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    Vous avez dit dlocutif ?Pierre Larcher

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    Larcher Pierre. Vous avez dit dlocutif ?. In: Langages, 20 anne, n80, 1985. De l'nonciation au lexique. pp. 99-124.

    http://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1985_num_20_80_1515

    Document gnr le 08/09/2015

  • Pierre LARCHER Universit de Rennes II

    VOUS AVEZ DIT DLOCUTIF ?

    Pour Jean-Claude Anscombre

    O. Les quelques remarques qui suivent s'originent dans une enqute mene sur les dlocutifs d'une langue exotique (par rapport aux habitudes d'exemplification des linguistes) : l'arabe. Le problme, ici, n'est pas d'en trouver, mais bien plutt de mettre un peu d'ordre dans une apparente plthore ! Qu'on en juge : pour une mme locution , par exemple juciltu fid-ka (litt. je sois fait ta ranon ! ) dont on notera au passage qu'elle est syntaxiquement une phrase et n'est assimilable une locution que parce que, smantiquement, une telle phrase n'a en fait qu'un emploi : c'est une formule d' hommage , grammairiens et lexicographes classiques et post-classiques1 ne citent pas moins de trois expressions dlocutives , un titre ou un autre : le nom al-jacfada, paraphras par (citation de) l'expression juciltu fid-ka 2, le verbe fadd-hu et la locution verbale fad-hu bi-nafsi-hi, paraphrass par dire quelqu'un : juciltu fid-ka 3. Bien entendu, un tel triplet ne m'intresse que parce que chacun de ses lments est prtexte formuler une critique ou poser une question au sujet de la dlocutivit , sous ses diffrents avatars ; pour la commodit du rdacteur, sinon celle du lecteur, on entendra dsormais par DB, DF, DG, DL respectivement : dlocutivit benvenistienne, formulaire, gnralise, lexicale (Anscombre, 1979a et b, 1980, 1981).

    1. Encore la DB !

    Point n'est besoin d'tre arabisant pour observer que, des trois expressions prcites, la premire est en rapport formel avec la totalit de la locution , alors que les deux autres ne sont dans un tel rapport qu'avec l'un de ses lments, en l'espce le nom fid ' 4 ce qui ne suffit pas faire de la premire un dlocutif et encore moins de la troisime un dnominatif , mme si la deuxime peut tre assez justement appele un dnominatif de sens dlocutif .

    1. Par cette priphrase un peu laborieuse se trouve born l'essentiel de la production proprement linguistique traditionnelle de langue arabe, qui s'tend sur une dizaine de sicles et dont les deux moments de grce sont, pour la priode classique, les VIIIe-Xe sicles, et pour la priode post-classique, les XIIIe-XIVe sicles. Je m'y rfrerai souvent ici.

    2. Sous sa forme complte, cette paraphrase est donne,. entre autres, par un intressant dictionnaire thmatique du XIe sicle, le Fiqh al-luga d'al-/aclib. Sous sa forme simplifie, elle figure dans une vaste compilation lexicologique du XVe sicle, le Muzhir ff-ulm al-luga d'al- Suyt.

    3. Cits l'un et l'autre l'article F-D-Y du Lisn al-cArab d'Ibn Manzr (XIVe sicle) : il s'agit du plus grand dictionnaire classique de langue arabe.

    4. Fid' et fid ne sont que deux variantes d'un seul et mme nom.

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  • Grammairiens et lexicographes citent une vingtaine 5 de verbes et/ou 6 de noms correspondants, i.e. lexicalement relis sans que l'on puisse pour autant produire d'argument dcisif permettant d'ordonner leur relation dans un sens plutt que l'autre qui, l'instar al-jacfada, prsentent cette particularit d'tre forms sur l'ensemble d'une locution , par collision des lments la constituant, ladite locution concidant segmentalement avec une phrase ou un syntagme, nominal ou prpositionnel : e.g. hamdala = dire al-hamdu li-llhi (Louange Dieu !), sabhala = dire subhna-llhi ( = Gloire Dieu ! ), basmala = dire bi-smi-llhi (Au nom de Dieu ! ) etc.

    Pour spectaculaires et incontestables que soient de tels exemples, ils n'autorisent pas pour autant introduire une catgorie comme celle de dlocutif dans la composante proprement morphologique d'une thorie lexicale. Une telle introduction ne se justifierait que si la forme lexicale dont ils relvent faclala, pour lui donner son nom mtalinguistique traditionnel ne servait former que des dlocutifs . Ce n'est pas le cas. Partant, ceux-ci apparaissent comme un cas particulier et particulier sur le plan smantique d'un processus beaucoup plus gnral sur le plan morphologique et que l'on manquerait ce qui serait d'autant plus dommage qu'une, deux et mme trois gnralisations sont ici possibles.

    La premire et la moins intressante ! est qu'une telle forme sert driver partir d'une base suprieure un mot : syntagme ou phrase. Si la base est une phrase, l'interprtation du driv est, certes, automatiquement dlocutive , mais si elle est un syntagme, son interprtation est tantt dlocutive et tantt dnominative : sur le plan strictement morphologique, il n'y a en effet aucune diffrence entre un verbe comme rasmala ( = capitaliser) et un verbe comme sabhala, drivs l'un comme l'autre d'un syntagme nominal de mme structure un N ayant pour Dt un SN (gnitif adnominal) ; il se trouve simplement que ra's mal est un syntagme lexicalis 7, alors que subhna-llhi, lui, n'a pas d'autre emploi que locutionnel . La meilleure faon de montrer que la dlocutivit n'a aucune consistance morphologique, mais, premire vue, une trs grande pertinence smantique, serait de trouver deux drivs d'un mme syntagme, l'un de sens dlocutif et l'autre non. Un tel exemple existe : c'est le franais alerte, synthmisation du SP Verte, qui, comme substantif, fait (en diachronie, bien sr) allusion l'emploi formulaire de ce SP, constituant un appel la vigilance, alors que, comme adjectif, il est, bien plus vraisemblablement, le rsultat d'une double rinterprtation smantique et formelle de ce mme syntagme dans le contexte tre (ou se tenir) Verte contexte, o, distributionnellement, se rencontrent des adjectifs travers un emploi mtaphorique de ce prdicat : dire de quelqu'un (qui n'est pas soldat) qu'il est ou se tient l'erte revient dire qu'il est dans l'tat d'un soldat qui est ou se tient l'erte, i.e. vigilant (sens classique de l'adjectif) : cf., pour une rinterprtation smantique du mme type, tre sur la brche.

    La seconde gnralisation possible, bien plus intressante que la prcdente, est que la forme faclala sert en fait driver d'une base autre qu'un mot triconsonatique (ou plus exactement : radical triconsonantique), mais la base peut parfaitement tre un mot biconsonantique redoubl ou un mot quadrieonsonan tique, primaire ou

    5. La liste la plus complte est dans le Muzhir, dj cit. 6. Le verbe, assez souvent, ne parat pas attest et j'ai, un moment, song utiliser

    cette apparente absence comme argument pour driver le nom de la locution et le verbe, quand il est cit, du nom. J'y ai maintenant renonc !

    7. A ct du syntagme ra s mal et du pluriel syntagmatique ru 'us amwl, on trouve d 'ailleurs galement dans la langue moderne le synthme ra'sml, auquel correspond le pluriel rasml.

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  • secondaire, c'est--dire basique ou lui-mme driv d'un mot triconsonantique ( tout le moins : lexicalement reli lui) 8.

    L encore, il n'y a aucune diffrence, sur le plan morphologique, entre un verbe comme taqtaqa = faire (le bruit) taq taq et un verbe comme sahsaha bi-hi = faire sah sah, pourtant paraphras par dire quelqu'un sah ! sah ! 9, tout simplement parce que ce segment, interjet, a une valeur pragmatique prcise : il sert intimer silence (= Chut !). L'exemple prcit, on l'aura devin, n'est pas innocent. Sur le plan formel, il est en effet parfaitement comparable au franais chuchoter, mais ce dernier, bien que lui-mme mtalinguistique (== parler ou dire quelque chose voix basse, selon qu'il est intransitif ou transitif), ne renvoie qu'au bruit en fait : l'impression auditive d'une conversation voix basse (un chuintement) et non l'emploi interjectif du segment qui en est la base. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard : il semble qu'en franais les formations de ce type aient une interprtation essentiellement onomatopique . Mais le franais possde ou a possd un certain nombre d' interjectifs de sens dlocutif : Chut !, me signale Anscombre, correspondait justement un verbe chuter ; citons galement zutiste, pschitter (signal par Anscombre, 1979a, et auquel on peut adjoindre son antonyme bzit(t)er), huer (si du moins on accepte de le rapporter Hou !) etc. S'il possde peu de dlocutif s lexicaux de ce type, le franais possde en revanche un grand nombre de dlocutifs priphrastiques renvoyant la valeur pragmatique d'une interjection et d'ailleurs lexicaliss : e,g. faire ouf, faire fi de... etc. O l'on voit, contrairement ce que soutient Benveniste (1958), qu'une onomatope terme acceptable comme catgorie smiotique peut parfaitement servir de base un dlocutif : pour ce, il faut que son interjection revienne autre chose que signaler un bruit ; c'est ce qui fait toute la diffrence entre Ouf ! et Plouf !, dans Ouf ! il est enfin parti et Plouf ! il a plong 10. L'arabe classique, quant lui, possde un nombre considrable d' interjectifs , verbes (de diffrentes formes) ou noms, dont je ne donnerai ici qu'un exemple, particulirement plaisant : basas = chamelle qui ne donne son lait que stimule par le cri bis (ou bas ou buss), auquel correspondent, par ailleurs, les trois verbes basbasa, bassa et 'abassa.

    De mme, il n'y a aucune diffrence, sur le plan morphologique, entre un verbe comme marhaba-hu = souhaiter la bienvenue quelqu'un et un verbe comme madrasa = scolariser , drivs l'un comme l'autre de noms, par ailleurs lexicalement relis des verbes simples de forme facala, mais dont le premier est interprt comme dlocutif , parce que le nom marhab n'a, en fait, pas d'autre emploi que locutionnel (marhaban (bi-ka) !).

    La troisime et dernire gnralisation possible et la plus intressante est que la forme faclala est en fait une jumelle de la forme faccala (dont relve le dnominatif de sens dlocutif fadd-hu) ; comme le montrerait l'examen de leurs paradigmes respectifs, elles sont superposables, en ce qu'elles ont exactement le mme schma syllabo-vocalique ; la diffrence entre les deux ne tient nullement la

    8. En ce cas, l'une des radicales reprsente en fait un lment grammatical. 9. Article S-H du Lisan al-cArab. La construction avec SP en - signale toujours que la

    locution se crie . Cf. en franais les dlocutifs priphrastiques crier X. 10. Le capitaine Haddock et mon fils sont des filons inpuisables pour ce genre d'exemples.

    Je regrette beaucoup de n'avoir eu que rcemment communication de Anscombre (1985, paratre), qui dit tout cela bien mieux que moi. Signalons que les interjections fonction onomatopique sont susceptibles d'un emploi mtaphorique. Patatras !, par exemple, signale bien plus souvent une catastrophe qu'une dgringolade .

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  • nature et encore moins la fonction de la base, mais, au fond, la longueur de celle-ci. En consquence : partout o faclala est bien une forme drive et non basique (ce qu'elle peut aussi tre, par ailleurs), on doit prsumer qu'elle est susceptible d'entretenir avec sa base les mmes relations smantiques que faccala avec la sienne. Et l'une de ces relations est bien, dans les deux cas, de type dlocutif , si la base, quelle qu'elle soit, a un emploi locutionnel .

