service public de l’éducation. […].J’ai souligné certains problèmes […] et notamment :- l’absence de graphie consensuelle (même en Martinique)- la faiblesse du corpus et d’ouvrages en créole.[...]

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Je déplore l’invective à laquelle se livre par écrit M. Raphaël Confiant et les invraisemblables menaces de blocage des autres CAPES (merci pour les jeunes Martiniquais qui préparent ces concours nationaux) qu’il profère à la fin de son article. ”

On constate que les propos de l'ancien Recteur de la Martinique rejoignent largement les miens. On regrette néanmoins que, dans les positions qui ont été les siennes, en Martinique d'abord comme Recteur, puis en métropole, comme Conseiller du Premier Ministre, il n'ait pas fait valoir ces vues si raisonnables auprès du gouvenement.

Le problème des CAPES de langues régionales.

L'erreur de jugement fondamentale se situe très en amont du CAPES Créole, au moment où l'on crée, en 1982, les premiers CAPES de ce genre. Il est probable que, comme dans le cas du CAPES Créoles, une logique et des décisions bureaucratiques ont remplacé toute réelle réflexion fondée sur la connaissance des situations et la définition d'objectifs éducatifs d'abord, pédagogiques ensuite. Sans vouloir accuser qui que ce soit, je ne suis pas éloigné de croire que le corps de l'Inspection Générale, souvent peu porté à l'innovation, surtout à cette époque, a dû jouer un rôle majeur dans la conception de ce nouveau concours.

Reconstituons la démarche. Dans "langues et cultures régionales", il y a, en premier, "langues" or nous avons des CAPES de langues vivantes dans lesquels l'enseignement de la "civilisation" (donc de la culture...) a sa place. Où est donc le problème ? Un CAPES de langue régionale se fera sur le modèle d'un CAPES de langue, comme celui d'anglais par exemple, donc le bon vieux schéma classique : dissertation, version, thème. Comme ces futurs capessiens risquent de n'avoir que peu d'élèves, puisque nul ne se préoccupe de savoir quelle sera la place de la langue et de la culture régionales dans les collèges et les lycées, on va, par prudence, créer un concours bivalent, comme naguère celui des PEGC, de façon à ce que, s'ils n'ont pas d'élèves en langue et culture régionales, on puisse toujours leur faire enseigner le français, l'anglais ou les mathématiques. Ancun besoin de réfléchir et on prévient tout risque d'avoir des enseignants en chômage technique faute d'élèves. Je ne suis pas dans le secret des dieux, mais les choses se sont sans doute passées à peu près ainsi. Le CAPES corse est le seul qui, à la demande et sous la pression des Corses, échappe, en 1989, à la règle de la bi-disciplinarité.

Je croyais qu'un tel type de CAPES était celui que souhaitait le GEREC, mais, ayant rencontré J. Bernabé à Sainte-Lucie au Colloque organisé par Documenta sur "Créolité et créolisation" (13-15 janvier 2002) et ayant dicuté avec lui des problèmes du CAPES, j'ai été étonné de l'entendre se déclarer résolument en faveur d'un CAPES créoles bi-disciplinaire.

Une telle démarche, déjà fort discutable pour les autres CAPES de langues et cultures régionales, devient totalement aberrante pour un CAPES de créoles. Un enseignant d'anglais a pour fonction première et essentielle d'apprendre l'anglais à des élèves qui ne le savent pas ; un enseignant de langue et culture martiniquaises ne peut avoir pour fonction première d'apprendre le créole martiniquais à ses élèves qui, dans leur immense majorité, le parlent déjà. CQFD.

On aurait, après tout pu imaginer un CAPES unique de langues et cultures régionales car, après tout, il n'y a guère plus de distance entre certaines variétés de l'occitan comme le nissart et le corse qu'entre le martiniquais et le réunionnais. Ce que je veux dire, par une proposition que tout le monde doit juger saugrenue, est, dans cette hypothèse, le centre

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prédagogique de ce CAPES n'aurait pas été la langue et la culture régionale (qui bien sût aurait constitué une option, peut-être même dominante) mais la place des langues et cultures régionales dans le système éducatif français. Je vais y revenir plus loin ; par ailleurs, on aurait pu poser le problème sociolingusitique et pédagogique majeur qui est la finalité éducative essentielle de cet enseignement. Le problème n'est évidemment pas le même en Provence où les élèves, en début de scolarité, sont tous francophones et pas du tout occitanophones et à la Réunion où tous sont créolophones et une minorité partiellement francophones.

Le CAPES de créoles, même si on lui adjoint le -s final, dont le Ministère, comme le GEREC, ont fini, en traînant les pieds, par reconnaître la nécessité, quoique le texte, sacré par définition, n'ait pas été modifié, présente donc, à mes yeux, à peu près tous les défauts possibles et mon texte de Libération, jugé "d'une violence inouïe" m'apparaît, au contraire, très, voire trop, modéré dans la critique

Des critiques structurelles aux critiques de détail..

Un de ces défauts réside dans sa conception même et dans les épreuves qui le composent. Ainsi, R. Confiant a publié un Guide de la Version créole, au demeurant pitoyable par son contenu. Ce choix témoigne d'une totale incompréhension du système d'un concours national. En effet, il est évident que l'épreuve de version, en théorie possible en alternance avec le thème, ne sera jamais choisie. Si l'on choisissait l'option de la version, il faudrait alors donner quatre textes dans chacun des quatre créoles, ce qui ouvrirait aussitôt d'infinies possibilités de recours. car, dans un concours de recrutement national, tous les candidats doivent composer sur les mêmes épreuves.

Ce même R. Confiant, également expert en dissertation créole, donne des sujets de devoirs en créole martiniquais. Autre sottise, due elle aussi de son incompréhension du système. On ne peut pas donner un sujet en martiniquais car les candidats usant d'autres créoles auraient matière à contester cette démarche ; on ne peut pas non plus donner quatre sujets, chacun dans un créole différent, car tout le monde doit composer sur le même sujet. Le sujet de dissertation ne peut donc être proposé qu'en français.

Un autre défaut tient au caractère hâtif et précipité de sa mise en œuvre. Dès l'article de Libération en novembre 2000, je soulignais qu'il était absurde de prétendre créer un concours pour des langues qui n'avaient pas de système graphique reconnu. Fureur de R. Confiant contre ces propos d'un colonialiste "capessocide" (je vais me mettre aussi aux néologismes!). O miracle! Voilà qu'en février 2002, le GEREC met en circulation, au Conseil Régional de la Martinique, un texte qui souligne l'urgente nécessité d'avoir une graphie officielle du martiniquais en raison même des épreuves du CAPES.. Ce point qui avait constitué de ma part, aux yeux du GEREC, une attaque inqualifiable contre le CAPES et le GEREC (puisque tout le monde était censé user de la graphie GEREC aux Antilles et dans le monde) est devenu, quatorze mois plus tard, pour ce même GEREC, une urgence si "cruciale" qu'on en vient à proposer, à la sauvette, un texte tout rédigé à des élus locaux, qu'on juge sans doute incapables de se faire une opinion par eux-mêmes. Comment peut-on encore prendre aux sérieux ces gens-là? Aux Antilles, on fait, m'a-t-on dit, chaque année un championnat de dictée en graphie GEREC-F. Je n'ironiserai pas sur cette francolâtrie "colonialiste", mais je m'interroge sur cette manifestation. Ou bien, comme on nous le dit, tout le monde écrit en GEREC-F et, dans ces conditions, quel sens peut-avoir une dictée dans un système où tout mot ne peut avoir qu'une et une seule graphie ? Ou alors, on nous

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ment et le but de l'exercice est de répérer et de récompenser ceux qui ont fait l'effort, sans doute pour la circonstance, de s'initier aux arcanes de la graphie du GEREC qui, suite à ma courte expérience martiniquaise de décembre 2003 semble très loin d'être utilisée partout.

Il en est de même pour la question du dictionnaire dont j'avais aussi souligné la nécessité dans la perspective du concours. Je mentionnais même explicitement le cas du créole de la Martinique qui, à la différence du guadeloupéen (pour ne pas parler des autres créoles), n'a pas de dictionnaire. Je suis étonné que, dans les demandes au Conseil Régional, à "l'urgence cruciale" d'officialiser la graphie GEREC, ne se soit pas ajoutée la demande, tout aussi urgente et cruciale, de financer un dictionnaire du créole martiniquais. Il est vrai que je crois me souvenir que cette instance a déjà, depuis de nombreuses années, investi des sommes très importantes (six millions de francs, dit-on) dans un projet de dictionnaire qui lui avait déjà été soumis par ce même GEREC. Ce groupe a d'ailleurs, à cette époque, passé une petite annonce dans le Carrier Pidgin (bulletin américain d'information dans le domaine de la créolistique) pour essayer de recruter des étudiants américains disposés à venir mener aux Antilles les enquêtes que ne pouvaient ou ne voulaient pas faire, apparemment, les “ chercheurs ” du GEREC. Le serpent de mer du Dictionnnaire a d'ailleurs un petit frère, l’Atlas linguistique des Antilles.

Je puis cette fois parler de cette question avec une connaissance directe du dossier puisque, au Conseil National des Universités, j’ai été amené à rapporter sur un dossier où était citée expressément, dans le dossier de demande de qualification d'un membre du GEREC, la date de juin 2001, qui devait marquer le début de la parution de cet Atlas linguistique. Nous sommes en décembre 2003 et, évidemment, rien n'est paru. Je pense que, dans ses décisions à venir, la 73e Section du CNU gardera en mémoire cette scandaleuse supercherie. En tout cas, avec d'autres faits du même ordre, de tels agissements ne contribuent pas à améliorer l'image du GEREC.

Pour une définition de la place des langues régionales dans les systèmes éducatifs des DOM.

Elaboré sans réflexion suffisante sur un modèle de concours déjà hâtivement et sottement calqué sur les concours de langues vivantes et par là-même inadapté, le CAPES Créoles a été mis en oeuvre à la hâte, sans vraie réflexion et sans qu'aient été préparés, et tout particulièrement à la Martinique, les éléments pédagogiques essentiels, qui auraient dû être les préalables indispensables (graphie officialisée, dictionnaire, voire atlas linguistique et ethnographique, etc.). A ce propos, je rappellerai que vers 1980, j'ai conçu, fait financer et mis en oeuvre, en Haïti, un projet d'Atlas linguistique et ethnographique, qui devait être un accompagnement à la fois psycholinguistique (on prenait ainsi en compte les variétés du créole haïtien autres que celle de Port-au-Prince) et pédagogique (on allait ainsi disposer d'un immense fonds documentaire pour la prise en compte de la langue et de la culture locale dans la réforme éducative lancée par le Miistre Bernard). Je pense que tous ceux qui ont participé à cette entreprise, soutenue en particulier par l'ACCT et le CIRELFA, s'en souviennent, qu'ils soient haïtiens comme P. Vernet, Y. Joseph, J.F. Graphy, E. Bazile, A.M. Coriolan (j'en oublie sans doute) ou étrangers comme S. Allman (qui, à l'époque, a fait avec moi sa thèse sur le "lexique de la fécondité et de la maternité en créole haïtien"), P. Brasseur, M. Carayol et surtout D. Fattier dont ce travail a finalement constitué le sujet de thèse d'Etat. L'entreprise, en tant que telle, n'a pas été menée à son terme, mais, fort heureusement, les résultats et leur analyse ont constitué la magnifique thèse d'Etat de D. Fattier qui avait joué

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le rôle central dans l'entreprise ; les premières enquêtes ont permis d'élaborer des documents pédagogiques (sur le maïs par exemple) et tous les enregistrements, reproduits grâce une fois encore à l'ACCT, sont demeurés sur place lorsque D. Fattier est revenue en France. On voit aisément, comme par les cas réunionnais et haïtien, l'intérêt que les atlas linguistiques et ethnographiques présentent pour le développement des enseignements de langues et cultures régionales. Ce n'est pas un hasard si Jean-Claude Bouvier qui est, à bien des égards, l'initiateur de la création de la 73e section du CNU et qui a joué un rôle essentiel dans l'émergence de ce secteur, est aussi l'auteur de l'Atlas linguistique et ethnographique de Provence.

La critique centrale

Pour le CAPES Créoles, la critique la plus sévère de ma part est encore à venir : le principal vice de ce concours est qu'il a été mis en place, comme d'ailleurs les autres enseignements de langues et cultures régionales, sans que soient réellement définis et, par là, légitimés, la fonction, le rôle et la place de tels enseignements dans les systèmes éducatifs.

A cet égard, la chose est plus grave encore pour les DOM que dans le cas des CAPES hexagonaux. Un exemple. Quoique je vive en Provence depuis plus de 20 ans, je n'y ai jamais entendu parler provençal, du moins dans les zones urbaines où j'ai résidé, sauf le dimanche matin, à la télévision, sur FR3, dans l'émission folklorique hebdomadaire (Il y a 35 heures d'émissions télévisées en provençal sur FR3 Provence-Alpes-Côte d'Azur...PAR AN!). Etant moi-même d'origine occitane (comme mon nom cévenol l'indique aux connaisseurs), j'ai entendu parler occitan de façon constante dans mon enfance dans le village de l'Ardèche d'où est originaire la famille de mon père. Aujourd'hui, quoique j'y retourne assez fréquement, je n'ai plus entendu parler "patois" depuis des années.

De ce fait, en Provence, un "capessien" d'occitan peut tout à fait, s'il a des élèves, les initier à la langue et à la culture provençales dont ils ignorent à peu près tout. En revanche, tous, en début de scolarité, sont francophones et maîtrisent le médium éducatif, le français, comme peuvent le faire des enfants de leur âge.

