255
Michel Agier · Anth ropologie du carnaval La ville, la fête et l'Afrique à Bahia

Anthropologie du carnaval. La ville, la fête et l'Afrique à Bahia

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Anthropologie du carnaval. La ville, la fête et l'Afrique à Bahia

Citation preview

  • Michel Agier

    Anthropologiedu carnaval

    La ville,la fte

    et l'Afrique Bahia

  • collection eupalinossrie culture, histoire et socit

  • Michel Agier

    Anthropologiedu carnaval

    La ville, la fte et l'Afrique Bahia

    ditions Parenthses / IRD

  • En couverture :D'aprs une photographie de Milton Guran (1997).

    Remerciements :Les enqutes ayant permis de rassembler les donnes de cet ouvrage ont tralises dans le cadre de l'Universit fdrale de Bahia, avec le soutien del'Institut de Recherche pour le Dveloppement (IRD, anciennement Orstom,France), du Centre pour le dveloppement de la recherche scientifique(CNPq, Brsil), et de la Ford Foundation.Les donnes ont t recueillies entre 1990 et 1996. l'observation des situations d'interactions, des ftes, et du carnaval proprement dit, s'ajoutrentdes entretiens approfondis avec une soixantaine de membres de l'association culturelle et carnavalesque H Aiy membres du directoire, animateurs et adhrents. Un court questionnaire a t appliqu au sige de cetteassociation, auprs de 1465 membres venus faire leur inscription pour lecarnaval de 1992. Je remercie les membres du directoire du Ile Aiy, en particulier Antonio Carlos dos Santos Vov et Jnatas Conceio, pour leurcontribution l'laboration et au bon droulement de l'enqute, ainsi quePaulo Lima pour l'organisation de l'enqute quantitative et l'accs auxarchives, et Me Hilda pour la gentillesse de m'avoir laiss circuler librement dans le sige de l'association qui tait (aussi) sa maison et son terreirode candombl. Un compte-rendu des enqutes a t remis aux responsablesde l'association en aot 1993 (li Aiy, A inveno do Mundo Negro, Salvador,1993, 162 p. ms.).Je tiens remercier, pour leurs lectures et leurs commentaires de versionspartielles ou provisoires du prsent ouvrage, et pour leurs encouragements,Genice Araujo-Agier, Marc Auge, Maria Rosrio Carvalho, Jnatas Conceio da Silva, Antonio Sergio Guimares, Marie-Jos Jolivet, Jean-Pierre Olivier de Sardan, Joo Jos Reis et Kadya Tall.

    Remerciements particuliers Milton Guran, photographe et professeurd'anthropologie visuelle Rio de Janeiro, pour son reportage en noir etblanc du carnaval de Bahia de 1997 et Gerson Loureno, photographebahianais et membre du groupe carnavalesque Ile Aiy, pour les portraitsen couleur de son groupe.

    Codition ditions Parenthses / Institut de Recherche pour le Dveloppement (IRD).COPY RIGHT 2000, DITIONS PARENTHSES, 72, COURS JULIEN, 13006 MARSEILLEISBN 2-86364-615-X (PARENTHSES) / ISBN 2-7O99-I415-8 (IRD).

  • PourAntonin etMariana

    Eu sou um pedao d'AfricaJogado no cho do mundo (Eduardo de Oliveira, Banzo, 1964). Estou me guardandopara quando o carnaval chegar (Francisco Buarque de Holanda, Quando 0carnaval chegar, 1972)

  • Introduction Les Africains Bahia

    Chaque mercredi des cendres, carnaval meurt, mais carnavalne meurt jamais. Toujours diffrent, il est chaque anne rinvent. Toujours lemme, il est encore dans le fond pareil celui du pass : lieu de folie, d'ivresse, deparade, de cration artistique, fabrique d'identits. Les grandes villes du carnavalont depuis longtemps fait de ce rite un phnomne social, politique et conomique autant que culturel. Venise, Rio, Ble, New Orlans, Barranquilla, Notting Hill,Bahia : quel besoin rpondent les carnavals ? Quelles bonnes raisons ont les citadins, toutes classes et couleurs apparemment confondues, de l'entretenir et, plusencore, de l'aimer ? N'est-il qu'un rve de bonheur qui s'achve le mercredi descendres alors que la tristesse, elle, n'a pas de fin, comme dit la belle chanson mlancolique de Tom Jobim et Vinicius de Moraes (Felicidade) ? Est-il la catharsisncessaire et phmre de quelques heures troubles dans une anne sans brio ?Ou est-il plutt, comme le suggre en un mot l'exprience bahianaise, une scnecrant un double de la ville, tout aussi rel que la vie de tous les jours maisplus permissif et ouvert qu'elle aux rvoltes et aux mouvements sociaux ritualiss ? Tant de choses peuvent se passer et se rgler dans le monde du carnaval ! Bahia comme ailleurs ? tudier le carnaval, ce n'est pas passer ct desvritables problmes sociaux, c'est au contraire prendre une institution-cl pourparler de la socit dans son ensemble, l'image de la sorcellerie dans les socitsouest-africaines, ou de la kula (cycle de dons et contre-dons) dans la socit tro-briandaise du Pacifique.

    Depuis la fin du xixe sicle, Bahia est une des grandes villes decarnaval du monde. Dans les annes quatre-vingt la fte fut redynamise grce ce qu'on a appel sa rafricanisation . En une vingtaine d'annes (1975-1995), lecarnaval de Bahia a pris de telles dimensions qu'on a pu le dire plus grand, plusvrai, plus populaire que celui de Rio de Janeiro. En 1993, les journaux nationauxbrsiliens annoncrent mme que Bahia avait gagn contre Rio la guerre descarnavals et le maire de la ville dclara que ceux qui avaient mis sur Yaxavaient eu raison ! Que s'tait-il pass ?

    Une nuit de carnaval, le 8 fvrier 1975, une centaine de jeunesgens, tous exclusivement noirs et habills l'africaine, dfilrent bruyammentdans les rues de Bahia en fte. Ils taient dguiss et moqueurs, ce qui est permispar le carnaval. Mais leurs moqueries s'adressaient aux blancs qui les regardaient '. Blanc, si tu savais la valeur du noir, tu prendrais un bain de goudron ,chantaient-ils, eux-mmes un peu effrays par leurs propos, en ces temps de dictature militaire. Habitants d'un grand quartier noir et mtis de la ville, Liberdade,ils avaient form quelques mois plus tt un petit bloc 2 qu'ils appelrent enyoruba Ile Aiy, le monde noir . Dans la grande Avenue mouvemente des

  • dfils du carnaval, la bande fut hue par certains, applaudie par d'autres. Le mercredi des cendres, le principal journal local fit son habituel bilan de fin de fte. Leverdict pour le Ile Aiy fut sans appel : Bloc du racisme , spectacle laid .Pourtant, le jury du carnaval dcerna aux jeunes gens une inexplicable et trsconteste mention honorable . Ils dcidrent donc de continuer.

    Un peu plus de vingt ans ont pass et le Ile Aiy est aujourd'huireconnu par tous comme le premier et le plus traditionnel d'une nombreuse ligne d'associations carnavalesques afro-brsiliennes. Anctre de la Ax Music et du nouveau carnaval de Bahia, le groupe est sponsoris par des grandes entreprises prives d'envergure nationale, son ensemble de percussions compte 140membres, son calendrier de ftes est dense et il ne sort jamais au carnaval avecmoins de 2000 participants. En outre, une quarantaine d'ensembles afro-brsiliens se prsentent rgulirement au carnaval, rassemblant en tout 25 000membres environ. Parmi eux, le groupe Olodum et son ensemble de percussionsremportrent avec le rythme du samba-reggae un succs national et international,entrant dans la mouvance de la World Music , suivi quelques annes plus tardpar la Timbalada de Carlinhos Brown. Paralllement, des groupes noirs culturelset politiques se sont dvelopps et organiss dans des rseaux, des comits etautres mouvements se rclamant d'une idologie apparemment plus diffrencia-liste qu'intgrationniste. Un mouvement culturel noir s'est ainsi form en unevingtaine d'annes, partir du carnaval ; il connat un certain succs mdiatiqueet une vritable influence auprs des jeunes noirs et mtis de la ville.

    C'est l'histoire de cette invention qui a fait la trame de l'enqute que j'ai mene Bahia entre 1990 et 1996 et dont je fais le rcit dans cet ouvrage. Au-del de ses particularits locales, l'exprience concerne de trs prs lesprocessus identitaires et culturels contemporains. Sa contribution originale audbat tient la relation troite qu'elle tablit entre carnaval et mouvement social,autrement dit entre culture et politique. Plus gnralement, elle concerne la placedu rituel dans la modernit des grandes villes, le rituel tant entendu ici commeun cadre pour l'expression et la transformation des identits et du rapport auxautres 3. En effet, Bahia et le Brsil sont des socits trs hirarchises, segmentes et excluantes ; de plus, parmi tous les prjugs en vigueur, ceux qui se fondent sur des reprsentations racistes sont nombreux et prgnants. ce titre, le cas

    1 Certains mots utiliss dans la description phnotypique (noir, blanc, jaune, mtis, multre, etc.), elle-mme subjective et approximative, sont compris, au terme d'une racialisation idologique, comme descatgories raciales pour lesquelles le substantif (rendu, l'crit, par la majuscule) renvoie culturelle-ment l'ide d'une identit qui serait naturelle et, donc, allant de soi. L'adhsion consensuelle cettecriture discrtement racialise fournit un langage commun aux attitudes racistes, contre-racistes, voireanti-racistes. Dans cette enqute, o les races socialement construites sont dans l'objet, mais qui seveut elle-mme a-raciale, il nous a sembl utile de marquer une distance sans concession avec toutepense raciale, quel que soit son bord. Cela ncessite, par exemple, de rompre avec l'usage ancien dusubstantif identitaire qui fait mettre une majuscule Blanc et Noir (mais non mtis ou multre ). Nous avons donc enlev de notre texte toute majuscule aux termes raciaux . Elles ont tlaisses, cependant, lorsqu'elles apparaissent dans le matriau d'enqute lui-mme (textes crits dechansons, pomes, affiches, articles de journaux, etc.), ce qui permet d'en dbanaliser l'usage et ainsi demieux en pointer le sens.2 Bloco : groupe carnavalesque organis. Les termes luso-brsiliens et afro-brsiliens sont traduitsdans le glossaire, p. 237.3 Certaines questions thoriques et mthodologiques poses par l'tude du rite carnavalesque sonttraites dans la postface, pp. 225-236.

