Anthropo Juridique Que Sais Je

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  • 8/4/2019 Anthropo Juridique Que Sais Je

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    Norbert ROULANDProfesseur l'Universit d'Aix-Marseille III

    (1990)

    LANTHROPOLOGIEJURIDIQUECollection Que sais-je ? no 2528.

    Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvoleProfesseure la retraite de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubec

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    Jean-Marie Tremblay, sociologue

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    Norbert Rouland, Lanthropologie juridique, Que sais-je? (1990) 3

    Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvole,professeure la retraite de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubec.courriel : mailto : [email protected];[email protected]

    NORBERT ROULAND

    Lanthropologie juridique.

    Paris : Les Presses universitaires de France, 1990, 127 pp. CollectionQUE SAIS-JE ?, n 2528.

    [Autorisation formelle accorde par lauteur le 11 janvier 2011 de diffuser cette

    uvre dans Les Classiques des sciences sociales et autorisation confirme parlditeur le 14 janvier 2011.]

    Courriel : [email protected]

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    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word2008 pour Macintosh.

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    dition numrique ralise le 21 juin 2011 Chicoutimi, Villede Saguenay, Qubec.

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    Norbert Rouland

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    [p. 127]

    TABLE DES MATIRES

    INTRODUCTION

    Chapitre I. Thmatique de l'anthropologie juridique

    I. Du ct des juristes : les sciences ancillaires du Droit, 8.

    II. L'volutionnisme, 14.

    III. Le fonctionnalisme, 35.

    IV. Les tendances actuelles de l'anthropologie juridique, 39.

    Chapitre II. Un horizon dpassable : les Droits traditionnels

    I. La distinction entre Droits traditionnels et Droits modernes, 46.

    II. La coexistence entre les penses juridiques sauvage et moderne, 62.

    III. Interprtations anthropologiques du droit positif franais, 71.

    Chapitre III. L'acculturation juridique

    I. Transferts de Droits et acculturation des Droits traditionnels, 85.

    II. Les mutations provoques par l'acculturation juridique, 92.

    Conclusion. Le devenir de l'anthropologie juridique

    BIBLIOGRAPHIE

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    [p. 3]

    INTRODUCTION

    Retour la table des matires

    Malheur l'homme seul, nous prviennent les socits traditionnelles. Bien

    des populations qu'tudient les anthropologues sont communautaristes. Les droitsdes groupes y prdominent sur ceux de leurs membres, auxquels ils assurent leur protection. Celle-ci n'est pas un leurre : chez les Inuit, le mme terme dsignel'ostracisme et le suicide ; l'orphelin et le clibataire sont des tres amoindris etsitus au bas de la hirarchie sociale. l'inverse, la Rvolution franaiseproclama la dchance juridique des groupes et valorisa l'individu. Elle entrepritde le vtir de droits pour le prserver des atteintes de l'tat. Mais celui-ci disposaitd'une arme acre : la loi, utilise contre les pluralismes statutaires et coutumiers.Le rve de Siys en tmoigne : Je me figure la loi au centre d'un globeimmense ; tous les citoyens, sans exception, sont la mme distance et n'yoccupent que des places gales. 1 Devant la loi, les coutumes devaient flchir etla jurisprudence s'effacer.

    Nous vivons aujourd'hui la fin de ces mythes juridiques modernes. Le rle del'tat est rvalu, sinon contest ; la prolifration maligne des lois (plus d'unmillier par an et autant de dcrets) puise leur autorit ; on s'aperoit que lacoutume anime des relations que notre culture a choisi de privilgier (vieconomique et droit des affaires). Enfin, au fardeau inaccept de l'isolementrpondent la monte de la vie associative, les affir-[p. 4] mations identitaires etl'influence croissante des groupes dans la vie sociale et juridique. Mais il est uneautre solitude, inaugure par la modernit. Celle laquelle nous a livrs langation d'un monde surnaturel. Le Code civil ignore la religion ; un sicle plustard, Planiol a cette phrase terrible : Les morts ne sont plus des personnes ; ils ne

    sont plus rien 2

    , condamnation confirme par notre droit positif3

    . Sommes-nousrsolus cette finitude ? La qute de transcendance, la remonte du religieux (endes formes parfois aberrantes), la vogue actuelle de la cosmologie portent croire

    1 Siys, Qu'est-ce que le Tiers tat ?, rd. PUF, 1982, 44.2 Planiol, Trait lmentaire de droit civil, I. Pichon, 1904, n 371, p. 145.3 Cf. la thse de P. Berchon, La condition juridique des morts, Thse Droit, Bordeaux I, 1984,

    768 p.

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    que si l'homme est condamn donner lui-mme un sens son existence, ilincline, par aveuglement ou clairvoyance, le trouver dans la conjonction dusensible et de l'invisible. leur manire, les mythologies de peuples que sparentle temps et l'espace nous le disent. Pour les Mayas, l'humanit fut d'abord cre

    partir de la boue. Mais ces premiers hommes taient incapables de nommer lesdieux et de les adorer : la pluie tomba et les dissout. Les Grecs nous apprennentqu' l'ge d'airain, les hommes, gratifis du feu par Promthe, en vinrent mpriser les dieux. Irrit par leur attitude, Zeus les fit prir dans le dluge. Nousdevons nous rconcilier avec nous-mmes et avec les puissances qui animent lemonde, qu'elles soient, selon nos croyances, matrielles ou spirituelles. Ainsis'aboliront les cercles glacs de nos solitudes.

    Les leons des socits traditionnelles, et tout particulirement leur vision desphnomnes juridiques, peuvent nous y aider. Primitives, elles le paraissent moinsque jamais ; sous-dveloppes, elles ne le sont que mesures l'aide de critreschoisis par nous, et dont nous commenons nous dprendre. La plupart [p. 5] deces socits n'ont pas valoris les rapports conomiques. Elles ont prfrspculer sur l'organisation sociale, et rechercher les voies de la transcendance des niveaux que nous avons parfois le plus grand mal atteindre.

    La cosmogonie des Dogon n'a rien envier celle des Grecs ; les Aborignesd'Australie ont labor des systmes parentaux d'une complexit telle que nousdevons utiliser les ordinateurs pour en saisir toutes les potentialits ; l'organisation politique des Mayas tait trs en avance sur celle des tats europens qui lescolonisrent. Bien d'autres socits ont mis en uvre des conceptions d'un droitmoins orient vers la rpression que la prvention et la conciliation, notions quenous explorons aujourd'hui.

    Ne cdons pas pour autant au mythe du Bon Sauvage. Bien des socits nonoccidentales ne sont ni douces ni galitaires, et sacrifient aisment la vie desindividus la survie des groupes. La modernit a fait reculer la mort et nous adlivrs, pour la plupart, du froid, de la faim et mme souvent de la douleur physique. Cependant, a-t-elle davantage pargn les vies humaines que lessocits sauvages ? L'ampleur des guerres, le cot humain des rvolutionsindustrielles incitent au scepticisme. Quant l'esclavage, il n'appartientexclusivement ni au lointain pass des Droits antiques, ni la barbarie des soi-disant primitifs. En 1824, l'poque o Ampre et Faraday tudient l'lectricit eto Niepce fixe les images de la chambre noire, un magistrat peut encore, devant laCour de cassation, qualifier ainsi la main-d'uvre employe dans nos colonies :

    L'esclave est une proprit dont on dispose son gr [...] cette proprit estmobilire, toutes les fois que l'esclave n'est pas attach la culture, mais [...] dansce dernier cas, il devient immeuble par destination ; [...] il ne jouit d'aucun droitcivil ; [...] ne possde rien qui n'appartienne son ma-[p. 6] tre ; [...] ne peut se

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    marier sans le consentement de celui-ci ; [...] sa postrit nat comme lui dansl'esclavage. 1

    L'anthropologie juridique a t nourrie par les expriences des socitstraditionnelles. Leurs valeurs ne sont nullement infantiles ou infrieures parrapport aux ntres, au point que nous semblons, plus ou moins inconsciemment,les redcouvrir. C'est dire que l'anthropologie juridique ne borne point son champ l'tude des socits lointaines ou exotiques . Elle se veut aussi rflexion surnotre propre Droit. Elle part du principe qu'une connaissance conjointe dessystmes juridiques traditionnels et modernes est indispensable la constitutiond'une authentique science du Droit. Ce petit livre voudrait ouvrir quelques pistesdans cette direction. C'est pourquoi, tout en accordant la doctrine anglophone lapart dterminante qui lui revient, nous avons souvent mis l'accent sur les thoriesdes auteurs franais contemporains. Non point, on voudra bien nous en crditer, par ignorance 2 ou par ethnocentrisme, mais en raison du rle jou par ceux-ci(notamment M. Alliot et E. Le Roy) dans le tournant historique etpistmologique qui conduit soumettre nos propres Droits l'analyseanthropologique.

    1 Req., 1erdcembre 1824,Jur. gn., 1re d., p. 674.2 On trouvera dans notre Anthropologie juridique (Paris, PUF, 1988, 496 p.), de plus amples

    dveloppements (notamment quant la mthodologie de l'anthropologie juridique (p. 163-182), que les dimensions restreintes de cet ouvrage ne nous ont pas permis d'tudier ici), et denombreuses bibliographies thmatiques et raisonnes.

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    [p. 7]

    CHAPITRE PREMIER

    THMATIQUEDE L'ANTHROPOLOGIE JURIDIQUE

    La justice est une chose trop importantepour la laisser aux juristes.

    T. S. Eliot.

    Retour la table des matires

    Toutes les socits connaissent des modes de contrle social que nousqualifions de juridiques. Mais elles ne leur accordent pas la mme importance.Certaines demandent d'emble au Droit de garantir les valeurs qui leur paraissentessentielles. D'autres n'y recourent qu'avec plus de prudence, ou en dernireextrmit. Compte tenu de ces variations, on peut dfinir l'anthropologie juridiquecomme la discipline qui, par l'analyse des discours (oraux ou crits), pratiques etreprsentations, tudie les processus de juridicisation propres chaque socit, ets'attache dcouvrir les logiques qui les commandent.