Dans les DOM, le problème est, dans la grande majorité des cas, très différent et il n'y a nul besoin d'initier aux créoles des enfants dont ce sont les langues premières ou quasi premières. Pour prendre l'exemple réunionnais que je connais bien mieux que le cas martiniquais qui, on l'a vu est moins dramatique, on peut tout à fait trouver à Bagatelle ou Bras Pistolet, beaucoup d'enfants (c'est même la majorité) qui entrent à l'école avec une compétence en français quasi nulle et à qui ont va, pourtant, faire la classe en français, c'est-à-dire dans une langue qu'ils ne maîtrisent ou même ne parlent pas.

Je me bats depuis trente ans sur ce front en expliquant, dans le monde créole comme dans l'Afrique francophone, qu'enseigner EN français n'est pas la même chose qu'enseigner LE français. Je sais qu'on va m'objecter (on le fait depuis vingt ans) que c'était bien pire encore il y a trente ou quarante ans et que bien des enfants, exclusivement créolophones à six ans, lors de leur entrée à l'école, ont fait par la suite d'excellentes études en français (le cas est exactement identique en Afrique où les problèmes sont encore pires). Je le sais bien entendu, mais je réponds, depuis vingt ans aussi, par l'histoire de la piscine. Si l'on jette dans une piscine cent enfants de trois ou quatre ans, cinq vont en sortir par leurs propres moyens et nul doute qu'ils deviendront par la suite d'excellents nageurs. En revanche, les 95 autres vont se noyer. Est-ce la bonne méthode pour apprendre à nager aux enfants ?

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Lorsque j'ai dit, lors de la création du CAPES Créoles, que cette mesure, si symbolique et importante qu'elle soit, ne RESOLVAIT NULLEMENT LE PRINCIPAL PROBLEME DE L'ECOLE DES DOM, car celui-ci se situe, non dans le secondaire, mais, en amont, dans le pré-primaire et primaire, je craignais que cette mesure ne serve d'ALIBI et ne détourne de s'attacher à la solution du problème majeur, qui demeure la maîtrise du français dans le primaire. Sur ce point aussi, j'ai été l'objet des invectives de R. Confiant. Il m'accusait, après et avec d'autres car la formule n'est pas de lui, de vouloir faire du créole un "marchepied vers le français".

R. Confiant, toujours si prompt à flagorner Jack Lang, ce "grand ministre", aurait bien dû lire plus attentivement le texte de la conférence de presse du 19 octobre 2000 dans laquelle le ministre annonçait la création du CAPES créole. On y lit en effet :“ Je conclus sur ce chapitre des langues régionales pour redire que les efforts que nous déployons en leur faveur sont aussi des efforts en faveur du français. En développant les langues locales et notre langue nationale, nous favoriserons le bilinguisme, au lieu de cristalliser sur les premières les causes d’un échec scolaire trop important. ”

On n'a jamais entendu le GEREC, désormais agrémenté de son amovible appendice caudal francophone (GEREC-F), commenter ce passage pourtant essentiel de la déclaration de Jack Lang et qui rejoint tout à fait mes propres positions d'affreux "colonialiste".

Situation et avenir des capessiennes de créoles

Dans les multiples prévisions que j'ai faites à propos de ce CAPES et dont on a vu que plusieurs se sont d'ores et déjà réalisées, il en était une autre dont j'ai pu vérifier la validité en novembre 2002 à la Réunion comme en décembre 2003 à la Martinique. En effet, dans le système actuel, l'enseignement des langues et cultures créoles est offert, dans les collèges et lycées, sur la base du choix entre les créoles et d'autres langues, comme par exemple l'espagnol. Quel parent d'élève, antillais ou réunionnais, décidera que son enfant va choisir l'option "créole" au lieu de l'option "espagnol"? Le bon sens conduit à dire, comme je l'ai entendu souvent : "Le créole, mon fils (ou ma fille) n'en a pas besoin puisqu'il (ou elle) le connaît déjà ; qu'il (ou elle) aille donc apprendre l'espagnol.".

Les conséquences sont évidentes ; il y a peu délèves candidats à ces enseignements et il est donc à peu près impossible, pour une capessienne de créole (mettons le féminin puisqu'il s'agit surtout de candidates dans cette affaire), d'avoir, dans un seul et même établissement, un service complet de langue et culture créoles. Tous les témoignages que j'ai recueillis montrent que, pour la plupart, elles ont un tiers de service (soit six heures en LCR) ; cela les condamne donc à être "à cheval" sur plusieurs établissements et/ou à avoir l'essentiel de leur service dans leur discipline complémentaire (l'anglais ou le français le plus souvent).

Quiconque connaît un peu l'enseignement sait l'enfer que constitue la nécessité d'enseigner dans plusieurs établissements, surtout pour une discipline regardée comme marginale et réunissant des élèves de plusieurs classes (bonjour les problèmes d'emploi du temps!) et, en outre, dans des pays, comme la Réunion ou la Martinique, où les embouteillages sont aussi épouvantables que permanents. Par ailleurs, les outils pédagogiques font largement défaut et il ne suffit pas de parler créole pour faire 18 heures hebdomadaires d'enseignement de langues et cultures régionales.

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On peut donc prédire qu'à un terme relativement court, en dépit de la qualité et du militantisme culturel des capessiennes de créoles, bon nombre d'entre elles se résigneront à enseigner leur seconde discipline pour ne pas avoir à sacrifier leur vie professionnelle et familiale.

Vers une vraie politique éducative pour les DOM

Le problème est pourtant simple et, pour ma part, j'en expose les termes depuis plus de vingt ans. J'avais même conçu un projet précis en 1982. J'avais alors rédigé un texte intitulé "Projet de réalisation d'un programma audio-visuel d'information sur les problèmes linguistiques et culturels des DOM", dans la mesure où, comme je le pense encore aujourd'hui, l'information est un aspect prioritaire et essentiel, si l'on veut éviter les pratiques de désinformation dont j'ai pu constater, une fois de plus, qu'elles sont courantes.

Le 26 juillet 1982, j'ai envoyé ce projet (que j'ai toujours dans mes archives) au Ministère de l''éducation nationale et au Ministère des DOM-TOM.

J'ai reçu, au nom du Ministre de l'Education Nationale, une lettre de Jean-Claude Luc, "Chef de mission de l'action culturelle et des cultures et langues régionales". La réponse était fort aimable ; voici le passage majeur (c'était, rappelons-le, il y a plus de 20 ans!) : "L'ampleur du problème ne permet pas de vous donner dès maintenant une réponse, mais je veux, sans attendre, vous informer que ce dossier et les propositions qu'il contient vont être étudiés par les services compétents. Je vous ferai savoir naturellement les décisions qui pourraient être prises" (lettre JCL/ MCT, n° 816 du 6 août 1982). On aura déjà compris que j'attends toujours la suite!

J'ai présenté une version de ce texte à la CORDET (Commission pour la recherche dans les DOM-TOM dont je faisais alors partie) le 9 décembre 1983 et, en 1984, je l'ai publié sous un titre explicite "Vers une politique éducative dans les DOM français : positions et propositions" (Etudes créoles, vol. VII, 126-141). Ce texte n'a pas davantage retenu l'attention des autorités. On voit une fois encore que mes positions ne sont pas nouvelles et qu'elles ne sont pas inspirées par les circonstances actuelles ni par l'affaire du CAPES Créoles.

Comme je le déclare depuis très longtemps (cf. les dates des textes cités ci-dessus) et, comme je l'ai dit précédemment, ma position a toujours été à peu près celle qu'a exprimée Jack Lang lui-même, dans sa conférence de presse du 19 novembre 2000, sans que R. Confiant, qui n'a pas pu ne pas lire ce texte, trouve alors quoi que ce soit à redire aux propos de ce "grand ministre". Quitte à être regardé comme immodeste, je dirai que la position de J. Lang en 2000 rejoint la mienne, car j'ai environ deux décennies d'antériorité dans l'expression de ce point de vue.

Ce qui nous sépare totalement, en revanche, est que le Ministre semble considérer que les choses vont de soi et même peut-être que le CAPES va substituer à la diglossie français/créole, source apparente de bien des maux, un bilinguisme équilibré et heureux, empêchant désormais de "cristalliser sur les premières [les créoles] les causes d’un échec scolaire trop important".

Ces propos euphorisants sont, à mes yeux, très insuffisants et même pernicieux ; ils étaient précisément à l'origine de ma crainte de voir le CAPES servir d'alibi à l'absence de mesures

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sérieuses quant au problème majeur que le Ministre signale pourtant lui-même, "l'échec scolaire trop important".

Quelles sont les MESURES CONCRETES qui sont proposées dans le cadre d'une politique sur les principes de laquelle tout le monde est à peu près d'accord ? Je n'en vois aucune ; comme toujours on parle de rattrapage, de postes et de classes, sans se préoccuper vraiment de ce qui se passe réellement dans ces dernières et sans fournir le moindre élément sur une stratégie d'action réelle.

En 1982, je disais déjà que L'INFORMATION était un aspect essentiel et j'ai été très heureux, durant mes enseignements à l'IUFM de Fort-de-France, d'entendre une stagiaire faire une semblable observation, avant même que j'aie abordé cette question (c'était le mercredi 17 décembre et elle se reconnaîtra, si elle lit ce texte).

Le problème est que pour informer sur une politique, il faut d'abord en avoir une! Une politique ne peut se ramener à des déclarations à caractère humaniste et généreux, si estimables qu'elles soient.

L'objectif (lointain encore, mais il l'est moins à la Martinique que dans les autres DOM) est, selon la formule de J. Lang, un " bilinguisme équilibré et heureux" ; plus modestement, je réclamais, vingt ans plus tôt, dans mon livre sur les créoles de 1979, un "aménagement des diglossies créoles" (Les créoles français, Nathan, 1979). C'est là un but ultime et sans doute lointain ; il est indispensable de le fixer mais il faut aussi et peut-être surtout, mais concevoir et définir des objectifs précis, une stratégie déterminée, une planification rigoureuse et des outils pédagogiques adaptés.

Ecole domienne et école africaine

Certains se sont étonnés, voire indignés, d'une phrase de mon article de Libération, y voyant Dieu sait quelle allusion raciste alors qu'elle est, je pense, des plus claires : "Il s'agit de donner à l'enseignement du français en milieu créolophone "domien" une efficacité qu'il n'a pas dans la mesure où, depuis un demi-siècle, on a pensé que tout se réglerait à coup de milliards. Il y a là d'ailleurs, pour les Etats pauvres de l'espace francophone du Sud [c'est à l'Afrique subsaharienne, Madagascar ou Haïti que je pense] une forme de consolation ; ils peuvent en effet constater qu'en couvrant les DOM d'écoles, de collèges et de lycées, la France n'est pas parvenue à améliorer, dans des proportions satisfaisantes [de l'aveu même du Ministère de l'Education Nationale] le rendement des systèmes éducatifs. Il ne suffit pas de créer des écoles et des classes, encore faut-il se préoccuper de ce qui s'y passe" (9 novembre 2000).

Je ne changerai pas une virgule de ce texte si je devais le réécrire aujourd'hui ; je n'y ai introduit des éléments de glose (entre crochets, car ils ne sont pas dans le texte initial) que pour prévenir toute interprétation malveillante dont je persiste à ne pas voir ce qui la fonde. Ces remarques s'expliquent, en particulier, par le fait qu'à la même époque (fin 2000), je coordonnais les activités d'un groupe d'experts qui travaillait à un rapport sur le thème suivant "Langues et éducation à l'Agence de Coopération Culturelle et Technique de 1970 à 2000". J'ai d'ailleurs écrit à de multiples reprises sur cette question, en particulier dans l'Ecole du Sud (1993). La situation est naturellement infiniment pire dans le Sud (où l'on dépense un seul $ par enfant scolarisé, quand on en dépense 100 dans le Nord!). Je voulais dire, mais comment peut-on comprendre autre chose, que l'argent ne fait pas tout et que,

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même quand on dépense énormément de milliards, comme on l'a fait dans les DOM, les investissements et les dépenses de fonctionnement ne dispensent pas d'une réflexion stratégique à long terme sur les objectifs, en particulier pour tout ce qui touche à la place et à la fonction des langues, puisque toutes ces situations linguistiques post-coloniales sont plurilingues et que les langues européennes sont, le plus souvent, par la volonté même de ces Etats depuis longtemps indépendants, les langues officielles et, en général, les médiums de l'éducation.

Pour conclure

Il ne s'agit pas ici de sortir d'un chapeau de magicien le lapin d'une réforme éducative conçue dans le secret d'un cabinet (fût-il ministériel!) ou de la faire naître toute armée d'un cerveau unique (fût-il celui de Jupiter).

Tout projet éducatif doit remplir deux conditions préalables et je me limiterai à elles dans la conclusion de mon propos.

1. Un tel projet est d'abord social avant d'être technique. Il doit donc être élaboré en accord avec tous les partenaires sociaux . Je reprends ici exactement quelques-unes des premières lignes de mon texte de 1982. Deux préalables majeurs y étaient déjà posés :"1. La nécessité de définir une "plateforme" commune à partir de laquelle pourraient se déterminer toutes les parties prenantes (forces politiques, syndicats, associations de parents d'élèves, administration, etc.).2. Le caractère indispensable et urgent d'une action intense d'information, en particulier audio-visuelle, auprès du système éducatif (administration, enseignants, élèves) comme des décideurs et du public."

2. Un projet éducatif doit comporter des objectifs, des buts et/ou cibles, une stratégie, et les moyens qui peuvent permettre de le réaliser. Tout cela doit être explicité et cohérent. Se refuser à définir tous ces aspects revient à avouer que l'on a pas de politique. Dans ce cas, il est bien difficile de l'exposer et on se réfugie, en pareil cas, soit dans les formules consensuelles et lénifiantes, soit dans les débats sur les aspects les plus accessoires

Cette communication a été présentée à l’Université de Paris VIII (Saint Denis) en février 2004 lors du Colloque organisé par Anne Zribi-Hertz et Karl Gadelii. Comme ce texte ne sera pas publié dans les Actes où figurera mon autre communication (sur la notion de substrat dans la créolistique), je le donne à lire ici, quoiqu’il reprenne, pour partie, mon propos de la Conférence faite à l’IUFM de Fort de France en décembre 2003. Je ne suis pas hélas, comme d’autres, un adepte résolu du double discours.