    Moralit : les termes de locution et de dlocutif , introduits par Benve- niste, ne sont pas exagrment heureux ; l 'analogie-opposition des dlocutifs avec les dnominatifs et autres dverbatifs l'est encore moins. Une locution peut tre en fait un mot, un syntagme, une phrase. Dire d'un mot ou d'un syntagme qu'il constitue une locution revient dire que, sans avoir la structure d'une phrase, il n'en vaut pas moins pour une phrase entire ; inversement, dire d'une phrase qu'elle constitue une locution revient dire qu'elle est une formule , sentie comme un tout formant unit. Il n'y a donc pas de dfinition autre que fonctionnelle d'une locution . Et il en va de mme d'un dlocutif , qui peut tre form sur la totalit de la locution ou sur l'un de ses lments ; un mot peut tre driv d'un autre (et notamment d'un nom) et avoir un sens dlocutif ; l'inverse, il peut tre driv d'une base suprieure une unit lexicale et ne pas tre dlocutif . L encore, ce n'est pas la forme de la base, mais sa fonction, qui fait le dlocutif .

    2. Mais quel est donc le sens d'un dlocutif '(

    2.1. Mtalangage de linguistes et mtalangage naturel.

    Les expressions du type al-jacfada sont galement intressantes, dans la mesure o elles amnent se poser la question du sens effectif d'un dlocutif . Benve- niste, qui n'en envisageait qu'une classe des verbes n'envisageait de mme qu'une seule relation smantique entre ceux-ci et leur base locutionnelle : la relation dire... , qu'il opposait la relation faire... , caractristique, selon lui, des dnominatifs . J'appellerai dsormais locutoire une telle relation, par une rfrence sans doute plus commode que vritablement fidle la terminologie d 'Austin (1962).

    Anscombre (1979a et b, 1981), qui dissout la DB dans une vaste DL, comprenant non seulement des drivs propres (type bisser), mais encore impropres (type adieu) et de simples auto-dlocutifs (type merci), au sens de Cornulier (1976), n'envisage de mme qu'une relation smantique entre dlocutifs et locutions , qu'il dsigne explicitement comme illocutoire , d'o les paraphrases : faire ce que l'on

    11. La gmellit des deux formes donne lieu entrecroisement dans le cas de hayfala (faclala) et hallala (faccala), tous deux dlocutifs de l 'ilha ll-llhu ( = il n'est dieu que Dieu), premier volet de la formule dite attestation fde la foi) (sahda) (le credo islamique).

    12. Il est pourtant clair que la paraphrase Faire N , quoi pense explicitement Benve- niste, n'a aucun caractre de gnralit et n'est pas plus rgulire que beaucoup d'autres possibles. Un exemple parmi beaucoup d'autres : tout N-er du franais o N dsigne, pour le dire dans les termes les plus traditionnels, le moyen d'une action est susceptible d'une paraphrase telle que faire ce que l'on fait avec N , e.g. scier, coller, marteler, tlphoner, etc.

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  • fait en disant X / , s 'agissant de verbes, acte de parole accompli dans l'noncia- tion de X ! , s 'agissant de noms, etc.

    Opposition du dire et du faire ici, neutralisation de l'opposition l... Que faut -il en penser ? En tant que paraphrases smantiques, les structures prcites font partie d'un prdicat mtalinguistique ayant le dlocutif pour sujet. Mais chez Anscom- bre (et c'est trs bien ainsi), ce caractre mtalinguistique s'tend la paraphrase elle-mme, qui est clairement une construction du linguiste, destine rendre compte, dans le cadre thorique o il se place, de ce qui lui parat tre le sens d'un dlocutif . Il n'en va pas du tout de mme hlas ! chez Benveniste, dont l'interprtation du dlocutif lexical X-er est fortement influence par l'existence du dlocutif priphrastique dire X. Cela est manifeste dans le cas de remercier ( que remercier signifie dire merci , on l'apprend ds le plus jeune ge ), o Benveniste est pour ainsi dire trahi par l'orthographe mme adopte (sur celle-ci, cf. Rcanati, 1981). Et il semble bien qu'il se laisse abuser par la prsence de dire dans une telle structure, qui le conduit comprendre dire X comme dire : X ! (ou dire : X ) et, partant, voir dans le dlocutif lexical X-er un verbe dnotant l'nonc d'une locution , ajoutant : le sens de la locution constituante importe peu .

    Or, Rcanati (ibidem) a montr que dans la structure linguistique dire X, l'apparence locutoire n'excluait nullement l'interprtation illocutoire : dire X, ce n'est justement pas dire : X ! , mais bien faire ce que l'on fait en disant X ! o l'on vise un usage-type et non pas un usage-token. S'il en allait autrement, on ne comprendrait d'ailleurs pas que l'on puisse dire : Pierre est arriv sans crier gare 13, parti sans me dire au revoir etc., o il est parfaitement clair que la structure dire X, tout en paraissant dnoter l'nonc d'une locution , a en fait pour sens l'effet illocutoire (prvenir, prendre cong etc.) conventionnellement attach l' nonc de ladite locution .

    Restons sur le terrain, encore si peu explor, du mtalangage naturel pour observer que si la prsence de dire, dans dire X, n'exclut pas celle de faire dans la paraphrase qui doit lui tre associe, celle de faire dans faire X o X est une expression participant des trois catgories de la locution , de interjection et de onomatope n'exclut pas davantage celle de dire dans la paraphrase : ainsi faire fi de..., c'est faire ce que l'on fait en disant quelque chose comme Fi ! . Mais l o X est une locution , sans avoir par ailleurs une apparence onomatopique, la substitution de faire dire entrane aussitt le passage d'une interprtation mtalinguistique une interprtation mtasmiotique ; on a ainsi dire/faire bonjour, au revoir, bravo, etc. 14.

    Les dire et les faire (concrets) du (meta-) langage naturel sont une chose ; les dire et les faire (abstraits) du mtalangage des linguistes en sont une autre : si on ne gagne rien (c'est un euphmisme) les confondre, on n'a rien perdre les confronter !

    13. Crier gare est dlocutif (priphrastique), non pas tant en synchronie par rapport l'actuel Gare (...), interjection de sens Attention ! , qu'en diachronie par rapport l'ancien Gare ! Gare ! des cochers, o se reconnat encore l'impratif du verbe garer et d'o est issue, bien entendu, l'interjection. Nous avons pour ainsi dire le mouvement inverse en arabe (ici : le dialecte marocain), o les portefaix des mdinas utilisent, pour se frayer le passage, balak, blak, ellipse de la phrase hud blak (litt. prends ton esprit = fais attention).

    14. Citons ici un bien bel exemple pris au franais classique : dire serviteur (= faire ce que l'on fait en disant : Serviteur !, i.e. saluer) vs faire serviteur = faire un geste ayant la mme valeur que la locution Serviteur !, i.e. tirer sa rvrence.

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  • 2.2. Dlocutifs locutoires , illocutoires etc.

    Est-ce dire pour autant qu'un dlocutif lexical ne saurait avoir d'autre interprtation qu' illocutoire ? Les dlocutifs faclala de l'arabe inviteraient en fait rpondre par la ngative, qui paraissent avoir exactement le sens postul par Ben- veniste ! Un verbe comme basmala, par exemple, semble difficile interprter autrement que comme dire (o dire = prononcer les mots de) bi-smi-llhi 15. Quant au nom correspondant, al-basmala, il est facile de voir, sur un exemple concret, quel en est le sens : tous les ouvrages classiques de langue arabe commencent par bi-smi- llhi (et pour cause : il s'agit d'une formule inauguration valeur propitiatoire 16) ; or, les commentaires, gnralement tardifs de ces ouvrages et qui ne nous font grce de rien relvent toujours cet usage ( l'auteur a commenc par la basmala ) et toujours invoquent ce propos l'autorit d'une tradition orale de Mahomet ( Toute entreprise qui ne commence pas par bi-smi-llhi ar-rahmn ar- rahm est (comme) mutile ). La parfaite interchangeabilit dans un mme contexte (celui constitu par le verbe bada'a - commencer par... ) du dlocutif lexical d'une part, du simple autonyme de la locution d'autre part, suggre immdiatement qu'un nom comme al-basmala n'a en fait pas d'autre sens que la formule bi- smi-llhi . Je ne dirai pas pour autant que le sens de la locution constituante importe peu . Je dirai plus simplement que ce n'est pas sur lui que l'accent est mis. Ce qui permet de l'affirmer, c'est que les dlocutifs faclala (verbes ou noms) sont en fait doubls , dans le lexique de l'arabe, soit par un autre dlocutif faccala de sens manifestement illocutoire, en ce qu'il peut (c'est le test gnralement admis : cf. Anscombre 1979a et b) faire allusion renonciation d'autres mots que ceux avec lesquels il est en rapport formel, soit par un verbe non-dlocutif, mais qui a la particularit, dans certains contextes, de dsigner l'acte illocutoire accompli dans Pnoncia- tion d'une locution spcifique. Ainsi, pour la locution juciltu fid-ka, cite en O., avons-nous d'une part al-jacfada la formule juciltu fid-ka et d'autre part fadd-hu = faire ce que l'on fait en disant quelqu'un juciltu fid-ka ou telle autre formule de mme sens, i.e. assurer quelqu'un de son entier dvouement, lui tmoigner respect et vnration ; de mme pour subhna-llhi, avons-nous d'une part sabhala = dire subhna-llhi et d'autre part sabbaha (form sur le seul nom subhn) 17 = faire ce que Ton fait en disant subhana-llhi (cf. l'nonc coranique sabbih bi-hamdi rabbi-ka, bien traduit par D. Masson 18 par clbre la louange de

    15. Sbawayhi (VIIIe sicle), le premier grammairien de langue arabe dont l'ouvrage nous soit parvenu (et le seul ou presque dont la renomme ait franchi les frontires de l'aire arabo- musulmane), utilise, pour les verbes de ce type, ct du verbe qla (= dire), le verbe lafaza ... ( = prononcer les mots de). L'emploi de ce verbe est d'autant plus intressant que, dans la terminologie des grammairiens arabes, lafz dsigne toujours 1' expression , par opposition au sens (macn).

    16. Ils ne font jamais aucune action, pour peu de consquence qu'elle soit, qu'ils ne disent premirement bismillah , c'est--dire au nom de Dieu, soit lorsqu'ils veulent monter cheval ou en descendre, ou jouer, ou manger, ou faire quelque ouvrage que ce soit, ils commencent toujours par l, cela est fort louable... (Jean Thvenot, Voyage au Levant, 1665). J'ai mis entre guillemets inauguration et propitiation qui traduisent les termes de 'istif- th et de tabarruk, dont les auteurs arabo-musulmans se servent pour dcrire la valeur pragmatique de la formule et dont ils disent (par exemple al-Bqillan (Xe sicle) dans son trait de rhtorique applique au texte coranique, 'Fjz al-Qur'n) qu'elle est incorpore (tadmn) son sens mme.

    17. Un grand grammairien du XIIIe sicle, Ibn Yacfe, note dans son trait que sabhala est driv de subhna-llhi, mais sabbaha du nom subhn, que l'on trouve dans cette formule, aprs que celui-ci eut t mentionn et son sens reconnu .

    18. Traduction franaise du Coran, 2 vol., Gallimard, collection Folio.

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  • ton Seigneur , et qui serait difficilement concevable si sabbaha, l'instar de sab- hala, avait une signification purement locutoire ). Le second cas de figure est bien illustr par le couple hallala = dire l 'ilha 'ill-llhu/sahida = attester, mais qui, employ intransitivement, signifie attester sa foi , autrement dit dsigne l'acte dont les mots prcits sont le moyen canonique 19.