    Toutes les socits ne partagent par la mme vision du monde. Les valeursqu'elles privilgient diffrent souvent. Il en va de mme du contenu de leurs

    Droits1

    (la virginit de l'pouse sera une des conditions, de la validit du mariagedans certaines [p. 8] cultures et non dans d'autres). L'anthropologue du Droit nepeut donc se satisfaire de la seule tude du contenu des prescriptions juridiques etde la forme de leurs sanctions. Il doit mettre en lumire les processus dejuridicisation. En fonction de l'importance qu'elle accorde au Droit dans largulation sociale, chaque socit choisit en effet de qualifier (ou disqualifier) de juridiques des rgles et comportements dj inclus dans d'autres systmes decontrle social (par exemple la morale ou la religion). Pour la plupart, les juristesont jusqu'ici ignor ces distinctions et confondu le Droit avec leurDroit. Depuisun sicle, le foss s'est creus entre notre science juridique et l'anthropologiesociale et culturelle, principalement pratique dans les Facults de Lettres. C'est

    pourquoi la thmatique de l'anthropologie juridique, bauche du ct des juristes par certaines disciplines dites auxiliaires du Droit, s'est surtout dploye partir des sujets que lui a fournis l'anthropologie sociale.

    1 Cf. N. Rouland, Penser le Droit,Droits, 10 (1989), 77-79.

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    I. Du ct des juristes :les sciences ancillaires du droit

    Retour la table des matires

    Notre enseignement valorise les analyses descriptives du Droit positif. Lesdisciplines juridiques plus thoriques ne jouissent que d'une capacit rduite dansla cit du Droit. Dites auxiliaires, elles sont en ralit ancillaires : comme cesdomestiques des sicles passs, on les voit sans les regarder, et on les congdieavec facilit. L'anthropologie juridique eut pu entretenir avec certaines d'entreelles des rapports de filiation : ils ne sont que de cousinage.

    [p. 9] 1. Anthropologie juridique et Droit compar. L'anthropologie

    juridique aurait d natre de la dilatation du Droit compar 1. Apparemment, toutrapprochait les deux disciplines : intrt pour les Droits diffrents de celui del'observateur ; dmarche comparative fondamentale en anthropologie. En fait, lesdeux disciplines diffrent par leurs objets, mthode et finalit. Alors quel'anthropologie juridique s'est dveloppe partir des expriences des peuplesorientaux, puis africains et amrindiens, le Droit compar s'est focalis d'unemanire qu'il faut bien qualifier d'ethnocentriste sur la distinction entre systmesromanistes et de Common-Law, n'accordant qu'une place rsiduelle aux Droitsnon occidentaux. De plus, les comparatistes ont trop souvent cd la facilit dela juxtaposition des lments techniques d'entits juridiques censes jouir d'uneexistence autonome. Enfin, certains d'entre eux voient dans l'unification des

    Droits le but ultime de leur discipline. Le choix philosophique des anthropologuesdu Droit est inverse : ceux-ci considrent la diversit des systmes juridiquescomme une source d'enrichissement culturel. Si l'anthropologie juridique peutconsister dans la formulation d'une thorie unitaire du droit, elle ne vise nullement l'unification du contenu des systmes juridiques.

    2. Anthropologie juridique et Histoire du Droit2. On peut dater lanaissance de l'anthropologie juridique de la publication, en 1861, de deuxouvrages : Ancient Law, de Sr H. Sumner-Maine ; et DasMutterrecht, de J.-J.Bachofen. Leurs auteurs sont historiens du Droit et romanistes. l'poque,

    l'Orient est la [p. 10] mode : les Droits non occidentaux auxquels ils prtentattention sont surtout ceux de l'Inde et de l'Asie. L'Afrique noire n'entre en scne

    1 Le Droit compar nat en France avec la cration au Collge de France, en 1831, d'une chairede philosophie des lgislations compares ; l'anthropologie juridique voit le jour en Allemagneet en Angleterre en 1861.

    2 Cf. N. Rouland, Histoire du Droit et Anthropologie juridique, Droits et Cultures, 18 (1989),193-223.

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    que plus tardivement, notamment dans la Zeitschrift fr vergleichendeRechtswissenschaft, dirige par F. Bernhoeff, G. Colin et J. Kohler, dont lepremier numro parat en 1878. Lewis H. Morgan, avocat new-yorkais spcialistedes Indiens d'Amrique du Nord, avait crit peu de temps auparavant Systems of

    Consanguinity and Affinity of the Human Family (1871), suivi deAncient Society(1877). Enfin, l'anne 1893 voit la publication par H. E. Post de sonEthnologische Jurisprudenz. L'optique en est nettement historique il s'agit defaire l'histoire de tous les systmes juridiques, la lumire des principesvolutionnistes mais la place consacre aux Droits de populations diffrentes dumonde indo-europen augmente considrablement par rapport aux tudesantrieures.

    Les uvres fondatrices de l'anthropologie juridique se situent donc dans lesdernires dcennies du XIXe sicle. Leur caractre historique est trs marqu.D'une part parce que leurs auteurs sont le plus souvent des historiens du Droit.D'autre part en raison des principes volutionnistes qui les inspirent : c'est dans ladiachronie, dans la succession chronologique que l'on cherche dcouvrir lalogique des systmes juridiques.

    De ce large dbat la France est quasiment absente. La cration par Dareste, en1855, de la Revue historique de Droit franais et tranger,complte, en 1869,par celle de la Socit de lgislation compare,tmoigne bien de l'effort entrepris par une partie de la doctrine pour s'loigner du dogmatisme et du positivismejuridiques. Mais ces recherches privilgient les socits tatiques et occidentales.Durkheim et Mauss manifestent un intrt certain pour les questions juridiques,mais leur formation est essentiellement littraire. Pendant la [p. 11] premiremoiti du XXe sicle, l'tude des phnomnes juridiques dans les socits

    traditionnelles sera en France l'uvre de littraires (mais P. Huvelin et E. Lvytaient les juristes) possdant des connaissances juridiques et travaillant, commel'historien, en cabinet, et non pas sur le terrain (L. Gernet, P. Fauconnet, G. Davy,G. Richard). G. Davy mis part, ils restent essentiellement des historiens du Droitoccidental. Cependant, les travaux accomplis cette poque par certainsromanistes et historiens du Droit priv, bien que centrs sur l'Antiquit romaine etle Moyen ge franais, sont de nature anthropologique. Aujourd'hui encore,l'anthropologue du Droit peut lire avec profit le manuel de Brissaud (1904), lestudes de Jobb-Duval ou de Planiol sur la Bretagne, les cours de P. Petot surl'histoire du Droit priv franais, et ceux de P. Noailles (1930) sur le trs ancienDroit romain. Occidentales, les socits qu'ils tudient sont aussi traditionnelles.

    ce titre, les comparaisons avec les socits exotiques font apparatre bien dessimilitudes. Mais le vritable pre de l'ethnologie juridique franaise est H. Lvy-Brhl 1. Romaniste et historien du Droit, celui-ci publia relativement peu de textesconsacrs aux Droits exotiques, mais il favorisa l'enseignement du Droit africain,et sut choisir comme disciples des historiens du Droit qui allaient prsider, des

    1 Cf. N. Rouland, H. Lvy-Brhl et l'avenir du Droit, Revue de Droit prospectif2, 1985, 510-530.

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    annes soixante nos jours, au dveloppement de la discipline en France, et yformer leurs propres lves. Depuis la mort de H. Lvy-Brhl (1964), celle-ci est passe du stade ethnologique (tude caractre monographique d'un certainnombre de socits, surtout d'Afrique noire, dans la tradition franaise) au niveau

    anthropologique (comparaison gnralise entre les systmes juridiques qui inclutnos propres Droits po-[p. 12] sitifs). l'heure actuelle (1990), les principauxanthropologues du Droit franais sont des historiens du Droit (M. Alliot,fondateur en 1965 du Laboratoire d'Anthropologie juridique de Paris,actuellement dirig par E. Le Roy ; R. Verdier, qui a cr en 1977 Paris X leCentre Droit et Cultures et, en 1981, une revue d'ethnologie juridique dumme nom, tous spcialistes de l'Afrique noire (nos propres travaux, consacrsaux populations arctiques, faisant exception).

    La France n'a donc pas t le pays d'lection de l'ethnologie et del'anthropologie juridiques, principalement dveloppes par des auteurs anglo-saxons et allemands. l'heure actuelle, ces disciplines comportent le plus dechercheurs et sont le plus enseignes en Amrique du Nord. Cependant, depuis lesannes soixante, ce sont en France les historiens du Droit qui se sont attachs leur promotion. Les destines de l'histoire du Droit et de l'anthropologie juridiques franaises ne sont pas pour autant parallles. Si l'volutionnismedcline en anthropologie ds le premier conflit mondial, il influencera beaucoup plus longtemps l'histoire du Droit. Par ailleurs, l'orientation technocratique destudes de Droit, commune aux rformes dites de droite ou de gauche , aamen un net dclin des disciplines historiques dans l'ensemble des facults deDroit franaises. Histoire du Droit et anthropologie juridiques pourraient doncconnatre des destines inverses. Au-del des effets de mode, une des raisons de la progression de l'anthropologie juridique tient l'universalit de son objet :

    l'occidentalisation du monde est un processus moins certain qu'il n'avait pu leparatre.

    3. Anthropologie juridique et sociologie juridique. Anthropologie etsociologie juridiques naissent dans les dernires dcennies du XIXe sicle.Fondamentale [p. 13] ment, leur but est le mme : comprendre le fonctionnementdes socits humaines. Mais le partage opr par A. Comte entre les champs desdiffrentes sciences humaines donnera chacune de ces disciplines une spcificitqu'elle possde encore, mme si le clivage va en s'attnuant. l'ethnologie devaiten effet revenir l'tude des socits exotiques, et la sociologie celle des socits

    occidentales. Le trac de ces frontires n'est pas principalement gographique : ilrepose sur des jugements de valeur aujourd'hui dpasss. En effet, les primitifs tant alors jugs radicalement diffrents de nous (dans le sens de l'arriration),leur tude devait tre faite par une discipline particulire. Ds lors, sociologie etethnologie juridique vont se constituer selon des traditions diffrentes. Au niveaumthodologique, l'cart principal rside dans la situation de l'observateur parrapport l'objet observ : le sociologue, l'inverse de l'ethnologue, tudie sapropre socit. Ceci ne constitue pas forcment un avantage : il est plus facile de

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    [p. 15] 1. volutionnisme unilinaire et no-volutionnisme.L'volutionnisme unilinaire considre les socits humaines comme un ensemblecohrent unitaire, soumis des lois de transformation globales et gnrales, quifont passer toutes les socits par des phases identiques dans leur contenu et leur

    succession, s'embotant les unes dans les autres. Les socits sauvages , dslors qualifies de primitives , reprsenteraient un stade de dveloppementoriginel par lequel sont passes nos propres socits, de mme que les plus simples de ces socits primitives les chasseurs-pcheurs-collecteurs seraient une image des socits prhistoriques. Tout changement, mme s'il vise une adaptation des circonstances nouvelles, n'est pas une volution. La thorie postule que celle-ci ne peut se traduire que par une complexification del'institution analyse : il doit y avoir passage progressif, par le biais de processusde diffrenciations et d'intgrations, d'un tat d'homognit un tatd'htrognit. Cette prsentation favorise videmment les socits modernes,plus divises que les traditionnelles, et les situe au bout de la flche de l'volution.