  • tudi est bien tristement banal. Moins banale est l'existence d'une scne disponible pour les rituels, renouvele chaque anne, cinq jours durant : le carnaval.Personne n'est matre de l'ensemble du jeu et il serait naf de croire que le carnaval est l'ivresse des pauvres. Son succs tient au fait que c'est l'ensemble de la socit qui profite, chaque anne, de cette possibilit de mise en scne :dnonciations du racisme, recherche des origines, prsentation collective d'identits, exaltation des particularismes culturels. Le carnaval devient alors le thtrede ses propres classements, scands Bahia par trois temps : le carnaval du matin(avec ses drisions), de l'aprs-midi (ses mtaphores) et de la nuit (avec ses inventions). Il permet une lecture en double des hirarchies socio-raciales de lavie ordinaire en mme temps qu'une lecture immdiate de ses propres crations.En un sens, pour reprendre les termes d'une ambivalence dcrite par Michel deCerteau propos de la culture populaire en gnral 4, il contient la fois un espace polmologique (celui qui se charge de la critique sociale) et un espace utopique (celui qui cre un autre possible par dfinition miraculeux ). La mise au jour de cette double comptence du monde carnavalesque enrichit donc, je crois, la comprhension gnrale des rapports entre culture etpolitique.

    parir de l'ethnographie du changement dans un contextemoderne, nous pourrons aborder un paradoxe qui, lui aussi, intresse de prs lesdbats en cours dans de nombreuses socits : celui du lien ambigu entre le mtissage et l'ethnicit politique. D'une part, il est important de comprendrecomment, aujourd'hui, dans un univers social marqu par le mtissage racial etculturel, peut natre un mouvement identitaire excluant, refermant apparemmentles frontires raciales (mais sont-elles aussi ouvertes qu'elles n'y paraissent ?, de-vra-t-on s'interroger en retour). D'autre part, l'africanit mise en scne dans lesrituels et dans la rhtorique identitaire du nouveau carnaval de Bahia correspond ce type de mouvement que l'on qualifie parfois de retour l'ethnie . Or, souscette apparence de repli et de fermeture, c'est tout un travail d'invention culturelleque l'on peut observer, ses rfrences tant tout autant africaines et bahianaisesque brsiliennes et globales . C'est d'ailleurs par les rseaux urbains et plantaires de communication (messages audio-visuels, diffusion des modes musicales,chorgraphiques et vestimentaires, tourisme culturel, etc.) que des images d'Afrique reviennent et raniment slectivement une vague mmoire de ce continentplus ou moins refoule depuis quatre, cinq ou dix gnrations dans les lignes familiales des noirs brsiliens de Bahia. Il faut donc dmystifier l'absolu identitairedont se rclament eux-mmes les acteurs sociaux et rituels lorsqu'ils parlent deculture et d'origine. Et cela aussi nous projette bien au-del du seul carnaval brsilien. En nous intressant la mise en scne des identits, ici et ailleurs, nous dcouvrons les procds mtis, les assemblages, les bricolages et les fusions qui sont l'uvre dans la culture et qui nous informent, leur tour, sur l'tonnante ouverture du monde prsent.

    Certeau, Michel de, L'invention du quotidien [1980], Paris, Gallimard, 1990.

  • 10

    Rve de bonheur qui s'achve le mercredi des cendres alors que latr istesse, elle, n'a pas de fin ; catharsis de quelques heures troubles dansune anne sans brio...

  • ... Le carnaval est aussi une scne crant un double de la ville, tout aussirel qu 'elle, mais plus perm issif et ouvert aux rvoltes et aux rites.

    11

  • Premire partie Ld Villeet son double

  • Chapitre 1 LeU f

    Tout le monde, journaliste, habitant ou visiteur de la ville deBahia, a trs vite quelque chose dire sur le carnaval et son africanisation. Les interprtations, selon les cas, mettent l'accent sur la tradition perdue des carnavalstranquilles des annes quarante, sur la force ou, pour d'autres, la vanit du mouvement noir, sur la prsence sensible de la mmoire africaine, ou encore sur l'inventivit toujours renouvele de la bahianit . Cela rend ncessaire unecontextualisation de ce phnomne. Quelles sont les dynamiques sociales et idologiques qui l'entourent, qui agissent sur lui, et auxquelles il a particip ? C'est cette question que ce chapitre sera consacr, en proposant quelques repres dansl'histoire ancienne et rcente de Bahia, particulirement pour ce qui concerne lesrelations raciales et la place des noirs.

    Bahia de tous les SaintsLa ville de So Salvador da Bahia de Todos os Santos a t fon

    de en 1549 par les reprsentants de la couronne portugaise qui installrent l lesige de leur colonie au Brsil. Le nom de la capitale fut choisi pour rendre hommage et demander protection au Christ lui-mme (le Saint Sauveur) et la baie quila borde fut baptise en mmoire du jour de la fondation de la ville, le i" novembre, le jour de Tous les Saints. Les plus anciens quartiers de la ville sont situs aulong de la baie : la ville basse et son port (dont les premires difications datentde la seconde moiti du xvie sicle) et la presqu'le d'Itapagipe (quartier industriel au xixe sicle). En allant, par le haut des mornes qui longent la baie, vers lesud-ouest et l'ocan atlantique, on rencontre d'autres quartiers anciens (SantoAntonio, Pelourinho, Se, So Bento) qui composent l'ancienne ville haute. difieentre le xvie et le xixe sicle, cette zone fut pendant longtemps la plus riche etprestigieuse de la ville, et elle abrita le sige de l'administration, municipale etcoloniale '. La ville haute resta longtemps le lieu de rsidence prfr de l'aristocratie sucrire, des matres d'esclaves et de la bourgeoisie commerciale bahia-naise. Rparti sur ces deux tages, cet ensemble de quartiers offrit le dcor de laville jusqu'au milieu de ce sicle.

    Salvador de Bahia se dveloppa comme centre du commerced'esclaves, d'exportation sucrire et, jusqu' la fin du xvme sicle, comme le sigedu pouvoir colonial. Trois millions et demi d'esclaves entrrent au Brsil entre lemilieu du xvie sicle et le milieu du xixe, ce peuplement se faisant essentiellement par le port de Salvador et, partir du xvme sicle, au profit des armateurs-ngociants bahianais et non plus seulement portugais 2. Les esclavesfournirent la main-d'euvre des plantations et usines de sucre autour de Bahia et

  • 16

    celle des employs de maison, des travailleurs gage des services, du port et ducommerce de rue dans la ville de Salvador. Puis ils furent les travailleurs desmines d'or et de diamants de la rgion des Minas Grais et, plus tard, ceux desplantations de caf dans le sud du Brsil, vers So Paulo. Les populations africaines importes dans le trafic d'esclaves furent successivement soudanaises(venues, au xvie sicle, des rgions septentrionales de l'Afrique de l'Ouest), puisbantou (ce fut le cycle du Congo et de l'Angola partir du xvne sicle), puis soudanaises nouveau partir du xvme jusqu'au milieu du xixe sicle, venant principalement de l'aire culturelle Fon-Yoruba, embarques le long de la cte de Minaet de la Cte des esclaves, dans le golfe du Bnin 3.

    Avec le dclin de l'conomie sucrire ds le dbut du xixesicle, l'interdiction du trafic d'esclaves en 1855, puis l'abolition de l'esclavage en1888, Salvador perdit ses fonctions conomiques nationales. Une faible industrialisation se dveloppa grce quelques investissements locaux dans les textiles, letabac et les services urbains, et le port garda un rle rgionalement importantdans l'exportation des produits agricoles. la mme priode, la rgion de SoPaulo allait se dvelopper rapidement, grce aux plantations de caf puis l'industrie, et allait dplacer le centre conomique du pays vers le sud, repeupl etblanchi par l'immigration europenne. Salvador, une phase de stagnation conomique, sociale et dmographique alla de la fin du xix jusqu'au milieu du xxesicle.

    Dans les annes cinquante, la structure sociale de Bahia tait,selon l'conomiste Francisco de Oliveira, comme le portrait jauni de ce qu'elleavait t au dbut du sicle 4. Les positions socio-professionnelles et les distinctions de couleur se combinaient alors pour former trois grands groupes de prestige. La haute socit, presqu'exclusivement blanche, regroupait les propritairesterriens, les grands trafiquants et patrons de commerce, les hommes d'affaire etles politiciens. Les groupes intermdiaires plus ou moins mtisss bruns (morenos) et multres (mulatos) taient forms de petits et moyens commerants, artisans et fonctionnaires. Enfin, la classe infrieure tait dsigne parle substantif catgoriel de pauvret . Compose de travailleurs manuels detoutes les branches, noirs (pretos) et multres, elle regroupait plus de la moiti dela population de la ville 5. Les deux ples de la socit taient ainsi dfinis par l'lite, blanche et riche et le peuple, noir et pauvre 6 .

    1 En 1763, la capitale du pays fut transfre de Salvador Rio de Janeiro, et en i960 Brasilia.2 L'historienne Katia Mattoso estime entre 3 500 000 et 3 600 000 le nombre d'esclaves introduits parla traite au Brsil entre le milieu du XVIe et le milieu du xix sicle, ce qui signifierait que le Brsil a import 38 % des esclaves amens d'Afrique au Nouveau Monde (Mattoso, Katia M. de Queiros, tre esclave au Brsil, Paris, Hachette, 1979, p. 58). Jusqu' la Loi dite du Ventre libre (en 1871), la populationesclave comprenait aussi les descendants d'esclaves ns au Brsil. Ces derniers taient appels crioulos(croles), alors que les esclaves ns en Afrique taient appels Africains ou dsigns selon leur ethnie, leur rgion ou leur port d'origine en Afrique.3 Ibid, p. 22.* Oliveira, Francisco de, O Elo Perdido : Classe e Identidade de Classe, So Paulo, Brasiliense, 1987,p. 32.5 Azevedo, Thaes de, Classes sociais e grupos de prestfgio , in Ensaios de antropologia social Salvador, UFBa, 1959, pp. 103-120 ; Pierson, Donald, Brancos e Pretos na Bahia (Estudo de contacto racial),So Paulo, Ed. Nacional (Brasiliana), vol. 241, 1971.6 Azevedo, Thaes de, op. cit., p. 112.

  • 17

    volutions socialeset prsences des noirsL'actuelle Bahia est gnralement perue sous les traits de cette

    poque, comme traditionnelle, voire archaque, et dpourvue de toute mentalitpromthenne. Il y a une insistance, dans les discours savants et populaires auBrsil, vouloir penser que rien ne change Bahia, comme s'il fallait maintenir lles souvenirs de la tradition, de l'archasme et de l'exotisme, pendant que le restedu pays bouge et souffre. Socit immobile et cordiale, ville du sourire et de la paresse, Bahia vivrait sous l'enchantement de ses 150 glises 7, de ses 2000 maisonsde candombl (la forme bahianaise de la religion afro-brsilienne), de ses saintscatholiques, de ses divinits afro-brsiliennes (orixds) et du rythme du samba 8.Nonchalance corporelle, fatalisme social et dispositions dionysiaques seraientl'hritage africain (une premire forme de la prsence des noirs) perceptible dansla ville la plus noire et la plus chantante du Brsil, qu'une de ses plus fameusesmres-de-saint du candombl, Me Aninha, appela au dbut de ce sicle la Rome noire , la ville sainte des noirs 9. Ceux que l'on appelle les Blancs deBahia seraient galement diffrents des autres blancs du Brsil et du monde, cause de leur mtissage racial et culturel. Enfin, aucune relation de travail nepourrait vraiment se dfaire de la suffisance paternaliste des matres blancs ni dumpris pour le travail manuel, hrits des temps de la colonie et de l'esclavage.Tout se passe comme si l'identit de Bahia (la bahianit ) ne pouvait se dvelopper que dans les domaines magique, ludique et artistique, associant son nomau candombl, au carnaval de rue et au samba. Elle n'aurait de fonction dansl'identit nationale brsilienne qu'au titre de la tradition culturelle et dans les registres comportementaux de la souplesse celle des danseurs noirs de capoeira(lutte danse) et de la douceur comme le chuchotement mlodieux de lachanson populaire bahianaise. Cette vieille image de la ville alimente l'attractiondes trangers (Brsiliens du Sud, autres Latino-amricains et Europens) verselle, ainsi qu'un sentiment bien ancr de particularisme culturel de la part de l'intelligentsia locale. Elle est la rplique d'une autre image, plus actuelle et moinspotique, qui entretient un certain ostracisme rgional de la part du BrasuZ (leBrsil du Sud/Sud-Est), blanc, moderne et travailleur, contre le Brasnorte (leBrsil du Nord et du Nordeste), mtiss de noir et d'indien, retard et pauvre 10.