    Si, pour des raisons thoriques, on lie dlocutivit lexicale et interprtation illocu- toire, il faut en fait exclure les dlocutifs faclala du champ de la dlocutivit . Et si, inversement, l'observation empirique ! que des dlocutifs n'ont pas une interprtation de ce type amenait poser que celle-ci, tout en tant possible, n'est nullement ncessaire ?

    Commenons par noter qu'une interprtation de type locutoire se retrouve pour de nombreux dlocutifs du franais : pour un segment x, qui connat un emploi interjectif et substantif, un x pourra ne dsigner rien d'autre que le cri x ! , e.g. de nombreux qui- vive retentirent (Balzac, cit in Robert), la garde impriale entendit le sauve-qui-peut ! qui avait remplac le vive l'empereur ! (Hugo, ibidem) etc. Une telle interprtation peut, certes, tre impute au contexte , o la prsence mme de verbes tels que retentir ou entendre privilgient l'aspect parole au dtriment de l'aspect acte . Notons cependant que bien que proches par le sens d'une citation (dans le premier cas) ou d'un autonyme (dans le second cas), ces substantifs n'ont nul besoin d'tre distingus par des marques graphiques particulires, tels que guillemets ou italiques.

    Mais allons plus loin : dans bien des cas, le dlocutif lexical a en fait pour sens un effet non-illocutoire ; il dsigne ce que renonciation de la locution amne gnralement faire faire ou, pour le dire autrement, la rponse au signal que constitue la locution . Si, par exemple, il n'est pas redondant de parler d'un ordre de cessez-le-feu , c'est parce que le nom cessez-le-feu, tout en se prsentant comme le driv impropre de l'ordre Cessez le feu ! , dsigne en fait la cessation du feu rsultant de cet ordre. En ce cas d'ailleurs, par une illusion de sens comparable mutatis mutandis la fameuse illusion performative , le nom peut, la limite, ne plus tre senti comme d-locutif : c'est inversement la locution qui sera sentie comme l'interjection -jussive- d'un nom ! C'est, par excellence, ce qui se passe avec garde--vous ( tre ou se mettre au garde--vous ) qui ne dsigne rien d'autre que la position rglementaire commande par le cri Garde--vous !. Des significations de ce type se retrouvent avec sauve-qui-peut, qui, dans le contexte ce fut le sauve-qui- peut gnral dsigne en fait la fuite, dsordonne et perdue, dont le cri Sauve-qui- peut ! donne le signal, ou encore avec bis : dans le contexte du spectacle, le seul substantif bis de plein exercice que le franais possde dsigne en fait la rptition (i.e. ce que l'on demande au moyen du cri Bis ! ) et non la demande de rptition 20 (en revanche, dans le langage musical, un bis dsigne bien l'indication d'avoir rpter que constitue le signe bis port sur une partition). On pourrait facilement multi-

    19. Existe galement le verbe tasahhada, mais celui-ci renvoie plus prcisment une partie de la prire rituelle caractrise par la rcitation de la sahda, chacun des deux volets de celle-ci tant prcde du performatif 'hadu, ce qui ne suffit pas faire de ce tasahhada, comme le voudraient certains lexicographes arabes anciens, un dlocutif de 'ashadu. De par sa morphologie mme, ce verbe a, en effet, pour sens (prdictible) quelque chose comme se faire tmoin . Notons enfin, dans les dialectes arabes, l'existence d'un verbe ahhada rciter la sahda.

    20. Le verbe bisser, selon qu'il est construit avec un SN ayant le trait + ou humain , renvoie l'emploi interjectif ou substantif du morphme bis : les spectateurs bissrent la cantatrice et la cantatrice bissa la Mort d 'Isolde (ou la cavatine d'Agathe, ou tel autre air du rpertoire qu'il vous plaira) .

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  • plier les exemples de ce type de relation smantique du dlocutif la locution , qui m'intresse d'autant plus qu'elle n'est pas prdite par le mcanisme de la DG.

    Dans de nombreux cas, nous sommes beaucoup moins dans le domaine des actes illocutoires proprement dits, que dans celui des significations attestes , selon la terminologie de Ducrot (1972). C'est le cas pour m'as-tu-vu, exemple souvent cit, qui dsigne un personnage vaniteux par une allusion, aujourd'hui perdue 21, la question M'as-tu vu (dans tel rle) ?, attestant une vanit d'acteur. Il en va de mme pour je-m 'en-fichiste (je-m 'en-foutiste). Cf. galement une expression telle que monsieur j'ordonne.

    Bien souvent, pour comprendre le sens effectif d'un dlocutif , il faut faire intervenir, ct de la dlocutivit , d'autres mcanismes, tels que la mtaphore ou la mtonymie, qui compliquent d'autant la paraphrase. Dans l'ordre de la mtonymie, l'une se dtache comme particulirement importante : c'est celle fonde sur la contigut du geste et de la parole, qui, seule, permet d'expliquer que ce qui se prsente comme le nom d'une parole dsigne en fait un geste {salve, bravo) et, inversement, que beaucoup de verbes dits performatifs sont tymologiquement mtas- miotiques ipromittere, cf. Rcanati, 1981 ; supplier, cf. Anscombre, 1981). Citons ici un bien joli exemple, pris l'arabe, avec une lumineuse paraphrase due un lexicographe du Xlme sicle : camr(a) = salut ou salut , i.e. plante odorifrante {rayhn : myrte ou basilic) avec laquelle on salue le souverain en lui disant cam(m)ara-ka-llhu (= Dieu te donne longue vie ! ) 22.

    Il ne s'agit pas pour moi d'inventorier ici l'ensemble des relations qu'un dlocutif est susceptible d'entretenir avec la locution , mais simplement de suggrer qu'une relation de type locutoire ou illocutoire n'en puise nullement la signification effective. Mieux : un mme dlocutif peut, suivant le contexte, faire allusion de diffrentes manires sa base locutionnelle . J'ai not ci-dessus une interprtation locutoire pour qui-vive. En voici maintenant une autre, nettement illocutoire : M. le Prince rencontra l'avant-garde de son arme, dont quelques cavaliers vinrent au qui-vive avec M. le Prince (La Rochefoucauld, cit par Littr). Ici qui-vive ne dsigne plus le cri Qui vive ?, mais la procdure d'identification, obligeant le destinataire se nommer, dont le cri Qui vive ? tait le moyen conventionnel. Et, bien sr, le mme qui-vive, dans le contexte tre sur le qui-vive , renvoie la signification atteste de ce cri (dans une utilisation d'ailleurs diffrente de la prcdente), i.e. un tat de vigilance passablement souponneuse et inquite.

    Est-ce dire alors que la signification d'un dlocutif est purement idiosyncrasique et ne saurait tre prdite en aucune manire ? videmment non et le fait mme que l'on ait pu constituer les exemples prcits en sries montre qu'il existe des rgularits, mme s'il est difficile de formuler une rgle gnrale, autre que simplement redondante.

    En diachronie, on mettrait par exemple en vidence une corrlation entre le caractre dclaratif ou jussif de la phrase de dpart (la plupart des locutions

    21. On trouve parfois l'orthographe matuvu, qui montre que le terme n'est mme plus senti comme le driv impropre d'une question. Mais cela n'est pas vrai de tous : cf. cette publicit, pour des chemises, lue rcemment dans un magazine : on a trop vu les m'as-tu-vu : la classe revient au galop .

    22. Al-Zamahsar, 'Ass al-balga (art. C-M-R). Comme son nom l'indique (XIIe sicle), il s'agit d'un dictionnaire rhtorique, distinguant pour chaque article les sens propres et les sens figurs. C'est en outre un modle de prcision et de concision en ce qui concerne l'organisation des relations lexicales.

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  • n'tant rien d'autre que des phrases ellipses) et l'interprtation effet illocutoire vs effet non -illocutoire du dlocutif (on verra en 4. que les choses sont bien plus compliques et qu'il faut galement prendre en considration la relation predicative et la diathse). Ainsi adieu et merci dsignent les actes (salutation de dpart, remerciement) qu'accomplissait dj, mais sans les dsigner, renonciation des phrases je te recommande Dieu (Xllme sicle : A Deu te cornant) et c'est la vostr merci (pour ce dernier, cf. 3). Inversement, garde--vous et sauve-qui-peut dsignent ce que renonciation des phrases Prenez garde vous ! et (Se) sauve qui peut ! amenait, mais sans le dsigner, leur destinataire faire, l'originalit du cri Sauve-qui-peut ! tenant ce qu'il est tout la fois signe (dans la bouche de celui qui le pousse) et signal (pour ceux qui l'entendent) de panique (contagieuse, comme chacun sait !) ; ce titre, le cri est proche de l'impratif Fuyons ! (forme d'allocution incluant le locuteur) 23 et le substantif dnote le fait tout la fois attest et dclench par le cri.

    En synchronie, il serait facile de prdire le sens d'une ventuelle substantivation d'une locution , dont aucun emploi substantif ne parat par ailleurs attest . Que pourrait bien dsigner un a-dieu-va , par exemple, dans la synchronie du franais classique, sinon le commandement A Dieu va ! lui-mme, ou bien alors la manuvre commande par ce cri ? Autre exemple, pris au franais contemporain : le critique littraire du journal Le Monde (3/5/85) intitulait une de ses chroniques : Vertiges de l' -quoi-bon ? 24. Quoique citation {cf. la phrase : c'est dit sur tous les tons : quoi bon crire un roman, puisque le roman, c'est de la merde ? 25), la transposition nominale de cet A quoi bon...? n'en fonctionne pas moins exactement comme un dlocutif, nommant ce qui est en fait la signification atteste de la question, c'est--dire un certain sentiment de panne {dixit le chroniqueur), de blocage, d'impuissance, de renoncement (ici vis--vis de la littrature de fiction). Bien entendu, si la transposition nominale d'une locution peut tre interprte, c'est parce que ladite locution est en fait ce qu'Anscombre (1979a et b) appellerait le dlocutif gnralis ou (Anscombre, 1981), plus prcisment, le dlocutif formulaire d'une phrase qui, rgulirement employe d'une certaine manire, a fini par tre relue travers ce qu'elle revient faire ou faire faire. Il se trouve en effet que la question A quoi bon...1 ne s'interprte jamais comme une question, au sens illocutoire de ce terme, que l'nonciateur poserait au destinataire sur l'utilit de telle ou telle chose, mais toujours comme une question rhtorique que l'nonciateur se pose lui-mme (ce qui n'exclut pas qu'elle puisse concerner le destinataire) et valant rponse : A quoi bon ? = c'est inutile, a ne sert rien, a n'en vaut pas la peine (la mimique d'accompagnement semble d'ailleurs tre l'esquisse d'un geste de lever les bras au ciel ). De mme A Dieu va !, qui se prsente comme une formule propitiatoire, par laquelle on s'en remet Dieu, rgulirement associe au commandement d'une manuvre (virement de bord), dans des conditions suffisamment dangereuses (vent devant) pour justifier l'emploi d'une telle formule, en vient se substituer mtonymiquement c'est du moins l'hypothse que l'on est amen faire 26 au commandement explicite et valoir pour lui. Ce qui

    23. Comme on peut le vrifier dans cette aventure du Lieutenant Blueberry [La Tribu fantme, Hachette, 1982, p. 47), o les poursuivants de la tribu, tombe dans une embuscade que celle-ci leur tend, s'crient l'un Fuyons ! et l'autre Sauve-qui-peut ! .