    La traduction juridique de l'volutionnisme unilinaire consiste en un certainnombre de postulats. Sur le plan politique, l'volution dirigerait les systmes noncentraliss vers des formes de pouvoir de plus en plus spcifies et tatises. Surle plan juridique, elle conduirait dgager le Droit de la morale et de la religion(on a beaucoup crit qu'une des causes du succs du Droit romain rside dans salacisation prcoce) ; transfrer progressivement sa gense du groupe social(coutume) l'tat (loi) ; et l'mergence d'un appareil spcialis de sanction partir de formes primitives o les conflits sont rgls par les parties elles-mmes (vengeance), alors que dans les socits civilises, leur solution dpend del'intervention toujours plus dterminante d'un tiers (mdiateur, conciliateur,arbitre, juge) dont les [p. 16] pouvoirs croissent de pair avec sa qualit de

    reprsentant de la socit.Cet volutionnisme est n au XVIIIe sicle, qui voit la rupture de la conception

    cyclique du temps. Vico (1668-1774) la remet le premier en cause. Ferguson( History of Civil Society, 1767) perfectionne sa pense en tablissant unesuccession entre trois tats (sauvagerie, barbarie, civilisation) qui connatra, ungrand succs, et sera reprise par L. Morgan au sicle suivant et, au XXe sicle, parA. S. Diamond (Primitive Law, 1935). L'volutionnisme du XVIIIe sicle,imprgn du parfum du mythe du Bon Sauvage, n'est pas systmatiquementdfavorable aux primitifs : ils apparaissent souvent comme les tmoins deparadis perdus, et des images de ce que nous fmes. Ainsi, en 1760, Condillaccrit-il dans La langue des calculs: Nous qui nous croyons instruits, nous

    aurions besoin d'aller chez les peuples les plus ignorants, pour apprendre d'eux lecommencement de nos dcouvertes : car c'est surtout ce commencement dontnous aurions besoin ; nous l'ignorons parce qu'il y a longtemps que nous nesommes plus les disciples de la nature. Certains philosophes sont cependantmoins enthousiastes. Helvetius fait remarquer que : On n'a point observ que les peuples les plus ignorants fussent les plus heureux, les plus doux et les plusvertueux. Le bon Voltaire lui-mme crit : La race des Ngres est une espced'hommes diffrente de la ntre, comme la race des pagneuls l'est des lvriers

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    [...] C'est par l que les Ngres sont les esclaves des autres hommes. Il futd'ailleurs actionnaire dans une des socits participant au commercetriangulaire .

    De toute faon, pour les Lumires, l'tat de civilisation est prfrable celuide la sauvagerie. D'ailleurs la dclaration des droits de l'homme de 1789 est d'ununiversalisme... limit l'homme europen, et son prolongement d'origineanglaise en Amrique du [p. 17] Nord 1. Le XIXe sicle, marqu par la secondegrande vague des colonisations occidentales, durcira les prceptes volutionnistes.Les primitifs, souvent qualifis d' arrirs , doivent tre civiliss, pour leurbien, et afin de leur pargner les lenteurs de l'volution.

    L'anthropologie juridique naissante n'chappera pas l'volutionnismeunilinaire. H. Sumner-Maine voit dans les civilisations orientales une image du pass de l'Occident. H. E. Post (Ethnologische Jurisprudenz, 1893) entreprendd'tudier toutes les institutions juridiques de toutes les socits connues. Les

    auteurs italiens (G. d'Aguanno, l'quipe de la Rivista italiana di sociologia, leromaniste P. Bonfante, G. Mazzarella) sont eux aussi trs sensibles l'volutionnisme : ils s'efforcent de parvenir une meilleure connaissance del'ancien Droit romain en utilisant les donnes fournies par les ethnographes dessocits traditionnelles, galement sollicites pour tenter de dcrire l'apparition duDroit l'poque prhistorique. En France, il faut surtout citer le nom deDurkheim. DansDe la division du travail social (1893), il cherche comprendrecomment les socits passent de la primitivit la modernit. la solidaritmcanique des socits primitives correspondrait un Droit essentiellementrpressif: toute atteinte statutaire (aux rangs des chefs et prtres, adultes, hommeset femmes, non-adultes, etc.) est vcue comme un dfi la socit tout entire, et

    entrane une raction pnale. Au contraire, la solidarit organique des socitsmodernes correspondrait un Droit principalement restitutif: la socit tantdivise, ses membres privilgient leur appartenance au groupe auquel ils sontrattachs par rapport leurs liens avec la socit globale ; la violation des normes[p. 18] juridiques n'est plus celle de l'ordre social tout entier ; le Droit pnal sedveloppe moins vite que les autres branches du Droit (Droit civil et Droitcommercial), qui naissent avec ce type de socits.

    Bien qu'il ait pu servir justifier le colonialisme, l'volutionnisme unilinairene manque pas de grandeur. J.-J. Bachofen pouvait s'exclamer : Au lieu duchaos nous apercevons le systme ; au lieu de l'arbitraire, nous reconnaissons lancessit. Mais les auteurs travaillaient sans jamais aller sur le terrain : ils y

    disposaient d'informateurs et, surtout, se servaient de documents d'archives (rcitsde voyageurs, de missionnaires, rapports des autorits coloniales, etc.) quirefltaient souvent moins la ralit autochtone que les prjugs de sesobservateurs. Ds la fin du XIXe sicle, s'lvent les premires critiques. F. Boas

    1 Cf. N. Rouland, La tradition juridique africaine et la rception des dclarations occidentalesdes droits de l'homme, Actes du Colloque international de Dakar La Rvolution franaise de1789 et lAfrique, 23-29 avril 1989.

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    (1858-1942), spcialiste des Inuit et Indiens d'Amrique du Nord, dnonce les anthropologues de fauteuil et les lacunes de leurs grandes fresques historiques,leur prfrant des monographies ralises partir de l'observation concrte dessocits. Il s'inscrit en faux contre l'universalisme volutionniste : les socits sont

    plus marques par la diversit que les similitudes. Quelques dcennies plus tard,R. Thurnwald ( Die menschliche Gesellschaft in ihren ethno-soziologischenGrundlagen, 1931-1934) se situe lui aussi contre-courant de Post : lesdiffrences entre socits traditionnelles et modernes sont telles qu'une thoriecommune de leurs Droits parat difficile. Partant de considrations diffrentes,l'cole diffusionniste aboutit galement la critique de l'volutionnismeunilinaire. Ds 1911, Graebner met l'accent sur les phnomnes de contacts provenant de l'entrecroisement de grands cercles culturels (Kulturkreisen) dontl'aire d'application voit ses limites se modifier (d'o le nom de diffusionnisme).Les grandes cultures, nes dans un lieu gographique prcis, tendent ainsi leursinfluences au gr de proces-[p. 19] sus dont l'histoire n'est pas absente, mais qui

    ne prsentent pas la rigidit et la rgularit de l'volutionnisme unilinaire.Graebner sera quelques annes plus tard suivi par des juristes de la Zeitschrift1,M. Schmidt (1918) et surtout Trimborn (1927). Ces divers auteurs concordentdonc sur un certain nombre de points : rejet de lois universelles de l'Histoires'appliquant au dveloppement juridique ; accent mis sur la diversit des systmes juridiques plus que sur leur unit ; insistance, au niveau mthodologique, sur laconstitution de monographies rigoureuses plutt que sur de grandes synthses.

    Comme nous le verrons plus loin 2, l'volutionnisme unilinaire ne survcut ces attaques que chez les juristes, qui se sont tenus relativement l'cart del'volution des sciences sociales. Dans les annes quarante, le no-volutionnisme, surtout dvelopp en Amrique du Nord, a pris en compte les

    critiques adresses l'volutionnisme. En 1943, L. A. White puis, plus tard,Steward, mettent l'accent sur le concept d'volution multilinaire. Ces auteurspensent qu'il existe bien des rgularits dans le changement culturel de socitstrs diverses dans le temps et l'espace. Mais ces rgularits s'inscrivent dans des processus plus souples et plus complexes que ne le croyaient les auteursunilinaires. Chaque socit change son propre rythme ; elle fait voluer lesdivers lments de son systme culturel dont le Droit des degrs diffrents,et suivant des rythmes divers. Sur le plan juridique, un des meilleurs reprsentantsde ce courant est E. Adamson-Hoebel qui, dans un classique de l'anthropologiejuridique (The Law of Primitive Man,1954) dveloppe sa conception du Trend ofLaw,le sens gnral de l'volution du Droit. Il y a bien, globalement, transition [p.

    20] du simple au complexe, mme si ce passage s'effectue de faon non uniforme,suivant des itinraires divers. Toute socit n'a pas ncessairement traverser tousles stades d'volution, des intervalles rgressifs peuvent tre insrs dans lamarche vers la complexification. Mais le sens gnral de l'volution se place sous

    1 Cf. supra, p. 10.2 Cf. infra, p. 21.

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    le signe de l'accroissement des normes juridiques et des procdures contentieusesde rglement des conflits, sans que pour autant les socits de droit minimal puissent tre qualifies d'infrieures aux autres. Plus homognes et connaissantsurtout des relations de face face, la plupart des socits de chasseurs-cueilleurs

    semblent avoir peu de Droit. L'inflation juridique ne commencerait qu'avec lasdentarisation nolithique (il y a environ huit mille ans), et s'acclrerait avecl'invention de l'criture. Plus divises et htrognes, de densit dmographiquesuprieure, ces socits recourraient plus volontiers au Droit : les normes se fontplus explicites et plus nombreuses ; leur interprtation (surtout partir du momento elles sont crites) devient le fait de spcialistes (ceux qui connaissent lesmythes et les coutumes : les premiers juristes) ; leur sanction passe de la parent la socit et ses reprsentants, le Droit public apparat.

