519
UNIVERSITÉ DE NANTES INSTITUT D’ECONOMIE ET DE MANAGEMENT DE NANTES – IAE ÉCOLE DOCTORALE DROIT ÉCONOMIE GESTION ENVIRONNEMENT SOCIÉTÉ ET TERRITOIRES Année 2011 N° attribué par la bibliothèque THÈSE pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE NANTES Discipline : Sciences de Gestion présentée et soutenue publiquement par Anouk GREVIN le 7 décembre 2011 Les transformations du management des établissements de santé et leur impact sur la santé au travail : l’enjeu de la reconnaissance des dynamiques de don Étude d’un centre de soins de suite et d’une clinique privée malades de « gestionnite » JURY Directeur de thèse : Mathieu DETCHESSAHAR, Professeur à l’Université de Nantes Rapporteurs : Christophe BARET, Professeur à l’Université d’Aix Marseille Jean-Claude SARDAS, Professeur à l’École des Mines ParisTech Suffragants : Jean-François CHANLAT, Professeur à l’Université de Paris-Dauphine Luigino BRUNI, Professeur à l’Université de Milano-Bicocca Président du jury : Benoît JOURNÉ, Professeur à l’Université de Nantes Laboratoire d’Économie et de Management de Nantes-Atlantique Institut d’Économie et de Management de Nantes – IAE IEMN-IAE - Ch. de la Censive du Tertre - BP 52231 - 44322 NANTES Cedex 3 - FRANCE - Tel : 0240141717 - Fax : 0240141700

Anouk GREVIN Les transformations du management … · que, même s’il est gratuit, il appelle à être reçu, reconnu, il a pour finalité la relation (GODBOUT, 1992). Il est essentiel

  • Upload
    doliem

  • View
    221

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • UNIVERSIT DE NANTES

    INSTITUT DECONOMIE ET DE MANAGEMENT DE NANTES IAE

    COLE DOCTORALE DROIT CONOMIE GESTION ENVIRONNEMENT SOCIT ET TERRITOIRES

    Anne 2011 N attribu par la bibliothque

    THSE

    pour obtenir le grade de

    DOCTEUR DE LUNIVERSIT DE NANTES

    Discipline : Sciences de Gestion

    prsente et soutenue publiquement par

    Anouk GREVIN

    le 7 dcembre 2011

    Les transformations du management des tablissements de sant

    et leur impact sur la sant au travail :

    lenjeu de la reconnaissance des dynamiques de don

    tude dun centre de soins de suite et dune clinique prive malades de gestionnite

    JURY

    Directeur de thse : Mathieu DETCHESSAHAR, Professeur lUniversit de Nantes

    Rapporteurs : Christophe BARET, Professeur lUniversit dAix Marseille

    Jean-Claude SARDAS, Professeur lcole des Mines ParisTech

    Suffragants : Jean-Franois CHANLAT, Professeur lUniversit de Paris-Dauphine

    Luigino BRUNI, Professeur lUniversit de Milano-Bicocca

    Prsident du jury : Benot JOURN, Professeur lUniversit de Nantes

    Laboratoire dconomie et de Management de Nantes-Atlantique

    Institut dconomie et de Management de Nantes IAE

    IEMN-IAE - Ch. de la Censive du Tertre - BP 52231 - 44322 NANTES Cedex 3 - FRANCE - Tel : 0240141717 - Fax : 0240141700

  • 2

  • 3

    Luniversit de Nantes nentend donner aucune approbation ni improbation aux opinions mises dans les thses ; ces opinions doivent tre considres comme propres leur auteur.

  • 4

  • 5

    REMERCIEMENTS

    Je tiens adresser mes remerciements et ma profonde reconnaissance tous ceux qui ont

    contribu directement ou indirectement cette thse et ce que je suis aujourdhui.

    Tout dabord merci vous, Mathieu Detchessahar, davoir accept dencadrer mon travail de

    thse. Ds mon entre en Master, vous mavez encourage, accueillie dans votre quipe et

    suivie pas pas. Vous mavez fait bnficier dun vritable compagnonnage, me stimulant

    sans cesse par des changes dont je garde un souvenir inoubliable. Je vous remercie pour vos

    conseils, vos relectures attentives, votre disponibilit patiente et la dlicatesse avec

    laquelle vous mavez guide vers ce qui me tenait cur.

    Mes remerciements vont galement Christophe Baret et Jean-Claude Sardas, davoir bien

    voulu tre les rapporteurs de ce travail, ainsi qu Jean-Franois Chanlat et Luigino Bruni de

    me faire lhonneur de prendre part ce jury et Benot Journ den assurer la prsidence.

    Je souhaite exprimer ma reconnaissance lquipe de recherche SORG ainsi qu tous les

    membres du LEMNA. Les riches changes lors des runions du laboratoire ont largement

    contribu minitier la recherche et men donner la passion. Un merci spcial Arnaud

    Stimec pour sa collaboration dans lintervention la clinique Grandsoin. Je tiens remercier

    aussi lquipe de lIEMN-IAE et en particulier Hlne Journ et Cathy Khromer, avec qui jai

    partag le plaisir de lenseignement auprs des tudiants de MSG.

    Un merci tout particulier revient aux membres du GRACE, au premier rang desquels Pierre-

    Yves Gomez et Mathieu Detchessahar, mais aussi Lionel Honor et Benot Journ, pour

    leurs prcieuses rflexions notamment lors du dernier sminaire sur le don et la gratuit,

    auquel laboutissement de ce travail doit beaucoup.

    Ma profonde reconnaissance revient Chiara Lubich, qui je dois dtre aujourdhui dans

    cette voie et dont les apports ont largement inspir mes rflexions, ainsi qu lquipe de

    recherche qui poursuit aujourdhui son travail. Merci tout spcialement Luigino Bruni

    pour ses encouragements et nos changes passionnants, et aux membres de son groupe.

    Mes penses vont aussi ceux qui tentent de donner vie chaque jour dans leur entreprise

    aux principes dune conomie du don.

    Je suis bien sr trs redevable aux quipes des tablissements Beausoin et Grandsoin qui

    nous ont ouvert leurs portes, aux membres de la direction, tous ceux qui ont donn de

  • 6

    leur temps en entretien, qui ont particip aux groupes de travail ou ont accept ma

    prsence en observation. Cette thse nexisterait pas sans leur accueil bienveillant.

    Je tiens mentionner que ce doctorat naurait pas non plus t possible sans le financement

    de la Rgion Pays-de-la-Loire qui ma accorde une allocation de thse de trois annes.

    Mon travail a galement bnfici des interactions avec des chercheurs et doctorants

    dautres disciplines la Maison des sciences de lhomme Ange Gupin. Merci

    ladministration de la MSH de mavoir offert de si bonnes conditions de travail et ceux avec

    qui jai partag cette aventure, commencer par Eva et Malak, mes collgues de bureau.

    Un grand merci toute lquipe des (ex-)doctorants du LEMNA : Sibylle, Paul, Alexandre,

    Vronique, Stphanie, Maroua, Caroline, Mickal, Amandine, Alice... Une mention

    particulire mes fidles relectrices, Vronique et Stphanie, pour votre amiti et pour les

    moments de bouillonnement sur nos recherches respectives. Merci aussi aux secrtaires

    du laboratoire, Anne-Claire et Isabelle, qui nous assistent avec tant de gentillesse.

    Je voudrais enfin remercier du fond du cur tous ceux qui mont accompagne au long de

    ces annes, mes parents, mes proches et tous les amis avec qui jai pu partager cette

    exprience. Une pense spciale au groupe des jeunes (ils se reconnatront) qui en ont vcu

    avec moi toutes les tapes.

  • 7

    SOMMAIRE

    INTRODUCTION....................................................................................................9

    PREMIERE PARTIE : CONTEXTE ET CADRAGE THEORIQUE ....................................21

    CHAPITRE 1 LE TOURNANT GESTIONNAIRE DES TABLISSEMENTS DE SANT................... 23

    1. LES VAGUES DE REFORMES DU SYSTEME DE SANTE ..................................... 27

    2. LINTRODUCTION DES OUTILS GESTIONNAIRES DANS LA SANTE....................... 33

    3. LIMPACT DU TOURNANT GESTIONNAIRE SUR LE TRAVAIL ............................. 41

    4. LES PROFESSIONNELS DE SANTE FACE A LA MONTEE DES CONTRAINTES............. 45

    CHAPITRE 2 MAL-TRE AU TRAVAIL ET DGRADATION DE LACTION COLLECTIVE............ 55

    1. LACTUALITE DE LA QUESTION DE LA SANTE AU TRAVAIL ............................. 58

    2. LES CADRES THEORIQUES DE REFERENCE SUR LA SANTE AU TRAVAIL................ 66

    CHAPITRE 3 LES RESSORTS DE LENGAGEMENT DANS LA REGULATION COLLECTIVE......... 91

    1. LE TRAVAIL COMME ACTIVITE DE REGULATION ..................................... 94

    2. QUAND LA DYNAMIQUE DU DON APPARAIT DANS LORGANISATION .................111

    DEUXIEME PARTIE : METHODOLOGIE ET TERRAINS .......................................... 147

    CHAPITRE 4 LA RECHERCHE-INTERVENTION COMME APPRENTISSAGE DE LA DISCUSSION. 149

    1. LES PRINCIPES METHODOLOGIQUES......................................................152

    2. LE DISPOSITIF DE RECHERCHE-INTERVENTION A LEPREUVE DU REEL...............164

    3. QUELQUES REFLEXIONS SUR LA DEMARCHE.............................................194

    CHAPITRE 5 BEAUSOIN, UNE ORGANISATION MALADE DE GESTIONNITE ................. 207

    1. UN CENTRE DE SOINS DE SUITE A LA POINTE ...........................................210

  • 8

    2. INNOVATION PERMANENTE ET ACTIVISME MANAGERIAL FACE AUX CONTRAINTES.214

    3. LIMPACT SUR LE TRAVAIL DES EQUIPES.................................................226

    4. LA DIFFICILE SORTIE DES PIEGES DE LA GESTIONNITE ............................255

    CHAPITRE 6 GRANDSOIN, LA RGULATION EMPCHE............................................. 265

    1. UN OUTIL DE TRAVAIL REMARQUABLE ...................................................268

    2. UN CLIMAT SOCIAL TRES DEGRADE.......................................................273

    3. UN TRAVAIL TRES CADRE, CONSTAMMENT DESORGANISE.............................280

    4. LES EQUIPES SOUS TENSION...............................................................296

    5. LE ROLE INTENABLE DES CADRES DE PROXIMITE .......................................309

    6. UNE ISSUE DOUBLEMENT INATTENDUE ..................................................319

    TROISIEME PARTIE : RESULTATS ET DISCUSSION ............................................. 327

    CHAPITRE 7 QUAND LHYPER-RATIONALISATION DTRUIT LECHANGE ..................... 329

    1. LA GESTIONNITE : UN EMBALLEMENT DU CONTROLE .............................333

    2. QUAND LA REGULATION CONJOINTE FAIT DEFAUT ..................................353

    3. LA RECONNAISSANCE MISE A MAL ........................................................376

    CHAPITRE 8 LENJEU DE LA RECONNAISSANCE DES DYNAMIQUES DE DON.................... 397

    1. LE MAL-ETRE AU TRAVAIL, UN MALAISE DU DON .......................................400

    2. LE ROLE DU MANAGEMENT DANS LE SOUTIEN DES DYNAMIQUES DE DON...........418

    CONCLUSION................................................................................................... 441

    ANNEXES........................................................................................................ 451

    BIBLIOGRAPHIE................................................................................................ 485

    TABLE DES MATIRES............................................................................... 511

  • Introduction

    9

    INTRODUCTION

    Lempreinte anthropologique du travail sur nos vies

    vaut bien quon lui consacre au moins autant dattention

    que celle quon dit vouloir accorder lempreinte

    cologique sur la nature. Y. CLOT (2010, p. 38)