    7 Biaise Cendrars (Brsil, des hommes sont venus... [1952], Montpellier, Fata Morgana, 1987, p. 90) encomptait 367, une ddie chaque jour de l'anne, plus une pour le jour bissexte de fvrier, et uneautre encore pour tre bien sr de ne pas s'tre tromp dans le dcompte du calendrier . Il ne faisaitque reprendre ainsi une image rpandue au Brsil pour qualifier la ferveur du catholicisme populaire deBahia.8 Le terme samba est masculin au Brsil ; cf. infra, Chapitre 7, pp. 155-177.' Carneiro, Edison, Ferraz, Aydano do Couto, O congresso afro-brasileiro da Bahia , in O negro noBrasil Trabalhos apresentados ao 2' Congresso Afro-brasileiro (Bahia) (colL), Rio de Janeiro, CivilizaoBrasileira Editera, 1940, p. 11.10 Le Brasu! serait form par la zone Rio de Janeiro-Minas-So Paulo et le Sud proprement dit, dlimitant la rgion la plus dveloppe et riche du Brsil. Le Brasnorfe comprendrait les Nordestins(dont les Bahianais) et les gens du Nord et serait la zone pauvre, conomiquement soutenue par le Sud.Le mme clivage est aussi traduit en une opposition entre les bruns (pardos) au nord et les blondsaux yeux clairs (louros de olhos azuis) au sud (lsto/Senhor,\% janvier 1992, p. 11).

  • 18

    Les annes cinquante ont cependant marqu un tournant dansla vie conomique et sociale de Bahia. Une industrialisation s'est alors dveloppedans la rgion, fonde sur la prsence de ptrole dans la baie et finance par desfonds public et par des investissements privs (internationaux et locaux). Enquelques annes, les conditions de l'emploi et de la vie en ville changrent du toutau tout. De i960 1980, l'emploi industriel dans la Rgion mtropolitaine passade 16,4 % 32,2 % de la population active. Environ quatre-vingt mille emplois industriels (directs et de la sous-traitance) furent crs dans une cinquantaine degrandes entreprises de bien intermdiaires et d'exportation. Dans la mme priode, la ville de Bahia est passe aux dimensions des grandes mtropoles latino-amricaines. Alors qu'elle comprenait 45 000 habitants au dbut du xixe sicle,puis 205 000 en 1900, 290 000 en 1940 et 655 000 en i960, la ville atteint1 007 000 habitants en 1970, 1 500 000 en 1980 et enfin 2 072 000 habitants en1991. Elle arriva cette anne-l la troisime place du pays pour ce qui concernele nombre d'habitants intra-muros, aprs So Paulo et Rio de Janeiro. D'importants ouvrages de rorganisation et de dveloppement de l'espace urbain furentraliss la fin des annes soixante et au cours de la dcennie suivante.

    Dans le mme temps, plusieurs voix participrent l'laboration d'une nouvelle idologie locale : directions d'entreprises, administrationsurbaines locale et rgionale et nouveaux syndicats de salaris associaient la modernit et le bien-tre urbain au dveloppement des grands sites industriels (ptrole, ptrochimie, mtallurgie), des rapports contractuels, du modernismeurbain (grands ensembles, autoroutes de ville) et des identits de classe (colsblancs, ouvriers ptroliers , ptrochimiques , etc.).

    Les effets indirects de ce dveloppement industriel et urbainfurent galement importants. Il y eut d'abord une importante redistribution desrevenus dans les circuits familiaux et pour la dynamisation de l'emploi tertiaire,en particulier dans l'conomie informelle. plus long terme, des modles derussite sociale relativement plus dmocratiques que par le pass commencrent se diffuser. L'origine familiale privilgie, le clientlisme ou la scolarisationlongue ne furent plus les seuls moyens d'accs la mobilit sociale et la respectabilit, mme s'ils continurent d'oprer dans le salariat. Pour certaines famillesvenues des milieux sociaux pauvres particulirement parmi la populationnoire , les conditions de vie se modifirent et surtout de nouveaux horizonss'ouvrirent avec la possibilit de mener des carrires modernes : ouvriersd'industrie ou petits employs du tertiaire.

    Avec les rcessions du milieu des annes quatre-vingt etquatre-vingt-dix, les emplois et les salaires de l'industrie ont commenc diminuer, rapprochant ses salaris de l'instabilit et des basses conditions de vie auxquelles les milieux populaires bahianais taient habitus. La fermeture ou ladiminution d'activit de plusieurs entreprises, les licenciements, la diminutionprogressive des salaires, la transformation de nombreux emplois stables et protgs en emplois de sous-traitance, ont entran depuis la fin des annes quatre-vingt une importante baisse de l'emploi et des revenus familiaux. En rsum, onpeut dire que la situation qui a suivi la priode de forte mobilit des annessoixante-dix et quatre-vingt est marque par la simultanit et, parfois, par le tlescopage, non seulement de diffrentes formes d'emploi n, mais aussi de diffrents modles de relations sociales (familialiste, mafieux, bureaucratique,

  • 19

    contractuel). Ces dernires annes cependant, Bahia, l'idologie d'une modernit sociale relativement galitaire a gagn du terrain u.

    Les changements conomiques ont touch les milieux dfavoriss et la population noire de Bahia. D'une manire gnrale, les noirs et particulirement ceux qui sont classs comme pretos, c'est--dire sans traceapparente de mtissage se retrouvrent dans des espaces de travail relativement sgrgus : que ce soit sur le march de l'emploi dans son ensemble, oudans chaque branche ou chaque entreprise en particulier, le gris des moyennesstatistiques se transforme le plus souvent, quand on y regarde de plus prs, enune mosaque d'espaces diffrencis par secteur, par poste de travail ou par ranghirarchique 13. Les noirs se retrouvrent ainsi, principalement, dans les brancheso prdominent les emplois moins qualifis, moins rmunrs et moins protgspar les rglementations sociales : le btiment, le commerce de dtail, l'emploi domestique, et les secteurs les moins valoriss de l'industrie. On les retrouve, parexemple, dans l'exploitation et la production de la compagnie nationale de ptrole(Petrobrs) plutt qu' la raffinerie, aux emplois plus qualifis et o les blancssont, eux, plus nombreux. Et ceux qui eurent un contrat de travail dans les entreprises du fameux ple ptrochimique de Bahia occuprent dans leur majorit desemplois d'auxiliaires, ne dpassant qu'exceptionnellement les niveaux bas etmoyens des carrires d'ouvriers et employs.

    Ces volutions sociales ont favoris une modification de l'idologie raciale Bahia. Elles crrent des situations o les diffrences de trajectoiressocio-professionnelles, les ingalits de traitement et les discriminations individuelles sur les lieux de travail apparurent de manire raciale . Dans certainscas, des comptitions directes apparurent autour de la comptence professionnelle, entre des personnes techniquement gales mais de couleur de peau diffrente. D'une manire gnrale, il est tabli que plus on monte dans la qualificationprofessionnelle, plus le diffrentiel de salaire entre blancs et noirs augmente.Quelques donnes trs sommaires prciseront cette information : la diffrence desalaire en faveur des blancs est plus importante dans les emplois non manuelsque dans les emplois manuels ; la diffrence de salaire en faveur des blancs estmoins leve dans le btiment que dans les industries de transformation ; niveau scolaire gal, le revenu moyen des noirs est toujours infrieur celui desblancs : en dehors du cas des analphabtes et des non-scolariss parmilesquels la diffrence de revenu blancs/noirs est presque nulle , l'augmentation

    11 Lautier, Bruno, Fixation restreinte dans le salariat, secteur informel et politique d'emploi enAmrique latine , Tiers-Monde (Paris), vol. xxvm,n uo, 1987.12 Sur cette priode de changement social, voir Agier, Michel, Une ville entre magie et industrie,Nouveaux espaces d'identit Bahia , Problmes d'Amrique latine (Paris), n 14, 1994, pp. 297-309 ; .Guimares, Antonio Sergio A., Les classes et leurs couleurs Bahia , Cahiers d'tudes africaines(Paris), vol. xxxii (1), n 125, 1992, pp. 35-52 ; Agier, Michel, Castro, Nadya, Guimares, Antonio Sergio, Imagens e Identidades do Trabalho, So Paulo, Hucitec/Orstom, 1995 ; Santos, Milton, Involuometropolitana e economia segmentada : 0 caso de So Paulo , Bahia Andlise e Dados (Salvador), vol. 3,n 1, 1993, pp. 5-17 ; Sansone, Livio, Cor e trabalho entre negros-mestios de classe baixa em diferentesgeraes , Bahia Andlise e Dados (Salvador), vol. 3, n" 4, 1994, pp. 71-77." Castro, Nadya, Barreto, Vanda Sa, Os Negros que do certo : Mercado de trabalho, mobilidade edesigualdades ocupacionais , in id., Trabalho e desigualdades raclais -.Negros e brancos no mercado detrabalho em Salvador, So Paulo, Annablume editora, 1998, pp. 131-157 ; Castro, Nadya, GuimarA es, Antonio Sergio, Desigualdades raclais no mercado e nos locais de trabalho , Estudos Afro-Asidticos (Riode Janeiro), n 24, 1993, pp. 23-60.

  • 20

    Bahia : population mtisse...

  • ... et capitale noire du Brsil.

    21

  • 22

    du dsquilibre en faveur des blancs suit, pas pas, l'augmentation du niveauscolaire des uns et des autres u. Le plus haut degr de modernit conomiquen'est donc pas ncessairement synonyme de dmocratie professionnelle et d'galit ethnique : loin d'liminer les diffrenciations raciales comme l'avaient prvude nombreux auteurs brsiliens et brsilianistes des annes quarante-cinquante,il les rend plus visibles, voire les attise.

    des milliers de kilomtres de Bahia, le Sud du Brsil (SoPaulo, Porto Alegre, etc.) vit depuis longtemps des relations raciales plus rigides,admettant des phnomnes de sgrgation ethnique marque : les descendantsd'Allemands, de Polonais, de Japonais, voire d'Italiens, ont des folklores, des lieuxde vie et des stratgies (conomiques ou matrimoniales) relativement spars, etles noirs font l'objet de prjugs et de discriminations explicites. C'est dans cesrgions que les mouvements noirs caractre social et politique se sont le plusdvelopps depuis l'abolition de l'esclavage jusqu'aux annes soixante-dix. Aucontraire, le Nordeste, et plus particulirement Bahia, furent le creuset dmographique et politique o s'laborrent l'loge du mlange physique (la miscigena-o) et l'idologie de la dmocratie raciale entre les trois races fondatrices (lesblancs du Portugal, les noirs d'Afrique et les indiens de la terre). L'histoire duNordeste est marque non par l'galit sociale entre toutes les couleurs de peau,mais par l'inexistence de conflit racial ouvert, par la faiblesse des organisationsnoires et, au contraire du Sud, par l'importance dmographique du mtissage.Celui-ci atteint, en 1991, 65,3 % dans le Nordeste, contre 27,1 % dans la rgion Su-deste et 13,6 % dans la rgion Sud 1S. Pour la ville de Bahia, tenue pour la capitalenoire du Brsil, on compte actuellement 17,3 % de noirs (pretos) et 58,4 % de mtis (pardos).