    On rapprochera des no-volutionnistes le politologue franais J. W. Lapierre, pour qui l'apparition de l'tat s'insre dans un schma volutif, qui n'est pas partout le mme, mais obit un facteur dterminant1. Les socits dont le pouvoir politique s'est diffrenci au point d'aboutir une organisation de typetatique sont celles qui, confrontes pour des causes externes ou internes lancessit du changement, ont su s'y adapter en se donnant cette forme tatique.Celles qui, ainsi sollicites, ont chou dans la conduite de ce processus, ontdisparu. L'tat reprsenterait donc un pro-[p. 21] cessus volutif d'adaptation auchangement, de nature plutt bnfique. Les thories no-volutionnistes, pourtant scientifiquement beaucoup plus satisfaisantes, ne paraissent gureconnues des juristes franais. En revanche, parfois sans mme le savoir, ceux-cise rattachent souvent l'volutionnisme unilinaire, comme nous allons le voir.

    2. L'influence de l'volutionnisme unilinaire sur la doctrine juridiquefranaise. Elle apparat trs nettement dans les prsentations historiques quisont faites d'institutions telles que la famille, le contrat, la proprit et lavengeance.

    A) Famille large et famille nuclaire. La thse communment admise par les juristes est que l'volution a conduit les socits humaines de la famille large(englobant toutes les personnes descendant d'un auteur commun, unies par un liende parent et par la communaut de sang dans les limites fixes par le Droit, etcomprenant les collatraux et cousins loigns, et certains allis) la famille

    nuclaire (limite aux poux et leurs descendants, voire leurs enfants mineurs).Cette thorie est calque sur l'volutionnisme unilinaire. Les ethnologues duXIXe sicle partaient du postulat que les socits civilises ne pouvaient tre quetrs diffrentes de celles des primitifs . Les premires tant marques par la prdominance de la famille nuclaire et le mariage monogamique, il fallait que

    1 Cf. J. W. Lapierre, Vivre sans tat ?, Paris, Le Seuil, 1977.

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    des traits opposs caractrisent les secondes. On imagina donc des stades originelstels que la promiscuit primitive et le mariage par groupe . Les recherchessur le terrain s'intensifiant, on s'aperut du caractre artificiel de ces oppositions :bien des socits parmi les plus lmentaires (Andaman, Nambikwara, Bushmen,

    etc.) avaient pour structure la plus stable la famille conjugale, souvent mmemonogamique. On tendit alors affirmer que la [p. 22] famille conjugale tait un phnomne universel. Ici encore, une observation plus fine montre que si cetteposition est en grande partie avre, il convient de remarquer que dans certainscas extrmes (Nayar de la cte du Malabar ; socit nazie, marque par unehyperdivision sexuelle du travail, qui aurait pu dboucher sur l'limination de lacellule familiale ; expriences de vie collective de la Chine maoste), la familleconjugale telle que nous la concevons semble quasiment universelle (les exemplescits concernent aussi bien des socits modernes que traditionnelles ...). Parailleurs, celle-ci affirme son existence avec plus ou moins de force : elle est trsvigoureuse dans certaines socits, alors que d'autres restreignent son rle (Masa,

    Chagga, Bororo, Muria). L o l'volutionnisme voyait la succession d'un typefamilial un autre, il convient plutt de constater que les socits traditionnellesconnaissent elles aussi des formes de regroupement familial que les modernes ontchoisi de dvelopper de prfrence d'autres, sans s'interdire des expriences ensens contraire (dans les annes soixante-dix, l'mergence des communauts no-rurales nes des idologies de Mai soixante-huit traduisent, leur manire, undsir d'effacement de la famille nuclaire).

    Il existe cependant un certain nombre d'invariants propres la plupart dessocits. La famille est issue du mariage, union dfinitive ou temporaire,socialement et juridiquement reconnue entre deux individus et les groupesauxquels ils appartiennent, soumise la prohibition de l'inceste (certains parents

    sont interdits, des mariages prfrentiels peuvent tre prescrits) qui permet auxdiffrents groupes sociaux de communiquer entre eux par l'change de conjoints.Pratiquement toutes les socits distinguent en effet le mariage de l'union de fait,et valorisent le premier tat. En gnral, le mariage a une fonction procrative(galement prsente dans nos socits). D'autre part, la famille inclut, auminimum, le [p. 23] mari, l'pouse et leurs enfants mineurs, auxquels sontventuellement agrgs d'autres parents ; de plus, les membres de la familleforment un ensemble dont la cohrence repose sur des liens juridiques,conomiques, affectifs et sexuels. partir de ces invariants, la famille nuclaireou large peut revtir de multiples formes, signe le plus vident de l'importanceque lui attribuent toutes les socits.

    B) Contrat et statut. On peut dfinir le statut juridique comme la positionconfre par un systme juridique un individu partir de critres tels que lanaissance, le sexe, la profession ou l'origine sociale, et fixant ses droits et sesdevoirs vis--vis des autres individus et des groupes sociaux dont est compose lasocit. Le contrat est quant lui dfini par l'article 1101 C. civil : Le contrat estune convention par laquelle une ou plusieurs personnes s'obligent, envers une ou

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    plusieurs autres, donner, faire ou ne pas faire quelque chose. Pour lesauteurs volutionnistes (notamment H. Sumner-Maine), l'volution se traduit parle passage du statut au contrat, caractristique des socits modernes, alors quedans les socits traditionnelles, ce ne serait pas l'accord des volonts

    individuelles mais le statut d'une personne au sein de la socit qui engendreraitses obligations, privilges et responsabilits. l'immobilisme primitif rpondraitainsi la mobilit moderne. Ici encore, la confrontation opre au XXe sicle entreces thories et les donnes ethnographiques devait amener d'importantesrvisions. R. Redfield (1950) et E. Adamson-Hoebel (1964) font observer querelations statutaires et contractuelles ne sont pas exclusives les unes des autres :toute socit est la fois contractuelle et statutaire, mais des degrs diffrents.La prdominance d'une catgorie de liens sur l'autre n'est pas principalementdtermine, comme le prtend l'volutionnisme unilinaire, par la successiondiachronique.

    [p. 24]

    L'histoire de notre sicle le montre bien : souvent des rgimes autoritaires outotalitaires ont succd des rgimes dmocratiques, ordonnant les droits etdevoirs des individus principalement par rapport leur statut de classe ou de race.Moins qu'une loi de l'histoire , c'est le choix d'un projet de socit quidtermine la prminence de relations de type contractuel ou statutaire. Lespremires seront valorises dans les socits librales, o le Droit a tendance privilgier l'individu par rapport aux groupes. Les secondes prdomineront dansdeux types de socits. Tout d'abord celles de type communautariste (c'est le casde nombreuses socits traditionnelles, notamment ngro-africaines) ; ensuitecelles de type collectiviste (dictatures modernes). Cependant, mme dans les

    socits traditionnelles les relations contractuelles existent toujours un certaindegr. De faon trs gnrale, on peut dire que ces relations sont d'autant plusfrquentes que les individus qu'elles unissent appartiennent des groupesdiffrents. Elles peuvent aussi intervenir entre des individus appartenant unmme groupe et unis par une communaut de vie. Dans ce cas elles portent le plussouvent sur un secteur particulirement sensible de leurs relations etpotentiellement conflictuel : le contrat, en fixant prcisment droits et obligationset en prvoyant leurs sanctions, vise prvenir le conflit et maintenir l'harmoniesociale. Dans les socits communautaristes, on observera que la libertcontractuelle connat des limites assez fermes : les individus sont subordonnsaux groupes auxquels ils appartiennent ; plus une chose est considre comme

    essentielle la vie du groupe, moins les individus disposent de droits sur elle.C) Proprit et communautarisme. Les juristes tudiant la proprit l'ont

    souvent fait dans une optique volutionniste unilinaire : Il semble que, cheztous les peuples, la proprit ait t collective l'origine : [p. 25] les biensappartiennent au clan, la tribu. La proprit, droit individuel, a d apparatred'abord quant aux objets mobiliers : vtements, puis instruments de travail. Lesimmeubles consacrs au logement furent assez rapidement l'objet d'uneappropriation, au moins familiale. Mais la terre demeura longtemps proprit du

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    clan. Elle fut, l'origine, cultive en commun pour le compte de tous. Puis laculture et la jouissance devinrent l'objet d'une division temporaire entre lesfamilles ; chacune se vit attribuer une parcelle qu'elle devait cultiver pour sasubsistance ; la proprit restant commune, l'attribution variait chaque anne ; peu

    peu l'usage s'tablit de ne pas modifier la rpartition pendant un certain laps detemps [...]. Enfin, l'attribution de jouissance devint perptuelle. Ainsi, la propritelle-mme des fonds se trouva divise entre les familles, plus tard entre lesindividus ; la proprit familiale tait, d'ailleurs, parfois proprit individuelle :lorsqu'un chef de famille avait seul la proprit des biens du groupe. Propritcollective du clan, proprit familiale, proprit individuelle. Telles furent lestapes. 1 Cette prsentation possde un corollaire : celui qui oppose laconception civiliste originelle du droit de proprit, conu comme imprescriptible,absolu, exclusif et perptuel au droit foncier coutumier archaque , quiconsidrait la terre comme un bien immeuble sur lequel pserait un droit collectifde proprit, la rendant inalinable, et qualifiant les droits fonciers de temporaires,

    limits et relatifs.De telles thories appellent plusieurs critiques 2.

    D'une part, outre son caractre arbitraire, cette reconstitution historique interprte en termes de suc-[p. 26] cession chronologique des niveaux juridiquesen ralit synchroniques. Il n'y a pas substitution progressive des droits del'individu ceux du groupe, mais, ds l'poque laquelle remontent nos premiresobservations, coexistence entre ces droits. En Afrique noire, les terres sontpossdes et contrles par des groupes (lignages, villages, etc.) reprsents parleurs ans ou leurs conseils, mais les individus y ont accs et peuvent les utiliser,suivant des modalits diverses (qui rappellent la saisine mdivale), et dpendent

    de leur situation dans les groupes en question. Au qualificatif de collectif il faut prfrer celui de communautaire : les droits des individus existent, mais sontmoduls par ceux des groupes. Si les droits fonciers sont effectivementtemporaires, limits et relatifs, c'est donc ailleurs que dans le caractre collectif dela proprit qu'il faut chercher la cause de ces caractres. Ils trouvent en ralitleur fondement dans le fait que la reconnaissance du droit sur la terre est fonctionde la mise en production et n'existe que tant que dure la mise en valeur. Lorsqu'undroit d'exploitation n'est pas exerc pendant un certain dlai, il chappe sontitulaire.