  • I Introduction

    10

  • Introduction

    11

    Cette thse vise tudier limpact sur la sant au travail des transformations du

    management des tablissements de sant et propose, partir de deux recherches-

    interventions, de mettre en vidence lenjeu de la reconnaissance des dynamiques de don.

    Le malaise au travail serait-il une affaire de don ? Voil une proposition qui na rien

    dvidente en sciences de gestion et qui peut sembler pour le moins paradoxale, sinon tout

    fait idaliste. Cest pourtant la thse que nous souhaitons soutenir. En quoi le don peut-il

    tre dune quelconque utilit au management, au moment o la logique gestionnaire

    semble pntrer partout et structurer dsormais toute activit ?

    Tout en nous inscrivant pleinement dans le champ de la sant au travail, nous suggrerons

    une approche originale qui invite porter un regard diffrent sur le travail, prenant ses

    distances avec une vision doloriste souvent construite sur son tymologie latine voquant

    la peine, le labeur. Nous rapporterons dans nos recherches des expressions de mal-tre

    mais plus encore dengagement dans une activit qui semble tenir fortement cur

    (CLOT, 2010) aux personnes rencontres. Travail rime aussi avec don de soi, un don gratuit

    dont lorganisation ne sait parfois que faire, alors que prcisment elle en a tant besoin

    (ALTER, 2009).

    Le paradoxe du don, sur lequel nous reviendrons amplement dans cette thse, tient au fait

    que, mme sil est gratuit, il appelle tre reu, reconnu, il a pour finalit la relation

    (GODBOUT, 1992). Il est essentiel au travail : il est au cur de lengagement dans la

    coopration, dans lactivit de rgulation collective qui fait la comptence des quipes et

    leur capacit faire face limprvu, lorsque les rgles et les procdures ne suffisent

    plus. Le don est ce que chacun investit pour faire de son activit un beau travail

    (DEJOURS, 2008). Il ny a pas de travail et encore moins de performance sans une part de

    don. La grve du zle en est le signe : les rgles seules ne suffisent pas faire fonctionner

    une organisation. Il faut y mettre du sien.

    Or le don ne se dcrte pas, il ne se prescrit pas, il ne peut qutre libre et spontan. Sil

    ne cherche pas lquivalence, il se nourrit cependant de la rciprocit de lchange, de la

    relation quil a pour objet de construire (BRUNI, 2010). Il est gratuit et pourtant aspire

    savoir quil a t reu, sans quoi il en vient perdre son sens et spuise. La plainte du

    manque de reconnaissance, rcurrente lorsque sexprime une souffrance au travail, serait

    selon nous un appel la reconnaissance du don, la demande dun signe de rciprocit de

    ceux qui reprsentent lorganisation. Le management est ici directement convoqu.

  • I Introduction

    12

    Nous proposons de lire le malaise au travail comme un malaise du don, lexpression dun

    dialogue de sourds, dune dynamique de don brise qui ne parvient pas construire une

    rgulation conjointe (REYNAUD, 1988) et rend par consquent le travail de plus en plus

    laborieux et douloureux.

    Dans leur course lhyper-rationalisation, certaines logiques gestionnaires ont fait

    disparatre les espaces de rgulation, de discussion sur le travail, essentiels la sant au

    travail prcisment parce quils sont les espaces privilgis de lexpression de la

    reconnaissance. Le tournant gestionnaire des tablissements de sant a ainsi empch

    les dynamiques de don et avec elles le travail lui-mme et sa rgulation.

    Nous ne pouvions cependant en rester au constat, remarquablement pos par N. ALTER

    (2009), de la difficult du management prendre en compte le don. La recherche en

    gestion telle que nous lentendons doit avoir pour responsabilit de donner des cls aux

    managers pour inventer des modes de gestion plus soutenables et favorables la sant

    au travail. Cest pourquoi notre analyse nous a amene nous interroger

    systmatiquement sur le rle du management, et en particulier de lencadrement de

    proximit, pour dsempcher et mme soutenir les dynamiques locales de rgulation

    conjointe, que nous avons identifies comme les espaces privilgis de la reconnaissance

    et donc du don. Et nous verrons que dsempcher les dynamiques de don supposera de

    dsempcher dabord le management lui-mme.

    Les enjeux sont considrables. Prs dun salari sur quatre serait expos des conditions

    de travail susceptibles de dgrader sa sant ; le stress serait responsable de 50 60 %

    de labsentisme dans les entreprises europennes. On voque un cot global qui pourrait

    aller jusqu 3 5 % du PIB.1

    Fin 2009, au plus fort de la mdiatisation des suicides chez France Telecom, le ministre du

    travail dcidait dimposer lobligation toutes les entreprises de plus de mille salaris

    douvrir des ngociations sur le stress et les risques psychosociaux et de conclure un

    accord. En quelques mois ce fut fait, souvent sans prendre le temps dune vritable

    analyse. Par consquent, quatre accords sur cinq sont des accords de mthode prvoyant

    simplement la mise en place dun diagnostic. Force est de constater que rares sont les

    accords qui comportent un engagement prcis de la direction ou prcisent les modalits

    de son implication , dplore le rapport de la Direction gnrale du travail, analysant en

    avril 2011 les 250 accords dclars2. Linformation et la participation des salaris ne sont

    1 Informations disponibles sur les sites de lINRS, de lANACT et du BIT, repris dans divers articles

    de presse grand public. 2 Cf. http://www.travailler-mieux.gouv.fr/Bilan-des-accords-RPS-signes-dans.html (D.G.T., 2011).

  • Introduction

    13

    quasiment jamais envisages. Aucun des accords signs ne contient de programme daction

    prcis pour la prvention des risques psychosociaux et lorsque des pistes sont envisages,

    cest sur le registre de la formation du personnel dencadrement la dtection des

    salaris en souffrance et leur orientation vers des relais comptents. Les enjeux

    collectifs ou organisationnels ne sont que trs rarement voqus.

    Nul doute quil est aujourdhui indispensable de mettre en place des moyens pour prendre

    en charge les salaris fragiliss qui narrivent plus faire face la pression du travail. Mais

    agir sur ce seul registre nest pas suffisant. Depuis plus de vingt ans maintenant, les

    recherches de diverses disciplines confirment le rle dterminant des conditions

    organisationnelles et managriales dans la prservation ou la dgradation de la sant au

    travail. Cest donc de ce ct-l quil convient de rechercher des solutions qui ne soient

    pas uniquement palliatives.

    Les directions sont bien souvent dmunies face lampleur des problmes. Elles prfrent

    faire appel la comptence de psychologues du travail, qui leur apparaissent plus aptes

    saisir ces phnomnes dans toute leur complexit humaine et proposer une prise en

    charge pertinente, non seulement individuelle mais aussi collective. Affronter la question

    et identifier ce qui, dans les fondements mme de la logique gestionnaire, est susceptible

    de provoquer un tel malaise, suppose douvrir la porte une remise en cause profonde qui

    pourrait savrer trop engageante. Les managers de tous niveaux sont eux-mmes soumis

    une forte pression qui ne les incite pas analyser de la sorte leurs pratiques. Nous

    nhsiterons pas ici interroger jusqu laxiomatique implicitement porte dans les

    thories des organisations et la vision anthropologique quelles vhiculent.

    Nous chercherons comprendre en profondeur la manire dont le tournant

    gestionnaire a pntr dans un champ o ses effets sont particulirement sensibles :

    celui des tablissements de sant. Plus encore peut-tre que dans dautres secteurs, on

    peroit combien la logique gestionnaire est susceptible de heurter la culture du soin, dans

    des mtiers on lon ne peut concevoir de ne pas tout mettre en uvre lorsque des vies

    sont en jeu et o gestion rsonne souvent comme restrictions financires et soumission

    des considrations conomiques.

    Les discours officiels aiment rappeler que le systme de sant franais est considr

    comme le meilleur au monde3. Pourtant, on ne compte plus les titres dans la presse

    alertant sur ltat durgence 4 du systme et le malaise de ses acteurs. Les analyses

    3 Le rapport sur la sant dans le monde de lOMS en 2000 classe la performance globale du

    systme de sant franais au premier rang mondial (O.M.S., 2000, p. 175). 4 Titre de lExpansion de mai 2009 n 741.

  • I Introduction

    14

    pointent la crise des professions de sant (DE KERVASDOU, 2003), le malaise des

    soignants (SAINSAULIEU, 2003) ou en appellent soigner lhpital (HART et

    MUCCHIELLI, 1994).

    La gestion est souvent directement incrimine par les soignants. On na peut-tre

    jamais autant associ le mot management toutes les volutions et rformes du secteur,

    comme en tmoigne le recours rgulier aux termes de performance, valuation,

    rationalisation. Pourtant, la masse critique des travaux sur le sujet reste relativement

    faible , observe E. MINVIELLE (2009, p. 35). Cest ce dficit de recherche en

    management sur les transformations du secteur de la sant et leur impact sur le travail des

    salaris que voudrait entre autres rpondre cette thse.