    24. Peut-tre y a-t-il ici d'ailleurs rminiscence d'une transposition nominale d'A quoi bon... ?, qui a failli russir dans le contexte de la philosophie de l'aprs-guerre.

    25. L'absence de guillemets pour A quoi bon... suggre qu'il s'agit moins d'une transcription littrale d'un segment du roman que d'une interprtation.

    26. On peut admettre le concept de loi de discours , tout en reconnaissant que l'acte illocutoire qu'elle drive de l'acte primitif est bien souvent celui ralis par un nonc contigu, explicite ou seulement implicite.

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  • bien entendu nous intresse dans de tels exemples, c'est que si dlocutivit gnralise il y a, celle-ci a opr sur place , c'est--dire sans intervention d'aucun processus de dlocutivit lexicale stricto sensu, ce qui suggre une possible rvision du mcanisme mme de la DG.

    3. Faut-il rviser le mcanisme de la DG ?

    Pour mmoire : sous le nom de DG, Anscombre (1979a) propose un mcanisme en quatre tapes, (A), (B), (C), (D), auxquelles Anscombre (19796, 1980) en ajoute une cinquime (E). Ultrieurement, Anscombre (1981) parle de DF dans le premier cas et de DG dans le second : si la DL fait passer d'une formule un lexeme , la DF fait inversement passer d'un lexeme une formule et la DG d'un lexeme un autre lexeme ; en somme, la DG combine, comme le note Anscombre, deux processus de DF et de DL.

    Pour infiniment sduisant que soit ce mcanisme, il ne m'en gne pas moins depuis toujours sur deux points :

    1) S'il ne prsuppose pas (Anscombre, 1981) l'identit formelle de F] (o Fj est l'emploi formulaire du stade (B)) et de F2 (o F2 est le nouveau morphme cr au stade (C) et dont le sens S2 fait allusion la valeur pragmatique de Fj avec le sens S]) 27, il n'en prsuppose pas moins une stricte identit formelle ( tout le moins segmentale) des emplois formulaires du stade (B) et du stade (D), ceux-ci tant en effet donns comme une simple relecture de ceux-l travers la valeur S2 de F2. On ne peut certes exclure la possibilit d'une telle identit et l'on veut bien croire, par exemple, que lat. salve(te), formule conventionnelle de salut, de sens Salut toi (vous) ! , est le dlocutif formulaire de salve(te), souhait de sant valeur salu- tatoire, de sens Sant toi (vous !). On peut galement considrer comme une simple variante du cas prcdent, celui o les stades (B) et (D) ne se distinguent que par une analyse diffrente du segment linguistique, comme fr. h ! las (se)... /hlas ! ou ar. habba d...! /habbada...!28. Mais on ne le peut plus, quand le stade (D) se prsente comme une dformation dont Anscombre ne souffle mot du stade (B) : une telle dformation est systmatique pour les jurons du franais (e.g. je renie Dieu/ jar nidieu (bleu) ! ; elle se retrouve ne arabe avec camra-ka-llha, dformation d'un souhait de longue vie qui ne peut tre que camara-ka-llhu, mais qui prcdant une demande (de faire ou de dire ) en vient, par un banal effet mtonymique, marquer, par anticipation, la requte qui le suit 29. Et on le

    27. Et pour cause : (B) et (C) s'opposent comme unit de discours unit de langue , et donc, bien souvent, comme forme d'emploi d'un morphme (forme dcline d'un nom ou conjugue d'un verbe par exemple) au morphme lui-mme.

    28. Synthmisation d'une forme verbale et d'un dmonstratif, constituant une exclamation admirative ( peu prs : Bravo pour ce...), et laquelle correspond le dlocutif lexical habbada-hu = faire ce que l'on fait en disant : habbad... !, i.e. louer, approuver, apprcier, applaudir , tre partisan de...

    29. Un grand grammairien du XIHe sicle, Rad-1-dn al-'Astarbd, dcrit en dtail le mouvement, tant sur le plan smantique que syntaxique : il note que on peut introduire une requte par un souhait adress au destinataire de la requte et impute au fait que camr s est incorpor la valeur de requte (dummina camr macn-s-su 'al) le changement de flexion de 'Allah. La mme loi de discours qui tient de la captatio benevolentiae parat l'uvre en arabe marocain pour baraka-llhu fk (= Dieu te bnisse), qui, quoique largement confondu avec la valeur pragmatique de remerciement, ne s'interprte plus comme Merci ! mais bien comme S'il vous plat ! quand il prcde une demande : or cette valeur parat

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  • peut encore moins quand l'emploi du stade (D) consiste en un segment quel qu'il soit : mot, syntagme, phrase qui se retrouve au stade (B), mais dans un contexte verbal largi. Il est clair, par exemple, que le franais n'a jamais eu de Mercij ! comme formule de remerciement (celui-ci existe, mais il sert crier merci , non rendre merci ) ; ce qu'il a eu, en revanche, c'est un ensemble de formules, qui ont valeur de remerciement, et o apparat merci\ : e.g. vostre merci !, la vostre merci !, la vostre grant merci !, grant merci !, granz mercis !, rapportables au moins les quatre premires une phrase telle que c'est la vostre (grant) merci , que l'on rencontre occasionnellement (par exemple Tristan, de Broul, v. 2727). Qu'il s'agisse de merci i est prouv non seulement par la prsence de l'article la merci\ est du fminin en franais, mais merci^ du masculin, changement de genre dont il convient d'ailleurs de rendre compte , mais encore par le possessif vostre : en changeant de sens, merci change en effet de sens et l'on passe de LA merci i que TU ME fais (et que je reconnais) AU merci^ que JE TE fais (justement en la reconnaissant) : dans la confusion de la valeur pragmatique et du sens lexical, comment ne pas reconnatre le rle essentiel jou par l'ellipse ?

    Ce rle de l'ellipse, Anscombre, bien entendu, ne le mconnat pas, qui introduit (1980, 1981) un concept d'ellipse comme hypermarqueur de drivation illocutoire , forant ladite drivation et la rendant obligatoire (notons que la dformation du segment linguistique, dans la mesure ou elle joue le mme rle, pourrait sans doute tre elle-mme assimile un hypermarqueur ). Compte tenu de ce qui a t dit prcdemment, on devine dj que j'aimerais faire, de manire gnrale, du dlocutif formulaire (stade D) ce qu 'Anscombre appelle une combinaison marqueur + hypermarqueur . Las ! S'il parle d' hypermarqueur , c'est parce que l'ellipse, pour lui, ne fait que se superposer un marqueur plein , i.e. une expression parvenue au stade (D). S'il est vrai, comme il note, qu' il est absolument impratif que [ce] stade ait t atteint pour que lliypermarqueur puisse jouer , il faut alors en conclure que la phrase (c'est) (la) vostre (grant) merci , puisqu'elle s'ellipse, est en fait une expression du stade (D) et non du stade (B) autrement dit une formule parfaitement conventionnelle (et non conversationnelle ) de remerciement, relue travers une loi de discours L, qui drive facilement un tel acte de l'acte primitif d'assertion pour lequel cette phrase est marque (une telle loi est l'uvre, en franais moderne, pour c'est gentil...30). S'il en va bien ainsi, il faut alors dissocier radicalement les deux processus combins par la DG et prendre au pied de la lettre cette autre remarque d'Anscombre (1981) que la dlocutivit lexicale s'appuie sur une dlocutivit formulaire antrieure, ou si l'on prfre, qu'il n'y a

    aussi difficile driver de la valeur de remerciement que facile driver de la valeur primitive de souhait (de baraka). Notons qu' la locution camra-ka-llha correspond le dlocutif lexical cammartu-ka-llha ammiru-ka-ll-ha ( peu prs : je t'adjure par Dieu...), intressant deux titres : bien que ce verbe soit doublement transitif sur le plan syntaxique, il est clair que ses deux objets, sur le plan smantique, se rattachent en fait camr, sur lequel il est form {cf. en franais une expression telle que hommage lige : ce qui est lige, c'est l'homme et non l'hommage ! ) ; d'autre part, ce verbe est toujours cit par les lexicographes la lre personne, dans un contexte o il est interchangeable avec la locution, ce qui revient poser une nouvelle fois la question des rapports entre performativit et DB (Anscombre, 1979a) : dans quelle mesure, une cration localise de performatifs partir de locutions ne serait-elle pas, malgr tout, possible ? Cf., en franais, une formule telle que Je t'emmerde , dont la valeur de disqualification parat difficile driver d'une quelconque des valeurs lexicales du verbe emmerder, alors qu'elle est aussi celle de (Je te dis) : Merde !

    30. On a non seulement c'est gentil de ta part, mais encore c'est gentil toi de..., qui reproduit la construction de (re)merci(er) : il est facile de vrifier que le SP ne se rattache pas, malgr les apparences, l'adjectif gentil, sans quoi on devrait avoir *a t'est gentil de..., comme on a par exemple c'est facile toi de... /a t'est facile de...

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  • dlocutivit lexicale que moyennant une dlocutivit formulaire antrieure, et qui lui sert de base . En ce cas, la DF ne ferait pas passer d'un lexeme une formule , mais en fait d'une phrase de la langue (qui se prsente, bien entendu, comme une suite structure de mots) une formule du discours , via un nonc e de cette phrase p dans un contexte verbal et/ou extra-verbal donn31. La DF dcrirait ainsi, sous un autre nom, ce processus de conventionalisation , dont parle Ducrot (1984). Et c'est seulement partir d'une formule conventionalise dans telle ou telle fonction illocutoire qu'interviendrait un autre processus, entirement distinct du prcdent et n'y jouant par consquent aucun rle ! de rcupration ventuelle par le lexique, sous une forme ou sous une autre (il en existe en effet plusieurs), de la valeur pragmatique. Cet accomplissement conventionnel du stade (D) ne serait- il pas en fait un accomplissement explicite ?

    Aporie ? En fait le mcanisme de la DG parat mal adapt au cas des locutions . On peut tre d'accord sur le point de dpart un nom mercii de sens Sj = grce, faveur et sur le point d'arrive un nouveau nom mercii de sens S2 = remerciement , d'accord galement sur le lien entre ces deux sens l'emploi de mercii dans des formules de remerciement et ne pas tre d'accord sur le parcours lui-mme. Si l'on se demande comment ce qui, au dpart, est une valeur nonciative devient sens lexical d'un segment de l'nonc primitif ; si l'on observe que merc2 ! ne peut tre le dlocutif formulaire d'un mercii ! qui n'a jamais exist et que le franais a eu en fait la locution grand merci ! (XlIme/XIXme sicle) et le dlocutif lexical un grand merci ( partir du XVIme sicle) bien avant d'avoir la locution Mercii ! et le dlocutif lexical un mercii, on est amen poser que les mots employs n'ont pu s'incorporer leur sens mme la valeur de leur emploi que par une suite d'ellipses qui l'y ont progressivement fait entrer, suivant le principe : chaque rduction de l'expression correspond une augmentation de sens du segment restant. Dans le cas de merci, si l'on prend pour point de dpart la formule c'est la vostre grant merci , une premire ellipse oblitre , suivant l'expression d'Anscom- bre, l'acte primitif (assertion) et une seconde, en effaant l'article et le possessif, permet ce que l'on peut appeler une rinterprtation autodlocutive de grant mercii en grand-mercii : notons qu'il ne s'agit nullement de transfrer grand merci le mcanisme appliqu par Anscombre merci ; pour moi, grand merci n'est pas le point de dpart d'un processus d'volution smantique : ce n'est qu'une tape dans un tel processus, dont aucune ne peut tre proprement dite dlocutive formulaire d'une autre, mais dont chacune marque , sous une forme rduite, la drivation illocutoire que marquait la prcdente, sous une forme largie. En fin de course, on trouve, bien sr, le dlocutif lexical un grand merci, qui atteste le figeaient, mais, au vrai, ne joue aucun rle dans le figement lui-mme. Rectifions une erreur souvent commise : un grand merci ne doit pas son genre masculin la prsence de l'adjectif grand (ancien adjectif de la deuxime dclinaison), mais au fait qu'il est la transposition nominale d'une unit de discours, qui, en franais, se fait rgulirement au masculin, indpendamment de la prsence ventuelle d'un nom fminin dans ladite unit [cf. Mea culpa/un mea-culpa32 ; Prire d'insrer /un prire d'insrer etc.). Ce qu'il

    31. Il est clair, par exemple, que la valeur de salutation de dpart de A Deu te cornant (et, partant, celle d'adieu) drive au premier chef de la position relative de cet nonc dans le discours et du fait qu'on ne recommandait Dieu que dans une situation de grand dpart. Cf. Erec et Enide, de Chrtien de Troyes, v. 269-274 : Dame je ne puis plus tardier/sivre m'estuet le chevalier/je m'en vois : a Deu vos cornant / Et la reine autresimant/a Deu, qui de mal le desfende, /plus de. Ve. foiz le comande .