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3.3. La gestion du multilinguisme européen dans le cadre de la mondialisation : le cas de la langue française.

Le discours politiquement correct en matière de langues se développe souvent sur deux thèmes, celui de la richesse qu’apporterait la multiplicité des langues et celui, complémentaire, de la déploration de la “ mort des langues ” (cf. C. Hagège “ Une langue disparaît tous les quinze jours ” l’Express , novembre 2000). En fait, le bon sens nous apprend que la mort des langues, comme celle des cultures, est inscrite dans le temps ( Valéry écrivait déjà : “ Nous autres civilisations savons désormais que nous sommes mortelles ”...) ; le sens commun constate que la diversité des langues est bien plutôt un embarras coûteux et malaisément surmontable qu’un facteur de richesse et d’harmonie. On oublie, à cet égard, que, dans le mythe de la Tour de Babel, la multiplication des langues est un châtiment infligé à l’humanité et non pas une récompense.

Le cas de la construction de l’Union européenne le démontre à l’évidence et j’illustrerai mon propos par cet exemple mais aussi par le cas de la langue française dans cet ensemble, en prenant, parmi d’autres, deux domaines particuliers où l’UE investit beaucoup, précisément pour tenter de faire face à la diversité linguistique : d’abord les systèmes universitaires, ensuite la gestion de la multiplicité des langues au plan politique et administratif.

1. L’Union européenne face à la diversité linguistique : le cas des universités.

Pour gagner du temps, on peut poser le problème à partir de quelques données :- le “ marché mondial de l’éducation ” est estimé à plus de 100 milliards

d’euros.- les Etats-Unis attirent plus d’étudiants étrangers que tous les Etats

européens réunis (plus de 600.000).- en France, la formation pédagogique d’un étudiant coûte en moyenne

7.600 euros par an (pour des droits d’inscription annuels qui sont environ de 150 euros).

L’Europe a pris conscience de la nécessité de s’organiser puisqu’un pays qui attire des étrangers a toutes les chances de conserver un certain nombre d’entre eux, souvent parmi les meilleurs, et que la fuite des cerveaux pour les pays “ exportateurs ” a des conséquences aussi funestes qu’elles sont positives pour les Etats qui en bénéficient. De son côté, la France, à l’initiative d’un Ministre de l’Education Nationale qui était lui-même un universitaire et un chercheur, Claude Allègre, a tenté de commencer à mettre en oeuvre une politique visant à attirer en France les étudiants étrangers, d’Europe ou d’ailleurs.

L’UE essaye depuis longtemps d’encourager la mobilité des étudiants grâce à des programmes d’échanges entre les Etats. Quoique des moyens importants aient été consacrés à ces actions, elles n’ont touché qu’une infime minorité des 2 millions d’étudiants européens. On a en outre pris conscience qu’il fallait peut-être sortir du cadre strictement géographique de l’Europe et, à partir de 2004, Erasmus, par

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exemple, sera ouvert aux étudiants issus de pays extra-européens. On a toutefois compris que la mobilité des étudiants se heurtait non seulement au problème de la diversité des langues (que les séjours à l’étranger étaient censés abolir) mais aussi à celui de l’hétérogénéité des systèmes universitaires. En effet, alors que les diplômes professionnels ne posaient pas trop de problèmes (un médecin espagnol peut exercer en France), il en était tout autrement pour les diplômes universitaires, ne serait-ce que pour la simple équvalence sans parler de leur validation. On a donc tenté de mettre en place des périodisations homologues (semestres) et des unités pédagogiques communes (les ECTS). Dans les dernières années, on a multiplié les concertations sur le thème de ce qu’on appelé d’abord “ l’harmonisation ”, puis la “ convergence ” des “ architectures universitaires ” : Déclaration de la Sorbonne (1998), Déclaration de Bologne (1999), Conférence de Prague (mai 2001). On s’est ainsi acheminé vers une structure commune sur la base de licences, de mastaires et de doctorats, de durée identiques (3/5/8) et de contenus homologues (60 ECTS par année).

On a pourtant le sentiment que, de Bruxelles, on confond un peu, volontairement ou non, deux ordres de problèmes fort différents pourtant : d’une part, la mise en convergence des architectures et, d’autre part, la capacité de passer effectivement d’un système national à un autre. Le premier problème, une fois apaisés les conservatismes nationaux, peut se régler assez facilement et il est en voie de l’être ; on arrivera sans doute sans trop de mal à une reconnaissance réciproque des titres. Pour le second ordre de problème, les choses sont plus complexes. Si l’on prend l’exemple d’un dentiste allemand désirant venir exercer en France, la chose est infiniment plus simple que dans le cas d’un Allemand, docteur en anthropologie, qui souhaite enseigner sa discipline dans une université française. Certtes, il y a dans des universités françaises des professeurs de mathématiques russes qu’on a recruté en raison de leurs incontestables mérites scientifiques quoiqu’ils n’aient du français qu’une pratique assez sommaire. Il en est tout autrement dans l’immense majorité des disciplines, hors des sciences les plus dures.

On touche là un point capital dont je ne sais pas s’il est ignoré ou occulté dans les programmes européens et qui est précisément celui de la diversité linguistique et, au-delà, de la compétence linguistique elle-même.

Je trouve personnellement tout à fait étonnant que, dans l’immense majorité des textes européens sur ces questions, le problème des langues soit généralement passé sous silence. Ainsi, dans les cinq pages du communiqué final de Prague (mai 2001), alors qu’on se soucie largement et expressément, de “ la promotion de la mobilité ”, la question linguistique n’est même pas mentionnée alors qu’à évidence, la diversité des langues est l’obstacle majeur à cette mobilité et que les systèmes mis en oeuvre sont bien loin de permettre de la surmonter. Etendre des dispositifs comme Erasmus à l’ensemble du monde est une mesure qui ne témoigne que de la volonté de l’UE de se placer comme telle sur le marché mondial de l’éducation, mais c’est en fait une mesure qui ne coûte rien. En gros, l’Europe, du fait de l’histoire de la colonisation, est le microcosme de l’ensemble du monde (moins la Chine ; je suis conscient du quasi-pléonasme de cette formulation, mais je l’assume, car on tend à oublier le sesn originale du mot microcosme) ; si l’on règle les problèmes pour l’Europe, on les règle du même coup pour la plupart des étudiants venant du reste du monde.

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De nombreux documents ont été produits en France dans cette perspective, en particulier depuis que Claude Allègre a voulu, avec la création d’EDUFRANCE, doter la France d’un dispositif plus efficace de “ marketing ” scientifique et universitaire. On connaît désormais bien l’origine, la nature et les choix des étudiants étrangers en France. La volonté politique est clairement de réduire le pourcentage des étudiants africains qui ont longtemps constitué la majorité des étudiants étrangers. On s’intéresse davantage, faut-il le dire, à ceux qui viennent des pays riches ou “ émergents ”. On devrait toutefois peut-être faire là des analyses quelque peu qualitatives. Si, par exemple, on considère les étudiants qui viennent des Etats-Unis et du Japon, deux Etats stratégiquement importants, on constate des faits intéressants :

Etat Nombre Etudiants en sciences humaines FemmesUSA 2623 2123 71,4 %Japon 1615 1353 71,9 %

Il me paraît moins intéressant de noter qu’il y a en France 20 fois moins d’étudiants américains que maghrébins que de constater la frappante homologie dans la structure des données concernant les Américains et les Japonais. Je devrais plutôt dire les Américaines et les Japonaises puisqu’il s’agit essentiellement, dans les deux cas et dans les mêmes proportions, d’étudiantes qui viennent faire en France des études de lettres. Il y a donc là une “ clientèle ” qui mérite une attention particulière en raison de la motivation de ses choix (très différente de celles d’étudiants américains ou japonais qui viendraient étudier la chimie ou les mathématiques).

Il me semble aussi que l’absence, à ma connaissance, d’évaluations des performances réelles des étudiants engagés dans les systèmes européens de mobilité participe de cette volonté d’ignorance ou d’occultation de la diversité linguistique. On se flatte de voir progresser le nombre des étudiants ERASMUS, mais on se borne à évaluer les résultats de ces actions à travers les seules notes qu’ils obtiennent dans leur université de mobilité. Pour prendre mon exemple personnel au niveau de la licence de lettres modernes (langue et littérature françaises) dans un cours où j’ai chaque année une bonne dizaine d’étudiants de ce système, je puis dire qu’il est impossible d’évaluer, comme des étudiants nationaux, ces étudiants étrangers. J’observe que, pour la plupart, ils obtiennent souvent des notes moyennes avec des travaux dans lequels on relève une dizaine de grossières fautes de langue à la page. Comment peut-on se fier à des telles évaluations pour une licence de langue et littérature françaises ? La plupart des étudiants étrangers n’ont pas la compétence linguistique suffisante pour suivre un cours de licence et moins encore pour rédiger un devoir d’examen à ce niveau. Je crains même, mais j’ose à peine le dire, qu’ils tirent peut-être moins de profit d’un séjour universitaire où ils vivent en permanence en groupe de même langue que dans un vrai séjour linguistique, sans enseignement universitaire, mais où ils seraient placés dans une authentique situation d’immersion.

Le dernier point que je voudrais évoquer est directement lié à cette question de la langue nationale d’enseignement, le français en l’occurrence.On dispose de deux documents très récents qui émanent l’un et l’autre de Monsieur Elie Cohen,

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professeur de gestion à Paris-Dauphine et Président du Conseil National pour l’accueil des Etudiants Etrangers, de création très récente (mars 2002). E. Cohen est l’auteur d’un document intitulé “ Cinquante mesures pour améliorer l’accueil des étudiants étrangers ”. On constate que la question de la langue est totalement absente de la note qui ouvre ce dernier document ; la place qui lui est faite dans les 50 mesures mérite qu’on s’y arrête un instant. Ce point est évoqué à deux reprises ; la première fois dans la mesure 29. On y lit :“ Assouplir les conditions actuellement imposées aux candidats [...] quant à la maîtrise de la langue française [souligné par l’auteur]. Au lieu de poser la maîtrise du français comme une condition préalable à l’inscription, étendre les dispositifs de préformation (avant le début du cursus) ou de formation en français (en cours de cursus) pour les candidats dont le niveau général et les projets de formation paraissent garantir une insertion favorable dans l’enseignement supérieur français ”.On veut certes ratisser large, mais une telle mesure paraît un peu étrange car, par le passé, on s’efforçait, assez logiquement mais sans un succès total d’ailleurs, de vérifier les compétences linguistiques en français des candidats, en particulier pour les boursiers. Envoyer en formation universitaire en France des étudiants qui ne connaissent pas le français relève du paradoxe, sauf si l’on met en place, pour une durée de plusieurs mois, un dispositif lourd d’enseignement du français langue étrangère. On est très loin de constater l’existence ou même l’amorce d’un tel dispositif puisque, bien au contraire, le système français d’enseignement dui FLE est aussi anarchique qu’inefficace.Mais la suite est plus étonnante encore et force est de citer les mesures 34 et 35 qui sont d’ailleurs les seules qui concernent cette question.“ Mesure 34 - Encourager les établissements d’enseignement supérieur à proposer des enseignements en langues étrangères et notamment en Anglais [gras et majuscule sont de l’auteur], afin de lever un obstacle linguistique à l’attraction des étudiants étrangers. Soutenir le développement de la francophonie en mettant à profit la venue des étudiants étrangers en France pour leur permettre d’améliorer la maîtrise du français [sic].Mesure 35 - Afin de diffuser activement la pratique du français par les étudiants étrangers accueillis, élargir l’offre d’enseignement du français langue étrangère en mobilisant les ressources des établissements et des centres de ressources inter-établissements. ”

Le seul mérite de ce texte étonnant est de reconnaître, enfin, que la diversité des langues constitue “ un obstacle ”, mais les solutions sont pour le moins étranges et d’ailleurs contradictoires, la mesure 34 en particulier. Le choix d’un professeur de gestion (un des rares domaines où la vogue du management américain conduit, en France même, à donner des enseignements universitaires en anglais) pour rédiger un tel rapport relève-t-il du machiavélisme ou d’une simple erreur de casting ? On a engagé au Québec, une étude sur les enseignements en anglais dans les universités des Etats francophones ; j’imagine à l’avance la réaction des Québécois quand ils vont prendre connaissance de ce texte qui leur a probablement encore échappé.

L’Union Européenne face à la diversité linguistique.

Le problème des langues de l’Europe, au plan de la politique comme à celui du fonctionnement administratif, est aussi occulté pour des raisons qui sont en

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revanche, cette fois, parfaitement claires. En effet, des tentatives pour poser le problème, ne fût-ce qu’au niveau des langues de travail, se sont heurtées à de vives résistances (lors de la Présidence française de 1995 par exemple) ; dans certains cas, on est même allé jusqu’à des incidents diplomatiques : lors de la présidence finlandaise en 1999 s’est élevé un conflit entre la Finlande et l’Allemagne, soutenue par l’Autriche, sur l’usage de l’allemand comme langue de travail dans les réunions informelles du Conseil des Ministres. Dans le même ordre d’idées, on peut observer que, pour ce qui concerne les Etats qui entreront dans l’UE lors du prochain élargissement, on s’abstient d’évoquer la question des langues.

L’Union Européenne constitue en effet, dans son principe, un superbe et rare exemple de respect quasi parfait de la diversité et de l’égalité linguistiques. Les onze langues actuelles (les Irlandais ont fait aux autres Européens la faveur de renoncer au gaélique) sont sur un pied d’égalité de principe ; tout citoyen doit pouvoir accéder aux textes européens dans sa langue et tout délégué d’un Etat peut s’exprimer dans sa langue dans les instances. Les langues officielles de l’UE sont donc toutes les langues des Etats et non un ensemble déterminés de langues, d’ailleurs variable, comme dans la plupart des institutions internationales.