    Pour ce faire, nous situerons notre tude dans un champ bien prcis : celui des

    tablissements de sant privs. Si les recherches sur lhpital sont plus nombreuses, celles

    portant sur des tablissements privs sont rares. D. PIOVESAN recense dix thses avant la

    sienne (2003) portant spcifiquement sur les cliniques prives, auxquelles il convient

    dajouter tout dernirement celle de S. MAINHAGU (2010a). Nous avons galement

    identifi une thse relativement rcente portant sur lidentit des hpitaux non lucratifs

    participant au secteur public hospitalier (GABOURIN, 2008). Les tablissements privs sont

    pourtant touchs eux aussi par la problmatique du malaise au travail (LE LAN, 2004).

    La question de recherche qui a merg est alors la suivante : Quel est, dans les

    tablissements de sant privs, limpact du tournant gestionnaire sur le vcu au

    travail des salaris ? De cette premire question, en dcoule immdiatement une autre :

    Quelles seraient, dans ces tablissements, les conditions organisationnelles et

    managriales favorables la construction de la sant mentale au travail ?

    Parce que la recherche en gestion telle que nous lentendons ici ne se conoit pas sans une

    dimension pratique et ambitionne que les connaissances quelle produit puissent tre

    actionnables (HATCHUEL, 2005), la dmarche adopte a t celle de la recherche-

    intervention, qui se veut un espace la fois dexprimentation, de co-construction et

    dapprentissage du modle managrial propos.

    Cest ensuite dans linteraction entre les donnes empiriques et les modles thoriques

    disponibles quont merg et que se sont progressivement construits la fois le cadre

    conceptuel utilis et la thse propose. Ds le dpart, nous avions pos comme

    hypothse, la lecture de la littrature sur la sant au travail et sur le tournant

    gestionnaire dans les tablissements de soin, le rle primordial des espaces de

    discussion (DETCHESSAHAR, 2001 ; 2003) sur le travail, permettant dlaborer

    collectivement des compromis face aux contradictions et aux contraintes de lactivit.

  • Introduction

    15

    Et cest prcisment ce que le premier terrain mettra en vidence avec force, rvlant ce

    que nous avons qualifi de gestionnite pour signifier la dimension quasi pathologique

    de la course lhyper-rgulation gestionnaire conduisant le management dlaisser le

    travail dorganisation au niveau local. La seconde recherche-intervention viendra

    confirmer lanalyse et mettra en lumire de quelle manire les processus de rationalisation

    gestionnaire tels quils ont t mis en uvre en sont venus empcher la coopration et

    le soutien des quipes par le management de proximit, facteurs pourtant identifis

    comme dterminants de la sant au travail. Nous constaterons en effet sur les deux

    terrains que le tournant gestionnaire contribue non seulement faire disparatre les

    espaces de discussion sur le travail, mais galement dgrader les dynamiques de

    confiance et de coopration sur lesquelles se fonde la mise en dbat.

    Cela nous conduira nous intresser un niveau trs micro aux dynamiques relationnelles

    entre les acteurs. Nous chercherons approcher au plus prs ce qui sous-tend la rgulation

    locale et les conditions dans lesquelles les espaces de discussion sur le travail sont

    susceptibles de devenir des lieux de production de solutions productives communes et de

    compromis de sens permettant de faire face aux contradictions rencontres.

    Si la plainte rcurrente des salaris dun manque dcoute et de communication peut

    sexpliquer par la disparition des espaces de parole sur le travail, la question de la

    reconnaissance, systmatiquement invoque dans les situations de mal-tre au travail, est

    plus complexe dchiffrer. Cest travers les approches sociologiques par le don que nous

    trouverons une grille de lecture particulirement fconde pour interprter les dynamiques

    observes et identifier ce qui permet que lengagement dans le travail soit vcu de

    manire positive et ce qui inversement suscite ou alimente le sentiment dun manque de

    reconnaissance et une dfiance vis--vis de lorganisation.

    Le souci de trouver des rponses organisationnelles et managriales des questions de

    mal-tre au travail que lon ne peut cantonner sur le registre individuel suppose dopter

    pour un regard qui prenne toujours en compte les diffrents niveaux : la fois le niveau

    local le plus micro des interactions entre les acteurs, mais aussi celui des contraintes

    conomiques macro pesant sur le travail et, enfin, de manire centrale, celui du

    management, tant du point de vue de la direction gnrale, responsable de donner les

    moyens ncessaires, que de celui des managers intermdiaires encadrant les quipes.

    Cest une exigence que nous retrouverons tout au long de ce travail.

    *

    La thse est construite de la manire suivante.

  • I Introduction

    16

    Conformment aux canons de la recherche acadmique et afin de faciliter la lecture, nous

    adopterons la structure classique des thses, supposant la rationalisation a posteriori dun

    cheminement qui dans la ralit prend plus la forme dune exploration et dun

    entremlement de dcouvertes successives que nen laisse paratre la rdaction finale.

    Nous prsenterons ainsi dans une premire partie le contexte et le cadrage thorique de la

    recherche, puis dans une deuxime partie les recherches empiriques conduites et enfin,

    dans une troisime partie, les rsultats que nous discuterons partir du cadre conceptuel

    initial.

    La premire partie aura donc pour objet de situer le contexte de la recherche, celui des

    tablissements de sant et du tournant gestionnaire qui les traverse et de situer, dans le

    champ des recherches sur la sant au travail, le cadre conceptuel mobilis, construit

    partir dune part des travaux sur la thorie de la rgulation sociale et de diverses

    approches sur le don dautre part.

    Dans un premier chapitre, nous commencerons par tracer les grandes lignes des volutions

    majeures du secteur sanitaire. Nous verrons comment, au cours des rformes qui se sont

    succdes, on est pass en moins de deux dcennies dun mode de fonctionnement o les

    mdecins disposaient dune grande libert dans les soins un systme de tarification

    lactivit, limitant les dpenses sur la base des actes produits. Lvaluation externe sest

    impose, au travers notamment des dmarches damlioration de la qualit sanctionnes

    par laccrditation/certification dsormais obligatoire dans tous les tablissements de

    sant. La ncessit de surveiller les cots a engendr lutilisation dun nombre croissant

    doutils de gestion qui ont accru encore lintensification du travail, dj engage par

    laugmentation de lactivit conjugue la rduction des dures de sjour. Ces volutions

    rapides ne sont pas sans transformer profondment le travail des soignants. Au travers de

    diverses recherches sur le sujet, nous verrons comment ce tournant gestionnaire est peru

    par les professionnels de sant et quel est son impact sur leur activit quotidienne. Si les

    outils en eux-mmes peuvent potentiellement se rvler des occasions dapprentissage

    dun dialogue entre fonctions diffrentes, permettant une meilleure prise en compte des

    contraintes tant conomiques et organisationnelles que mdicales, bien souvent ils ne

    saccompagnent pas des conditions permettant une telle discussion et sont donc perus

    comme une source de pression et de conformation plutt que comme un instrument de

    connaissance permettant laction (MOISDON, 1997).

    Dans un deuxime chapitre, nous largirons notre regard pour considrer la

    problmatique de la sant au travail dans son ensemble et les outils permettant de

    lapprhender. Aprs un rapide panorama de lampleur du malaise au travail actuel et de

  • Introduction

    17

    la diversit des mots pour lexprimer, nous prsenterons quelques uns des principaux

    modles thoriques de rfrence dans le domaine. Nous rapporterons plusieurs recherches

    qui ont mis en vidence les dterminants organisationnels et managriaux de la sant au

    travail et point les configurations les plus dltres. Les deux modles les plus souvent

    mobiliss aujourdhui pour analyser les facteurs psychosociaux soulignent le rle essentiel

    de lautonomie dans le travail, du soutien social (KARASEK et THEORELL, 1990) et de la

    reconnaissance (SIEGRIST, 1996). Nous nous intresserons tout particulirement aux

    approches cliniques issues de la psychologie du travail qui proposent danalyser lactivit

    en train de se faire et de redonner du pouvoir dagir aux acteurs par le dveloppement de

    la controverse sur le travail (DEJOURS, 2009 ; CLOT, 2008). Ces perspectives rejoignent en

    ce sens lapproche de ltude Sant, organisation et ressources humaines 5

    (DETCHESSAHAR, 2009a) dans laquelle sinscrit cette thse, qui a choisi comme cl

    dentre de la sant au travail lanalyse des espaces de discussion permettant de mettre

    en dbat le travail et ses rgles afin de construire collectivement des solutions productives

    et des compromis de sens.

    Ces diffrentes approches rejoignent les tudes sur limpact du tournant gestionnaire sur

    le travail des professionnels de sant en ce quelles soulignent la ncessit de mettre en

    place et de garantir les conditions dun soutien social fort, tant de la part du collectif de

    travail et du mtier que de la part de la hirarchie. Cest pourquoi nous nous doterons

    dun cadre conceptuel permettant danalyser les dynamiques collectives de la rgulation

    locale, qui fera lobjet du troisime chapitre. Nous mobiliserons la thorie de la

    rgulation sociale de J-D. REYNAUD afin didentifier la fois les processus de rgulation

    autonome mis en uvre par les acteurs pour sapproprier les contraintes et raliser

    malgr tout un travail de qualit, mais aussi la manire dont ceux-ci se conjuguent ou

    non avec les rgles de contrle exognes, pour former des compromis aboutissant une

    rgulation conjointe (REYNAUD, 1988). Nous mettrons en vidence la ncessit danalyser

    le rle du management de proximit dans ce travail dorganisation quotidien (DE TERSSAC,

    2003b) pour faire exister, quiper et animer des espaces de discussion sur le travail

    (DETCHESSAHAR, 2001). Afin de pouvoir saisir plus finement encore les motifs de

    lengagement dans lactivit de rgulation collective, nous mobiliserons ensuite les

    approches par le don (GODBOUT, 1992 ; ALTER, 2009), considrant que le travail comporte

    une dimension de don irrductible au contrat salarial, en tant quil est ingniosit pour

    faire face la rsistance du rel et engagement dans la coopration. Nous proposerons une

    conception relationnelle du don dpassant le don/contre-don maussien (MAUSS, 1924) en

    posant la rciprocit de la relation comme finalit de la dynamique de don (BRUNI, 2010). 5 Que nous prsenterons brivement dans le chapitre 2 et plus en dtail dans le chapitre 4.

  • I Introduction

    18

    Une telle approche invite prendre en compte la dimension de la personne et bouscule

    bon nombre de fonctionnements observs dans les organisations. Elle suppose de penser de

    nouvelles manires de prendre en compte la dimension de don dans le travail.