    La diversit d'usages et de sens des termes d'identits de couleur dans la vie quotidienne montre une ambigut forte : le monde mtis estcertes inventif ( le Brsil est un laboratoire , dit-on depuis longtemps) mais ilest aussi tiraill par des obsessions identitaires, qu'elles soient exprimes sousforme individuelle ou collective. On ne peut donc que mettre en examen les vertus convenues du mtissage : est-il le contraire du racisme ? Est-il le rsultat de ladmocratie raciale ? Ou est-il la perversion d'une mthode de domination ? Avantde prsenter et commenter les volutions de la recherche en sciences sociales surcette question au Brsil, je fournirai un premier lment de rponse en relatantune interaction caractre racial saisie dans la vie quotidienne de Bahia.

    14 Voir pour Salvador Bairros, Luiza, Pecados no "paraiso racial" : o negro na fora de trabalho daBahia, 1950-1980 , in : Reis, Joo Jos (org.) : Escravido e inveno da liberdade, So Paulo, Brasiliense,1988, pp. 289-323, et pour So Paulo Sandoval, Salvador A.M., The mecanisms of race discriminationin the labor market : the case of urban Brazil , xv International Meeting of the Latin American StudiesAssociation, San Juan, septembre 1989, Puerto Rico, 1989 .15 Dans ces mmes rgions Nordeste, Sudeste et Sud, les noirs sans apparence de mtissage (recensspretos) reprsentent respectivement 5,3 %, 5,9 % et 3 % de la population.

  • 23

    Little Brazil :une discussion tenduePrs de Campo Grande, quartier central de classe moyenne et

    suprieure de Salvador, il m'a t donn d'assister dans un bar un changeverbal entre plusieurs serveurs et clients portant, pour des raisons que j'ignore (jen'ai pas assist au dbut de la discussion), sur les manires de nommer les diffrents mlanges raciaux au Brsil. Au moment o j'arrive au bar, un peu l'cart etsans que ma prsence apparemment drange la discussion car les serveurs etquelques-uns des clients me connaissent bien, un jeune serveur (A), noir, dclaresur un ton de dignit offense l'autre serveur (B), galement noir mais avec unlger mtissage apparent, que ce dernier est pareil que lui, mais qu'il nie sa couleur . B rpond, sur un ton ironique, qu'il est caf au lait (caf com leite) etexplique qu'il a du sang indien et portugais , ce qui fait sourire les autres personnes prsentes. Des clients (entre autres deux blancs lgrement brunsmorenos qui, me semble-t-il, rsident dans le quartier un adolescent (C) etun homme (D) plus g et de condition sociale un peu suprieure au reste desprsents) interviennent alors pour commenter la couleur de peau de A, le serveurnoir non mtiss. Celui-ci, un peu excd, dclare : je suis fier de ma couleur,d'ailleurs vous nous enviez notre couleur, parce que vous passez des heures sur laplage , ce quoi C rpond que les noirs n'ont pas besoin de rester sur laplage .

    Deux femmes arrivent alors dans le bar, l'une (E) est blanchelgrement morena et de basse classe moyenne (elle travaille dans le petit salonde coiffure d' ct), l'autre (F) est multre, assez ge. Prenant la discussion encours, E dit en riant F d'aller danser la lambada avec A, parce qu'il danse bien.A rpond qu'en effet, il danse bien et quand il va danser, il se fait beau, il se fait labarbe, se prpare, etc.

    a, a a une barbe ? , s'exclame E, les crapauds n'ont pasde barbe ! . Gestes l'appui, elle montre les deux grosses poches au cou qu'ontles crapauds. ce moment, D, assez discret jusque-l, intervient : Non, dit-il, ac'est du racisme . L'autre blanc, l'adolescent C qui est ct de lui, veut se montrer, bien maladroitement, dans la discussion et cherche quelques blagues connues contre les noirs : Un blanc qui court fait du jogging, un noir qui court estun voleur 16 , Le noir, quand il ne chie pas dans l'entre, il chie la sortie 17 ,etc. Le jeune homme noir, A, s'nerve, il pitine sur place mais continue de garderun calme apparent. Il s'adresse E et lui dit que c'est assez, qu'elle retourne sonsalon de coiffure. B, l'autre serveur lgrement plus clair de peau que A, dit decelui-ci, la cantonade, qu'il n'est pas n noir, mais quand il a eu trois mois, samre l'a oubli sur la plage, il est rest l et il est devenu noir. D, le blanc quisemble tre du quartier et de condition sociale suprieure, rplique ce dernieren lui disant que lui, B, sa mre l'a oubli un peu moins longtemps, ou peut-treseulement au bord de la piscine !

    Les arguments s'puisent. Derrire le comptoir, A en profitepour tenter d'avoir le dernier mot. Il dclare que tous ici envient sa couleur et,

    Branco quando corre cooper, negro quando corre ladro . Preto, quando no caga na entrada, caga na saida .

  • 24

    tout en disant cela, il empoigne un pli de la peau de son bras et le montre tous.Puis il saisit une affiche publicitaire d'une boisson gazeuse annonant un concours dont les prix sont des voyages pour la prochaine coupe du monde de football et sur laquelle pose le joueur noir Pel, et il rpte plusieurs fois : C'est macouleur . Puis arrive un autre client, noir. Parce que les arguments possibles ontdj t puiss ou parce que l'arrive de cette personne change le rapport numrique des couleurs en prsence, la discussion s'arrte.

    C'est tout le Brsil, ou au moins sa partie bahianaise, qui setrouve miniaturise dans cette interaction tendue. Le gradient des couleurs, quifait habituellement la fiert du Brsil, est ici doublement mis en scne : d'une parten tant que caractristique phnotypique des prsents (blancs, bruns, multres etnoirs), d'autre part en tant que sujet de conversation entre eux. Mais la conversation prend un mauvais tour et se termine sur des prises de position dures. Rentrchez moi, je me demandai en notant cette scne sur mon carnet d'enqute lequeldes protagonistes avait vraiment le plus souffert dans cette dispute. J'avais gardl'impression que ce n'tait pas le serveur noir agress de tous bords et au maintien fier face tous, mais B, le noir au mtissage apparent. Il ne sait pas si ses allis d'un moment peuvent le rester un autre. Il est autant l'objet des regards queA qu'il s'oblige lui-mme regarder comme un autre , jusqu'au moment o leblanc de classe suprieure (le seul avoir dit, mais un peu tard tout de mme,qu'il s'agissait d'une scne raciste) le remet sa place en lui signifiant qu'au gradient des couleurs, un presque rien le spare de son collgue. Contrairement Aqui peut brandir l'affiche de Pel et reprendre pour lui le fameux refrain C'estnotre couleur d'une chanson du Ile Aiy, lui, l'assum mtis, est sans recours, aupays du mtissage son camp est indfini. Peut-tre tend-il un peu trop vers lenoir?

    Races et idologie racialeLa recherche brsilianiste en sciences sociales produisit, entre

    les annes trente et cinquante, une srie d'tudes qui, prenant appui sur l'inexistence de conflit racial ouvert et sur le dveloppement de la population mtisse,dfendirent la thse de l'insignifiance sociale des races. Cette priode peut sediviser en trois temps, dont les caractristiques permettent de mieux comprendreun certain aveuglement des chercheurs, des intellectuels et des pouvoirs face auxphnomnes de discrimination et domination raciales au Brsil. Les annestrente furent celles de la formation de l' tat nouveau (Estado Novo) et dudveloppement du nationalisme : la nation devait tre supra-ethnique et devaitsurmonter, intellectuellement au moins, les divisions hrites de son pass esclavagiste encore tout rcent (l'abolition de l'esclavage date de 1888). C'est cemoment-l que Gilberto Freyre publie Casa grande e Senzala 18, loge du mlangeet des apports culturels de chaque race (blanche, amrindienne et noire)dilus dans une mme culture tropicale I9.

    18 Freyre, Gilberto, Matres et esclaves : La formation de la socit brsilienne [1934], Paris, Gallimard,1974-19 Bahia, quelques annes plus tard, Pierson (op. cit.) tudia les relations raciales dans la mme perspective.

  • 25

    Puis les annes quarante furent marques dans le monde par ledrame de la guerre et du nazisme. la sortie de la guerre, l'Unesco dcida dedvelopper un vaste programme d'tudes sur les relations raciales, aux vises explicitement antiracistes, dans plusieurs pays multi-ethniques 20. Dans le cadre dece projet, des chercheurs brsiliens et trangers publirent une srie de prcieusesmonographies sur les relations raciales dans diffrentes rgions et villes du Brsil.Il y transparat la volont de montrer la possibilit de relations raciales harmonieuses, tout en reconnaissant l'existence de classifications voire de prjugs raciaux, ainsi que d'ingalits sociales attribues essentiellement l'hritageesclavagiste 21.

    C'est de cette poque que date la distinction, fameuse dans lessciences sociales du Brsil, entre le prjug de couleur et le prjug racial ,entre l'apparence et l'origine. Selon Oracy Nogueira 22, les prjugs rfrs l'origine , tels que celui en vigueur aux tats-Unis par exemple, seraient d'authentiques formes de racisme, la diffrence du prjug de couleur brsilien, quine serait qu'une attitude ngative vis--vis de l'apparence. l'appui de la thse deNogueira, l'histoire des relations raciales au Brsil montre que l'apparence peut se modifier c'est le blanchiment par le statut, par la tenue ou par diversartifices physiques et autres stratgies matrimoniales visant laver ou amliorer la race 23 . Mais prcisment, plutt que de s'opposer au racisme, ce travailsur l'apparence montre que la couleur de peau noire est, pour le moins, un problme rsoudre, ds lors qu'un noir veut sortir d'une position sociale infriorise. Le blanchiment, dont divers auteurs ont soulign la possibilit, est d'abordune imposition sociale, inscrite dans des relations hirarchiques racialises et in-galitaires. Des annes plus tt, au moment de l'abolition de l'esclavage et de lalibre dispersion des noirs dans la socit brsilienne, le blanchiment fut un objectif politique pour le pays dans son ensemble et l'immigration europenne fut suscite cette fin explicite 24. Le prjug de couleur est donc, d'une certaine faon,inform par la pense racialiste. On peut dire d'ailleurs que la rfrence l'origine dpend de l'apparence. Aux tats-Unis comme en Afrique du Sud sous le rgime de l'apartheid, l'origine est dduite de l'apparence, cette dernire tantrendue culturelle par l'usage institutionnel de termes d'identit non de couleurmais ethniques ou rgionaux (Hispaniques, Afro-amricains, etc., aux tats-Unis,et Africains, Afrikaners, Asiatiques, etc., en Afrique du Sud) 25.

    20 Les rsultats de ces recherches furent publis par l'Unesco dans une srie intitule Race et socit, une collection d'esprit antiraciste dont Alfred Mtraux avait tabli le programme , Leiris, Michel,C'est--dire (Entretien avec Sally Price et Jean Jamin), Paris, Jean-Michel Place, 1992, p. 69. Michel Leiriset Claude Lvi-Strauss participrent galement ce projet avec des essais vise antiraciste.21 Pour la rgion de Bahia, cette enqute fut mene par le Professeur Thaes de Azevedo (Les dites decouleur dans une ville brsilienne, Paris, Unesco, 1953) et par un groupe de chercheurs amricains encontact avec Pierre Verger et Alfred Mtraux (Wagley, Charles, ed, Races et classes dans le Brsil rural,Paris, Unesco, 1952, Mtraux, Alfred, Verger, Pierre, Le pied l'trier, Paris, Jean-Michel Place, 1994).22 Nogueira, Oracy, Preconceito racial de marca e preconceito racial de origem , in Anais do XXXICongresso Internacional de Americanistas, So Paulo, Ed. Anhembi, vol. 1, 1955, pp. 409-434.23 Pierson, Donald, op. rif.,p. 182.24 Voir Gobineau, Arthur de, L'migration au Brsil [1873/1874], in Raeders, G., Le comte de Gobineau au Brsil (Avec nombreux documents indits), Paris, Nouvelles ditions latines, 1934, pp. 130-154 ;Skidmore, Thomas E., Preto no branco : Raa e nacionalidade no pensamento brasileiro, Rio de Janeiro,Paz e Terra, 1976 ; Agier, Michel, Ethnopolitique : Racisme, statuts et mouvement noir Bahia , Cahiers d'tudes africaines (Paris), vol. xxxn (1), n" 125, 1992, pp. 53-81.