En fait, naturellement, certaines langues dominent dans les échanges comme dans la production documentaire. La part du français, initialement prédominante, tend à se réduire ; en 1997, 45,3% des textes rédigés à la Commission européenne l’étaient déjà en anglais contre 40,4 en français. Dans les réunions informelles des Ministres, les langues de travail sont l’anglais, le français et la langue du pays-hôte.

Le premier et le plus évident paradoxe actuel est la place de l’allemand ; elle est très modeste si l’on prend en compte qu’il est la langue qui, en Europe, a le plus de locuteurs natifs (près de 90 millions) et qui a le statut de langue officielle dans le plus grand nombre d’Etats de l’UE (Allemagne, Autriche, Belgique, Luxembourg, Italie). Cette minoration de l’allemand existe ailleurs puisqu’il n’est pas langue officielle de l’ONU (à la différence de l’anglais, de l’espagnol, du français, du russe, du chinois et de l’arabe). Aux Nations Unies, l’allemand n’est que langue documentaire (depuis 1974) et encore la traduction est-elle prise en charge par les Etats germanophones. Il n’est pas non plus langue officielle de l’OTAN. Il y a là une singularité que les germanophones supportent de plus en plus mal, compte tenu du poids économique et politique de l’Allemagne et de l’expansion européenne vers les PECO où la situation de l’allemand est globalement nettement plus forte que celle du français et quasi équivalente à celle de l’anglais (cf. U. Ammon, in R. Chaudenson, 2001 : 85 ; font exception pour ce qui est du rapport entre allemand et français l’Albanie, la Bulgarie, la Maxédoine et surtout la Roumanie ).

Une évolution a été esquissée sous l’influence de J. Delors qui, en 1993, a tenté de faire passer, par un communiqué de presse, un réglement linguistique qui posait comme “ langues de travail de la Commission ”, l’anglais, le français et l’allemand. Pour ce qui est du Conseil des Ministres, j’ai évoqué plus haut l’incident diplomatique germano-finlandais de 1999.

Dans l’état actuel des choses, le coût de la diversité linguistique est considérable pour l’UE. Selon les données officielles et en prenant en compte essentiellement les salaires des 3000 traducteurs et des 951 interprètes (la moitié de l’ensemble

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travaille pour la Commission), on arrive à un total de 685,9 millions d’euros pour 1999, soit 0,8 % du budget total de l’UE, qui est 85,5 milliards d’euros pour la même année. Selon la formule officielle, “ le multilinguisme ne coûte à chaque citoyen européen que 2 euros par an ”.

Deux remarques : la première est qu’il serait intéressant de connaître le pourcentage du coût de la diversité linguistique, non pas dans le budget TOTAL de l’UE, mais dans son seul budget de fonctionnement, car après tout c’est de cela qu’il s’agit. Ensuite, il y a des contestations autour du mode de calcul ; .C. Piron avançait, pour 1989, le chiffre de 1.400 millions d’écus (1994 : 39). Il peut y avoir des écarts importants selon qu’on inclut ou non, dans le “ coût du multilinguisme ”, des formations, des investissements (les grands projets de traduction automatique financés naguère..), des matériels, etc.Le détail des chiffres importe peu, mais il est sûr que cela coûte cher !

Le vrai problème est qu’un tel système est condamné, à terme plus ou moins court, à l’implosion. Celle-ci est inscrite dans des données à la fois arithmétiques et matérielles. Les combinaisons possibles dans la traduction des 11 langues actuelles sont au nombre de 110 ; pour 15 langues, elles passeront à 210 ! Le système des relais et des langues “ pivots ” (on passe par exemple par l’anglais pour traduire le néerlandais en grec) n’est qu’un aménagement médiocre et incommode car la traduction perd en qualité et l’écoute est difficile. Toutefois, ce système a toujours existé et il ne peut que se développer, même si le manque d’interprètes est flagrant . Il est de plus en plus difficile à mettre en oeuvre au fur et à mesure que sont intégrées à l’UE des langues relativement rares comme le finnois ou le suédois ; qu’en sera-t-il de l’estonien, di slovène ou du maltais ?Sur le simple plan matériel, si l’on en croit O. Doerflinger, du Service Commun Interprétation-Conférence de la Commission européenne (SCIC), avec 18 langues (au lieu de 11), pour loger les cabines d’interprétation, il faudra disposer d’une salle de dimensions comparables à celle d’un terrain de football. On doit signaler par ailleurs que le nombre des réunions s’élèvent à une quinzaine de milliers par an !

Le SCIC est tout à fait conscient de ces problèmes mais ses avertissements ne semblent guère entendus des politiques. Nul ne semble vouloir aborder le problème de front et le silence autour des modalités linguistiques de l’entrée des nouveaux Etats est significatif ! Tout au plus envisage-t-on des mesures purement techniques qui évitent de poser les problèmes de fond : usage de certaines langues lié aux types et aux niveaux de réunions ; mise en oeuvre de régimes “ asymétriques” qui laisseraient à chacun le droit de s’exprimer dans sa langue mais réduiraient le nombre des langues de traduction, etc.)

Rien n’indique donc une volonté politique réelle de changer le principe majeur, mais on sera inévitablement conduit à y apporter des modifications techniques sur le plan du fonstionnement même de l’UE. L’histoire même de l’UE fait que la place du français, initialement prépondérante, s’est peu à peu réduite, d’abord avec l’entrée du Danemark, de l’Irlande et du Royaume-Uni, puis à nouveau à l’entrée de l’Autriche, de la Finlande et de la Suède. Les plus anciens fonctionnaires, en particulier, de l’Europe du Sud, sont partis ou partent en retraite et leurs successeurs, de mêmes origines nationales, n’ont plus les mêmes compétences en

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français. Qu’en sera-t-il avec l’entrée des PECO, en dépit des mesures prises par la France, à travers l’Agence Intergouvernementale dela Francophonie (AIF) pour former de jeunes fonctionnaires internationaux francophones originaires de ces Etats ? Même s’ils sont formés en français, nul ne sait ce que seront leurs choix linguistiques, réels et quotidiens, surtout s’ils ont le souci, légitime, de gérer leurs propre carrière au sein de l’UE.

Nul n’envisageant sérieusement, sauf les espérantistes, de faire de l’espéranto la langue officielle de l’UE, une solution qui paraît raisonnable serait de privilégier, au moins comme “ langues de travail ”, à condition de créer un véritable statut spécial pour ce type de langue, l’anglais, l’allemand et le français. Ce point est loin d’être acquis, même si ces langues sont les plus présentes dans tous les régimes. Certains agrémentent cette solution d’une variante qui consisterait à ce que nul ne soit autorisé à pratique une de ces langues si elle est sa langue maternelle ; outre que cette solution n’est pas aisée à mettre en oeuvre (il y a des billingues natifs), on risquerait tout autant de voir s’étendre l’usage quasi exclusif de l’anglais (sauf pour les Anglais naturellement), alors qu’on semble le redouter.

Toutefois, on ne peut envisager ce problème dans le seul cadre européen et cela d’autant que, comme on l’a vu pour le marché mondial de l’éducation, l’UE tend de plus en plus à se situer dans une réflexion mondiale et non dans un frileux repli sur soi. Les petits Etats européens qui, de toute façon, n’ont aucune chance dans la course aux titres, ne seraient sans doute pas hostiles à un choix en faveur de l’anglais et préféreraient des solutions simples et radicales à celles qui conduiraient à les exclure d’une pseudo-compétition. Parmi les challengers éventuels, le cas le plus intéressant est sans doute celui de l’espagnol. Les fonctionnaires de l’UE d’origine espagnole semblent, selon certains témoins, avoir un joué un rôle non négligeable dans la progression récente de l’anglais. En effet, ils étaient, dans le passé, souvent plus francophones qu’anglophones (comme les Portugais et les Italiens) ; les choses semblent avoir changé. Il n’empêche que l’espagnol pose un problème dans la mesure où, si sa place, démographique et économique n’est pas centrale dans l’UE, on ne peut oublier qu’il est déjà (ou sera très prochainement), la langue du monde qui, mis à part le chinois, a le plus grand nombre de locuteurs natifs (de 360 à 400 millions selon les estimations). C’est aussi la chance du français, du moins dans l’état actuel de la géopolitique mondiale et c’est précisément ce qui dessert l’allemand, qui est une langue dont l’implantation est exclusivement européenne. Toutefois, si de toute évidence, l’avenir du français, en Europe même, est dans le Sud et en particulier en Afrique, encore faudrait-il savoir si, dans les décennies à venir, la politique française saura faire face à ce défi. C’est assurément à ce problème que la France, mais aussi les Etats francophones du Nord, devraient s’attaquer au lieu de livrer des combats d’arrière-garde sur le terrain des seules organisations internationales ou en tablant sur d’alliances latines, qui ne sont que des oripeaux pitoyables dont on tente de couvrir la bonne vieille et illusoire rivalité avec l’anglais. Francophones, hispanophones et lusophones de tous les pays unissez-vous !

Conclusion

Les deux aspects choisis ici pour approcher la situation de l’Europe face à la mondialisation ne sont évidemment pas sans rappors. Les universités sont nées en

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Europe et elles constituent, sur le marché mondial de l’enseignement supérieur et de la recherche, un atout capital dont il est clair que l’Europe ne tire pas tout ce qu’elle devrait. La réflexion commune engagée par l’UE est assurément une condition nécessaire pour pénétrer le marché mondial, mais elle n’est sûrement pas une condition suffisante. Dans les perspectives intra-européennes, la diversité linguistique de l’Europe est un obstacle de taille. Les stratégies pour le surmonter sont sans doute multiples, mais la plus mauvaise est très certainement de feindre d’en ignorer l’existence.

Ce texte, communication au Colloque de Sofia, a été publié dans un ouvrage dirigé par Anna Krasteva et Antony Todorov, La mondialisation et les nouvelles limites du politique, Editions EON 2000, Sofia, 2004, pp. 135-145.

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3.4. Creolistics and sociolinguistic theories

Quoique les premières phases de leur développement récent n’aient guère été marquées par les approches sociolinguistiques classiques, qui visaient surtout à l’analyse de la co-variation de faits linguistiques et sociaux, les études sur les langues créoles ou « créolistique » constituent un champ d’un intérêt exceptionnel pour l’analyse sociolinguistique aussi bien diachronique que synchronique. Je me référerai essentiellement dans cette étude au cas des créoles français qui est représentatif de celui de la plupart des créoles à base européenne.

Vers une sociolinguistique historique de la créolisation

Les débuts de la créolistique ont été marqués par une longue période que caractérise un manque général de données tant sur les langues et sociétés actuelles que sur leur état ancien. La genèse des créoles fascinant dès l’origine les chercheurs, on a vu se développer des réflexions abstraites traitant du contact des langues européennes et non européennes dans les premières sociétés coloniales comme du mélange de corps dans une éprouvette ou une cornue pour une expérience de chimie. Les choses étaient même bien pires encore puisque, si l’on veut poursuivre cette comparaison, on ne se préoccupait même pas de savoir quelles étaient les proportions réelles, voire la nature exacte de ces ingrédients. On a ainsi pu voir, dans une thèse de doctorat d’Etat soutenue en Sorbonne et publiée en 1956, E. Jourdain s’interroger sur le rôle qu’avait pu avoir, dans la genèse du créole de la Réunion, le parler des indigènes d’une île, dont elle aurait pourtant dû savoir qu’elle était déserte à l’arrivée des premiers Français.

On pourrait établir un recueil des bévues de cet ordre car elles ne sont pas toujours du domaine de l’anecdote. Ainsi, par exemple, M. Valkhoff, donnant pour l’Ile Bourbon (aujourd’hui La Réunion) quelques indications sur l’évolution démographique, déclare :

« In 1671, it [Bourbon] had a population of 90 inhabitants of whom 50 were white, while half a century later here lived on the island 1550 whites against 10.050 Negroes and half-breeds » (1960 : 230).

M. Valkhoff emprunte probablement ces détails démographiques à F. Brunot, en dépit d’une légère disparité des nombres :

« La population [de Bourbon] était passée à deux mille en 1717 et à douze mille cinq cents dont quinze cents cinquante blancs quatre ans plus tard. » (Histoire de la langue française, T. VIII, p. 1050).

Une lecture un peu critique du texte de F. Brunot l’aurait aussitôt rendu suspect ; F. Brunot a mis un zéro de trop dans ses notes ; comment, dans les conditions qui étaient celles de cette île au début du XVIIIè siècle, la population aurait-elle pu y augmenter de 600% en quatre ans? En fait, à la période en cause, les Blancs et les Noirs sont en nombre à peu près égal dans l’île et c’est une faute de lecture ou de notation qui a multiplié par dix le nombre des Noirs. Il n’y aurait là qu’une erreur sans importance si M. Valkhoff, à la différence de Brunot, ne tirait argument de cette prétendue disproportion numérique entre les populations blanche et noire (« the discrepancy between the two races ») ; il s’en sert en effet pour fonder une hypothèse sur la nature linguistique du créole réunionnais et assurer, pour partie, sa théorie d’un parler afro-français (« African French Creole »).

De tels bévues socio-historiques sont d’autant plus regrettables (et surtout quand elles servent de fondements à des théories!) que les langues créoles, à la différence de la

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plupart des autres, ont, en quelque sorte, un « état civil » ; on sait ou l’on peut savoir où, quand et de qui elles sont nées. On comprend dès lors facilement de quel intérêt est l’étude de la genèse des créoles pour une sociolinguistique historique, encore assez peu représentée d’ailleurs. Je faisais précédemment allusion à une approche a-historique et a-sociale qui a longtemps fourvoyé les créolistes en les conduisant à une réflexion purement abstraite sur la genèse de ces langues ; de telles hypothèses, totalement étrangères à toute perspective sociolinguistique, continuent à ressurgir périodiquement, sous diverses formes. Si la créolisation ne se réduit nullement à un simple mélange de langues résultant de leur seule mise en contact, la comparaison avec un protocole d’expérimentation scientifique n’est toutefois pas à écarter de la reconstitution rigoureuse des conditions de la genèse de ces langues.