    Aprs avoir pos ce qui constituera la grille de lecture pour la suite de notre analyse, nous

    prsenterons dans une deuxime partie les recherches empiriques menes dans le cadre

    de cette thse.

    Nous dcrirons tout dabord dans le quatrime chapitre la manire dont se sont droules

    les deux recherches-interventions ralises. Nous y dtaillerons chacune des tapes du

    design de la recherche, depuis laccs aux terrains, la collecte des donnes, la co-

    construction du plan daction avec les acteurs, jusqu la manire dont les connaissances

    ont t produites partir de lanalyse des donnes empiriques et les rgles qui ont prsid

    leur mise en forme finale. Dans une perspective de rflexivit caractristique des

    approches ethnographiques, nous chercherons interroger les principes au fondement de

    la dmarche. Nous verrons que tout le dispositif de recherche est sous-tendu par une vision

    de lorganisation fonde sur un management par la discussion qui rvlera

    effectivement son effet capacitant (FALZON, 2005), source dapprentissage par les

    acteurs dun nouveau modle managrial.

    Afin de permettre au lecteur de simmerger dans chacune des deux organisations o sest

    droule la recherche, nous avons fait le choix de rdiger les deux monographies sous la

    forme dun rcit, retraant notre dcouverte de lorganisation et de ses acteurs, jusquaux

    coups de thtre finaux que peut rserver la dmarche dintervention. Nous prsenterons

    au chapitre cinq un centre de soins de suite priv non lucratif que nous avons nomm

    Beausoin, engag dans un hyper-activisme managrial visant faire de la maitrise des

    outils de gestion une comptence stratgique pour conqurir des marges de manuvre

    dans lenvironnement ultra-rglement qui est le sien. Nous y constaterons un sentiment

    dabandon et de manque de reconnaissance des quipes, reprochant labsence du

    management sur le terrain, une communication dfaillante et une dfiance gnralise,

    suscitant dmotivation et protestation. Il se rvlera extrmement difficile pour la

    direction de sortir du cercle vicieux dune surenchre de linstrumentation gestionnaire

    que nous qualifierons de gestionnite .

    La seconde recherche-intervention que nous rapporterons au chapitre six se droula dans

    une importante clinique prive appele ici Grandsoin, classe parmi les meilleures de

    France. Nous y trouverons galement un climat social trs dgrad. Le remarquable travail

    ralis pour organiser lensemble du processus de soin en vue dune optimisation de la

    gestion du flux de patients sy traduit par une coopration empche et des cadres de

  • Introduction

    19

    proximit absorbs par une activit de rgulation invisible et dvalorise. Au moment

    mme o, lissue dun intense travail avec des acteurs de toutes catgories, nous

    finissions dlaborer un plan daction en vue de restaurer le dialogue et la coopration

    tous les niveaux, les mdecins-actionnaires dcidrent de restructurer la direction

    gnrale et de reprendre en main le management de la clinique, provoquant le dpart de

    tous les membres du comit de direction ayant travaill au plan daction. Nous

    constaterons cependant un an plus tard que lapprentissage ralis au cours de

    lintervention avait permis des cadres intermdiaires de le dployer malgr tout dans sa

    totalit, instaurant un modle de management fond sur la discussion et le dialogue.

    Lobjet de la troisime partie est dexpliciter les rsultats obtenus dans le cadre de ces

    deux recherches-intervention et de les discuter partir des auteurs mobiliss.

    Bien que trs diffrentes, les deux recherches empiriques menes prsentent des points

    communs significatifs dont nous prsenterons lanalyse au chapitre sept. On constate sur

    les deux terrains tudis un emballement du contrle, rsultant dune course

    lexcellence et dune tentation dhyper-rationalisation. Le management de proximit ne se

    trouvant plus en mesure dassurer sa mission, les outils se substituant la relation et le

    dialogue disparaissant, cest la possibilit mme dune rgulation conjointe qui se trouve

    faire dfaut dans ces tablissements. Sexprime alors, outre le manque dcoute, une

    forte demande de reconnaissance, que nous analysons la fois comme attente que le

    travail soit vu mais aussi que la personne qui en est lauteur soit reconnue. Nous

    montrerons que le sentiment dune attente due peut tre lu comme une dynamique de

    don empche, lorsque le don non reu spuise dans une relation sans rciprocit.

    Dans le huitime et dernier chapitre, nous reviendrons sur lapport dune lecture par le

    don des processus de construction de la sant au travail. Nous verrons que ceux-ci sont

    indissociables de conditions organisationnelles et managriales favorisant lexistence

    despaces de discussion, scnes dune authentique rgulation conjointe au niveau local,

    qui soient des espaces de reconnaissance des dynamiques de don. Cela nous conduira

    examiner quel peut tre par consquent le rle du manager dans la reconnaissance et le

    soutien des dynamiques de don, en vue de proposer quelques premiers lments dune

    ingnierie dun mode de management capable de faire place au don dans lorganisation.

    Nous conclurons en rsumant brivement le chemin parcouru dans cette thse, en

    rappelant les rsultats produits et en voquant les implications thoriques et managriales

    de cette recherche, ses limites et les pistes quelle invite explorer pour poursuivre la

    rflexion.

  • I Introduction

    20

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    21

    PREMIERE PARTIE :

    CONTEXTE ET CADRAGE THEORIQUE

    DE LA RECHERCHE

  • 22

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    23

    CHAPITRE 1 LE TOURNANT GESTIONNAIRE DES

    TABLISSEMENTS DE SANT

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    24

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    25

    Lorsquon observe nos grands ensembles hospitaliers ultramodernes, il semble loin le

    temps des salles communes o, sous la direction des religieuses, vaquaient des filles de

    salle, assurant un peu dhygine et une prsence auprs des malades, et qui les

    mdecins montraient comment effectuer les soins leur place (ARBORIO, 2001).

    Lhpital de demain sera, pour ce qui est de son architecture, plus proche dun aroport

    que dun htel , affirmait il y a quelques annes dj lancien Directeur des hpitaux (DE

    KERVASDOU, 2007, p. 36). On nen est effectivement pas loin, dans certains services

    ambulatoires o les patients ressortent quelques heures seulement aprs avoir subi une

    intervention, ralise avec des techniques de pointe.

    Il suffit de regarder un instant les statistiques dactivit de ces tablissements et le

    nombre de patients traits par jour pour imaginer sans mal le vertige qui prend parfois les

    soignants. On peut certes reprocher au systme de sant tous les dysfonctionnements qui

    sont les siens, il est aussi victime de son efficacit, de lextraordinaire capacit de la

    mdecine soigner de plus en plus de pathologies, des dveloppements prodigieux de la

    technique et de ltonnante rsilience dquipes confrontes sans cesse limprvisible.

    Si les soignants sont nombreux aujourdhui exprimer leur puisement, cest

    probablement aussi parce quon attend deux la fois une qualit de prsence et de

    relation auprs de ceux qui souffrent, mais galement une trs haute technicit dans les

    soins, le respect de rgles dhygine ne tolrant jamais la propagation du moindre germe,

    la coordination sans faille dinnombrables acteurs, dans une conomie de moyens et de

    temps permettant loptimisation des ressources et laccueil du plus grand nombre de

    patients. A lobserver de prs, ce qui frappe cest dabord le miracle continuel que

    reprsente chaque prise en charge, plusieurs milliers de fois par jour.

    Cette extraordinaire capacit grer la singularit grande chelle (MINVIELLE, 1996)

    sappuie sur des outils de gestion toujours plus nombreux et structurants, mais

    incontestablement aussi sur la remarquable comptence dquipes et lintelligence

    collective quelles savent dployer (GROSJEAN et LACOSTE, 1999). Leur dvouement

    semble pourtant suser et laisser la place au malaise et la plainte.

    On dnonce largement aujourdhui leffet de lentre dans la gestion (PIOVESAN, 2003)

    des tablissements de sant, son impact sur les soignants et le dlitement des collectifs

    qui en rsulterait. Nous tenterons ici de tracer un rapide panorama des modalits et des

    effets de ce tournant gestionnaire, afin de proposer ensuite une analyse de limpact de ces

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    26

    transformations du management des tablissements de soin sur lactivit des salaris et

    sur leur sant au travail.

    Dans un premier temps, nous parcourrons rapidement lhistoire rcente du systme

    hospitalier franais et les vagues de rformes qui ont transform progressivement le champ

    de la sant. Nous nous arrterons ensuite sur deux parmi les plus emblmatiques des

    nombreux outils de gestion vhiculs par ces rformes : le programme de mdicalisation

    des systmes dinformation qui a permis ensuite le passage une tarification lactivit,

    et la dmarche qualit instaure au travers de laccrditation des tablissements de sant,

    appele aujourdhui certification. Nous prsenterons ensuite brivement limpact de ce

    tournant gestionnaire sur le travail et notamment sur lactivit de quelques uns des

    principaux acteurs des tablissements de sant : les mdecins, les cadres de sant et les

    quipes soignantes.

    Nous verrons que ce ne sont pas tant les outils en eux-mmes qui font problme que

    linsuffisante prise en compte de limpact de la monte en charge de lactivit et des

    contraintes quils ont produit sur le travail. La logique gestionnaire est dsormais

    omniprsente et impose tous ses exigences. Cependant la multiplication des contraintes

    ne sest pas accompagne dun soutien managrial permettant dassurer le dialogue

    ncessaire la prise en charge collective des situations difficiles, laissant chacun dmuni

    et fragilis face des injonctions contradictoires toujours plus nombreuses.

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    27

    1. LES VAGUES DE REFORMES DU SYSTEME DE SANTE

    1.1. Un pass encore proche

    Pendant de nombreux sicles, depuis le Ve sicle, les hpitaux ont t des lieux accueillant

    les pauvres, misreux et marginaux de toutes sortes, o les mdecins taient rarement

    prsents sur place et les proccupations dhygine trs secondaires (IMBERT, 1974, p. 10).