  • 26

    Troisime temps, enfin, de cette priode intellectuelle, dans lesannes cinquante-soixante, l'influence de l'idologie marxiste dans la sociologiebrsilienne eut pour effet de minimiser le racisme comme idologie secondaire,contribuant faire pratiquement disparatre cette question de la recherchependant une vingtaine d'annes. Les classifications et discriminations racialestaient considres comme des hritages de l'esclavage, appels disparatre avecle dveloppement de la socit de classe et le recul des rgimes statutaires. Enfin,avec le coup d'tat militaire de 1964,1a question du racisme entra dans la liste dessujets de discussion interdits par la Loi (Acte institutionnel n5 de 1968, aboli en1979).

    C'est d'abord Rio de Janeiro et So Paulo que, dans lesannes soixante-dix, les recherches en sciences sociales furent relances sur lesdiscriminations raciales, la culture et les mouvements noirs 26. Le contexte international tait alors marqu par de nombreux mouvements sociaux dans le mondeet, notamment, par l'mergence des mouvements noirs dans les pays multi-ra-ciaux comparables au Brsil (tats-Unis, Afrique du Sud). Au plan national, diverses sortes de mouvements noirs tentaient d'merger. Cette qute d'une expressionpolitique, ce moment-l, s'explique par le fait que le pays connaissait alors undbut, timide, de dmocratisation politique (qui allait aboutir dans la deuximemoiti des annes soixante-dix la fin de la priode dure de la dictature). Elles'explique aussi par une relative dmocratisation de l'accs l'cole dans lesannes soixante. Celle-ci avait favoris l'arrive sur le march de l'emploi et de lacomptition intellectuelle de jeunes noirs qualifis et/ou universitaires, en particulier So Paulo et Rio o l'on vit la cration de groupements politiques, artistiques et intellectuels noirs. Et c'est enfin cet aspect-ci la participation desnoirs aux mouvements sociaux contemporains de la dernire phase de la dictature militaire qui suscita un regain d'intrt pour l'tude des relations raciales Bahia. L'africanisation du carnaval et le dveloppement d'un mouvement identitaire noir caractre culturaliste, depuis la fin des annes soixante-dix, ont largement contribu cette redcouverte intellectuelle des questions raciales etidentitaires. La prsente recherche se situe d'ailleurs dans cette contemporanit-l. En 1988, avec la commmoration du centenaire de l'abolition de l'esclavage, eten 1995, avec le tricentenaire de la mort de Zumbi (principal hros ethnique puisdans l'histoire de la rsistance noire sous l'esclavage), ces questions prirent unedimension idologique et politique nationale. Les milieux intellectuels et les mdias finirent par reconnatre, de manire peu prs consensuelle, la prsence d'unracisme larv mais efficace dans les comportements des Brsiliens, et les sciences

    25 Guimares 'Raa', racismo e grupos de cor no Brasil , Estudos Afro-Asidticos (Rio de Janeiro),n 27, 1995, pp. 45-63 discute la distinction entre race et couleur dans la pense brsilienne. Sur la fable des trois races et la traduction au Brsil des thories racialistes du xixe sicle, voir Da Matta,Roberto, A fabula das trs raas, ou o problema do racismo brasileira , in Relativizando, Uma intro-duo antropologia social, Rio de Janeiro, Rocco, 1987, pp 58-85 et Schwarcz, Lilia M., O espectdculodas raas : Cientistas, instituies e questo racial no Brasil (1870-1930), So Paulo, Companhia das Letras,1993-26 Voir, entre autres, Hasenbalg, Carlos Alfredo, Discriminao e desigualdades raclais no Brasil, Riode Janeiro, Graal, 1979 ; Hasenbalg, Carlos Alfredo, Race and socioeconomic inequalities in Brazil , inRM. Fontaine (ed), Race, class and power in Brazil, Los Angeles, Center for Afro-American Studies,UCLA, 1985 ; Borges Pereira, Joo Batista, Negro e cultura negra no Brasil atual , Revista de Antropologia (So Paulo), 26, 1983, pp. 93-105.

  • 27

    sociales des annes quatre-vingt-dix semblent avoir compltement intgr leuragenda de recherche la complexit de la domination raciale dans le pays.

    En rsum, trois caractres peuvent illustrer le climat social dela capitale bahianaise dans les annes soixante-dix et quatre-vingt qui verrontl'africanisation du carnaval. Premirement, la vie urbaine est marque par le passage de Salvador aux chelles et aux problmes d'une grande mtropole latino-amricaine, et par l'mergence de divers mouvements sociaux urbains(associations de quartiers, mouvements defavelados, etc.). Deuximement, unimportant essor industriel a pour effet d'engendrer diverses trajectoires inattendues de mobilit sociale dans les milieux populaires, et de voir merger sur lascne locale de nouvelles classes sociales ouvrire, moyenne et de cols blancs.Troisimement, un bouleversement des idologies raciales s'opre au niveau mondial et national. Ces trois lments favorisent localement une redfinition del'image des noirs et des rapports entre race , culture et politique.

  • 28

    C\ Jk>> J *i-^/ ^"V / Centre industrieli f {Ss^P "* / dAratu

    ]

    S ' . / ***Baie de ) V "-, t 'tous les saints 1 j?/ ' /'' .'

    ( /'' \ ' '(

    Itapagipe /

    N. Liberdade

    Centre /y ;

    r , limite de la ville\ de Salvador /

    Miolo % - ' ' * * /

    /" ^s. ftapo jT

    /f . Brota x""^ Ocan AtlantiquefV ^/PitutaLT^=:!V> r N

    Barra \ A Circu it du Carnaval

    Ple ptrochimiquedeCamaari

    5 10 km

    Salvador de Bahia : quartiers et circuit du carnaval1. Quartiers anciens du ct de la baie2. Quartiers nouveaux du bord de mer3. Zones socialement intermdiaires4. Rgion mtropolitaine hors de Salvador.

  • Chapitre 2 Scne

    Le premier carnaval de Bahia est gnralement situ en 1884.C'tait une fte d'allure trs europenne et bourgeoise, comme Rio la mmepoque '. Et, comme Rio, le carnaval fut introduit par les autorits publiquescontre Yentrudo (une fte de carme entrant, d'origine portugaise), considralors comme excessivement grossier , violent et barbare 2 . l'inverse, lecarnaval fut d'emble une fte organise et collective 3 , montrant une grandecorrection. Il faudra en fait une dizaine d'annes, entre la fin des annes 1870 et lafin des annes 1880, pour liminer Yentrudo des rues de Bahia et installer dfinitivement le carnaval fait pour les blancs et pour la classe moyenne, fascine par lecarnaval europen et par celui, tout nouveau aussi, de Rio de Janeiro, la capitaled'alors. La violence et les excs ne disparatront cependant jamais totalement dela fte et feront rgulirement l'objet de mesures de police. Le carnaval commena devenir une fte vraiment massive et populaire dans les annes cinquante.Grce l'invention des trios lectriques petites camionnettes avec un groupede trois guitaristes , tout citadin put librement marcher, danser ou courir dansla rue.

    Pendant cinq jours, chaque anne, un million de personnes serpandent dans la ville en un carnaval de rue, chaleureux, parfois violent, ol'imagination est sollicite plus qu' tout autre moment de l'anne. Le carnaval,c'est comme le double de Bahia, mais un double immanent la ville ordinaire.C'est bien l l'originalit de Bahia. Le fait d'tre une ville de carnaval se traduitpar deux effets aussi prgnants l'un que l'autre. D'une part, cela lui offre unescne propice la cration artistique : beaucoup de styles de ftes, de danses et demodes musicales naissent Bahia, beaucoup d'artistes populaires brsiliens enviennent (Gilberto Gil, Caetano Veloso, Gai Costa, Maria Bethnia, Gernimo, etc.).D'autre part, le carnaval est un espace rituel o germent des ides, des solidaritset des identits pour la vie de tous les jours. Le fait est social, voire politique,autant que culturel et artistique : ce qui se passe sur la scne du carnaval se prpare puis se prolonge dans la ville ordinaire.

    Les ftes de Bahia :les deux sacrs et le profaneDans certains cas, la fte de carnaval est rduite au seul jour

    gras (le mardi) ou aux trois jours gras (dimanche, lundi, mardi) ; dans d'autres, lecycle du carnaval s'est particulirement tendu, commenant plusieurs joursavant, voire ds la priode de Nol ou ds le jour des Rois (6 janvier). Rio deJaneiro, les dfils des coles de samba vont du dimanche au mardi gras. Bahia,

  • 30

    le carnaval est ouvert trs solennellement le jeudi soir prcdant le mardi gras.Du jeudi gras au mercredi des cendres, on parle de la semaine de carnaval .Mais le cycle des ftes dites pr-carnavalesques commence ds le dbut du moisde dcembre. Se remmorant la Bahia du dbut du sicle, Antonio Viana, notaitque le mois de novembre tait consacr aux prparatifs des ftes (aprs Tous lesSaints) et dcembre tait le premier mois festif proprement dit, avec la clbrationde Notre Dame de la Conception, le 8 dcembre : Les ftes commenaient parTous les Saints et finissaient par tous les pchs, que le carme absolvait 4 .

    En effet, on s'accorde gnralement pour situer le dbut des ftes de Bahia le 8 dcembre, quelques jours avant le dbut de l't austral. La ftecontient une partie religieuse (novaine, messe et procession) et une partie profane : hfesta de largo (fte de l'esplanade, ou fte de quartier). C'est aussi le casde la plupart des ftes du cycle pr-carnavalesque, une douzaine au total, dont lespoints forts sont, outre celle du 8 dcembre, celle du Senhor do Bonfim (deuximesemaine de janvier) et celle de Iemanj le 2 fvrier.

    Si toutes ces ftes sont scandes par des commmorationssaintes dont le calendrier mane du catholicisme populaire d'inspiration portugaise, elles se sont transformes depuis plus ou moins longtemps selon les cas, etce de deux manires. D'une part, en s'africanisant, d'autre part en s'urbanisant,c'est--dire en se transformant en ftes de quartiers. La premire transformation,la plus ancienne, a donn une place importante aux divinits afro-brsiliennes.Cela concerne plusieurs ftes, dont les saints catholiques sont honors par ceux etcelles qui vnrent en eux les divinits paennes d'origine africaine (orixds)auxquels ils sont associs. C'est le cas des ftes de Sainte Barbe (l'orix Ians, le4 dcembre), Saint Lazare (l'orix Omolu, dernier dimanche de janvier), et plusparticulirement des divinits Iemanj et Oxal. La premire est fte le 2 fvrier.Cette date est, dans la tradition carnavalesque chrtienne europenne, celle de lafte de Marie, fte introductive par excellence du carnaval 5 . Salvador, c'estla dernire grande fte avant Carnaval, en ce sens rappelant la tradition chrtienne, mais c'est surtout un hommage la mre des eaux sales, dans le candombl la divinit Iemanj, l'une des images paennes de Marie 6. Divinitsymbolisant la procration et la maternit, elle est considre populairementcomme la mre de tous les autres orixs. Pour lui plaire, des milliers de Bahianaisamnent sur la plage, le 2 fvrier, des savons, des fleurs et des flacons de parfum,qui sont ensuite transports vers l'ocan dans une procession de petites embarcations avanant derrire l'image (la statue) de la divinit, puis sont jets l'eau.