    32. Bien qu'il s'agisse d'une locution latine, le genre du nom pouvait tre d'autant moins ignor que le franais a galement l'expression battre sa coulpe (qui a un double caractre mtasmiotique et dlocutif : faire ce que l'on fait quand on se bat la poitrine en disant : Mea culpa ).

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  • est plus intressant de noter, c'est que ce qui se disait rgulirement grant merci une tape antrieure n'ait pas t rgularis en grande merci une tape ultrieure : cela prouve qu'au moment o a t cr le dlocutif lexical, la locution n'avait plus en fait une telle lecture. Enfin, en ne postulant pas une tape (C) qui serait celle de la cration d'un nouveau morphme merc2 de sens S2 = acte que l'on accomplit dans renonciation de Merci\ ! et auquel Anscombre (1979a) attribue explicitement la catgorie de substantif , il me semble qu'on vite l'tape (D) un inconvnient autrement invitable, celui de prendre Merc2 ! pour l'interjection d'un tel substantif : mme si le morphme merci a, lexicalement, le mme sens dans son emploi interjectif et dans son emploi substantif, il ne fonctionne pourtant pas, syntaxiquement, dans son emploi interjectif, comme un nom, mais comme un verbe, se combinant par exemple avec des adverbes (Merci beaucoup, infiniment).

    2) le mcanisme d'Anscombre prsuppose galement l'existence d'emplois non- formulaires pour le mme segment linguistique, l'tape (E) tant en effet prsente comme celle de la relecture des emplois (c'est moi qui souligne) de F2 au stade en donnant Fj le sens S2. Encore faut- il que de tels emplois existent ! Il n'est pas rare en effet que le segment linguistique tudi n'ait en fait pas d'autre emploi que formulaire. L encore, Anscombre ne le mconnat pas, qui note (1979b) propos de nom de Dieu, que le stade est sensiblement diffrent du stade des insultes, du fait qu'il n'y a pas substantivisation, et est probablement caractristique des jurons , ajoutant : nous pensons d'ailleurs qu'il doit tre possible de classer les auto- dlocutifs et de faon consistante selon le mode de formation de leur stade (C) . A ma connaissance, Anscombre n'a jamais apport de prcisions complmentaires sur ce point. Contentons-nous, pour notre part, de noter que ce stade (C), selon que le segment linguistique a ou n'a pas d'autre emploi que formulaire, n'a pas le mme statut mthodologique : dans le premier cas, il peut passer pour une tape concrte d'un processus d'volution smantique (c/. l'analyse qu 'Anscombre, 1981, donne de je suis dsol : observant que l'on peut dire Pierre est dsol, il ne viendra pas notre runion, mais non Pierre a dit : je suis dsol = Pierre a t dsol, il en tire la conclusion que si, formulairement, je suis dsol en est au stade (D) il est relu travers la loi de discours qui, au stade (B), permet de driver un acte d'excuse de l'assertion d'un tat psychologique 33 , lexicalement, le prdicat

    33. Notons cependant qu'une telle loi ne peut driver un tel acte partir de je suis dsol que pour autant que celui-ci porte sur un contenu de p vs que p (je suis dsol de ne pouvoir venir vs que tu ne puisses, Pierre ne puisse venir). Et il parat aussi essentiel l'accomplissement conversationnel de l'acte d'excuse, au moyen de je suis dsol, que celui-ci porte explicitement sur un tel contenu, qu' son accomplissement conventionnel de n'y porter pas. Anscombre (1981) parle en ce cas d'un dcrochement (ici : sans copie) comme hypermar- queur et note, par ailleurs, la tendance l' autonomisation de la combinaison marqueur + hypermarqueur , ce qui se vrifie avec je suis dsol : mme si l'on trouve un p explicite sur lequel il pourrait porter, c'est en fait sur un p implicite qu'il porte, comme le montre le fait que l'on peut sparer je suis dsol et ce p par un mais ( Je suis dsol, mais je ne pourrai pas venir votre runion ). Or, dans son emploi non formulaire, le prdicat tre dsol n'est senti comme faisant allusion l'emploi de la formule je suis dsol que dans ce cas (et, encore, la seule 3me personne du prsent : pour ainsi dire du style indirect libre , me fait remarquer Anscombre). Peut-on alors maintenir une tape (C) intercale entre (B) formule conversationnelle et (D) formule conventionnelle et jouant, du fait de sa place, un rle dans la conventionalisation, alors qu'inversement la lexicalisation ou plutt l'bauche de lexicalisation apparat ici comme une consquence de la conventionalisation ? Consquence possible, mais non ncessaire : elle ne s'est pas produite pour je regrette, qui a la forme d'un performatif de regret , avec dcrochement sans copie, mais qui est en fait un perfor- mateur d'excuse, non plus qu'avec je vous en prie, qui a la forme d'un performatif ,

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  • tre dsol n'en est qu'au stade (C) = se dire dsol pour s'excuser , mais non au stade (E) = faire l'acte (d'excuse) que l'on fait en disant je suis dsol2 ) ; dans le second cas, le stade (C) est purement abstrait , au sens o un linguiste est srement fond dire que le morphme hlas, par exemple, reprsente une rinterprtation smantique et formelle d'un stade (B) = h ! las.... L'ennui, c'est qu'aucune catgorie ne peut tre attribue au dit morphme, hormis justement celle de l'interjection, ce qui revient dire qu'il n'a pas d'autre emploi que formulaire. Bien sr, dans le cas de hlas, ce morphme a galement un emploi substantif un /des hlas (frquent en franais classique), mais on ne voit pas trs bien comment le franais serait pass de (B) = {h ! las...)\ (C) = un hlas2, alors qu'on voit trs bien comment un tel passage peut se faire partir de hlas 2 !, puisqu'il est virtuellement possible pour tout segment fig du discours : l encore, il vaut mieux prendre le dlocutif lexical pour ce qu'il est, une consquence possible mais non ncessaire d'un figement, qui ne joue aucun rle dans le figement lui-mme. La seule alternative possible si l'on ne veut pas faire, comme le fait pourtant Anscombre propos de nom de Dieu, de l'tape (C) celle de la fabrication d'une interjection , ce qui revient alors faire de l'tape (D)... l'interjection d'une interjection est :

    1) de prendre acte que la notion de lexicalisation de la valeur pragmatique est fcheusement quivoque, puisqu'elle recouvre au moins trois cas , soit une simple resmantisation d'un segment linguistique qui est dj un mot, soit une double rinterprtation smantique et formelle d'un segment, qui, au stade (B), est un syntagme ou mme une phrase entire (ici, il n'y a pas seulement changement de sens, mais encore de catgorie), soit, enfin, un simple figement , une simple cristallisation de la valeur pragmatique : mais ce figement n'implique nullement que le rsultat soit un mot , relevant d'une catgorie lexicale dtermine ; autrement dit, ce figement peut parfaitement se faire non pas partir, mais au travers mme d'un emploi formulaire ; et

    2) ayant pris acte de 1), rechercher s'il n'y a pas d'autres raisons, et par exemple des raisons proprement formelles, pouvant rendre compte du figement. Dans le cas de hlas, nul doute qu'il est non seulement possible, mais encore ncessaire d'allguer de telles raisons si l'on veut comprendre pourquoi et comment le franais a un morphme hlas, se dfinissant fondamentalement comme une interjection. Ici, il faut partir non de h, las !, mais de h ! las... et observer qu'au stade (B), il s'agit d'une squence de deux lments, dont l'un est dj une interjection de tristesse (quivalente de Ah !, que l'on trouve d'ailleurs, sous la forme Ha ou A, dans certaines varits dialectales du franais mdival : cf. anglais alas) et l'autre un adjectif de sens malheureux , mais qui a cette particularit d'tre non pas prdiqu d'un sujet, mais, en apposition un sujet, qui est toujours je, de sorte qu'il est senti , non pas comme affirm , mais comme exclam (appositions et exclamations, on le sait, ont des proprits communes) : cf. par exemple, Prise d'Orange v. 1544 : sovent se claime malheureuse lasse ; cette dernire expression peut tre dite dlocutive priphrastique par rapport au stade (B), o l'adjectif las se trouve bien souvent redoubl par un adjectif de mme sens : h ! las malheureux, h ! las dolent, h ! las chtif..., qui fait ainsi apparatre h ! las... comme un segment invariant dans des contextes variables : n'est-on pas alors ramen, pour hlas ! lui-mme, ce qui, pour moi, constitue le cas gnral : une combinaison marqueur -f- hyper- marqueur ?

    dcroch avec copie, de prire , mais a en fait des valeurs pragmatiques qui n'ont plus rien voir avec elle (on pourrait pourtant imaginer une rcupration par le lexique de l'une quelconque de ces valeurs, soit sous la forme d'une resmantisation de prier, soit encore sous celle d'une cration lexicale en-prier).

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  • Le verbe fadd-hu peut parfaitement servir illustrer les quelques propositions qui viennent d'tre esquisses. En le paraphrasant par dire quelqu'un : juHltu fid-ka , le lexicographe ancien veut videmment suggrer que, sur le plan formel, ce verbe est en rapport formel avec le nom fid', mais, sur le plan smantique, en rapport avec l'emploi formulaire de ce nom. Comment ne pas sparer, l encore, morphologie et smantique ? Pour ne les sparer pas, il faudrait qu'il existt un nom fid'

    2, de sens S2 = acte que l'on accomplit dans renonciation de ...fid \.. . ! . Or, un tel nom, avec un tel sens, n'existe pas ; tout le moins, il n'existe pas, ainsi qu'on va voir, en dehors de la formule elle-mme. Que si d'ailleurs il existait, le recours la dlocutivit, tout en restant utile pour le nom lui-mme, serait aussi parfaitement inutile pour le verbe que dans le cas, longuement tudi par Cornulier (1976), du latin salut are. Mais, par bonheur pour les dlocutivistes , l'existence de ce qu'Anscombre, 1979b, appelle un auto-dlocutif gnralis (tape (E) de son mcanisme) n'est pas une condition sine qua non pour la formation d'un dlocu- tif lexical...