    D'autre part, il faut nuancer l'apprciation caractrisant d'inalinable laproprit foncire traditionnelle. Il est vrai que la sacralit de la terre, maintes fois

    atteste par les socits traditionnelles (un proverbe Agni affirme : Ce n'est pasl'homme qui possde la terre mais la terre qui possde l'homme ) est un desfreins les plus efficaces sa trop grande mobilit. Celle-ci n'est cependant pasnulle. Comme l'ont montr les tudes de R. Verdier, on doit distinguer selon que

    1 H., L., J. Mazeaud,Leons de droit civil, t. 2, Paris, Montchrestien, 1966, 1060.2 Cf. N. Rouland, pour une lecture anthropologique et interculturelle des systmes fonciers,

    Droits, 1 (1985), 73-90, o nous exposons de faon plus dtaille la thorie d'E. Le Roy.

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    l'opration de transfert ou de mise en gage de la terre est externe ou interne augroupe. l'extrieur du groupe (exo-alination) s'applique le principe d'exo-intransmissibilit : on peut prter ou louer la terre des trangers au lignage, maisnon la cder titre dfinitif. l'in-[p. 27] trieur du groupe (endo-alination), la

    circulation de la terre est l'inverse possible.

    D) vengeance et peine. S'ils s'accordent voir dans la peine la raction ducorps social tout entier (en gnral reprsent par une autorit caractre tatique)dirige contre l'auteur d'une infraction, les juristes prsentent en gnral lavengeance comme une raction de violence immdiate (et souvent dmesure) une infraction, manant d'un individu ou d'un groupe particulier, prjudiciable l'ordre social, alors que la peine aurait un effet rgulateur bnfique pour cedernier. Dans la premire moiti du XXe sicle, plusieurs juristes europens(franais : Fliniaux, G. Vidal, H. Donnedieu de Vabres, H. Decugis, R. Charles ;

    anglais : R. R. Cherry, G. W. Kirchney) imaginent un schma volutionnisteencore largement admis de nos jours par les pnalistes. Les socits a-tatiquesrecourent la raction primitive de la vengeance sans frein ; un stade suprieurmarqu par l'apparition du lgislateur et d'un systme judiciaire nat la rgle dutalion, premire limitation de la vengeance ; dans une troisime phase, le taliondevient rachetable par le versement de compositions volontaires, puis lgales ;enfin, dans les socits les plus civilises, l'tat se charge titre exclusif de larpression et met en uvre le systme des peines publiques, prononces etexcutes au nom de la socit. Ainsi la vengeance possderait deux caractres,ngatifs : sauvagerie et archasme. Des tudes rcentes, diriges par R. Verdier 1remettent totalement en cause ce schma.

    D'une part, la vengeance dans les socits traditionnelles obit unerglementation minutieuse. Tout [p. 28] d'abord, un principe quasiment universel,la rgle de distance sociale,limite globalement le recours la vengeance. Celle-cine peut s'exercer entre membres d'un mme groupe, afin d'viter l'effondrementsur elles-mmes de ces units constitutives de la socit. Les conflits sont alorsrgls de faon pacifique : combats rituels, sacrifices, conciliation, etc. Enrevanche, elle peut servir vider des querelles intervenant entre des groupesdistincts, mais elle doit s'exercer suivant des procdures prcises visant vitertout dbordement : les temps et lieux de la vengeance sont limits, il existe unordre des vengeurs et de ceux contre lesquels la vengeance est susceptible d'tredirige, qui tient en gnral compte la fois des niveaux sociaux et des degrs de

    parent propres aux protagonistes.D'autre part, les donnes ethnographiques et historiques convergent pour

    montrer que vengeance, composition et peines publiques ne se succdent paschronologiquement, mais existent simultanment dans nombre de socits

    1 Cf. La Vengeance, dir. R. Verdier, 4 t., Paris, Cujas, 1981-1984. Pour le Droit romain, cf.notamment : Y. Thomas, Se venger au Forum, Ibid., t. 3, 65-100.

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    traditionnelles : ces modes de rglement des conflits sont propres certainescatgories d'infractions (dont le contenu peu varier suivant les socits),chelonnes suivant leur degr de gravit. Ainsi les socits Inuit pratiquaient-elles les combats rituels, la vengeance, mais connaissaient galement fort bien la

    peine (bannissement ou peine capitale, appliqus aux sorciers et aux meurtriersrcidivistes) 1. Rome, jusqu' la fin du IIe sicle av. J.-C., le crimen ne dsigneque les atteintes la souverainet de la Cit. Le meurtre volontaire chappelongtemps aux poursuites publiques. Durant toute la priode rpublicaine, le Droitpnal ignore le viol, le rapt et l'adultre. Le systme pnal ne s'affermira qu'avecla centralisation [p. 29] tatique impriale, avant que la vengeance ne revienne enforce dans l'Antiquit tardive.

    On ne niera pas que le sens global de l'volution paraisse rsider dansl'effacement progressif du systme vindicatoire au profit de la peine. Mais la peine, pas plus que le contrat ou la famille conjugale, ne peut tre envisagecomme le critre distinctif de la civilisation : les socits traditionnelles laconnaissent fort bien. On est donc fond se demander si la prsentationclassique de la squence conduisant de la vengeance (archaque) la peine(civilise) ne procde pas en ralit d'une vision moderne, postrieure l'instauration de ltat, lui servant lgitimer son monopole de la contrainte et dela sanction.

    Les exemples jusqu'ici cits inclinent penser qu'un critre se rvleparticulirement utile : celui qui consiste voir comme source de leurs diffrencesles relations structurelles existant entre groupes et individus. Quand ces relationssont internes (les individus qu'elles unissent appartiennent au mme groupe), uncertain nombre de rgles visent prserver la cohrence et la permanence de ce

    groupe : la prohibition de l'inceste vite l'effondrement sur eux-mmes desgroupes familiaux qui rsulterait d'une trop forte endogamie ; l'exo-intransmissibilit de la terre lignagre assure aux lignages une prennitmatrielle et leur permet la poursuite de la vie communautaire ; le statut atendance l'emporter sur le contrat ; la mise en uvre de la vengeance estinterdite. l'inverse, quand les relations sont externes au groupe (les individusqu'elles unissent n'appartiennent pas au mme groupe), ces impratifs sedesserrent. L'objectif fondamental de valorisation des groupes reste le mme,mais les rgles servant sa mise en uvre s'exercent dans des sens la foisdiffrents et complmentaires. D'une part, certaines rgles satisfont l'impratifde prservation de l'identit des groupes : [p. 30] l'exo-alination foncire est la

    plupart du temps impossible (sauf faire valider le transfert par les responsablesdes lignages et l'assortir d'une clause de rtrocession) ; la mise en uvre de lavengeance devient possible et parfois obligatoire. D'autres rgles satisfont lancessit d'tablissement de relations entre les groupes : changes de conjointsimpliqus par les mariages prfrentiels (plus frquents dans les socits

    1 Cf. N. Rouland, Les modes juridiques de solution des conflits chez les Inuit, ludes Inuit,numro spcial, vol. 3 (1979), 170 p.

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    traditionnelles que dans les modernes, o la libert de choix est juridiquementtotale, mais pas sociologiquement, en raison de la loi d'homogamie socio-conomique) ; tablissements de liens contractuels entre les individus appartenant des groupes diffrents.

    L'volutionnisme unilinaire, si longtemps pris par les juristes, pche donc par le simplisme de ses analyses. Il situe dans la dure une diversit desinstitutions juridiques qui est en fait beaucoup plus dpendante de leurlocalisation dans la structure sociologique des socits considres. L'histoiren'est pas pour autant immobile. Elle influe sur cette structuration sociologique etsur la vision que les socits se forment d'elles-mmes. partir de l, suivant leslieux et les poques, certaines institutions juridiques seront effectivement prfres d'autres. Mais ces processus n'enlvent rien au fait que les socitstraditionnelles ne sont nullement primitives, archaques ou infantiles : bien avantles socits modernes, elles avaient dj invent la famille conjugale, le contrat etla peine, en usant de faon alternative avec la famille large, le statut et lavengeance. La capacit de rflexion dont tmoigne la diversit de ces choix enfait, tout autant que les ntres, des socits civilises.

    Malgr ces constats, l'volutionnisme marque encore, de nos jours, lesrelations entre les pays industrialiss et ceux du Tiers Monde. Nous allons leconstater en tudiant brivement l'idologie du dve-[p. 31] loppement transfr(c'est--dire calqu sur les modes de dveloppement occidentaux, libraux ousocialistes).

    E) volutionnisme et dveloppement transfr.

    Les dons font les esclaves comme lesfouets font les chiens.Proverbe Inuit.

    Le dveloppement est en gnral pens comme lment de la scienceconomique 1. Nous pensons qu'en ralit son tude ressortit davantage l'histoiredes ides culturelles et politiques, et possde d'importantes consquencesjuridiques. Loin de se rduire un niveau objectif d'intensification des forcesproductives, le dveloppement est largement une qualification issue de la cultureoccidentale. Quel est le sens de la notion de sous-dveloppement, version plus oumoins camoufle de la vieille opposition volutionniste entre socits primitiveset civilises ?

    1 S. Latouche, Faut-il refuser le dveloppement ? Paris, PUF, 1986 du mme auteur,L'occidentalisation du monde,Paris, La Dcouverte, 1989Alternatives au dveloppement,dir.R. Vachon, Montral, 1988. On lira aussi : S. Brunel, Tiers Monde : controverses et ralits,Paris, Economica, 1987, 84100, qui, contre les lieux communs gnralement admis, montre

    bien que religions et structures sociales traditionnelles ne sont pas ncessairement les causesdu sous-dveloppement, mme envisag de faon strictement conomique.