    1 Pereirade Queiroz, Maria Isaura, Le carnaval brsilien, Le vcu et le mythe, Paris, Gallimard, 1992.2 Fry, Peter, Carrara, Sergio, Martins-Costa, Ana Luiza, Negros e Brancos no Carnaval da VelhaRepblica , in Escravido e inveno da liberdade : Estudos sobre 0 negro no Brasil (Reis Joo Jos d.),So Paulo, Brasiliense, 1988, pp. 232-263.5 Ibid., p. 245.4 Viana, Antonio, Casos e coisas da Bahia, Salvador, Fundao cultural do Estado da Bahia, 1984, p. 11.5 Feuillet, Michel.Ie carnaval, Paris, Cerf, 1991, p. 52.6 Iemanj est gnralement associe au Brsil l'image de Notre-Dame de la conception, dont la fteest le 8 dcembre, mais elle n'est pas honore ce jour-l Bahia. l'inverse, on a fait abstraction Bahiade l'association habituelle entre la divinit afro-brsilienne Oxum (desse des eaux douces) et NotreDame de la Chandeleur, fte le 2 fvrier dans la tradition chrtienne. Pierre Verger (Orixds : Deusesiorubds na Africa e no novo mundo, So Paulo, Corrupio, 1981, p. 192) voyait l une preuve de la souplessedu syncrtisme bahianais entre les deux univers liturgiques.

  • 31

    L'autre divinit du candombl honore pendant les ftes chrtiennes pr-carnavalesques est Oxal. Cela se passe le deuxime jeudi de l'annenouvelle, lors d'une grande procession menant vers l'glise du Senhor do Bonfim.Oxal est parfois tenu pour le pre, et parfois pour l'poux, de Iemanj. Considrcomme le plus grand et le plus respect des orixs, on le dit leur roi. Divinit symbolisant la cration, il fut assez logiquement associ l'image du Christ. Mais c'estcelle du Christ roi, un Christ matrialis, concret, ador populairement, commepar exemple, le Senhor do Bonfim Bahia 7 . Le Seigneur de la Bonne Fin esten effet une reprsentation du Christ apporte par des marins venus de Setubal,au Portugal, au xviii* sicle, pour remercier le Christ de les avoir aid dfier victorieusement la mer. Inscrite ds son origine sous le signe du paiement de promesse matrialis par d'innombrables ex-votos, cette figure sainte est devenue laplus populaire de Bahia, tout comme est devenu objet d'identification locale lelieu de sa dvotion, la colline sacre.

    la fte de Bonfim, participent, nombreux, les prtresses etadeptes du candombl sous l'gide d'Oxal. De leur point de vue, la procession l'glise du Senhor do Bonfim participe d'un rite de purification. Mres-de-saint etfilles-de-saint du candombl dfilent en portant des cruches et des bassines, oelles puiseront l'eau parfume et les fleurs qu'elles jetteront sur le parvis et lesescaliers de l'glise pour les laver. Ce rituel rappelle les eaux d'Oxal (aguas deOxald), rite qui consiste laver les autels de la divinit Oxal, dans certains terrei-ros de candombl une lgende des orixs attribue Oxal un besoin et unpouvoir de purification 8. Mais le fait de laver le sol des glises est aussi une pratique ancienne de dvotion catholique populaire. Pierre Verger note que lesdescendants d'africains, mus par un sentiment de dvotion, tant au Christ qu'audieu africain, firent un rapprochement entre les deux lavages ; celui des autelsd'Oxal et celui du sol de l'glise qui porte le nom catholique du mme orix 9 .

    Un effet paradoxal de cette amplification paenne du sens de lafte chrtienne (le lavage comme purification) a t, travers la popularisationdes lavages, le renforcement du sens chrtien (liminaire) du rite carnavalesquelui-mme. Le principe de purification est associ au carnaval du calendrier chrtien, fte du seuil auquel le lavage prpare. Les lavages d'glise se sont trouvs redynamiss par le succs de la fte du Bonfim, et de nouveaux lavages furentinvents. Ainsi, en 1981, fut lanc le lavage de la place du Pelourinho (dans lecentre historique de la vieille ville) et des escaliers de l'glise de Nossa Senhorado Rosrio dos Pretos ( Notre Dame du Rosaire des Noirs , situe sur la place).Le 31 janvier 1988, la fte se droulait de la faon suivante : un dfil anim sedploie derrire une vingtaine de Baianas (femmes en tenue emblmatique de lareligion afro-brsilienne) qui portent des cruches d'eau parfume sur la ttereproduisant ainsi l'apparence de la procession du Bonfim. Le cortge va de laplace du Pelourinho jusqu' la Place municipale ( quelques 500 mtres de l) etrevient au Pelourinho. Se font alors les lavages proprement dits de la place et del'glise, puis une fte de rue bat son plein au son des percussions du groupe carnavalesque afro-brsilien Olodum.

    7 Ramos, Arthur, O Folclore do Negro no Brasil [1935], Rio de Janeiro, Editora da CEB, 1954, p. 15.8 Comme d'autres orixs, Oxal reprsente une force agie autant qu'agissante. Verger, Pierre, op. cit., p. 26t.

  • 32

    Mais le lavage purifie de la manire la plus profane qui soit : denombreux lavages de rue, de place et mme de plage se sont dvelopps sans quedes saints ni des orixs puissent les justifier. Ces nouvelles traditions s'inscriventdans une autre transformation du cycle des ftes pr-carnavalesques : son urbanisation. Pour la plupart des participants (des milliers chaque fois), les ftessont davantage connues et vcues aujourd'hui comme des ftes de quartier quecomme des commmorations religieuses. C'est en effet un vritable tour d'honneur des quartiers de la ville que fait le cycle pr-carnavalesque (qui est aussi, nel'oublions pas, le cycle festif de l't), permettant d'imaginer un parcours endouble de la ville de Bahia, qui se droule de dbut dcembre jusqu' fvrier-mars. La ville basse d'abord, avec les ftes des quartiers qui bordent la baie : lequartier du Comrcio pour la fte de Notre Dame de la Conception (le 8 dcembre), le petit quartier et la plage de Boa Viagem (le ier janvier) 10, la colline sacrede Bonfim la mi-janvier (fte du Senhor do Bonfim) et, tout prs, le quartier deRibeira le lundi suivant. En janvier encore, on fte les quartiers situs en hauteur(bien que dbordant les limites de l'ancienne ville haute) : Lapinha (prs deLiberdade) pour la procession du jour des Rois le 6 janvier, So Lzaro (derrirele centre ancien) pour la fte de l'glise du mme nom, et depuis peu la place duPelourinho la fin du mois. Puis c'est, principalement en fvrier, le tour desquartiers du bord de l'ocan : Itapo (dernire semaine de janvier), Rio Vermelho(2 fvrier), Pituba et enfin, depuis peu, le lavage du Porto da Barra et celui deOndina (le samedi prcdent le carnaval).

    La diffusion rapide des lavages a permis de nombreuxquartiers de prendre part au cycle pr-carnavalesque, mme sans pouvoir sevaloir de dates religieuses commmoratives intressant toute la ville. Et chacunede ces ftes annonce dj le climat particulier du carnaval. Ftes particulirementpopuleuses, la procession de Bonfim et le 2 fvrier (jour de Iemanj) clbrentaussi et font dcouvrir au reste de la ville leurs quartiers, celui de la colline sacreau sommet de laquelle se trouve l'glise illumine du Senhor do Bonfim, et celuide Rio Vermelho sur la plage duquel se font les offrandes Iemanj. Pour les travailleurs du carnaval (trios eltricos, gargotes, police, etc.) et pour les jeunes gens,ce sont les grandes rptitions avant Carnaval. Les normes camions-orchestres yfont leurs dernires mises au point, les groupes afro-brsiliens Ile Aiy et Filhosde Gandhi participent, avec leurs ensembles de percussions, aux hommages auxorixs Oxal et Iemanj, les gargotes refont leur apparition pour l't, remises neuf, et les amateurs cherchent de nouveaux pas de danse. Les dcibels tourdissantes sortant des trios eltricos, les bains de foule et l'alcool annoncentquelques-uns des ingrdients physiques de la prochaine liminarit carnavalesque.

    Le succs des ftes prparatoires au carnaval est fonction de laprsence bien articule des trois rfrents crmoniels que l'on vient d'voquer

    catholique, afro-brsilien et urbain : deux sacrs et un profane. Les trois sontncessaires pour plaire. Un classement des ftes pr-carnavalesques pourrait tretabli partir du dosage de ces trois composantes.

    Ainsi, une fte perd chaque anne un peu plus de sa popularit.C'est la procession en hommage Sainte Barbe, associe l'image de la divinit

    10 C'est la fte du Bom Jsus dos Navegantes, protecteur des navigateurs qui vont en procession maritime dans la baie et transportent d'une glise l'autre de la ville basse la statue de leur Saint patron.

  • 33

    Ians du candombl, le 4 dcembre. La perte de popularit de la fte est due,semble-t-il, deux absences : celle d'une ritualisation afro-brsilienne spcifiqueet celle d'une fixation dans un mme quartier et donc l'impossibilit de setransformer en fte de quartier. Ces manques l'ont faite oublier, au fil des ans, ducalendrier des ftes populaires estivales et pr-carnavalesques. La fte de Ribeira(un petit quartier de la plage de la baie, proche de la colline sacre), qui se tientau lendemain du dimanche de la fte du Bonfim, manque galement de deux lments : la composante afro-brsilienne et une composante catholique en propre.Elle se trouve chaque anne moins frquente. Avec une seule absence (l'lmentafro-brsilien), les ftes de Notre Dame de la Conception et du Senhor Bom Jsusdos Navegantes (fte de Boa Viagem) sont cependant de bonne tenue, tant parleur procession (spectaculaire pour la seconde) que par leur fte de quartier. Latrs populaire fte de Iemanj est nettement synthtique sur le plan religieux,puisqu'elle mlange une forme du christianisme populaire (une procession maritime derrire la statue) avec un contenu non-chrtien aux origines mlangesafricaines et amrindiennes (la divinit Iemanj aux nombreux visages). La priseen charge de la fte par des associations locales et professionnelles (de pcheurs)bien organises et sa position calendaire de dernire grande rencontre avant Carnaval contribuent encore en faire une fte populeuse et toujours russie. Enfin,la fte du Senhor do Bonfim runit les trois lments pleinement exprims. Celaexplique sans doute la dmesure de son succs populaire, atteignant la saturationphysique. La procession devient un dfil de rue digne des moments les plus endiabls du carnaval, tel point que la hirarchie de l'glise catholique tente depuisquelques annes de sparer les trois composantes de la fte sur des concentrations de lieu diffrentes : la procession catholique populaire d'une part ; lamarche des mres-de-saint sur un autre circuit (leur accs au parvis de l'glise,en plus des escaliers, tant chaque anne remis en question par l'autorit catholique) ; les camions-orchestres du carnaval en un troisime lieu. Seule cette sparation-ci s'est finalement ralise (ds 1995) alors que la segmentation de laprocession en une part catholique et une autre, afro-brsilienne, que l'glise considre profane, se heurte aux protestations populaires et d'lus locaux.