    Il n'est pas inintressant de se demander pourquoi le lexicographe donne le verbe fadd-hu comme dlocutif par rapport juc iltu fid-ka. Sans doute parce que c'est l la formule de ce que j'ai appel en O. un acte d'hommage non pour suggrer une identification, mais simplement une comparaison entre mots 34 et que j'appellerai dsormais, en utilisant le nom verbal de fadd, un acte de taf- diya. Mais aussi parce que cette formule est, beaucoup d'gards, la plus acceptable pour lui. Pour tre une formule, elle n'en est pas moins une phrase : 1) passive et 2) lue, bien que de forme dclarative (je reviendrai en 4. sur ce point essentiel) avec une valeur que nous appellerions de souhait et que l'on appelle en arabe du c\ Dans le mtalangage des grammairiens (et rhtoriciens) arabo-musulmans, ce duc'

    dsigne un acte illocutoire Cinv') 35 de jussion (talab) prcis : une prire que Dieu fasse telle ou telle chose en faveur ou en dfaveur de l'allocut ou de l' absent ; pour faire technique, on peut parler d'noncs prcatifs , dprca- tifs ou imprcatifs . On l'aura compris : la phrase juciltu fid-ka est en fait traite comme la transforme passive d'un jacala-ni-llhu fid-ka ( = Dieu me fasse ta ranon !), qui en constitue la source , la base i'asl). Pour viter tout malentendu malheureusement frquents en histoire de la linguistique prcisons qu'une telle structure n'a rien de particulirement abstrait : c'est en fait presque toujours une structure concrte , soit au sens faible du terme (1. e. une phrase possible de la langue), soit au sens fort (i.e. un nonc attest dans le corpus , ce gui est le cas ici (pour un exemple, pris au 1001 Nuits, cf. 4).

    34. Hommage dsigne en effet l'acte que le vassal accomplissait en jurant d'tre l'homme de son suzerain (XIe sicle : Tes hom serai). En outre, via un emploi mtaphonique l'hommage courtois dont il reste une trace en franais moderne (si Yvette peut rendre hommage Franois, seul Franois peut prsenter ses hommages Yvette), on arrive aux ides de dvouement , de respect , de vnration , qui sont bien celles, par un tout autre biais, de la tafdiya.

    35. A partir du XHIme sicle, apparat dans les textes linguistiques arabes un classement des noncs en habar (affirmation )/'ins' (tout ce qui n'est pas affirmation), qui n'aurait pas autrement d'intrt si l'on n'observait que : 1) les premiers noncs avoir t classs comme 4ns& sont des ...performatifs (dcrits en tant que tels) ; 2) la catgorie a t tendue ensuite aux noncs jussifs, constitus ds auparavant en classe unique et 3) il s'est trouv plus d'un grammairien et plus d'un rhtoricien pour noter que, non pas le habar, mais le 'ibr (acte d'assertion) tait un 'ins !

    36. Sans avoir la religion du corpus, comme le prouvent les innombrables exemples de grammairiens maillant leurs traits, les grammairiens arabes n'en avaient pas davantage le mpris, puisant leurs rfrences dans un corpus constitu, pour l'essentiel, par le texte coranique d'une part, la vieille posie d'autre part, censs reprsenter l'arabe idal .

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  • Il n'y a donc pas de raison de ne pas coupler ces deux structures. Mais un tel couple ne constitue au vrai que deux d'un vaste ensemble de formules accomplissant toutes le mme acte de tafdiya et qui se prsentent soit comme des phrases verbales, soit comme des phrases nominales. Les phrases verbales (j'y reviendrai en 4.) consistent en une occurrence du verbe fad, qui est, fondamentalement, un prdicat trois places d'arguments, x, y, z, o x est un SN sujet dsignant celui qui rachte, y un SN objet dsignant celui que l'on rachte et z un SP en - dsignant ce avec quoi on le rachte, Le. la ranon proprement dite. Les phrases nominales, quant elles, consistent en une occurrence du nom fid' reli lexicalement au verbe prcdent : en tant que nom verbal , il dsigne le rachat, mais il peut galement dsigner la ranon (en ce sens, il est l'quivalent de fidya) suivi du pronom de 2me personne {fid-ka = ranon de toi) ou d'un SP en li -, o ce pronom est insr {fida' la-ka = ranon toi) et d'une variable x, qui a pour valeurs possibles : soi-mme, pre et mre, oncle paternel et maternel, enfants, biens matriels ou une combinaison de plusieurs de ces lments. Si j'en crois le lexicographe, dire quelqu'un fid' la- ka x ! revient souhaiter que x lui serve de ranon, ce qui est une manire de l'assurer de son entier dvouement, de lui tmoigner respect et vnration.

    Dernier point : la formule fid' la-ka x !, formule parfaitement conventionnelle de tafdiya, mais o la prsence mme de x permet de lire encore fid' avec le sens Sj, peut s'ellipser elle-mme en fid' la-ka ! et, ici, il est bien certain que la valeur Sj s'efface au profit d'une valeur S2 : c'est bien entendu ce nom fid', que l'on trouve dans la formule fid' la-ka, que je prendrai pour base du dnominatif de sens dlocutif fadd-hu. On notera que le lexicographe se sert de ce verbe, non seulement l'article F-D- Y pour commenter prcisment l'emploi de la formule fid ' la- ka, mais encore l'article B-'-B-' pour commenter celui de -'ab'-anta, forme volue d'une formule de tafdiya 37, laquelle correspond le dlocutif lexical ba'ba'a (= dire quelqu'un : Mon pre soit ta ranon !).

    Pour clore ce paragraphe, il convient de signaler qu' la suite de Sbawayhi (VIHme sicle), tous les grammairiens arabes prsentent la valeur de duc' comme l'une des valeurs rgulires (dawbit) de la forme faccala. Citons quelques-uns des trs nombreux verbes entrant dans cette classe : racc-hu, saqq-hu, raffa'a-hu = souhaiter quelqu'un la sauvegarde de Dieu {rac-ka-llhu/racyan la-ka), la pluie (saq-ka-llhu/saqyan la-ka), la concorde (et la postrit) ibi-r-rif' wa-l-bann : ce souhait s'adresse de jeunes maris)... jaddaca-hu, caqqara-hu, habbala-hu maudire quelqu'un en lui souhaitant amputation (jadaca-hu-llhu/jadcan lahu), mutilation {caqara-hu-llhu/caqran la-hu), que sa mre le perde (habilat-hu 'ummu-hu/li- 'ummi-hi-(l)-habal) etc.

    4. Existe-t-il une dlocutivit syntaxique ? Sur quelques transpositions nominales de locutions en arabe.

    Le troisime et dernier lment du triplet prcit, la locution verbale fad-hu bina fsi-hi, m'intresse surtout parce qu'elle amne indirectement se poser la question qui fait l'objet de cet ultime paragraphe.

    37. Il faut bien entendu postuler une ellipse d'une forme du verbe fad, comme le suggre la prsence d'un SP en -. Le Lisn al-cArab, art. B-'B-', signale une abrvation de bi-'ab 'anta en bi-'ab, sous forme d'adresse (y -'ab), laquelle correspond le dlocutif lexical al- bi'ab.

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  • On est toutefois amen et cette fois-ci directement se poser une telle question au vu des conclusions d'Anscombre, 1979b. Celui-ci y soutient qu'il existe deux sortes de dlocutivit , la DG et la DB. D'aprs les exemples donns, la DB apparat comme un cas particulier de DL : tous les dlocutifs benvenistiens ont en effet en commun d'tre sur le plan morphologique des mots et des mots drivs, au sens propre du terme, i.e. forms par adjonction de suffixes (verbaux, adverbiaux, subtantivaux, adjectivaux) une base et de faire allusion, sur le plan smantique, l'emploi locutionnel de cette base.

    Cette interprtation de la DB, conforme la dmarche inauguratrice de Benve- niste, est nanmoins contredite par le dernier des exemples cits par Anscombre : selon ce dernier, la DB sert aussi former des nominaux complexes : ce sont les structures Ni de N2 de Jean-Claude Milner, lecture pragmatique. Ainsi : Ce salaud de Pierre = cette personne, nomme Pierre, que j'accepterais de faire destinataire de l'acte que l'on fait en disant Salaud ! etc. .

    Or, ici, la dlocutivit ne lie plus une locution et un mot, mais en fait deux structures syntaxiques : la structure interpellative iVj ! et la structure non- quantitative Ni de N2, tant entendu que cette dernire structure peut s'employer, avec un dterminant, comme constituant d'une phrase (e.g.... ce salaud de Pierre...) ou tre elle-mme, avec ou sans dterminant, interjete et, partant, valoir pour une phrase entire (e.g. (ce) salaud de Pierre !).

    Est-ce dire alors qu'il y aurait une troisime sorte de dlocutivit , que l'on pourrait appeler syntaxique et telle que, pour un couple de structures, l'une pourrait tre assimile une locution , en ce que, sans avoir ncessairement une structure phrastique, elle n'en a pas moins la valeur d'une phrase (c'est bien le cas de Ni ! ) et l'autre, sans tre ncessairement une structure phrastique, n'est pas pour autant une structure lexicale (c'est bien le cas de ^ de N2) ; en outre, les deux structures actualisant le(s) mme(s) item(s) lexical (aux) et ayant entre elles une parent smantique, on pourrait faire l'hypothse que l'une est relie transformationnellement l'autre sur le plan syntaxique.

    Telle n'est pas, bien entendu, l'interprtation de Milner (1978). Ce dernier, certes, fait une allusion explicite la DB, mais :

    1) son allusion concerne la structure iVj de N2, o Ni est (p. 181) non pas proprement parler un nom, mais une expression atteste uniquement comme un juron (e.g. cette bon sang, bon dieu, nom de dieu... de voiture \ Elle ne concerne

    38. Dans cette structure, le juron fonctionne en fait, sur le plan syntaxique et smantique, comme une espce d'adjectif de sens dlocutif : N^ de N2, o N\ est un juron, prsuppose que le iV2 a non seulement une proprit y mais l'a encore un si haut degr qu'il pourrait arracher le juron iVj ! . La diffrence avec les dlocutifs benvenistiens classiques est double : sur le plan strictement morphologique, il ne s'est rien pass, et sur le plan smantique, iVj de N2 ne se contente pas de faire allusion l'emploi locutionnel de Nj : encore conserve-t-il quelque chose de la valeur pragmatique de Nj !. Cette proprit se retrouve avec des structures plus exactement lexicales : la fameuse srie d'adjectifs antposs sacr, foutu, fichu, maudit, damn, satan d'une part ; la srie d'adverbes bougrement /bigrement, diablement /diantrement, foutre- ment/fichtrement (on les couple, puisque le second lment de chaque couple reprsente une forme euphmistique du premier). Pour ces derniers, une rgularisation est possible (de quelque manire que l'on envisage les choses) dont l'adverbe vachement fournit le modle : ici, on a en effet 1) le juron (La vache ! 2) iVj de N2 (un(e) vache de...) et 3) un adjectif lexical (un(e) vache N). Qu' dfaut de l'adjectif lexical , ces adverbes fassent bien rfrence, dans leur processus de formation, l'adjectif syntaxique , on en a pour ainsi dire une preuve morphologique : Grvisse (1980, 588, n. 199) cite pour le franais de Belgique un adverbe drledement (il tait drledement habill).

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  • pas la structure iVj de N2 o Ni est un nom de qualit , dont l'interjection a valeur d'insulte l'gard du destinataire.