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    Observons tout d'abord que ce constat d'infriorit est essentiellement dress l'aide d'talons de mesure de la production matrielle (PNB). Or le dcouplage propre la pense occidentale moderne entre l'conomie et la cultureintellectuelle aboutissant autonomiser la premire n'est rien d'autre qu'un choix

    culturel. Si d'autres indicateurs taient choisis (taux de suicide, consommationd'anxiolitiques, degr de ce que nous nommons le stress ), d'autres relations desens envisages (sentiment du sacr, relations avec la nature [p. 32] et le cosmos,reprsentations de la mort et de l'au-del) ou d'autres secteurs de la pense valus(l'Einstein des systmes de parent fut probablement un Aborigne), les derniersdeviendraient sans doute les premiers sur l'chelle du dveloppement. On doitcependant se garder des oppositions simplistes : les socits anciennes outraditionnelles n'ont pas toutes choisi la croissance zro . La transitionnolithique reprsente certainement cet gard un passage dcisif. Il y a environdix mille ans, un mouvement historique commence se gnraliser : desinnovations techniques font natre une nouvelle structure conomique,

    caractrise par une rcolte massive de ressources saisonnires et leur stockageintensif. peu prs la mme poque, des chasseurs-cueilleurs stockeurs (socits indiennes de la cte ouest d'Amrique du Nord) apparaissent, tandis qued'autres socits entreprennent de cultiver le sol. Intensification de la chasse et dela cueillette et agriculture paraissent donc comme les deux versions quasimentsimultanes d'un mme mouvement 1. C'est partir de la Msopotamie et dans lemonde indo-europen, lieux de naissance de la civilisation occidentale, que lesystme a t port jusqu' ses plus extrmes consquences, que nous vivonsaujourd'hui. Ce n'est pas un hasard si nous constatons que dans ces rgionsl'intensification des activits productives agricoles que permet l'invention del'araire (vers 3000 av. J.-C. au Proche-Orient) va de pair avec l'invention de

    l'criture ( premier et principal instrument de l'asservissement des hommes ,selon C. Lvi-Strauss et, en tout cas, technique favorisant l'autonomisation duDroit et la constitution d'un groupe de spcialistes de son interprtation), etprcde la pre-[p 33] mire codification que nous connaissions, due au souverainDumrien Ur-Nammu (vers 2080, reposant en fait sur des modles plus anciens).Le processus s'acclre aprs la fin du Moyen ge. Newton et Descartesattribuent l'homme la mission de dominer la nature, et donnent comme principalinstrument ce projet laraison calculatrice. Bnficiant d'une supriorit militaireet technologique, l'Occident se lance dans l'aventure coloniale. Ds lors, un projet d'imposition universelle de la domination occidentale correspond laprtention l'universalisme de ses valeurs. Le XIXe sicle va encore plus loin :

    grce l'volutionnisme, la conception linaire et cumulative du temps s'impose ;l'ide d'un sous-dveloppement inhrent une infriorit ethnique qu'utilisera leracisme se fait jour (elle est loin d'avoir disparu l'heure actuelle : les Sud-Africains ne qualifient-ils pas les Japonais de Blancs d'honneur ?). Signe destemps, c'est au XIXe que le terme de dveloppement change de sens : auparavant

    1 Cf. le bon rsum donn par : A. Testard, Les chasseurs-cueilleurs entre la Prhistoire etl'Ethnologie,Dossiers Histoire et Archologie, 115 (avril 1987), 8-17.

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    synonyme de clarification, il s'identifie alors la notion de progrs, chre l'volutionnisme. On retrouve ce terme sous la plume du gouverneur Roume qui,en 1905, prescrit aux juges de rassembler les donnes qui serviront de base lardaction de coutumiers en Afrique noire : Notre ferme intention de respecter

    les coutumes ne saurait nous crer l'obligation de les soustraire l'action du progrs, d'empcher leur rgulation ou leur amlioration. Car l'idologie dudveloppement existe aussi sur le plan juridique : elle aboutit d'abord aurapprochement avec les techniques juridiques occidentales, puis leur copie. Ce processus de mimtisme culminera aprs les indpendances, dans les annessoixante-dix. Loin de s'inspirer des coutumes traditionnelles, les nouveaux tatsimiteront les constitutions occidentales, et recourront aux codifications, symbolesdu dveloppement juridique, avec d'autant plus de clrit que les conseils desexperts occidentaux [p. 34] allaient en ce sens. Ainsi, ds 1962, le comparatiste R.David crivait-il que le nouveau Code civil de lthiopie devait tre ... conucomme un instrument politique destin dsigner dans certaines voies le

    dveloppement du pays [...]. Cette coutume [le droit traditionnel] ne mritait pasle respect ; elle est la cause du sous-dveloppement sous toutes ses formes . Leschecs de l'industrialisation (les complexes industriels implants dans le TiersMonde ne tournent souvent au mieux qu' 50% de leur capacit de production) etde l'urbanisation (source de dculturation, et de pauprisation criminogne pourune partie importante de la population) conues l'occidentale dans un milieuculturel et conomique diffrent suffiraient prouver les impasses auxquellesconduit le mimtisme. Ce dernier ne fut pas plus efficace dans le domaine juridique. Les codifications devinrent trs souvent des instruments de sous-dveloppement juridique, dans la mesure o elles creusrent un foss entre ledroit officiel occidentalis (appliqu par une lite urbanise) et les droits

    officieux, d'inspiration traditionnelle, que continua pratiquer la majorit de la population. Un tel rsultat apparat plus comme une rgression qu'un progrs.Certains signes, aussi bien en Occident que dans le Tiers Monde, semblentcependant montrer que l'volutionnisme a atteint ses limites. Les succs desmouvements cologistes, la vogue des mdecines douces , la recherche duspirituel, la monte du mouvement associatif (on se souvient du slogan : Small isbeautiful,les critiques plus nombreuses du dveloppement transfr traduisent larinsertion de l'conomique dans le culturel et l'abandon des seuls critresconomiques pour juger du bonheur des nations. Dans le Tiers Monde, les annesquatre-vingt ont vu se dvelopper certaines expriences d'authenticit juridique,tandis que le rythme des codifications se ralentissait. Aux solutions calques sur

    les droits [p. 35] occidentaux, les lgislateurs africains (notamment dans le Codezarois de la famille, entr en application en 1988) en prfrrent d'autres, quis'inspirent du droit traditionnel (maintien de la dot comme condition du mariage,accompagn d'une limitation de son montant pour viter les abus).

    L'idologie du dveloppement transfr est donc une squelle del'volutionnisme unilinaire. Aprs le premier conflit mondial, la thoriefonctionnaliste l'avait dj vivement critique.

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    III. Le fonctionnalisme

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    A)Les ruptures fonctionnalistes. B.Malinowski (1884-1942) est le premieranthropologue effectuer de longs sjours sur le terrain (en Mlansie). Cettepratique du terrain fait depuis figure d'tape obligatoire dans la formation de toutanthropologue. Les grandes synthses volutionnistes du pass devinrent peu peu obsoltes, au fur et mesure que s'accumulrent les donnes ethnographiquescontenues dans les monographies ralises par les chercheurs sur les terrainscoloniaux. Mais B. Malinowski est aussi l'auteur d'une thorie, lefonctionnalisme, qui marque une forte raction contre les explications de type

    historique. Il reproche aux volutionnistes de se tromper sur la notion de cause : lacause de l'tat prsent d'une socit ne rside pas dans son stade dedveloppement antrieur, mais dans l'agencement interne des diffrents lmentsqui constituent son systme social, et qui accomplissent diffrentes sortes defonctions, rpondant la satisfaction de besoins qui sont fon-[p. 36]damentalement les mmes dans toute socit. Deux aspects de son uvre sont particulirement importants pour la rflexion juridique1. D'une part, soninsistance sur la ncessit du terrain rapproche le Droit de la ralit : celui-ci neconsiste pas seulement dans des normes abstraites, mais aussi dans des phnomnes concrets, saisissables par l'observation directe. D'autre part, saconception de la socit comme celle d'un systme culturel dont toutes les parties

    sont relies entre elles le pousse affirmer la dpendance du Droit vis--visd'autres donnes, biologiques ou culturelles (mais il risque ainsi de confondre leDroit avec ce qui l'engendre). Son influence sur l'anthropologie juridique modernedemeure capitale : l'analyse processuelle, longtemps oppose la normative,dcoule directement de ses conceptions juridiques.

    B) Analyses processuelle et normative en anthropologie juridique. Choisiepar certains anthropologues et sociologues (Radcliffe-Brown, Roscoe-Pound), etcorrespondant surtout la conception du Droit dominante chez les juristes,l'analyse normative dcoule d'un paradigme : le Droit consiste essentiellement en

    un certain nombre de normes explicites et crites, souvent codifies, dont lasanction repose sur l'usage de la contrainte ou sa menace exerce par unindividu ou un groupe mandat par la socit. La plupart des manuels destins auxtudiants en Droit reproduisent ce type de dfinition. Celle-ci repose sur uncertain nombre de prsupposs : la norme compte plus que sa pratique ; dans la

    1 Sur les thories juridiques de Malinowski, cf. I. Schapera, Malinowski's Theories of Law, inMan and Culture, R. Firth ed., Londres, Roudedge & Kegan Paul, 1968, 139-155.

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    mesure o les normes doivent ordon-[p. 37] ner la vie sociale, leur violation qu'exprime le conflit est un phnomne pathologique ; les socits ont besoind'institutions centralises dictant ces rgles, et d'un appareil judiciaire et rpressif pour les sanctionner. Cette thorie prsente de graves inconvnients. Car elle

    aboutit rejeter hors du Droit de trs nombreuses socits, centralises ou non.Comme par hasard (mais ce n'en est videmment pas un), le Droit se retrouve prcisment localis dans les socits occidentales : part l'Occident, peu desocits, comme la Chine sous la dynastie Ch'in (221-206 av. J.-C.) ou lesAztques, possdent une conception normative du Droit. La plupart des socitstraditionnelles raisonnent par rapport des comportements concrets, et non enfaisant rfrence des corpus de rgles. Par ailleurs, mme dans les socitscentralises ou occidentales, l'analyse normative souffre de graves dficiences.Pendant la plus grande partie de son histoire, la Chine a t domine par ladoctrine confucianiste, suivant laquelle le Droit et le recours aux tribunaux sontles pires voies pour rgler des conflits. On doit leur prfrer les prceptes moraux

    et la conciliation. Mme Rome, durant toute la priode rpublicaine, les lois sont peu nombreuses et souvent dpourvues de sanctions, le Droit priv tantessentiellement rgl par la coutume des anctres. L'analyse processuelle reposesur d'autres principes. Elle domine trs largement, depuis un demi-sicle, lalittrature d'anthropologie juridique.