    Les trois composantes de la fte catholique, afro-brsilienneet urbaine sont plus ou moins fusionnes selon les ftes et les divinits clbres, Iemanj et Oxal arrivant de ce point de vue bien en tte du processus demtissage. D'une manire gnrale, cette culture populaire fusionnelle caractrisele contexte dans lequel se prpare le carnaval lui-mme, comme fte urbaine,chrtienne et paenne.

    De plus en plus anticip par le cycle des ftes d't, le carnavalest aussi l'objet de tentatives de prolongations. Chaque mercredi des cendres,l'glise doit faire des rappels l'ordre sur les limites chrtiennes de la fte ! C'est une exgse du rite que se livre ainsi, le mercredi des cendres du carnaval de1993, le plus haut reprsentant local de l'glise catholique dans sa chronique hebdomadaire du grand quotidien rgional de Bahia. L'archevque de Bahia prend laplume ce jour-l pour tenter d'ouvrir sans dlai le temps du carme : temps de pnitence , de mortification et de prire , insiste-t-il, aprs avoir avertique le mot carni voie signifiait pour les chrtiens l'adieu la chaire (viande) et que seuls des paens le traduisirent par orgie H . En d'autres joursde fin de carnaval, c'est une campagne d'vanglisation et de fraternit qu'il lance

  • 34

    immdiatement pour le temps du Carme, alors que lesfolies (les participantsde la fte) ne sont pas encore remis de leur fatigue 12. Les croyants (ils sont nombreux) doivent avoir le sentiment d'avoir vcu un temps de pch... phmre.

    Enfin, le parcours de la fte dlimite son tour une autre exprience de la ville. Il fait revivre comme vrai centre de Salvador l'axe central anciende la ville, celui qu'on appelait autrefois la ville haute et qui relie les deux grandesplaces de Campo Grande (pour le dpart des dfils) et de Castro Alves (pour lerassemblement des arrives, rebaptis cette occasion la place du peuple ), seprolongeant jusqu' la Place municipale (lieu d'arrive officiel des dfils). Cet axetait autrefois le cur de la ville dominante (bourgeoise et politique). Mais la capitale bahianaise s'est rorganise depuis les annes soixante selon une opposition Baie/Ocan supplantant l'opposition ancienne ville haute/ville basse sur labaie, et survalorisant les quartiers des bords de l'ocan tout en laissant s'appauvrir l'ancienne ville haute comme l'ensemble du ct de la baie. La revanche passagre du vieux centre pendant le carnaval est elle-mme remise en cause, depuisla fin des annes quatre-vingt, par l'extension de l'espace carnavalesque vers lesquartiers de bord de mer et de classe moyenne et suprieure (Barra et Ondina).Une nouvelle distinction s'est ainsi mise en place. Elle oppose le carnaval de Barra, plus blanc et plus sr pour les jeunes gens de la classe moyenne, et le carnavalde l'Avenue 7 Septembre (l'axe principal de la ville haute et du dfil), plus populaire et dangereux. Se reproduit ainsi dans l'espace carnavalesque la distinctionsocio-urbaine entre le ct de la baie et le ct de l'ocan. L'engorgement des ruesde l'ancien centre et maintenant celles du bord de l'ocan (de Barra Ondina) aaussi incit les organisateurs promouvoir des carnavals de quartier, en particulier Liberdade et Itapo (deux quartiers anciens forte prsence de population noire), mais ces initiatives ne russissent pas fixer la population de cesquartiers populaires pour qui le vrai carnaval reste celui qui se droule dansl'Avenue.

    Dsordres et dmons du carnavalOn a une ide de la taille du carnaval de Bahia avec trois

    chiffres qui le rsumaient en 1995 : un circuit de dix kilomtres ininterrompusdans la ville (du Terreiro de Jsus jusqu'au quartier de Ondina) ; un million departicipants chaque jour dans la rue ; et au moins deux cents associations carnavalesques. Dominant bien plus d'espace que son parcours proprement dit, le carnaval est la fte de toute la ville. Ds le soir du jeudi gras, mais encore le vendrediet le samedi suivants, les habitants qui ne supportent pas l'immense dsordre quise met en place quittent Salvador. D'autres arrivent, touristes venus de Rio, de SoPaulo, des tats-Unis et d'Europe, et emplissent les htels de la ville. Les magasinsde rue construisent, ds avant le jeudi, de hautes protections sur leur devanture.Ceux qui ne sont pas sur le circuit du carnaval continueront de fonctionner jusqu'au samedi. Mais partir du dimanche, il est impossible d'chapper la foliecarnavalesque. Si les premires sorties des blocs s'talent entre le jeudi et le samedi, il n'est pas de groupe qui ne sorte dans l'avenue les lundi et mardi gras.

    Lucas Card. Moreira Neves : Carni vale , Journal A Tarde, 24 fvrier 1993.Journal A Tarde, 8 fvrier 1989, 1 mars 1995.

  • 35

    C'est le maire de Salvador en personne qui, le jeudi gras, remetsymboliquement les cls de la ville au Roi Momo, personnage rituel inspir desfigures paennes bacchanales et d'autres maires burlesques des anciens carnavals 13. Contrairement aux pantins dont il s'inspire, ce personnage est bien vivant.De 1959 1991, le clbre Monsieur Ferreirinha, chauffeur de taxi, tint le rle duRoi du carnaval, puis ce fut au tour de Monsieur William Pereira, magasinier deson tat et pesant 165 kilos, puis d'autres les annes suivantes. On s'amuse chaqueanne commenter l'inversion soudaine de rle qui s'opre ainsi dans la vie d'unMonsieur (presque) ordinaire. Le vrai maire, lui, disparat ou devient un participant de la fte (folio) dont les journaux suivront la prsence dans tel ou tel bloc.Les affaires municipales sont interrompues. Aprs avoir reu les cls de la villedans les salons du plus grand htel du centre, le Roi Momo, du haut de soncamion et en compagnie de la reine choisie par la commission d'organisation ducarnaval, donne le signal de dpart de la fte. On annonce alors que le carnaval prend possession de la ville . Pendant les cinq jours suivants, jusqu' l'aube dumercredi des cendres, toute la ville vivra au seul rythme crasant du carnaval.

    Un tat sensible, correspondant dans la pratique ce que lathorie dsigne par la notion de liminarit, se met alors en place. En quelquesheures, la rupture d'avec le quotidien, le dsordre et le drglement de la ville ordinaire s'installent. Comment parler sans excs et sans complaisance d'une ftede la dmesure ? Je dcrirai d'abord les dsordres du carnaval, apprhends travers l'exprience que chaquefolio peut en faire dans la rue. Puis, en portant leregard l'intrieur des cordes des associations carnavalesques, je montrerai quela fte a son ordre propre, que l'on retrouve dans une scansion en trois temps dela sortie des groupes : le carnaval du matin, celui de l'aprs-midi et celui de lanuit.

    Les simples spectateurs de la fte sont peu nombreux et gnralement dus par le carnaval de Bahia qui, la diffrence de celui de Rio,n'est pas un carnaval de spectacle. Les places sur les gradins de spectateurs sontrelativement peu nombreuses (1200 1500 selon les annes sur la place du Cam-po Grande) et les dfils des blocs ne montrent gnralement pas de char allgorique, ni de masque, ni de vritable dguisement. Mascarades et dguisementssont le fait d'individus isols, de petits groupes informels et de taille rduite qui,gnralement, disparaissent dans la masse. Les participants portent des robes(mortalhas) aux motifs plus ou moins raffins, significatifs ou gais, qui reprsentent les uniformes de leur association d'appartenance. Les dfils se font dansune immense cohue dans laquelle il est difficile de distinguer, de loin, lesmembres attitrs des blocs, leurs suiveurs et les curieux. l'intrieur des cordesde protection tenues tendues par les services d'ordre privs des blocs, les participants inscrits peuvent cependant, en certains endroits plus calmes du parcours,montrer, selon les cas, des chorgraphies improvises, des pancartes, ou des danseurs et des effigies monts sur des petits chars.

    ct ou derrire les cordes des blocs, les spectateurs sontaussi acteurs du carnaval : ils dansent ici, s'arrtent l dans une gargote sur lebord du dfil, s'approchent d'un autre groupe et de son orchestre, regardentpasser des individus dguiss, seuls ou par petits groupes. C'est pour cela qu'on

    Caro Baroja, Julio, Le Carnaval, Paris, Gallimard, 1979, p. 339.

  • 36

    Petite terminologiedu carnaval de BahiaLe carnaval est unefolia (littralement folie , la joie dansante, le terme dsignait unedanse traditionnelle portugaise et dsigne dsormais, de manire gnrique, l'ensemblede la fte). Le folio (participant la folie du carnaval, pl.folies) qui sort hors des cordesdes diverses associations existantes est appel pipoca (littralement mas grill , ou pop corn , c'est--dire qui saute d'un endroit l'autre).Les principales formes de groupements l'origine du carnaval actuel de Bahia sont lescordes et les afoxs. Les afoxs furent crs la fin du xixe sicle, aprs l'abolition del'esclavage (1888), comme une reprsentation des traditions africaines telles qu'ellesexistaient dans les terreiros (temples) de candombl (culte afro-brsilien). Interdits audbut du sicle, ils ne rapparurent que dans les annes 1930. Ce sont en principe despetits groupes (cent 200 participants) l'afox Filhos de Gandhi (autour de 2000membres) est une exception notoire. Ayant peu de moyens financiers, ils dfilent au sondes instruments du candombl et avec des tenues rappelant le culte ou l'ancestralitafricaine. Les cordes (littralement cordes ) furent des groupes d'une centaine depersonnes librement dguises et protges l'intrieur d'une corde. Dans les annes1930, ils s'opposaient par leur ct informel et trs populaire aux dfils de corso dans lestyle europen et aux coles de samba reprises du modle cr Rio au dbut des annestrente. Le principe consistant sortir l'intrieur d'un primtre de corde tenu bout debras par un service d'ordre s'est diffus l'ensemble des groupes de carnaval, l'exception des petits afoxs. Plus ou moins rgulirement prsentes entre les annestrente et soixante, les escolas de samba furent ls organisations les plus coteuses ducarnaval. Dguisements, parures, allgories et musiques taient dfinies par un scnariostrict appel enredo. Elles ne connurent jamais Bahia un dveloppement important etfurent concurrences puis limines par les blocos.Les blocos ( blocs ) sont une manation populaire (et parfois contestataire) des colesde samba, et furent d'abord organiss sur le modle des cordes. Un nombre l'origineindfini de personnes se regroupe l'intrieur de cordes de protection et derrire unensemble de percussions. Cet ensemble-ci est appel bateria (batterie) : il est composexclusivement d'instruments de percussion et peut compter actuellement de cinquante 200 percussionnistes. partir des annes soixante, cette forme de carnaval est devenue laplus rpandue et les blocs se sont diversifis en plusieurs catgories : les blocs depercussions proprement dits, les blocs dits d'indiens, les blocs afro, puis les blocs de trio.Les alas ( ailes ou branches ) sont des sous-groupes l'intrieur des associationscarnavalesques : importantes dans les coles de samba (regroupement par dguisement,et par sous-thme), on n'y fait plus rfrence dans les blocs sinon pour dsigner desgroupes d'activit (aile de danse, aile de chant, etc.). Les blocs ont en principe un thmeannuel de dfil et, dans le cas des plus organiss (comme certains blocs afro), une recherche sur le thme est faite, le texte est divulgu auprs des participants et descompositeurs de chansons : c'est une forme inspire de l'ancien enredo des coles desamba. La prsentation du thme et des chansons du prochain carnaval se fait au coursdes ensaios (littralement rptitions ), qui sont des soires animes de ftes et dansespouvant durer toute la nuit, une fois par semaine. La reprise des ensaios pour le carnavalse fait gnralement au mois de septembre. Les blocs sont valus la qualit de leursensaios et la quantit de leurs participants.Les plus riches financirement des blocs sont les blocos de trio. Il ne s'agit d'ailleurs plusde blocs au sens premier puisqu'ils ne possdent pas d'ensemble de percussion. l'intrieur des cordes, les participants suivent d'immenses camions dots d'une puissanteinstallation de sonorisation et au sommet desquels des orchestres de dix quinzepersonnes jouent de divers instruments (guitares, instruments vent, percussions). Levolume acoustique des trios eltricos est tel qu'il couvre tout le voisinage.Les participants qui sortent au carnaval dans les cordes des associations portent desrobes (mortalhas, littralement linceuls) ou des tenues plus labores appelesfantasias(dguisements). Les deux danses les plus rpandues dans le carnaval sont \tfrevo (passaut derrire les trios lectriques) et le samba (dans les blocs de percussion etafro-brsiliens).