Si l’on reprend brièvement l’image de « l’état-civil » de ces langues, on peut faire plusieurs observations.

La première concerne le lieu de naissance , la plupart des créoles exogènes (apparus dans des sociétés coloniales dont la totalité ou l’essentiel des populations avaient été transportées ; pour le détail, cf. R. Chaudenson, 1974, pp. 389-394) se sont formés dans des îles ; c’est, en particulier, le cas des créoles français (Cayenne, en Guyane française, est une île et on pourrait prétendre, un peu paradoxalement, que la Louisiane est, au XVIIIè siècle, une sorte d’isolat continental). On peut certes admettre que la relation entre créolisation et insularité est, pour partie imaginaire, mais, pour l’étude de la genèse d’une langue, la situation de l’île est, il faut le reconnaître, idéale. En effet, non seulement, elle règle, a priori, le problème, toujours complexe, de la détermination des frontières linguistiques, mais elle a pour l’étude des aspects socio-historiques et socio-économiques, des avantages inestimables ; l’île, espace clos et isolé, est un territoire où rien ni personne n’entre sans avoir été soigneusement identifié et enregistré (connaissements et états des navires, documents martimes et portuaires, etc.).

La deuxième observation concerne la date de naissance ; certes il s’agit là d’une image, mais tous les créoles sont des langues jeunes puisqu’ils résultent de la colonisation européenne des XVIIè et XVIIIè siècles ; s’il faut sans doute des études et des recherches plus approfondies pour déterminer plus précisément la période de formation du créole réunionnais ou, plus exactement, son émergence sociolinguistique en tant que système autonome, il est certain, en revanche, qu’il n’existait pas avant 1665 (date de l’arrivée des Français sur cette ile inhabitée) et, par ailleurs, on a des énoncés en langue locale qui, à la fin du XVIIIè siècle prouve qu’elle a déjà acquis une forme proche de son état actuel. On est très loin de pouvoir proposer des points de vue aussi précis et aussi assurés pour l’immense majorité des autres langues.

La troisième observation concerne les langues qui ont pu jouer un rôle dans la genèse des créoles (les « parents », si l’on souhaite prolonger la comparaison). Ce point est plus délicat car on doit se garder d’un point de vue, abstrait et mécaniste à la fois, qui tendrait à instaurer des homologies quantitatives entre populations et langues. Bien des études sur les créoles ont été victimes de l’illlusion démographique et ont surévalué les apports « substratiques » non européens en considérant l’image phénotypique, globalement non européenne, des populations actuelles. La sociolinguistique historique invite à une double prudence. La première est de ne pas ramener le contact linguistique a ses seuls éléments quantitatifs et démographiques : l’histoire du monde est riche de cas où la langue d’une minorité dominante s’est imposée aux majorités qu’elle dominait. La seconde est qu’il faut prendre en compte prioritairement les données sociales et sociolinguistiques de la période de genèse de la langue en cause, et non la situation qui s’est établie deux ou trois siècles plus tard. Il est donc indispensable de déterminer l’importance des immigrations

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européennes et non européennes qui ont concouru à la formation et au dévelopement de ces sociétés coloniales et, plus encore, de préciser les langues qui pouvaient être les leurs ; en revanche, on doit se garder de penser qu’on peut éclairer le processus de genèse des créoles à la lumière de ces seules données démographiques. Sur ce simple plan, les erreurs ont été nombreuses et bien des créolistes ont pris le Pirée pour un homme ; cette expression est choisie à dessein car beaucoup de dénominations de groupes serviles, qu’on prend pour des noms d’ethnies et d’où l’on déduit imprudemment l’usage de langues données, sont en fait les noms des ports ou des régions d’embarquement des esclaves d’ou ces derniers n’étaient naturellement pas originaires. En tout état de cause, même quand on parvient à établir des données plus sûres quant aux langues serviles, les hypothèses sur leurs rôles et leurs apports éventuels sont à déterminer dans le cadre d’une reconstitution minutieuse des situations sociolinguistiques coloniales de l’époque en cause. Il y a là, à n’en pas douter, le futur champ d’investigation des études créoles de la prochaine décennie, car si tout le monde s’accorde à reconnaître, sur le plan des principes, l’importance essentielle de ces perspectives, rares sont ceux qui s’attachent à les explorer de façon systèmatique.

Pour prendre l’exemple du plus récent des multiples ouvrages généraux parus dans les dernières années sur le domaine créole (J. Arends, P. Muysken, N. Smith, Pidgins and Creole : an Introduction, 1995), J. Arends, chargé du chapitre « The socio-historical background of créoles », tout en soulignant avec pertinence que « la créolisation est essentiellement un phénomène historique [je dirais plus volontiers « socio-historique » et «sociolinguistique »] » (1995, p.22), se voit accorder, pour traiter cette question reconnue comme essentielle, moins de dix pages d’un livre qui en comporte plus de quatre cents.

Langues de formation récente, apparues dans des territoires vides ou vidés de leurs précédents habitants (la « tabula rasa » idéale) et peuplés de Français de mêmes origines géographiques et sociales, mais d’esclaves de régions et de langues totalement différentes (Africains de l’Ouest pour la zone américano-caraïbe, Malgaches, Indiens, puis Africains de l’Est pour l’Océan indien), les créoles offrent un terrain de recherche où la sociolinguistique historique comme la méthode comparative trouvent des conditions quasi identiques à celles d’une expérimentation scientifique dont le protocole aurait été fixé a priori. Sur ce point, même s’il n’use pas de cette expression dans le sens que je lui donne ici, C. Hagège a fort justement évoqué « le laboratoire créole » dans L’homme de paroles et L.J. Calvet (1993 : 35) reprend cette métaphore qui s’impose presque naturellement à l’esprit. La différence majeure avec mon propre point de vue est que, sans négliger bien sûr, la nature et le résultat des expériences linguistiques qui se déroulent dans ce « laboratoire créole », je mets d’abord l’accent sur les conditions et les paramètres de déroulement de ces processus car c’est sur ce plan que me paraissent s’établir, de façon tout à fait originale, les conditions d’une expérimentation quasi scientifique.. Le cas des créoles français est, à cet égard, le plus exemplaire ; on y trouve avec les peuplements serviles l’élément de variation, indispensable pour fonder l’analyse comparative ; en revanche, deux éléments sont identiques : le premier est formé par la langue des colons français, le terminus a quo linguistique, le second est le processus d’évolution des sociétés coloniales, commandé lui-même par le développement agro-industriel de ces colonies.

Comme si les conditions idéales de recherche n’étaient pas encore tout à fait réunies, les hasards de l’histoire ont ajouté un élément supplémentaire, en effet, ce français « ordinaire » des colons du XVIIè et XVIIIè siècles, qui est à l’origine des créoles, n’a pas été exporté que vers les Isles ; au même moment et des mêmes régions de France, il est parti vers la Nouvelle-France (Amérique du Nord) et s’y est maintenu, sans créolisation, dans les français d’Amérique, donnant ainsi la preuve, s’il en était besoin, que la

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colonisation esclavagiste est l’élément déterminant de la créolisation. On doit toutefois se garder d’en conclure, comme certains auteurs ont été tentés de le faire, qu’il y a là une preuve que les créoles sont des langues mixtes, voire des relexifications des langues des esclaves à l’aide du lexique français ; notons, au pasage, que cette remarque me conduit à refuser, on l’aura constaté, l’usage de la dénomination « créoles à base lexicale française » dont les implications idéologiques me paraissent évidentes. C’est à ce point que doit intervenir une étude sociolinguistique précise des sociétés coloniales dont les périodes initiales sont essentielles dans l’étude du processus de la créolisation.

Le second élément commun des situations de créolisation exogène est constitué par ce que j’ai autrefois nommé « la matrice sociale de la créolisation » (R. Chaudenson « Toward the reconstruction of the Social Matrix of Creole Languages » 1977) , d’autres auteurs, et non des moindres, ont dit un peu la même chose en des termes voisins, de M. Alleyne (« Cultural Matrix of Creolization » 1971) à J.Arends ( « Socio-historical background », 1995). La formation des créoles exogènes est en effet liée à un type particulier de structure sociale qui est ce qu’on nomme, un peu rapidement à la suite de S. Mintz, « la société de plantation » (1971). Or les recherches socio-historiques démontrent que la société de plantation ne se met pas en place dès le début de ces sociétés coloniales dans la mesure où le développement des agro-industries coloniales (sucre, café, indigo, épices) n’intervient qu’après une phase plus ou moins longue d’installation (de 30 à 50 ans en général), au cours de laquelle sont créées les infrastructures de production (défrichage, mise en culture, construction de routes, de bâtiments, de ports, etc.). On doit donc soigneusement distinguer une première phase que j’ai proposé de nommer « société d’habitation » (« habitation » désigne partout dans le français colonial le type initial d’exploitation rurale) de la deuxième que constitue la « société de plantation » ; cette dernière ne s’instaure qu’à partir du moment où commence le développement agro-industriel qui est la finalité économique de ces établissements coloniaux (pour le détail, cf. R. Chaudenson, 1984, 1992, pp. 53-132).

Cet aspect est capital au plan méthodologique : en effet, cette mutation économique et sociale s’impose dans toutes colonies, anglaises, espagnoles, françaises, etc. ; comme elle est, on le pressent déjà, le moment décisif du processus de créolisation, il n’y pas lieu de vérifier cette hypothèse dans le cas de chacun des types de créoles européens et l’exemple des créoles français est d’autant plus suffisant que j’ai mené ailleurs cette comparaison. On peut même formuler des lois socio-historiques et sociolinguistiques de la créolisation :

Première loi : la créolisation ne s’opère que dans les cas où, dans une colonie de peuplement européen, s’instaure, avec la mise en place des infrastructures du développement agro-industriel, les conditions d’une société de plantation

Deuxième loi : le maintien de la « société d’habitation », prolongé comme à Cuba ou en République Dominicaine ou, définitif comme dans la zone Sous le Vent de Saint-Barthélémy (Ile des Petites Antilles où existe un créole qui a été introduit à partir d’autres îles, la martinique en particulier) est susceptible d’entraver le processus et d’empêcher la créolisation (cf. R. Chaudenson, 1992. 124-128).

Cette distinction est majeure car elle engendre des situations sociolinguistiques tout à fait différentes ; dans la société initiale, les esclaves, jeunes et peu nombreux encore, sont fortement intégrés, au sein de « l’habitation » à la société des Blancs avec lesquels ils sont en constante interaction ; un exemple suffit à le montrer : à Bourbon, peuplée à partir de 1665, les populations blanche et noire s’équilibrent numériquement vers 1715-1720 ; parmi les esclaves « bossales » dont on connaît l’âge, on constate pour la période 1696-

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1714, plus de 60% ont moins de 15 ans (cf. R. Chaudenson 1986: : 73). Dans ces sociétés, , Blancs et Noirs vivent et travaillent ensemble dans des conditions matérielles proches de la « robinsonnade » ; les esclaves, exposés en permanence à la variété de français dont usent leurs maîtres, apprennent ce français en un an au maximum (de nombreux témoignages le prouvent) et, selon certains témoins, le parlent mieux que beaucoup de Français de France!

On est donc très loin de l’hypothèse du « cycle de vie » des créoles, proposée par R. Hall Jr. (1966) qui ne fait pas référence aux facteurs sociolinguistiques et selon laquelle tous les créoles dériveraient, « par complexification et/ou nativisation », de pidgins initiaux acquis comme langue première par les générations nouvelles nées dans le pays. Si l’on conserve au terme « pidgin » le sens qui lui est généralement accordé (« langue à structures et à lexique réduits dont usent, dans certaines fonctions, des locuteurs qui par ailleurs conservent, dans les autres fonctions, l’usage de leurs langues premières »), les « sociétés d’habitation » ne présentent pas de pidgins et on doit se garder d’assimiler à des pidgins le « jargon des commençans » (Mongin, 1679, in Chatillon, 1984, p. 55) parlé par les «bossales » dans les premiers mois de leur arrivée , mais qu’ils abandonnent rapidement au profit de variétés de plus en plus proches de la langue-cible, en l’occurrence le français des colons. Durant cette période initiale de ces colonies, il n’y a donc ni pidgins ni créoles, mais un ensemble, concentrique et centripète, de variétés approximatives de français dont la plus périphérique est le « jargon des commençans » qui, en moins d’un an, évolue au point que l’esclave est regardé dès lors comme assimilé au plan linguistique et désigné comme « francisé » (On nomme « ladino », avec le même sens, dans les colonies espagnoles).

Ce système qu’on peut regarder comme « binaire » (maîtres « francophones » et exclaves) au sens que donne à ce terme G. Bateson (1977), connaît une mutation radicale quand s’instaure la « société de plantation ». Le développement des agro-industries coloniales entraînent de considérables besoins de main d’oeuvre ; à « l’habitation » où les Noirs étaient moins nombreux que les Blancs succèdent la plantation où les Noirs sont beaucoup plus nombreux que les Blancs. A ce moment, on voit un changement brusque dans le dessin des courbes de croissance des populations blanche et noire ; dans la première phase, la courbe de croissance de la population noire se rapproche lentement de celle des Blancs pour la rejoindre ou la dépasser dans la période terminale de cette phase initiale ; dans la phase de plantation, on voit soudain le nombre des Noirs augmenter très vite ; à Bourbon (actuellement la Réunion) par exemple, entre 1725 et 1735, le nombre des esclaves triple alors qu’il avait mis environ 60 ans à atteindre le niveau de celui des Blancs. Au plan sociolinguistique, le système, auparavant binaire, devient ternaire. Les Blancs qui, dans leur majorité, ne vont plus travailler aux champs, n’ont plus de relations ni d’interactions avec les « bossales » qui, à leur arrivée sur les plantations, se voient confinés dans les travaux agricoles les plus rudes. Emerge alors, comme élément médian entre Blancs et Bossales, le groupe des esclaves créoles ou francisés qui sont investis d’un double rôle ; ils exercent désormais toutes les fonctions intermédiaires dans l’activité économique et les « commandeurs » sont tous des esclaves de cette catégorie ; par ailleurs, ils constituent aussi le modèle social et linguistique des nouveaux arrivants puisqu’ils se situent, si l’on peut dire, à la périphérie du groupe des Blancs, dans les activités et les fonctions les moins pénibles et les plus prestigieuses.