    Ils seront longtemps des uvres charitables la mission essentiellement religieuse, sous la

    surveillance de lvque, finances par des dons de fidles dont la volont doit tre

    respecte ad aeternum (p. 13). Les tablissements hospitaliers seront laciss lors de la

    rvolution de 1789, dans une volont dorganisation nationale des secours publics,

    reconnaissant le droit de tout citoyen bnficier dassistance. Mais ils perdirent du

    mme coup lessentiel de leurs revenus et privilges et une bonne part de leur personnel

    religieux et de leur patrimoine immobilier (p. 32-39). Faute de moyens, lorganisation de

    lassistance est alors dlgue aux communes, tandis que sinstituent progressivement des

    formes de contrle dun pouvoir de tutelle centralit, ministre ou prfets (p. 40-50). A

    partir de la rvolution, se dveloppe lide de remboursement des frais dhospitalisation,

    tout dabord pour les soldats sjournant lhpital, puis pour les indigents non originaires

    de la commune les prenant en charge. Ces prix de journe deviendront partir de la

    moiti du XXe sicle la quasi-totalit des revenus des tablissements de sant (p. 83).

    Pendant la priode de la Restauration, la fondation de nouveaux tablissements est

    nouveau permise, sous rserve de lautorisation du ministre. Ces tablissements privs

    reconnus dutilit publique sont cependant sous la tutelle du gouvernement au mme

    titre que les tablissements publics, mme si cest de manire plus souple (p. 55). Ils se

    multiplient pendant tout le XIXe et le XXe sicle. Il sagit aussi bien dtablissements que

    lon qualifie aujourdhui de non lucratifs , le plus souvent dorigine confessionnelle, qui

    prennent souvent le statut dassociations, que dtablissements fonds par des organismes

    dassurances sociales ou de mutuelles, ou encore de cliniques prives but lucratif.

    Celles-ci sont gnralement construites par des chirurgiens ou obsttriciens pour soigner

    leurs patients de la petite, moyenne ou grande bourgeoisie, puisquil fallait jusquen 1941

    tre indigent moins dtre accident du travail pour tre admis lhpital public

    (DE KERVASDOU, 2007). Lorsque sera cre la Scurit sociale en 1945, les syndicats

    demanderont ce que leurs affilis puissent aussi bnficier des soins rputs des

    cliniques prives en tant pris en charge.

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    28

    Encadr 1 : Les types dtablissements de sant

    On distingue gnralement trois grandes catgories dtablissements de sant, selon leur

    statut juridique : les hpitaux publics (quils sagissent dimportants centres hospitaliers

    rgionaux, le plus souvent universitaires, ou des nombreux petits hpitaux locaux), les

    tablissements privs but non lucratif, une bonne part dentre eux participant au

    service public hospitalier (PSPH) et enfin les cliniques prives but lucratif. La

    distinction nest bien sr pas si simple, puisque par exemple les Centre de lutte contre le

    cancer sont considrs comme de droit priv bien quappartenant ltat. Les appellations

    dbordent parfois des statuts juridiques6, certaines cliniques adoptant par exemple le nom

    d hpitaux privs . Les rformes rcentes vont de plus dans le sens dune coopration

    toujours plus grande entre secteur public et priv.

    A cette distinction juridique sajoute en gnrale celle selon le type dactivit : les

    tablissements dits de court-sjour correspondant aux activits de mdecine, chirurgie

    et obsttrique (MCO) dune part, les soins de suite et de radaptation (SSR) dautre part

    (anciennement moyen sjour), les soins de longue dure enfin, et la psychiatrie.

    Si les hpitaux publics prennent globalement en charge 63 % des hospitalisations en court

    sjour en 20087, la rpartition de lactivit est en revanche trs ingale : les

    tablissements privs lucratifs ralisent une bonne part de la chirurgie tandis que lhpital

    assure lessentiel de la mdecine8 (ARNAULT, 2010).

    Ce nest que vers les annes 1930 que la mdecine commence avoir vritablement la

    capacit de soigner (DE KERVASDOU 2007, p. 27). Aprs la guerre, le systme de sant

    actuel se met en place et lhpital en devient le cur (on parlera dhospitalocentrisme).

    De grands ensembles hospitaliers se constituent et se dploient sur tout le territoire. Les

    savoirs et les techniques voluent trs rapidement, les spcialits se multiplient. On

    assiste un dveloppement spectaculaire des hpitaux, et avec eux des dpenses de

    sant, finances par une croissance soutenue. Le secteur priv profite lui aussi encore plus

    largement de cette croissance : plus de 1000 cliniques sont cres entre 1946 et 1960

    (PIOVESAN, 2003, p. 45).

    6 Il existe une quinzaine de rgimes juridiques diffrents dtablissements de sant (LAVIGNE, 2009). 7 Sur la base du nombre dentres en hospitalisation complte. Cf. statistiques DREES (ARNAULT, 2010). 8 Les cliniques prives ralisent en 2008 48 % de la chirurgie (et mme 67 % en hospitalisation

    partielle) tandis que lhpital assure 75 % de la mdecine. Les soins de suite sont en revanche plus rpartis : le public prend en charge 46 % des sjours, les cliniques prives 28 % et les tablissements privs non lucratifs 26 % (ARNAULT, 2010).

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    29

    1.2. Les rformes du financement des tablissements de sant

    A partir des annes 1970, le rationnement et la rationalisation commencent, avec un taux

    directeur limitant laugmentation des dpenses hospitalires publiques. Le systme du prix

    de journe, en vigueur depuis 1946 pour le secteur public, est jug inflationniste puisquil

    incite hospitaliser et prescrire toujours plus. Il est remplac en 1983 par un systme

    forfaitaire de dotation globale, sur la base des dpenses de lanne prcdente9. Le

    financement par dotation globale favorisera effectivement la diminution des dures de

    sjour, mais il nempchera pas les tablissements de rsister au rationnement et de

    continuer se dvelopper grce diverses stratgies. La concurrence sacclre.

    Mais ce nouveau systme de financement nest en ralit que transitoire et en annonce un

    autre, qui sera une vritable rvolution dans lhistoire de lhpital, mme si celle-ci se

    fera trs progressivement (MOISDON, 2000 ; LENAY et MOISDON, 2003). Il fallait en effet

    pour ltat trouver un moyen de matriser les dpenses de sant. Or pour les contenir,

    encore faut-il pouvoir les identifier, ce qui est loin dtre le cas. Les seuls indicateurs alors

    disponibles sur lactivit hospitalire taient le nombre dadmissions, le nombre de

    journes, la dure moyenne de sjour et le taux doccupation des lits. La dimension

    mdicale en est compltement absente et une banale intervention de routine nest pas

    traite diffremment dune pathologie requrant les techniques les plus sophistiques. Les

    directeurs dhpitaux comme les tutelles nont aucune matrise de lactivit quils sont

    censs grer ou rguler. Les mdecins eux-mmes nen ont dailleurs pas beaucoup plus,

    note J-C. MOISDON qui propose de parler de symtrie de non-information (2000, p. 45).

    J. DE KERVASDOU, alors la tte de la Direction des hpitaux, propose dimporter une

    mthode dveloppe par le professeur R. FETTER lUniversit de Yale aux tats-Unis, les

    Diagnosis Related Groups , permettant de construire une unit de mesure la fois

    mdicale et conomique. Il raconte lui-mme : En ayant eu connaissance en 1979, jai

    pens que cette classification rsolvait un certain nombre des difficults et permettait enfin

    un contrle adapt des institutions hospitalires (DE KERVASDOU, 2007, p. 22). Il faudra de

    longues annes pour construire les catgories (groupes homognes de malades ou GHM) qui

    serviront de base au Programme de mdicalisation du systme dinformation (PMSI).

    Malgr les nombreuses rticences vis--vis du PMSI, ltat arrive par un coup de force

    (LENAY et MOISDON, 2003, p. 134) imposer son utilisation pour lvaluation de lactivit

    9 Les tablissements privs non lucratifs participant au service public hospitalier sont galement

    concerns par la dotation globale. Les cliniques prives, elles, sont toujours rembourses sur la base de la tarification la journe (rmunrant la structure) et dun forfait li aux actes mdicaux raliss, ngocis avec lARH. Pour une prsentation dtaille du mode de tarification des cliniques antrieur la T2A, voir la thse de D. PIOVESAN (2003, p. 48-66).

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    30

    des tablissements rendue obligatoire par la rforme hospitalire de 1991 et cre cet

    effet une nouvelle fonction, le mdecin DIM (responsable du Dpartement dinformation

    mdicale), charg de lutilisation et de la diffusion de loutil, dont le rle savrera dcisif

    pour rapprocher mdecins et gestionnaires.

    Avec le Plan Jupp et les ordonnances de 1996, souvre une nouvelle tape. Le

    processus de planification, initi depuis les annes 1970 et renforc par la rforme

    hospitalire de 1991, se poursuit et stend tout le secteur sanitaire. Les agences

    rgionales dhospitalisation (ARH) sont cres ; elles assureront la gestion de la planification

    lchelle locale travers les schmas rgionaux dorganisation sanitaire (SROS). Institu

    en 1991, le SROS doit organiser la rpartition de lactivit entre tablissements publics et

    privs en fonction des besoins de sant du territoire. Les ARH accordent les autorisations

    dactivits dans le cadre de contrats dobjectifs et de moyens ngocis avec chaque

    tablissement. Plus quune vritable dcentralisation, la constitution des ARH reprsente

    du moins une certaine dconcentration (MINVIELLE 2009, p. 39). Le dispositif introduit

    galement les lois de financement de la scurit sociale qui fixent chaque anne

    l objectif national des dpenses de lAssurance maladie (ONDAM).

    Paralllement, en vue dune matrise cette fois qualitative des activits hospitalires, le

    Plan Jupp de 1996 met en place la procdure daccrditation, une valuation de la qualit

    rendue obligatoire tous les cinq ans pour tous les tablissements de sant par une agence

    indpendante (lAgence nationale daccrditation et dvaluation en sant, ANAES)10.

    Au mme moment, l tude nationale de cots lance en 1992 avec une cinquantaine

    dhpitaux volontaires ayant dvelopp une comptabilit analytique commune, permet

    pour la premire fois en 1995 de calculer sur la base du PMSI un cot moyen pour chacune

    des catgories de groupes homognes de malades, en utilisant une unit de compte

    appele le point ISA (indice synthtique dactivit). Lorsque lactivit ainsi calcule pour

    chaque rgion puis pour chaque tablissement est rapproche de lenveloppe budgtaire

    rgionale dsormais confie lARH, il devient possible didentifier les tablissements sur-

    ou sous-dots par rapport leur activit relle. On dcouvre des carts de productivit

    allant de 1 4 sur lensemble du territoire national (LENAY et MOISDON, 2003, p. 136).