    Malinowski (cf. Crime and Custom in Savage Society, 1926) refuse de lier leDroit l'existence d'une sanction manant d'un pouvoir central. Pour lui, il doittre dfini par sa fonction, et non par les modalits de ses manifestations. Il assureavant tout une fonction de rciprocit. La force qui lie les individus et les groupes,et permet la vie en socit, [p. 38] rsulte de rapports rciproques d'obligations.C'est cette rciprocit, et non une contrainte manant d'une autorit centrale ou de

    l'tat qui assure la cohrence de la socit. On doit chercher davantage le Droitdans le champ des relations sociales que dans les normes censes l'exprimer. D'ol'attention privilgie porte aux conflits. Pour les tenants de l'analyse processuelle, c'est l'occasion de sa contestation qu'on peut le mieux saisir cequ'est le Droit effectivementvcu et observ par les individus.

    Plus raliste et moins ethnocentriste que l'analyse normative, l'analyse processuelle prsente l'inconvnient de rduire l'anthropologie juridique uneanthropologie des conflits. Or l'homme peut aussi vivre le Droit en dehors duconflit. L'obissance au Droit constitue la forme la plus courante de sonobservation. L'homme obit aux normes ou aux coutumes parce qu'il les a

    intriorises, parce qu'il redoute une sanction, ou parce qu'il les trouveraisonnables.

    Pour conclure, nous pensons avec J.-L. Comaroff et S. Roberts ( Rules andProcesses, 1981), qu'on doit maintenant substituer au dualismenormatif/processuel une approche synthtique. L'analyse des normes ne peut trenglige par le juriste, ni par l'anthropologue. Il convient d'tudier non seulementleur contenu, mais la faon dont les conoivent les parties quand survient unconflit. Car les normes ne sont pas seulement un cadre, elles peuvent alors devenir

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    un enjeu : les parties peuvent les ngocier au cours du conflit, et mmepostrieurement la dcision de rglement. Mais on doit aussi tudier les raisonspour lesquelles les normes sont appliques, ngliges, tournes ou violes : en cesens, la squence du conflit est effectivement un lieu d'observation privilgi.

    Cette volont de synthse entre les analyses normative et processuelle fait partiedes tendances actuelles de l'anthropologie.

    [p. 39]

    IV. - Les tendances actuellesde l'anthropologie juridique

    Retour la table des matires

    La plupart des anthropologues du Droit sont aujourd'hui trs sensibles auxdivers thmes envisags par les thories du pluralisme juridique. Cesanthropologues forment depuis une dizaine d'annes une communautinternationale, qui demeure marque par de grandes disparits du dveloppementde la discipline dans chaque nation.

    A)Le pluralisme juridique 1

    Il y a de certaines ides d'uniformit quisaisissent quelquefois les grands esprits [...]

    mais qui frappent infailliblement les petits[...] la grandeur du gnie ne consisterait-elle

    pas savoir dans quel cas il fautl'uniformit, et dans quels cas il faut desdiffrences ? [...] Lorsque les citoyenssuivent les lois, qu'importe qu'ils suivent lamme ?

    Montesquieu,LEsprit des lois,XXXIX, 18.

    Le pluralisme juridique est un courant doctrinal insistant sur le fait que toutesocit, des degrs d'intensit variable, possde une multiplicit hirarchise

    d'ordonnancements juridiques, que le Droit officiel reconnat, tolre ou nie. Selonla dfinition de J. Griffiths (1986), il y a pluralisme juridique lorsque dans unchamp social dtermin on peut discerner des comportements relatifs plus d'un

    1 Cf. J. Vanderlinden, Le pluralisme juridique. Essai de synthse, dans Le pluralisme juridique,J. Gilissen, d. Univ. Bruxelles, 1972, 19-56 ; J. Griffiths, What is Legal Pluralism ?Journalof Legal Pluralism 24, 1986, 1-55 ; N. Rouland, Pluralisme juridique, dans Dictionnaire dethorie et de sociologie juridique, dir. A. J. Arnaud, Paris, LGDJ, 1988, 303-304.

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    seul ordre juridique. Sur le plan mthodologique, les diverses thories du pluralisme juridique insistent sur la ncessit de re-[p. 40] chercher lesmanifestations du Droit ailleurs que dans les domaines o les situe la thorieclassique du Droit. Il s'ensuit que, sur le plan politique, les mmes thories

    relativisent la tendance de l'tat se prsenter, par le relais de la prminence dela loi dans la hirarchie des sources du Droit, comme la source principale ouexclusive du Droit. Si, d'aprs leurs partisans, le pluralisme juridique est un phnomne universel (toute socit pratique plusieurs systmes de Droits),certaines le valorisent plus que d'autres. Dans les socits traditionnelles, lacohrence de la socit est assure par des reprsentations (lgitimes par desmythes) insistant sur la complmentarit entre les groupes sociaux. La formeminimale de pluralisme juridique rside alors dans la diffrence existant entre lesrgles rgissant les rapports externes ou internes aux groupes (comme nousl'avons vu pour le contrat, la proprit et la vengeance). Dans les socitsoccidentales modernes, la tendance de l'tat monopoliser le Droit l'incite la

    diffusion d'une idologie prsentant l'uniformit du Droit comme le souverainBien (l'apoge du systme lgaliste, sous la Rvolution, en est un bon exemple).

    Romanistes et historiens du Droit ont depuis longtemps tudi les phnomnesde pluralisme juridique. Ds 1891, Mitteis analysait le pluralisme juridiqueinterne l'Empire romain. E. Levy (1951), M. Kaser (1962), J. Gaudemet (1963)ont signal l'importance du Droit vulgaire, Droit issu de la pratique romaine ou provinciale, souvent diffrent du Droit officiel. Le Moyen ge est l'poqued'lection du pluralisme juridique. D'une part, en raison du mode de conservationdes documents ou de circonstances dues aux alas des fouilles, les documentsnous sont parvenus en plus grand nombre. D'autre part, le systme idologique propre cette priode (cf. la tri-fonctionnalit) a conduit la reconnaissance

    officielle d'ordres juridiques distincts doubls de systmes judiciaires galementdiffrents (par exemple le Droit canon fait du mariage un acte consensualiste,alors que le Droit seigneurial fait primer l'accord des groupes familiaux sur celuides individus ; il existe des pratiques nobles et des systmes ro-[p. 41] turiers dematrise du sol). Anthropologues et sociologues du Droit sont cependant lespremiers laborer des thories gnrales du pluralisme juridique. Si c'est l'uvrede Gurvitch ( L'exprience juridique et la philosophie du Droit, 1935), bien peuconnue des juristes, qui a introduit en France le pluralisme juridique, lesanthropologues du Droit s'y sont intresss ds le dbut du sicle (VanVollenhoven, 1901), l'ont approfondi dans les annes quarante (cf. notamment, leclassique Cheyenne Way [1941] de Llewellyn et Adamson-Hoebel). Depuis une

    vingtaine d'annes le pluralisme juridique rgne dans la communautinternationale des anthropologues du Droit, mme si plusieurs versions encirculent. L'institution qui, l'heure actuelle, fdre ceux-ci sur le plan mondial(depuis 1978) porte le nom de Commission on folk-law and legal pluralism etpatronne des congrs et publications essentiellement centrs sur les thmes chersau pluralisme juridique.

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    B)La situation actuelle de l'anthropologie juridique. Comme nous venons dele voir, l'anthropologie juridique est actuellement domine par les rflexions sur le pluralisme juridique. Les auteurs de tendance marxiste (M. Gluckman, F. G.Snyder, P. Fitzpatrick) sont peu nombreux 1. Le structuralisme est de mme peu

    reprsent, si ce n'est dans certains aspects des travaux d'E. Le Roy et dans notrepropre production scientifique. Une des raisons de cette partition tient sans douteau fait que l'anthropologie juridique est surtout dveloppe au Canada et auxtats-Unis (ces deux tats regroupent eux seuls prs de la moiti desanthropologues du Droit au nombre d'environ 275, en 1989 dissmins dans lemonde), pays peu rceptifs au marxisme et au structuralisme.

    l'heure actuelle, on doit constater que l'anthropologie juridique, qui s'estforme grce aux donnes collectes dans les anciens territoires coloniaux, resteun luxe de pays occidentaux industrialiss (aux tats-Unis, elle est enseigne dansune centaine de collges [p. 42] et universits). Mais mme dans ces pays, sondveloppement est trs ingal. La premire variable rside dans l'ampleur desexpriences coloniales ou l'existence de minorits ethniques, qui ont servi deterrain d'exprimentation et de motivations la recherche. l'heure actuelle, enAmrique du Nord, la persistance d'un problme amrindien est pour beaucoupdans la vitalit de l'anthropologie juridique (ce sont souvent les dbats surl'amnagement du Droit positif en faveur des minorits ethniques qui ont provoqu l'intrt pour l'anthropologie juridique). En Europe, celle-ci est fortdveloppe aux Pays-Bas, dont on connat l'importance de l'ex-territoire colonialen Indonsie. Mais l'existence de colonies ou de minorits ethniques ne suffit pas assurer le dveloppement de l'anthropologie juridique (l'Espagne et le Portugalne comptent pratiquement pas d'auteurs dans cette discipline). Il ncessitegalement la formation, dans le cadre national, d'une tradition intellectuelle, et

    son institutionnalisation acadmique. Certaines cultures juridiques y sont plusfavorables que d'autres. La tradition romano-civiliste, dominante en Europecontinentale, attache une approche normative du Droit, n'y est pas des plus propices. En revanche, les pays anglophones, qui ont connu un granddveloppement des sciences sociales en gnral, et de l'anthropologie juridique en particulier, y sont sans doute t prdisposs par leur rfrence commune ausystme de la Common Law. L'accent qui est mis sur la pratique judiciaire dans ladtermination du Droit a permis leurs juristes de s'acclimater plus facilementaux socits traditionnelles, o l'adaptation des normes aux conditions concrtesest valorise, et de leur appliquer les mthodes de l'analyse processuelle, aveclaquelle ils taient intellectuellement familiers, de par leur formation. Rappelons

    en tout cas qu'en France, l'anthropologie juridique n'a connu qu'un dveloppementbien [p. 43] tardif, malgr l'ampleur des recherches africanistes. Toutefois, depuisquelques annes, les juristes (surtout privatistes) font preuve d'un intrt parfois bienveillant envers la discipline. La cration de deux chaires d'anthropologie

    1 Cf. P. Fitzpatrick, Is it simple to be a Marxist in Legal Anthropology ?, Modem Law Review,48, 1985, 472-485.

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    juridique (en 1988 l'Universit d'Aix-Marseille III, en 1989 l'Universit deParis I) ; la publication d'un manuel 1 constituent indiscutablement des signesencourageants, en dpit d'une professionnalisation accrue de l'enseignement duDroit dans ce pays.