Au plan sociolinguistique, on voit toutes les conséquences d’un tel changement ; les nouveaux arrivants ne sont plus en interaction dominante avec les Blancs et l’essentiel de leurs échanges langagiers s’établissent avec les esclaves créoles et créolisés ou entre eux ; leur langue-cible n’est plus le français « central », mais des variétés de cette langue elles-mêmes périphériques au plan sociolinguistique et « approximatives » au plan linguistique. Dans de telles conditions, s’engage le véritable processus de la créolisation : il tient à la fois

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à des facteurs sociolinguistiques ( le changement de variété-cible qui tient à ce que les apprenants bossales n’ont plus d’interaction avec les Blancs donc avec les variétés centrales) et à des facteurs linguistiques (les stratégies d’appropriation de la langue étrangère qui, alors comme aujourd’hui, consistent dans des hypothèses approximatives sur la variété-cible vont s’exercer sur des variétés élles-mêmes approximatives). Il va en résulter, dans des telles conditions, l’émergence de systèmes périphériques qui vont, en quelque sorte s’autonomiser et s’institutionnaliser rapidement en raison même des arrivées massives de nouveaux esclaves.

Une telle hypothèse se fonde d’abord sur des études socio-historiques et sociolinguistiques très précises que rendent possibles les progrès immenses de nos connaissances sur ces sociétés et sur l’état ancien de ces langues (pour le détail, cf. R. Chaudenson, 1992 ; L.F. Prudent, 1994) Même si chacun garde une démarche, des terrains et des éléments de théories qui lui sont propres, on peut dire que la grande majorité des chercheurs qui s’accordent sur le rôle de la « matrice sociale » de la créolisation, présentent des hypothèses largement convergentes sur les grandes lignes de ce schéma socio-historique qui résulte d’ailleurs de l’établissement des faits (J. Arends 1995, P. Baker 1995, R. Chaudenson, G. Hazaël-Massieux 1996, G. Manessy 1996, S. Mufwene 1986, 1993, L.F. Prudent 1993, A. Valdman 1992, 1996 ).; cette prise en compte des données socio-historiques paraît aussi rendre compte de la nature des faits et des évolutions linguistiques, mais sur ce point les points de vue des chercheurs divergent plus nettement que sur le précédent.

Les homologies qu’on peut constater, pour une même langue, entre pidginisation, créolisation, acquisition comme langue première, apprentissage informel comme langue étrangère, évolution diachronique trouvent leur explication en ce que tous ces processus participent, sous des formes et à des degrés divers de l’appropriation linguistique et donc de l’auto-régulation du système concerné, quelles que soient par ailleurs les hypothèses qu’on peut faire au plan cognitif, voire génétique.

Créolistique et sociolinguistique synchronique

Les études créoles offrent un autre champ à l’approche et à la théorie sociolinguistiques avec des analyses de type synchronique. On se souvient que les rapports entre français et créole en Haïti sont l’un des quatre exemples sur lesquels s’appuie Ch. Ferguson dans son fameux article « Diglossia » (1959). La revue Word, qui avait accueilli ce texte, publiera d’ailleurs en 1983 un article d’un linguiste haïtien, Y. Dejean dont le titre est significatif : « Diglossia Revisited : French and Creole in Haïti »!

Les diglossies

Le modèle diglossique n’a pas cessé en effet, dans les décennies qui ont suivi, d’être visité et revisité. Non sans suggestions de modifications et d’adaptations, il a servi de cadre de référence général à la plupart des descriptions des situations sociolinguistiques du monde créole. Toutefois, ce mouvement ne se dessine guère qu’à partir des années 70. Auparavant, en effet, la créolistique, encore embryonnaire, n’accorde que peu d’attention à ces aspects et ce sont les problèmes génétiques qui sont au centre des grandes controverses entre R. Hall Jr. et D. R. Taylor dans les années 60. Les esquisses ou présentations générales des diglossies créoles que tracent G. Lefebvre pour la zone caraïbe (1971) ou R. Chaudenson (1974) pour l’Océan Indien sont accompagnées et suivies de nombreuses

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études spécifiques dont une des plus notables est celle que donne A. Valdman de la diglossie haïtienne (1975) ; il y souligne, à propos de l’exemple pris par Ferguson lui-même, la nécessité de nuancer et d’adapter le modèle diglossique, en particulier aux évolutions en cours (urbanisation). On ne doit pas perdre de vue que certaines évolutions (en Haïti, mais aussi, plus encore, en Grèce) ont contribué à invalider le schéma initial. A. Tabouret-Keller donne en 1978 une synthèse éclairante de cet aspect du domaine (« Bilinguisme et diglossie dans le domaine des créoles français »), au moment même de la création du Comité International des Etudes Créoles. Enfin, Ch. Ferguson reconnaitra lui-même les insuffisances de son modèle en le replaçant dans le contexte qui avait conduit à son élaboration (« Diglossia revisited », 1991).

Il est évidemment impossible de citer tous les travaux produits, ou même de rendre compte des multiples discussions autour du modèle diglossique ; si L.J. Calvet (1996 : 25) signale qu’on a consacré une bibliographie aux travaux sur la diglossie (Mauro Fernandez, 1993) et qu’entre 1960 et 1990, « on a pu relever 3000 articles ou ouvrages consacrés à la diglossie », pour la même période, la Bibliographie des études créoles (qui ne concerne que les créoles français) en répertorie une cinquantaine et fait apparaître que ce modèle, avec diverses adaptations, a été utilisé à peu près partout. Sur le plan théorique, l’étude de L.F. Prudent sur « diglossie et interlectes » (1981) constitue une synthèse et une mise au point précieuse.

Un point largement contesté dans la théorie de Ferguson est celui de la parenté des deux éléments constitutifs de la diglossie. Ce point a été souligné par A. Tabouret-Keller (1978). Elle fait observer en effet qu’en qualifiant « les variétés H et L comme formes d’une même langue », cet auteur clôt prématurément « la question de l’individuation de chacune d’entre elles en tant que langue propre » (1978 : 139). Les créoles français illustrent d’ailleurs par quelques cas la non-pertinence de cet élément. A Sainte-Lucie ou à la Dominique, on trouve en effet des diglossies où l’élément L est un créole français, mais où la langue de statut supérieur (H) est l’anglais que les hasards de l’histoire ont fait succéder dans cette fonction au français qui a complètement disparu.

Dans nombre de situations coloniales; en Afrique par exemple, on trouve des situations diglossiques où coexistent des langues qui ne sont nullement apparentées. R. Chaudenson (1984) distingue d’ailleurs la diglossie « créole », caractéristique des périodes d’immigrations coloniales importantes, de la diglossie « coloniale » où la langue du colonisateur a toujours le statut supérieur ; dans les sociétés de plantation, surtout après la fin de l’esclavage, le créole est donc, en fait, l’élément médian de l’emboitement de deux diglossies : français (H) / créole (L) d’une part, créole (H) et langues des migrants (L). Le créole, langue-cible des migrants, y bénéficie d’un statut médian ; en revanche, ces diglossies deviennent de type colonial classique et le créole y prend un statut minoré, lorsque, après la fin des immigrations, il perd son rôle d’instrument d’intégration et de socialisation des immigrés.

Une des lacunes du schéma de Ferguson tient à l’absence de prise en compte de la réalité vécue, tant au plan collectif qu’individuel. ; on connaît le brillant élargissement du modèle de Ferguson proposé en 1967 par J. Fishman « Bilingualism with and without diglossia, diglossia with and without bilingualism ». On pourrait dire, en caricaturant un peu, que la diglossie décrite de façon un peu abstraite et lointaine par Ferguson est une « diglossie heureuse » (implicitement donc une diglossie avec bilinguisme selon le modèle de Fishman). Dans le monde créole, la réalité est toute autre ; ainsi, l’immense majorité des Haïtiens, formée de créolophones unilingues, se trouve-t-elle exclue des fonctions sociales majeures qui s’opèrent en français. . P. Cellier, pour souligner par un jeu de mots, les

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aspects douloureux de ce type de situation a suggéré, à propos de la Réunion, le terme de « dysglossie » (« Dysglossie réunionnaise », 1985) qui souligne bien les malaises et les échecs sociaux qu’engendre ce type de situation linguistique (cf. A. Tabouret-Keller, 1982).

Le constat des conséquences sociales de la diglossie a conduit à deux attitudes différentes en matière de propositions de politique linguistique. La première, celle de militants culturels, parfois révolutionnaires, est illustrée dans ses positions extrêmes par des auteurs comme D. Bébel-Gisler et L. Hurbon ; ils affirment en effet que « Nulle part ailleurs mieux qu’aux Antilles, on ne saisit mieux comment exploitation économique et domination culturelle fonctionnent la main dans la main. » ( 1975 : 122) . L’objectif proposé est alors d’éliminer de la situation diglossique la variété haute (le français en l’occurrence) et de faire du créole une langue de plein exercice. Le rapprochement des situations de Haïti et des Départements d’Outre-Mer français souligne toutefois les limites de l’analyse ; la dénonciation du colonialisme française n’est pas un élément d’explication suffisant du maintien des diglossies puisque Haïti, Etat indépendant depuis 1804, constitue l’illustration la plus forte du malheur diglossique. Cette revendication semble s’être affaiblie au fil des décennies et elle ne trouve plus guère désormais de partisans aussi radicaux.

La seconde position face aux injustices sociales générées par la diglossie est de type réformiste. Elle consiste dans des propositions d’« aménagement des diglossies créoles » (A. Valdman 1976, R. Chaudenson, 1979 : 144-167) ; les actions suggérées portent aussi bien sur l’aménagement du status (reconnaissance du fait et de l’identité créoles) que sur celui du corpus (standardisation et instrumentalisation des créoles). Toutefois la réforme des systèmes éducatifs est partout un élément clé de l’aménagement des diglossies, quelles que soient les perspectives et les solutions retenues.

Le malheur de la diglossie (ou de la « dysglossie » pour reprendre l’expression de P. Cellier) est qu’elle amène l’essentiel des populations qui n’ont accès qu’à la variété basse à une privation de la plupart des droits de l’homme : droits au travail, à la santé, à l’information, à l’éducation, etc. (cf. R. Chaudenson, 1990). L’aménagement de ces situations vise donc d’abord à instituer un double droit : droit à la langue identitaire (le créole), mais aussi et surtout droit à la langue officielle (le plus souvent le français). L’idéal serait d’aboutir à une situation où chaque locuteur aurait un accès égal aux deux variétés linguistiques (« diglossie avec bilinguisme »).

L’analyse en termes de continuum

Plus que dans le cas de la diglossie, les créoles ont été au centre des problématiques développées à propos de l’étude des situations linguistiques en terme de « continuum ». Ces approches, inspirées dans leurs principes de l’analyse implicationnelle (L.Guttman, 1944, W.S. Torgerson, 1958) ont été utilisées pour des situations « créoles » ou « post-créoles » par D. DeCamp (1971) et D. Bickerton (1973, 1975). Je les ai moi-même appliquées, avec M. Carayol, à la situation réunionnaise ( M. Carayol et R. Chaudenson, 1977, 1979).

La démarche théorique est simple, même si la mise en oeuvre des procédures de l’analyse implicationnelle peut se révéler assez complexe. Il s’agit, à partir d’un ensemble de « variables » (identifiées à partir du constat de l’existence de « variantes »), de procéder à un classement de ces variables fondé exclusivement sur les relations d’implication qu’elles peuvent présenter entre elles. On obtient ainsi pour un mini-corpus théorique produit par 5 témoins et comportant 4 variables A, B, C, D présentant chacune deux variantes (par exemple, 1 pour la variante basilectale et 2 pour la variante acrolectale), le modèle théorique parfait suivant :

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Tableau 1Variables

A B C DTémoin 1 1 1 1 1Témoin 2 1 1 1 2Témoin 3 1 1 2 2Témoin 4 1 2 2 2 Témoin 5 2 2 2 2

Les témoins 1 et 5 sont, le premier purement basilectal, le second exclusivement acrolectal ; chez les autres témoins, la relation d’implication entre les varables se traduit par le fait que l’usage de la variante acrolectale 2 pour la variable B implique nécessairement celui des variantes acrolectales 2 pour C et D ( mais non pour A).

Dans cette démarche, on établit à la fois un classement des variables (« universe of attributes » chez Guttman ou « items » chez Torgerson) et un classement des locuteurs (« subjects », « individuals »), sans qu’il soit fait appel à des paramètres d’ordre différent (socio-économiques, culturels, ethniques, etc.). Rien n’empêche toutefois de tenter ensuite, à partir du classement des témoins ainsi obtenus, d’établir des corrélations avec d’autres formes de classement de ces mêmes sujets établis à partir des autres paramètres ci-dessus évoqués, dont, bien entendu, ceux d’approches sociolinguistiques classiques, de type labovien par exemple. L’avantage de l’analyse implicationnelle est qu’elle met à l’abri du risque de circularité ; on connaît, à cet égard, la boutade de D. Bickerton selon laquelle la découverte majeure de W. Labov a été que les Américains de la classe moyenne parlent comme des Américains de la classe moyenne.