    Ce sera lre des restructurations aussi bien dans le champ des hpitaux publics que

    dans celui des cliniques prives. Sous la pression dune logique mdico-conomique, les

    tablissements se regroupent et se spcialisent de plus en plus. 10 % des cliniques

    10 Celle-ci sera remplace ensuite par la Haute autorit de sant (HAS) et laccrditation sera

    appele certification.

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    31

    disparatront entre 1992 et 2000, soit 18 000 lits ferms, mme si lemploi du personnel

    soignant continue daugmenter (PIOVESAN, 2003, p. 86-107).

    Dans le secteur priv, dj beaucoup plus quip doutils permettant lanalyse de lactivit

    du fait de la tarification sur la base des actes, lusage du PMSI est gnralis ds 1994. Il

    stendra la totalit du secteur des soins de suite et de radaptation (SSR) en 2003.

    Lanne 2002-2003 marque une nouvelle tape, avec la mise en route du plan Hpital

    2007 . Outre le fait quil renforce les pouvoirs de lARH et instaure une nouvelle

    gouvernance pour les hpitaux publics, il est surtout porteur dun changement

    fondamental en termes de financement des tablissements de sant : il introduit la

    tarification lactivit, ou T2A. La finalit de ce nouveau mode de tarification, qui

    poursuit le processus de mdicalisation du financement engag par le PMSI, est

    dintroduire plus de transparence et dquit dans lallocation des ressources financires,

    avec un systme unique valable la fois pour les hpitaux publics ou les tablissements

    PSPH et pour les cliniques prives. La T2A vise enfin responsabiliser les acteurs en

    rendant visible lactivit et en incitant lutter contre la sous-productivit. Sa mise en

    place, immdiate pour les cliniques prives, dbute progressivement partir de 2004 dans le

    secteur public et constitue, depuis 2008, 100 % du financement de tous les tablissements.

    La loi hpital, patients, sant, territoires (HPST) vote en 2008 poursuivra la logique de

    modernisation porte par le plan Hpital 2007 en largissant encore les comptences des

    agences rgionales de sant (ARS), qui remplacent les ARH, et en poursuivant la rforme de

    la gouvernance hospitalire. Dans la ligne des principes du nouveau management public

    (CLAVERANNE et al., 2009), la loi HPST vise une plus grande autonomie interne et la

    responsabilisation de tous les acteurs. Elle promeut galement la coopration entre

    tablissements publics et privs dans une logique de service public territorial laquelle

    tous sont associs (LAVIGNE, 2009, p. 444). Nous ne dvelopperons pas ici la question de la

    gouvernance hospitalire, qui ne concerne pas directement les tablissements de sant

    privs qui font lobjet de notre recherche, ni celle de la coopration territoriale entre les

    tablissements de sant. Traons cependant dans les grandes lignes les principes du nouveau

    management public, avant de voir comment celui-ci se dcline en termes doutils, dont on

    verra linfluence sur les tablissements privs tudis.

    1.3. Les principes du nouveau management public

    Lvolution engage par les rformes successives est significative, au point quelle

    apparat certains acteurs comme brutale , une rafale de rformes enchevtres

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    32

    (KRIEF, 2005, p. 14). Le tournant gestionnaire initi dans les annes 1980 semble

    stre dsormais largement tendu au champ de la sant.

    Ce phnomne est soutenu, dans le secteur public, par la rfrence un courant thorique

    parti des pays anglo-saxons et qui a gagn progressivement toute lEurope puis plus

    tardivement la France : le nouveau management public (NMP, ou new public

    management ), visant transfrer les principes et outils du priv dans la gestion publique.

    Ce courant, considrant le secteur public comme trop bureaucratique, coteux et

    inefficace, propose de lui appliquer les mthodes et les outils de gestion des entreprises. Il

    prne, entre autres, la responsabilisation des gestionnaires, le passage une logique

    client (on ne parle plus dusager), lutilisation de la contractualisation et la concurrence

    jusqu lintrieur de lorganisation (AMAR et BERTHIER, 2007).11

    Encadr 2 : Les dix principes du nouveau management public

    1- Catalytic Government (steering rather than rowing) : catalyser, orienter et contrler plutt que de faire ;

    2- Community-owned Government (empowering rather than serving) , donnant plus de pouvoir aux citoyens ;

    3- Competitive Government (injecting competition into service delivery) : mettre en comptition les fournisseurs de services, ex-monopoleurs ;

    4- Mission-driven Government (transforming rule-driven organizations) : se centrer sur les missions et buts, non sur les rgles et les procdures ;

    5- Results-oriented Government (funding outcomes, not inputs) : financer les agences sur des projets, partir dobjectifs de rsultat ;

    6- Customer-driven Government (meeting the needs of the customer, not the bureaucracy) : en mettant lusager au cur de lattention des agences, en lui accordant le statut de client ;

    7- Enterprising Government (earning rather than spending) , en recherchant dvelopper lactivit plutt que de dpenser son budget ;

    8- Anticipatory Government (prevention rather than cure) , en prfrant une attitude pro-active, plutt que ractive, face aux problmes ;

    9- Decentralized Government (from hierarchy to participation and teamwork) : en dcentralisant les pouvoirs, prnant le management participatif et le travail dquipe ;

    10- Market-oriented Government (leveraging change through the market) , en prfrant les mcanismes de march ceux bureaucratiques.

    Source : DETCHESSAHAR et al., 2009a, p. 314

    Ce qui nous intressera ici, dans le cadre des tablissements de sant privs que nous allons

    tudier, cest le lot doutils et de politiques que les vagues de rformes inspires par le

    nouveau management public ont charri avec elles. A. AMAR et L. BERTHIER ont ainsi

    recens la manire dont les principes du NMP se dclinent dans les organisations (2007). 11 C. TALBOT (2003) souligne le caractre paradoxal du nouveau management public, visant la fois

    laisser la dcision aux politiques et permettre aux managers de grer, considrer que cest aux consommateurs de choisir tout en prnant la participation des parties-prenantes.

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    33

    Table 1 : Les dmarches et outils introduits par le nouveau management public

    Fonction stratgique

    Gestion par les rsultats Mise en place dune planification stratgique Privatisation dentreprises publiques, externalisation (faire-faire) Mise en place de partenariats public/priv Sparation des fonctions politique (conception) et administrative (mise en uvre)

    Dconcentration et/ou dcentralisation Utilisation des nouvelles technologies de linformation et de la communication en interne (lintranet permet de dcloisonner les services)

    Gnralisation de lvaluation (culture de la performance) Simplification des formalits administratives

    Fonction finance

    Rduction des dficits Budgtisation par programme Plus grande transparence de la comptabilit (par exemple par la mise en place dune comptabilit analytique pour comparer les rsultats aux prvisions)

    Fonction marketing

    Dveloppement du marketing public (consultations, enqutes, sondages, observatoires, etc.)

    Utilisation des nouvelles technologies de linformation et de la communication en externe (pour une meilleure communication)

    Fonction ressources humaines

    Rduction des effectifs Responsabilisation et motivation des fonctionnaires (individualisation des rmunrations, primes au rendement, etc.)

    Dveloppement de la participation

    Source : AMAR et BERTHIER, 2007

    2. LINTRODUCTION DES OUTILS GESTIONNAIRES DANS LA SANTE

    Dans le champ de la sant, les deux principaux outils qui refltent cette logique sont dune

    part le PMSI qui a conduit la tarification lactivit (T2A), dautre part la dmarche

    qualit daccrditation / certification. Ces deux outils vhiculent en eux-mmes toute la

    philosophie gestionnaire du nouveau management public. Ils ont conduit transformer en

    profondeur quoi que de manire encore relative (MOISDON, 2010) lnorme machine

    hospitalire considre encore il y a peu comme une bote noire dune opacit quasi-

    totale. Ils sinscrivent dans un processus qui conduit multiplier les outils de gestion et

    dvelopper toujours plus les systmes dinformation, dans un univers o dominait

    linformation orale entre les soignants et o lindpendance des mdecins dans lexercice de

    leur pratique professionnelle est garantie par la loi. Avant de tenter didentifier la manire

    dont ces outils ont vhicul la logique gestionnaire dans les organisations de sant, nous

    prsenterons sommairement le fonctionnement du PMSI et de la T2A.

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    34

    2.1. Quelques repres sur le PMSI et la T2A

    Le PMSI est un systme dinformation rapprochant des lments de diagnostic mdical la

    consommation de ressources que leur prise en charge ncessite. A partir de catgories

    majeures de diagnostic, chaque patient hospitalis est affect un groupe homogne de

    malades (GHM) semblables la fois par le type de pathologie, par leurs caractristiques

    susceptibles daffecter les soins requis (par exemple les autres diagnostics ventuellement

    associs, lge, le type dintervention chirurgicale ralise, etc.) et surtout par leur cot

    moyen. La caractristique des catgories ainsi constitues est donc quelles sont la fois

    aussi cohrentes que possibles dun point de vue mdical mais aussi iso-ressources (DE

    KERVASDOU, 2007, p. 26). Il sagit toutefois dune classification extrmement simplifie en

    regard des 12 000 pathologies rpertories par lOMS, mme si elle a t enrichie au fur et

    mesure, passant denviron 500 GHM au dpart 2 300 en 2009. Chaque GHM est ensuite

    associ un groupe homogne de sjours (GHS), susceptible de prendre en compte

    galement dventuelles conditions spcifiques de sjour, comme par exemple lorsque le

    patient est pris en charge dans une unit de soins palliatifs o le personnel est renforc.

    Chaque sjour dun patient dans un tablissement de sant est donc affect, sur la base

    des donnes saisies dans le systme dinformation (dans un document appel le rsum

    standardis de sortie , RSS) un et un seul GHS, pour lequel on est en mesure dvaluer

    le cot moyen. Cest sur ces lments que se fonde la tarification lactivit.

    Schma 1 : Le mode de fonctionnement du PMSI

    Source : ANDREOLETTI, 2007

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    35

    Notons que lensemble de lactivit des tablissements de sant ne pouvant tre

    dtermine sur la base des GHM, le systme de tarification prvoit galement, outre les

    paiements au sjour pour les GHS, le paiement en sus de certains mdicaments ou

    dispositifs mdicaux particulirement onreux, lattributions de forfaits annuels pour les

    urgences, les prlvements dorganes ou les greffes, ainsi quune enveloppe pour les

    missions dintrt gnral, les missions denseignement et de recherche et pour dautres

    financements regroups sous lappellation gnrique daide la contractualisation.12

    Lintrt de cette classification est notamment quelle est commune aussi bien au secteur

    public quau secteur priv. En revanche, le mode de calcul des tarifs des GHS diffre,

    notamment parce que le salaire des mdecins y est inclus dans le public tandis quil ne

    lest pas dans le priv lucratif, o les praticiens sont libraux et donc rmunrs par des

    honoraires en sus. Par ailleurs la base du calcul nest pas la mme : alors quil est possible

    partir de lactivit rellement facture lassurance maladie pour les cliniques prives,

    le tarif pour les hpitaux est estim laide de ltude nationale de cots sur la base dun

    chantillon dtablissements. On ne peut donc comparer les tarifs du priv et du public.