  • 37

    appelle la fte bahianaise carnaval-participation ou carnaval de rue . Aubout du compte, avec ou sans bloc d'appartenance, chacun finira par considrerqu'il a vcu les cinq jours les plus dlicieux de l'anne . Dans les commentairesoraux et crits, les mots ne manqueront pas pour qualifier l'motion : merveille,allgresse, beaut, folie... chaque anne les journaux annoncent : ce fut le carnaval le plus populaire du Brsil , le plus grand carnaval de rue du monde etmme le plus grand carnaval de la plante !

    L'annonce de l'ouverture de la fte libre les esprits, mais ellene serait pas suffisante, elle seule, pour crer l'tat de folie . Pour chaque folio, la liminarit s'exerce grce divers ingrdients matriels et grce l'intgration progressive dans une ambiance permissive. L'usage de drogues (boissonsalcoolises, chanvre, ther, colle, cocane) est l'objet d'un commerce intense etparticipe de l'exprience de la transformation de soi. La promiscuit entretenuepar des bains de foule prolongs libre la sensualit de certains, tout en provoquant des vanouissements chez les plus sensibles, et en permettant chez d'autresl'exercice d'une violence dont les formes sont spcifiques au moment carnavalesque : ainsi des colonnes de jeunes gens, entre cinq et dix, muscls, vtus de shortset dbardeurs, taxs de marginaux , fendant la foule avec les coudes et lespoings levs ; ou leur rplique, les colonnes de policiers traversant le carnaval lamatraque la main et frappant sur les suspects de violence. Les dmons du carnaval I4 sont bien l : vols, excs lubriques et rglements de comptes personnelssont des abus trs prsents, on peut mme en rire parce qu'ils sont pensablesdans un espace o la prsence de l'excs ne surprendra jamais. Parfois, insensiblement, au milieu de la foule suffoque de la place du peuple (la place CastroAlves), le balancement du samba se transforme en gestes de capoeira et se termine en bagarre gnralise ; ou les bonds du frevo (une danse sautillante) deviennent du coude coude et terminent en coups. Que se passe-t-il quand onpasse la limite ?

    Rare, mais cependant prsente dans la fte, la mort s'immisceun instant dans la marche en avant du dfil. En voici un cas, observ au carnavalde 1990. Durant le dfil, remontant de la place Castro Alves vers la place duCampo Grande, une foule gaie suit au plus prs, mais hors des cordes, un bloc detrio lectrique. Malgr la sonorisation excessive du camion-orchestre, on entendsoudain un coup de feu. Tous ceux qui l'ont entendu deux cents personnespeut-tre s'cartent et forment ainsi, en une fraction de seconde, un grandcercle parfait autour d'un corps rest terre. Des hommes sortent du bar attenant cette portion de rue. L'assassin et la victime viennent de se disputer dans le bar :une affaire personnelle, un rglement de compte, raconte-t-on. L'homme terreest mort et en sang. On le trane ct vers le bar. L'assassin s'est faufil traversla foule. Une colonne de policiers arrive. Des gens aux balcons d'un immeublemontrent du doigt la direction de la fuite : vers la place Castro Alves, le lieu de laplus forte concentration defolies et de camions-orchestres. Il disparatra parmiles milliers de danseurs et ftards, la colonne de police renonant vite le retrouver. L'horreur de l'instant doit tre vite carte. Il faut continuer , dit-on duhaut du camion-orchestre. D'autres camions arrivent derrire, bruyants et

    Selon les termes de Caro Baroja, Julio, ibid, p. 90.

  • 38

    Un tat sensible de lim inarit se met progressivement en place. Enquelques heures, la rupture d'avec le quotidien, le dsordre et ledrglement de la ville ordinaire s'installent.[En bas] La Timbalada traverse le quart ier de Barra , au bord de l'ocan.

  • 39

    normes, avec leurs blocs de participants attitrs, leurs services d'ordre agressifset leurs innombrables suiveurs non inscrits : ce sont des milliers de gens derrire,qui vont pousser dans quelques instants. Le mouvement ne peut pas s'arrter. Ilfaut continuer , rptent, nerveux, les animateurs du trio. Le camion repart, lesgens suivent. Aprs un moment de silence, la musique reprend ; quelques instantsencore et les participants reprennent la danse.

    La violence est plus prsente pendant le carnaval que pendantles jours ordinaires. Le chef de la police civile en fait un bilan rituel chaque finde fte. En 1993, anne considre tranquille (les autorits annoncrent 60 % defaits de police enregistrs en moins que l'anne prcdente), le bilan provisoire(avant la dernire nuit) de la violence dans le carnaval tait le suivant 15 : quatrehomicides ; cinq tentatives d'homicide ; 41 lsions corporelles ; trois noyades ; sixcas de tir de revolver ; quatre apprhensions d'armes feu ; sept cas de portd'arme illgal ; 17 apprhensions d'armes blanches ; 29 cas d'usage de stupfiants ; 240 arrestations pour dsordre ; 292 vols la tire ; 26 cambriolagessimples ; quatre cambriolages avec effraction (trois rsidences et un magasin) ;20 vols de vhicules.

    Ces donnes semblent relativement sous-estimes, puisque lamme anne, pendant seulement 24 heures de carnaval (du lundi matin au mardimatin), la Police Militaire relevait dans ses propres postes : deux homicides, 119cas d' agressions , 88 cas de dsordre , 24 vols la tire, neuf cambriolages 16.L'anne suivante vit une augmentation de la violence avec 1240 cas relevs ; puis,en 1995, 670 faits de police, dont un seul homicide, furent enregistrs durant toutela dure du carnaval. Cette accalmie officiellement constate fut attribue par lesautorits publiques la mise en place, sous le contrle de la police civile, d'un circuit de soixante camras localises en des points stratgiques du parcours de lafte, et la mobilisation de 11500 agents de la police militaire sillonnant les ruesde la fte 17.

    Participer au carnaval sans tre inscrit dans un bloc c'est lelot des plus pauvres ou des plus distants , donne plus facilement accs auxsituations limites, celles o le contrle se perd, hors des cordes protectrices desassociations carnavalesques. Comme dans tous les carnavals de tous les temps,ces situations effraient les bonnes gens, les familles, les classes moyennes et lesreprsentants de l'ordre. Pour chaque individu seul face au flot carnavalesque,aller ou non dans la rue est une dcision douloureuse. Dangereuses, les situationsd'excs et de violence semblent tre l'espace o s'accomplit le mieux la fonctioncathartique du carnaval de rue, qui s'impose alors comme une occupation populaire de la ville, en cela exceptionnellement attirante pour les exclus. Les rcentesmesures de renforcement du contrle policier, d'une part, et de dfavelisation du carnaval, d'autre part, montrent combien cette subversion du rite est bienprsente 18. C'est une subversion plus sociale que politique dans son contenu, plusindividuelle que collective dans son organisation. Tout au plus, des groupesd' arracheurs (arrastes), inspirs des pillages de plage de Rio de Janeiro, ontcommenc oprer en 1994 : ce sont des groupes de cinq dix personnes qui

    15 Journal A Tarde, 24 fvrier 1993, p. 13.16 Ibid.17 Journal A Tarde, 1 mars 1995, p. 17.

  • 40

    Les percussions de la Timbalada dans la cohue, longeant le cam ion d'untrio lectrique.

  • 41

    isolent un folio dans la fte et le dpouillent de tous ses biens. Pour prvenircette violence, la police procde rgulirement, par anticipation, l'arrestation et l'emprisonnement de plusieurs dizaines de suspects pendant toute la semainedu carnaval. La segmentation progressive de l'espace carnavalesque vise galement contenir cette logique de la subversion sociale du carnaval. Elle se fait parla promotion, chaque anne remise en chantier, des carnavals de quartiers et parla comptition accrue entre les parcours du vieux centre et du bord de l'ocan. Enfvrier 1989, au lendemain de la fte, l'ditorial du journal rgional A Tarde prvoyait un dplacement progressif du carnaval vers la orla (le bord de l'ocan), carles classes moyennes fuient la violence , notait le journal, et laissent le centrede la ville pour les couches les plus pauvres de la population : L [ Barra],les familles ont moins peur d'amener leurs enfants, trouvent des endroits pourgarer leur voiture et n'ont pas supporter l'hostilit dplaisante leur gard desdmunis qui souvent lisent le carnaval comme catharsis pour tous leurs dboireset difficults I9 .

    L'excs favorise aussi la transformation par laquelle chacun semet littralement hors de soi, prt renatre sous l'identit rituelle qu'il a choisie.Le dsordre et les situations violentes nourrissent l'impression de liminarit et depermissivit qui font l'ambiance carnavalesque en gnral. Mais il est d'autressituations, plus ordonnes, collectives et protges, o les participants sont runispar affinit dans les groupements (blocos et cordes) servant de cadre formel lafte et aux rites carnavalesques. Mme si la violence n'en est pas toujours exclue,ces groupements reprsentent une mise en ordre du carnaval. Dans l'pisode dramatique relat ci-dessus, le fait marquant, tout autant que l'homicide lui-mme,est l'impossibilit de retenir un instant de la marche en avant pour sentir et respecter la prsence de la mort. Un rite chassant l'autre, les normes machines etles blocs humains arrivent et imposent leur ordre de dfil en bousculant hors dela rue l'instant liminaire que la mort habituellement cre.

    Une fte trois tempsAu cours des jours les plus anims du carnaval (dimanche, lun

    di et mardi), les dfils des blocs sont programms pour commencer dix heuresdu matin et se terminer dans la nuit suivante, le dernier dpart de la place duCampo Grande se faisant en principe quatre heures du matin.

    Trois formes de carnaval se succdent dans le mme carnavalde Bahia. Elles correspondent grosso modo leur ordre de sortie : 1) le matin, lespetits groupes, traditionnels, satiriques, humoristiques et de travestis ; 2) l'aprs-midi, les blocs dits de trio ; et 3) la nuit, les groupes afro-brsiliens (blocs de percussions et afoxs). Cette scansion n'est pas parfaite, il y a des exceptions et desretards. Les groupes du matin sortent gnralement vers midi et se trouvent

    " Dfaveliser le carnaval signifie enlever les marques de pauvret du circuit carnavalesque. L'expression est apparue dans la presse locale et parmi les autorits municipales partir du moment ol'africanisation du carnaval fut l'objet de rcuprations politiques et touristiques. Le problme fut degarder l'africanisation sans garder ceux qui, noirs et pauvres, voire marginaux et habitants des f ave-las, pourraient s'en rclamer pour occuper le terrain