L’analyse implicationnelle n’a pas eu une vie très longue dans la créolistique (entre 1970 et 1980, en gros), en dépit des perspectives intéressantes car elle est soumise à une condition et comporte une limite.

La condition est qu’on se trouve réellement en présence d’une situation de continuum ; il s’est en effet établi, un moment, un usage abusif de ce terme ; il a été employé, un peu à tort et à travers, pour qualifier tout ensemble de faits intermédiaires entre deux éléments polaires. L’intérêt de la démarche d’analyse en terme de relations implicationnelles est de permettre de distinguer les situations de continuum (où cette méthode peut être mise en oeuvre) de celles où on ne le peut pas, parce que l’analyse purement interne des variables ne met pas en évidence les relations qu’illustre le petit exemple évoqué ci-dessus (tableau 1)

L’inconvénient de cette méthode d’analyse est que, peut-être pour les sciences humaines et en tout cas pour la linguistique, elle trouve rapidement ses limites au fur et à mesure qu’on augmente le nombre des variables traitées. En effet, comme le souligne dès l’origine Guttman (1944, p.140), la validité du « scalogramme » se mesure par le calcul de son coefficient de « reproductibilité » ; selon Torgerson, ce coefficient doit demeurer supérieur à un taux fixé, arbitrairement, à 85% pour que la validité du modèle puisse être regardée comme satisfaisante. La formule de calcul de ce coefficient est la suivante (Torgerson, 1958, p. 319) :

nombre de déviances1 moins ------------------------------------------------------ nombre de variables x nombre de témoins

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Le tableau 1, très simple et imaginé pour les seuls besoins de l’explication, a un coefficient de 100% ; en effet, il n’offre aucun réponse déviante que marquerait, par exemple, la présence d’une valeur 1 au dessous de la diagonale constituée par les 2 ou d’un 2 au dessus de cette même diagonale ; en revanche, dans l’étude que nous avons faite, à la Réunion, sur des variables phonétiques, nous avions des taux, réels cette fois, qui variaient entre 96% et 87,5% (M. Carayol et R. Chaudenson, 1979, pp.139-160).

Le problème majeur que nous avons rencontré dans l’usage de cette méthodologie (en dehors des articles cités) est que l’augmentation du nombre des « aberrations » n’est pas proportionnelle à celle du nombre des variables ; de ce fait, on atteint très vite des taux inférieurs à 85% et donc, de ce fait, on est confronté à une remise en cause de l’efficacité du modèle. Peut-être y aurait-il lieu à cet égard de se demander si les relations d’implication ne concernent pas que certaines variables, qui sont celles qui ordonnent et, en quelque sorte, balisent le continuum. Ce point de vue conduirait alors à introduire et à définir un nouveau concept de pertinence pour distinguer les variables qui jouent un rôle dans le système implicationnel de celles qui n’en ont pas.

On a également tenté (R. Chaudenson 1982) d’étendre l’usage de la notion de continuum à l’analyse comparée des créoles (« continuum intralinguistique » vs « continuum interlinguistique ») en essayant d’ordonner les créoles français selon leur « degré d’éloignement » par rapport au système de départ. Toutefois, une telle démarche se heurte à des difficultés du même type que celle qu’on a précédemment signalées.

Dans les années 70 et 80, les créolistes qui se proclamaient eux-mêmes « natifs » (c’est-à-dire originaires des aires créolophones), manifestaient une méfiance quasi équivalente à l’égard des concepts de diglossie que de continuum ; pour faire court, et donc sommaire, le premier, qui avait l’avantage de fonder le conflit français-créoles (« diglossie conflictuelle »), risquait toutefois de légitimer la minoration des seconds. « Continuum » créait, en revanche, entre les créoles et les langues européennes une sorte de relation organique qui, à terme, paraissait menacer l’intégrité et l’autonomie structurelles des créoles. Ces démarches avaient en outre l’inconvénient, majeur peut-être, d’avoir été proposées et mises en oeuvre par des linguistes non natifs! Pour le cas de la Martinique, territoire qui a sans doute suscité, dans ce domaine, les travaux les plus nombreux, l’ouvrage que C. March (1996) a tiré de sa thèse (1993) présente une synthèse précise et commode des principales études (de 1972 à 1991), qui fait apparaître clairement les types de positionnement et leur évolution (1996, pp. 229-240).

Ces critiques ont conduit en fait, moins à remodeler voire à récuser le cadre diglossique général, (d’ailleurs « revisité », on l’a vu, par de multiples auteurs) qu’à orienter les chercheurs vers des aspects plus limités qui concernent davantage la gestion et la perception, individuelles ou collectives, de ce type de situation. Sans entrer dans le détail de recherches qui, pour une bonne part, ne sont pas publiées ni même achevées, on peut dire qu’elles concernent en particulier deux domaines : l’insécurité linguistique et la mise en évidence de systèmes panlectaux.

Pour les aires créolophones, le problème de l’insécurité linguistique avait été abordé dès la fin des années 70 dans une perspective labovienne (Gueunier et al., 1978) ; les travaux actuels s’inspirent davantage des approches proposées dans Francard (1994). Ils concernent surtout l’Océan Indien et sont réalisés autour de D. de Robillard (pour une

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synthèse et un état des travaux, on peut consulter A. Bretegnier, 1996) ; ils visent à approcher de façon plus rigoureuse les notions de « malaise » et de « conflit » diglossiques, en précisant leurs incidences au plan des comportements et des représentations, individuels ou collectifs. Non sans quelques références à des situations créoles (la Louisiane par exemple dans son article de 1996), mais avec un champ beaucoup plus large et varié, L.J. Calvet s’est efforcé d’apporter au concept, un peu sommaire, des approfondissements problématiques (1996) : ainsi propose-t-il de distinguer entre insécurité « formelle » et insécurité statutaire et établit-il quatre situations potentielles en croisant et en combinant ces deux éléments (« Les Edwiniens et leur parler », 1996).

Le second domaine est plus ancien, plus vaste et a conduit déjà à des travaux divers. L’évolution dans l’approche de ces situations est bien illustrée par le parcours scientifique de L.F. Prudent. Sa thèse de troisième cycle, Des baragouins à la langue antillaise (1980) marquait, dans son titre même, une volonté militante qui ne pouvait qu’avoir des incidences sur le contenu d’une étude académique. A l’analyse en termes de diglossie conflictuelle succèdent, dans sa thèse d’Etat (« Pratiques langagières martiniquaises : genèse et fonctionnement d’un système créole », 1993), les concepts de « colinguisme », d’«interlecte » et de «macro-système de communication » ; il y a là non seulement une évidente détente par rapport aux conflits linguistiques extrêmement vifs, sinon violents, de la période antérieure, mais aussi la reconnaissance d’un système global créolo-français que L.F. Prudent incline à dénommer « le martiniquais ». Cette approche rejoint, pour partie, celle que défendait G. Hazaël-Massieux qui soutenait, depuis longtemps, l’existence, dans la situation guadeloupéenne, d’une continuité du créole au français régional, établissant le clivage majeur entre ce dernier et le français standard scolaire (1978).

Les situations créoles nous mettent-elles en présence d’un, deux ou plus de deux systèmes ? Avons-nous là des systèmes différents, des « dia-systèmes » ou encore des sous-système de d’ensembles « panlectaux » ou de « macro-systèmes »? Les problèmes sont complexes et dépendent, pour une bonne part, des modes d’analyses mis en oeuvre, car on peut douter que les réalités elles-mêmes changent si vite, même si l’on ne doit pas omettre la place de l’évolution diachronique dans le quart de siècle qui sépare les premiers travaux des plus récents. Certes le linguiste ne peut guère sur ce point se référer de façon centrale aux représentations des locuteurs, même s’il est important de les prendre en compte comme le fait C. March (1996) ; s’il peut, à juste titre, juger les siennes plus scientifiques puisqu’elles se fondent sur des données objectives ; il doit toutefois s’interroger non seulement sur les modes de collecte de ces données (ce qui devrait aller de soi), mais aussi sur les hypothèses qui sous-tendent inévitablement sa démarche.

Même les situations qu’on pouvait juger naguère encore les plus simples (Haïti et l’Ile Maurice par exemple) où l’on semble se trouver en présence de deux langues clairement et nettement caractérisées (les créoles haïtien et mauricien d’une part, les français régionaux de chaque territoire de l’autre), offrent néanmoins des variétés qu’on perçoit et qu’on définit en général comme intermédiaires, le « créole soie » (< « kwéyol swa », par opposition au « kweyol rek ») en Haïti, le « créole de salon » à Maurice. Les éléments les plus souvent présentés comme caractéristiques de ces variétés (cf. D. Fattier, A. Valdman ) tiennent à la présence de variantes phonétiques plus proches du système français : voyelles arrondies dans les deux cas, chuintantes en mauricien ; toutefois les travaux dialectologiques les plus récents (R. Chaudenson, Atlas linguistique de Rodrigues, tome 1, 1992 ; thèse d’Etat de D. Fattier en voie de soutenance) invitent à la prudence dans

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la mesure où ils font apparaître ces mêmes variantes dans des lieux et chez des locuteurs où l’influence du français n’est pas envisageable.

En fait, la plupart des perspectives de recherches ci-dessus évoquées peuvent se ramener à l’analyse de la variation et de la variabilité linguistiques. Les créoles eux-mêmes ont longtemps été considérés comme des « patois » du français, classification dont ils gardent eux-mêmes la trace puisque c’est l’auto-dénomination la plus courante qu’ils présentent. En fait, la perception de l’autonomie des créoles par rapport au français est un phénomène relativement récent que les débats agités autour du problème de leur reconnaissance comme « langues », vers les années 70 surtout, ont contribué à cristalliser. En fait, l’histoire sociolinguistique des relations entre le français et ses créoles est complexe et ce que nous en avons dit dans le début de ce texte relève plus d’un examen des situations sociolinguistiques et des données linguistiques elles-mêmes que de leur perception et de leur représentation.

Comme nous l’avons vu, dans la société d’habitation, période initiale de ces colonies, le terme « créole » n’apparaît jamais pour désigner les variétés appprochées de français dont usent les Noirs ; les meilleurs témoins que nous ayons, pour cette période, sont les prêtres que leur mission d’évangélisation rend sensibles et attentifs aux problèmes de la communication. A leurs yeux, la situation linguistique des Isles ne diffère guère de celle d’une province française où seule une minorité a un usage réel et complet du français. Ils sont habitués à une communication assez approximative et qualifient ces variétés approchées de français de la même façon en France ou aux Isles : « jargon », « mauvais patois », « baragouin », etc. Ils se déclarent d’ailleurs tout disposés à « s’accommmoder » eux-mêmes à ces façon de parler pour faciliter ou accélérer l’évangélisation des esclaves.

L’apparition de la société de plantation et la formation de « créoles », systèmes rapidement autonomisés et, pourrait-on dire, institutionnalisés dans la mesure où ils remplacent désormais le français comme langue-cible des nouveaux esclaves, va changer sans doute la réalité des situations linguistiques, sans avoir une influence majeure sur la perception et la représentation qu’on en a. Ainsi, Bernardin de Saint-Pierre, qui séjourne longuement à l’Ile-de-France (aujourd’hui Maurice), vers 1770, comme officier du Roi et qui a laissé un récit très circonstancié de son séjour, ne fait nullement état de problèmes qu’il aurait eus pour communiquer avec les esclaves (il en avait un à son service personnel) ou avec ceux qui travaillaient sur les chantiers dont il avait la charge. Attentif à tout (il a l’ambition d’être un jour le grand auteur de récits de voyages qui lui paraît faire défaut à la littérature française), il cite bon nombre de termes créoles, mais ne fait qu’une brève allusion au « mauvais patois » du patron d’une chaloupe sur laquelle il a pris place un jour. Rien ne semble donc avoir changé en un siècle dans les représentations, alors que tout indique que la réalité sociolinguistique s’est modifiée sensiblement. On peut donc penser qu’en fait, en particulier à partir de la fin du XIXè siècle, c’est l’émergence du français standard, généralisée et définitive (et qui en France même s’accompagne du déclin complet des dialectes) qui donne aux créoles, aux yeux des francophones, le caractère de « langues autres ». Ce mouvement est sans doute accentué aussi par les évolutions internes des créoles, quoiqu’il faille se garder ici de généralisations en raison de la diversité des situations. Ainsi, depuis le début du XIXè siècle, l’évolution du créole réunionnais est marquée par une « érosion basilectale » alors qu’on peut dire, un peu schématiquement certes, qu’à l’inverse, le mauricien poursuit, si l’on peut dire sa créolisation (pour le détail de l’étude comparée, cf. R. Chaudenson, 1981). En effet, un siècle durant, à partir de 1835, il est la langue-cible de près d’un demi-million d’immigrants indiens. Certes, hors du domaine lexical, ce superstrat indien n’a laissé que des traces réduites, mais il a sans doute

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favorisé, en revanche, l’évolution interne du système par convergence et réitération constantes des stratégies d’appropriation. Les créolistes pourraient sans doute là explorer un domaine fort intéressant, les rapports entre l’appropriation des langues et leur évolution historique dont la voie me paraît avoir été ouverte par N. Baron (Language Acquisition and Historical Change, 1977) et que nous avons été quelques-uns à commencer à étudier ; ainsi dans « The dynamics of linguistic systems an the acquisition of French as second langage » (1986), R. Chaudenson, créoliste, A. Valli, sociolinguiste et historien du français, et D. Véronique, spécialiste de l’acquisition du français ont essayé de rapprocher ces divers points de vue et d’en esquisser une synthèse.

Créolisation et appropriation linguistiques

Un dernier domaine où les théories sociolinguistiques ont fait appel aux données ou hypothèses de la créolistique est celui des études en matière d’acquisition des langues. Ce domaine est sans doute celui qui a le plus attiré vers les études créoles l’intérêt de spécialistes étrangers à ce secteur.