    Lavance est nanmoins importante : depuis lintroduction de la T2A en 2004, il ny a plus

    quune seule modalit de financement qui sapplique la fois aux tablissements privs et

    publics, jusqualors soumis des rgimes diffrents. Auparavant, tandis que les hpitaux

    et les tablissements privs participant au service public hospitalier (PSPH) taient

    financs sur le mode de la dotation globale, les cliniques prives facturaient les actes et

    des forfaits de prestations directement lassurance maladie, encadrs par l objectif

    quantifi national (OQN). Dsormais tous les tablissements de court sjour sont soumis

    la T2A. Pour les cliniques prives, le principal changement repose sur le fait que les

    tarifs ne sont dsormais plus ngociables, ils sont les mmes sur tout le territoire franais

    et fixs par le gouvernement. Pour linstant, la T2A ne concerne pas encore le secteur SSR.

    2.2. Les outils comme mode dapprentissage de la logique gestionnaire

    Lintroduction de la T2A nest cependant pas comprendre comme une simple mcanique

    de calcul de remboursements. Pour les hpitaux et les tablissements PSPH, cest toute la

    logique du financement qui sen trouve bouleverse. Alors que les ressources de lanne n+1

    taient jusque l lies aux dpenses de lanne n-1, indpendamment de ce qui tait ensuite

    ralis sur cette base, les moyens sont dsormais directement fonction de lactivit

    12 La prsentation qui est faite ici du systme de tarification lactivit est bien sr extrmement

    simplifie et ne mentionne pas les nombreuses rgles et exceptions caractristiques du fonctionnement de ce systme pour le moins complexe et perptuellement changeant.

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    36

    produite. Il ne sagit plus de produire en fonction des dpenses mais de dpenser en fonction

    de ce quon produit. On passe dune logique de moyens une logique de rsultats.

    Schma 2 : Le mcanisme de la tarification lactivit

    Source : ANDREOLETTI, 2007

    Pour les hpitaux, un tel systme signifie de plus quau lieu de mesurer lactivit une fois

    par an en vue du budget de lanne suivante, six mois aprs la fin de lanne coule,

    chaque tablissement sest trouv tenu de produire au fur et mesure des donnes sur son

    activit, communiquer la tutelle chaque trimestre dabord, puis de manire mensuelle.

    Le PMSI et la T2A ont t ds lorigine trs critiqus, notamment par les mdecins13, entre

    autres parce que cette mthode ne mesure pas la qualit du service rendu. Il existe aussi

    des risques de slection des patients en fonction de leur rentabilit T2A et dinflation

    des actes indpendamment de leur ncessit en vue de dgager plus de revenus. Au-del

    de leffet attendu de la T2A sur la rduction des dures de sjour et sur le dveloppement

    de lambulatoire et des prises en charge domicile, certains craignent que la recherche du

    codage le plus favorable financirement ne conduise renvoyer trop tt des patients ou

    en hospitaliser dautres qui ne ncessiteraient que des soins externes, voire scinder des

    sjours en deux pour tre mieux rmunrs14. Sur le long terme, certains auteurs ont

    point galement le risque de faire dune productivit moyenne une norme vers laquelle

    tous doivent tendre, ce qui ne peut que dvelopper la standardisation, voire la mdiocrit,

    au dtriment de la performance et de linnovation (LLEWELLYN et NORTHCOTT, 2005).

    Dans sa thse, I. GEORGESCU a dmontr leffet des pressions financires15 sur le

    comportement des mdecins, notamment li au mode de contrle utilis, et le surcodage

    qui peut en rsulter (2010). Les directions des hpitaux, qui ont parfois peine une

    13 Un ditorial de la revue Mdecine titrait ainsi Larnaque de la T2A ! (GRIMALDI, 2008). 14 Pour une revue de littrature internationale trs complte sur les effets de la T2A, voir le rapport

    de J-C. MOISDON et M. PEPIN (2010, p. 107-121). 15 Bien avant lintroduction de la T2A, les mdecins taient dj lobjet de pressions financires de

    la part des directions proccupes par les dpenses de certains services menaant lquilibre budgtaire (cf. les courriers des praticiens en annexe de LENAY et MOISDON, 2000).

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    37

    comptabilit analytique oprationnelle et ne disposent souvent que de peu de marges de

    manuvre pour agir sur la productivit, tendent en effet multiplier les messages

    dincitation en direction des mdecins coder vite et bien (MOISDON et PEPIN, 2010),

    au risque dun amalgame entre contrle externe et contrle de gestion (HALGAND, 2009).

    Il semblerait cependant que les problmes de codage reprs soient plutt alatoires et

    souvent dfavorables aux tablissements ; ils rsulteraient plus de la difficult technique de

    lexercice. LAgence technique de linformation sur lhospitalisation (ATIH) observe que

    depuis lapplication de la T2A 100 %, lexhaustivit du codage samliore et juge quil ny

    aurait globalement pas de comportements significatifs de surcodage16.

    Le PMSI sest rvl un langage en mesure de rapprocher des donnes mdicales et des

    donnes conomiques. La tutelle semblait sen saisir pour la rgulation doses

    homopathiques (MOISDON, 2000, p. 41), mais les effets dapprentissages sont bien l et

    structurent dsormais les comportements, ne serait-ce quen gnrant de nouveaux savoirs

    permettant plus de gestion aux diffrents acteurs. Articul avec la tarification lactivit, le

    PMSI est devenu un outil de rgulation permettant un systme de rmunration jusque-l

    aveugle (MINVIELLE, 2009, p. 36) de se connecter lactivit et la performance. Il peut

    alors jouer le rle dincitation visant stimuler la recherche dune plus grande productivit

    par les acteurs eux-mmes, bouleversant profondment les jeux de pouvoirs en place.

    Cest pourquoi, alors quil tait qualifi au dpart par ses dtracteurs de petit machin

    sans importance (LENAY et MOSIDON, 2003, p. 133), il a t dcrit par J-C. MOISDON

    comme sans doute le dispositif le plus innovant de la batterie de rformes qui se sont

    abattues sur le paysage hospitalier (2000, p. 36).

    2.3. La dmarche qualit comme espace de discussion sur lorganisation

    Tout tablissement sanitaire, public ou priv, a par ailleurs lobligation lgale de sinscrire

    dans une dmarche de certification par la Haute Autorit de Sant (HAS)17, visant

    concourir lamlioration de la prise en charge des patients. Cette dmarche nest pas

    une simple procdure de contrle externe (HALGAND, 2003) ; elle doit traduire une

    volont damlioration prenne de la qualit et de la scurit de soins dispenss et met

    laccent sur la participation de lensemble des professionnels de ltablissement. Elle

    implique de dvelopper un certain nombre dindicateurs, de critres et de rfrentiels

    16 Voir les rapports dvaluation du codage publis sur le site de lATIH : www.atih.sante.fr 17 Auparavant appel accrditation, du temps de lAgence nationale pour laccrditation et

    lvaluation en sant (ANAES).

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    38

    portant sur les procdures, les bonnes pratiques et les rsultats dans tous les services et

    activits de ltablissement.

    La procdure de certification est trs lourde pour les tablissements. Renouvele tous les

    cinq ans sur la base de critres toujours plus nombreux, elle implique une large mobilisation

    de nombreux groupes de travail pendant de longs mois18. Elle est sanctionne par une visite

    dexperts qui accordent ou non la certification, assortie dun certain nombre de

    recommandations qui devront tre mises en uvre.

    La proccupation de la qualit dans le champ de la sant nest pas nouvelle. La notion

    dvaluation des pratiques a fait son chemin dans les textes depuis le dbut des annes

    1980, jusqu tre rendue obligatoire par la rforme hospitalire de 1991. Ce sera la

    rforme dite Jupp de 1996 qui imposera laccrditation de tous les tablissements

    pour garantir que les mesures suffisantes sont prises afin dassurer la scurit et la qualit

    des soins, dans un contexte de tensions budgtaires croissantes.

    Alors mme que bien des acteurs continuaient de considrer la qualit comme

    incommensurable, la ncessit dune information des patients sur le niveau de qualit des

    tablissements est galement apparue par lintermdiaire des mdias qui se sont saisis des

    principaux indices disponibles19 pour dresser des palmars des hpitaux et des cliniques.

    On est pass progressivement dune notion de la qualit mdico-administrative et

    organisationnelle centre sur la gestion interne des tablissements, des mesures de la

    qualit destines valuer et piloter la performance, jusqu tendre vers une logique de

    rgulation du systme de sant dans son ensemble sur la base dexigences en termes de

    niveau de scurit et de qualit des quipements (MINVIELLE, 2003).

    Mdecins et soignants sont familiers de la rdaction de protocoles, mais ceux-ci ont plutt

    pour effet de figer les modes opratoires que dengager une rflexion pour les transformer

    (FRAISSE et al., 2003). Il y a plus dengouement chez les mdecins rdiger des procdures

    de soin qu discuter collectivement des problmes dorganisation , constatent T. REVERDY

    et D. VINCK (2003, p. 11). La qualit telle quils la dfinissent se limite la dimension

    mdicale ou relationnelle, occultant les processus organisationnels ncessaires la prise en

    charge des patients (PASCAL, 2003, p. 194). On est bien loin de celle prne par les

    militants-croyants-proslytes des dmarches qualit que sont souvent les directeurs et

    responsables qualit (HERREROS et MILLY, 2006, p. 18).

    18 En revanche, laccrditation semble avoir des effets somme toute assez relatifs sur lamlioration

    des conditions de travail du personnel (RAYMOND, 2008). 19 Comme lindice composite des activits de lutte contre les infections nosocomiales (ICALIN) ou lindice

    de consommation des solutions hydro-alcooliques (ICSHA), dsormais consultables par le grand public.