    2) il est facile de voir que Milner fait une interprtation purement smantique de la DB, l'exclusion de toute interprtation formelle , que ce soit morphologique ou syntaxique. Son interprtation non -morphologique de la D est bien atteste par le fait qu'il voit (p. 183) dans traiter de... un vritable dlocutif au sens de Benve- niste (...), la paraphrase [c'est moi qui souligne] la plus adquate en tant : dire quelqu'un ...imbcile... etc. (pour une critique, cf. Anscombre, 1979b, n. 13). Son interprtation non -syntaxique de la DB, quant elle, est confirme par le fait qu'il engendre en base tout la fois TVj ! et N\ de N2, y compris d'ailleurs dans le cas o Ni est en fait une expression atteste uniquement comme un juron .

    En fait, la seule relation transformationnelle que Milner ait jamais envisage, avant mme que d'y renoncer, tait entre les structures :

    (1) cet imbcile de Pierre et (2) Pierre, l'imbcile

    Encore la relation tait-elle ordonne de (1) vers (2) et non pas de (2) vers (1), (2) tant le rsultat d'un processus de dislocation partir de (1) et non pas (1) le rsultat d'un processus incorporation de (2). On voit soit dit en passant pourquoi Milner a pu, un moment, envisager une telle relation entre Ce salaud de Pierre et Pierre, le salaud et non entre Ce salaud de Pierre et Salaud !. Les deux grands arguments qu'il donnait en faveur de l'existence d'une telle relation (1973, pp. 99-100) stricte identit de sens et des items lexicaux des deux structures 39 ne valent plus dans le second cas. Notamment, si Salaud ! est une adresse concernant la 2me personne, ce salaud de... est une espce de commentaire concernant la 3me. Or, pour Milner (1978, p. 285), on ne peut insulter au sens strict qu'en profrant l'gard d'une seconde personne certains lments linguistiques parfaitement isolables dans le code. Et, inversement, on ne peut profrer ces lments expressis verbis l'gard d'une seconde personne sans insulter celle-ci . Notons que le mtalangage naturel est ici moins strict que le linguiste, puisque traiter de x, c'est aussi bien dire A quelqu'un que DE quelqu'un ...x... , ainsi que l'a justement not Ruwet (1982, pp. 302-3, n. 14).

    S 'agissant du franais, je n'aurai pas, bien entendu, l'audace de reprendre la discussion l o les minents ggtistes * prcits l'ont laisse. Je ferai bien pire, en posant, tout hasard, l'existence d'une relation transformationnelle entre certaines locutions de l'arabe d'une part, certaines structures syntaxiques d'autre part. Considrons en effet les structures :

    1 a al-marhm fuln 1 b al-marhma fulna 2 a al-magfr la-hu fuln 2 b al-magfr la-h fulna

    o fuln(a) n'est, en langage naturel, rien d'autre qu'une variable individuelle marquant la place d'un nom propre de personne, homme (fuln) ou femme (fulna), et - une limite de constituant destine montrer que (1) n'est pas un, mais une suite de deux SN parfaitement sparables : si fuln(a) a t antrieurement nomm, je puis parfaitement m'y rfrer au moyen al-marhm et partant avoir :

    le ...fuln... al-marhm

    39. Ruwet (1982, p. 264) note que ces raisons convaincraient peut-tre un harrissien ou un smanticien gnratif... .

    40. O l'on aura sans peine reconnue une libre, mais rgulire formation partir de la base-sigle GGT = grammaire generative- transformationnelle.

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  • et posons-nous la question de savoir comment un SN dont le centre est le nom de patient (= participe passif) d'un verbe transitif rahima-hu = avoir piti de quelqu'un, lui faire misricorde ou d'un verbe intransitif ga fara la-hu = par donner quelqu'un 41 en vient recevoir dans (1) et (2) l'interprtation suivante :

    1 d, 2 Feu(e) Un(e) tel(le) 2 d ...Untel... le dfunt tait un brave homme 42.

    Naturellement, on 43 rapprochera aussitt de l'usage classique u : (3) fuln(a)-rahima-hu (-ha) -llhu (gafara-llhu la-hu (-h)) o (3) est une phrase VOS 45 de forme dclarative, incidente et ayant pour

    incidence, du fait de l'anaphorique i-hu, -h), le nom propre antcdent. Toutefois renonciation d'une telle phrase n'accomplit jamais une assertion, mais revient en fait souhaiter celui dont on parle la misricorde ou le pardon de Dieu et, indirectement, signaler (ou s'il le sait dj rappeler) celui qui l'on parle que celui dont on parle est mort. Cette information (implicite) dcoule immdiatement d'une contrainte d'ordre pragmatique : on n'emploie en effet (3) qu' propos d'une personne dcde. Cette information peut d'ailleurs constituer la valeur essentielle de l'nonc, par exemple dans le cadre du dialogue suivant :

    (4) wa-fuln (Et Untel ?) rahima-hu-llhu (Dieu lui fasse misricorde ! = il est mort)

    En somme, marhm dans (1) et magfr dans (2) ne sont que morphologiquement les participes passifs de rahima et gafara ; smantiquement, ils renvoient non pas ces verbes comme units lexicales, mais un certain emploi jussif de ces verbes : ils ont pour sens l'effet de sens li renonciation de (3). Autrement dit, les SN de (1) et de (2) sont dlocutifs par rapport aux phrases de (3). Or, ce qui nous intresse ici, c'est que : 1) marhm et magfr, on l'a dj compris, ne sont en aucune manire des

    dlocutifs benvenistiens de rahima et de gafara : il s'agit en fait de deux formes d'un mme paradigme verbal, auquel rahima et gafara (3e personne du masculin singulier de l'accompli) servent, par ailleurs, de noms mtalinguistiques. On serait bien en peine de poser entre les deux la moindre relation de drivation morphologique. Bien mieux : la tradition grammaticale arabe, pour sa part, reconnaissait, sur le plan formel, une relation privilgie entre les participes actif et passif et les inaccomplis correspondants, relation que certains grammairiens interprtaient en termes de drivation, mais d'autres en termes de simple corrlation formelle. Mais tous admettaient que, sur les plans syntaxique et smantique, les participes renvoient aussi bien l'accompli qu' l'inaccompli. Cela se vrifie d'ailleurs dans le cas al-marhm, qui appartient aussi bien l'arabe classique qu'aux arabes dialectaux : or, l o le classique emploie (3), les dialectes emploient de prfrence la forme correspondante de l'inaccompli et disent :

    (5) fuln 'Allhu yarhamu-hu ... (5) a exactement le mme sens que (3) : notons que les prcatifs de la forme de

    41. Le verbe s'emploie galement transitivement (e.g. gafara-llhu la-hu dunba-hu = Dieu lui pardonne ses fautes ! ), mais le point important, ici, c'est que la transitivit, tout en tant une condition suffisante, n'est pas une condition ncessaire de la passivation en arabe.

    42. Kn el-marhm rjel tayyeb (mezyin), pour citer ici une phrase banale d'un dialecte maghrbin (tunisien, marocain).

    43. Ou on n'a pas pour rfrent un arabisant imaginatif, mais bien tout arabophone. 44. On ne perdra jamais de vue que l'arabe dit classique n'est pas en position de

    substrat, mais d'adstrat par rapport aux dialectes arabes. 45. L'ordre VSO devient VOS si = pronom et S = syntagne lexicalement plein.

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  • (5) et ceux de la forme de (3) s'emploient facilement en corrlation. Dans les dialectes maghrbins, la rponse usuelle la formule de remerciement braka-llhu fk (Dieu te bnisse ! ) est 'Allah ybrek fk ; notons encore que l'ordre divergent des lments en (5) et (3) et le fait que l'on n'ait ni *Allh baraka fk ni *ybrek 'Allah fk suggrent immdiatement que la valeur prcative ne se drive pas de la mme faon en (5) et en (3). 2) les verbes rahima et gafara n'ont pas, en dehors de leurs participes passifs et de leurs participes passifs dans (1) et (2), de sens auto-dlocutif. En revanche, on notera l'existence dans la mme famille que rahima d'un dlocutif benvenistien : le verbe (ta)rahhama calay-hi = appeler sur quelqu'un la misricorde de Dieu 46.

    3) al-marhm et al-magfr la-hu ont eux-mmes une lecture pragmatique : malgr les apparences, ils ne constituent pas de nouveaux prdicats objectifs ; il serait par exemple impossible d'avoir fuln marhm avec le sens Untel est mort . La valeur dlocutive de (1) et (2) par rapport (3) n'est donc pas proprement parler lexicalise. Elle n'est pas attache un item lexical, en tant que tel lequel item la conserverait travers tout ou partie des emplois dont est susceptible un item relevant de cette catgorie lexicale mais l'apparition de cet item lexical dans un contexte particulier. A cet gard, (1) et (2) sont tout fait comparables au franais regrett, dans le contexte le regrett Untel, qui est performatif de regret et per- formatif de regret au sujet de la disparition de la personne dont on parle. Notre regrett prsident (exemple de Robert) n'est pas en effet un prsident dont nous regretterions par exemple la dmission !

    4) la valeur pragmatique de al-marhm et de al-magfr la-hu n'est en aucune manire derivable, par DF, d'une ventuelle valeur descriptive antrieure.

    Dans les cas de ce genre, il ne semble donc n'y avoir de salut que dans une hypothse : un mcanisme de transposition entre une structure telle que (3) et une structure telle que (1) ou (2). Un tel mcanisme a t postul dans la tradition grammaticale arabe sous le nom de silat al-'lif wa-l-lm et repris tel quel dans la tradition grammaticale arabisante, sous le nom de relative participiale . Ce mcanisme n'est pas ad hoc, puisqu'il vaut pour tout participe actif ou passif : il consiste voir dans une structure telle que (1) ou (2) ce que l'on appellerait aujourd'hui le rsultat d'une transformation de nominalisation 47 oprant sur une phrase verbale elle-mme soumise relativisation.

    46. Les dictionnaires classiques (par exemple Tahdb al-luga d'al-'Azhar, IXme sicle, ou Lisn al-cArab), art. R-H-M, ne donnent que tarahhamacalay-hi avec la paraphrase dac la-hu -r-rahma = appeler sur quelqu'un la misricorde de Dieu . En revanche, les dictionnaires arabes rcents (par exemple al-Muc jam al-Wast, Le Caire, 1960) ou encore arabisants (par exemple D. Reig, As-sabl, Larousse, 1984) donnent galement avec le mme sens rahhama calay-hi, que l'on rencontre dans tous les dialectes du Golfe l'Atlantique . Un tudiant tangrois m'a toutefois cit pour son dialecte un nems netrahhm cal fuln (nous allons prier sur la tombe d'Untel ; cf. la clbre formule de l'pigraphie funraire : rahima-hu-llhu wa- rahima man tarahhama calay-hi = Dieu lui fasse misricorde, ainsi qu' ceux qui l'appellent sur lui !). Le verbe (ta)rahhama calay-hi, manifestement trait par les lexicographes anciens comme un dnominatif de sens dlocutif la formule rahmatu-llhi calay-hi s'emploie dans les mmes conditions que rahima-hu-llhu, illustre un fait de syntaxe intressant : si beaucoup des dlocutifs de l'arabe sont transitifs, beaucoup se construisent avec le mme SP que celui figurant dans la locution , e.g. sallama calay-hi = saluer quelqu'un (cf. sal- mum calay-ka), rahhaba bi-hi = souhaiter la bienvenue quelqu'un (cf. marhaban bi-ka) etc.