En effet, dès la fin des années 60, on a vu se développer un important courant d’études sur l’appropriation des langues européennes par les travailleurs immigrés que l’expansion économique avait attirés en Europe, mais qui s’y trouvaient confrontés à d’importants problèmes d’intégration ; on a là un phénomène un peu comparable au développement des études sociolinguistiques observé antérieurement aux Etats-Unis grâce à des financements mis en place dans le cadre des programmes sociaux de la présidence de J.F. Kennedy. C’est sans doute dans une perspective analogue que l’ESF (European Science Foundation) financera, quelques années plus tard, le plus grand programme européen sur ce sujet (C. Perdue, 1982)

L’usage du terme « pidgin » pour qualifier les systèmes approximatifs initiaux mis en oeuvre par les apprenants est le symbole le plus clair du rapprochement de l’évolution des « interlangues » de ce que l’on considérait, après R. Hall Jr., comme le « cycle de vie » des créoles (pidginisation - créolisation - décréolisation ; cf M. Clyne « Zum Pidgin-Deutsch der Gastarbeiter » 1968). De nombreux travaux vont s’inscrire, avec des nuances, dans cette ligne, le plus connu étant sans doute celui de J.H. Schumann, The Pidginisation Process : A model for second language acquisition, (1978). Pour une présentation synthétique des divers points de vue sur ce sujet , cf. D. Véronique (1984 : 561-568).

Le principal reproche que l’on peut faire aux « acquisitionnistes » qui viennent chercher des éléments de modélisation du côté des études créoles est un certain manque d’informations récentes sur les recherches conduites dans ce domaine, en particulier au plan de la sociolinguistique historique. Ces rapprochements reposent sur une double postulation, explicite ou implicite.

La première postulation est d’ordre linguistique ; les pidgins (ou, pour certains, les pidgins et les créoles car on perpétue souvent cette association automatique dont le bien-fondé reste à démontrer) présenteraient des traits qui les caractérisent : simplification des systèmes phonologiques et morphologiques (réduction ou disparition de la flexion), marqueurs de temps, d’aspects, de négation, de localisation ; absence de copule, etc. (On peut d’ailleurs noter que la plupart des auteurs divergent sur le nombre et la nature de ces traits dits spécifiques). On devrait donc retrouver ces mêmes traits dans les « interlangues » des migrants, si l’on admet qu’on a affaire, dans l’un et l’autre cas, à des systèmes linguistiques à fonctions réduites (« communication ») puisque les utilisateurs de pidgins disposent par ailleurs de leurs langues premières dans les autres (« expression » et « intégration », selon la typologie des fonctions proposée par N. Smith, 1972). Dans toutes les définitions des pidgins, on retrouve, de toute façon, même si c’est sous des formes

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diverses, ces deux éléments : réduction structurelle et spécialisation fonctionnelle, la seconde autorisant, en quelque sorte, la première. A cet égard, il est assez logique que les acquisitionnistes aient songé à rapprocher leurs observations sur les caractères des interlangues produites par leurs sujets des études conduites sur les pidgins puisque les situations d’apparition et d’usage paraissaient, grosso modo, les mêmes dans les deux cas.

Au plan sociolinguistique, il en va un peu autrement et il est extrêmement aventuré d’admettre sans preuve, ni même examen, un schéma évolutionniste, qui n’est qu’une version à peine actualisée du « life cycle » de R. Hall Jr. On peut en effet, en reprenant les dénominations fonctionnelles de N. Smith, établir le modèle suivant :

Tableau 2

Apprentissage Phase 1 Phase 2 Phase 3

Fonctions Communication Expression Intégration

Evolution Pidginisation Créolisation Décréolisation

Certes, chacun apporte à ce modèle ses propres adaptations, mais le parallèle entre une évolution socio-historique prétendûment observée dans les sociétés créoles (pidginisation > créolisation > décréolisation) et l’expansion fonctionnelle progressive au cours de l’appropriation linguistique ( communication > expression > intégration) est l’élément commun de la plupart des points de vue. Le système s’étendrait et se complexifierait du pidgin au créole comme l’interlangue le fait quand l’apprenant passe, dans la langue-cible, du stade de la simple communication fonctionnelle (il use alors dans les autres fonctions de sa langue première) à l’expression..

Le seul ennui est que, comme on a pu le voir dans la première partie de cette étude, ce schéma se trouve récusé par les études sociolinguistiques de la genèse des créoles dont nous disposons désormais (cf. ci-dessus) ; l’association automatique entre pidgins et créoles, vieille de près d’un siècle, à la vie dure, même si l’on sait désormais que la plupart des créoles ne sont pas issus d’un pidgin antérieur ; cela a pu être parfois le cas, comme à Hawaï, mais on ne saurait faire une règle de ce qui paraît au contraire une exception ; en effet, le créole hawaïen s’est formé, deux siècles après les autres, dans des conditions socio-historiques bien différentes de celles de la colonisation esclavagiste des XVIIè et XVIIIè siècles.

La version améliorée du « life-cycle » proposée par D. Bickerton dès 1981 (Roots of language) et plus ou moins reprise avec un habillage moderne générativiste et psycholinguistique par S. Pinker, soulève une objection majeure d’ordre démographique. J’ai essayé de la mettre en évidence par une étude précise des naissances dans les premières décennies de la colonie de Bourbon (R. Chaudenson, 1986). Toutes les colonies européennes se heurtent, dans leurs débuts, à des difficultés telles, dans l’existence quotidienne, qu’elles se caractérisent, inévitablement, par une croissance démographique faible (peu d’enfants y naissent et y survivent) et une population servile limitée. L’idée que la « première génération » d’enfants, serait l’artisan majeur de la créolisation participe donc largement du mythe ; le constater ne conduit toutefois nullement à récuser le rôle de « stratégies d’appropriation » relativement permanentes, en particulier pour une langue donnée, qu’il s’agisse de l’acquisition (comme langue première) ou de l’apprentissage (comme langue seconde, troisième, etc.).

La minorité d’esclaves qui se trouve, durant la phase d’habitation, dans les sociétés coloniales, acquiert donc le français bien plus efficacement et bien plus rapidement que ne

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le font les travailleurs immigrés du XXè siècle ; on en a toutes les preuves qu’on veut, mais ne les aurait-on pas qu’on pourrait le déduire de la jeunesse des esclaves, de l’intensité de leur intégration sociale et de la puissance du système de déculturation et d’acculturation auquel ils sont soumis. G. Manessy a même tout récemment apporté un nouvel élément de preuve en faisant apparaître, au moins pour les esclaves d’origine africaine, que l’abandon par l’esclave de sa propre langue au profit de celle de son maître, était une tradition de l’esclavage, en Afrique même (G. Manessy, 1996).

Ce que certains ont pris pour un pidgin n’est donc en fait que le « jargon des commençans » (R.P. Mongin), c’est-à-dire l’interlangue des bossales que ces derniers abandonnent rapidement au cours des premiers mois de leur séjour, même si , pour les besoins des premières communications, cette interlangue peut être utilisée par des blancs et des esclaves créoles ou francisés. En revanche, il est bien difficile, semble-t-il, d’admettre un scénario de complexification structurelle et d’extension fonctionnelle progressives qui ferait passer de ces « jargons des commençans » aux créoles.

On peut donc penser que les créolistes ont sans doute plus à gagner à lire les acquisitionistes que ces derniers à se pencher sur les études créoles, surtout, faut-il l’ajouter, s’ils ne prennent pas soin de consulter les travaux les plus récents et les mieux informés sur les aspects sociolinguistiques dont l’importance est, en l’occurrence, essentielle. La prudence est d’autant plus de rigueur que, s’agissant des langues européennes, on doit prendre en compte que le point de départ de la créolisation du français, c’est-à-dire la langue parlée par les colons du XVIIè et du XVIIIè siècles, est, à n’en pas douter, très différente du français parlé dans les banlieues parisiennes ou marseillaises actuelles, langue-cible des immigrés portugais ou maghrébins sur lesquels portent les études modernes. Si l’on peut postuler que les stratégies d’apprentissage sont en gros les mêmes (mis à part, bien sûr, le rôle des langues-sources dont les travaux modernes réduisent incontestablement la part), les langues-cibles sont sûrement différentes, ce qui doit inciter à la prudence dans les conclusions.

Un seul exemple : tous les systèmes verbaux créoles reposent sur des marqueurs pré-verbaux qui sont, dans leur immense majorité sinon dans leur totalité, issus de périphrases verbales de temps et d’aspect (être à, être après, finir de, être pour, aller + infinitif, etc.). Ces périphrases étaient sans doute d’un usage étendu voire constant dans la langue des colons, alors qu’elles ont à peu près totalement disparu dans les variétés de français auxquelles sont exposés les travailleurs immigrés actuels. On ne doit donc pas s’étonner de ne pas retrouver ces marques verbales dans les interlangues modernes ; en revanche, on peut sans doute montrer que les stratégies sont les mêmes (prise en compte des éléments les plus saillants, les plus fréquents, etc.), quoiqu’elles s’exercent sur des variétés-cibles différentes.

On voit par là, en même temps, l’intérêt de tels rapprochements puisque l’appropriation linguistique ou l’interaction exolingue s’opèrent sans doute selon des stratégies largement homologues au XVIIIè siècle (dans la créolisation du français) et au XXè, mais aussi la nécessité de prudence dans la prise en compte des différences entre les situations sociolinguistiques comme entre les langues-cibles en cause (même si dans les deux cas, il s’agit, en l’occurrence, du français).

ConclusionLorsque, vers la fin du XIXè siècle, les linguistes commencent à s’intéresser aux

langues créoles, ils n’y voient rien d’autre qu’un moyen, parmi d’autres, de fonder, de vérifier ou de réfuter les théories linguistiques qui entretiennent le débat dans les sciences

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du langage. Depuis un quart de siècle, la perspective s’est inversée ; avec la multiplication et la diversification des travaux, l’accroissement immense de nos connaissances tant sur les sociétés coloniales que sur les langues qui y sont apparues, la créolistique s’est révélée, à bien des égards et en particulier pour la sociolinguistique, diachronique ou sytnchronique, un champ de recherche et de réflexion d’un intérêt exceptionnel. RéférencesAlleyne M. (1971). Acculturation and the Cultural Matrix of Creolization. In D. Hymes, Pidginization and Creolization of Languages: 169-186.Arends J., Muysken P., Smith N. (1995). Pidgins and Creoles, an Introduction. Amsterdam. J. Benjamins.Baker Ph. (ed.) (1995). From Contact to Creole and Beyond. University of Westminster Press. Baron N. (1977), Language Acquisition and Historical Change, North Holland, Amsterdam.Bateson G. (1977) Vers une écologie de l’esprit humain. Paris. Seuil.Bebel-Gisler D. et Hurbon L. (1975). Culture et pouvoir dans la Caraïbe.Paris. L’Harmattan.Bickerton sD. (1973). The nature of a Creole Continuum. In Language, vol. 49, 640-669.Bickerton D. (1975). Dynamics of a Creole System. New-York. Cambridge University Press.Bickerton D. (1981). Roots of Language. Ann Arbor. Karoma.Bretegnier A. (1996 a) L’insécurité linguistique : objet insécurisé? Essai de synthèse et perspectives. In De Robillard D. et Beniamino M. (éd.), Le français dans l’espace francophone. Tome 2 : 903-923.Bretegnier A. (1996, b). Le français régional de la Réunion : variété linguistique de rencontre ou d’exclusion. In Etudes créoles, vol. XIX, n° 2 : 83-104.Brunot F. Histoire de la langue française. Paris. Armand Colin.Calvet L.J. (1993). La sociolinguistique. Paris. Que sais-je?. N° 2731. PUF.Calvet L.J. (1996) Les politiques linguistiques. Paris. Que sais-je? N° 3075. PUF.Calvet L.J. (1996) Une ou deux langues? Ou le rôle des rep^résentations dans l’évaluations des situations linguistiques. In Etudes créoles, vol XIX, n° 2 : 69-82.Calvet L.J. (1996) Les Edwiniens et leur parler***. In Revue québécoise de linguistique théorique et appliquée ****Cellier P. (1985). Dysglossie réunionnaise. In Cahiers de praxématique. N° 5 : 45-66.Chaudenson R. (1974). Le lexique du parler créole de la Réunion, 2 vol. Paris. Champion.Chaudenson R. (1974). La situation linguistique dans les archipels créolophones de l’Océan Indien. In Annuaire de l’Océan Indien, n° 1 : 156-182.Chaudenson R.(en coll. avec M. Carayol) (1977). A Study of the Implicational Analysis of a linguistic continuum : French-Creole, Journal of Creole Studies, vol 1., n°2, pp. 179-218.Chaudenson R. (en coll. avec M. Carayol) (1978) Diglossie et continuum à la Réunion. In N. Gueunier et al. Les Français devant la norme. Paris. Champion : 175-190.Chaudenson R. (en coll. avec M. Carayol) (1979). Essai d’analyse implicationnelle du continuum créole-français à la Réunion. In G. Manessy et P. Wald, Plurilinguisme.Normes, situations, stratégies. Paris. L’Harmattan : 129-172.Chaudenson R. (1979). Les créoles français. Paris. Nathan.Chaudenson R. (1981). Textes créoles anciens (La Réunion et Ile Maurice). Comparaison et essai d’analyse. Hambourg. H. Buske.Chaudenson R. (1982). Continuum intralinguistique et interlinguistique. In Etudes créoles, vol IV, n° 1: 19-46.

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J’ai laissé à ce texte son titre anglais car il a été publié (mais en anglais) dans l‘International Journal of Sociology of Language (numéro160 dirigé par A. Tabouret-Keller et F. Gadet, 2003 : « Sociolinguistics in France Theoretical trends at the Turn of the Century »). Cette version française est inédite.