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    39

    Lorsque les professionnels de sant remettent en cause les dmarches qualit, ce nest pas

    tant la ncessit de la norme elle-mme, mais bien plus souvent la manire dont elle est

    mise en uvre dans les lourdes dmarches de laccrditation (HERREROS et MILLY, 2006)

    et le fait quelles semblent souvent une mascarade (DOUGUET et MUOZ, 2005, p. 131)

    plus propre au faire croire, laisser paratre (HERREROS et MILLY, 2006, p. 22) qu une

    relle volont damlioration de la qualit.

    La dmarche qualit est cense tre dabord un espace de discussion du travail et de ses

    exigences en vue de travailler collectivement son amlioration. Elle sest cependant

    accompagne dune batterie dindicateurs, croissant mesure que se multipliaient les

    normes sanitaires, dhygine et de protection des risques imposes par la loi. Le manuel

    de la V2010 comporte ainsi prs de cent pages de critres analyser (cf. p. 43).

    Les tablissements hospitaliers, en ce quils sont des bureaucraties professionnelles

    (MINTZBERG, 1982), ont ceci de spcifique que les normes ne peuvent tre dfinies de

    manire exogne sans quoi elles ne sont pas appliques par les professionnels, mais

    doivent tre le produit dun consensus, dune rflexion collective, qui ne peut dterminer

    que des processus majeurs critiques encadrant lautonomie des acteurs mais en aucun cas

    tout standardiser (PASCAL, 2003, p. 197-199).

    Nombre dobservateurs saccordent dire quun des mrites principaux de la certification,

    par les outils danalyse de lactivit quelle met en place, est justement de faire exister la

    question de lorganisation (REVERDY et VINCK, 2003, p. 2), de mettre au jour et de

    mettre jour lorganisation (JOLIVET, 2011, p. 6). Cest un espace o se rvle la

    complexit de lorganisation, o sont exprimes les pratiques collectives, ventuellement

    formalises dans des procdures mais qui, plutt que des prescriptions, resteront utilises

    comme des rfrences pouvant tout moment tre rinterprtes si la situation le

    ncessite. G. HERREROS et B. MILLY la dcrivent galement comme une des scnes de

    controverses () essentielle pour entretenir la tension entre procdures et coopration

    (2006, p. 39). La dmarche qualit dans les tablissements de sant est ainsi une

    rationalisation ngocie de lorganisation (MINVIELLE, 2000 ; REVERDY et VINCK, 2003).

    En ce sens, on peut considrer que, de la mme manire que le PMSI et la T2A ont fait

    pntrer la logique gestionnaire au sein des tablissements hospitaliers, suscitant des

    effets dapprentissage, la dmarche qualit impose par la certification favorise des

    processus de prise de conscience de la dimension organisationnelle et de sa ncessaire

    prise en compte par tous les professionnels pour assurer la qualit et la scurit des soins.

    Cest pourquoi, au-del du substrat technique lui-mme, ces outils sont bien le reflet

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    40

    dune philosophie gestionnaire et dune vision de lorganisation (HATCHUEL et WEIL, 1992),

    caractristique du tournant gestionnaire des tablissements de sant.

    2.4. Le tournant gestionnaire dans les tablissements privs

    Limportation des outils gestionnaires du priv dans le champ de la gestion publique est

    lobjet mme du nouveau management public. Il nest donc pas tonnant quon y observe

    la pntration dun langage, de proccupations et dinstruments jusque-l trangers ce

    secteur, jusqu constater avec J-P. DUMOND que lhpital sest gestionnaris (2005,

    p. 457). Peut-on en revanche en dire de mme pour les tablissements privs ?

    Le champ de la sant nest pas un secteur comme les autres. Les professionnels de sant,

    quils oprent dans des tablissements publics ou privs, se refusent considrer que leur

    travail puisse tre une activit conomique, une activit de service comme une autre.

    Lorsque le vocabulaire de lusine ou de la production est mobilis, cest toujours pour

    exprimer de leur part le malaise ou la rvolte face ce quils vivent comme un contresens.

    La culture du dvouement y est forte, notamment dans les tablissements but non lucratif.

    Ceux-ci voient arriver les outils du tournant gestionnaire comme une exigence laquelle ils

    sont plus ou moins prpars techniquement20, selon leur histoire, leur taille et leurs

    ressources. Mais la dpendance totale envers la tutelle en matire de revenus a conduit

    depuis longtemps les dirigeants des tablissements de sant but non lucratif dvelopper

    de vritables proccupations gestionnaires. Plusieurs recherches ont dcrit lmergence dun

    modle d association gestionnaire (ROBELET et al., 2010) non rductible une forme de

    managrialisme (DE GAULEJAC, 2005), et que ces tablissements savaient inventer des

    modalits de gestion sociale qui leur sont propres, compatibles avec leurs valeurs, mais

    intgrant lexigence defficience et de performance de la gestion (LAVILLE, 2009).

    Du fait de sa mission dintrt gnral, lensemble du secteur de lhospitalisation prive

    est depuis longtemps fortement rgul par les pouvoirs publics. J-P. CLAVERANNE et

    D. PIOVESAN (2003) qualifient les cliniques prives d objet de gestion non identifi , au

    sens o elles diffrent des organisations dautres secteurs en ce quelles sont des

    entreprise de main-duvre (le personnel reprsente 50 % des charges dexploitations),

    haute technologie, non mobiles et qui ne peuvent dfinir leurs prix de vente. Elles sont

    gnralement structures en forme de rseau, tel un jeu de Lego , imbrication de

    multiples socits aux intrts souvent divergents que D. PIOVESAN nhsite pas

    comparer aux districts industriels italiens (2003, p. 317-318).

    20 60 % dentre eux ont rencontr des difficults techniques los de la mise en place de la T2A

    (CORDIER, 2008).

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    41

    Lauteur (PIOVESAN, 2003) trace dans sa thse une analyse trs intressante de lvolution

    des cliniques prives et propose, pour en caractriser les tapes, des configurations idales-

    typiques. Inities le plus souvent sur le mode de la clinique villa o un mdecin ou

    chirurgien tend son cabinet dans un htel particulier avec un mini plateau-technique et

    quelques chambres dhospitalisation proximit, nombre dentres elles se sont ensuite

    dveloppes. On a alors, principalement dans les annes 1960-70, des petits tablissements

    sur le mode de la clinique ponyme , caractrises par un petit noyau de fondateurs qui

    gardent un fonctionnement bas sur des relations intuitu-personae. Lorsque ceux-ci passent

    la main la gnration suivante, lorganisation dbouche bien souvent sur une forme de

    clinique anonyme . Ces cliniques de groupe datent globalement des annes 1980-90,

    avec la constitution de grands groupes hospitaliers privs et lapparition de chanes de

    cliniques . Tandis que jusque l, la clinique restait fondamentalement loutil de travail du

    ou des mdecins qui la possdaient, loffensive des cliniques de groupe marque

    dfinitivement lentre dans la gestion des cliniques (PIOVESAN, 2003), la naissance

    dun capitalisme sanitaire (TANTI-HARDOUIN, 2005, p. 62).

    Une telle volution est bien le signe dun tournant gestionnaire qui, de diffrentes

    manires, a transform de lintrieur les tablissements de sant, quils soient publics ou

    privs, lucratifs ou non. Limpact dune telle transformation se fait sentir fortement sur le

    travail des diffrents acteurs : la charge de travail augmente, les contraintes se cumulent,

    les marges de manuvre diminuent, la pression de lvaluation se fait omniprsente.

    3. LIMPACT DU TOURNANT GESTIONNAIRE SUR LE TRAVAIL

    3.1. Lintensification du travail

    Le tournant gestionnaire impacte fortement le travail des professionnels de sant. La

    ncessit dune rduction des cots, accompagne de la diminution des dures moyennes

    de sjour, a conduit les tablissements, pour dgager des conomies dchelle, accrotre

    lactivit pour un mme nombre de lits, parfois mme avec des capacits daccueil en

    diminution. La rotation des lits augmente et avec elle simpose une gestion de lactivit

    en flux tendus . A peine un patient sorti, il est remplac par un autre souvent dj

    arriv, quil faut accueillir et pour lequel toute la planification des soins doit tre

    rapidement mise en place. Entre temps, il aura fallu faire le mnage des chambres ou

    dsinfecter intgralement les salles dopration selon des normes dhygine de plus en

    plus strictes. Le phnomne est encore plus marqu dans les services ambulatoires,

    confronts un flux continu de patients qui entrent et ressortent dans la journe pour des

  • Chapitre 1 Le tournant gestionnaire des tablissements de sant

    42

    interventions souvent brves. La charge de travail est de plus en plus lourde et

    saccompagne frquemment du sentiment dun manque de personnel pour y faire face.

    Lorsque les tensions se font sortir trop fortement, certains individus tendent se protger

    par des modes de retrait partiel de lactivit que peuvent constituer les formes de travail

    temps partiel ou labsentisme occasionnel (BARET, 2002 ; BOURBONNAIS et al., 2005). Dans

    des professions dj caractrises par une pnurie de personnel et des modalits de travail

    flexibles, les ajustements constants des plannings qui sont la fois cause et consquence de

    ce phnomne, psent lourd sur lactivit et reprsentent une contrainte supplmentaire

    non ngligeable tant pour les soignants que pour les cadres chargs de grer les effectifs et

    les remplacements. Le phnomne salimente lui-mme lorsque pour des raisons

    conomiques on tend limiter les remplacements et faire peser les consquences de

    labsentisme sur les salaris en poste, intensifiant encore le travail (DIVAY, 2010).

    Lintensification du travail est galement augmente par le dveloppement du travail

    administratif qui sy ajoute : il faut dsormais coder chaque acte dans le PMSI et saisir

    possiblement en temps rel des informations dans divers outils de gestion permettant de

    garantir la traabilit, de piloter lactivit et de surveiller les cots. Les runions se

    multiplient : on ne compte plus les instances obligatoires pour le suivi de la qualit, la

    gestion des risques, la scurit, lhygine, la participation des usagers, du personnel, les

    conditions de travail, la coordination entre les utilisateurs du plateau technique, etc. La

    dmarche damlioration constante de la qualit impose par la certification ncessite de

    mettre en place dinnombrables protocoles et procdures, requrant chaque fois des

    groupes de travail impliquant diverses catgories de personnel et se traduisent souvent par

    des commissions ou comits qui deviennent ensuite plus ou moins permanents.

    3.2. La monte des contraintes rglementaires et de lvaluation

    J. DE KERVASDOU recensait il y a quelques annes dj dans un hpital de province pas

    moins de quarante-deux familles de rglements auxquels ltablissement est soumis et

    pour lequel des proc