    La situation de l'anthropologie juridique dans le Tiers Monde est en revanchetrs proccupante dans la mesure o cette discipline n'y est pratiquement pasenseigne. Cette constatation n'est paradoxale qu'en apparence, et tient moins des considrations d'ordre matriel qu'idologique. En Afrique noire et dansl'ocan Indien, les nouveaux tats ont souvent adopt les conceptions unitaires duDroit lgues par l'ex-colonisateur, avec d'autant plus de vigueur que leursdirigeants redoutent que l'unit nationale soit mise en pril par la reconnaissancedes identits ethniques et culturelles. L'anthropologie y est donc souvent suspecte. notre sens tort, car de multiples exemples contemporains (pris aussi bien dansles pays du Tiers Monde qu'industrialiss) montrent qu' trop vouloir nier les particularismes, on provoque en gnral les troubles qu'on voulait viter. Lareconnaissance d'identits peut tre le meilleur remde contre la division, voire lascession (lAmrique du Sud o, dans certains tats, les Indiens constituent lamajorit de la population, offre des exemples extrmes de cette attitude : enBolivie, l'anthropologie n'est autorise que depuis 1986...).

    Pas moins que l'Occident et sans doute davantage le Tiers Monden'chappera au mouvement identitaire. Loin d'tre un ferment de discorde, le d-[p. 44] veloppement de l'anthropologie et de sa branche juridique lui permettraitde mieux s'y adapter.

    Signalons enfin que le sort des minorits ethniques et des peuples autochtonesest juste titre devenu un souci majeur de beaucoup d'anthropologues, ces

    communauts tant souvent menaces dans leur existence mme (notamment enAmazonie et en Asie). L'volution de leur statut juridique devrait donc fairel'objet d'une attention particulire de la part des juristes 2.

    1 Cf. N. Rouland,Anthropologie Juridique,Paris, PUF, 1988, 496 p.2 La bibliographie sur ce sujet est principalement anglophone (cf. infra, p. 125). Un manuel

    franais de Droit des minorits ethniques serait hautement souhaitable. Sur l'volutionhistorique de la condition des minorits en France, on lira avec profit : Les minorits et leursdroits depuis 1789, tudes runies par A. Fenet et G. Soulier, Paris, L'Harmattan, 1989.

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    [p. 45]

    CHAPITRE II

    UN HORIZON DPASSABLE :LES DROITS TRADITIONNELS

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    L'ethnologie juridique tudie les Droits des socits lointaines.L'anthropologie juridique s'en distingue : elle n'est pas une histoire des institutions

    exotiques, ni du Droit colonial.Les socits traditionnelles sont certes fort diverses : une micro-socit de

    l'Afrique australe, un groupe mlansien, une tribu malgache des plateaux ou unclan lapon ne sont pas interchangeables, ne serait-ce qu'en raison de la diffrencedes contextes cologiques. L'ethnologie juridique rend compte, dans le domainedu Droit, de ces variations. L'anthropologie juridique situe ses analyses unniveau plus gnral. Tout en tenant compte de la diversit des Droits traditionnels,elle les distingue des Droits modernes, marqus par la croissance tatique et lavalorisation du dveloppement conomique. Cette distinction ne se confondtoutefois pas avec une exclusion mutuelle : des passerelles existent.

    L'anthropologie juridique vise ambitieusement une comprhension globalede l'ensemble des systmes juridiques, traditionnels et modernes. Les Droitstraditionnels forment donc un horizon ncessaire et dpassable. Nousanalyseronsce qui les distingue des Droits modernes avant de constater que socits tradition-[p. 46] nelles et modernes peuvent se rejoindre dans l'emploi conjoint de logiques juridiques diffrentes. Puis nous donnerons quelques exemples de ce processusemprunts au Droit positif franais.

    I. La distinction entre Droits traditionnelset Droits modernes

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    Les juristes ont longtemps identifi le Droit avec l'tat (la hirarchie dessources du Droit communment enseigne le montre bien, qui place son sommetla loi et le rglement). En consquence, les socits primitives taient jugessans Droit. Squelle de l'volutionnisme, cette attitude conduit mal poserl'important problme des rapports du Droit avec l'tat. En fait, les critres

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    habituels de l'tat et de l'criture ne suffisent pas borner le champ del'anthropologie juridique. Ce sont des caractres, dont l'absence ou la prsencetraduit, selon les socits, des tats diffrents de complexification sociale, dediffrenciation et d'extension du Droit. Mais ils ne constituent pas des essences :

    le Droit peut exister avec ou sans eux. Par consquent, l'anthropologie juridiquene peut s'arrter l o ils commencent.

    Socits traditionnelles et modernes connaissent toutes le Droit, mais si les premires relativisent son rle, les secondes ont tendance l'tendre. Cetteattitude s'inscrit dans une logique gnrale qu'il nous faut rsumer, avant d'tudierles variations des champs du Droit.

    1. La logique des socits traditionnelles. On pense communment que ladistinction entre socits traditionnelles et modernes recoupe celle existant entrepass et prsent. En ralit, sans tre inutilisable, le critre diachronique ne peut

    fonder que des approximations. Car les socits modernes ne sont pas nces-[p.47] sairement les plus rcentes. La Rome impriale, urbanise, centralise ettatique, utilisant l'instrument montaire et o, au moins dans les villes, lesgroupes familiaux taient plus proches de la famille nuclaire que larges,commence prs d'un millnaire avant la socit fodale, qui prsente les tendancesinverses. Le critre gographique n'est pas, lui non plus, dterminant. L'Occidenta connu durant des sicles le rgime fodal, qui possde bien des points communsavec les socits tudies par les ethnologues ; en Afrique noire, les formationspolitiques pouvoir centralis dpassent probablement le millier ; l'aire tropicalesud-amricaine n'est pas le paradis des socits sans chef que certains auteursy ont vu (un nombre non ngligeable de ces socits ont connu l'exercice effectif

    d'un pouvoir centralis) 1. Il faut donc chercher d'autres critres de distinctionpour dfinir la logique des socits traditionnelles. Sur le plan conomique, lessocits traditionnelles (comme les anciennes socits paysannes de l'Occident),obissent un idal d'autarcie. Pour M. Sahlins (ge de pierre, ge d'abondance,1976), la non-maximisation des processus de production qui les caractrisent neproviendrait pas d'une incapacit produire plus, mais d'un choix culturel, destin prvenir une division sociale et politique trop pousse.

    Sur le plan sociopolitique, il convient de distinguer quatre types de socits.lmentaire : l'organisation parentale assure la totalit des fonctions politiques.Semi-lmentaire : pouvoirs parental et politique sont distincts, mais associs parun lien d'interdpendance. Semi-complexe : pouvoirs politique et parental sontnettement spars. Le pouvoir politique tend la centralisation, et s'labore dansle cadre de classes d'ge, [p. 48] de castes ou d'organisations territoriales. Le Droitdevient plus normatif et plus impratif. Complexe : le pouvoir parental ne rgit

    1 Cf. les tudes publies dans : Chieftaincy and the State in Africa, Journal of Legal Pluralism,25-26,1987 ;L'Anthropologie politique aujourd'hui,Revue franaise de Science politique, vol.38, n 5, octobre 1988.

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    Norbert Rouland, Lanthropologie juridique, Que sais-je? (1990) 34

    plus que les relations familiales, le pouvoir dans la socit globale est assur parune pluralit d'organisations o dominent celles qui sont spcialises dansl'exercice du pouvoir politique, qui permettent l'panouissement de l'tat, lequeldveloppe son emprise sur le Droit et ses modes de sanction. Les socits

    modernes sont de type complexe. Certaines socits traditionnelles peuvent trecomplexes, mais elles se distribuent plutt entre les trois autres types.

    Cette classification permet de saisir que si l'tat et le Droit peuvent former uncouple, celui-ci n'est pas indissociable. Nous pensons en effet qu'il n'existe pas delimites universellement reconnues du domaine de la rglementation qualifie dejuridique. partir du moment, variable dans l'espace et le temps, o les socitschoisissent d'tendre la part du Droit et de l'expliciter en normes, codifies ounon, l'apparition de formes nettement diffrencies d'organisation du pouvoirpolitique, auxquelles on peut donner le nom d'tat, suit de faon corrlative. Ici sesitue, notre sens, la vritable distinction entre socits traditionnelles etmodernes (cependant, si l'extension du Droit semble bien conduire l'tat, cedernier peut aussi se passer du Droit, comme le montre la dfaveur dans laquelleles socits orientales tatiques le tiennent 1 : le Droit peut exister sans l'tat,l'tat peut exister sans le Droit, mais l'exprience occidentale a voulu lesconjoindre). Enfin, cette variation dans l'exprience humaine du Droit, dont l'tat peut tre un signe, se traduit galement au niveau des reprsentations. Commel'indique le nom que nous leur avons donn, les socits traditionnelles valorisent plus la fidlit au pass que la vo-[p. 49] lont de changement, chrie par lessocits modernes. C'est pourquoi les premires prfrent la coutume la loi.Cependant, montrer de la rticence au changement ne signifie pas qu'on puissetoujours l'viter. Les socits traditionnelles, elles aussi, changent. Le plussouvent, elles le faisaient moins vite que les modernes. Mais depuis le second

    conflit mondial, l'acculturation s'est faite plus rapide, et a parfois tourn l'ethnocide. Ainsi l'humanit risque-t-elle de se priver d'une autre exprience duDroit, dont les socits traditionnelles taient porteuses. C'est cette expriencequ'il nous faut maintenant approfondir, travers l'tude des variations du champdu Droit.

    2. Les variations du champ du Droit. Dans la tradition occidentale, largulat