    47. Le grammairien Rad-1-dn al-'Astiarbd dit dj de telles structures qu' elles sont un verbe sous forme de nom .

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  • On peut donc imaginer dans la drivation de (1) ou (2) partir de (3) les tapes suivantes : d'abord une transformation passive {rahima-hu-llhu ruhima = il lui soit fait misricorde ! , gafara-llhu la-hu gufira la-hu = il lui soit pardonn ! ) ; puis une relativisation (ruhima al-lad ruhima, gufira la-hu al-lad gufira la-hu) et enfin une nominalisation (al-lad ruhima al-marhm, al-lad gufira la-hu -~al- magfr la-hu).

    La transformation passive ne pose pas de problme particulier : nous avons d'ailleurs cit en 3 un nonc prcatif pour laquelle la transforme passive tait atteste {cf. glt. infra) 4e. Il n'en va pas de mme de la relativisation : nous en avons fait l'hypothse en nous fondant sur la forme dclarative 49 de l'nonc prcatif. Mais, alors, comment se fait-il que la correspondante active, bien que satisfaisant la mme condition formelle, ne soit pas soumise une telle transformation et que l'on n'ait jamais al-lad rahima-hu-llhu ? La seule rponse possible semble tre que, pour tre relativise, il ne suffit pas qu'une phrase ait une forme dclarative : encore faut-il qu'elle ait une interprtation assertive 50. En fait, il vaudrait bien mieux dire qu'une telle relativisation qui ne viole aucune rgle de la syntaxe forcerait l'interprtation de la phrase de dpart comme assertion (= celui auquel Dieu (a) fait misricorde), interprtation inacceptable (les desseins du Seigneur sont impntrables ! ) : mais on a ici un argument trs fort pour driver la valeur prcative de rahima-hu-llhu d'une valeur primitive d'assertion, puisque celle-ci rapparat en cas d'enchssement syntaxique (sur ce point, cf. Anscombre, 1980, 1981) ^*.

    Inversement, puisque l'on a al-marhm et si l'on maintient l'hypothse prcite, il faut alors admettre que la transformation passive, qui, en arabe, s'apparente - partie une transformation d'ellipse, en ce qu'elle efface le SN agent , force la drivation illocutoire et permet ainsi une rinterprtation auto-dlocutive du souhait ruhima\ = il lui soit fait misricorde ! en une espce d'assertion performative ruhima2 = il est l'objet de l'acte dont on est l'objet quand on se fait dire : ruhima\ , i.e. il lui est souhait la misricorde de Dieu . Comme assertion, la phrase peut tre relativise et comme assertion performative, elle rend compte de la lecture pragmatique de sa nominalisation.

    Bien entendu, la rinterprtation autodlocutive (virtuelle) envisage ci-dessus n'est qu'un phantasme de linguiste. Mais un tel phantasme prend corps dans certains cas, o c'est trs certainement la transforme passive d'un nonc prcatif qui a servi de pivot la resmantisation du verbe, c'est--dire une vritable lexicalisation de la valeur nonciative, qui est devenue le nouveau sens du verbe, dans l'entiret de son paradigme, et non pas seulement d'une de ses formes dans un contexte particulier. Deux exemples, pris l'un la langue classique et l'autre la langue moderne.

    48. la place de radiya-llhu can-hu (= Dieu soit satisfait de lui !), formule que l'on trouve aprs le nom d'un des quatres premiers califes ou d'un compagnon de Mahomet, on trouve parfois aussi la passive correspondante rudiya can-hu.

    49. Condition sine qua non, selon les grammairiens arabes. 50. Une telle condition n'est pas ncessaire en franais archaque ou archasant, o l'on

    trouve Untel Dieu le maudisse, damne, confonde etc. Untel, que Dieu maudisse, damne, confonde etc..

    51. La transformation relative peut tre dcrite en arabe comme l'enchssement d'un P dans un SN. A cet gard, il n'y a pas de diffrence essentielle entre relatives et compltives ce dont rend compte immdiatement la terminologie traditionnelle, qui utilise les mmes mots (sila pour la subordonne et mawsl pour le subordonnant ) dans les deux cas.

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  • L'arabe classique possde un verbe hayy^-hu = saluer quelqu'un , donn par les grammairiens et les lexicographes comme dlocutif de hayyyka-llhu (= Dieu te conserve en vie !). Les deux hayy sont formellement identiques, ce qui suggre immdiatement que la valeur lexicale S2 = saluer se drive de la valeur pragmatique de salutation du souhait de conservation en vie la valeur lexicale Si = conserver en vie tant la valeur rgulire (prdictible) de hayy comme forme augmente de bay(i)ya = vivre 52. Mais alors que le passage de Si S2 est impossible partir ou au travers de hayy-ka-llhu ce qui n'empche nullement cette structure d'tre une formule parfaitement conventionnelle de salutation , un tel passage est parfaitement possible partir ou au travers de la transforme passive, bien atteste, huyyita, qui peut tre lue soit comme une jussion avec la valeur Si = sois conserv en vie ! , soit comme une espce d'assertion performative avec la valeur S2 = tre-salu-toi = salut toi !.

    Autre exemple : l'arabe classique distingue soigneusement entre les deux verbes baraka et barraka, l'un et l'autre dnominatifs de baraka, mais dont le second est de sens dlocutif . Si le premier est toujours prdiqu de la divinit et a, peu prs, le sens de tendre sa baraka sur quelqu'un ou quelque chose (= bnir 1), le second, toujours prdiqu d'un individu, a pour sens appeler sur quelqu'un ou quelque chose la baraka divine (= bnu^) 53. Or, en arabe moderne et dans les dialectes (on peut d'ailleurs supposer qu'il s'agit d'un mouvement dialectal pass dans l'arabe moderne), on trouve galement un baraka = fliciter 54. Sont en fait utilises comme formules de felicitation les participes passifs mabrk qui a cette particularit de ne correspondre aucun verbe et m(u)brak qui, lui, correspond au verbe baraka et sous lequel il est bien difficile de ne pas voir le couple constitu par le prcatif braka-llhu f-ka et sa transforme passive, bien atteste, brika f-ka : un bon argument en faveur d'un tel lien est que l'on fait la mme rponse 'Allah ybrek fk aussi bien la formule de remerciement braka-llhu fk qu' la formule de felicitation mbrak. On a ainsi les couples :

    6 a : braka-llhu fk (= Merci !) 'Allah ybrek fk (= je vous en prie) b : Mbrak(= Flicitations !) 'Allah ybrek fk (= Merci !).

    Mais et c'est le point important ici alors que baraka dans braka-llhu fk ne peut tre lu qu'avec la valeur Sj, dans brika f-ka et plus encore dans m(u)brak, il peut tre lu soit avec la valeur Sj, soit la valeur S2. M(u) brak restant le participe du verbe baraka, on comprend alors que l'on puisse avoir un verbe braka2-

    L'analyse que nous proposons pour al-marhm et al-magfr la-hu pourrait en diachronie servir renouveler celle donne de certains surnoms ou prnoms. Considrons par exemple les surnoms de califes ou plus gnralement, des souverains musulmans. Beaucoup de ces surnoms sont des participes actifs prsentant manifestement leurs titulaires comme sujets d'un acte de parole : e.g. al-Mutawakkil = celui qui s'en remet ( Dieu) 55, al-Mustansir = celui qui demande l'aide (de Dieu) ^ etc.

    52. Mais une fois que hayy est pass S2, sa valeur Sj est assume par une autre forme augmente, 'ahy, gnralement considre comme la vraie dverbative-factitive de la forme simple .

    53. Je suis ici le Lisn al-cArab, art. B-R-K. 54. cf. Kassab, Manuel du parler arabe moderne au Moyen-Orient, Geuthner, 1970, qui

    cite un baraka li- avec cette paraphrase loquente : fliciter quelqu'un en appelant la bndiction de Dieu .

    55. cf. Le performatif bien connu tawakkaltu cal-llhi 56. La forme 'istaf&la a, selon les grammairiens arabes, une valeur jussive. De fait 'istaf

    cala et qla : 'ifal (o 'if al est l'impratif du verbe simple) sont bien souvent en relation de paraphrase : ainsi au pote (ici 'Imru'u-1-Qays, prince-pote de l'Ant-islam, aux confins de

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  • Pourquoi, ds lors, ceux de ces surnoms qui sont des participes passifs ne les prsenteraient pas l'inverse comme objets d'un acte de parole ? Ainsi al-Mansr ou al- Mu'ayyad ne devraient pas tre compris comme celui qui est aid (de Dieu), i.e. le victorieux ou celui qui est soutenu (de Dieu) , mais bien plutt comme celui auquel il est souhait l'aide (de Dieu) ou celui auquel il est souhait le soutien de Dieu , autrement dit comme les transpositions nominales des souhaits bien connus nasara-hu-llhu = Dieu l'aide ! ou 'ayyada-hu-llhu (= Dieu le soutienne ! ), que l'on trouve justement en pigraphie ou dans l'historiographie officielle aprs les noms de souverains.

    De mme, un prnom comme ne doit pas s'interprter littralement comme celui qui il a t donn longue vie (ce qui n'a gure de sens, s agissant d'un enfant qui vient de natre), mais bien plutt comme celui auquel on souhaite longue vie , autrement dit comme la transposition nominale du souhait dj cit en 2. : cammara-hu-llhu. Deux arguments en faveur d'une telle interprtation : il existe des prnoms, commencer par le clbre Muhammad (= le trs-lou), qui prsentent leur porteur comme objet d'un acte de parole 57 ; il en existe d'autres qui concident formellement avec des phrases verbales, facilement interprtables comme des souhaits, e.g. Yahy = il vive ! ou Yazd = il croisse ! . Notons que le mme participe mucammar a aussi un emploi nominal, o il signifie peu prs centenaire . On peut donc dire que, selon son emploi, il renvoie la mme phrase cammara-hu-llhu, illocutoirement ambigu (Dieu lui a donn longue vie/Dieu lui donne longue vie !). Cf., dans le premier sens, une correspondante tout la fois ngative et passive : lam yucammar fawlan (= il ne lui a pas donn de vivre longtemps, il n'a pas fait de vieux os).

    On pourrait s'tonner que la transforme passive d'un nonc prcatif soit rinterprte, auto-dlocutivement, en assertion performative, d'autant qu'une telle rinterprtation n'est pas premire vue ncessaire. Le meilleur moyen de montrer que la performativit est une notion pragmatique et non pas grammaticale (Anscombre, 1979a) est d'observer qu'elle n'est pas attache une structure syntaxique particulire et qu'il existe en fait des jussions performatives , parallles ce que Rca- nati (1981) appelle des assertions performatives . Ainsi, en latin, salve est-il tout la fois un nonc jussif (sans quoi on ne comprendrait pas l'existence d'une expression telle que jubere aliquem salvere, qui traduit la conception classique de

    l'impratif : un contenu propositionnel objet d'un acte de jussion) et performatif (sans quoi on ne comprendrait pas que Cicron puisse dire salvebis a meo Cicerone : cf. Benve- niste, 1958 et Cornulier, 1976). De mme en franais, soyez-en remerci, bni (maudit) sois-tu (soit-il) ! sont-ils tout la fois jussif s et performatif s, respectivement de remerciement, de bndiction, de maldiction. Ce qui, un premier niveau de sens, peut s'interprter comme un souhait de rcompense, se rinterprte, travers la valeur pragmatique de ce souhait, comme une prire d'agrer un remerciement.

    l'histoire et du mythe, et auteur du plus clbre dbut de toute la posie arabe : qif nabki min dikr habbin wa-manzili = Arrtez, vous deux, que nous pleurions au souv